1 Il est peu fréquent dans la littérature académique d’aborder les côtes de l’Arabie pour en visiter les villes et les ports. C’est à une plongée dans le cœur de Djedda, en compagnie des marchands de la ville originaires de l’Hadramaout, que nous invite Philippe Pétriat. Les négociants hadramis de Djeddah animent en effet, du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle, un réseau marchand qui embrasse l’océan Indien et la mer Rouge, et ils témoignent de la résilience de réseaux commerciaux non européens à l’heure où ceux-ci semblent s’imposer partout. Pour mettre au jour ces réseaux, P. Pétriat fait le choix d’une histoire des familles d’origine hadramie en les observant à plusieurs échelles, celle de la ville elle-même, celle de la région de la mer Rouge, celle de l’espace ottoman jusqu’à la chute de l’empire, et enfin celle plus lointaine des connexions internationales, notamment en Asie. En s’appuyant sur des sources variées, tant européennes qu’ottomanes et arabes (en particulier les archives privées de certaines des familles étudiées), l’auteur donne une contribution précieuse à l’histoire économique et sociale de la région et vient compléter la connaissance des marchands hadramis au destin international, déjà révélée par les travaux de U. Freitag et de E.Ho. Une fois familiarisé avec leurs patronymes, le lecteur peut suivre quelques-unes de ces familles de négociants au fil de six chapitres qui croisent approche thématique et progression chronologique.
2 Le premier chapitre permet de faire connaissance avec la ville, ses négociants et son activité commerciale en 1850, au moment où la province du Hedjaz est reprise en main par l’empire ottoman après la parenthèse wahhabite puis égyptienne. Placée sur le trajet entre l’océan Indien et la Méditerranée, port d’arrivée des pèlerins de La Mecque, Djedda est une escale active sur les bords de la mer Rouge, une ville cosmopolite et une place commerciale en pleine ascension. Les marchandises qui y arrivent viennent d’aussi loin que l’Indonésie, elles sont particulièrement nombreuses depuis l’Inde : sucre, bois, épices, café, cotons et indiennes transitent en grande quantité par les entrepôts de Djedda d’où ils sont exportés ; certaines marchandises essaiment vers l’Afrique, notamment en Égypte, d’autres débouchent sur la Méditerranée. Quant aux pèlerins, dont le transport est alors associé à celui des marchandises, ils empruntent les mêmes grands voiliers pour un long voyage dépendant des vents de mousson. Le commerce des esclaves, en dépit de la politique abolitionniste menée par la Grande-Bretagne, y demeure actif. Le dynamisme du port de Djedda, qui enregistre sur une décennie (1854-1864) une augmentation continue du volume des marchandises échangées, y attire des maisons de commerces étrangères, d’abord grecques, placées sous protection consulaire, puis européennes.
3 Le Hedjaz témoigne toutefois d’un certain particularisme lié à la présence des lieux saints musulmans. Bien que la province soit désormais gouvernée par un vali (gouverneur) ottoman, le chérif, descendant du prophète en charge de la protection des lieux saints, y conserve un pouvoir religieux mais aussi politique qui s’oppose souvent à celui du vali. La réintégration de la province dans le giron ottoman n’est d’ailleurs pas allée de soi, comme en témoigne la révolte de 1855 contre la perspective d’une loi ottomane abolissant la traite des esclaves. Adoptée deux ans plus tard, cette loi n’a finalement pas concerné le Hedjaz. Mais c’est surtout l’attentat de 1858, au cours duquel, à la suite d’une maladresse du vice-consul britannique, plusieurs Européens résidant à Djedda sont assassinés, qui permet de mettre au jour la complexité des acteurs urbains en présence et surtout la puissance et l’entregent des marchands hadramis qui y ont joué un rôle central. La minutieuse analyse de l’épisode conduite par P. Pétriat permet en effet de mesurer la « polysémie » d’une bouffée de violence orchestrée par une « clique » de marchands hadramis plus préoccupés par la concurrence commerciale des Européens qu’animés de motivations religieuses. Vingt ans plus tard, lorsqu’est inauguré le canal de Suez (1869), les marchands hadramis se sont adaptés à un système économique toujours plus mondialisé. Ils se sont convertis à la navigation à vapeur, dont le développement a entraîné une augmentation importante du nombre de pèlerins, et ils conservent un rôle essentiel d’intermédiaires commerciaux des marchands indiens. Si l’ouverture du canal a fait chuter les exportations, le commerce de Djedda continue de croître jusqu’aux années 1880 ; le commerce des esclaves prospère en raison de l’exception hedjazie et la navigation à voile sur la mer Rouge demeure dynamique bien que difficile à quantifier. Aussi les négociants hadramis de Djedda bénéficient-ils d’un capital social et économique qui leur permet de s’intégrer au cadre ottoman réformé : ils participent activement à la gestion de la ville (un conseil municipal est institué dès 1873) et font bâtir de splendides demeures. C’est d’ailleurs sur les investissements immobiliers, le commerce par navire à voile et la captation des flux du pèlerinage en hausse constante que se replient les négociants de Djedda lors de la crise des années 1880-1890. Les Hadramis se sont remarquablement adaptés aux remous qui ont secoué la province du Hedjaz dans le premier quart du XXe siècle, précisément grâce à la solidité de leurs réseaux internationaux qui leur ont permis de maintenir, y compris par l’exil temporaire, leur statut et leurs activités marchandes durant cette période agitée et en dépit de la guerre, de l’établissement des frontières et de la succession des pouvoirs.
4 Les familles de négociants sont ensuite étudiées dans l’espace plus intime du fonctionnement familial. À travers une série d’analyses particulièrement fines, privilégiant les archives privées, l’auteur rend compte de la façon dont elles se structurent dans un espace qui embrasse l’ensemble de la mer Rouge, avec un autre point d’ancrage important au Caire où se maintiennent avec l’Hadramaout des liens, notamment spirituels, par le biais des sayyids (descendants du prophète). Les stratégies matrimoniales s’opèrent dans le cercle de la famille même, dans celui de la communauté hadramie et enfin dans celui, plus large, des grands négociants de Djedda afin de consolider les alliances commerciales. En sortant du strict cadre familial, on peut aussi repérer les solidarités qui unissent les négociants hadramis à leurs alliés et partenaires, parmi lesquels se trouvent des esclaves affranchis, dont certains ont connu une carrière marchande exemplaire. Les familles étudiées se sont maintenues au cœur de la société djeddawie durant toute la période. Leurs activités ont toutefois évolué. Selon une règle repérée aussi ailleurs, les maisons marchandes déclinent souvent au bout de trois générations, notamment en raison de la fragmentation des patrimoines et en dépit d’un usage habile des waqfs et de l’association précoce des fils aux affaires du père. Ces entreprises ne disparaissent pas pour autant mais se reconfigurent, ajoutant à la maison marchande d’origine (celle fondée par le père, qui demeure une figure tutélaire) des établissements annexes nés de l’activité des générations suivantes, des lignages plus éloignés ou des associés extérieurs. Le dernier chapitre accompagne enfin ces négociants hadramis dans « le temps saoudien ». Confrontés à un nouveau changement de régime, ils savent s’adapter, comme avant et de la même manière : en s’appuyant sur leurs réseaux et leur puissance financière. Certes les activités commerciales se rétractent, avec la crise des années 1930 puis la guerre, notamment dans leurs dimensions liées à l’océan Indien. Mais les négociants hadramis jouent plus que jamais le rôle de banquiers auprès du pouvoir, à une époque où celui-ci ne bénéficie pas encore des revenus colossaux du pétrole. Lorsque ceux-ci commencent à inonder le royaume, dans les années 1940- 1950, de nouvelles vagues de migrants hadramis arrivent dans cet eldorado. Mais ces nouvelles générations se font plutôt entrepreneurs, comme la famille Ben Laden, en profitant toutefois des réseaux hadramis en place, désormais moins soudés et cohérents, mais qui continuent d’être opérants.
5 Ce livre savant et minutieux est un apport incontournable à la connaissance de la région. Si on l’aborde par le groupe étroit des marchands hadramis, ceux-ci permettent de saisir les multiples connexions qui les lient, eux et le Hedjaz, à un univers beaucoup plus vaste, et ils ouvrent sur une histoire économique et sociale qui enrichit une historiographie de la région jusqu’alors attachée aux seules dimensions politiques. Un constant souci comparatiste permet d’ailleurs d’éviter que cette analyse d’un groupe restreint dans une ville portuaire modeste apparaisse comme trop particulière.