Couverture de RHMC_644

Article de revue

Isabelle Backouche, Paris transformé, Le marais 1900-1980. De l’îlot insalubre au secteur sauvegardé, Grane, Créaphis, 2016, 435 p., ISBN 978-2-35428-104-5

Pages 249 à 252

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1 Dans son nouvel ouvrage, Isabelle Backouche a voulu montrer combien l’aménagement urbain dépend autant de l’histoire longue que du poids d’événements conjoncturels. Pour ce faire, elle a choisi parmi les 17 îlots parisiens classés insalubres le n° 16, un quartier riche en monuments de l’âge classique qui, à l’orée du XXe siècle, étaient en aussi piteux état que les immeubles alentour. Pour elle, cet ensemble urbain, exemple à la fois « unique et complexe », est un terrain expérimental parfait pour comprendre les mécanismes de la mutation de Paris. Sa taille modeste permet d’observer la grande diversité d’acteurs engagés (politiques, administrateurs, architectes, urbanistes, habitants, associations de défense). De plus, son histoire singulière, de 1920 aux années 1970, révèle les mécanismes sociaux qui ont présidé au passage d’un quartier populaire réputé malsain et dangereux à un secteur sauvegardé recherché. Dans cette histoire séculaire, pourquoi après des décennies d’atermoiements l’aménagement de l’îlot a-t-il commencé de façon précipitée et violente en décembre 1941 ?

2 Sans trop insister sur la préhistoire des îlots insalubres parisiens, I. Backouche reprend leur histoire à partir de 1920, quand furent délimités les 17 îlots à traiter et données à la préfecture de la Seine les armes juridiques pour intervenir à grande échelle par de larges expropriations avant démolitions. Celles-ci furent pourtant limitées jusqu’à la guerre, en raison de difficultés administratives et financières. Mais, alors que la France défaite était écrasée par les clauses économiques léonines de l’armistice, c’est durant la période de l’occupation allemande qu’expropriations et travaux de démolition y prirent de la vigueur. Il était devenu soudain urgent de détruire ce quartier réputé pauvre, sale, peuplé d’étrangers et d’« asociaux ». L’action de Vichy et des occupants allemands est donc au cœur de l’étude. Pour sa démonstration qu’elle a voulue la plus minutieuse et claire possible, l’auteure a eu recours à des sources variées car les liens sont « étroits et difficiles à démêler entre politique de persécution et aménagement urbain ». À côté de documents attendus comme les textes réglementaires et législatifs ou les discours des administrateurs et des architectes, d’autres, notamment les registres des écoles parisiennes sous l’occupation où figurent les lieux de naissance et la profession des parents, donnent des indications indispensables sur les profils sociaux des habitants. Car une des originalités de l’ouvrage est de « déconstruire certaines idées tenaces qui tiennent à des représentations erronées de la réalité ». Si tenaces qu’elles ont fini par devenir une forme de réalité.

3 L’îlot 16 était considéré depuis les années 1920 comme un ghetto juif, « double labellisation dont les termes s’entretiennent réciproquement ». Pourtant, il s’agit bien d’une construction sociale, puisque la majorité des habitants du quartier juif n’était pas juive. À preuve, les îlots 1 et 10 (dans les 3e et 11e arrondissements), eux aussi couverts de taudis et où vivaient de nombreux juifs venus d’Europe de l’Est, échappaient dans le même temps au « stigmate du ghetto et c’est l’îlot 16 qui fut choisi en 1941 pour lancer une vaste opération d’aménagement urbain ». Celle-ci s’appuyait sur des lois promulguées en 1940 et 1941 favorisant l’expulsion des locataires des immeubles promis à la démolition, sans que fût prévu leur relogement. Si toutes les familles se virent imposer des délais très courts et durent trouver à se reloger par elles-mêmes, les familles juives, avant même les premières grandes rafles de 1942, n’avaient pas le droit de quitter le département. Ainsi, la combinaison des lois antisémites de Vichy, de la réglementation des expropriations par la préfecture de la Seine et des actions allemandes contre les juifs, entraîna une inégalité parmi les habitants de l’îlot aussi bien dans leur possibilité de relogement que dans le calcul des indemnités qu’ils pouvaient percevoir. Celui-ci tenait compte de plusieurs critères dont l’ancienneté de l’installation ; Or, non seulement l’arrivée des juifs était récente, mais ils n’avaient pas droit à plus de 5 000 francs d’indemnité de déménagement. Ce qui amène l’auteure à conclure : « La distinction entre plusieurs catégories de locataires fonde l’idée que l’administration a profité de la fragilité des populations de l’îlot 16, et pas seulement de la population juive, pour saisir l’opportunité d’un aménagement rapide et plus économique en espérant ne pas devoir reloger systématiquement ». De plus, la manière de régler la question du relogement était fondée sur la collaboration entre l’État français et les autorités d’occupation. Grâce à la persécution, la préfecture se servit des logements désertés par les juifs expulsés, déportés pour beaucoup dans les camps d’extermination allemands, pour y reloger les autres locataires voulant rester dans le quartier et, à partir de 1943, les sinistrés des arrondissements bombardés.

4 Comme dans le contexte de l’occupation on n’avait pas les moyens de refaire à neuf les immeubles, I. Backouche qualifie l’aménagement de l’îlot « d’étrange opération urbaine qui envisage le départ des locataires et les démolitions mais pas le réaménagement, opération de destruction matérielle et sociale qui place au premier plan le renouvellement de la population de l’îlot 16 : la priorité est bien sociale et non architecturale ». Pourtant, les architectes ont joué un rôle central : une quarantaine d’hommes de l’art, parmi lesquels des grands noms de l’architecture du second XXe siècle, ont été à l’œuvre dans l’îlot 16, sans discontinuité des années 1930 aux années 1960. Albert Laprade, par exemple, a conservé son titre d’architecte coordonateur acquis en 1942. Ses interventions dans les deux décennies suivantes ont été cautionnées par cette fonction. Il faut dire que les hommes de l’art n’ont pas cessé de réfléchir à l’avenir du quartier, produisant force projets et discours. C’est que l’îlot 16 cristallisait autour de lui une interrogation centrale dans le débat urbain français : comment concilier modernisation et préservation ? Les discussions étaient vives entre les tenants d’une destruction radicale et ceux d’un simple « curetage » et d’une mise en valeur du patrimoine ancien sous l’égide de la puissance publique. Les partisans du modernisme rencontraient les intérêts de la préfecture de la Seine qui cherchait depuis 1936 à agrandir ses locaux en annexant des pâtés de maisons proches de l’Hôtel de ville. Quant aux promoteurs d’une protection de l’îlot dans son entier, au-delà de ses monuments, ils recueillaient l’assentiment d’architectes, de conservateurs, d’historiens dont L. Febvre et d’historiens de l’art.

5 Le retour à la légalité républicaine n’a pas changé la situation complexe de l’îlot. Dès 1946, habitants en sursis d’expulsion et récents locataires se groupèrent pour demander réparation des conditions d’évacuation depuis 1941 et surtout pour faire interrompre le processus d’expropriation, que la préfecture n’avait pas stoppé, « témoignant de la parfaite continuité administrative et de l’autonomie des faits urbains par rapport au politique ». Mais à présent, toute nouvelle expulsion prévoyait un relogement. C’est alors que les habitants, dont il était clair que les plus pauvres ne pourraient payer le loyer de leur nouvelle habitation, furent désignés et classés d’une nouvelle manière. Les « asociaux » (sous-entendu les vagabonds et autres squatters attirés par des immeubles vides en attente de démolition ou de travaux, les « économiquement faibles » et les immigrés d’Afrique du Nord) devaient être dirigés vers les centres de relogement d’urgence et les foyers de travailleurs ; ceux pouvant payer un loyer HLM avaient droit au parc social dans les arrondissements périphériques et en banlieue. Seuls les plus riches seraient relogés sur place tandis que les immeubles restaurés commencèrent à attirer des célébrités politiques ou artistiques. Cette politique fit naître des comités populaires de mal-logés dénonçant les pratiques de l’administration.

6 Désormais, la gestion des immeubles de l’îlot 16 par les pouvoirs publics relevait d’un équilibre subtil : une lutte quotidienne pour empêcher des sans-logis de s’y installer, la vacuité des immeubles étant une condition indispensable pour engager des travaux, et en même temps la nécessité de maintenir les logements occupés pour faire entrer des redevances et éviter les occupations illégales. Dans la dynamique qui mena à une nouvelle politique urbaine – la rénovation urbaine en 1958 et les secteurs sauvegardés en 1962 – un face-à-face feutré mais tendu se cristallisa autour du Marais entre les autorités préfectorales lancées depuis plus de vingt ans dans l’opération et l’État qui inaugurait sa politique de sauvegarde. Si la loi Malraux mit un coup d’arrêt aux démolitions dans l’îlot 16 à partir de mai 1962, ne disparurent ni la réputation d’insalubrité du quartier, ni l’expulsion des locataires. Néanmoins c’en était fini de la corrélation entre l’état des bâtiments et celui des populations au profit de la modernisation des logements. Or, à ce moment, l’administration eut à faire face à la combativité des habitants qui refusaient de partir ou réclamaient d’être relogés dans le quartier. Aidés par le Parti communiste et par les défenseurs du patrimoine et du maintien des classes populaires au centre de la capitale, ils firent par exemple échouer le projet de la Fondation Maeght d’un centre des arts construit sur la démolition de leurs immeubles.

7 De ce beau livre foisonnant, trop brièvement résumé ici, on retiendra le projet de faire une histoire sociale à partir d’un exemple. Le croisement des continuités administratives et législatives, du rôle des différents acteurs, de la conjoncture et du contexte politiques, a permis de démêler les logiques enchevêtrées qui y furent à l’œuvre, en interaction, opposées ou parallèles : l’hygiénisme, la stigmatisation (pauvres, étrangers, juifs), la régularisation des parcelles et la destruction des taudis, la mise en valeur archéologique, l’édification de bâtiments modernes. Sa conclusion est sans appel : l’occupation a bien été « un effet d’aubaine » pour l’aménagement de l’îlot 16 et l’administration un maillon de la persécution.

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