Couverture de RHMC_642

Article de revue

Boris Adjemian, La fanfare du négus. Les Arméniens en Éthiopie (XIXe-XXe siècles), Paris, Éditions de l’EHESS, 2013, 351 p., ISBN 978-2-7132-2415-7

Pages 225 à 227

1 L’Éthiopie prend sa configuration contemporaine lors du règne du roi des rois Ménélik II (1889-1913) : la victoire qu’il remporte contre l’armée italienne à Adoua en 1896 contribue à la formation d’un État africain indépendant et à sa reconnaissance comme puissance souveraine par les Occidentaux. Ceux-ci, appelés par les Éthiopiens färändj (de Franc, désignant un étranger de type européen), sont rivaux auprès du gouvernement d’Addis Abäba pour préserver leurs intérêts géopolitiques. Pour qui n’a pas accès aux sources amhariques, langue administrative éthiopienne de la période sur laquelle se focalisent principalement les travaux de Boris Adjemian (de la seconde moitié du XIXe siècle à la destitution de Haylä-Sellassé), les écrits de voyageurs et diplomates en langues européennes fournissent un matériau incontournable mais aussi biaisé : les Arméniens sont associés à des intermédiaires mercantiles ou à des entremetteurs dans les relations avec le gouvernement.

2 L’auteur entreprend de déconstruire, à partir de sources orales, cette représentation limitative des Arméniens, chargée des clichés dépréciateurs sur les « Levantins », et rend compte de l’importance que s’attribue la communauté arménienne d’Éthiopie dans la construction de la nation du pays d’accueil. Son point de départ est le recrutement d’une fanfare de quarante orphelins par le ras Täfäri en 1924, lors de sa tournée de promotion de l’Éthiopie, alors que celle-ci vient d’adhérer à la SDN.

3 La première partie de l’ouvrage montre comment, par la maîtrise progressive de secteurs-clés économiques, les Arméniens parviennent à occuper des places stratégiques dans l’édification d’une nation éthiopienne qui se consolide face aux colonisateurs. L’atout primordial des Arméniens tient dans la proximité des Églises éthiopienne et arménienne, toutes deux non chalcédoniennes et solidaires dans leur opposition au christianisme romain, suspecté d’impérialisme spirituel. Cette coopération religieuse est illustrée par les relations entretenues avec le patriarcat arménien de Jérusalem, qui envoie Dimothéos en ambassade en 1867. De plus, la communauté arménienne ne présente pas aux yeux des dirigeants éthiopiens d’aspérités menaçantes. Les marchands, artisans, techniciens qui s’implantent dans les villes éthiopiennes ne sont pas originaires des États qui se partagent la corne de l’Afrique aux dépens de l’Empire ottoman, dont ils sont d’ailleurs sujets. Les souverains instrumentalisent leur savoir-faire dans la mise en scène du pouvoir. En 1906, Bédros Boyadjian reçoit le titre de photographe officiel de la cour d’Éthiopie et la responsabilité des portraits officiels qui sont diffusés à l’étranger, fonction qui est transmise ensuite à ses descendants (voir l’exposition de 2007 au musée du Jeu de Paume, à Paris, Les Boyadjian. Photographes arméniens à la cour du Négus). La présence de personnalités arméniennes sur les photographies aux côtés de l’empereur Ménélik, vigilant quant à son image, accrédite l’idée de la « nationalisation symbolique » des Arméniens, méritée pour leur « loyauté ».

4 La deuxième partie s’ouvre sur le récit d’Avédis Terzian, né en 1904. Le président du conseil de la communauté fait oralement la biographie de son père et des événements impliquant les Arméniens du règne de Ménélik. Cette période est consacrée comme un âge d’or dans la mémoire collective, et s’y meuvent des héros, dont Sarkis Terzian, le père du témoin. Réinventé par le mythe, présent aux moments cruciaux de l’histoire éthiopienne, par ses initiatives, les armes et technologies qu’il procure à l’Éthiopie, il est présenté comme un contributeur majeur à la puissance de l’empire. B. Adjemian confronte son matériau aux récits de contemporains et déconstruit en partie l’élaboration de la geste de Terzian, par exemple à propos de l’importation du premier rouleau-compresseur en 1904, qui se retrouve immédiatement hors d’usage. Le rôle qui lui est attribué dans l’introduction des premiers carafons berellé à tädj (hydromel) est aussi discuté. Un triptyque de pionniers est exposé, « image sanctificatrice du patriarche pèlerin » (selon les termes d’O.B. Bâ, Exil et culture. Génocide ethnique, fractures, deuil et reconstruction identitaire, 2009), ainsi que les limites et contradictions de leur représentation dans « l’autobiographie collective ». La cour impériale a recours à ces pères fondateurs, ce qui suscite en retour la protection du gouvernement. La proximité avec les hauts dignitaires est étayée par des anecdotes qui touchent à l’intime (l’impératrice découvre la chemise de nuit, des femmes de l’aristocratie se font teindre les cheveux), et la confiance dans le dévouement des artisans arméniens est manifeste dans la légende persistante de la confection du cercueil de Ménélik, dont la mort ne peut être annoncée pour la sécurité de l’État.

5 La transition avec la troisième partie se fait par l’épisode de la fanfare des quarante enfants, dont le chef d’orchestre Kévork Nalbandian est l’auteur de l’hymne national en vigueur jusqu’en 1974. Estimée à 200 membres au début du XXe siècle, la communauté arménienne atteindrait 1200 individus dans les années 1930, grossie de nouveaux arrivants, notamment de Syrie, dont les réfugiés des massacres d’Anatolie et, parmi eux, les enfants apprentis musiciens. Officiellement adoptés par le régent Täfäri, ils sont ensuite abandonnés à leur sort, mais leur souvenir opère la soudure entre les groupes d’immigrés d’origines différentes et donne son liant, dans le discours, à l’identité reconstruite.

6 L’ouvrage se termine par un questionnement identitaire, à partir du statut juridique des Arméniens d’Éthiopie, qui peuvent aussi bien recevoir la nationalité éthiopienne comme sujets fidèles de l’empereur, que chercher à devenir les « protégés » des légations européennes. Ils évoluent ainsi dans un « espace interstitiel », marge nécessaire à la survie de la communauté et de ses pratiques culturelles, tout en permettant son intégration au pays d’accueil, dans l’environnement protecteur duquel elle tend à se confondre, à la manière d’un caméléon. Cette troisième partie insiste sur « l’entre-deux », tant dans les avatars des attributions de nationalité qu’à travers la littérature. Significativement, les prêtres éthiopiens et arméniens célèbrent indistinctement baptêmes et funérailles des membres de la communauté.

7 L’identité arménienne, même diluée, persiste. Une galerie de personnalités le démontre, dont les actions, réelles ou symboliques, sont bienfaisantes pour la communauté. En contrepartie, ces ressources humaines sont instrumentalisées par le pouvoir afin de contribuer à « l’invention » d’une nation éthiopienne, celle qui s’affiche aux yeux des étrangers, au son de la fanfare. Les enquêtes orales qui constituent la clef de voûte de l’étude sont balisées. L’historien est conscient de l’interaction entre le témoin et l’enquêteur, tous deux devenant les acteurs d’un « réseau de loyautés groupales » (selon l’expression de R. Waintrater dans M. Rinn (éd.), Témoignages sous influence. La vérité du sensible, 2015).

8 B. Adjemian montre que ce « Grand Récit » promeut un projet de société arménienne idéalisée, aux contours souples qui épousent en partie l’identité éthiopienne. Si la mémoire collective arménienne semble avoir, dans le cas éthiopien, une fonction réparatrice, centrée sur l’hospitalité et l’amitié des rois et non sur le génocide, elle donne aussi accès au cœur des représentations de l’Éthiopie contemporaine en formation.


Date de mise en ligne : 21/09/2017

https://doi.org/10.3917/rhmc.642.0225

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