1À Voltaire qui lui reproche de l’avoir peint dans une posture peu avantageuse dans Le Lever de Voltaire (1772), Jean Huber répond : « L’empressement du public, votre âme damnée, pour tout ce qui vous représente bien ou mal, me force à vous désobliger sans cesse. J’entretiens son idolâtrie par mes images, et mon voltairisme est incurable ». Commandé par Catherine II, le tableau a connu une grande diffusion auprès du public et de nombreuses adaptations sous forme de gravures. Il participe de la célébrité médiatique de Voltaire qui suppose que le public puisse accéder par des supports visuels à sa vie privée et à son intimité. La maladresse de Voltaire le rend plus humain, plus proche. La célébrité n’est pas la gloire (du Panthéon). Dans Le Monde des salons (Paris 2005), Antoine Lilti s’était brillamment intéressé à l’entre-soi mondain et à la construction des réputations, livrant une étude qui a renouvelé notre connaissance des « sociétés » et de la « politesse protectionnelle » – pour citer C. Collé – qui s’y déploie. Rousseau était déjà présent, dans sa critique des salons et son appel au public contre les campagnes de dénigrement menées par ses ennemis. Mais c’est la création d’un double, le célèbre « Jean-Jacques », conquis par son public (qui multiplie les courriers des lecteurs et les déclarations d’amour, désireux de toujours plus l’approcher), qui est à l’origine de Figures publiques : Rousseau écartelé entre son mal-être en société et l’amour étouffant du public pour Jean-Jacques, pour « son » Jean-Jacques, au point qu’ébranlé par ce qu’on nomme la « paranoïa » de Rousseau, l’auteur de La Nouvelle Héloïse et d’Émile en vient à croire que ce public adorateur est instrumentalisé par ses détracteurs. En devenant une figure publique, l’homme célèbre perd le contrôle de son image et des supports visuels qui la véhiculent. De ce point de vue, Rousseau est très lucide quand il écrit en préambule des Confessions : « Parmi mes contemporains, il est peu d’hommes dont le nom soit plus connu dans l’Europe et dont l’individu soit plus ignoré ».
2De même, lorsque Rousseau renvoie le public qui veut voir « exposé » le rhinocéros, à la Foire, il a parfaitement compris que les ressorts de la célébrité sont les mêmes que ceux qu’une génération plus tôt Douwe Mout van der Meer a mobilisés pour réussir le tour européen de cette vedette animale hors-normes, dont il est l’impresario autant que le propriétaire pendant près de deux décennies. Baptisée Clara, elle avait non seulement suscité une immense production de portraits gravés, de porcelaines et de médailles commémoratives de sa tournée, mais des milliers de spectateurs venaient la voir, s’informant de son état de santé, de la repousse de sa corne, et des prochaines représentations. Vingt ans après, on est bien à l’âge de ces entrepreneurs de loisir qui bouleversent l’offre de divertissement et dont les plus talentueux font fortune. Mais si Rousseau ne veut pas être pris dans les filets de la célébrité, en revanche, Jean-Jacques, qu’il a créé pour se protéger et faire écran lui a échappé, de la même manière que le célébrissime acteur et homme de théâtre anglais Garrick ne s’appartient plus. Ses tentatives pour maîtriser son image restent significativement vaines. Même Benjamin Franklin qui a longtemps joué de cette image familière pour que le public prenne fait et cause pour les Insurgents, finit par s’inquiéter de la multiplication des objets qui, du médaillon à la boîte à priser en passant par la tasse à thé en porcelaine de Sèvres, se sont emparés de sa figure publique et qu’on s’arrache.
3La célébrité est donc au cœur de la formation et de la transformation de l’espace public. Si la gloire renvoyait aux héros antiques, à l’épopée et à la commémoration des morts glorieux, la célébrité renvoie, elle, à l’adulation des idoles – les bien nommées – par leurs fans. A. Lilti risque de manière assumée l’anachronisme et il a raison de le faire, parce qu’il ne s’agit pas ici du pêché irrémissible contre lequel L. Febvre mettait en garde, mais bien au contraire d’une clé efficace, d’une démarche heuristique pour comprendre une authentique révolution médiatique, ses outils et ses dispositifs, proposer une archéologie convaincante de la société du spectacle, de la « peopolisation » de l’espace public et permettre au terme de l’analyse de jeter un regard neuf sur nos interrogations contemporaines sur la sphère médiatique. Célébrités et people ne sont pas liés à une dégénérescence de l’espace public, à une vulgarité médiatique grandissante et (nécessairement) « décérébrante », qui auraient oublié les vertus de l’espace public selon Habermas et Kant – l’exercice critique de la raison dans le cadre d’un débat public – au profit du règne de l’affect et de la détestation-adoration des vedettes d’un jour, vite adulées, bientôt moquées, et finalement abandonnées au profit de nouvelles stars, de nouvelles conquêtes. Au contraire, si « l’invention » de la célébrité s’opère à partir du mitan du xviiie siècle, si elle n’attend pas le règne de la photographie et encore moins celui de la télévision et aujourd’hui des réseaux sociaux, où la valeur des célébrités s’estime en fonction du nombre de like, de la rapidité des re-tweets et de la fréquence des scandales polarisant l’attention du public, alors l’essor de la presse populaire illustrée, d’abord en Angleterre puis sur le continent, la multiplication des images gravées à bas prix et à fort tirage, montrent que ce mouvement de fond qui anime la sphère médiatique et recompose en permanence l’avant-scène est concomitant de l’animation de l’espace public par les débats philosophiques, politiques et de société. La révolution médiatique crée la figure publique en même temps qu’elle arme le débat, les dynamiques du public sont plurielles. L’entendement n’exclut pas l’affect.
4Le genre des vies privées qui connaît un succès remarquable l’atteste bien. Il permet aux lecteurs de plonger dans l’intimité des célébrités, non sans voyeurisme, et lorsque celles-ci font l’actualité politique (Mirabeau dont on publie les lettres à ses maîtresses mais aussi Marie-Antoinette) ou savante (Buffon dont le secrétaire publie une vie privée), on aurait tort de sous-estimer les enjeux d’une intimité fantasmée. Au début du règne de Louis XVI, Marie-Antoinette aurait ainsi pu canaliser à son profit l’attachement et la proximité du public, lorsqu’elle vient au théâtre et se montre. En réalité, sa célébrité se retourne contre elle quand elle est éclaboussée par les scandales, ses maladresses sont moquées, sa vie privée est scrutée pour être dévoilée et dénoncée comme indigne d’une souveraine qui, profitant d’un époux faible, s’abandonnerait aux pires turpitudes. À sa manière, la célébrité est un fardeau et le désir d’intimité à distance peut conduire à une mort sociale lorsqu’on brûle ce qu’on a adoré, prélude ici à la destruction de la reine scélérate. On comprend dans ces conditions que les observateurs et les moralistes de la fin du xviiie siècle se soient intéressés à la célébrité. Louis-Sébastien Mercier s’inquiète de son empire ; Nicolas Chamfort voit dans « la célébrité […] le châtiment du mérite et la punition du talent ». La célébrité invite également ceux qui en bénéficient et ceux qui n’en bénéficient plus à s’interroger sur eux, leur carrière, la fragilité de l’adoration du public comparée à la relative solidité de la réputation (cantonnée) parmi ses pairs. Lorsque Voltaire est porté en triomphe à son retour à Paris et statufié de son vivant devant son public, sa célébrité est éclipsée par celle de Janot, acteur populaire qui enflamme les théâtres.
5Si la révolution médiatique est centrale pour comprendre les mécanismes de la célébrité, l’essor d’une société du spectacle dans les principales capitales européennes, d’une consommation des loisirs et d’une marchandisation des divertissements est essentiel. On s’arrache acteurs, actrices, chanteurs lyriques car ils font l’actualité et la « publicité » de théâtres qu’il faut remplir. Logiquement, on révèle dans la presse populaire leurs revenus, qu’on juge souvent exorbitants, comme on dénoncerait aujourd’hui ceux des footballeurs vedettes, mais qu’on se délecte toujours à dévoiler et à commenter. C’est aussi cela la proximité que le public entretient avec une célébrité qu’elle ne connaît pas dans la traditionnelle relation sociale du face-à-face. Aucun secret, aucune intimité, tout doit être dévoilé, connu, quitte à ce que la réussite d’une météorite qui bouscule tout sur son passage soit, le désamour venu, dénoncée comme scandaleuse. En Angleterre d’abord, les caricaturistes dont on connaît à la fois le talent et la férocité, s’en emparent. Ce ne sont plus seulement les macaronis et les caricatures des types sociaux. Lady Emma Hamilton née Amy Lyon ou Lyons, adulée pour sa beauté, célèbre pour ses conquêtes masculines – l’ambassadeur à Naples, sir William Hamilton, qui l’épouse mais aussi l’amiral Nelson son amant – voit son image et sa plastique « défigurées » par Gillray dans Dido in Despair. Ce livre à la fois savant et entraînant recèle bien d’autres pépites, comme l’étude d’Augustin Vestris qui bouscule la scène londonienne. Il permet de suivre jusqu’au milieu du xixe siècle cette révolution médiatique, d’étudier à travers les figures publiques choisies – on lira avec bonheur les pages sur George Washington, Lord Byron ou Franz Liszt – l’invention de la célébrité dans une perspective véritablement européenne et atlantique. Enfin, sans jamais postuler que les célébrités d’aujourd’hui sont celles d’hier, portées et brisées par les mêmes mécaniques, il interroge notre espace public, son ambivalence constitutive, et la manière dont nous l’investissons.