1 Cet ouvrage analyse les processus d’accumulation et désaccumulation patrimoniales et de transmission du patrimoine au sein de la classe des petits propriétaires-exploitants durant la première moitié du XIXe siècle (1815-1860) dans le département de Seine-et-Oise. L’historiographie présente traditionnellement les petits cultivateurs comme un segment du monde rural en voie de paupérisation au cours de la période contemporaine. Suivant le schéma prévoyant la supériorité du modèle capitaliste anglais de fermocratie, les difficultés d’accéder au crédit, la faible perméabilité au progrès technologique et le manque de débouchés commerciaux constituent autant de handicaps stigmatisant les petits paysans et les vouant à la disparition à moyenne échéance. Or ces derniers se maintiennent ; ils font même preuve d’une certaine vitalité au lendemain de l’épisode révolutionnaire et impérial. La vente des biens nationaux peut apparaître comme un élément retardant cette fin programmée. Mais les quelques lopins de terre acquis à l’occasion du changement de régime n’offrent qu’une explication bien partielle à ce mystère.
2 Cette thèse dirigée par Gérard Béaur a le grand mérite de nous offrir une meilleure compréhension de ce phénomène. Ce travail a d’ailleurs obtenu en 2011 le prix BNP-Paribas de l’Association française des historiens économistes. L’étude se concentre sur deux zones de grande culture de la région parisienne : les cantons de Marines (Val d’Oise) et de Milly-la-Forêt (Essonne). Elle se fonde, entre autres, sur les inventaires après décès de 103 exploitants pour la période de la Restauration et du Second Empire correspondant à la descendante d’un cycle de Kondratieff. Avec les travaux de Jean-Marc Moriceau et de Gilles Postel-Vinay consacrés aux grandes exploitations du Bassin parisien au XIXe siècle, cet ouvrage constitue un diptyque qui permet de saisir à la fois l’ensemble du paysage, mais également les interrelations entre les différentes strates du terroir. En outre, l’étude ne se limite pas à la superposition de plans cadastraux pour connaître l’évolution d’un territoire à l’are près, mais elle fait part de la dynamique interne des exploitations agricoles en s’immisçant dans l’intimité des couples et en nous permettant d’assister au partage des héritages. En disséquant et en croisant les données relatives aux types de culture, à la démographie, à la transmission de patrimoine ou encore aux comportements d’épargne des ménages, l’auteur pointe comment les petits paysans adaptent les moyens à leurs besoins au cours de leur cycle de vie. De même, il révèle la performance de petites exploitations agricoles faisant preuve d’adaptation des pratiques agricoles aux contraintes qu’impose le milieu. En outre, leur exiguïté permet de libérer la force de travail du petit cultivateur pour d’autres tâches parfois salariées, parfois indépendantes. Alors que les gros exploitants sont fragilisés par leur dépendance envers le marché en raison de la commercialisation de la plus grande partie de leur production, les petits cultivateurs ne vendent qu’à la marge, uniquement leurs surplus, et donc souffrent beaucoup moins de la morosité de la conjoncture qui se traduit par une stagnation des prix des produits agricoles et par un effet de cliquet sur la rente et les salaires. Autrement dit, les petits cultivateurs ont la capacité de faire le gros dos pendant les périodes de vaches maigres qui rendent les grands ensembles agricoles particulièrement vulnérables.
3 Cette étude portant sur un cadre géographique limité permet à l’auteur de traiter en profondeur son échantillon, donc d’appréhender la subtilité des stratégies mises en œuvre par les acteurs et de saisir la dynamique propre à ce corps de petits paysans de la région parisienne. La lecture de ce livre engendre des interrogations larges sur le type de transformation que nos sociétés connaissent, voire subissent. En démontrant que les petits exploitants surmontent mieux que les gros la conjoncture déprimée de la première moitié du XIXe siècle, Laurent Herment nous renvoie directement aux grands débats du XVIIIe siècle relatifs à l’importance de la population comme fondement de la richesse et de la puissance des États et aux moyens de la faire progresser. Dans l’Europe du siècle des Lumières, à caractère principalement rural, l’agriculture constitue l’enjeu central pour les économistes, les philosophes ou encore les politiques. Quel modèle de développement suivre ? Les physiocrates se réfèrent à l’Angleterre pour promouvoir son capitalisme agricole et sa défense de la grande exploitation. D’autres préconisent de se baser sur la petite propriété comme vecteur de progrès pour dynamiser les campagnes. À cet égard Montesquieu écrit : « Partout où il se trouve une place où deux personnes peuvent vivre commodément, il se fait un mariage. La nature y porte assez, lorsqu’elle n’est point arrêtée par la difficulté de la subsistance » (L’esprit des lois, Livre XIII, 10). Certains espaces européens, tels que les Pays-Bas autrichiens, connaissent même des prémices d’une politique économique favorable à la petite culture et que l’on pourrait qualifier de « libéralisme égalitaire ».
4 Étant donné que les grandes exploitations ont, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle et du début du XXe siècle, réussi à dépasser un ancien goulot d’étranglement (leur incapacité d’augmenter leur rendement agricole) en passant à une agriculture intensive industrialisée, grâce à la mécanisation et à l’utilisation d’intrants chimiques, la geste capitaliste s’en trouve, en apparence, confirmée. Or ce modèle de développement est actuellement de plus en plus remis en cause par la prise en considération de ses impacts environnementaux et de sa dépendance croissante au pétrole, voire aux organismes génétiquement modifiés. À l’heure où certains parlent de « développement soutenable », de la nécessité de recréer des « circuits courts », voire de la nécessité de réfléchir au concept de « décroissance », L. Herment réhabilite la petite paysannerie de la fin de l’ère pré-industrielle en relevant sa capacité d’adaptation et surtout sa viabilité. Encore plus globalement, pensons à l’un des principaux défis auxquels doivent faire face les pays en voie de développement ou de sous-développement pour certains : le « biais urbain », la migration massive vers les villes de populations rurales fragilisées par la domination grandissante de l’agrobusiness. En remettant en cause le caractère linéaire de certains dogmes économiques, nous pouvons caresser l’idée que des évolutions plus harmonieuses du monde rural sont envisageables.