Couverture de RHMC_643

Article de revue

FILIPPO FOCARDI, L’Italie, alliée ou victime de l’Allemagne nazie ?, Bruxelles, Éditions de l’université de Bruxelles, 2014, 256 p., ISBN 978-2-8004-1568-0

Pages 243 à 245

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1 Le livre de Filippo Focardi, publié en Italie en 2013 sous le titre Il cattivo tedesco e il buon italiano, traite de la construction de la mémoire du second conflit mondial en Italie dans la période 1943-1947 – un processus qui a conduit à la naissance d’une « narration dominante » présentant d’un côté les Italiens comme des victimes, et de l’autre les Allemands comme les seuls responsables de la guerre et de toutes ses horreurs. Ce phénomène, loin d’être spécifique à l’Italie, a caractérisé l’élaboration de la mémoire de la guerre de nombreux pays européens dans l’immédiat après-guerre, sur deux axes complémentaires : d’un côté l’attribution à l’Allemagne de la responsabilité exclusive de la guerre, et de l’autre l’exaltation des mouvements de Résistance, considérés comme l’expression de la volonté de la population entière de lutter contre l’envahisseur nazi. Cette vision a conduit un peu partout à détourner l’attention d’aspects « embarrassants » pour les vainqueurs aussi bien que pour les pays occupés. Le silence sur le massacre de Katyn ou la réticence à admettre l’ampleur des mouvements collaborationnistes dans les pays envahis sont deux exemples éloquents de cette sélection des mémoires.

2 Si le cas italien s’inscrit pleinement dans cette dynamique globale, il demeure singulier en raison de la place occupée par l’Italie pendant la guerre : celle du principal allié de l’Allemagne nazie, engagé dans une guerre visant à créer en Europe méridionale et en Afrique du Nord un « Nouvel ordre méditerranéen » complémentaire (du moins dans la vision de Mussolini) du « Nouvel ordre » prévu par Hitler pour l’Europe centrale et orientale. Ce projet avait été soigneusement préparé et poursuivi pendant vingt ans par une dictature qui non seulement s’était toujours employée à subvertir l’ordre européen issu de la paix de Versailles, mais qui avait aussi constitué pour l’Allemagne nazie à la fois un exemple et un précurseur. On comprend donc pourquoi en Italie la construction de la mémoire de la guerre selon le binôme du « bon Italien », donc innocent, et du « méchant Allemand », donc coupable, a suivi un parcours singulier et souvent contradictoire, mais aboutissant à une image de soi – positive et auto-absolvante – extrêmement répandue. F. Focardi s’attache à reconstruire les origines, les débuts, les motivations, les acteurs et les contenus de ce processus de fabrication d’un récit national devenu rapidement hégémonique dans la mémoire publique italienne.

3 L’idée directrice de l’ouvrage, et sa principale nouveauté du point de vue historiographique, est que la formule du « bon Italien » et du « méchant Allemand » a été construite et consolidée pendant une période relativement brève, entre 1943 et 1947, au moment du renversement d’alliances – à partir de l’armistice en septembre 1943 – qui entraîna l’occupation du Nord de la péninsule par la Wehrmacht et poussa l’Italie à adopter le rôle de « cobelligérant » des puissances alliées. À ce postulat principal, l’auteur ajoute deux autres hypothèses originales. La construction de l’image de l’Italie victime des Allemands fut le résultat d’une volonté partagée par tous les acteurs de la lutte contre le fascisme, du roi jusqu’aux communistes, en passant par les libéraux, les catholiques, les socialistes et même, dans l’immédiat après-guerre, par la droite monarchique et les populistes. En second lieu, cette image obéissait moins à des scrupules de politique interne qu’à des exigences de politique internationale effaçant les différences idéologiques. Pour F. Focardi, tout l’effort propagandiste du front antifasciste fut subordonné à une nécessité majeure : légitimer celui-ci comme le seul représentant de l’Italie et mobiliser le plus grand nombre d’Italiens dans la lutte aux côtés des Alliés, afin d’éviter un traitement punitif après la guerre et d’échapper ainsi à la mutilation de l’unité nationale – accomplie au prix d’énormes sacrifices après la guerre de 1915-1918 – et à une perte de souveraineté partielle ou totale. Cette préoccupation, d’ailleurs considérée comme légitime par l’auteur, fonda une action communicative massive envers, à la fois, les autorités anglo-américaines et le peuple italien, à laquelle participèrent les partis du CLN aussi bien que la monarchie. Le but était d’instiller dans les esprits le récit d’une Italie victime, prête à s’engager pour construire un avenir de liberté et démocratie ; d’un pays par conséquent digne d’être traité sur le même plan que les nations opprimées, sinon les vainqueurs. La thématique est structurée en sept chapitres selon un ordre chronologique qui permet d’en suivre la naissance et la diffusion au fil des événements politiques et diplomatiques, fondements des élaborations théoriques et des stratégies communicatives du front antifasciste.

4 Selon l’auteur, les racines de la présentation des Italiens comme victimes, et non comme acteurs, du régime fasciste et de son engagement aux côtés d’une Allemagne infidèle et odieuse, sont déjà perceptibles dans la propagande anglo-américaine des années 1940-1943, visant à affaiblir la solidité interne de l’Axe afin de hâter la crise du régime fasciste. Ces thématiques furent ensuite développées et amplifiées par les partis antifascistes et le front monarchique, tous deux soucieux de se présenter aux yeux des forces alliées comme les seuls interlocuteurs légitimes après l’armistice du 8 septembre 1943. Ce besoin d’autolégitimation explique aussi la dénonciation publique et réitérée de la trahison du fascisme de Salò, qui avait renouvelé l’alliance avec Hitler. L’utilisation massive du répertoire rhétorique et symbolique antiallemand, propre à la tradition italienne liée au Risorgimento et à la Grande Guerre, caractérise cette campagne menée à travers un corpus de messages, discours et articles qui, bien que produits par des acteurs concurrents, convergeaient dans une narration commune. La diabolisation de l’ennemi allemand, présenté comme un barbare implacable, voire une bête assoiffée de sang, permit en parallèle d’exalter les bonnes qualités de l’Italien, « naturellement » pacifique et prêt à se solidariser avec les autres victimes du conflit.

5 Après la guerre et la défaite de l’Axe, les forces antifascistes, soucieuses de distinguer les responsabilités de l’Italie de celles du régime fasciste aux yeux des pays vainqueurs, réaffirmèrent les leitmotivs des sacrifices héroïques des Italiens et des souffrances provoquées par les Allemands. Cette dichotomie visait à rappeler le droit de l’Italie à un traité de paix plus clément. Dans ce discours public, une place importante fut occupée par la condamnation du fascisme en tant que régime « traître » vis-à-vis de la population italienne et de la patrie, et comme seul responsable de l’alliance « contre nature » avec l’Allemagne nazie. Le Pacte d’acier, les lois raciales, et même l’entrée en guerre furent dénoncés comme des éléments étrangers au véritable esprit d’une population qui restait au contraire bonne et pacifique. Conformément à cette vision, l’hostilité du peuple italien envers le fascisme fut antidatée aux années 1920. Cette narration dominante réduisit au silence tout récit alternatif soulignant que le fascisme était lié à des complicités, des conformismes et des opportunismes de nombreux Italiens, ou que la Résistance avait été limitée et minoritaire. L’Italie de l’après-guerre refusa donc longtemps un « examen de conscience » collectif sur les responsabilités italiennes pendant la Seconde Guerre mondiale, même après le traité de paix de 1947. L’auteur montre les mécanismes qui rendirent possible l’oubli systématique des aspects les plus sombres de l’histoire de l’Italie fasciste, avec des conséquences profondes dans le domaine juridique (absence d’un procès pour les criminels de guerre italiens) et historiographique (report d’un débat scientifique sur les responsabilités italiennes dans l’occupation des Balkans, le colonialisme, la persécution des juifs, etc.).

6 F. Focardi arrive à reconstruire la fabrication des stéréotypes du « bon Italien » et du « méchant Allemand » dans ce qu’il appelle, par une formule empruntée à la biologie, sa phase génétique. Il procède à une narration rigoureuse et structurée, soucieuse de faire comprendre les exigences politiques présidant à la naissance de cette image, sans céder ni à la tentation d’une condamnation simpliste ni à une attitude justificatrice visant à une absolution des acteurs. Au contraire, F. Focardi s’attache à montrer le lien entre le besoin de rachat politique et moral d’un pays bouleversé par la guerre et soucieux de retrouver sa place internationale, et le succès d’un récit identitaire capable de constituer le ciment idéologique d’un ensemble de forces hétérogènes, et suffisamment robuste pour, au-delà du contexte de sa naissance, devenir un véritable mythe fondateur de l’Italie républicaine. Des secteurs importants de la politique, de la société et aussi de l’historiographie italiennes ont ainsi continué à propager cette image fantasmée du « bon Italien », conditionnant de manière subtile mais persistante la vision des événements brûlants de l’histoire italienne contemporaine et laissant proliférer des stéréotypes qui ont connu une vitalité durable dans l’imaginaire collectif, en Italie et ailleurs. Aujourd’hui encore, si plusieurs historiens ont sévèrement critiqué le mythe du bon Italien, une partie importante du pays, y compris ses représentants officiels, peine à renoncer à cette vision naïvement positive. Le souhait de l’auteur est dès lors de contribuer à construire une mémoire nationale renouvelée, capable d’inscrire les tensions sociales et économiques du présent dans une conscience critique et responsable du passé ; une réflexion nécessaire pour construire un avenir durable en Italie et dans l’Europe entière.

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