Notes
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[1]
Voir notamment « L’opération historique » in Jacques LE GOFF, Pierre NORA (éd.), Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, t. 1, p. 3-41, et « L’histoire, science et fiction », in Michel DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse entre science et fiction [1987], Paris, Gallimard, 2002, chap. 1, p. 53-56.
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[2]
Je développe d’emblée, du côté de la puissance sociale conférée au littéraire, le titre du livre de Christian Jouhaud consacré à l’institutionnalisation de la littérature au début du XVIIe siècle (C. JOUHAUD, Les pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000), mais c’est pour faire revenir dans l’idée de cette « puissance » le rôle des « pouvoirs » institutionnels, disciplinaires, politiques.
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[3]
Ivan JABLONKA, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014 et Étienne ANHEIM, Antoine LILTI (éd.), « Savoirs de la littérature », dossier spécial des Annales HSS, 65-2, mars-avril 2010.
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[4]
Cet article est plus développé que ma communication lors de la table-ronde de la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine en juin 2017 : la troisième partie consacrée à l’affaire Karski est notamment motivée par la teneur des discussions qui y ont eu lieu ; elle développe par ailleurs certains points d’un cours de Licence 3 que j’ai donné à l’université de Bourgogne en 2012-2016 et qui était consacré aux procès littéraires et aux polémiques autour de la littérature.
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[5]
É. ANHEIM, A. LILTI, introduction au dossier « Savoirs de la littérature », op. cit., p. 253.
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[6]
I. JABLONKA, Laëtitia ou la fin des hommes, Paris, Seuil, 2016, p. 11-12 : « Dans [le livre consacré à mes grands-parents], j’ai tenté de retracer leur vie, avec sa normalité et ses échecs, avec ses projets et ses espoirs, sans être obnubilé par leur mort. C’est une recherche historique ainsi qu’une stèle à la mémoire de deux jeunes gens assassinés à la fleur de l’âge. Le même sentiment me pousse à écrire sur Laëtitia. Je voudrais retracer sa vie : son parcours, les épreuves qu’elle a subies, l’avenir qu’elle se préparait, l’injustice et l’horreur d’une vie détruite. Comme pour mes grands-parents, il s’agit d’un hommage, mais aussi et surtout d’une quête de justice et de vérité ». Ce passage est extrait de la lettre envoyée par Ivan Jablonka à l’avocate de Jessica Perrais pour lui demander de rencontrer la jeune fille, lettre publiée dans le livre qui retrace l’entreprise de son auteur. Ce que l’on voit dans Laëtitia, c’est notamment la façon dont le sujet historien se veut entièrement porteur de l’éthique de son projet. Rien d’étonnant à ce que ce je se mette en scène si fréquemment dans le livre et se pose en garant de la vérité de l’entreprise d’écrire sur Laëtitia, jusqu’à intituler un chapitre : « Laëtitia c’est moi. »
-
[7]
On peut éventuellement réfléchir à une « emprise » du littéraire sur les discours, y compris « scientifiques », voire la science des historiens, mais cela se confond-il avec les pouvoirs institués de la littérature ? Les apports de la sociologie de Pierre Bourdieu en ces matières permettent de ne pas tout confondre.
-
[8]
Sur l’histoire très cavalière qu’Ivan Jablonka brosse des rapports entre histoire et littérature, voir Élie HADDAD, Vincent MEYZIE, « La littérature est-elle l’avenir de l’histoire ? Histoire, méthode, écriture », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 62-4, octobre-décembre 2015, p. 132-154.
-
[9]
La question des « Savoirs de la littérature » est une des questions posées aux concours littéraires à l’entrée aux Grandes Écoles en 2018 (Axe 2, domaine 7 pour les séries Lettres et arts, Langues vivantes et Sciences humaines : « La littérature et les savoirs »), elle a déjà fait l’objet de colloques (à Montréal en 2004) et constitue l’axe directeur de thèses nouvelles. Depuis 2007, un site entérine l’existence d’une sous-discipline, l’épistémocritique. Publié par l’Association épistémocritique, dont Michel Pierssens est le président et fondateur, ce site se donne pour objet les « relations entre savoirs scientifiques et littéraires […]. L’orientation de la revue est résolument interdisciplinaire et tournée vers l’international. L’épistémocritique récuse en effet les procédures d’isolement disciplinaire et les partages préconstruits entre les « deux cultures », où elle ne voit que la traduction contingente des représentations propres à un moment de la culture occidentale. Elle refuse également les approches nationales de la culture et du savoir en un moment de l’histoire où les débats sur l’universalité/la globalisation des savoirs deviennent cruciaux ». Un colloque consacré à « l’Oulipo et les savoirs » a ainsi été organisé en mai 2017.
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[10]
É. ANHEIM, A. LILTI, « Savoirs de la littérature », art. cit., p. 255 et p. 256.
-
[11]
« Typologie, description, généralisation, narration » sont ici appelées « opérations cognitives » (ibidem, p. 257).
-
[12]
Michel FOUCAULT, Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France 1970-1971, suivi de Le savoir d’Œdipe, édition établie par Daniel Defert, Paris, Gallimard-Seuil-EHESS, 2011.
-
[13]
Ce que M. Foucault fait avec Nietzsche, un certain Nietzsche au demeurant, est analysé par Jacques BOUVERESSE, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, Agone, 2016.
-
[14]
Je me permets de renvoyer à ma note critique : « Une étincelle entre deux épées », Acta fabula, 13-4, 2012, dossier « Écritures du savoir » (www.fabula.org/acta/document6942.php).
-
[15]
L’expression permet à Foucault d’enquêter sur la généalogie d’une « volonté de savoir » dans le cours du 27 janvier 1970.
-
[16]
É. ANHEIM, A. LILTI, « Savoirs de la littérature », art. cit., p. 256.
-
[17]
Ibidem, p. 257.
-
[18]
Méthode qui est une des perspectives ouvertes par le séminaire du GRIHL dans un ouvrage récent : Écriture et action. XVIIe-XIXe siècle, une enquête collective, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.
-
[19]
C. JOUHAUD, Les pouvoirs de la littérature…, op. cit.
-
[20]
La désignation de « politiques » est issue du moment où, pendant les guerres de Religion, un « parti » s’est constitué qui a cherché la paix dans la fidélité au roi, y compris à un roi converti, en faisant de l’État le garant de l’unité du royaume par-delà la fracture religieuse, entérinant donc cette dernière.
-
[21]
Les « zélés » sont les catholiques « ultra » de l’époque qui prennent acte de la défaite de la Ligue mais n’acceptent pas le compromis instauré par l’édit de Nantes et cherchent à infléchir le pouvoir royal pour mettre fin à la présence protestante dans le royaume.
-
[22]
Une histoire qui passerait par Ronsard (et ses opérations de valorisation d’une noblesse pourtant non réelle), par les « moralistes » de l’âge classique, par les auteurs diplomates du XXe siècle également.
-
[23]
Comme c’est le cas de l’équipe qui a édité les deux premières parties chez Champion Classiques : L’Astrée, première partie, édition critique sous la direction de Delphine Denis, Paris, Champion Classiques, 2010, et deuxième partie, 2016.
-
[24]
Voir là-dessus Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
-
[25]
Voir Robert DESCIMON, José Javier RUIZ IBANEZ, Les ligueurs de l’exil. Le refuge catholique français après 1594, Seyssel, Champ Vallon, 2005, et Marco PENZI, « “Damnatio memoriae” : la “Ligue catholique française” et la storiografia, tra “politiques”, rivoluzionari, mistici e liberali », Quaderni storici, 118, avril 2005, p. 263-284.
-
[26]
Je reprends une proposition théorique d’Alain CANTILLON dans Le pari-de-Pascal. Étude littéraire d’une série d’énonciations, Paris, Vrin/EHESS, 2014.
-
[27]
Jean DE LA FONTAINE, « L’homme et la couleuvre », Fables, 1678, livre IX, 1.
-
[28]
Voir là-dessus Myriam MAÎTRE, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1999.
-
[29]
Myriam TSIMBIDY, Le cardinal de Retz polémiste, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2005.
-
[30]
Roland BARTHES, « La mort de l’auteur », Manteïa, 5, 168, repris dans Le bruissement de la langue. Essais critiques IV [1984], Paris, Seuil, 1993, p. 63-69.
-
[31]
Patrick BOUCHERON, « “Toute littérature est assaut contre la frontière”. Note sur les embarras historiens d’une rentrée littéraire », Annales HSS, 65-2, mars-avril 2010, p. 441-467, ici p. 451 et p. 457. Il est aussi question des « futilités du jeu de rôle de la rentrée littéraire » (p. 467).
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[32]
Dans un entretien intitulé « Faux témoignage » accordé à L’Histoire, 349, janvier 2010, p. 30-31.
-
[33]
Pierre PACHET, « Le roman de l’histoire », Le Monde, 6 février 2010. Et il ajoute que cette vérité importe aussi « parce que sont présents dans notre monde, dans notre temps, parmi nous, des survivants : victimes dont il incombe à chacun de respecter la sensibilité et les souvenirs difficiles à héberger en soi et à transmettre, témoins, acteurs. […] La douleur, la honte, la culpabilité sont encore vivantes, comme le sont la destruction et le mensonge ».
-
[34]
Traduction anonyme sous le titre Mon témoignage devant le monde : histoire d’un État secret, Paris, Self, 1948.
-
[35]
Sur cette équivalence, voir David HERMAN (éd.), The Emergence of Mind : Representations of Consciousness in Narrative Discourse in English, Lincoln, University of Nebraska Press, 2011.
-
[36]
Par exemple dans Christopher PRIEST, La séparation [2002], Scribner, 2008 dont le titre désigne la séparation entre deux frères, acteurs de la Seconde Guerre mondiale en Angleterre, mais aussi les versions qu’ils donnent d’une histoire, constamment travaillée par des récits auxquels le lecteur doit croire jusqu’au moment où elles sont renversées. La « séparation » est à ce titre l’impossible partage que dessine le livre entre le vrai et le faux (et non pas entre l’histoire et la fiction) du point de vue du lecteur.
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[37]
« Qui témoigne pour le témoin ? » : en réalité, le poème de Paul Celan que reprend Yannick Haenel, Aschenglorie, se clôt sur une affirmation, « Niemand zeugt für den Zeugen » (personne ne témoigne pour le témoin). Y. Haenel s’est expliqué de son choix de « traduction » dans une lettre adressée à Pierre Assouline, citée par celui-ci dans « Délit de citation », février 2010 (La République des livres). Il est frappant que Jacques DERRIDA rencontre la question du témoignage en traduisant le poème Aschenglorie dans Politique et poétique du témoignage [2000], en anglais, repris in Marie-Louis MALLET, Ginette MICHAUX (éd.), Cahier de l’Herne Derrida, 2004, p. 521-539, occasion d’interroger la possibilité même de la traduction, du témoignage comme traduction, du poème comme témoin du témoignage (voir là-dessus Marc CRÉPON, « Traduire, témoigner, survivre », Rue Descartes, 52, « Penser avec Jacques Derrida », 2006/2, p. 27-38).
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[38]
Si certains documents montrent Karski d’abord préoccupé par la nécessité de témoigner pour la Pologne, d’autres ont permis, depuis le livre de Y. Haenel, de nuancer cette affirmation. Voir infra.
-
[39]
Jean-Louis PANNÉ, Jan Karski, le « roman » et l’histoire, Paris, Pascal Galodé, 2010.
-
[40]
Pourtant, d’autres exemples montrent la complexité de l’articulation entre une énonciation de « témoin » et la production d’un discours historique : le procès des Cercueils de Zinc de Svletana ALEXIEVITCH saisit les « témoins » au lieu même d’une équivocité dont ils ne sont certes pas seuls responsables (beaucoup ont reçu des pressions politiques pour infirmer leurs propos tels que rapportés dans le livre de l’auteur), mais qui les conduit à mettre publiquement en cause non seulement l’usage qu’a fait S. Alexievitch de leurs propos, mais ces propos mêmes. Au demeurant, dans les documents qui accompagnent l’édition française de ce livre qu’a donnée Wladimir Berelowitch (Paris, Christian Bourgois, 2006 [1989]), l’auteure parle plutôt de « confession » que de « témoignages ».
-
[41]
Claude Lanzmann relie explicitement la sortie du Rapport Karski à la nécessité de balancer le « faux témoignage » que serait le livre d’Haenel, mais il avait déjà eu recours à la mobilisation d’archives inutilisées de Shoah pour Sobibor (2001).
-
[42]
Ziva Postec, la monteuse de Shoah, décrit ainsi son travail dans un « Master class » du séminaire « Pratiques historiennes des images animées » de Christian Delage à l’EHESS, 17 mars 2009 : « J’ai fait de la dentelle, c’est-à-dire que j’ai reconstitué ce que les gens disaient très longuement. Je l’ai raccourci et j’ai remonté la phrase. […] Justement je disais qu’il faut manipuler, pour dire la vérité, et c’était ma préoccupation ». Le propos est cité par Rémy BESSON, « Le Rapport Karski. Une voix qui résonne comme une source », Études photographiques, 27, mai 2011, dossier « Images de guerre, photographies mises en page » (http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3178). Rémy Besson note la différence de position de Lanzmann, au moment du Rapport Karski, quant à la façon dont « la vérité sort de la bouche du témoin ». Et il montre que les neuf plans qui composent le Rapport Karski ont fait l’objet d’un travail tout aussi élaboré que ceux qui présentent Jan Karski dans Shoah.
-
[43]
Plus détendu, observent Annette Wieviorka et d’autres, que dans Shoah.
-
[44]
Mon témoignage devant le monde. Histoire d’un État clandestin, traduction révisée et complétée par Céline Gervais-Francelle, Robert Laffont, 2010. C’est l’édition de poche, en collection « Points », qui ajoute les deux mentions.
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[45]
La presse, notamment, a joué un rôle très important dans « l’affaire Karski ».
-
[46]
R. BESSON, « Une voix qui résonne comme une source », art. cit. L’auteur montre que l’accès même au premier discours public de Karski est « lacunaire ».
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[47]
Sobibor de Lanzmann est centré sur la figure très « héroïque » (par sa beauté, par son action, par la place où le met Lanzmann) de Yehuda Lerner, un des révoltés du camp de Sobibor, le 14 octobre 1943.
-
[48]
Jan Karski (mon nom est une fiction), pièce de théâtre d’Arthur NAUZYCIEL, représentée au festival d’Avignon en 2011, adapte le roman de Y. Haenel en intégrant, ne serait-ce qu’au niveau du titre, la polémique de l’année précédente.
-
[49]
M. DE CERTEAU, La possession de Loudun [1970], Paris, Gallimard, 2005, p. 337-365.
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[50]
Je me permets de renvoyer à L. GIAVARINI, « La fiction-sorcière : contre la littérature ? », in Jean-Christophe ABRAMOVICI et C. JOUHAUD (éd.), « Michel de Certeau et la littérature » (actes du colloque de mars 2017), Les Dossiers du Grihl, 2018-02 (http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/6864).
-
[51]
Voir les remarques de Dinah RIBARD dans « La première personne du singulier », in ibidem (http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/689).
1 La littérature est souvent convoquée par les historiens quand ils tentent de réfléchir à ce qui affaiblit l’autorité de leur discipline dans son travail d’établissement de la vérité. Mais il est frappant de voir que la littérature n’est pas mobilisée comme discipline (les études littéraires) ou comme pratique d’écriture procédant d’un savoir sur la fiction et ses pouvoirs, mais comme une sorte d’être-fictionnel – l’ensemble des écrits de fiction reconnus comme littéraires –, qui formerait une altérité périlleuse de l’histoire, et ce d’autant plus que fiction et histoire partageraient une même foncière narrativité. Cette approche fait de la fiction un extérieur de la position de l’historien, le risque pour l’histoire de devenir autre. Il y a là une forme de déplacement par rapport à ce que Michel de Certeau appelle la fiction de l’histoire, qui ne relève pas d’un rapport à la fiction/littérature, qui n’est pas le risque de basculer dans un autre registre du vrai que celui de la science, mais qui est fiction de la science historique même [1]. Pour impliquer à la fois le lieu institutionnel de l’historien, ses procédures de travail et son écriture, cette « fiction » ne le condamne nullement à renoncer à l’exigence de vérité de l’histoire, elle n’est en rien un relativisme. Simplement, elle est une invitation à penser des positions (sociales et scientifiques) et non des essences (l’histoire, la littérature).
2 Ce rappel me semble nécessaire, parce que certaines publications récentes concernant les rapports entre littérature et histoire donnent parfois le sentiment que la littérature serait devenue un problème posé à l’histoire en tant que science sociale – alors même que les études littéraires sont par ailleurs si fragilisées dans le champ universitaire –, un problème posé à l’autorité d’une discipline scientifique, sinon dans l’établissement, du moins dans la transmission et la diffusion de la vérité historique. Il me semble exact que les « pouvoirs de la littérature » [2] touchent fortement à cette question de la vérité historique, et peut-être balancent-ils aujourd’hui l’autorité propre de la discipline historique dans notre monde social. Mais il est frappant que ce soient des ouvrages d’historiens qui se tournent volontairement vers la littérature pour se déplacer par rapport à une question d’histoire [3]. Aussi voudrais-je d’abord tenter de démêler ce que, depuis cette position d’historien, ils disent de la littérature, quelle place ils lui confèrent dans le champ des discours, quels usages ils postulent pour elle du point de vue de l’histoire : il me semble en effet que ces usages postulés, cette place et ce discours n’ont en réalité pas grand-chose à voir avec la littérature, mais peut-être pas non plus avec l’histoire. Je proposerai à la suite une autre manière d’envisager la littérature et d’interroger des gestes historiographiques qui se situent explicitement dans la littérature, cela en me décollant de l’illusion d’immédiateté qui affecte souvent les travaux sur le contemporain, voire certains travaux contemporains sur le passé, pour aller vers un moment où se construisent justement les « pouvoirs de la littérature » – le XVIIe siècle. Je reviendrai enfin vers le présent, pour m’arrêter sur un exemple de conflit entre des historiens et un écrivain autour d’un livre de littérature, un conflit qui a fait apparaître de manière aiguë le problème des rapports entre histoire et littérature comme problème d’un « système de la vérité » [4].
Des « savoirs » ou un « système de la vérité » ?
3 Dans L’histoire est une littérature contemporaine d’Ivan Jablonka, la littérature est l’objet d’un désir si déclaré qu’il emprunte la forme d’une profession de foi essentialiste, simultanément adoration du présent et certitude de la démarche historienne. Selon l’histoire culturelle renouvelée mais plus académique qui motive l’entreprise du numéro des Annales HSS consacré en 2010 aux « Savoirs de la littérature », ce désir se déclare sur fond d’une inquiétude irrésolue. Si elle reconnaît dans la littérature un lieu de savoirs spécifiques et à saisir en tant que tels, c’est, à en croire les auteurs de l’introduction, parce que, plutôt que de s’inquiéter de la consanguinité de l’histoire et de la fiction, il faudrait interroger « la nature du savoir dont la littérature est elle-même porteuse » et la créditer d’« un ensemble de connaissances, morales, scientifiques, philosophiques et historiques » [5]. De manière surprenante, les auteurs disent vouloir inverser le « questionnaire » qui, en cherchant et en dévoilant la part de fiction et de narration dans l’histoire, l’aurait dépossédée du positivisme strict qui lui aurait été, jusque-là, attaché : au lieu de traquer la fiction dans l’histoire, il s’agirait donc de chercher les savoirs dans la littérature. Curieuse procédure tout de même qui, mentionnant un problème de la science historique (les conditions de possibilité du négationnisme, pour le dire vite), le met aussitôt sous la table, parle d’inverser les positions en allant chercher des savoirs dans la littérature, en présupposant une spécificité des positions respectives de la littérature et de l’histoire, cela sans jamais interroger la place de l’historien qui en décide. C’est bien pourtant la place de l’historien qui détermine ce que M. de Certeau appelle la fiction du discours historiographique, c’est bien la position de l’historien qui, dans l’introduction du volume des Annales, définit la valeur de la littérature dans des savoirs. C’est encore cette position de l’historien qui, exemplifiant le projet de L’histoire est une littérature contemporaine, est mise en scène et scénarisée dans Laëtitia [6] qui n’est pourtant pas un livre d’histoire. Le désir de littérature de l’historien, s’il peut se confondre avec le fait de s’inventer comme auteur, s’il rencontre parfois les questions épistémologiques de sa discipline et les transformations d’une position scientifique – très fortement, en outre, les enjeux qu’il y a à construire une figure publique de l’historien –, n’a néanmoins pas grand-chose à voir, dans ce qui en est dit dans les exemples mentionnés [7], avec ce qui pourrait être une question posée à l’histoire par la littérature.
4 Mais qu’est-ce ici que la littérature ? Et quelle idée de la connaissance, voire de la vérité, est portée par de telles approches du lien entre histoire et littérature ? Elles tentent bien ce qui semble une appropriation de « pouvoirs » de la littérature, mais sans jamais en historiciser véritablement la notion. L’histoire des formes, des genres, des savoirs que se donne pour objet le numéro des Annales maintient la littérature dans une extériorité au monde des autres écrits et, à certains égards, pour cette raison même, au monde social – y compris quand elle postule que le roman réaliste du XIXe siècle parle du social, ou que le genre de l’éthopée parle de l’homme. Alors même qu’elle entend faire de grands parcours sur la longue durée, elle ne reconnaît de la littérature que le canon, sans s’occuper de la façon dont il a été constitué comme tel, de sa place réelle dans les époques concernées, des modalités de constitution et de transmission de la littérature. De manière frappante, s’il y a bien une chose qui n’est jamais mise en doute dans cette enquête, comme dans l’ouvrage de I. Jablonka, c’est la nature même des textes qui y sont définis comme littéraires, c’est la littérature même. Or cette conviction comme cette absence d’historicité me semblent convergentes en ce que la littérature sert bien souvent à dénier la disparition du passé : la littérature, ce serait ce qui est là pour toujours, ce qui est là dans notre présent parce qu’étant de la littérature justement, ce dont la présence jusqu’à aujourd’hui serait ce qu’il y a de moins « historique », en tout cas de moins historicisé. D’une certaine manière, le temps canonisé de la littérature nie le temps historique. De ce point de vue, la fixation actuelle de la réflexion sur la littérature à partir du contemporain ne paraît être que le symptôme de la façon dont la littérature semble bien servir – y compris, donc, à certains historiens – à nier ou à oublier le temps de l’histoire [8].
5 Quand on parle de « savoirs de la littérature », le génitif est subjectif et la question des savoirs est posée à partir d’un extérieur qui permet que des historiens aient leur « mot à dire » sur cet objet du monde social qu’est la littérature. Une double extériorité affecte donc la littérature dans cette démarche dont je précise qu’elle n’est pas du tout isolée [9] : celle qui en fait un « genre d’écrire » supposément spécifique par rapport à l’ensemble des écrits existant, celle de l’historien qui pense apporter sa méthode en traitant la littérature comme une « source » qui ne vaut pas pour elle-même, mais pour ce qu’elle est susceptible de lui fournir, hors de tout réel travail de contextualisation, comme savoirs : source d’information, réservoir de savoirs partagés, la littérature est ici pourvue d’un « véritable potentiel cognitif » ou encore de « capacités cognitives » et de « vertus éthiques » [10]. Ce n’est donc pas un savoir de la littérature (par exemple du fait que la littérature a un pouvoir social), c’est la certitude qu’il y a du savoirdans la littérature. Le fait de situer sur le plan « cognitif » [11] la réponse que les auteurs voudraient apporter au clivage qu’ils soulignent entre l’idéalisation d’une « capacité anhistorique de la littérature à produire un savoir direct et ineffable » et l’approche « formaliste » ou la fermeture du texte sur lui-même, marque une aspiration de la question de la connaissance dans la perspective cognitiviste aujourd’hui hégémonique dans l’approche de cette question. Or, pour l’essentiel, le cognitivisme nie les sciences sociales en ce qu’il naturalise les processus de connaissance (de compréhension, d’acquisition, de choix, etc.) ; il est en cela un puissant instrument de dépolitisation de la question même des savoirs.
6 Du point de vue des sciences sociales justement, la question du savoir me paraît plutôt devoir être située dans une configuration conflictuelle qu’apparaître comme le résultat d’un irénique désir de connaissance – ce que postule l’hypothèse des savoirs –, dont la littérature serait la dépositaire bienheureuse à travers le temps. Le rapport même entre savoir et production de la vérité doit être historicisé. J’emprunte au dernier cours publié de Michel Foucault – son premier cours au Collège de France, en 1970 – le repérage de « deux modèles théoriques » de la volonté de savoir [12] : l’un, aristotélicien, développé à partir de cet « opérateur philosophique » qu’est le début de La métaphysique d’Aristote, l’autre nietszchéen, qui voit la production de la vérité comme « une étincelle entre deux épées » [13]. L’introduction du second modèle fait de la vérité une question historiquement et politiquement située, dont le cours de Foucault décline alors les implications dans le monde antique. Pour penser les rapports entre littérature et sciences humaines et sociales, la distinction proposée – un changement de direction en réalité [14] – est capitale, notamment parce qu’elle permet de reconnaître que la littérature n’est pas de toute éternité un discours « institutionnellement lié à la vérité » [15]. Et si on lui confère le statut d’un discours de vérité, encore faut-il montrer comment, dans quelle configuration épistémologique, sociale, politique de la vérité, cette qualité est instituée, prend sens et prend effet. Mais cela suppose d’interroger le fait même d’investir la littérature, d’avoir un savoir sur elle et ses « pouvoirs ». C’est à ce titre que l’on peut déplacer la démarche « savoirs de la littérature », telle que définie par les introducteurs au volume des Annales HSS, et éviter d’essentialiser la littérature au moment même où on entend l’inscrire dans l’histoire. Ce qui est généralement donné ou envisagé comme « historique » à propos de la littérature est un temps long, un temps qui ne se confronte au fond à aucun autre temps, sinon, parfois, par une sorte de faible contextualisation. Or, non seulement on peut douter qu’il faille définir la littérature par sa « capacité cognitive et éthique » comme capacité spécifique, y compris dans sa dimension propre de « savoir historique », mais l’historicité des écrits en général ne se mesure pas à leur seule variabilité « selon les genres, les époques, les auteurs » [16] : situer la place de la littérature dans l’institution de la vérité sur le plan cognitif, c’est au fond s’interdire de pouvoir comprendre « comment la littérature permet de penser l’historicité de l’expérience humaine dans son rapport au temps, à l’attente, à la guerre ou à la mort » [17].
Gestes historiographiques dans la littérature du XVIIe siècle
7 Pour comprendre quelque chose de l’historicité de la littérature, je voudrais prendre le cas de gestes historiographiques qui, dans le passé, au XVIIe siècle, se saisissent de la littérature ou de ce qui va devenir « littérature », et participent par là d’un nouveau « système de la vérité ». Dire les choses ainsi, c’est évidemment déjà considérer que des ouvrages qui sont aujourd’hui classés dans la littérature interviennent alors sur la scène de la question historique. C’est en effet en apercevant que le fait de tenir un discours historique relève d’une action, d’une action qui peut être « classée » par la façon de la situer dans la littérature plutôt que dans la discipline historique, que l’on peut comprendre que les modes de production du savoir, y compris dans la littérature, procèdent d’une institution conflictuelle de la vérité.
8 Au lieu de considérer que la littérature est ceci ou cela, il s’agit donc de se demander pourquoi, à quel moment, un écrit se présente comme relevant de la littérature, selon quels dispositifs et dans quels buts. Le XVIIe siècle est une période décisive pour observer les résultats d’une telle méthode, qui suppose de commencer par suspendre la qualification d’un texte, cette qualification qui est souvent la première étape du travail du littéraire, pour se contenter de l’envisager d’abord comme un écrit [18]. Jusqu’aux années 1620, le mot de « littérature » renvoie à l’ensemble des écrits existant, sans distinction de domaine. Peu à peu, au prix de toutes sortes d’actions qui viennent des littérateurs, du pouvoir politique, des libraires en outre, la littérature se sépare d’avec la science, elle est constituée, sinon comme discipline, du moins comme un domaine de l’écriture qu’investissent des auteurs dont le point commun est de ne pas avoir de spécialisation professionnelle particulière [19]. Quelque chose s’aperçoit dans ce moment qui a trait à l’institution de « la littérature » (un processus qui ne s’achève pas avec la création de l’Académie française en 1635), quelque chose qui montre la littérature, non pas du côté de l’autorité propre de la tradition, mais dans une étonnante proximité avec l’écriture polémique à l’époque même où toutes sortes d’acteurs travaillent à l’en démarquer. Considérer comment des écrits se situent ou sont situés par toutes sortes d’opérations dans « la littérature », cela fait en effet apercevoir en creux la contiguïté entre littérature et polémique à cette époque, c’est-à-dire non seulement la présence de la littérature dans des textes conjoncturels – les vers des pamphlets des années 1610 comme des mazarinades de la Fronde, pour ne donner qu’un exemple –, mais aussi le travail de certaines disciplines (l’histoire, la philosophie ou la poésie notamment) pour se tenir à distance des formes plus immédiatement situées dans la polémique, comme les libelles et la satire, tout en profitant de la relative indétermination du nouvel espace formé par la littérature. Cette contiguïté déniée entre genres d’écriture, les discours anti-libelles n’ont cessé, dès le début du siècle, de vouloir la régler, mais elle ne cesse de revenir dans des conjonctures conflictuelles, et jusqu’aux années « galantes » du règne de Louis XIV.
9 Dans les années 1620, toutes sortes de romans, satiriques, pastoraux, romans à clef, se saisissent de l’histoire encore proche des guerres de Religion – d’autant plus proche que les « troubles », comme on dit alors, ont repris dans certaines provinces du royaume. À l’époque où paraissent les derniers ouvrages des historiens « politiques » [20] qui ont imposé l’historiographie de la deuxième moitié du XVIe siècle – la dernière édition des Recherches de la France de Pasquier en 1620, l’Historiae sui temporis de Jacques-Auguste de Thou en 1621 –, sont également publiés des livres de fiction comme l’Argenis de Barclay, roman latin traduit en 1620 qui raconte la Ligue, ou la troisième partie de L’Astrée d’Honoré d’Urfé, mais aussi des textes catholiques « zélés » [21] comme l’Histoire generale des derniers troubles arrivez en France que l’on doit à Claude Malingre (1622). Faut-il alors contextualiser ces écrits chacun dans leur « genre », selon la pratique de l’histoire littéraire comme histoire des formes ? Ou se demander pourquoi et comment des écrits qui affichent leur caractère de « fiction » se saisissent, de manière presque simultanée, c’est-à-dire en réalité concurrente, de questions politiques et historiques, et ce qu’ils en disent ?
10 L’exemple de L’Astrée d’Honoré d’Urfé offre l’intérêt de pouvoir observer une pratique d’écriture en train de découvrir ses potentialités, sur un temps assez long ; il permet d’entrer dans un dispositif littéraire d’écriture de l’histoire inauguré dans le moment de la paix d’Henri IV, en 1607, continué l’année de l’assassinat du roi (1610), puis lorsque Louis XIII a commencé de régner, en 1619, avant de devenir un enjeu éditorial considérable entre 1624 et 1627, Honoré d’Urfé étant mort en 1625. À bien des égards, L’Astrée est un livre plein de savoirs – historiques, philosophiques, moraux – et il a été lu au XXe siècle comme un point de passage de la culture humaniste dans l’âge classique, une transmission de la culture renaissante d’un noble lettré vers la grandeur de l’âge classique. C’est là identifier la noblesse de son auteur à la grandeur d’un projet national : une identification qui n’est pas recherchée par Honoré d’Urfé, mais qui a peut-être par ailleurs une histoire « littéraire » française [22]. Urfé est en effet un noble ; né en 1568, il a fait les guerres de la Ligue en Forez contre le roi ; il a été vaincu. Très fréquemment, son roman a été présenté comme un geste de reddition à l’égard du roi de France, son ancien vainqueur.
11 Aborder les savoirs dans L’Astrée en termes de culture (la culture renaissante de son auteur) masque en partie le geste historiographique et politique qu’opère son livre, et il faut, pour l’apercevoir, mettre les « savoirs » qu’on y trouve en relation avec les dispositifs narratifs qui les mobilisent, avec tous les éléments textuels qui autorisent des opérations de contextualisation précises. Le roman se situe au VIe siècle de la Gaule, en Forez, pays natal d’Urfé célébré à l’ouverture du récit. La matière historique est entièrement liée à cette situation narrative qui mêle personnages fictifs dans l’histoire-cadre et personnages historiques dans les histoires enchâssées, et qui ne cesse d’en revenir aux mêmes épisodes historiques des invasions, mobilisant ainsi Mérovée, Childéric, Aetius. L’annotation, destinée à son édition, de ce livre [23] conduit à recourir, pour élucider les très nombreuses références historiques dont il se nourrit, à toutes sortes de matériaux « antiquaires », les historiens « politiques » de la fin du XVIe siècle (Fauchet, Girard du Haillan) aussi bien que le texte polémique d’un converti au protestantisme, la Franco-Gallia de François Hotman, parue en 1574, ou un écrit à teneur hermétique, comme La Galliade de Guy Lefèvre de la Boderie (1578), en quête des fondements anciens et purs de la religion catholique. Ce qui apparaît alors, c’est un matériau « chaud » concernant les enjeux de la discussion « gauloise » telle qu’elle s’est développée pendant les guerres de Religion, en impliquant les origines perdues du catholicisme. Avec les parties II (1610) et III (1619) du roman, on observe que les références proviennent de livres plus récents, comme l’Histoire des empereurs romains depuis Jules César jusques à Rodolphe II du protestant Jacques Esprinchard, parue en 1600, à qui Urfé emprunte jusqu’au décalque – ce qui tend à prouver qu’il entend bien intervenir avec son roman dans un travail historiographique. Mais lequel ?
12 Et qu’est-ce que la pastorale fait à ce matériau ? La matière historique et anthropologique (savoirs druidiques, religion romaine, récit des invasions, etc.) ne s’appréhende pas comme savoir, mais selon les dispositifs qui en font un objet de récit. L’Astrée propose en effet un dispositif de transmission de l’histoire qui est celui, anthropologique, du témoin et de l’attestation [24] : les personnages qui racontent, les bergers notamment, attestent de choses qu’ils n’ont pas vues, ou pas toujours, mais pour lesquelles il y a des témoins sur qui ils fondent l’authenticité et l’autorité de l’histoire qu’ils rapportent. Ce dispositif interne tend à offrir le roman lui-même comme un mode d’attestation du passé, plus exactement des origines qui sont représentées par la situation historique de l’intrigue au cœur des troubles des Ve et VIe siècles, en un moment où le druide Adamas peut à la fois rappeler la pureté des origines de la religion gauloise et leur dépravation par l’envahisseur romain. À travers ce dispositif répété de transmission du passé, l’origine n’est plus un temps séparé du présent des lecteurs, elle est sans cesse documentée par la mémoire, par une mise en scène de la mémoire plus précisément. Il y a peut-être là l’explication de ce qui étonnait l’historien Étienne Pasquier à qui Urfé avait envoyé le premier volume de L’Astrée, en 1607 : une façon de rendre accessible un passé éloigné qui ne procède pas de la méthode des « rechercheurs », ceux qui attestent par l’écrit des titres, des armes, du passé. Il y a là une façon de rendre mémorable un passé immémorial.
13 Mais ce qui est frappant, c’est que ce dispositif historiographique du roman, non seulement donc récit historique mais aussi désignation d’un mode de transmission du passé, permet la constitution d’un fantasme ou d’une mythologie de retour aux origines gauloises de la France identifiée au Forez : retour d’une antiquité perdue, ou peut-être plus précisément retour au temps de la transmission des origines. Ce pouvoir est bien mis en scène comme celui de la littérature – plus exactement de ce qu’on appelle alors la « poésie ». Est-ce l’indice d’une reddition d’Urfé, ligueur vaincu, qui utiliserait la « littérature » pour participer à la construction de la « nation France » ? Le développement de la question religieuse dans le roman conduit à la prudence : on lit dans L’Astrée une idéologie de la pureté des origines (religieuses) de la Gaule, une histoire du mélange comme dégradation de ces origines qui pourrait mal s’accommoder des modalités de la « paix » des années 1610 et de la présence des protestants en France, qui résiste à tout le moins à l’hypothèse d’une reddition de l’auteur à la religion du roi. Le dispositif du roman fait en revanche apercevoir le réinvestissement de thématiques ligueuses sur la pureté des origines du christianisme dans des pratiques dévotes, perceptibles dès la deuxième partie du roman qui date de 1610, et plus encore dans la troisième, en 1619. Plutôt que de rendre les armes comme on le dit souvent, il me semble donc qu’Urfé utilise la politique de réconciliation d’Henri IV à l’égard des ligueurs, politique qui n’en est qu’à ses prémices en 1607 mais est engagée en 1610, lorsqu’Urfé réédite la première partie, pour montrer très politiquement la « littérature » (la poésie) comme l’instrument toujours continué d’un retour aux origines. D’une certaine manière, le dispositif poétique du roman est ici la voie d’une « mémoire ligueuse », cette mémoire que l’historiographie des guerres de Religion par les vainqueurs rend alors impossible [25]. Il resterait à comprendre comment ce travail très idéologique de la « littérature » sur un passé d’une telle portée a joué sa part dans l’historiographie, dans la mémoire, dans la culture nobiliaire, et peut-être au-delà même de cette dernière au XVIIe siècle.
14 Si l’on considère chaque édition de chaque partie du roman comme une énonciation [26], on peut estimer que celle-ci crée une certaine distance avec le monde dans lequel elle paraît. Cette distance procède notamment d’une décontextualisation du discours politique du roman, renforcée par le registre éthique dans lequel se situe la parole des bergers, qui développe le sens des « lois d’amour » de la pastorale, de l’honneur et de la fidélité marqué par une évidente nostalgie du mode féodal de relation entre les hommes. Ce travail de décontextualisation est la forme d’une intervention politique de la part du noble qu’est Honoré d’Urfé. La distance est ici à la fois une fiction énonciative (ce sont des bergers qui parlent) et la forme propre d’une intervention de l’auteur depuis un lieu brûlant, celui des origines de la France : elle est donc la modalité d’une action de l’écrit pastoral en son temps. Il y a distance en ce que le registre éthique de la parole des bergers (elle porte sur les mœurs, amoureuses principalement, des rois et des bergers) comme cette énonciation qu’est le livre lui-même, nécessitent des opérations de contextualisation, de confrontation avec d’autres actions en leur temps. Le propre de l’énonciation éthique est qu’elle se dit à distance du politique, mais cela rend nécessaire d’étudier l’inscription politique de cette position, dans la mesure où l’on ne saurait tenir le discours des écrits comme des sources directes et exactes de leur action dans le monde (on n’est pas obligé de croire à ce qu’ils disent de leur efficacité). C’est ainsi que l’on peut lire l’épître d’Urfé au roi, parue en 1610 dans la deuxième édition de la première partie, pour réfléchir à la façon dont l’auteur active peu à peu, de réédition en réédition, la politique de son roman, et se demander pourquoi un tel don du livre au roi n’était pas possible en 1607. C’est ainsi encore que l’on peut envisager comment, en faisant un jeu de mots sur « Louis le Juste » (Loys/Lois), dans l’épître de la troisième partie du roman, en 1619, Honoré d’Urfé fait mine de poser une conformité de la justice de Louis avec celle de la déesse Astrée, avec les « lois » de la pastorale, alors même que la justice de Louis XIII se construit à cette période du côté d’une sévérité, voire d’une rigueur très différente du symbolisme de l’âge d’or.
15 Cette façon de saisir le roman pastoral comme une énonciation et d’en faire voir la dimension politique (construite, au travail, et non figée) peut être étendue à toutes sortes d’écrits. Le travail de la littérature au XVIIe siècle peut bien souvent se lire comme l’accentuation de cette distance, de cette décontextualisation et de cette dépolémisation apparentes, et se définir à partir de ce « parler de loin » dont La Fontaine fait plus tard la chute d’une fable fameuse [27]. Pour m’en tenir à la question de l’écriture de l’histoire, je rappelle que le récit de la Fronde est ressaisi dans les Mémoires du cardinal de Retz à l’intérieur d’un acte énonciatif « littéraire », ou qui met en scène sa littérarité : dans la version manuscrite du XVIIe siècle, avant la publication imprimée quelque quarante ans après la mort de Retz sous le titre classificatoire de Mémoires (un classement qui produit une certaine idée d’un genre d’écrire noble et du genre de savoirs qui s’y trouve logé), le manuscrit s’intitulait Vie du cardinal de Rais et s’adressait à une dame. Tout le discours historique du texte s’insérait ainsi dans un geste « galant », rappelé quelques fois seulement au cours du récit, utilisant pour cela ce qui était devenu, au cours du XVIIe siècle, une scénographie sociale de production de la littérature [28]. Le dispositif littéraire de transmission de la Vie est ainsi un puissant geste historiographique d’écriture de la Fronde, une action polémique de publication qui en passe par la « distance » du littéraire. Si polémique d’écrire cette histoire, que les archives de la Fronde avaient été interdites par un édit de Louis XIV. Si polémique, que Retz publie dans cette Vie des libelles dont il fut l’éditeur pendant la Fronde – un geste polémique en soi [29]. La littérature est ici l’objet d’un savoir sociopolitique que Retz investit pour publier une version de la Fronde – en même temps qu’une théorie de l’action et qu’un portrait en creux de lui-même comme homme d’action.
16 Au XVIIe siècle, la « littérature » devient le genre d’écriture qu’investissent l’écriture historique comme l’écriture philosophique : elle est le cadre d’une déliaison entre domaines d’écriture et genres d’ouvrages, d’une décontextualisation apparente des pratiques polémiques d’écriture. Cyrano de Bergerac publie des romans comiques, non des traités de philosophie. Les histoires de la vie d’Henri IV qui fleurissent tout au long du siècle sont des histoires galantes, genre qui peut se mêler à toutes sortes d’écrits galants acceptables, mais genre dont la polémicité a par ailleurs été largement affaiblie par l’histoire littéraire. L’investissement dans la « littérature » ne rend pas moins politiques les gestes historiographiques et philosophiques effectués, il les rend moins visibles. Les tragédies bibliques de Racine sont l’objet de mille discours critiques concernant les rapports entre tragédie et musique ; très peu s’intéressent (aujourd’hui du moins) à la politique du discours sur la relation entre le roi et Dieu qu’elles mettent en scène, et qui procède tout de même d’une action dans la politique absolutiste de 1689-1691. Il faut donc, pour apercevoir les politiques de la littérature, accepter de délier les blocs génériques qu’affectionne l’histoire littéraire, mais aussi mettre à distance le discours sur la littérature comme genre d’écriture spécifique et comme réservoir de savoirs humains. Il faut renoncer à l’idée d’une quelconque essence de la littérature.
Quand la littérature entend témoigner « pour le témoin »
17 Ce renoncement (c’en est un, pour beaucoup, et qui ne s’occupent pas que de littérature) me paraît nécessaire, bien au-delà du travail sur le XVIIe siècle, même si la dépolitisation du discours sur la littérature prend d’autres formes aujourd’hui que celles que lui conféraient les poétiques du passé et plus généralement l’ancien « système » de la vérité, pour reprendre la proposition de Foucault. La valeur « réel » a crû, tout comme la valeur de ce qui est appelé « expérience », tout comme la valeur de « l’individu » que l’on associe, voire identifie à cette expérience. Ces éléments – les valeurs transcendantes du libéralisme que Barthes identifiait comme telles et congédiait dans « la mort de l’auteur » en Mai 68 [30] – sont décisifs dans le système moderne de la vérité, et notamment celui de la vérité historique. Il faut reconnaître cela pour comprendre pourquoi la littérature est aujourd’hui pourvue d’un tel pouvoir dans ce système, un pouvoir sans commune mesure avec celui du XVIIe siècle (même s’il se découvre et s’invente à cette époque), un pouvoir qui paraît mettre en question la discipline historique, mais qui n’est pas en soi ou pas seulement le pouvoir de la fiction. Il n’y a aucune raison en effet de considérer que l’investissement par la littérature de la question historique (et tout spécialement de la période hitlérienne) devrait s’expliquer à distance du « petit théâtre de la rentrée littéraire » comme écrit Patrick Boucheron, dans l’espace des essences de la littérature et de l’histoire [31]. C’est une évidence que toutes sortes d’actions – prix, diffusion, enseignement, critiques – font aujourd’hui de la littérature un des domaines cardinaux où s’affirme la valeur « humaine » (c’est de l’humanité de l’individu qu’il s’agit) et de l’expérience, au point qu’elle concurrence la science historique sur le plan de la production du discours historique, et du discours sur l’établissement de la vérité même. Mais il faudrait aussi se faire historien de l’histoire, et observer par exemple que le projet d’individuation des objets de travail (et même du sujet historien) n’est pas le seul fait de la littérature. Dans les années 1980, le changement d’échelle produit par la microstoria a contribué à mettre l’individu au cœur de la démarche historique, avec tous les problèmes que cela entraîne du point de vue de la généralisation, problèmes que, bien entendu, les historiens de la micro-histoire n’ignoraient pas, mais qui ont crû ou ont « pris » au fur et à mesure que d’autres objectifs de la discipline historique – ceux de l’histoire quantitative, structurelle, par exemple – étaient mis à l’écart par l’épuisement des conceptions de la société qui sous-tendaient ces approches, par les nouvelles sociologies de l’acteur, par d’actives politiques scientifiques enfin, notamment parce qu’elles promeuvent des échelles d’analyse qui évacuent la société comme structure au profit de « questions sociétales ».
18 L’articulation du témoin et du témoignage, ou ce que l’on considère comme tel, est sans doute au cœur de cet affrontement nouveau de la littérature et de l’histoire dans le système contemporain de production de la vérité. La polémique autour du livre de Yannick Haenel, Jan Karski, paru en 2009, en est un exemple souvent remarqué et que je reprends ici dans la perspective spécifique d’une réflexion sur les écrits dans le « système de la vérité ». Ce qui est apparu comme une « régression historiographique » à Annette Wieviorka [32], historienne de la Seconde Guerre mondiale et du génocide des juifs, scandaleux à Claude Lanzmann en tant que Shoah l’aurait constitué à ses yeux en détenteur de la vérité des témoins de la « Shoah » – suprême attestateur –, est qu’une accusation adressée aux Alliés d’avoir abandonné les juifs à leur sort, à partir de l’entretien de Karski avec Roosevelt (qui a eu lieu en 1943, mais qu’Haenel imagine), ait été attribuée dans le roman au témoin historique que fut Karski. Cette réaction rend visible le pouvoir conféré, dans le système de la vérité, à la littérature. Mais comment un roman peut-il falsifier la vérité historique ? Dans un article paru dans Le Monde au début de l’année 2010, Pierre Pachet soulignait avec acuité que le livre venait blesser tous ceux pour qui l’histoire était encore brûlante, et surtout qu’il intervenait sur un sujet précisément travaillé par la question de la falsification et des preuves historiques :
« Or dans le domaine dont nous parlons, la vérité des faits, des paroles, des existences vécues importe d’une façon nouvelle : parce qu’elle doit s’arracher non seulement aux prestiges du mythe ou aux mensonges de la propagande, mais à des entreprises énormes de dissimulation, de négation, de dissimulation des traces, de falsification, de destruction des restes de ceux qui furent assassinés » [33].
20 Mais pourquoi la fiction littéraire serait-elle en l’occurrence efficace au point qu’elle ferait « régresser » le travail de la vérité historique ? La construction même du livre en trois parties qui sont autant de récits de Karski – le récit de celui-ci dans Shoah regardé par le narrateur (où il se dit regardé par Karski), le récit tiré du livre Story of Secret State. My report to the World de Jan Karski, paru en 1944 et traduit en français dès 1948 [34], enfin le récit fictif en première personne dans lequel un je, qui est « Karski », dit ce qu’il pense vraiment de l’attitude des Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale, de sa rencontre avec Roosevelt notamment – forme un travail complexe et intéressant sur ce qu’est un récit de témoin. Mais elle tend à faire du for intérieur s’énonçant en première personne le lieu de la vérité même de l’individu, au-delà de ce qui l’a constitué en témoin historique [35]. Cette construction produit un phénomène de croyance, ou d’adhésion, par un travail de pénétration dans la personne de Karski, qui contredit en partie la véracité du témoignage publié de celui-ci : elle dit ce qu’il n’a pas dit, ni dans Shoah ni dans son livre. La littérature peut en effet faire cela. Avec ceci que l’articulation différenciée entre la figure du narrateur et celle de Karski, le travail de la parole de Karski par la construction en trois étapes et qui produisent la voix intérieure comme étant structurellement au plus près de la vérité du témoin Karski et de ce qu’il aurait vraiment pensé, ou de ce qu’il pense dans le présent de celui qui fait entendre sa voix. Croyance de l’écrivain autant que du lecteur : la voix venue du for intérieur apparaît ici comme le sanctuaire de l’individu témoin, qui n’a pas dit tout ce qu’il aurait pu dire, mais qui peut encore parler au présent, dans un écrit de littérature. C’est en cela, me semble-t-il, que le dispositif du livre a pu paraître toucher au cœur la vérité de l’histoire, en cela que réside aussi son « pouvoir », davantage que du fait que Y. Haenel fait dire à « Karski » quelque chose qu’il n’a pas dit, pas écrit ou qui reste discutable : nombre d’ouvrages de fiction travaillent aujourd’hui cette limite fragile de la fiction et du vrai historique, notamment dans le genre de l’uchronie, sans pour autant créer polémique [36].
21 C’est aussi en cela que le livre manque en partie peut-être son objet – la disposition de son écrit à témoigner de la vérité du témoin, ou à témoigner pour le témoin, puisque tel est, affirmé par la mise en épigraphe d’une phrase au demeurant gauchie de Paul Celan [37], son objectif. Ce dispositif qui fait entendre une voix non encore entendue de Karski peut aussi être compris comme la constitution en « témoin du témoin » de celui qui est d’abord un spectateur de Shoah, puis un lecteur de Mon témoignage devant le monde, et enfin la voix même de « Karski ». Ici, le narrateur, témoin autoconstitué du témoin, fait dire quelque chose d’improuvé (du moins jusqu’alors [38]) et de blessant pour tous ceux qui travaillent ou ont travaillé à établir un savoir de nature historique sur le génocide des juifs, sur la Seconde Guerre mondiale, sur le ghetto de Varsovie, à celui pour lequel il entend témoigner ; mais il « atteste » moins pour le témoin qu’il ne fait entendre ce que celui-ci n’a pas exactement dit. Ce dispositif offre un intérêt, et une limite : il interroge la figure du témoin – ce qui peut être un travail de la littérature, y compris pour un témoin historique –, et il en dit la vérité de personnage présent contre le témoin passé lui-même. Il pose une vérité (celle du for intérieur) au-delà de l’authenticité du témoignage public, cela sur le mode de la révélation, comme une voix surgie du silence de la mort dans le temps de la littérature, qui tend à absolutiser cette voix et à relativiser du même coup le lieu de la parole historique du témoin. C’est là, indéniablement, la mise en œuvre d’un savoir sur ce que peut la littérature.
22 Il y a donc deux points dans « l’affaire Jan Karski » : le point de la vérité historique et des moyens par lesquels elle est construite, et le point spécifique de la place du témoin – et non du témoignage – dans la production de cette vérité. La fiction d’un témoin qui pense autre chose que ce qu’a dit le témoin historique me paraît pouvoir faire partie du travail de la littérature sur les objets de la réalité historique dont elle se saisit, sur ses modes de rencontre avec l’histoire – par le cinéma ici – et les formes d’énonciation existantes, écrites ou orales, dont elle se sert, qu’elle copie, annexe et détourne. À ce titre, situer son livre dans la littérature comme l’a fait Y. Haenel en affichant le mot roman sous le titre, c’est situer les opérations d’écriture qu’il produit à partir du film de Lanzmann, des écrits de Karski et de son travail propre dans un certain régime de production de la vérité historique. Un régime qui, en faisant dire à « Karski » quelque chose qu’il n’a jamais publié, saisit de manière très forte l’histoire dans son travail d’établissement de la vérité – et il n’est au fond pas si étonnant qu’une historienne, un cinéaste, un éditeur en outre [39], qui avaient tous trois travaillé à cette constitution de la vérité, lui aient « répondu ». De fait, poser que la littérature, parce qu’elle est littérature (ici fiction d’une énonciation), se situerait en dehors de la production conflictuelle de la vérité, c’est précisément ignorer ou vouloir ignorer la puissance des gestes historiographiques que produit la littérature d’une part, la conflictualité qui préside à la production de la vérité (historique ici) d’autre part.
23 D’un autre côté, on ne peut s’offenser du dispositif construit par Y. Haenel, qui fait de Karski ce que l’histoire ne peut faire – un personnage –, que si l’on considère que la figure même du témoin est ininterrogeable, sous peine qu’il n’y ait plus de lieu de la vérité, sous peine, dans le cas des faits dont Jan Karski s’est fait le témoin, de négationnisme. Le livre de Y. Haenel expose néanmoins suffisamment son dispositif fictionnel pour qu’on puisse lui objecter « l’erreur » qu’il y a à croire en la vérité toute-puissante du for intérieur, bien plus que son travail sur la vérité de l’histoire à travers son interprétation du témoin historique [40]. À ce titre, son « erreur » n’est pas de nature historique, elle procède plutôt de la croyance en l’existence d’un lieu propre de la vérité, là où il ne peut s’agir que d’établir la vérité.
24 En exhibant le caractère de construction de tout écrit, le livre de Y. Haenel découple la double question de la vérité du témoin et de la vérité même de l’histoire de celle de l’authenticité du témoignage. Or l’articulation de ces termes occupe, semble-t-il, une place cardinale, absolue pour ainsi dire, dans le « système de la vérité » qui est le nôtre, pour des raisons qu’il faudrait analyser mais qui ne relèvent sans doute pas que d’un problème éthique. Dans ce système, la désignation d’un écrit comme témoignage produit immédiatement une énonciation comme « voix » et lui donne de la valeur : un écrit qui raconte, qui décrit la misère ou le malheur, « témoigne » ; une voix qui dit ce qu’elle a vu ou non, entendu ou pas, « témoigne ». Le témoignage, ce serait le paradigme de la vérité des faits (et de l’histoire) identifiée à la vérité de l’expérience des « témoins ». Il est pourtant frappant que le Rapport Karski que Claude Lanzmann a sorti en 2010 en utilisant des archives non montrées dans Shoah pour répondre, affirmait-il, au livre de Y. Haenel, fasse par contrecoup apparaître au moins autant le travail de fabrication de son propre film – le travail de fabrication du témoignage [41] comme fabrication de l’énonciation de vérité [42] – que la diversité des attitudes de Jan Karski entre les séquences enregistrées, une vérité du témoin [43]. Il est également frappant que d’autres documents aient été mobilisés par Jean-Louis Panné, éditeur des écrits de Karski, pour contredire la « version » donnée par Y. Haenel du témoin Jan Karski. Le témoin n’institue pas la vérité en lui-même. Toutes sortes de procédures travaillent à constituer la vérité portée par le témoin, à l’attester premièrement et à désigner le témoin même en tant que tel : c’est bien le problème de l’attestation qui est au cœur de « l’affaire Jan Karski », telle qu’engagée à partir de l’épigraphe choisie par Y. Haenel en infléchissant le vers de Paul Celan (« Qui témoigne pour le témoin ? »), telle qu’interrogée, peut-être dévoyée, par le dispositif de son roman, telle que prolongée par les actions de tous ceux, comme C. Lanzmann, qui ont mobilisé d’autres documents sur Karski, et jusqu’au travail de republication du livre de celui-ci, dans une traduction révisée, Mon témoignage devant le monde, en 2010. La couverture de la version en poche de cette édition ajoute sur la page de titre deux mentions qui infléchissent la réception du livre et de son auteur : « Souvenirs 1939-1943 » figure en haut, sous le titre principal, tandis qu’en bas, il est précisé : « par le témoin du film Shoah » [44], comme si c’était bien le film de Lanzmann, et non l’ouvrage, qui avait constitué Jan Karski en témoin. Manière éclatante de faire entrevoir qu’un témoin est institué comme témoin.
25 Le problème de l’attestation engage donc le travail de l’historien, mais aussi les dispositifs et les « pouvoirs » institués de la littérature, ceux du cinéma, et plus largement les différents lieux de validation de la vérité [45] : en l’occurrence aussi, toutes les modalités par lesquelles, de Shoah au Rapport Karski, en passant par le premier discours public de Karski, la voix de celui-ci a pu « résonne[r] comme une source », alors même que nous n’avons jamais, ni dans Shoah, ni dans le Rapport Karski, « accès à l’entretien original dans son intégralité » [46]. Toutes ces modalités instituent l’autorité du témoignage par un travail sur le témoin.
26 Aussi faut-il évidemment interroger les modalités et le sens de l’érection du témoin à cette place cardinale, paradigmatique, de la vérité historique, le fait que, de ce paradigme, la littérature issue de la Seconde Guerre mondiale et du génocide des juifs semble être devenue la garante, bien au-delà de la question même de ce sur quoi il y eut et il y a à témoigner. Faut-il désormais que tout le travail d’établissement de la vérité de l’histoire s’appuie sur la question du témoin ? À ce « jeu »-là, elle perdrait devant la littérature qui peut toujours faire ce que ne fait pas l’histoire (mais que fait aussi le cinéma, et c’est une des choses que montre le livre de Yannick Haenel [47]) : transformer une figure « historique » en personnage et contribuer par là à la « prise » de la mémoire sur la vérité [48]. La vérité que certains écrits issus de la Seconde Guerre mondiale et du génocide, qualifiés plus tard de « littérature concentrationnaire », ont travaillé à établir aux côtés de l’histoire, une autre littérature s’en est saisie, en France, ces dernières années, qui s’intéresse aux combats de l’histoire. Comme HHhHde Laurent Binet (2010), Jan Karski est un exemple de cette « autre littérature », plus exactement de cet autre moment de la littérature au travail avec un objet que l’histoire a travaillé, bien plus qu’avec les écrits de témoignage d’après 1945. Il suffit de voir les prix littéraires français tomber avec régularité sur des ouvrages portant sur la période hitlérienne pour comprendre quel rôle jouent les « pouvoirs de la littérature » – au sens strict des institutions qui jouent leur part dans le champ littéraire – dans la désignation de cette période comme celle d’une vérité incertaine, fascinante, toujours à établir, toujours à rappeler.
27 « Après la mort, la littérature » : ce que Michel de Certeau note de la mort d’Urbain Grandier dans La possession de Loudun, en désignant par « littérature » tout autre chose que ce que nous désignons comme tel (en l’occurrence, il parle de toutes sortes d’écrits, libelles, pamphlets, lettres [49]), nous aurions peut-être intérêt à le reprendre à propos de cette confrontation moderne de la « littérature » et de l’histoire sur le terrain de la vérité historique, du témoin et du témoignage. À lire Certeau, c’est bien moins un genre de la littérature qui importe qu’un « moment de la littérature », celui de l’après, celui de la prolifération [50]. Ce moment peut être celui du récit des événements, il peut être aussi, plus tard, celui où la littérature contient l’événement, l’actualise, en redit la valeur fondatrice dans une histoire [51]. Dans sa version moderne, dans le cas des écrits dont je viens de parler qui se saisissent de la figure du témoin, ce moment englobe d’autres procédures que celles de l’écriture à proprement parler, il englobe les pouvoirs de l’art cinématographique. Il continue de faire revenir la période hitlérienne comme ce qui fonderait notre présent. De ce moment qui fait apercevoir un savoir social, critique, sur la littérature et ses pouvoirs dans le système de la vérité historique, il faudrait ou faudra faire l’analyse : c’est là un travail historique dont peuvent se saisir les spécialistes de l’écrit, notamment les historiens avec leurs outils et leurs objectifs spécifiques, à condition du moins qu’ils reconnaissent que le temps de l’histoire n’est pas celui qu’élabore la littérature, et ne nécessite nullement que la discipline historique passe avec armes et bagages du côté des « pouvoirs de la littérature ».
Mots-clés éditeurs : siècle, xx, e, action, historiographie, littérature, témoin, xvii
Mise en ligne 24/07/2018
https://doi.org/10.3917/rhmc.652.0078Notes
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[1]
Voir notamment « L’opération historique » in Jacques LE GOFF, Pierre NORA (éd.), Faire de l’histoire, Paris, Gallimard, 1974, t. 1, p. 3-41, et « L’histoire, science et fiction », in Michel DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse entre science et fiction [1987], Paris, Gallimard, 2002, chap. 1, p. 53-56.
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[2]
Je développe d’emblée, du côté de la puissance sociale conférée au littéraire, le titre du livre de Christian Jouhaud consacré à l’institutionnalisation de la littérature au début du XVIIe siècle (C. JOUHAUD, Les pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, Gallimard, 2000), mais c’est pour faire revenir dans l’idée de cette « puissance » le rôle des « pouvoirs » institutionnels, disciplinaires, politiques.
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[3]
Ivan JABLONKA, L’histoire est une littérature contemporaine. Manifeste pour les sciences sociales, Paris, Seuil, 2014 et Étienne ANHEIM, Antoine LILTI (éd.), « Savoirs de la littérature », dossier spécial des Annales HSS, 65-2, mars-avril 2010.
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[4]
Cet article est plus développé que ma communication lors de la table-ronde de la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine en juin 2017 : la troisième partie consacrée à l’affaire Karski est notamment motivée par la teneur des discussions qui y ont eu lieu ; elle développe par ailleurs certains points d’un cours de Licence 3 que j’ai donné à l’université de Bourgogne en 2012-2016 et qui était consacré aux procès littéraires et aux polémiques autour de la littérature.
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[5]
É. ANHEIM, A. LILTI, introduction au dossier « Savoirs de la littérature », op. cit., p. 253.
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[6]
I. JABLONKA, Laëtitia ou la fin des hommes, Paris, Seuil, 2016, p. 11-12 : « Dans [le livre consacré à mes grands-parents], j’ai tenté de retracer leur vie, avec sa normalité et ses échecs, avec ses projets et ses espoirs, sans être obnubilé par leur mort. C’est une recherche historique ainsi qu’une stèle à la mémoire de deux jeunes gens assassinés à la fleur de l’âge. Le même sentiment me pousse à écrire sur Laëtitia. Je voudrais retracer sa vie : son parcours, les épreuves qu’elle a subies, l’avenir qu’elle se préparait, l’injustice et l’horreur d’une vie détruite. Comme pour mes grands-parents, il s’agit d’un hommage, mais aussi et surtout d’une quête de justice et de vérité ». Ce passage est extrait de la lettre envoyée par Ivan Jablonka à l’avocate de Jessica Perrais pour lui demander de rencontrer la jeune fille, lettre publiée dans le livre qui retrace l’entreprise de son auteur. Ce que l’on voit dans Laëtitia, c’est notamment la façon dont le sujet historien se veut entièrement porteur de l’éthique de son projet. Rien d’étonnant à ce que ce je se mette en scène si fréquemment dans le livre et se pose en garant de la vérité de l’entreprise d’écrire sur Laëtitia, jusqu’à intituler un chapitre : « Laëtitia c’est moi. »
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[7]
On peut éventuellement réfléchir à une « emprise » du littéraire sur les discours, y compris « scientifiques », voire la science des historiens, mais cela se confond-il avec les pouvoirs institués de la littérature ? Les apports de la sociologie de Pierre Bourdieu en ces matières permettent de ne pas tout confondre.
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[8]
Sur l’histoire très cavalière qu’Ivan Jablonka brosse des rapports entre histoire et littérature, voir Élie HADDAD, Vincent MEYZIE, « La littérature est-elle l’avenir de l’histoire ? Histoire, méthode, écriture », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 62-4, octobre-décembre 2015, p. 132-154.
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[9]
La question des « Savoirs de la littérature » est une des questions posées aux concours littéraires à l’entrée aux Grandes Écoles en 2018 (Axe 2, domaine 7 pour les séries Lettres et arts, Langues vivantes et Sciences humaines : « La littérature et les savoirs »), elle a déjà fait l’objet de colloques (à Montréal en 2004) et constitue l’axe directeur de thèses nouvelles. Depuis 2007, un site entérine l’existence d’une sous-discipline, l’épistémocritique. Publié par l’Association épistémocritique, dont Michel Pierssens est le président et fondateur, ce site se donne pour objet les « relations entre savoirs scientifiques et littéraires […]. L’orientation de la revue est résolument interdisciplinaire et tournée vers l’international. L’épistémocritique récuse en effet les procédures d’isolement disciplinaire et les partages préconstruits entre les « deux cultures », où elle ne voit que la traduction contingente des représentations propres à un moment de la culture occidentale. Elle refuse également les approches nationales de la culture et du savoir en un moment de l’histoire où les débats sur l’universalité/la globalisation des savoirs deviennent cruciaux ». Un colloque consacré à « l’Oulipo et les savoirs » a ainsi été organisé en mai 2017.
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[10]
É. ANHEIM, A. LILTI, « Savoirs de la littérature », art. cit., p. 255 et p. 256.
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[11]
« Typologie, description, généralisation, narration » sont ici appelées « opérations cognitives » (ibidem, p. 257).
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[12]
Michel FOUCAULT, Leçons sur la volonté de savoir, cours au Collège de France 1970-1971, suivi de Le savoir d’Œdipe, édition établie par Daniel Defert, Paris, Gallimard-Seuil-EHESS, 2011.
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[13]
Ce que M. Foucault fait avec Nietzsche, un certain Nietzsche au demeurant, est analysé par Jacques BOUVERESSE, Nietzsche contre Foucault. Sur la vérité, la connaissance et le pouvoir, Marseille, Agone, 2016.
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[14]
Je me permets de renvoyer à ma note critique : « Une étincelle entre deux épées », Acta fabula, 13-4, 2012, dossier « Écritures du savoir » (www.fabula.org/acta/document6942.php).
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[15]
L’expression permet à Foucault d’enquêter sur la généalogie d’une « volonté de savoir » dans le cours du 27 janvier 1970.
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[16]
É. ANHEIM, A. LILTI, « Savoirs de la littérature », art. cit., p. 256.
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[17]
Ibidem, p. 257.
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[18]
Méthode qui est une des perspectives ouvertes par le séminaire du GRIHL dans un ouvrage récent : Écriture et action. XVIIe-XIXe siècle, une enquête collective, Paris, Éditions de l’EHESS, 2016.
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[19]
C. JOUHAUD, Les pouvoirs de la littérature…, op. cit.
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[20]
La désignation de « politiques » est issue du moment où, pendant les guerres de Religion, un « parti » s’est constitué qui a cherché la paix dans la fidélité au roi, y compris à un roi converti, en faisant de l’État le garant de l’unité du royaume par-delà la fracture religieuse, entérinant donc cette dernière.
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[21]
Les « zélés » sont les catholiques « ultra » de l’époque qui prennent acte de la défaite de la Ligue mais n’acceptent pas le compromis instauré par l’édit de Nantes et cherchent à infléchir le pouvoir royal pour mettre fin à la présence protestante dans le royaume.
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[22]
Une histoire qui passerait par Ronsard (et ses opérations de valorisation d’une noblesse pourtant non réelle), par les « moralistes » de l’âge classique, par les auteurs diplomates du XXe siècle également.
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[23]
Comme c’est le cas de l’équipe qui a édité les deux premières parties chez Champion Classiques : L’Astrée, première partie, édition critique sous la direction de Delphine Denis, Paris, Champion Classiques, 2010, et deuxième partie, 2016.
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[24]
Voir là-dessus Paul RICOEUR, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil, 1990.
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[25]
Voir Robert DESCIMON, José Javier RUIZ IBANEZ, Les ligueurs de l’exil. Le refuge catholique français après 1594, Seyssel, Champ Vallon, 2005, et Marco PENZI, « “Damnatio memoriae” : la “Ligue catholique française” et la storiografia, tra “politiques”, rivoluzionari, mistici e liberali », Quaderni storici, 118, avril 2005, p. 263-284.
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[26]
Je reprends une proposition théorique d’Alain CANTILLON dans Le pari-de-Pascal. Étude littéraire d’une série d’énonciations, Paris, Vrin/EHESS, 2014.
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[27]
Jean DE LA FONTAINE, « L’homme et la couleuvre », Fables, 1678, livre IX, 1.
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[28]
Voir là-dessus Myriam MAÎTRE, Les Précieuses. Naissance des femmes de lettres au XVIIe siècle, Paris, Honoré Champion, 1999.
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[29]
Myriam TSIMBIDY, Le cardinal de Retz polémiste, Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2005.
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[30]
Roland BARTHES, « La mort de l’auteur », Manteïa, 5, 168, repris dans Le bruissement de la langue. Essais critiques IV [1984], Paris, Seuil, 1993, p. 63-69.
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[31]
Patrick BOUCHERON, « “Toute littérature est assaut contre la frontière”. Note sur les embarras historiens d’une rentrée littéraire », Annales HSS, 65-2, mars-avril 2010, p. 441-467, ici p. 451 et p. 457. Il est aussi question des « futilités du jeu de rôle de la rentrée littéraire » (p. 467).
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[32]
Dans un entretien intitulé « Faux témoignage » accordé à L’Histoire, 349, janvier 2010, p. 30-31.
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[33]
Pierre PACHET, « Le roman de l’histoire », Le Monde, 6 février 2010. Et il ajoute que cette vérité importe aussi « parce que sont présents dans notre monde, dans notre temps, parmi nous, des survivants : victimes dont il incombe à chacun de respecter la sensibilité et les souvenirs difficiles à héberger en soi et à transmettre, témoins, acteurs. […] La douleur, la honte, la culpabilité sont encore vivantes, comme le sont la destruction et le mensonge ».
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[34]
Traduction anonyme sous le titre Mon témoignage devant le monde : histoire d’un État secret, Paris, Self, 1948.
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[35]
Sur cette équivalence, voir David HERMAN (éd.), The Emergence of Mind : Representations of Consciousness in Narrative Discourse in English, Lincoln, University of Nebraska Press, 2011.
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[36]
Par exemple dans Christopher PRIEST, La séparation [2002], Scribner, 2008 dont le titre désigne la séparation entre deux frères, acteurs de la Seconde Guerre mondiale en Angleterre, mais aussi les versions qu’ils donnent d’une histoire, constamment travaillée par des récits auxquels le lecteur doit croire jusqu’au moment où elles sont renversées. La « séparation » est à ce titre l’impossible partage que dessine le livre entre le vrai et le faux (et non pas entre l’histoire et la fiction) du point de vue du lecteur.
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[37]
« Qui témoigne pour le témoin ? » : en réalité, le poème de Paul Celan que reprend Yannick Haenel, Aschenglorie, se clôt sur une affirmation, « Niemand zeugt für den Zeugen » (personne ne témoigne pour le témoin). Y. Haenel s’est expliqué de son choix de « traduction » dans une lettre adressée à Pierre Assouline, citée par celui-ci dans « Délit de citation », février 2010 (La République des livres). Il est frappant que Jacques DERRIDA rencontre la question du témoignage en traduisant le poème Aschenglorie dans Politique et poétique du témoignage [2000], en anglais, repris in Marie-Louis MALLET, Ginette MICHAUX (éd.), Cahier de l’Herne Derrida, 2004, p. 521-539, occasion d’interroger la possibilité même de la traduction, du témoignage comme traduction, du poème comme témoin du témoignage (voir là-dessus Marc CRÉPON, « Traduire, témoigner, survivre », Rue Descartes, 52, « Penser avec Jacques Derrida », 2006/2, p. 27-38).
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[38]
Si certains documents montrent Karski d’abord préoccupé par la nécessité de témoigner pour la Pologne, d’autres ont permis, depuis le livre de Y. Haenel, de nuancer cette affirmation. Voir infra.
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[39]
Jean-Louis PANNÉ, Jan Karski, le « roman » et l’histoire, Paris, Pascal Galodé, 2010.
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[40]
Pourtant, d’autres exemples montrent la complexité de l’articulation entre une énonciation de « témoin » et la production d’un discours historique : le procès des Cercueils de Zinc de Svletana ALEXIEVITCH saisit les « témoins » au lieu même d’une équivocité dont ils ne sont certes pas seuls responsables (beaucoup ont reçu des pressions politiques pour infirmer leurs propos tels que rapportés dans le livre de l’auteur), mais qui les conduit à mettre publiquement en cause non seulement l’usage qu’a fait S. Alexievitch de leurs propos, mais ces propos mêmes. Au demeurant, dans les documents qui accompagnent l’édition française de ce livre qu’a donnée Wladimir Berelowitch (Paris, Christian Bourgois, 2006 [1989]), l’auteure parle plutôt de « confession » que de « témoignages ».
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[41]
Claude Lanzmann relie explicitement la sortie du Rapport Karski à la nécessité de balancer le « faux témoignage » que serait le livre d’Haenel, mais il avait déjà eu recours à la mobilisation d’archives inutilisées de Shoah pour Sobibor (2001).
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[42]
Ziva Postec, la monteuse de Shoah, décrit ainsi son travail dans un « Master class » du séminaire « Pratiques historiennes des images animées » de Christian Delage à l’EHESS, 17 mars 2009 : « J’ai fait de la dentelle, c’est-à-dire que j’ai reconstitué ce que les gens disaient très longuement. Je l’ai raccourci et j’ai remonté la phrase. […] Justement je disais qu’il faut manipuler, pour dire la vérité, et c’était ma préoccupation ». Le propos est cité par Rémy BESSON, « Le Rapport Karski. Une voix qui résonne comme une source », Études photographiques, 27, mai 2011, dossier « Images de guerre, photographies mises en page » (http://journals.openedition.org/etudesphotographiques/3178). Rémy Besson note la différence de position de Lanzmann, au moment du Rapport Karski, quant à la façon dont « la vérité sort de la bouche du témoin ». Et il montre que les neuf plans qui composent le Rapport Karski ont fait l’objet d’un travail tout aussi élaboré que ceux qui présentent Jan Karski dans Shoah.
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[43]
Plus détendu, observent Annette Wieviorka et d’autres, que dans Shoah.
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[44]
Mon témoignage devant le monde. Histoire d’un État clandestin, traduction révisée et complétée par Céline Gervais-Francelle, Robert Laffont, 2010. C’est l’édition de poche, en collection « Points », qui ajoute les deux mentions.
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[45]
La presse, notamment, a joué un rôle très important dans « l’affaire Karski ».
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[46]
R. BESSON, « Une voix qui résonne comme une source », art. cit. L’auteur montre que l’accès même au premier discours public de Karski est « lacunaire ».
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[47]
Sobibor de Lanzmann est centré sur la figure très « héroïque » (par sa beauté, par son action, par la place où le met Lanzmann) de Yehuda Lerner, un des révoltés du camp de Sobibor, le 14 octobre 1943.
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[48]
Jan Karski (mon nom est une fiction), pièce de théâtre d’Arthur NAUZYCIEL, représentée au festival d’Avignon en 2011, adapte le roman de Y. Haenel en intégrant, ne serait-ce qu’au niveau du titre, la polémique de l’année précédente.
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[49]
M. DE CERTEAU, La possession de Loudun [1970], Paris, Gallimard, 2005, p. 337-365.
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[50]
Je me permets de renvoyer à L. GIAVARINI, « La fiction-sorcière : contre la littérature ? », in Jean-Christophe ABRAMOVICI et C. JOUHAUD (éd.), « Michel de Certeau et la littérature » (actes du colloque de mars 2017), Les Dossiers du Grihl, 2018-02 (http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/6864).
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[51]
Voir les remarques de Dinah RIBARD dans « La première personne du singulier », in ibidem (http://journals.openedition.org/dossiersgrihl/689).