1 Dans L’Animal en République, 1789- 1802 (Toulouse 2016), Pierre Serna nous avait déjà alertés sur l’intérêt et la pertinence de l’histoire des animaux à l’époque révolutionnaire. À présent, dans Comme des bêtes, il étend sa vision pour fournir un travail fascinant et passionné qui examine les relations entre les humains et les animaux dans la période allant approximativement de 1750 à 1840, période durant laquelle il soutient que jamais « l’histoire des hommes n’a été autant mêlée à celle des animaux » (p. 12). L’investigation de P. Serna est formée par une étude antérieure ayant utilisé le prisme des droits de la Nature pour explorer comment la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 a affecté le destin des classes populaires, des femmes et des personnes de couleur. Comme des bêtes plaide en faveur de l’extension de ces problématiques aux animaux. Il nous offre « une histoire politique des rapports entre les hommes et les animaux » (p. 13) qui, tout en évitant la tendance à anthropomorphiser ou à essentialiser les animaux, tente à la fois d’analyser l’impact de la Révolution sur les animaux et d’explorer comment celle-ci a transformé leur destin. L’un des aspects frappants du livre est la porosité qui, comme le montre l’auteur, a existé entre les différentes catégories d’animaux et d’humains et qui est apparente dans de très nombreux débats, tout au long de cette période. L’ouvrage est extrêmement vaste et utilise un nombre novateur d’approches. L’argumentation se déroule à travers l’examen d’études de cas souvent très différentes les unes des autres.
2 Dans la première partie, « Surveiller les animaux et policer les citoyens », P. Serna met en lumière l’omniprésence des animaux, morts ou vivants, dans la ville de Paris à la fin du xviiie siècle et les mesures mises en place pour garder cet électron libre sous contrôle, dans un effort pour limiter les espaces dans lesquels les animaux pouvaient circuler et pour améliorer la santé publique. Dans la deuxième partie, « L’invention de l’animal républicain, ou la naissance du Muséum d’histoire naturelle », il voit la création du musée dans l’ancien jardin du roi à Paris, qui était un centre de formation et de recherche scientifique ainsi qu’un site d’observation zoologique, comme le témoignage d’une nouvelle volonté républicaine de se placer dans le rôle de gardien du monde naturel. Il montre aussi comment ce nouvel espace de pédagogie républicaine a également été mis en place comme une sorte d’« instrument de civilisation », dans l’espoir d’améliorer le comportement de visiteurs souvent issus de la classe populaire. En outre, un thème mondial apparaît ici, étant donné qu’un certain nombre de savants exprimaient l’inquiétude grandissante que le continent africain, en particulier, risquât de voir sa faune massivement réduite en raison de l’expansion européenne qui s’y déroulait. Le succès du Muséum d’histoire naturelle était également lié au développement de connaissances permettant l’acclimatation d’oiseaux et autres animaux exotiques en facilitant leur reproduction (ce projet a connu de nombreux échecs et une grande souffrance des animaux). La capacité reproductive est également mise en avant dans la troisième partie, intitulée « L’invention de la médecine vétérinaire républicaine ». Ici, l’auteur suit la vie et la carrière du vétérinaire François-Hilaire Gilbert, pionnier dans ce domaine, qui montrait un intérêt tout particulier non seulement pour le nombre de moutons élevés en France, mais aussi pour leur qualité. Afin d’atteindre les meilleurs résultats possible dans ce domaine, ses méthodes incluaient à la fois l’importation dans le pays des meilleures espèces et l’expérimentation scientifique. Bien que ces projets n’aient pas été couronnés d’un grand succès, P. Serna démontre que sa carrière est emblématique d’une toute nouvelle politique générale républicaine concernant l’importance du bétail dans l’économie rurale.
3 La quatrième partie du livre, intitulée « La politique de l’animal : de la révolution des tigres aux végétariens de la République », se focalise sur la notion de violence ; mais les perspectives de l’auteur sont encore une fois très hétérogènes. L’abolition des droits de chasse de la noblesse dans la nuit du 4 août 1789 a donné lieu à une vague de massacres du gibier de la part de la paysannerie dans toute la France. Par ailleurs, une violence d’un autre type a émergé au pire moment de la Terreur : en effet, il semble que la consommation de chats et de chiens domestiques, en raison de la famine, soit loin d’être une légende. Des études menées par Mercier et Sade révèlent une angoisse grandissante concernant la présence, pour le meilleur et pour le pire, d’une certaine animalité ou bestialité ancrée dans les humains. L’utilisation de métaphores bestiales pour décrire des opposants politiques, notamment pendant et après la Terreur, indique une tendance inquiétante à l’animalisation, sur laquelle P. Serna élabore dans la cinquième partie de son livre. Cependant, la dernière section de la partie cinq adopte une approche très différente, en examinant la carrière et les écrits du sans-culotte François Boissel, mieux connu sous le nom de père Gérard. Cette figure extraordinaire, aux théories utopiques et radicales, a en effet émis des idées sur le développement d’un style de vie végétarien qui résonnent particulièrement de nos jours.
4 La cinquième partie est intitulée « L’invention de l’homme singe : 1802 et la catastrophe racialiste ». Bien qu’elle entraîne le lecteur sur un terrain plus connu – l’émergence de la « science raciale » dans les premières décennies du xixe siècle – cette dernière trouve un écho particulier du fait d’être intégrée à la liste de développements déjà répertoriés par P. Serna. En effet, tandis que les chapitres précédents se focalisent sur les animaux, puis sur la notion d’animalité, l’auteur insiste ici sur la notion d’animalisation ; c’est-à-dire la tendance à réduire une bonne partie de l’espèce humaine à un statut d’animal. Bien que de nombreux contemporains du siècle des Lumières aient commencé à étendre aux animaux la compassion qu’ils accordaient aux humains, notamment en ce qui concernait la maltraitance et l’administration de châtiments physiques, ce mouvement qui luttait pour un traitement plus humain des animaux, s’apparentant à de l’anthropomorphisme, était accompagné, sur l’ensemble de cette période, d’une tendance compensatrice, plus puissante encore, à considérer certaines classes d’humains – notamment les personnes de couleur non européennes (et dans certains cas les femmes et les membres des classes populaires) – comme appartenant plutôt au règne animal qu’à l’espèce humaine.
5 Du point de vue des animaux et de la question de l’animalité, la trajectoire de la décennie révolutionnaire a donc été très sombre. Les grands espoirs mis en la rhétorique émancipatrice de la Révolution de 1789 pour créer une nouvelle donne à l’égard du règne animal se sont avérés illusoires. En effet, le Code civil de 1804 a réduit le statut des animaux à celui d’objets, tandis que cette même période a vu le retour en force de l’esclavage dans les colonies françaises, ainsi qu’un respect intellectuel croissant accordé à la science raciale qui, en se servant de la craniométrie et des méthodes de calibrage lavatériennes, réduisait les humains au statut de bêtes de somme. De bien des façons, P. Serna respecte sa promesse ambitieuse de fournir une « histoire totale » de son sujet. Il couvre un large éventail de disciplines : histoire des sciences, peinture, études urbaines, théories raciales et théories du genre, ainsi qu’études sur les animaux. De plus, il examine un grand nombre de lieux où les humains et les animaux pouvaient se rencontrer : le foyer, la ville, la campagne, la ferme, les colonies, les plantations, la ménagerie, etc. C’est en outre une véritable arche de Noé qui est prise en considération dans ce livre, depuis les animaux de compagnie jusqu’à la faune la plus exotique. Pourtant, cette étude, pionnière dans son domaine, est loin d’être exhaustive. Il peut sembler surprenant par exemple que P. Serna accorde aussi peu d’importance aux chevaux, d’autant plus que la voie avait déjà été ouverte sur ce sujet par D. Roche, dans les trois grands volumes de son histoire de La Culture équestre de l’Occident, qui est à peine mentionnée ici. Après tout, l’utilisation, et la mort, des chevaux au service des hommes sur les champs de bataille et derrière les lignes de front sont l’une des plus grandes histoires animales des périodes révolutionnaires et napoléoniennes. Néanmoins, les historiens seront tout de même reconnaissants envers P. Serna pour cette étude innovante qui ouvre la voie à de nombreuses pistes d’investigation prometteuses, ainsi qu’à de nouveaux et de passionnants programmes de recherche.