Couverture de RHMC_673

Article de revue

Isabelle Surun, Dévoiler l’Afrique ? Lieux et pratiques de l’exploration, Afrique occidentale, 1780-1880, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2018, 382 p., ISBN 979-10-351-0075-9

Pages 190 à 192

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1Restituer un siècle de découvertes pourrait suivre plusieurs mouvements narratifs. Au traditionnel découpage chronologique, et suivant en cela son objet d’étude, Isabelle Surun préfère une invitation à progresser dans les pas de la mission exploratoire en Afrique. Partant de l’Europe (Grande-Bretagne et France principalement), elle emmène le lecteur en Afrique de l’Ouest autour du bassin du Niger, avant de revenir dans les cabinets d’étude européens. L’étude appréhende ainsi la découverte comme autant de scènes de théâtre sur lesquelles savoir, voyage, mise en connaissance et outils sont patiemment élaborés par différents acteurs clairement identifiés. En se fondant sur un matériel riche – l’ensemble de la documentation conservée pour 43 voyages effectués par des Français, des Britanniques ou des Allemands entre 1780 et 1880, ainsi que les correspondances et rapports des sociétés de géographie qui émergent à la même époque – l’autrice peut se saisir de son objet, l’exploration, sous de multiples angles d’approche. D’emblée, elle déconstruit ainsi l’image d’un aventurier partant seul et sans soutien à travers des contrées méconnues pour au contraire souligner de quelle manière une standardisation des observations et des périples s’opère par les cercles savants, et des interactions multiples sont préparées par le travail préalable d’autres migrants européens en Afrique et déterminent largement ce qu’il est possible ou non de faire pendant ce périple. Les neuf chapitres structurant l’ouvrage peuvent se diviser en trois grands mouvements : une histoire européenne des savoirs en géographie et des institutions qui les créent ; les périples en Afrique occidentale et les conditions qui y président ; la reconstruction et la légitimation des entreprises réalisées moyennant leur codification géographique en Europe. L’attention portée aux détails, la prise en considération des multiples chronologies et scansions, les précisions sur les acteurs, sur leurs possibilités d’action et leur trajectoire, nourrissent ces différentes sections et les rendent d’autant plus vivantes.

2La première partie – en Europe – part d’un constat inédit au sujet des connaissances occidentales à la fin du xviiie siècle : la création d’un « blanc » sur les cartes du monde, principalement sur le continent africain. Alors que les classiques proposaient depuis l’Antiquité quelques éléments de connaissance, les nouveaux géographes – au premier rang desquels d’Anville qui dessine une vaste carte dépourvue de repères au sein du continent – refusent des notions qu’ils jugent incertaines car spatialement difficiles à traduire. Ce point de départ dans les années 1780 explique le désir de découvrir, de dévoiler ce qui n’est pas encore susceptible de représentation. Pour ce faire, à l’instar d’autres domaines scientifiques en plein essor comme la botanique, l’observation des espèces, etc., des lieux et des institutions sont créés. Le second chapitre montre au moyen de quels outils diversifiés les sociétés savantes élaborent des politiques de dévoilement, que ce soit par le financement intégral de missions ou par la remise de prix. Les capacités financières définissent alors les possibilités d’infléchir les conditions du voyage et les demandes adressées à ceux qui les feront. De véritables contrats moraux lient les candidats au départ aux membres des sociétés savantes. Le mouvement d’institutionnalisation ou de création suit pour sa part une chronologie propre, donnant à la Grande-Bretagne un avantage sur les autres États en raison de sa précocité et des moyens dont elle dispose. Suivent la France et l’Allemagne – la première se contentant de prix qui sont souvent attribués aux acteurs de missions financées par la Grande-Bretagne.

3Les chapitres 3 à 6 étudient l’exploration à proprement parler. Le premier élément tient à la découverte du lointain, à travers un horizon qui prend forme avec l’arrivée du voyageur. Ensuite, l’autrice – avec succès – introduit ces éléments sensibles de la vue. Paysages, points d’observation, végétations prennent place dans le récit du voyageur comme autant de moyens initiaux d’appréhension de l’espace dans lequel il évolue. Une place particulière est attribuée à la topographie, la mission devant en premier lieu identifier des points de repère autour desquels un dessin de l’espace est possible. Cette expérience sensible traduit aussi une rencontre avec l’inconnu, que ce soit la côte abordée ou la montagne à franchir. Plus généralement, le mouvement et sa traduction en récit constituent un élément central de la narration du voyage : une traversée de la ville fournit des outils techniques, temporels, pour situer l’espace, en donner les principaux traits d’organisation. Aussi, point de vue et saisie spatiale vont de pair.

4Deux chapitres détaillent alors au plus près les conditions matérielles, cognitives, sociales voire économiques de l’exploration. Le voyageur n’est jamais seul mais autorisé à transiter par des autorités autochtones. Encore faut-il que ces dernières ne soient pas conflit les unes avec les autres, incitant alors le nouveau venu à éviter les territoires de l’ennemi. I. Surun affine, avec succès, notre connaissance des intermédiaires locaux, de leur rôle relaté ou non par les voyageurs dans l’exploration, reprenant et développant les conclusions de F. Driver. Ces membres invités dans le périple conditionnent sa réalisation, que ce soit par le tracé, par les lieux visités, par les informations obtenues. L’autrice relate la relation complexe entre des lieux vernaculaires et les nouveaux entrants occidentaux. L’espace politique est bien organisé, obligeant le voyageur à négocier sa venue. Toute une série de lieux et de rituels s’impose : se rendre à la demeure du chef, jouer du don et contre-don pour s’assurer de sa bienveillance – cette dernière allant de l’autorisation de circuler à l’aide matérielle au périple –, veiller à respecter les différends diplomatiques. Ces échanges montrent que le voyageur est dépendant de ses hôtes et qu’il n’est nullement en position de supériorité. « Les stratégies de la rencontre » restituent la manière dont le voyage modifie la vision et l’identité des observés aux yeux du voyageur. L’autrice démontre avec succès que « les comportements identitaires » sont le résultat d’interactions contextualisées avec un espace. Depuis l’habit choisi, qui suit les modèles locaux ou qui, au contraire, marque la différence, jusqu’au récit inventé à l’adresse des populations locales pour justifier le déplacement, le périple se structure autour de ce que l’autrice nomme des moments identitaires. Ces derniers sont largement définis par les endroits accessibles, selon un jeu du corps étranger, des relations de genre, ou encore l’inscription culturelle proposée par le voyageur. Ce dernier se met en scène pour restituer le théâtre dans lequel il se mue.

5Les notes éparses ne constituent pas en tant que tel un savoir. Celui-ci résulte d’un processus de sélection et d’accréditation par les autorités scientifiques reconnues ; il procède donc d’une mise en forme qui s’effectue en Europe. Les longs développements sur la controverse de Tombouctou posent clairement le problème en montrant de quelle manière Jomard engage sa crédibilité pour se porter garant de R. Caillé et en faire l’homme qui a découvert le trajet et la ville, à l’encontre d’autres protagonistes britanniques. Le savoir, en cela, tient du rapport de force autour de ce qui est reconnu et ce qui est disqualifié. Les tensions sont d’autant plus vives que l’enjeu symbolique est important. Dans cette perspective, I. Surun conclut que le cabinet du cartographe devient le point d’aboutissement des voyages et le lieu de traduction de ces derniers en langage universel. Par ce biais, ce qui est vu comme un « blanc » des cartes disparaît en un siècle.

6La conclusion de l’ouvrage met en valeur son originalité. Sans nier les rapports de domination dans la construction de la connaissance, l’autrice démontre la différence radicale entre exploration du xixe siècle et savoirs coloniaux. L’exploration repose sur les interactions engagées par les voyageurs, les impératifs du terrain et la négociation permanente de leur identité et de leur vision. Cependant, rien ne se fait en dehors d’une institutionnalisation européenne qui du même coup construit le savoir colonial. Plus qu’une étude de l’Afrique du xixe siècle, l’ouvrage est donc un travail sur les paramètres de sa redécouverte par un Occident savant. Espérons que ce livre dense et plaisant à lire soit suivi d’autres pour mettre en perspective les spécificités du dévoilement de l’Occident africain, au regard d’autres territoires du continent mais aussi peut-être d’autres espaces appréhendés à la même époque par les Européens.


Date de mise en ligne : 07/10/2020.

https://doi.org/10.3917/rhmc.673.0192
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