1 Il y a peu d’ouvrages sur Iejov, cet homme apparemment des plus banal dont la carrière fut, à quelques interruptions près, ascendante dans la hiérarchie soviétique avant sa chute brutale. On garde de lui, surtout, l’image de ce petit homme marchant aux côtés de Staline, Molotov et Vorochilov le long du canal Moscou-Volga, photographie la plus connue du personnage (d’où il sera effacé, une fois devenu ennemi du peuple), tant elle montre une personnalité fade, aux ordres, exécutant des basses œuvres. Sans jamais devenir membre du bureau politique du Parti, il devient l’un des personnages les plus proches de Staline lorsqu’il atteint le sommet, peu avant sa disgrâce. Il est surtout connu pour avoir été l’artisan zélé de la Grande Terreur de 1937- 1938, l’apogée la plus meurtrière de la violence politique stalinienne, mise à mort directe de près de 700000 personnes, arrestation de centaines de milliers d’autres. Mais cet homme n’est pas si ordinaire que cela : il a su, par son engagement au travail et son application à remettre de l’ordre, participer à l’édification d’un pouvoir autoritaire total, rouage indispensable d’une machine stalinienne redoutable. On connaît surtout ses actions et peu sa personnalité, si ce n’est les nombreuses rumeurs qui ont couru sur son alcoolisme et sa débauche, dont sa position favorisait l’expression. Les ouvrages sont donc peu nombreux, tels celui de M. Jansen et N. Petrov, Stalin’s Loyal Executioner : People’s Commissar Nikolai Ezhov, 1895- 1940 (Stanford 2002), ouvrage riche et précis, mais dont le titre reflète bien cette image d’un simple exécutant. L’ouvrage imposant d’Alexeï Pavlioukov (plus de 650 pages), paru en russe en 2007, comble donc une lacune importante, d’autant qu’il permet d’ouvrir une réflexion non seulement sur le fonctionnement de l’autocratie stalinienne, mais aussi sur les parcours de ceux qui y ont participé, depuis qu’ils sont entrés dans cette forme de machinerie que constitue une bureaucratie se développant d’abord chaotiquement, après les premiers moments du mouvement révolutionnaire de 1917, puis de façon inexorable. Il permet aussi de rentrer au cœur du NKVD dans les années charnières de 1934-1936 pour comprendre comment cet appareil sécuritaire sera entièrement au service de Staline, construira un monde de complots et d’ennemis à partir d’éléments parcellaires, de réinterprétations de faits du quotidien, de construction d’un schéma apparemment cohérent reliant les trotskistes-zinovievistes, les saboteurs, les ingénieurs de tel ou tel complexe industriel, les gens du commun arrêtés ici ou là car ayant le malheur d’être entrés dans les fils de cet organe. La présente biographie complète les travaux qui se sont intéressés à Staline et son entourage, en particulier ceux d’O. Khlevniuk qui fut pionnier pour étudier « le cercle du Kremlin » et dont la passionnante biographie de Staline a été traduite depuis peu en français (Staline, Paris 2017), ou la monumentale biographie de Staline écrite par S. Kotkin (Stalin : Paradoxes of Power, 1878-1928, New York 2014 ; Stalin : Waiting for Hitler, 1929-1941, New York 2017 ; les autres volumes ne sont pas encore publiés). Elle complète aussi les désormais très nombreux travaux sur les mises en œuvre locales de la Grande Terreur (par exemple ceux d’A. Vatlin, de R. Binner et M. Junge, de N. Werth). Elle est une contribution importante pour qui travaille sur les serviteurs zélés de pouvoirs dictatoriaux et violents.
2 Le genre de la biographie écrite par A. Pavlioukov est un peu particulier. C’est d’abord un récit sobre mais fascinant qui rend presque inéluctables l’aboutissement, la mise en œuvre de la Terreur puis l’arrestation et l’exécution de son principal exécutant. On circule, à travers ce récit d’une grande vivacité, d’un territoire à l’autre, d’une fonction à l’autre, voyant à chaque étape ce que signifie exécuter, répondre à des injonctions de plus en plus fortes, « remettre de l’ordre », s’entourer puis détruire son entourage, adhérer aux discours les plus imaginaires du complot, venus d’en haut, et les enrichir, leur donner cohérence, au mépris de toute évidence. Il y a quelque chose de vertigineux à le lire, un style, une forme qui, bien qu’on connaisse l’issue, nous entraîne d’une articulation à l’autre, d’un changement à l’autre. Les titres des cinq parties sont bien révélateurs du style adopté par l’auteur : « Les débuts », « En grimpant l’échelle du pouvoir », « Aux origines de la Grande Terreur », « Le glaive de Staline », « Le dernier acte du drame ». Une issue rapidement atteinte (vingt années de la vie d’un serviteur), sous forme de pièce tragique en cinq actes. Le livre montre comment Iejov, d’une enfance passée dans ce qui est aujourd’hui la Lituanie, d’un milieu de petit artisan, loin du monde ouvrier dont il se réclame ensuite dans ses autobiographies, s’engage très tôt dans le mouvement révolutionnaire et devient vite par opportunité, stratégie, hasard des rencontres avec des leaders proches de Staline (en particulier Kaganovitch), capacité de travail et d’organisation, l’un de ces fonctionnaires qu’on envoie pour régler les « désordres » dans les territoires soviétiques, en particulier au Kazakhstan où il sera chargé d’une reprise en main là où s’affrontent des loyautés régionales concurrentes. Après les territoires, il est chargé de contrôler les institutions, de participer à la nomination des cadres sur tout le territoire soviétique, puis se rapproche d’une tâche qui fera de lui l’acteur central de la Grande Terreur de 1937-1938 : face aux réticences de l’appareil du NKVD à mener jusqu’au bout la construction d’une immense scène criminelle dont Staline veut l’écriture, face aux blocages de cette écriture alors que Iagoda est aux commandes de l’appareil répressif, Iejov est chargé – d’abord comme adjoint, puis en écartant Iagoda et s’entourant de ses proches – de réaliser cet objectif. Une fois la tâche menée, il est entraîné dans une chute extrêmement rapide, organisée par Staline et orchestrée par le successeur de Iejov, Beria. Il subit alors de très longs interrogatoires avant d’être exécuté, interrogatoires rassemblés dans de nombreux tomes conservés aux archives du FSB aujourd’hui, qui constituent la source principale de la présente biographie.
3 Cet ouvrage est une contribution importante à l’historiographie non seulement de la Grande Terreur, mais du passage du mouvement révolutionnaire à la dictature et la terreur stalinienne. Il l’est car l’auteur utilise des documents auxquels lui seul a eu accès, les dossiers des interrogatoires de Iejov et de ses collaborateurs, riches en détails, en précisions. Il utilise aussi une biographie non publiée de Iejov, alors qu’il était au faîte de sa puissance, terminée juste quelques semaines probablement avant son arrestation, écrite par Alexandre Fadeïev, ce « hiérarque de l’union des écrivains, pendant de longues années son secrétaire » (il se suicide en 1956), comme le désigne A. Berelowitch qui nous offre cette remarquable traduction de l’ouvrage. Celui-ci se lit d’un bout à l’autre, d’un jet, tant on est entraîné par une écriture qui nous fait plonger dans le monde insensé du stalinisme, qui nous rapproche de ces années de violence sans limites de 1937 et 1938. L’auteur nous y conduit, mécaniquement, quand toute dimension humaine disparaît au profit d’une machine qui se construit par petites touches et par accumulation de facteurs, machine qui doit bien être conduite par un homme, un relais de Staline.
4 Il s’agit néanmoins d’un livre qui pose de nombreux problèmes. En premier lieu, il ne s’insère pas dans une historiographie, pourtant immense, sur la période, sur le stalinisme, sur les procès, sur Iejov lui-même. On perd alors les contextes, on perd l’insertion de Iejov dans un autre monde que sa sphère bureaucratique et répressive étroite, alors qu’il fut le témoin de bien d’autres drames qu’il géra à sa manière, en contact direct avec les violences qui précèdent aussi la Grande Terreur. On voudrait en savoir plus sur son passage à la tête de la commission de contrôle du Parti entre 1935 et 1939, brièvement évoqué dans l’ouvrage – il est vrai de façon intéressante, autour des purges d’un institut d’économie – alors qu’à travers cette position il fut en prise directe avec les conséquences de la famine de 1933 et bien d’autres questions qui minent le pays durant les années 1930. On aimerait mieux comprendre comment se forge aussi une représentation du monde qui nie certaines catastrophes ou, au contraire, fait de dysfonctionnements les conséquences des volontés destructrices de certains. Le problème principal que pose l’ouvrage est enfin la source, presque exclusive, que constituent les interrogatoires policiers, fondement de l’instruction des procès et condamnations de Iejov et de ses collaborateurs, de ceux qu’il a croisés un jour ou l’autre et qui se retrouvent eux-mêmes happés par la machine répressive. Non que l’auteur de l’ouvrage ne prenne avec précaution de telles sources dont on sait à quel point elles sont difficiles à manier mais indispensables et très informatives. Toutefois, il ne donne pas les moyens de poser nous-mêmes un regard critique sur ces sources ; surtout, dans la mesure où celles-ci orientent, toujours, vers les réseaux de relation, les jeux entre personnes, mettant à l’honneur leur principe interne, A. Pavlioukov laisse de côté les regards posés sur le monde par ces hommes, leur interprétation de dossiers qui dépasse celle des responsabilités individuelles. Enfin, cette source reste, sauf erreur, non publiée et non accessible au chercheur à l’exception, peut-être, de ceux qui ont leur entrée dans ces archives.
5 Cependant, cette question posée par la mise à disposition de l’historien des archives judiciaires, en particulier de toute l’instruction menée durant l’enquête conduisant à un procès (interrogatoires, confrontations, dénonciations, rapports d’agents et informateurs, etc.), n’est pas propre à cet ouvrage. L’ouverture d’un nombre considérables d’archives de ce type non pas tant en Russie, où elles restent très difficiles d’accès, mais dans les anciennes républiques soviétiques, par exemple en Ukraine, Lituanie, Arménie ou Kazakhstan, change en profondeur la perspective des historiens de l’URSS, happés par la richesse de ces sources offrant à voir une société en prise avec un monde particulièrement répressif, mais aussi une société qui vit, qui s’exprime, contourne. Si ces documents fascinent et permettent d’écrire une histoire sociale et politique profondément renouvelée, ils orientent malgré tout vers un regard particulier, le regard policier (déjà très présent dans les très nombreux rapports d’information qui ont permis, par exemple, de réécrire l’histoire du monde rural). Ils orientent vers certaines questions, souvent celles du particulier qui ressort d’un collectif, celles des relations interpersonnelles qui structurent la vision policière du monde, et encore plus la vision stalinienne. Si elles sont d’une contribution inestimable, analogue à tout ce qu’ont pu apporter à l’histoire sociale les archives judiciaires, ces sources ne suffisent pas à éclairer un personnage, une époque, un monde. Cette biographie s’en ressent quelque peu.