Couverture de RHMC_613

Article de revue

Marie Barral-Baron, L’enfer d’Érasme. L’humaniste chrétien face à la Renaissance, Genève, Droz, 2014, 752 p., ISBN 978-2-600-01645-2

Pages 154 à 156

English version

1 La thèse est lumineuse : en quelques années, le mouvement réformateur brise la conception qu’Érasme se faisait du temps – celui de Dieu (le seul qui comptait à ses yeux), celui des hommes (qu’il négligeait) et le sien propre (dont il se croyait maître en prétendant rejoindre celui de Dieu) – et fait des dix dernières années de sa vie un véritable enfer que résume, dans la nuit du 11 au 12 juillet 1536, une mort solitaire, semblable à celle du Crucifié. La démonstration est impressionnante : en 672 pages de texte et 59 pages de rappel des sources et de la bibliographie (909 items), l’auteure nous entraîne avec audace et détermination, mais aussi clarté et rigueur, dans une (re) lecture intégrale de l’abondante œuvre d’Érasme, parfaitement maîtrisée, et de ses multiples interprétations, pareillement dominées.

2 La première partie est consacrée à l’« histoire rêvée » d’Érasme : celle d’un humaniste qui, fort de ses compétences philologiques, se croit capable de réaliser la restitutio des arts et des lettres et la renovatio de la vie religieuse. Il emprunte à Cicéron la typologie des récits narratifs, de la fable à l’histoire. Il connaît les vertus pédagogiques des premières, comme en témoignent ses Colloques, destinés à aider ses élèves à progresser en latin. Sous l’écorce des fables, il est en effet possible de débusquer des vérités profondes. De la même façon, sous l’enveloppe des Écritures, il est possible d’atteindre la Vérité : pour Érasme, la personne même du Christ. Il faut donc en rendre le texte accessible à tous et d’abord le restituer dans son intégrité. C’est la raison de l’édition du Nouveau Testament, en grec, en 1516. C’est aussi l’objet de l’édition des Pères de l’Église, car ils fournissent les clefs utiles, voire nécessaires, à cette lecture. Et c’est également le sens de ces portraits d’« athlètes de la foi » – ceux de ses contemporains (John Colet, Jean Vitrier, Thomas More), comme ceux des Pères (saint Jérôme, Origène) – brossés par Érasme. On comprend l’intérêt de l’histoire sacrée. Il n’en va pas de même pour l’histoire profane. Certes, elle n’est pas dépourvue de qualités, mais n’est pas non plus exempte de dangers. Celui de faire croire qu’elle permet, elle aussi, d’accéder à la vérité, alors qu’elle ne peut atteindre que le vraisemblable. Celui, surtout, de détourner du projet érasmien : faire revivre les temps apostoliques. C’est ainsi, sur le mode du rêve, qu’Érasme appréhende l’histoire. Il est indifférent à l’élargissement du monde connu. Il n’a que mépris pour le temps de la scolastique, et guère de considération pour l’âge monastique qui le précède. Il n’a d’intérêt que pour les temps anciens, celui des Pères et, antérieurement à eux, celui du monde antique. La grammaire – c’est-à-dire les règles qui permettent de parler avec pureté et justesse – offre le double avantage de lutter contre la barbarie scolastique et de fréquenter les Anciens qui se sont distingués par l’élégance de leur style. En 1517, l’année même où Luther publie ses 95 thèses, Érasme est encore persuadé de l’imminence de l’âge d’or, celui d’un monde chrétien revenu aux temps apostoliques et nourri de la lecture de la Bible. Comme les Pères, avec lesquels il s’identifie, il veut vivre de la « folie de la croix ». Enthousiaste, au sens propre du terme, il vit hors du temps et se refuse à voir l’évidence. Le rêve se dissipe cependant en 1521 : Luther n’hésite pas à critiquer l’enseignement des Pères, Érasme n’est plus le centre de toutes les attentions et, concrètement, il doit quitter Louvain puis Anderlecht, et s’installer à Bâle.

3 Conscient de ce qui se passe et des conséquences pour sa propre démarche, Érasme ne veut pas pour autant renoncer à restaurer les temps apostoliques. Face à Luther, il est écartelé : il partage nombre des critiques de ce dernier mais ne peut l’approuver ; il veut se placer au-dessus des partis mais n’échappe pas aux critiques des théologiens de Louvain. « Comme égaré dans un siècle qu’il refuse, Érasme se condamne lui-même au tragique. Il devient un personnage isolé et traumatisé car il est en permanence assiégé » (p. 314). Informé en temps réel par ses correspondants, qui lui permettent simultanément de maintenir le monde et l’histoire à distance, il ne peut plus ignorer ce « cauchemar éveillé » qu’est le spectacle de l’expansion luthérienne. Il entre dans l’arène. En septembre 1524, le De libero arbitrio est publié. Il est trop tard. Son monde s’effondre : il perd toute confiance dans le langage et prend acte du fait que la solution ne dépend désormais plus de lui, le « prince des humanistes », mais du politique. Il est en proie à la tentation du silence, dont, en disciple des Frères de la Vie commune, il connaît les vertus. Mais il ne peut se taire. Il lui faut donc sauver la Tradition de l’Église : la continuité historique du christianisme, mais aussi l’idée de consensus, ce qui passe par une réhabilitation des pratiques de la dévotion populaire chrétienne et par la défense de l’organisation de l’Église établie. Il entend également sauver la patristique, n’hésitant pas à faire place à Bède le Vénérable († 735), encore peu présent dans les Annotations sur le Nouveau Testament de 1516 et 1519, plus fréquemment cité dans celles de 1522, 1527 et 1535. L’humaniste se change en polémiste. Le 13 avril 1529, il quitte Bâle, acquise à la Réforme, et trouve refuge à Fribourg, restée catholique.

4 La troisième et dernière partie traite de l’angoisse d’Érasme, conscient du caractère corrupteur du temps, et de son inexorable descente en enfer. Longtemps, Érasme a défié le temps. Il n’utilise d’ailleurs que le sablier et n’a ni horloge ni montre de table ou de poche. Il ne connaît que le temps chrétien et vit au rythme de la liturgie. Ses biographies sont pauvres en dates : seule compte la présence de Jésus-Christ dans la vie de ses héros. Peut-être par désir d’une vie sans autre histoire que celle dont lui-même est l’auteur. Peut-être aussi parce que, pour ce « forçat du Christ », l’histoire n’est intelligible qu’au prisme de l’Évangile et à la lumière de la Croix. Sa correspondance, qu’il ne cesse de publier, n’est jamais classée chronologiquement : il se pense hors du temps. Étudier les textes des Anciens, n’est-ce pas précisément arrêter le temps et participer à l’éternité de Dieu ? À rebours, Érasme semble échapper aux angoisses eschatologiques de ses contemporains, au moins jusqu’en 1530. Il ne commente d’ailleurs pas le texte de l’Apocalypse, qu’il n’est pas loin de considérer comme apocryphe. Luther va tout bouleverser. Pour ce dernier, la Réforme qu’il promeut n’est pas une nouvelle phase dans l’histoire de l’humanité. Elle annonce la réelle et définitive réforme de Dieu à la fin des temps. Luther attend l’apocalypse ; Érasme s’inscrit, lui, dans la continuité historique. Le temps devient ainsi un champ d’action pour le chrétien qui peut y déployer sa puissance créatrice. Érasme intègre désormais le Moyen Âge dans la chronologie de l’histoire chrétienne. Il lui faut du même coup repenser l’Antiquité. Dans le Ciceronianus (1528), il montre le danger du paganisme, qui est en train de gangrener le christianisme et de justifier la révolte de Luther et de ses disciples. Face au danger réformateur, Érasme est passé de la défiance à l’hostilité. Il distingue à présent l’Antiquité pré-chrétienne et l’Antiquité chrétienne. L’heure est à la défense de la chrétienté face à des Luthériens qui tentent précisément de la récupérer.

5 Mais le bouleversement concerne aussi le regard qu’il porte sur lui-même. D’un côté, il devient sensible à l’histoire et édite les Histoires de Tite-Live en 1531. D’un autre côté, à partir des années 1530, son eschatologie, teintée d’humanisme chrétien, perd de son optimisme. L’angoisse le gagne, et la peur de l’apocalypse ne lui est plus totalement étrangère. Destructrice, l’histoire est devenue pour lui un enfer. En 1535, le supplice de son ami Thomas More le laisse mort-vivant. Mais il le confronte en même temps au drame du Christ mort en croix et à l’espérance qui en résulte. Si l’amitié de Dieu lui est refusée ici-bas, ne peut-elle lui être accordée en l’autre monde ? Indomptable, l’histoire offre de multiples raisons de craindre la colère de Dieu : la menace que représente le Turc, fléau de Dieu, ou encore la tragédie du royaume des anabaptistes à Münster (février 1534-juin 1535). À tous égards, Érasme se sent fini. Il accueille avec dérision l’idée du pape Paul III de faire de lui un cardinal. Inflexible, l’histoire le ramène à sa propre histoire : celui d’un bâtard, que la mort de ses parents a laissé seul et qui retrouve cette déréliction au soir de sa vie quand ses forces déclinent, quand ses amis meurent ou le quittent, quand Dieu lui-même l’abandonne : « Érasme découvre l’angoisse, parce qu’il découvre l’histoire. Son enfer résulte donc de ce refus, tellement long, de s’inscrire dans l’histoire de son temps et de cette croyance “folle” d’avoir pensé pouvoir faire revivre l’histoire sacrée. Lorsqu’il accepte enfin d’ouvrir les yeux, son face à face avec l’histoire s’achève par un enfer » (p. 672).

6 L’auteure lie ainsi de manière originale, convaincante et sensée l’histoire personnelle d’Érasme, l’intense activité et l’immense production d’un humaniste chrétien, la singularité d’une époque marquée par la réforme de Luther et ses épigones. Autant de raisons qui rendent la lecture de ce beau livre indispensable à la compréhension du XVIe siècle.

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