1 On a longtemps reconnu que la révolution en province a souvent suivi ses propres tracés, marqués par les luttes sociales, les courants religieux, les résistances à la conscription, ou la proximité d’une force contre-révolutionnaire. Les années 1960 et 1970 furent un âge d’or des monographies régionales qui réhabilitaient le rôle de la province dans la Révolution, inspirées par G. Lefebvre ou E. Labrousse en France, R. Cobb en Angleterre ou C. Tilly aux États-Unis, et qui mettaient l’accent sur le social, analysant les intérêts économiques des élites et les aspirations du petit peuple. Elles se concentraient généralement sur les années de lutte et de violence – fédéralisme et Terreur, guerre entre clubs et sections, députés en mission et sociétés populaires – autrement dit sur une période (1793-1794) où la nouvelle classe politique était déjà formée et les lignes de combat politique bien en place. Dans son nouveau livre, Maxime Kaci ne reprend pas la problématique des monographies locales ni leur prédilection pour l’explication sociale. Il n’écarte pas non plus le cadre national, mais examine ce qu’il appelle « la relation évolutive qui se noue entre Paris et des territoires, à première vue, périphériques » – relation qui est toujours en formation pendant les premières années de la Révolution. Pour M. Kaci, la politique n’est pas exclusivement parisienne ou nationale, en dépit d’une forte nationalisation du discours ; et on ne devrait pas, comme c’est peut-être trop la mode, limiter son étude aux assemblées ou aux clubs de la capitale. Il pose différemment la question : comment, en dehors de Paris et de ses assemblées, de simples citoyens en viennent-ils à s’engager dans la politique nationale, et dans quelle mesure adaptent-ils le discours national sur la patrie et la nation aux particularismes locaux ? Pourquoi les violences révolutionnaires sont-elles si inégalement distribuées sur la carte de l’Hexagone – violence idéologique, violence des mots et des discours, violence entre factions et particuliers, violence enfin dans la mise en œuvre de la justice et de la répression ? Même au sein d’une même région, ajoute-t-il, les disparités sont grandes entre telle et telle ville, tel et tel bourg. Dans des districts limitrophes, on trouve les réactions intuitives des élus face à des crises répétées et contradictoires. Ils reçoivent de Paris les mêmes nouvelles et les mêmes instructions. Pourquoi y répondent-ils si différemment, si ce n’est en réaction aux pressions locales ?
2 Dans les trois départements frontaliers qu’il a sélectionnés pour cette analyse, les Ardennes, le Nord et le Pas-de-Calais, M. Kaci relève des réponses contrastées aux exigences de Paris. Il en rend compte en offrant une lecture fine et nuancée de ce qu’il appelle « la politique vécue » sur le terrain, et qu’il illustre par des textes tirés du quotidien : fêtes, serments, cris populaires, chants qui circulent de foire en foire, de village en village. Il inscrit ce travail dans le contexte des années 1791-1793, période qu’il caractérise par ses constants basculements et qu’il perçoit comme la plus déterminante pour le caractère politique de chacun. À ses yeux en effet, les régions n’ont pas d’orientation politique naturelle, prédéterminée, avec une idéologie déjà implantée. La Révolution crée elle-même ces traditions et produit de nouvelles identités : c’est « un processus de changement accéléré », au sein duquel les attaches idéologiques sont nées. Car « rien ne prédisposait le territoire étudié à être plutôt patriote ou révolutionnaire ou contre-révolutionnaire ». Ce sont les circonstances et les idées venues d’ailleurs qui forgent les réponses et les identités des gens, qui expliquent les comportements collectifs. L’auteur n’a donc que peu à dire sur les structures et les antagonismes sociaux ; il privilégie toujours le politique.
3 Le fait qu’il choisisse d’étudier une région plutôt qu’un département ou une administration est sûrement significatif. Cette région a une identité distincte : ses rapports avec l’extérieur ; elle jouxte une frontière qui, pour une grande partie de la décennie, est stratégique et forme parfois le front de la guerre avec les Pays-Bas autrichiens mais aussi, pour les villes de Calais et de Dunkerque surtout, avec l’ennemi naval et colonial de la France qu’est l’Angleterre. Dès 1792, quand Paris déclare la guerre contre l’empereur, cette frontière est active, défendue mais souvent poreuse ; pour l’individu, surtout le jeune appelé à porter les armes et à défendre sa communauté, l’éventail des choix possibles est ouvert, alors même que « s’engager, c’est choisir ». L’engagement était un choix, celui de se battre pour la nation, de faire partie de la nation en armes. La désertion en était un aussi pour les hommes des régiments, et l’émigration pour leurs officiers et pour un grand nombre de civils, dont de nombreux aristocrates, seigneurs, ecclésiastiques. Dans ces circonstances, la frontière acquiert une nouvelle signification : d’un coup, les voisins de l’autre côté deviennent, comme jamais en temps de paix, des ennemis de la France, du progrès, de la Révolution elle-même. L’auteur montre bien que ce durcissement des attitudes et des identités est un des effets du combat et du langage national et patriotique qui l’accompagne. Paris invoque la patrie et la nation afin de motiver les populations, et la frontière joue un rôle important dans leur politisation et leur radicalisation une fois la guerre déclenchée. Mais l’autorité de Paris sur les communautés frontalières n’est pas assurée, et la capitale n’est jamais l’unique source d’information. On compte aussi sur les renseignements d’origine locale : autorités constituées mais également personnages dans la communauté qu’on connaît et auxquels on se fie. En temps de guerre se multiplient les sources d’information fiables le long de la frontière, au sujet des batailles, des avancées et des retraites – bref, de la progression des armées face à l’ennemi. Les soldats de passage, les porte-paroles des bataillons, les déserteurs qui reviennent en France, tous traversent ces zones frontalières et sont dotés d’une véritable autorité : ils ont passé la frontière, ils ont rencontré l’ennemi, ils ont vécu la guerre, ils ont vu ce qu’ils racontent. Leurs récits jouissent donc d’une crédibilité certaine qui contredit fréquemment les formulations officielles. Paris et le gouvernement ne bénéficient pas d’un monopole en ce domaine, et les provinciaux ne prennent pas toujours à la lettre le discours venu de la capitale ; ils réfléchissent, choisissent le récit qui leur semble bon et l’adaptent à leurs propres objectifs.
4 Dans ce processus d’appropriation, la frontière joue un rôle-clé, fournissant une source abondante de bruits et de rumeurs qui sèment l’incertitude et la méfiance. Les gens qui y passent sont souvent des inconnus, officiers militaires, royalistes, contre-révolutionnaires ou simples hors-la-loi dont la présence même suscite soupçons et peurs. Ou bien ce sont des charretiers transportant des blés et des subsistances hors d’une région où la population locale est affamée, et dont le passage risque d’inciter les pauvres à la violence ou à l’émeute. Zone de contrebande et de refuge, la frontière est aussi un pays de secrets et de complots qui se prête mal à accepter un seul récit des évènements. Les bruits ne s’effacent pas. L’excellent livre de M. Kaci démontre combien sur cette frontière septentrionale reste vive la peur du « complot de l’étranger », mobilisée par des militants locaux pour discréditer leurs adversaires politiques tout en s’établissant comme des porte-parole fiables et légitimes de leurs communautés, dotés de la confiance et de l’autorité politique.