Notes
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[1]
Michel DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 144.
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[2]
Roland BARTHES, Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Seuil, 1994, p. 427.
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[3]
Alphonse DUPRONT, « De l’histoire comme science humaine du temps présent », Revue de synthèse, 3e série, 86/37-39, 1965, p. 317-336, ici p. 318.
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[4]
Pierre Bourdieu, notamment, a souvent développé sa conception de l’articulation entre histoire et sociologie. Voir entre autres le dialogue Pierre BOURDIEU, Roger CHARTIER, Le sociologue et l’historien, Marseille, Agone, 2010.
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[5]
Lucien FEBVRE, « Vers une autre histoire » (à propos de l’Apologie pour l’histoire de Marc Bloch), in Combats pour l’histoire [1952], Paris, Armand Colin, 1992, p. 427.
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[6]
Je fais allusion ici à un article d’Emmanuel BOUJU, « Force diagonale et compression du présent. Six propositions sur le roman “istorique” contemporain », Écrire l’histoire, 11, 2013, p. 51-60. On se souviendra également de la façon dont W. G. SEBALD (« conteur de l’Histoire ») reprochait aux écrivains de langue allemande de la deuxième moitié du XXe siècle de s’être peu emparés de l’Histoire : voir la deuxième partie des textes rassemblés dans Campo santo, Arles, Actes Sud, 2009.
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[7]
Voir notamment Maurice BLANCHOT, L’espace littéraire [1955], Paris, Gallimard, 1988.
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[8]
L’un pouvant illuminer l’autre et vice-versa sans doute : « Je pense que la littérature […] est, en plus d’un point, en avance sur les sciences sociales et enferme tout un trésor de problèmes fondamentaux – concernant la théorie du récit par exemple – que les sociologues devraient s’efforcer de reprendre à leur compte ». Pierre BOURDIEU, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 179-180.
-
[9]
Selon le titre de l’article de Claire LEMERCIER, « Une histoire sans sciences sociales ? », Annales HSS, 70-2, avril-juin 2015, p. 345-357, consacré à discuter les thèses de David Armitage et Jo Guldi, dont le projet de restauration de la perspective de longue durée se présente explicitement comme un projet « politique ».
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[10]
P. BOURDIEU avait souligné la « monstruosité logique du discours du romancier », à la fois surplombant son personnage (dehors) et à l’intérieur de sa vie consciente (dedans), dans Sociologie générale, t. 1, Paris, Seuil/Raison d’agir, 2015, p. 239 sq.
-
[11]
Cours de Gilles DELEUZE à Vincennes « Anti-Œdipe et autres réflexions », du 27 mai 1980, transcription par Frédéric Astier (www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=68).
-
[12]
Qu’est-ce qui fait la différence entre La guerre et la paix et Les bienveillantes ? Le premier prend en charge non seulement le sens de la guerre contre Napoléon, mais le sens même de l’histoire de la Russie et, à travers elle, de l’humanité ; le second est un « produit », relevant d’une littérature de tiroirs de chambre d’adolescent, qui croit intelligent de mettre en scène un nazi très cultivé et instable sexuellement, alors que, comme le faisait remarquer M. Foucault à propos de Portier de nuit : « Ce ne sont pas des grands délirants sexuels qui ont perpétré les crimes nazis, mais des éleveurs de poulet (Himmler avait eu une formation d’agronome) » (Michel FOUCAULT, « Entretien avec Serge Toubiana et Pascal Bonitzer », Cahiers du cinéma, 251-252, juillet-août 1974). Dans un cas, il s’agit de créer une mythique, une incarnation scripturaire et monumentale de ce que c’est que la Russie – et c’est peut-être ça, « l’histoire » : le sentiment très puissant d’un héritage énorme et d’un futur qui va vers l’éternel ; dans l’autre, on est incapable de dire ce qui est en jeu.
-
[13]
François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
-
[14]
Voir l’heureuse réédition récente d’Erich AUERBACH, Figura. La loi juive et la promesse chrétienne [1938], Paris, Macula, 2017.
-
[15]
Lucien SFEZ, « La crise du temps et l’utopie de la santé parfaite », in Paul ZAWADZKI (éd.), Malaise dans la temporalité, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, http://books.openedition.org/psorbonne/4465, § 73.
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[16]
Selon Reinhart Koselleck, « l’histoire est un enchevêtrement secret de passé et de futur dont on ne peut reconnaître la cohésion qu’après avoir appris à la constituer à partir de deux modes existentiels, celui de la mémoire et celui de l’espoir » : R. KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], trad. J. Hoock et M.-C. Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, p. 310.
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[17]
Alexandre ESCUDIER, « “Temporalisation” et modernité politique : penser avec Koselleck », Annales HSS, 64-6, novembre-décembre 2009, p. 1269-1301.
« Le passé est un présent en glissement. »
1 Si l’on se pose la question de ce que « fait » l’édition aux sciences humaines, l’histoire est une discipline qui nous offre un observatoire de choix. Dire que la médiation éditoriale a joué un rôle important dans la divergence entre littérature et histoire, ce n’est pas méconnaître les évolutions propres à la discipline, mais c’est tenter de tirer toutes les conséquences du fait irréductible que les sciences sociales ont partie liée avec l’écriture et qu’elles ne pourront jamais s’émanciper tout à fait d’une certaine « littérarité ». Et peut-être, pour aller plus loin, tenter une fois de plus de s’interroger sur le régime d’historicité qui est le nôtre.
2 Portons sur ces relations un regard régressif en commençant par la situation actuelle. L’histoire est à peu près la seule discipline de sciences humaines et sociales qui soit encore visible en librairie. Les ventes exceptionnelles de l’Histoire mondiale de la France (100000 exemplaires à ce jour) cachent néanmoins une situation difficile. Les livres de recherche, la plupart du temps, correspondent à des ventes autour des 400 exemplaires. La biographie résiste, même chez Fayard qui a considérablement réduit la voilure, les essais historiques à destination d’un grand public également, pour peu que l’auteur soit un tant soit peu intégré dans le système des médias. L’histoire contemporaine est dominante chez les éditeurs généralistes. On assiste à un retour du récit et de la chronologie.
3 L’histoire reste encore porteuse si l’on recherche la notoriété, ou, du moins, est encore capable de la créer comme un effet collatéral pour l’auteur : la notoriété qu’a acquise, par exemple, Thomas Piketty avec Le capital au XXIe siècle, pourtant fort volume d’histoire économique, en témoigne. Du côté des éditeurs, elle représente encore un marché (les Rendez-vous de Blois, les magazines grand public, l’initiative récente de la ville de Toulouse avec la manifestation intitulée « l’Histoire à venir »), à mesure que se reconfigurent les structures de la mémoire collective autour de « l’événementiel » des commémorations, des anniversaires, des « usages publics » de l’Histoire.
4 Michel de Certeau écrivait dans Histoire et psychanalyse entre science et fiction : « Enlevez à l’auteur d’une étude historique son titre de professeur, il n’est plus qu’un romancier » [1]. Évidemment, il ne croyait pas entièrement à cette formule : comme le rêve et la réalité selon Merleau-Ponty, l’histoire et le roman n’ont pas le même « grain ». Ce qu’elle met en valeur, ce sont, outre « l’autorisation institutionnelle d’un texte », l’affinité des procédures stylistiques des écritures romanesques et historiques. Mais ce qui m’intéresse pour le moment davantage, c’est qu’elle ouvre, pour ainsi dire, l’analyse de tout l’espace, qu’il faut bien appeler de « manipulation » – des auteurs comme des textes –, par les pratiques des éditeurs. Sans pouvoir entrer dans le détail, on peut relever la façon dont les éditeurs privilégient la fameuse « mise en intrigue » du discours historique, au détriment d’une histoire plus conceptuelle ou plus « science sociale ». Pour caricaturer les positions, on pourrait dire que l’éditeur demande non pas de l’intelligibilité – on se souvient de la fin du texte de Roland Barthes sur le discours de l’histoire : « La narration historique meurt [pour une discipline qui se refuse prudemment à assumer le réel comme signifié] parce que le signe de l’Histoire est désormais moins le réel que l’intelligible » [2] –, mais des histoires (les destins exceptionnels, les grandes fresques, etc.), appliquant précisément au discours historique des catégories « littéraires » elles-mêmes datées dans le temps, autrement dit, quasiment celles des Belles Lettres destinées à édifier et à plaire.
5 Si l’on quitte la situation présente et que l’on se tourne vers l’histoire de l’édition de la fin du XIXe siècle aux années 1970, il est loisible de distinguer plusieurs moments. Le premier serait celui de l’autonomisation de l’histoire par rapport à ce que l’on appelait encore au XIXe siècle les « Belles Lettres », prises dans les formes de l’histoire-chronique, de « l’historié » (l’héroïque, le mémorable), pour parler comme Alphonse Dupront qui le distingue de « l’historiographié » [3], à mesure que la discipline prend conscience qu’elle est une science sociale (avec, notamment, la création de la Revue historique en 1876) et qu’elle se désolidarise des fins qu’on lui impose : formation de la Nation, du citoyen, objectifs fidèles au thème classique historia, magister vitae.
6 Il semble que ce qui a changé le statut éditorial de l’histoire-discipline (au moins en France), c’est la coopération dès la fin du XIXe siècle entre « libraires », comme on les appelle encore, et universitaires, alors même que les disciplines de sciences humaines et sociales sont jeunes et d’institutionnalisation mal assurées. Les genres commencent à se distinguer : livres de vulgarisation, manuels, érudition, etc. Cette spécialisation, cette différenciation de plus en plus claire entre littérature et science, opère une division du travail éditorial et la création de maisons d’édition dédiées au travail scientifique. Citons un seul exemple : les trois maisons les plus connues fondatrices des Puf, Alcan, Rieder, Leroux. À la fin des années 1960, l’entrée dans des maisons d’édition généralistes d’universitaires comme directeurs de collections (Pierre Nora chez Gallimard, Michel Winock au Seuil, Pierre Bourdieu chez Minuit, etc.) poursuit un mouvement déjà bien amorcé depuis plus d’un demi-siècle et signe la fin d’un processus d’institutionnalisation des sciences sociales (même si chacune des personnes nommées ici avait des conceptions divergentes des sciences sociales [4]).
7 De ce scellement, l’on me pardonnera de citer en témoignage un texte, un peu long, de Lucien Febvre :
« L’histoire évolue rapidement, comme toute science aujourd’hui. Après bien des hésitations et des faux pas, quelques hommes tentent de s’orienter, de plus en plus, vers le travail collectif. Un jour viendra où l’on parlera de “laboratoires d’histoire” comme de réalités. […] Une génération ou deux : le vieux Monsieur dans son fauteuil, derrière ses fichiers strictement réservés à son usage personnel et aussi jalousement gardés, […] aura fait place au chef d’équipe, alerte et mobile, qui, nourri d’une forte culture, ayant été dressé à chercher dans l’histoire des éléments de solution pour les grands problèmes que la vie, chaque jour, pose aux sociétés et aux civilisations, saura tracer les cadres d’une enquête, poser correctement les questions, indiquer précisément les sources d’information et, ceci fait, évaluer la dépense, régler la rotation des appareils, fixer le nombre des équipiers et lancer son monde dans l’inconnu. Deux mois, ou trois ou quatre : la cueillette est terminée. La mise en œuvre commence. Lecture des microfilms, mise en fiches, préparation des cartes, des statistiques, des graphiques, confrontation des documents proprement historiques avec les documents linguistiques, psychologiques, ethniques, archéologiques, botaniques, etc., qui peuvent faciliter la connaissance. Six mois, un an : l’enquête est prête à être livrée au public » [5].
9 Après ce temps de la distinction vient celui de l’interrogation. La maturation épistémologique de l’histoire replace sur le devant de la scène sa narrativité irréductible et son enracinement dans « l’écriture » (« l’historio-graphie » de M. de Certeau). Il devient de plus en plus évident que son registre propre de véridicité appartient à un autre ordre qui se révèle incapable de dégager des « lois » de l’histoire, porte le soupçon sur la causalité et la téléologie. La discipline historique prend conscience qu’elle ne parviendra jamais à cette pureté scientifique à laquelle elle aspire. Cette phase coïncide avec celle de la célèbre crise des sciences humaines et sociales qui génère l’apparition de formes hybrides, « métissées », aux frontières des genres, qui se veulent expérimentales (du docu-roman à l’histor- (ou istor)-roman [6], distinguant celui-ci du roman historique), persuadées d’être chargées de fortes valeurs heuristiques.
10 Mais, entre-temps, les Belles Lettres se sont transformées en « littérature », laquelle aura duré, pour dire les choses grossièrement, de Mallarmé à Céline, de 1880 à 1960. Cette « littérature », dont Blanchot a été le théoricien par excellence [7], n’insiste pas tant sur la fiction, sur le narratif, mais se veut « révélation », au sens quasi théologique du terme. Ce n’est pas ce que les contemporains ont majoritairement perçu comme « littérature », bien entendu, de même que l’histoire-récit cohabite sans difficulté avec l’histoire-science, bien que les limites entre les deux modèles soient désormais bien établies [8]. Je veux seulement indiquer qu’une frontière entre des « régimes » d’écriture, à la fois du côté de la discipline historique et de la littérature, s’instaure, et qu’elle ne va pas sans ses contrebandiers, passeurs et clandestins.
11 En revenant à la situation présente, dans notre mouvement de balancier entre hier et aujourd’hui, nous constatons que nous sommes à un moment de reflux des sciences humaines et sociales, voire de remise en cause de leur légitimité scientifique (allant de pair avec une déstabilisation institutionnelle ?), ainsi qu’à celui d’une « fin » de la littérature-révélation. Du côté des sciences humaines, tout se passe comme si l’on avait renoncé à l’objectivation, déclarée impossible et vaine, au motif que leur projet aurait échoué à créer de l’intelligibilité et, politiquement, à changer le cours des choses. Il faudrait donc aller vers une sorte d’herméneutique molle, une « histoire sans sciences sociales » [9] propre à rencontrer, précisément, la littérature. Le retour vers un subjectivisme méthodologique fait peu de cas des débats autour des impasses de l’observation participante et de la tentative d’une discipline comme la sociologie d’aller vers une « objectivation participante » [10]. La littérature, de son côté, ne « délire plus sur le monde », comme aurait dit Deleuze [11], mais se tourne vers l’autofiction, l’intime, le fait divers, le « petit », renonce à l’invention formelle (renoue même parfois avec les marqueurs traditionnels de la « belle écriture ») et, quand elle prend comme objet l’histoire (j’allais écrire : « quand elle s’en prend à »), elle entend en dégager davantage de sens que les historiens, au plus près d’une humanité réelle [12]. C’est le temps des « écrivants » (transitif) et non plus des « écrivains » (autotélique) selon Barthes. Là encore, je concède qu’il ne s’agit que d’une part de la littérature qui s’écrit aujourd’hui, mais j’essaie de repérer des recompositions.
12 Mais il y a plus que ce chassé-croisé entre histoire et « littérature » et je quitte là le strict domaine de l’édition pour une réflexion plus générale, en risquant des questions auxquelles je n’ai pas de réponse. C’est bien l’historicité de l’homme qui une fois de plus est en jeu. L’histoire-discipline moderne est fondée sur la distinction entre passé et présent. Le sens moderne de l’Histoire, lui, repose sur l’aimantation du futur. On l’a dit, notre époque vivrait la temporalité sous le mode du « présentisme » [13]. Mais ne faut-il pas aller plus loin, jusqu’à énoncer que ce sont les phases temporelles, elles-mêmes, qui sont en train de se reconfigurer ? Le « présent » du présentisme n’est pas le présent sans plus. N’est-il pas une autre sorte de « présent » ; le présent nietzschéen ? Non pas le simple là devant, mais le « bilan comptable de la vie » ? On le sait, d’autres époques de l’histoire vivent selon des régimes d’historicité différents. Pour ne prendre que l’exemple du Moyen Âge, qui vit selon une temporalité dans laquelle le passé et le présent sont contemporains (Moïse est le maître contemporain de Platon), le tout étant « figure » [14] de la seule réalité qui vaille : le monde à venir.
13 Quelle nouvelle temporalité est en train d’émerger ? Cette remise en cause de la temporalité moderne : passé (vraiment dépassé), présent courant vers un futur libérateur, explique la crise de toutes les institutions engendrées par cette temporalité, du musée à l’archive en passant, précisément, par l’histoire-discipline. Walter Benjamin a tenté de montrer que le passé était un inaccompli, ouvert, toujours en train de s’accomplir dans ses possibilités. Derrida et Levinas ont tenté de penser la distinction futur/avenir, le premier étant le programmable, le prévisible, « l’anticipable » ; le second étant l’événement pur « qui vient ».
14 Le désarroi actuel des historiens a peut-être son origine dans cette reconfiguration du temps. Ce qui expliquerait que certains aspirent à trouver leur salut dans un « retour à » ou dans une « nouvelle alliance avec » la littérature, au sens où celle-ci permettrait de rompre avec « l’indifférence scientifique » et de prendre en charge le passé « comme si nous étions là nous-mêmes », dans une relation de proximité qui engage vraiment, cet engagement autorisant peut-être une action dans le présent pour le modifier. C’est là que l’on mesure le glissement d’avec la position de M. Bloch et L. Febvre qui, au contraire, plaidaient pour un renforcement de scientificité, une complémentarité disciplinaire des sciences humaines, propres, selon eux, à éclairer les acteurs sociaux.
15 Le projet foucaldien d’une « histoire du présent » (et non pas au présent) qui consistait à dégager le passé inscrit à même la structuration du présent, le fait que M. Bloch, alors qu’il appartenait pourtant au temps de la césure moderne, allait répétant sans cesse que l’histoire n’avait pas comme objet le passé mais les hommes, le fameux futur-antérieur lacanien (« ça aura été pour ce que je suis en train de devenir »), ne sont-ils pas également des indices que la distance moderne entre passé et présent, pour le moins, se complexifie ? Le refus d’un passé mort et qui « reste mort », a-t-on envie d’ajouter pour parler comme Nietzsche, le refus concomitant d’un futur « programmable » (comme voulait l’être le futur révolutionnaire), ne sont peut-être pas des symptômes de nihilisme, mais du fait que la temporalisation humaine, une fois de plus, se modifie.
16 Si l’on parle comme Reinhart Koselleck, faut-il en venir à discerner une nouvelle mutation de l’expérience, celle d’un « temps a-chrone, étirable ou rétractable à l’infini », pour reprendre l’expression de Lucien Sfez [15] ? Cette nouvelle temporalité remettrait en question toutes nos catégories « historiques » : « l’avant » et « l’après », la « mémoire » et « l’espoir » [16], la « génération » et la « filiation », la « contemporanéité », le « probable », le « souhaitable » ; en somme, toutes les « structures de répétition », selon l’expression de R. Koselleck commentée par Alexandre Escudier [17], tout ce qui organise notre vécu du temps, toutes les « institutions » du temps !
Mots-clés éditeurs : siècle, e, historicité, historiographie, XX, édition, temporalité, sciences sociales, littérature
Mise en ligne 24/07/2018
https://doi.org/10.3917/rhmc.652.0047Notes
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[1]
Michel DE CERTEAU, Histoire et psychanalyse entre science et fiction, Paris, Gallimard, 1987, p. 144.
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[2]
Roland BARTHES, Œuvres complètes, vol. 2, Paris, Seuil, 1994, p. 427.
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[3]
Alphonse DUPRONT, « De l’histoire comme science humaine du temps présent », Revue de synthèse, 3e série, 86/37-39, 1965, p. 317-336, ici p. 318.
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[4]
Pierre Bourdieu, notamment, a souvent développé sa conception de l’articulation entre histoire et sociologie. Voir entre autres le dialogue Pierre BOURDIEU, Roger CHARTIER, Le sociologue et l’historien, Marseille, Agone, 2010.
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[5]
Lucien FEBVRE, « Vers une autre histoire » (à propos de l’Apologie pour l’histoire de Marc Bloch), in Combats pour l’histoire [1952], Paris, Armand Colin, 1992, p. 427.
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[6]
Je fais allusion ici à un article d’Emmanuel BOUJU, « Force diagonale et compression du présent. Six propositions sur le roman “istorique” contemporain », Écrire l’histoire, 11, 2013, p. 51-60. On se souviendra également de la façon dont W. G. SEBALD (« conteur de l’Histoire ») reprochait aux écrivains de langue allemande de la deuxième moitié du XXe siècle de s’être peu emparés de l’Histoire : voir la deuxième partie des textes rassemblés dans Campo santo, Arles, Actes Sud, 2009.
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[7]
Voir notamment Maurice BLANCHOT, L’espace littéraire [1955], Paris, Gallimard, 1988.
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[8]
L’un pouvant illuminer l’autre et vice-versa sans doute : « Je pense que la littérature […] est, en plus d’un point, en avance sur les sciences sociales et enferme tout un trésor de problèmes fondamentaux – concernant la théorie du récit par exemple – que les sociologues devraient s’efforcer de reprendre à leur compte ». Pierre BOURDIEU, Réponses. Pour une anthropologie réflexive, Paris, Seuil, 1992, p. 179-180.
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[9]
Selon le titre de l’article de Claire LEMERCIER, « Une histoire sans sciences sociales ? », Annales HSS, 70-2, avril-juin 2015, p. 345-357, consacré à discuter les thèses de David Armitage et Jo Guldi, dont le projet de restauration de la perspective de longue durée se présente explicitement comme un projet « politique ».
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[10]
P. BOURDIEU avait souligné la « monstruosité logique du discours du romancier », à la fois surplombant son personnage (dehors) et à l’intérieur de sa vie consciente (dedans), dans Sociologie générale, t. 1, Paris, Seuil/Raison d’agir, 2015, p. 239 sq.
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[11]
Cours de Gilles DELEUZE à Vincennes « Anti-Œdipe et autres réflexions », du 27 mai 1980, transcription par Frédéric Astier (www2.univ-paris8.fr/deleuze/article.php3?id_article=68).
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[12]
Qu’est-ce qui fait la différence entre La guerre et la paix et Les bienveillantes ? Le premier prend en charge non seulement le sens de la guerre contre Napoléon, mais le sens même de l’histoire de la Russie et, à travers elle, de l’humanité ; le second est un « produit », relevant d’une littérature de tiroirs de chambre d’adolescent, qui croit intelligent de mettre en scène un nazi très cultivé et instable sexuellement, alors que, comme le faisait remarquer M. Foucault à propos de Portier de nuit : « Ce ne sont pas des grands délirants sexuels qui ont perpétré les crimes nazis, mais des éleveurs de poulet (Himmler avait eu une formation d’agronome) » (Michel FOUCAULT, « Entretien avec Serge Toubiana et Pascal Bonitzer », Cahiers du cinéma, 251-252, juillet-août 1974). Dans un cas, il s’agit de créer une mythique, une incarnation scripturaire et monumentale de ce que c’est que la Russie – et c’est peut-être ça, « l’histoire » : le sentiment très puissant d’un héritage énorme et d’un futur qui va vers l’éternel ; dans l’autre, on est incapable de dire ce qui est en jeu.
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[13]
François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003.
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[14]
Voir l’heureuse réédition récente d’Erich AUERBACH, Figura. La loi juive et la promesse chrétienne [1938], Paris, Macula, 2017.
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[15]
Lucien SFEZ, « La crise du temps et l’utopie de la santé parfaite », in Paul ZAWADZKI (éd.), Malaise dans la temporalité, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, http://books.openedition.org/psorbonne/4465, § 73.
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[16]
Selon Reinhart Koselleck, « l’histoire est un enchevêtrement secret de passé et de futur dont on ne peut reconnaître la cohésion qu’après avoir appris à la constituer à partir de deux modes existentiels, celui de la mémoire et celui de l’espoir » : R. KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], trad. J. Hoock et M.-C. Hoock, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990, p. 310.
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[17]
Alexandre ESCUDIER, « “Temporalisation” et modernité politique : penser avec Koselleck », Annales HSS, 64-6, novembre-décembre 2009, p. 1269-1301.