1 Que connaît-on du chartisme en France ? Le plus souvent, quelques éléments réduits à des images sans cesses ressassées – ainsi des meetings, des pétitions et autres formes d’intervention massive dans la vie politique britannique. Ces images sont d’autant plus « exotiques » qu’elles servent à alimenter le débat sur la spécificité de la vie politique britannique – à laquelle répondrait de fait la fameuse « exception française » : d’un côté, la Grande-Bretagne, marquée par une culture protestataire inscrite dans la transaction, la négociation et finalement le rejet de la révolution au profit de formes massives d’intervention populaire canalisées par des modes d’expression privilégiant la non-violence ; de l’autre, la France, pays présenté par Michelet comme celui de « l’Idée » – entendons : précoce porteur de l’idéal révolutionnaire qu’il transmettrait au reste de l’Europe – et un pays marqué par une sorte de conflit permanent, recourant à l’affrontement violent de manière récurrente : un affrontement que les acteurs comme les analystes hésitent à définir, entre guerre civile et guerre sociale.
2 La somme que propose Malcolm Chase (dans une traduction de L. Bury, préfacée par F. Bensimon), permet de réfléchir à la validité ou à l’invalidité de cette opposition. Car c’est bien un panorama du chartisme dans toute sa dimension chronologique qui est ici proposé au lecteur, grâce à une impressionnante maîtrise des sources permettant d’appréhender le phénomène. La chose n’est pas aisée et la méthode suivie par M. Chase peut sembler, dans un premier temps, quelque peu déroutante. De fait, l’historiographie française n’est plus guère habituée à une approche chronologique de l’événement. L’extrême fractionnement de la séquence chartiste ici envisagée (en gros, une vingtaine d’années) en une dizaine de chapitres couvrant de quelques mois à quelques années ne permet pas d’éviter un sentiment de répétition. Mais paradoxalement, c’est aussi une manière de s’affranchir, autant que possible, de la dictature téléologique : en procédant ainsi, M. Chase colle au plus près du vécu des acteurs, contraints d’agir – face aux réactions du pouvoir comme à celles de ce peuple que les chartistes entendent mobiliser – de manière quelque peu « aveugle », improvisant parfois, prenant des décisions apparemment irrationnelles. En bref, c’est bien le présent du chartisme qu’il nous est proposé de saisir – et non une reconstruction postérieure de nature à la fois mémorielle et historiographique.
3 Le chartisme se trouve ici inscrit dans une double lecture : l’une est verticale, d’ordre généalogique, avec un questionnement sur les modes d’acquisition et de transmission d’une culture politique hésitant entre tradition et innovation ; l’autre est horizontale, et interroge les liens entre le chartisme et les mouvements protestataires européens contemporains, ceux des années 1830 à 1848. Ce deuxième axe est secondaire dans le livre : M. Chase ne l’interroge réellement que pour 1848. Le premier axe est quant à lui central. Il s’inscrit dans la perception de la naissance de la « démocratie » britannique, au sein d’un parcours chaotique, d’acquis temporaires, de reculs parfois. L’auteur rappelle ainsi l’héritage des jacobins britanniques de 1792, mais aussi celui d’événements plus récents comme le massacre de Peterloo ou le complot de Cato Street. On en revient à la forme de l’ouvrage : à son plan chronologique, déjà évoqué, mais aussi à l’option narrative qui l’emporte – volontairement – sur l’analytique. Non que cette dernière soit absente : mais elle ne constitue pas un préalable à l’exposé des faits. M. Chase n’entend pas fournir a priori un cadre théorique qui, dans un second temps, serait illustré par un ensemble de faits démontrant la pertinence de son exposé initial. À la manière d’un géographe face à un paysage, il procède en trois temps : observation, description, explication. Son récit, mobilisant des centaines d’acteurs depuis les leaders du mouvement chartiste jusqu’aux protagonistes moins connus voire inconnus, mais prenant aussi en compte une géographie éclatée du mouvement chartiste à la fois urbain et rural, épouse la complexité du phénomène décrit. Il convient d’insister sur la dimension spatiale de l’étude : sans elle, on ne perçoit le chartisme que de manière superficielle. Cet éparpillement géographique (mais aussi social et culturel) du chartisme rompt avec l’unité de lieu (en clair et sauf de rares exceptions : Paris) à laquelle l’historien du mouvement social français est habitué. D’autant que d’autres facteurs sont également mobilisés par M. Chase pour faire ressortir la complexité heuristique du phénomène chartiste : celui de genre, en accordant aux femmes toute leur importance dans le mouvement chartiste – par ailleurs peu accueillant envers leurs revendications de droit au suffrage ; celui de classe sociale : l’articulation entre classes moyennes (et plus encore les élites) et classes populaires se révèle très difficile, voire impossible, sauf exception ; celui de biographie : c’est tout l’intérêt de ces « Vies chartistes », soit autant de vignettes qui terminent chacun des dix chapitres et qui constituent l’essentiel du chapitre 11, de nature conclusive.
4 Que retenir de cette très riche étude ? Tout d’abord, ce fil rouge qui parcourt tout le livre : la persistance d’une forte relation entre les modes d’intervention du chartisme sur la scène politique et l’existence d’un parlementarisme qui n’entend pas se laisser déposséder de sa légitimité. Le manque de relais du mouvement chartiste au sein du Parlement britannique (malgré Duncombe et, tardivement, O’Connor) est révélateur à la fois d’un conflit de pouvoirs et de l’impossibilité du chartisme à dépasser l’idée d’une validation nécessaire de ses idéaux par l’institution parlementaire. Son obstination à en passer par le registre de la pétition illustre ce fait. En France, à la même époque, se développe une critique non plus conjoncturelle mais structurelle de l’idée de représentation, que l’on trouve par exemple chez le jeune Blanqui dès le début des années 1830. Mais là où Blanqui et les promoteurs de l’action clandestine entendent ne mobiliser que des militants « professionnels », soumis à une stricte discipline dans les structures pyramidales très hiérarchisées des sociétés secrètes, le chartisme rassemble des foules impressionnantes, tant dans ses meetings ou ses manifestations de rue qu’au bas de ses pétitions.
5 Pour autant, les formes d’action violente ne furent pas, loin de là, rejetées par le chartisme. « Par la paix s’il se peut, par la force s’il le faut » : ce slogan est en soi assez clair. L’un des grands apports de cette étude est d’insister sur la progressive radicalisation d’un mouvement qui prône le recours aux armes de manière ouverte. Il y a bien, à plusieurs reprises, un climat insurrectionnel qui règne sur une partie au moins des militants chartistes. Le mouvement le plus grave, l’insurrection de Newport (Pays de Galles) en novembre 1839, entraîne la mort de 22 personnes au moins. M. Chase décrit les formes les plus intéressantes de cette culture chartiste de l’insurrection : réunion préparatoire dans les tavernes ; achat ou fabrication d’armes ; élaboration de tactiques d’affrontement avec les forces de l’ordre ; publication par Francis Macerone des Defensive Instructions for the People qui ne sont pas sans rappeler les Instructions pour une prise d’armes de Blanqui. Pourtant, et ce point mériterait d’être davantage analysé, le bilan humain (nombre de morts ou de blessés) apparaît globalement très faible. Les affrontements entre chartistes en armes et forces de l’ordre sont très bien décrits dans leur déroulement : mais autant on saisit bien les stratégies mises en œuvre de chaque côté, autant on peine à comprendre comment et pourquoi jamais, en définitive, la guerre des rues ne prit en Grande-Bretagne une ampleur comparable à celle qu’elle eut dans d’autres pays européens – et pas seulement en France. Un sentiment s’impose : la description de certaines des prises d’armes évoquées (ainsi à Halifax en 1842) renvoie à la jacquerie d’Ancien Régime davantage qu’aux insurrections du XIXe siècle. Effet de source ou réalité ? De plus, on a parfois le sentiment que la National Charter Association accompagne le mouvement plus qu’elle ne le dirige.
6 Certes, M. Chase donne à voir un faisceau de motifs qui peuvent, au total, fournir un cadre d’explication. Le premier est la continuelle rivalité et les dissensions internes régnant parmi les leaders chartistes : pas un chapitre ne fait l’économie de l’exposé de faits relatifs à ces dissensions qui ne cessent d’affaiblir le mouvement. O’Connor, Lovett et les autres dirigeants sont ainsi présentés avec toutes leurs contradictions – l’auteur n’hésitant pas, de surcroît, à porter des jugements de valeur sur leurs qualités comme sur leurs défauts. Malgré les six points qui, constituant le programme du mouvement chartiste, fédèrent ses adhérents, on comprend que les buts à atteindre ne sont pas nécessairement les mêmes suivant les régions et les groupes sociaux. L’un des points les plus « exotiques » du chartisme pour un connaisseur des mouvements sociaux français est la place accordée aux revendications agraires. Tant le républicanisme radical que le socialisme naissant dans la France des années 1830-1840 ne prêtent guère d’attention à cette question dont s’emparent plutôt les réformateurs sociaux de type fouriériste ou icarien. Un autre point intéressant est la relation entre le chartisme et le non-conformisme. La phraséologie chartiste paraît marquée par des emprunts bibliques importants, en Écosse notamment. Mais à terme, les Églises de toutes obédiences ne constituent-elles pas un frein plus qu’un élément moteur ? Il en est de même de la relation difficile entre chartisme et mouvement anti-corn law : le second n’entend pas être inféodé au premier, qui aimerait bien en capter une partie des militants. Reste le rôle de l’État qui a su prendre la mesure du chartisme et agit en conséquence : interdictions, arrestations, jugements, emprisonnements, déportations vers l’Australie ou la Tasmanie, plus rarement condamnations à mort – jamais suivies d’exécution. Mais, incontestablement, on assiste à une professionnalisation de la police avec notamment l’usage massif d’espions. Par ailleurs, un homme comme le général Charles Napier, en charge du maintien de l’ordre dans le Northern District, a servi en Espagne contre les armées napoléoniennes : son expérience de terrain n’est pas sans importance.
7 Un autre grand apport de l’ouvrage est son approche très riche de la culture chartiste. Une culture de la parole, tout d’abord, qu’elle soit orale (meetings) ou écrite (presse, avec de très nombreux journaux chartistes, souvent éphémères, mais parmi lesquels se détache le Northern Star). Une culture du symbole (allant par moments jusqu’au bonnet phrygien), une sociabilité de l’école, du théâtre, de la musique, de la coopérative et de la taverne : encore cette dernière se heurte-telle à une culture montante de la tempérance et à la lutte contre l’alcoolisme. Une culture de l’antisémitisme, aussi, qui ne se distingue en rien de celle de la société globale, et que l’on retrouverait à bien des égards dans nombre de mouvements socialistes en Europe continentale à la même époque. Une culture de la captation de la revendication, enfin, par l’agglomération de demandes émanant tant d’ouvriers que d’artisans, de ruraux que d’urbains, quitte à brouiller les cartes parfois. Comme le montre M. Chase, le rôle de la Société agraire coopérative chartiste, avec ses souscriptions et l’achat de « domaines du peuple », a fini par nuire au dynamisme du chartisme, confronté à des problèmes tant de gestion que juridiques. Quant aux relations du chartisme avec les trade-unions, les mutuelles ou toutes les autres formes de solidarité ouvrière, elles apparaissent pour le moins ambiguës. L’idée de concurrence semble souvent l’emporter sur celle de complémentarité, même si le chartisme soutient le plus souvent les trade-unions, parfois méfiants envers lui. Deux logiques revendicatives sont à l’œuvre, qui ne se rencontrent pas toujours. Le dépassement par le chartisme des revendications purement corporatistes n’est pas toujours admis par des syndicats soucieux d’en rester à des demandes traditionnelles. En somme, un sentiment domine à la lecture du livre : le fractionnement géographique, idéologique, social du combat chartiste, qu’accompagne l’absence (sauf à de brèves périodes) de leadership de Londres.
8 Peut-on parler d’une culture chartiste tournée vers l’intérieur (le Royaume-Uni) et réticente à s’ouvrir à l’internationalisme ? Malgré quelques adhésions individuelles aux Fraternal Democrats, il semble bien que la méfiance ait été la règle. Confronté à de multiples accusations émanant d’un pouvoir dénonçant les influences étrangères au sein du mouvement chartiste, ce dernier ne s’intéresse guère à ce qui se passe en Europe continentale – ajoutons : même en 1848, avec quelques exceptions en termes d’impact de la révolution française de février 1848, à Londres et à Glasgow pour l’essentiel. M. Chase tend de fait à relativiser l’impact de l’année 1848 en Grande-Bretagne, malgré le « meeting-monstre » de Kennington Common et la dernière pétition portée au Parlement. Il semble par ailleurs que les affaires irlandaises aient alors eu un effet anesthésiant même si, officiellement, le chartisme est hostile au moins depuis 1842 à l’acte d’Union. À bien des égards, 1848 apparaît comme un baroud d’honneur du chartisme qui, dans les années suivantes, ne connaît pas une mort brutale, mais un lent dépérissement accompagné d’un réinvestissement de certains acteurs dans d’autres lieux (comme le pouvoir municipal).
9 Au sein d’un si riche ouvrage, quelques aspects plus ponctuels méritent d’être soulignés. On a déjà mentionné le jugement parfois plus moral qu’historique porté par l’auteur sur les comportements de tel ou tel leader chartiste. De même, l’emploi du conditionnel ou, à de multiples reprises, du « peut-être » n’apporte rien à la démonstration : au contraire, cela tend plutôt à l’affaiblir. Autre point : peut-on réellement qualifier la National Charter Association, fondée en juillet 1840, de « premier parti politique national de l’Histoire » (p. 217) ? Cela laisse entendre que la NCA était ou fonctionnait comme un parti politique ; que rien d’équivalent ne peut être repéré ailleurs dans le monde avant cette date ; que ce parti « national » englobe à la fois toutes les parties du Royaume-Uni et toutes les classes sociales. Enfin, on regrettera – même si la chose aurait encore augmenté la pagination du volume – que la dimension mémorielle du chartisme ne soit pas davantage étudiée.
10 Cela posé, reste l’essentiel : cette étude heureusement traduite fournit au lecteur français une somme sans équivalent sur l’histoire du chartisme. Son intime connaissance du sujet, de ses acteurs, de ses productions, autorise l’auteur à la synthèse, dont il maîtrise parfaitement l’art si difficile. Ajoutons, même si l’affirmation demanderait à être argumentée, que le chartisme n’est pas sans faire écho ou miroir aux questions sociales contemporaines. La démocratie parlementaire s’étonne parfois que le recours à la violence de rue demeure en usage en certaines occasions. C’est qu’elle oublie ce que signifie l’expression de « souveraineté populaire » et son adéquation avec la représentation qui est censée l’incarner. N’était-ce pas aussi un point central du programme chartiste ?