Couverture de RHMC_601

Article de revue

Retour sur les « Trente Glorieuses » et la périodisation du second XXe siècle

Pages 155 à 175

Notes

  • [1]
    D’après la base de données BnF-Opale, qui recense l’ensemble des ouvrages du dépôt légal et d’après le fichier central des thèses.
  • [2]
    Jean FOURASTIÉ, Les trente glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Fayard, Paris, 1979. À propos de la graphie de l’expression, voir la couverture de la nouvelle édition de l’ouvrage chez Hachette en 2004, ainsi que la préface de Daniel Cohen (p. I-X). Les manuels scolaires des années 2000 édités par Belin, Hatier, Nathan et Hachette emploient l’expression avec des majuscules.
  • [3]
    Le problème de la périodisation a suscité l’intérêt de nombreux historiens et il ne s’agit pas ici de prétendre réinventer cette pratique, mais d’utiliser leurs travaux théoriques, afin d’interroger la légitimité de l’emploi de l’expression « Trente Glorieuses » comme période historique. Malgré les avertissements de Daniel MILO, pour qui le travail de périodisation conduit à « trahir le temps » (Trahir le temps (histoire), Paris, Belles Lettres, 1991), l’historien doit pourtant réaliser cette opération afin de trouver un équilibre entre le caractère savant de la périodisation et ses finalités pédagogique et politique. Sur la dimension politique de la dénomination des époques, cf. Paul BACOT, Laurent DOUZOU, Jean-Paul HONORÉ, « Chrononymes. La politisation du temps », Mots. Les langages du politique, 87, 2008, p. 5-12, et les diverses études de cas présentées dans le même numéro. Pour ce faire et depuis les Annales, il est désormais nécessaire de distinguer la longue durée de l’événement (Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II [1949], Paris, Armand Colin, 1966, p. 16-17) et de choisir les bornes en fonction du contenu. Marc BLOCH ironisait déjà sur les cadres politiques préconçus en imaginant le « “Journal de ce qui s’est passé, dans mon laboratoire sous la deuxième présidence de Grévy” par Louis Pasteur » (Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien [1949], Paris, Armand Colin, 1997, p. 101). De même, Koselleck a attiré l’attention des historiens sur la complexité sociale et a mis en garde contre le risque de simplification inhérent aux tentatives de périodisation : conscient de la « contemporanéité du non-contemporain », c’est-à-dire de la coexistence, dans une même société, de formes sociales et culturelles anciennes et nouvelles, l’historien doit, autant que faire se peut, éviter le piège des trames unanimistes et, au contraire, laisser s’exprimer la variété des expériences et des attentes, dans un récit nuancé (Reinhart KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], Paris, Éditions de l’EHESS, 2000). Par exemple, le succès du salon des arts ménagers dans les années 1950 ne doit pas faire oublier l’existence de représentations divergentes, telle la « Complainte du progrès » de Boris Vian : l’horizon d’attente des Français des années 1950 n’est donc pas unanimement progressiste et l’historien doit être attentif à cette diversité lorsqu’il construit des périodes. Son attention et sa responsabilité sont d’autant plus nécessaires qu’il participe, de par ses compétences reconnues, à la construction sociale des « champs d’expériences », des « horizons d’attente » et, plus largement, des « régimes d’historicité » (les notions de champ d’expérience et d’horizon d’attente ont été utilisées en histoire par Koselleck. Pour celle de régime d’historicité, cf. François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003).
  • [4]
    Les difficultés économiques éprouvées sont soit réelles (perte d’emploi, budget à équilibrer), soit envisagées par de très nombreux individus. Voir Eurobaromètre, n° 16, décembre 1981, p. 2-5.
  • [5]
    Robert FRANK, La hantise du déclin. Le rang de la France en Europe, 1920-1960. Finances, défense et identité nationale, Paris, Belin, 1994.
  • [6]
    Par exemple en Allemagne, où des historiens de l’économie réalisent, la même année que Fourastié, une périodisation assez proche : Elmar ALTVATER, Jürgen HOFFMANN, Willi SEMMLER, Vom Wirtschaftswunder zur Wirtschaftskrise : Ökonomie und Politik in der Bundesrepublik, Berlin, Olle und Wolter, 1979.
  • [7]
    Comme en témoignent la présence des termes wirschaft et economico : Guido CRAINZ, Storia del miracolo economico, Rome, Donzelli, 1996 ; Antonio CARDINI, Il miracolo economico italiano (1958-1963), Bologne, Il Mulino, 2006 ; Volker HENTSCHEL, Ludwig Erhard, die “soziale Marktwirtschaft” und das Wirtschaftswunder : historisches Lehrstück oder Mythos ?, Bonn, Bouvier, 1998.
  • [8]
    Angus MADDISON, Phases of Capitalist Development, Oxford, Oxford University Press, 1982, p. 105 sq.
  • [9]
    Dominic SANDBROOK, Never Had It So Good: A History of Britain from Suez to the Beatles, Londres, Little, Brown, 2005 ; ID., White Heat. A History of Britain in the Swinging Sixties, Londres, Little, Brown, 2006.
  • [10]
    Il conviendrait d’ailleurs de mieux expliquer cette absence, mais ce travail déborderait largement le cadre de la présente étude.
  • [11]
    D. SANDBROOK, Never Had…, op. cit.
  • [12]
    « Une autre histoire des “Trente glorieuses” », colloque international organisé par Christophe Bonneuil et Céline Pessis, EHESS, septembre 2011.
  • [13]
    J. FOURASTIÉ, Les trente…, op. cit.
  • [14]
    François LEBRUN, Valéry ZANGHELLINI, Histoire. Terminales, Paris, Belin, 1983, 512p., chapitre « Les économies industrielles » et p. 354-355 ; Henri MENDRAS, La fin des paysans. Innovation et changement dans l’agriculture française, Paris, SEDEIS/Futuribles, 1967.
  • [15]
    Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (éd.), Histoire Terminale. De 1939 à nos jours, Paris, Hatier, 1983, troisième partie du livre sur « l’âge d’or » et p. 400.
  • [16]
    S. BERSTEIN, P. MILZA (éd.), Histoire, classe Terminale. Le monde actuel, Paris, Hatier, 1989.
  • [17]
    Ibidem, p. 233 sq.
  • [18]
    Nous n’avons pas consulté tous les manuels scolaires publiés depuis 1989, mais un échantillon balisant les principaux éditeurs : Jean-Michel LAMBIN (éd.), Histoire Terminales ES/L/S, Paris, Hachette, 2008 ; Guillaume LE QUINTREC (éd.), Histoire Term L/ES, Paris, Nathan, 2004 ; Guillaume BOUREL, Marielle CHEVALLIER (éd.), Histoire Terminale L, ES, S, Paris, Hatier, 2008 ; Guillaume BOUREL, Marielle CHEVALLIER (éd.), Histoire T. L, ES, Paris, Hatier, 2004. L’expression a systématiquement gagné des majuscules ; elle renvoie à une trame d’événements non seulement économiques, mais également sociaux et culturels.
  • [19]
    Sur le XVIIe siècle, sa labellisation en « Grand Siècle » et les critiques de cette périodisation, cf. Quelques “XVIIe siècle” : Fabrications, usages et réemplois, numéro spécial des Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 28-29, 2002. Sur le Moyen Âge, cf. Jérôme BASCHET, La civilisation féodale, de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Aubier, 2004.
  • [20]
    Par exemple, l’instrumentalisation qui consiste à transformer le XVIIe siècle en « Grand Siècle », afin de mieux l’opposer à celui des Lumières (Jean-Luc CHAPPEY, « Le XVIIe siècle comme enjeu philosophique et littéraire au début du XIXe siècle », Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 28-29, 2002, p. 101-106).
  • [21]
    John HALE, La civilisation de l’Europe à la Renaissance [1993], Paris, Perrin, 1998, et Peter BURKE, La Renaissance européenne [1998], Paris, Seuil, 2000.
  • [22]
    J. FOURASTIÉ, Les trente…, op. cit., p. 29 (souligné par nous).
  • [23]
    Régis BOULAT, Jean Fourastié, un expert en productivité. La modernisation de la France, années trente-années cinquante, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2008, chapitre 2.
  • [24]
    Ibidem, p. 209.
  • [25]
    J. FOURASTIÉ, Le grand espoir du XXe siècle. Progrès technique, progrès économique, progrès social, Paris, PUF, 1949.
  • [26]
    « Le mal essentiel de notre siècle résulte de la difficulté où nous nous trouvons de distinguer dans la tradition ce que est du domaine scientifique et doit donc sans cesse être révisé, et ce qui est du domaine moral et religieux et doit donc très probablement être conservé ou n’être que très prudemment modifié », J. FOURASTIÉ, Machinisme et bien-être, Paris, Éd. de Minuit, 1951, p. 242.
  • [27]
    Rémy PAWIN, « Trente Glorieuses, treize heureuses ? Représentations et expériences du bonheur en France entre 1944 et 1981 », thèse d’histoire, Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, 2010.
  • [28]
    Régis BOULAT, « Jean Fourastié ou le prophète repenti », Vingtième siècle, Revue d’histoire, 91, juillet-septembre 2006, p. 111-123, p. 112.
  • [29]
    J. FOURASTIÉ, La civilisation de 1960, Paris, PUF, 1947, p. 69, 119.
  • [30]
    J. FOURASTIÉ, Les trente…, op. cit., p. 239.
  • [31]
    Ces aspects, connus de longue date, figuraient déjà dans les synthèses universitaires des années 1980, notamment dans le volume consacré à cette séquence dans La nouvelle histoire de la France contemporaine ; Serge BERSTEIN, La France de l’expansion, t. 1 : La République gaullienne 1958-1969, Paris, Seuil, 1989.
  • [32]
    J. FOURASTIÉ, Les trente…, op. cit., p. 29.
  • [33]
    Ibidem, p. 28.
  • [34]
    Dominique KALIFA, La culture de masse, t. 1:1860-1930, Paris, La Découverte, 2001.
  • [35]
    Le champ des historiens de l’économie, parcouru de tensions, est loin d’être homogène. Mais ces historiens, libéraux ou marxistes, contemporains ou cadets de Fourastié, se rejoignent dans un usage circonspect des « Trente Glorieuses », dans leur publications savantes comme dans leurs synthèses universitaires : ils ne l’utilisent pas pour unifier l’histoire économique des années 1945-1975, les assortissent de guillemets en se référant à Jean Fourastié et renvoient à une trame d’événements culturels et sociaux. Cette analyse se fonde sur la consultation de l’ensemble des synthèses universitaires disponibles portant sur l’histoire économique de la France au XXe siècle : Jean-Charles ASSELAIN, Histoire économique de la France du XVIIIe siècle à nos jours, t. 2 : De 1919 à la fin des années 1970, Paris, Seuil, 1984 ; Paul BAIROCH, Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, t. 3 : Victoires et déboires, Paris, Gallimard, 1997 ; Alain BEITONE, Philippe GILLES, Maurice PARODI, Histoire des faits économiques et sociaux de 1945 à nos jours, Paris, Dalloz, 2006 ; Hubert BONIN, Histoire économique de la France depuis 1880, Paris, Masson, 1988 ; Jean BOUVIER (éd.), L’ère industrielle et la société d’aujourd’hui (1880-1980), vol. 3 : Années 1950 à nos jours, Paris, PUF, 1982 (cet ouvrage constitue l’un des volumes du tome 4 de l’Histoire économique et sociale de la France dirigée par Fernand BRAUDEL et Ernest LABROUSSE et publiée aux PUF de 1979-1982) ; Jacques BRASSEUL, Histoire des faits économiques. De la Grande Guerre au 11 septembre, Paris, Armand Colin, 2003 ; Albert BRODER, Histoire économique de la France au XXe siècle (1914-1997), Gap/Paris, Ophrys, 1998 ; François CARON, Histoire économique de la France, XIX-XXe siècle [1981], Paris, A. Colin, 1995 ; Sophie CHAUVEAU, L’économie de la France au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2003 ; François COCHET, Histoire économique de la France depuis 1945, Paris, Dunod, 1997 ; Jean-François ECK, Histoire de l’économie française depuis 1945, Paris, Armand Colin, 2004 ; Alexandre FERNANDEZ, L’économie française depuis 1945, Paris, Hachette, 2001 ; Fabrice GRENARD, Histoire économique et sociale de la France de 1850 à nos jours, Paris, Ellipses, 2003 ; André GUESLIN, Nouvelle histoire économique de la France contemporaine, t. 4 : L’économie ouverte, Paris, La Découverte, 1989 ; Jean-Pierre VESPERINI, L’économie de la France sous la Ve République, Paris, Economica, 1993. Parmi ces synthèses, seule se distingue l’Histoire économique et sociale du XXe siècle dirigée par Jean-François MURACCIOLE et destinée à la préparation des concours d’entrées aux écoles commerciales (Paris, Ellipses, 2002) : un chapitre s’y intitule « Les Trente Glorieuses » et traite, non seulement du cas français, mais également des États-Unis, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Angleterre et du Japon. Souffrant d’un défaut manifeste de construction, c’est également l’une des seules à n’avoir été dirigée ni par un économiste ni par un historien de l’économie : cet ouvrage est plus proche du manuel scolaire du secondaire que de la synthèse universitaire et, a fortiori, de la publication savante, ce qui explique sans doute pourquoi il emploie l’expression au premier degré.
  • [36]
    Ce découpage est celui adopté par J.-F.ECK, Histoire de l’économie française…, op. cit.
  • [37]
    Hubert BONIN, Histoire économique de la IVe République, Paris, Economica, 1987, p. 295-304, et A. FERNANDEZ, L’économie…, op. cit., p. 51 sq. et p. 75-82.
  • [38]
    « L’équipement des Français en biens durables fin 1968 », Économie et statistique, n° 3, juillet-août1969, p. 65-68, p. 65.
  • [39]
    Jacques ADDA et al., « La remise en cause des équilibres d’après-guerre », in Jean-Marcel JEANNENEY (éd.), L’économie française depuis 1967 : la traversée des turbulences mondiales, Paris, Seuil, 1989, p. 29-40, et A. FERNANDEZ, L’économie…, op. cit., p. 112-113.
  • [40]
    J. FOURASTIÉ, Les trente…, op. cit., p. 239-240.
  • [41]
    Ibidem, p. 239.
  • [42]
    Nous avons dépouillé la revue Sondages, publiée par l’IFOP, ainsi que les publications de la Sofres (Actualité-Sondages, 1966-1972 et La lettre de la SOFRES, 1976-1981). Nous utilisons également certaines enquêtes d’opinion réalisées par l’INED, ainsi que des sondages publiés par voie de presse. Sur le développement des sondages, cf. Loïc BLONDIAUX, La fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998.
  • [43]
    Dans la suite, tous les sondages utilisés, sauf précision contraire, ont été réalisés par de rigoureux instituts de sondages (principalement l’IFOP et l’INED) auprès d’échantillons représentatifs de la population française majeure. Sur l’inexistence de l’opinion publique, cf. Pierre BOURDIEU, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps Modernes, 318, janvier 1973, p. 1292-1309.
  • [44]
    De même, les taux de non-réponse permettent d’apprécier si la question a été imposée par les sondeurs et leurs commanditaires.
  • [45]
    Selon l’expression de Fred KUPFERMAN, Les premiers beaux jours, Paris, Calmann-Lévy, 1985.
  • [46]
    René GIRAULT, Robert FRANK (éd.), La puissance française en question, 1945-1949, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988.
  • [47]
    Sondages, 1947, p. 200.
  • [48]
    Robert MENCHERINI, Guerre froide, grèves rouges. Parti communiste, stalinisme et luttes sociales en France. Les grèves « insurrectionnelles » de 1947/1948, Paris, Syllepse, 1998.
  • [49]
    Service de sondages et statistiques, n° 45, octobre-novembre 1948, p. 667. La quantité importante de non-réponse à ce sondage procède de la question, qui porte sur l’avenir. Lors de tels sondages, les non-réponses sont toujours nombreuses, non parce que la question aurait été imposée par les sondeurs, mais parce que l’on avoue plus facilement son ignorance à propos du futur : de nombreux sondés hésitent à formuler une prophétie et évitent de répondre.
  • [50]
    Dans cet article, il ne s’agit pas d’envisager la prégnance ou l’absence d’un mythe du progrès à long terme, sur lequel d’autres travaux existent déjà, parmi lesquels, Christopher LASCH, Le seul et le vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques [1991], Castelnau-le-Lez, Climats, 2002.
  • [51]
    Alain GIRARD, « Une enquête sur les besoins des familles », Population, 5-4, 1950, p. 713-733 (ici p. 715).
  • [52]
    Commissariat au Plan, Enquête sur les tendances de la consommation des salariés urbains. Vous gagnez 20 % de plus, qu’en faites-vous ?, Paris, Imprimerie nationale, 1955, p. 27 ; Sondages, 1956/3, p. 12 ; Sondages, 1958.
  • [53]
    Alain GIRARD, Henri BASTIDE, « Niveau de vie et répartition professionnelle : enquête sur l’information et les attitudes du Public », Population, 12-1, 1957, p. 37-70, p. 41.
  • [54]
    Sondages, années 1956-1958 ; A. GIRARD, H. BASTIDE, « Niveau de vie… », art. cit., p. 48. À propos des espoirs, relevons que la quantité de non-réponses est plus importante que pour les bilans. Ceci s’explique à nouveau par l’hésitation des sondés à formuler des prophéties.
  • [55]
    Charles-Robert AGERON, « L’opinion française à travers les sondages », in Jean-Pierre RIOUX (éd.), La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990, p. 25-45.
  • [56]
    Jean-Pierre RIOUX, « Une guerre trouble-fête », in Laurent GERVEREAU, Jean-Pierre RIOUX, Benjamin STORA (éd.), La France en guerre d’Algérie. Novembre 1954-juillet 1962, Nanterre, Musée d’histoire contemporaine-BDIC, 1992, p. 146-150.
  • [57]
    Sondages, 1958/4, p. 5.
  • [58]
    Sondages, 1959/1, p. 18. Question fermée : « Pensez-vous que, dans les prochains mois, la situation économique de la France va s’améliorer, se détériorer, ou rester la même ? »
  • [59]
    Sondages, 1962.
  • [60]
    Sondages, 1958/3, p. 14.
  • [61]
    Sondages, 1963/3, p. 82 sq.
  • [62]
    Construite à partir du dépouillement exhaustif de Sondages, années 1962-1967. La question fermée est strictement identique : « Diriez-vous que 196X [l’année précédent le sondage] a été une bonne ou une mauvaise année pour vous et votre famille ? » L’option neutre n’existe qu’après 1961.
  • [63]
    Construite à partir du dépouillement exhaustif de Sondages, années 1962-1967. La question fermée est strictement identique : « Croyez-vous que l’année qui vient sera meilleure ou moins bonne que l’année qui s’achève, en ce qui vous concerne ? » À nouveau, les taux de non-réponses sont plus élevés, parce que la question porte sur le futur.
  • [64]
    Dominique VEILLON, Vivre et survivre en France, 1939-1947, Paris, Payot, 1995.
  • [65]
    Sondages, 1968/4. Par comparaison, les résultats d’un sondage quasiment identique (« Êtes-vous heureux ou malheureux de vivre à l’époque actuelle ? ») réalisé par l’IFOP pour le compte du magazine Réalités en 1955, certes auprès d’un échantillon représentatif de la population (et non des seuls jeunes), donnait une toute autre image de l’opinion des Français vis-à-vis de l’histoire : seulement 48 % des sondés se déclaraient alors « heureux » (Réalités, décembre 1955, p. 80-88).
  • [66]
    Sondages, 1969. Les adultes sont les sondés âgés de plus de 20ans, les jeunes, ceux dont l’âge est compris entre 15 et 20ans.
  • [67]
    En 1954 selon une enquête réalisée par le Commissariat au Plan, et en 1958 selon une enquête de l’IFOP (Commissariat au Plan, Enquête sur les tendances, op. cit…, p. 29 ; Sondages, 1958/3, p. 11). Pour les enquêtes 1970-1972, cf. Sondages, années 1970-1973. La différence de formulation entre ces enquêtes est négligeable et les questions, toutes deux fermées avec trois options de réponses possibles, renvoient à la même réalité : en 1954, on leur demande « Avez-vous du mal à boucler votre budget, ou est-ce que vous y arrivez à peu près, ou bien ? » et en 1970-1972, « Avez-vous des difficultés pour boucler votre budget ? » (réponses possibles : « beaucoup », « un peu », « pas du tout »).
  • [68]
    Construites à partir du dépouillement exhaustif de Sondages, années 1968-1972, question fermée : « Dans les douze prochains mois, pensez-vous que votre revenu va augmenter, diminuer ou rester stationnaire » ?
  • [69]
    Sondages, 1975/3-4, p. 102 sq. : « Quelques perspectives sur l’an 2000 », étude réalisée du 22 au 29 novembre 1974, auprès d’un échantillon de 2016 personnes représentatives de la population française âgée de plus de 18ans. Le sondage de 1967 a été réalisé dans les mêmes conditions.
  • [70]
    Le Point, n° 91, 17 juin 1974, p. 85. Enquête de la DATAR.
  • [71]
    Ibidem, p. 76.
  • [72]
    Sondages, 1975/3-4, p. 12:18 % des électeurs de Giscard d’Estaing choisissent l’option « Le système économique des pays comme la France se rétablit sans trop de mal de la situation actuelle » et 25 % la version des troubles conjoncturels cycliques.
  • [73]
    Le Point, n° 68, 7 janvier 1974.
  • [74]
    Ibidem, p. 36.
  • [75]
    Le Point, n° 174, 19 janvier 1976.
  • [76]
    Ibidem, p. 61.
  • [77]
    Le Point, n° 294, 8-14 mai 1978, p. 91-102.

1Depuis 1979, trente-quatre ouvrages – dont vingt-six d’histoire – mobilisent dans leur titre la locution « Trente Glorieuses » pour désigner les années 1945- 1975 ; en 2011, onze thèses en cours – dont cinq en histoire – font de même [1]. Forgée par Jean Fourastié en 1979, cette formule est rapidement devenue le label d’une époque, comme en témoigne l’apparition des majuscules [2]. Cet article entend examiner la pertinence historiographique de l’usage de l’expression « Trente Glorieuses » pour désigner les années 1945-1975. Si de longue date les historiens ont réfléchi aux enjeux de la périodisation [3], ceux de l’époque contemporaine n’ont, semble-t-il, pas réellement interrogé la locution « Trente Glorieuses » avant de l’importer pour désigner et qualifier une période historique.

2 L’ouvrage de J. Fourastié a connu d’emblée un grand succès public : l’année même de sa parution voit une réédition revue et augmentée, et l’édition de poche paraît dès 1980. À l’époque, Fourastié n’est pas seulement un économiste renommé ; il est également un intellectuel célèbre, habitué des plateaux télévisés, si bien que sa pensée se diffuse très largement. Mais cette caractéristique n’explique pas à elle seule la fortune de l’expression. Son succès procède d’une part, du contexte : les deux chocs pétroliers, la hausse du chômage et la diminution de la croissance ont introduit une rupture. D’autre part, les « Trente Glorieuses » ont un effet apaisant : la crise a ouvert des plaies [4] et, dans ce cadre, mettre en exergue une période récente de trente années « glorieuses » permet de compenser les souffrances présentes par l’invocation d’un passé héroïque. En outre, pour certains groupes de Français fort préoccupés du déclin de leur pays depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale [5], la locution offre le support d’un récit économique glorieux, contrepoint efficace de l’atonie de la geste nationale. Peu importe donc le contenu réel des « Trente Glorieuses », le fait de les porter au pinacle constitue une manière de flatter les Français atteints par la crise.

3 L’apparition d’une légende dorée des années 1960 n’est d’ailleurs pas un phénomène propre à la France : les « sixties » anglaises, les « miracles économiques » allemand (Wirtschaftswunder) ou italien (miracolo economico) rappellent les « Trente Glorieuses ». Dans le monde occidental touché par la crise dans les années 1970, la période précédente devient rapidement une référence consensuelle [6]. Mais la France se distingue en Europe : d’une part, l’usage du terme « miracle » est contemporain des événements alors que les « Trente Glorieuses » apparaissent tardivement, d’autre part, les « miracles » allemand et italien restent explicitement associés à l’histoire économique [7]. De même, « l’âge d’or d’après guerre » (« Post War Golden Age ») d’Angus Maddison ne déborde pas des sphères économiques. C’est à partir d’une stricte étude des indicateurs de la croissance économique que le chercheur établit des phases contrastées de développement dans les pays capitalistes, parmi lesquelles l’âge d’or de 1950 à 1973 [8]. Quant aux sixties, ce label décennal n’est pas aussi explicitement élogieux que les « miracles » ou les « glorieuses » et renvoie moins à la conjoncture économique qu’à l’ouverture culturelle [9]. Les « Trente Glorieuses » n’ont donc pas de pendant exact à l’étranger : certains moments des histoires nationales européennes ont reçu des qualificatifs assez proches, mais aucun ne leur est strictement équivalent [10]. Cette spécificité française explique peut-être que les Anglo-Saxons aient pu, dès avant les Français, produire une historiographie détachée de la mémoire : en témoigne Dominic Sandbrook, dont les travaux constituent une relecture du mythe des sixties[11]. Malgré ce retard, les recherches françaises récentes mettent désormais en valeur la complexité de l’époque et les historiens s’attachent maintenant à écrire « une autre histoire des “Trente Glorieuses” » [12]. Dès lors, s’il convient désormais de revenir sur le fond de la période, ne doit-on pas également s’interroger sur la formule qui lui donne forme ? Car le label, comme le récit, manque de nuance.

4 Rejoignant les Anglais de la « glorieuse » révolution et les révolutionnaires des « trois glorieuses », les Français du second XXe siècle auraient fait en trente ans une « révolution invisible » [13]. Le récit remporte une large adhésion, celle du grand public des années de crise, mais aussi celle de la communauté historienne, pourtant majoritairement rétive aux perspectives libérales dont Fourastié s’est fait le héraut depuis longtemps. Elle valide les « Trente Glorieuses » et les diffuse largement vers le grand public, moins par le biais des publications savantes que par celui des manuels scolaires. Dès 1983, l’expression y est incorporée, malgré l’absence de recul : dans le manuel édité par Belin, elle désigne les années 1945-1975, caractérisées par « une prospérité exceptionnelle » ; elle est utilisée à une seconde reprise dans une double page consacrée aux bouleversements sociaux, au même titre que La fin des paysans d’Henri Mendras [14]. Dans la collection dirigée par Serge Berstein et Pierre Milza chez Hatier, l’ouvrage de Fourastié n’est, en 1983, cité que comme contrepoint bibliographique permettant de documenter le sujet « économie et société en France de 1945 à 1982 ». À cette date, les années 1945-1975 ne sont pas encore constituées en période, mais sont scindées en deux parties : la première est rattachée aux années de la Libération ; la seconde appartient à « l’âge d’or des pays industriels (1953-1974) » [15]. Chez Hatier, l’époque des « trente glorieuses » (sans majuscules) n’apparaît qu’à partir de 1989 ; elle est caractérisée par ses mutations [16]. Dans ce dernier manuel, « l’âge d’or » a disparu, remplacé par les « trente glorieuses » ; leur domaine de validité n’est plus la stricte histoire économique, mais l’histoire générale, y compris sociale et culturelle [17]. Depuis, tous les manuels scolaires les consacrent : après un premier XXe siècle tragique marqué par les guerres et l’entre-deux-guerres (la Belle Époque est généralement assimilée à un XIXe siècle finissant) et avant les « crises » contemporaines, prennent place les « Trente Glorieuses » [18]. Faire usage de cette expression permet d’éviter la connotation historiographique et politique problématique de l’âge d’or, tout en conservant sa propriété lénifiante. Après plus de trente ans d’usage insuffisamment objectivé, il convient aujourd’hui de revenir sur cette appellation issue de la vision nostalgique d’un économiste.

5 Nous mesurerons ici la pertinence de l’usage de l’expression à l’aune des deux principes généralement mobilisés lors de l’action de périodisation : le plus classique, positiviste, consiste à observer une époque, à la détacher de ce que l’historien considère comme des scories non représentatives, à poser des bornes chronologiques la distinguant des moments précédents et suivants, et à en exprimer la quintessence dans une étiquette. Traditionnellement, la formule qualifie la grandeur de l’époque, plus ou moins élevée, à la manière du « Grand Siècle » ou du « Moyen Âge » [19]. Dans ce cas, c’est au chercheur d’exprimer la vérité du moment, ce qui soulève de nombreux problèmes : le risque est important d’instrumentaliser le passé en mettant en exergue seulement l’un de ses aspects, au détriment de sa diversité [20]. Désormais, les historiens admettent également un autre principe pour labelliser une période : ils analysent les perceptions contemporaines. Selon cette perspective, c’est aux contemporains de saisir l’esprit de leur temps, aux historiens d’être capables de mettre en évidence ces perceptions et de les agglomérer dans une formule, si possible indigène. Cette méthode explique que « Renaissance » a été conservée, pour désigner l’époque courant du milieu du XVe siècle au milieu du XVIe siècle. C’est notamment parce que Giorgio Vasari popularise la notion de rinascita que les historiens actuels retiennent cette dénomination conventionnelle [21]. Ces deux paradigmes s’opposent, mais tous deux sont cohérents et rigoureux. C’est donc à leur aune que nous mesurerons la pertinence de l’expression « Trente Glorieuses ».

LES « TRENTE GLORIEUSES » AU PRISME D’UNE PÉRIODISATION POSITIVISTE

6 Jean Fourastié s’inscrit parmi les tenants du premier principe : son ouvrage tente de montrer qu’« en vérité, ces années [1945-1975] sont glorieuses » [22]. Né en 1907, dans la Nièvre, d’un père fonctionnaire et dans une famille de notables de province, il hérite des valeurs de son milieu et de sa génération ; scolarisé au prestigieux collège des Oratoriens à Juilly, il reçoit une éducation catholique dont il conserve l’empreinte ; titulaire du Baccalauréat, il fait ses classes préparatoires à Paris, est reçu à l’École centrale, avant d’opter, comme son père, pour l’administration des finances ; en 1935, il se marie avec Françoise Moncany de Saint-Aignan [23]. Convaincu dès sa jeunesse du potentiel de l’économie, il s’intéresse au progrès technique et en devient l’un des fervents zélateurs. Professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers à partir de 1941, il participe aux travaux du Commissariat général au Plan dès 1947 ; lié aux modernisateurs, il devient l’un des « “apôtres” de la productivité » [24]. Mais s’il se focalise sur l’économie, qui pourrait accomplir le grand espoir de l’humanité [25], il s’écarte nettement des marxistes sur le plan éthique : loin d’être matérialiste, il distingue la science du religieux, valorise certains aspects de la « tradition » et s’affirme conservateur sur le plan moral [26].

7 Ces éléments biographiques ne confèrent pas à Fourastié une autorité suffisante pour que l’énoncé de sa vérité ne soit réexaminé : pourquoi les historiens n’ont-ils donc pas reconsidéré les transformations sociales et culturelles advenues dans les années 1945 et 1975 avant de les qualifier de glorieuses ? Ces années ont connu une formidable reconfiguration des valeurs et des normes et constituent, en effet, celles du triomphe de l’individu et de son bonheur : l’activité des hommes est de moins en moins influencée par la recherche de la gloire, qui renvoie à une réalisation publique et a connu un processus de démonétisation, elle est de plus en plus influencée par celle de la vie heureuse ; les bouleversements des pratiques et des éthiques se réalisent au nom du bonheur [27]. Aussi, le qualificatif « glorieux » n’est-il pas approprié pour caractériser cette phase de l’histoire de France : le sacre du bonheur interdit de placer la période 1945-1975 sous les auspices de la valeur gloire, dont l’attrait s’amoindrit au fil des années, puisque, désormais, l’idéal invite plutôt à être heureux, qu’à être glorieux.

8 D’ailleurs, l’énoncé de Fourastié ne procède pas tant d’une démarche scientifique que d’un regard nostalgique. Adhérant à une « conception élitiste » de l’homme [28], et considérant comme une évidence que « le plaisir grossier ne convient pas aux longs loisirs » tandis que « le plaisir intellectuel est susceptible de durer aussi longtemps que le long loisir de l’homme nouveau », il a estimé, dans un premier temps, la civilisation des loisirs bénéfique parce qu’elle devrait donner naissance à un homme civilisé. Aussi a-t-il été déçu, dès les années 1960, par la « civilisation de consommation » [29]. Il a évolué au cours des années 1970. À plus de soixante-dix ans, sa déception face aux évolutions sociales s’est transformée en nostalgie et celle-ci a radouci son regard rétrospectif. Il a oublié le dépit ressenti face à la société de consommation et propose, a posteriori, l’équation croissance = gloire, éloignée pourtant de la conception traditionnelle : il est forcé de concéder dans son ouvrage que ce ne sont ni les hauts faits militaires ou culturels, ni les arts tout de « dérision et de décomposition » qui mènent à la gloire, mais l’économie [30]. L’historien du XXIe siècle, dont les valeurs, les regards et les objectifs ne sont pas ceux de Fourastié, ne peut accepter comme tel l’énoncé de la vérité d’une époque, même s’il est flatteur et qu’il est présenté dans un discours vraisemblable. D’une part, une période ne se réduit pas à son histoire économique, et Fourastié lui-même reconnaît que les autres versions de l’histoire ne doivent pas être qualifiées ainsi, d’autre part, l’historiographie – y compris économique – a mis en lumière les zones d’ombre des années 1945-1975, soulignant de longue date l’existence des laissés-pour-compte de la modernité, de ses exclus ou encore des nombreuses voix dissonantes [31]. Dès lors, le qualificatif « glorieux » paraît outrepasser la vérité des années 1945-1975.

9 Quelle que soit la manière dont on les qualifie, ces trois décennies pourraient en revanche correspondre à une période unifiée, comme l’entend Fourastié. Pour lui, ce sont les années 1945-1975 qui « ont résolu des problèmes tragiques et millénaires » [32]. Le célèbre prélude de l’ouvrage, une analyse micro-historique au cours de laquelle il compare deux villages – Madère et Cessac, en réalité la même commune, Douelle dans le Lot, en 1946 puis en 1975 – résume l’ensemble de l’argumentation du volume :

10

« L’écart qui sépare Cessac de Madère, et plus encore, du Douelle de 1830 et de 1750, l’élévation de l’espérance de vie, la réduction de la morbidité et des souffrances physiques, la possibilité matérielle pour l’homme moyen d’accéder aux formes naguère inaccessibles de l’information, de l’art, de la culture, suffit, même si cet homme moyen s’avère souvent indigne de ces bienfaits, à nous faire penser que la réalisation au XXe siècle du Grand Espoir de l’humanité est une époque glorieuse dans l’histoire des hommes » [33].

11 Face à la convocation d’aspects aussi consensuels de la vie humaine, le lecteur ne peut qu’acquiescer. Toutefois, l’historien peut s’interroger sur la pertinence de la période chronologique découpée pour saisir ces évolutions majeures. L’allongement de l’espérance de vie est ainsi un phénomène qui s’enracine dans un temps plus long (progrès de l’hygiène au XIXe siècle, découverte du vaccin et des antibiotiques au cours du premier XXe siècle) et dure bien au-delà de 1975. De même, si la possibilité d’accéder à la culture est une avancée notable, force est de convenir que le processus ni ne débute en 1945 (la diffusion de la lecture au XIXe siècle en est le préalable), ni ne s’achève en 1975 [34]. Enfin, en ce qui concerne la « réduction […] des souffrances », la plupart des appareils ménagers qui s’installent dans les foyers ont été inventés dès avant 1945. Isoler les années 1945-1975 et estimer qu’elles sont celles où s’est réalisé « le Grand espoir de l’humanité », c’est mal rendre grâce aux époques précédentes, qui ont largement participé aux « glorieux » accomplissements, ainsi qu’aux années suivantes, au cours desquelles les transformations sociétales n’ont pas cessé. Ce découpage semble donc peu adapté à la réalité historique : non seulement il ne correspond pas aux césures de l’histoire traditionnelle, qu’elle soit politique, religieuse, diplomatique ou militaire, mais encore, il fait fi des paradigmes historiques plus contemporains, tels l’histoire des techniques ou des objets, l’histoire culturelle ou l’histoire sociale.

12 Il pourrait cependant correspondre à une phase particulière du développement économique et épouser un moment spécifique de son histoire. Les années 1945-1975 seraient celles de la croissance, portée par les interventions de l’État-providence, par le jeu du marché libéral et par la demande des biens de consommation dits durables, tels que l’automobile, la machine à laver et le réfrigérateur. En réalité, les synthèses d’histoire économique reconnaissent l’existence de plusieurs phases au cours du second XXe siècle : les années 1945-1975 ne sont pas marquées du sceau de l’unité. D’ailleurs, si la plupart des manuels universitaires d’histoire économique évoquent les « Trente Glorieuses », aucun ne les constitue en période unifiée. Inventées par un économiste, les « Trente Glorieuses » semblent avoir été abandonnées par la discipline. Lorsqu’ils l’utilisent, les historiens de l’économie renvoient à une période de mutations sociales et culturelles, c’est-à-dire à des événements n’appartenant pas strictement au champ économique [35]. Désormais prévaut, dans le champ de l’histoire économique, un récit établissant un contraste entre deux périodes : la « reconstruction », depuis la Libération jusqu’au milieu des années 1950, voire, jusqu’en 1958 et « l’ouverture », de la fin des années 1950 jusqu’au choc pétrolier de 1973 [36].

13 En outre, les transformations matérielles qui permettent à Fourastié de justifier les « Trente Glorieuses » n’envahissent massivement le quotidien des Français qu’au milieu des années 1960 (les bénéfices de la croissance ont d’abord été absorbés par la reconstruction et les investissements productifs, puis par les guerres coloniales [37]) : les taux d’équipement des ménages en biens durables (TV, auto, frigo, machine à laver et aspirateur) ne dépassent les 50 % qu’à partir des 1965 (sauf pour le réfrigérateur, dont la moitié des foyers est équipée dès 1963) [38]. À suivre l’évolution de ces taux d’équipement, les « Trente Glorieuses » ne seraient glorieuses que dans leur dernière décennie… En aval, les historiens de l’économie révèlent, dans les publications savantes et dans les synthèses universitaires, l’existence de signes avant-coureurs de la crise, dès 1967-1968 [39]. Il fallait déjà amputer deux ans aux glorieuses – le choc pétrolier intervient en 1973 – ; il faut dès lors leur en retirer sept.

14 Au total, les « Trente Glorieuses » fondent comme peau de chagrin : équipement des ménages insuffisant avant 1965, moindre croissance après 1968. N’y aurait-il que trois glorieuses, comme lors des trois journées révolutionnaires de 1830, qui servaient justement d’étalon à Fourastié pour démontrer combien l’avaient été les années 1945-1975 ? Élaguer la période pour la faire correspondre à sa supposée gloire ne peut fournir une méthode. Il conviendrait de reconnaître que la locution « Trente Glorieuses » ne correspond pas à la quintessence des années 1945-1975 et brouille bien plus qu’elle n’éclaire cette période complexe et désunie, en l’homogénéisant indûment.

LES « TRENTE GLORIEUSES » ET LES PERCEPTIONS CONTEMPORAINES

15 Les années 1945-1975 pourraient, cependant, correspondre à une période ressentie comme glorieuse par les Français et, ainsi, les « Trente Glorieuses » pourraient acquérir une légitimité historiographique d’un autre type. L’une des tâches de l’historien consiste à faire remonter à la surface les sensibilités des contemporains ; dès lors, mettre en évidence l’adéquation entre la formule et leurs expériences permettrait de justifier la première. Précisons, au préalable, que cette perspective n’est pas celle de Fourastié, qui fait peu de cas de la perception des événements : qu’importe pour lui qu’« un grand peuple [ait] vécu, dans la grisaille, l’inquiétude ou la hargne, la splendide réalisation du plus long espoir de ses ancêtres », ou que « les historiens qui, tôt ou tard, dépouilleront les journaux de la période 1946-1975, y [trouvent] peu de témoignages de l’ardeur et de la joie du peuple français ». Pourtant, il convient de s’interroger sur les expériences des acteurs : les récits incorporent-ils « les grandes mutations du niveau de vie et du genre de vie » ou bien sont-ils dominés par « la morosité, l’inquiétude, l’annonce […] de catastrophe, accidents et troubles » ? Le « climat moral » était-il « si peu glorieux, si peu accordé [au] glorieux succès matériel » [40] ?

16 Comme le notait Fourastié, il est difficile de répondre de manière unilatérale à de telles interrogations : « il faudrait évidemment un gros livre pour étudier d’une manière tant soit peu sérieuse des phénomènes aussi complexes, où les statistiques sont muettes, où rien n’est simple, où tout est nuancé, où toute tendance est toujours accompagnée de tendances différentes, et parfois opposées » [41]. Pour aborder les sensibilités, l’historien se trouve dans une situation délicate, puisqu’il doit pouvoir les objectiver à partir de sources conservées. Cependant, pour le second XXe siècle, on dispose d’une masse documentaire indisponible pour les périodes antérieures : les sondages, régulièrement menés par des instituts en plein développement [42]. Assortis des précautions méthodologiques habituelles, ils constituent une source originale susceptible de faire avancer les chantiers de l’histoire de la réception. Leur analyse offre une alternative à l’histoire des médias et une perspective nouvelle à l’histoire culturelle, trop souvent cantonnée à l’histoire des locuteurs et de leurs énoncés. Avec les sondages, on peut envisager d’apprécier l’adhésion aux récits et la manière dont les contemporains s’approprient les discours produits ailleurs, dans les sphères politiques, économiques ou intellectuelles, les instituts d’opinion, les rédactions…

17 Les enquêtes ne permettent pas de savoir ce qu’aurait répondu la totalité des Français et les réponses concernent avant tout les sondés. Cependant, les rigoureuses techniques statistiques de construction des échantillons représentatifs autorisent à penser que les réponses, si elles ne reflètent pas une opinion publique préalable dont la réalité doit être mise en doute, ni ne représentent exactement celles qu’aurait données la totalité de la population française, indiquent les tendances des choix qu’auraient faits des groupes plus larges [43]. Ces réponses ont pu être induites par les sondeurs, mais les énoncés des questions permettent au chercheur d’apprécier le degré de liberté accordé aux sondés [44]. Lorsque les enquêtes ont été bien construites, les choix des sondés signalent l’adhésion ou le rejet des récits proposés par les sondeurs : les réponses sur la perception de l’année écoulée, de la conjoncture économique ou de l’évolution du pouvoir d’achat témoignent d’une forme d’appropriation, de la part des sondés, des récits par lesquels les sondeurs se représentent, se racontent et s’imaginent le passé récent ou le futur proche ; elles apportent des informations sur le rapport au temps, le champ d’expérience et l’horizon d’attente au sein d’une société. Chaque enquête indique donc, à un instant T, une ou des manières de réagir des sondés à une question posée par les sondeurs, et la répartition des réponses témoigne de la plus ou moins grande influence de tel ou tel récit. La mise en série des réponses à des sondages identiques permet d’analyser l’évolution de ces manières de réagir et de la puissance des récits, en d’autres termes, la plus ou moins grande adhésion qu’ils suscitent. Par la collection d’un grand nombre d’indicateurs, on pourra donc étayer la réponse aux questions : comment les contemporains ont-ils vécu les années 1945-1975 ? À quels récits ont-ils adhéré ?

18 À l’aube des années 1945-1975, les années de Libération sont loin de constituer une période faste. Dès les premiers beaux jours passés [45], les perceptions sont majoritairement pessimistes : la France a été battue et de nombreux Français regrettent la perte de la grandeur passée [46] ; ils craignent un nouveau conflit mondial et éprouvent maintes difficultés, qui sont loin de les conduire vers un quelconque sentiment de gloire. Ainsi, en juin 1947, 78 % de l’échantillon estiment que la « situation économique en France est moins bonne qu’il y a un an ». Le « ravitaillement » médiocre est le principal responsable de cette opinion, suivi par la « hausse du coût de la vie » et par le « mauvais état de la monnaie », dans les justifications librement évoquées par les sondés [47]. La fin du consensus social de la Libération, les mouvements de grève de novembre-décembre 1947 – non-insurrectionnels, mais perçus comme tels par les contemporains [48] – ne contribuent pas à l’optimisme, si bien qu’en octobre 1948, 65 % de l’échantillon juge que « le gouvernement actuel ne parviendra pas à surmonter les difficultés présentes » (seuls 12 % estiment qu’il y parviendra et 23 % s’abstiennent de répondre) [49]. Le constat est sans appel : la fin de la guerre n’a pas inauguré une embellie durable des perceptions vis-à-vis de l’évolution à court ou moyen terme de l’histoire économique et politique [50].

19 Les enquêtes « bilan de l’année », régulièrement menées entre 1946 et 1950 et dont le tableau ci-dessous fait la synthèse, signalent ainsi la faible proportion d’individus estimant que l’année écoulée a apporté une amélioration des conditions de vie.

DOCUMENT 1

Réponses aux enquêtes Bilan de l’année, 1946-1950

Amélioration Détérioration Sans changement Ne sait pas Précision sur la question
mai-46 5 76 17 2 (1)
sept-47 4 78 14 4 (2)
mars-48 9 59 31 1 (3)
mai-48 25 32 39 4 (2)
janv-49 34 37 29 (4)
juil-49 17 39 42 2 (2)
nov-50 14 34 50 (2)
figure im1

Réponses aux enquêtes Bilan de l’année, 1946-1950

Méthodologie des sondages : question fermée.
Libellés :
(1) Sondages, 1/5/1946, p. 114 : « dans l’ensemble, l’année écoulée vous a-t-elle déçu ou satisfait ? »
(2) Sondages : « d’une manière générale, trouvez-vous que les choses vont mieux ou plus mal que l’année dernière ? » (la question fermée admettait une réponse neutre)
(3) SSS : « par rapport à l’année dernière à pareille époque, avez-vous l’impression que votre situation personnelle se soit empirée, améliorée, sans changement ? »
(4) Sondages : « l’année 1948 a-t-elle été pour vous meilleure ou moins bonne que l’année précédente ? » (option neutre absente de la question fermée)
Sondages, 1945-1950 ; Services des Sondages et Statistiques (SSS), 1945-1951.

20 Entre 1946 et 1950, les sondés sont toujours plus nombreux à estimer que la situation « personnelle » ou « générale » s’est détériorée. Si l’on suit les perceptions contemporaines, les « Trente Glorieuses » ne peuvent commencer en 1945. Certes, l’année 1949, avec la fin du rationnement, marque une césure perçue. Mais la majorité n’estime pas, en 1950, avoir surmonté les difficultés liées à la guerre, selon une enquête de l’INED menée auprès d’un échantillon de 2 230 individus représentatifs de la population française âgée de plus de vingt ans. À cette date, 55 % estiment que leur « niveau de vie » personnel est « inférieur » à celui de 1939, 27 % qu’il est « sensiblement le même », 15 % qu’il est « supérieur » (3 % de non-réponses) [51]. L’évolution individuelle est donc plus souvent perçue sur une pente déclinante et les efforts de la reconstruction n’ont pas semblé suffisamment performants pour surmonter le passé récent : les années de Libération sont, pour les contemporains, loin d’être glorieuses.

21 Dans les années 1950, plusieurs enquêtes comparables rendent publics, d’une part, une amélioration du sentiment vis-à-vis de l’histoire récente, et d’autre part, le maintien d’un récit pessimiste qui suscite une adhésion large. En 1954, 1956 et 1957, trois études s’intéressent à la perception de l’évolution du niveau de vie depuis cinq ans et posent, auprès d’échantillons représentatifs de la population urbaine salariée pour la première, et de la population française, âgée de plus de vingt ans pour les suivantes, la question suivante : « votre niveau de vie s’est-il amélioré ou non depuis 1950 »? Entre 32 % et 37 % des échantillons répondent « oui » ; entre 55 % et 57 % répondent « non » (les non-réponses sont comprises entre 8 % et 11 %) [52]. De même, l’INED réitère, en novembre 1956, la question de 1950 et demande aux interviewés de juger de leur vie présente à l’aune de 1939. À cette date, 39 % des sondés estiment que « la vie est plus difficile qu’en 1939 », 31 % jugent qu’elle est identique et 24 % qu’elle « est plus facile » (6 % de non-réponses) [53]. Si une proportion notable et croissante de la population sondée déclare avoir fait l’expérience d’un progrès, ils restent plus nombreux, au milieu des années 1950, à juger d’un déclin : l’inflexion est donc remarquable, mais les réponses majoritaires invalident l’appellation « Trente Glorieuses ».

22 Dans la même veine, les enquêtes portant sur les espoirs d’amélioration dans les années 1950 mettent également en évidence la faible adhésion à une vision sereine du proche avenir. Cinq enquêtes, réalisées par l’IFOP et l’INED en 1956 et en 1957, soulignent que les prévisions économiques sont majoritairement pessimistes : moins de 30 % des sondés estiment que « leurs conditions de vie » ou « leur niveau de vie » – réalités sensiblement équivalentes mesurées par les enquêtes – vont « s’améliorer au cours des cinq années à venir » [54]. Ce pessimisme procède notamment de la guerre d’Algérie, qui inquiète les citoyenset obère considérablement le sentiment éprouvé face à l’histoire en cours [55]. Loin d’avoir été vécue comme une période faste, la seconde moitié des années 1950 est entachée par cette guerre [56] et ne permet en aucun cas de considérer que les « Trente Glorieuses » constituent un tout homogène. Bien que les options positives sur la situation économique soient plus fréquentes, de très larges groupes n’adhèrent pas à cette version optimiste de l’histoire économique : ils jugent encore plus souvent que leurs conditions ne s’améliorent pas et qu’elles ne s’amenderont pas avant longtemps. Fourastié semble donc avoir raison lorsqu’il évoque « la morosité » ou « l’inquiétude » des contemporains des « Trente Glorieuses ». Par conséquent et selon le principe de périodisation compréhensif, les années 1950 ne peuvent en être partie prenante.

23 L’actualité politique de l’année 1958 marque une rupture perçue positivement par de larges groupes de contemporains, mais les effets du retour aux affaires du général de Gaulle ne sont pas suffisants pour balancer immédiatement les expériences négatives vis-à-vis du sens de l’histoire. En août 1958, 63 % de l’échantillon représentatif estime « l’avenir plus encourageant », ce qui signale une embellie des représentations, liée au changement politique [57]. De même, deux enquêtes réalisées au printemps 1959 mettent en exergue la plus grande diffusion de l’espoir à l’égard de « la situation économique de la France »: plus de 40 % des sondés sont désormais optimistes ; les pessimistes ne constituent plus qu’une proportion inférieure à 15 % [58]. Par rapport aux taux relevés avant 1958, force est de constater une transformation importante, puisque les sondés sont désormais plus nombreux à déclarer espérer qu’à déclarer désespérer. Mais cette tendance n’est que superficielle et la réelle évolution n’intervient que vers 1962, qui constitue une articulation plus pertinente que 1958 : si, comme l’indiquent ces dernières enquêtes, les « horizons d’attente » ont enregistré l’avènement du général de Gaulle comme un signe positif, les expériences ne se transforment que plus tard.

24 En septembre 1961, un sondage (« Aujourd’hui, est-ce que votre pouvoir d’achat est supérieur, inférieur, ou égal à ce qu’il était il y a un an ? ») signale ainsi la persistance des perceptions négatives : 7 % des sondés jugent que leur pouvoir d’achat a progressé, 27 % qu’il est identique et 64 % qu’il a diminué [59]. Certes, par rapport à un sondage identique réalisé en 1958, qui fournissait la partition 3 %-15 %-79 % [60], les réponses négatives ont régressé, mais les réponses positives restent identiques (entre 3 et 7 %, la différence n’est pas significative, vu l’intervalle de confiance des sondages), et très minoritaires : les ménages expérimentent d’importantes difficultés pécuniaires et la France reste investie dans des conflits coloniaux dont les conséquences sont sensibles en métropole.

25 La rupture intervient en 1962, comme le signalent deux sondages identiques (« Du point de vue matériel, vivez-vous mieux, plus mal ou de la même façon qu’avant l’arrivée du général de Gaulle au pouvoir ? »), réalisés l’un en novembre 1961, l’autre en septembre 1962. Lors du premier, 7 % répondent « mieux », 58 % « de la même façon » et 33 % « plus mal » (2 % de non-réponses) ; lors du second, ces proportions sont de 20 %, 47 % et 28 % (5 % de non-réponses) [61]. Le nombre de réponses positives a donc significativement augmenté et le nombre des négatives a régressé entre ces deux dates. De même, l’IFOP recommence, à partir de janvier 1962, les bilans annuels et la courbe ci-dessous présente les résultats de ces enquêtes pour les années 1961-1967 [62].

DOCUMENT 2

Le bilan de l’année écoulée entre 1962 et 1967

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Le bilan de l’année écoulée entre 1962 et 1967

26 Dès janvier 1962, les sondés sont plus nombreux à trouver que 1961 a été une bonne année. La tendance à la baisse des courbes pour l’année 1962 s’explique par l’ajout d’une classe « ni bonne ni mauvaise » à partir de janvier 1963 ; d’ailleurs, l’écart entre les réponses positives et négatives ne diminue pas pour 1962, mais s’accroît. La propagation des opinions satisfaites sur l’année écoulée se perpétue par la suite : une nouvelle phase semble avoir débuté, pendant laquelle un nombre croissant d’individus adhère à un récit plus positif qu’auparavant. Au cours de cette nouvelle période, et peut-être parce que les bilans de l’année écoulée nourrissent une forme de sérénité, la majorité des sondés déclarent « croire que l’année qui vient sera meilleure », comme le met en évidence la courbe des réponses ci-dessous [63].

DOCUMENT 3

Les attentes pour l’année à venir entre 1963 et 1967

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Les attentes pour l’année à venir entre 1963 et 1967

27 Ainsi, après la phase de survie liée à la guerre et à l’occupation [64], la majorité des sondés a perçu l’histoire des années 1948-1962 sous les auspices du déclin : sur les plans politique, économique et international, le pays connaît de graves difficultés, qui se traduisent subjectivement sous la forme d’anxiété et d’expériences négatives vis-à-vis du cours des choses humaines. Avant le milieu des années 1950, la majorité n’a pas l’impression d’avoir retrouvé un niveau de vie comparable à celui d’avant-guerre ; à partir de 1956, la guerre d’Algérie focalise les attentions. L’année 1958 constitue bien un changement perçu, mais ses effets ne sont réels qu’au niveau des attentes. Il faut attendre le début des années 1960 et particulièrement l’année 1962 pour que les réponses des sondés témoignent d’une évolution de la réception des discours. Les topiques du récit progressiste – la paix, la stabilité politique, les progrès des conditions de vie – semblent, à ce moment, emporter une large adhésion. Contrairement aux assertions de Fourastié, la « morosité » et « l’inquiétude » chroniques semblent s’être partiellement dissipées au cours de cette phase spécifique. Dès lors, les « Trente Glorieuses » ne constituent pas une période unifiée, du point de vue des perceptions contemporaines.

28 L’époque faste ne débute qu’aux alentours de 1962, lorsque la France entre dans une phase de paix – qui a un effet subjectif considérable au sein d’une population qui a connu une, voire deux guerres mondiales, puis une série de conflits coloniaux au cours desquels le contingent a été mobilisé – et que la population bénéficie plus directement des fruits de la croissance économique via la transformation des conditions de vie quotidienne. Ces éléments rendent compte de l’unanimisme des réponses à une question posée en 1965 auprès d’un échantillon représentatif des jeunes de 15 à 20 ans : 96 % des sondés s’estiment « heureux de vivre à notre époque » [65]. Ce moment se prolonge par-delà 1968, qui ne transforme pas considérablement la réception des récits sur l’histoire en cours. Les péripéties du printemps conduisent à une diminution de l’optimisme et à un accroissement des incertitudes face à l’avenir, mais ne ternissent que modérément les expériences. Ainsi, le bilan personnel de l’année 1968 reste positif : 44 % des « adultes » sondés et 58 % des « jeunes » estiment que l’année a été « bonne », quand 40 % des adultes et 34 % des « jeunes » jugent qu’elle a été « mauvaise » [66]. Le solde est moins positif que pour les années précédentes, mais les contents, y compris parmi les « adultes », sont plus nombreux que les mécontents.

29 On ne dispose pas, pour ces années, de question portant sur l’évolution perçue du niveau de vie, mais huit enquêtes, réalisées entre 1970 et 1972 et portant sur les difficultés à « boucler le budget », soulignent une amélioration subjective : quand plus de 44 % avaient « beaucoup de mal » à « boucler leur budget » dans les années 1950, ils ne sont plus qu’une proportion oscillant entre 18 % et 30 % à déclarer avoir « beaucoup de difficultés à [le] boucler » [67]. Mai 1968 a constitué un séisme manifeste, mais les perturbations induites par les événements restent relativement superficielles : dès lors que l’ordre revient, la vie quotidienne normale reprend. Les prévisions des sondés concernant leur « revenu » restent plutôt optimistes, comme le soulignent les courbes ci-dessous, remarquablement stables pour la période 1969-1971 [68].

DOCUMENT 4

Les prévisions à l’égard de son « revenu » entre 1969 et 1971

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% de réponses % de réponses % de réponses
« Augmenter » « Diminuer» « Rester stationnaire»

Les prévisions à l’égard de son « revenu » entre 1969 et 1971

30 Entre 1969 et 1971, la tendance majoritaire est à la prévision à l’identique ; les sondés sont un peu plus nombreux à estimer que leur « revenu » va augmenter, plutôt que baisser. Par rapport à 1958, année au cours de laquelle la même question avait été posée, la différence est importante : 5 % prévoyaient une hausse, 49 % une baisse et 18 % le maintien. L’allure des courbes s’est inversée en douze ans et la confiance est nettement mieux partagée, tout comme l’attitude satisfaite à l’égard de son « budget ». La période 1967-1974 connaît en revanche une diminution des espérances de progrès à long terme. Plusieurs enquêtes identiques, réalisées en 1967 et en 1974, signalent cette inflexion : en 1967, 35 % de l’échantillon estime qu’en l’an 2000, l’espérance de vie aura atteint cent ans ; en 1974, ils ne sont plus que 17 % [69] ; en 1967, 53 % estime que, « dans vingt ans », « l’on vivra mieux que maintenant » ; en 1974, 25 % [70]. Mais ces attitudes plus inquiètes face l’avenir lointain n’entament pas la qualité des expériences présentes. D’ailleurs, les observateurs, après avoir reconnu que les résultats du dernier sondage ne procèdent pas de la conjoncture économique perçue du premier trimestre 1974, le commentent en le considérant comme un « fait exceptionnel : d’habitude, les Français ont plutôt tendance à grogner “ça va mal aujourd’hui”, tout en espérant que “ça ira mieux demain” » [71]. De fait, jusqu’en 1975 et malgré 1968, l’histoire récente est placée, par de larges groupes de Français, sous le signe du mieux : le spectre de la guerre s’éloigne ; les conditions de vie s’améliorent ; l’ouverture des possibles permet à quelques groupes sociaux d’expérimenter une évolution positive. L’irruption de « la crise » conduit à une modification des perceptions et à une nouvelle phase de l’histoire subjective.

31 À partir de 1975, les difficultés économiques, d’abord perçues sous la forme d’un soubresaut conjoncturel, ne sont plus jugées passagères mais constituent les signes d’une crise chronique, comme le soulignent les réponses à la question fermée « Parmi les issues possibles à la situation économique actuelle (inflation, prix, emploi), quelle est celle qui, pour vous, est la plus vraisemblable »? 13 % des sondés choisissent une version optimiste selon laquelle « le système économique des pays comme la France se rétablit sans trop de mal de la situation actuelle », 17 % préfèrent l’option médiane selon laquelle « on sortira de la situation actuelle, mais il y en aura d’autres du même genre », tandis que 70 % élisent l’opinion catastrophique de la crise et estiment que « c’est l’effondrement du système économique des pays comme la France ». Cette partition connaît des variations selon l’appartenance politique : les électeurs de Mitterrand sont ainsi 83 % à désigner l’option la plus pessimiste, 6 % la version la plus rose et 17 % l’intermédiaire. Mais ceux de Giscard d’Estaing, pourtant les plus optimistes, sont 57 % à voir dans la situation présente un « effondrement du système », signe de l’adhésion majoritaire aux thèmes catastrophistes [72] : cette enquête semble indiquer que de larges groupes de Français estiment, à partir de 1975, vivre une crise durable, qui amoindrit leurs espoirs économiques collectifs.

32 L’idée de la crise a été fortement diffusée et cette labellisation du destin collectif a connu un large succès, comme en témoigne la confrontation des trois couvertures réalisées par Le Point, lors de numéros présentant les résultats d’enquêtes sur le bonheur : en 1974, la Une présente un dessin stylisé de la France sur lequel est inscrit « Où vit-on heureux en France » [73] ? Dans les articles, quelques allusions à la moins bonne conjoncture économique et au pétrole montrent que le choc pétrolier a été ressenti, mais la situation n’est pas siglée sous le titre « la crise » [74]. En 1976 en revanche, la couverture présente également l’hexagone, mais le bandeau qui l’accompagne est tout différent et signale l’existence du sceau « crise »: « Depuis la crise, où vit-on heureux en France » [75] ? En outre, les justifications de la réitération de l’enquête présentées dans le chapeau de l’article révèlent que, désormais, l’époque actuelle est celle de « la crise », dont les rédacteurs précisent qu’elle « a produit son plein effet en 1975 seulement »:

33

« la rédaction du Point a décidé de renouveler cette enquête. Pourquoi ? Parce qu’il s’est passé bien des choses depuis deux ans. Et d’abord la crise, qui a modifié profondément la situation de l’emploi, certaines habitudes de consommation, notre façon de voir le présent et l’avenir » [76].

34 Les rédacteurs ne se trompent pas : les articles reflètent et nourrissent un sentiment de crise largement partagé. En 1978, le même dossier à nouveau repris par Le Point ne vient pas signaler la fin de la crise. Ainsi le classement des articles – « culture », « santé », « richesse », « agrément », « équipement », « insécurité » et « crise » [77] – révèle la prégnance de l’idée de crise, comme en 1976. Le soubresaut conjoncturel est donc dès 1975 transformé en vécu de la crise.

35 À cet égard, la borne aval utilisée par Fourastié se justifie pleinement : 1975 marque une césure vécue comme telle sur le moment et clôture la période précédente, marquée par une vision plus sereine de l’évolution historique et par la prégnance du récit focalisé sur l’amélioration de la vie quotidienne. Au terme de cette analyse d’histoire subjective, force est de reconnaître que les trente années courant de 1945 à 1975 correspondent en réalité à deux périodes, si l’on exclut les premières années de survie consécutives des déboires de la Seconde Guerre mondiale : une première phase débutant aux alentours de 1948 et s’achevant en 1962, caractérisée par une forte croissance absorbée par les investissements productifs, par la Quatrième République et par les guerres coloniales ; une seconde – 1962-1975 – construite et largement reçue comme un moment de progrès social, politique et culturel. Les réunir sous la même appellation paraît donc peu justifié au regard du principe compréhensif de périodisation.

36 Que faire désormais des « Trente Glorieuses », expression d’un économiste portant un regard nostalgique nourri par la « crise » nouvelle ? La perspective classique de périodisation ou le paradigme compréhensif ne permettent plus de justifier l’usage de la formule pour désigner les années 1945-1975. L’expression ne correspond ni à l’histoire économique et sociale de cette période, ni aux perceptions contemporaines ; elle introduit une homogénéité illusoire et dérobe la réalité historique ; elle sous-estime le poids des événements diplomatiques, politiques, culturels ou sociaux dans la structuration des récits subjectifs et fait fi de l’histoire perçue par les acteurs. En revanche, si les « Trente Glorieuses » ne constituent plus un concept historiographique opératoire, elles représentent un objet historique digne d’études. Cet article a mis en évidence la rapidité avec laquelle la formule s’est popularisée, mais il reste à mieux comprendre les raisons de ce succès. Quelques pistes ont été envisagées : Jean Fourastié est un intellectuel célèbre et sa pensée est largement médiatisée, si bien que sa voix est influente. Mais cette condition n’est pas suffisante et d’autres éléments ont été évoqués : le succès des « Trente Glorieuses » procède, d’une part, du contraste vécu avec « la crise », et d’autre part, de leur caractère lénifiant – elles ont le même effet que la convocation d’un « âge d’or », mais évitent d’user de cette notion contestée. L’expression s’impose donc, non parce qu’elle correspond aux sentiments éprouvés dans les années 1945-1975, mais parce qu’elle rencontre les attentes du tournant des années 1970-1980. Dès lors, elle rend sans doute moins compte de la perception contemporaine des événements que de la nostalgie de la fin du XXe siècle. Cette propension à soupirer en direction du passé pourrait sans doute soulever des recherches ultérieures sur la construction des âges d’or, dans une perspective comparative : l’histoire des « Trente Glorieuses » est-elle le résultat d’une configuration spécifique ou procède-t-elle plutôt d’un processus plus général propre à ces périodes ressenties, ex post, comme exceptionnelles ? Existe-t-il un parallèle entre la « Belle Époque », autre âge d’or français du XXe siècle, et les « Trente Glorieuses »? Pour comprendre en profondeur la séduction des « Trente Glorieuses », il convient désormais d’écrire une histoire des âges d’or.


Mots-clés éditeurs : Trente Glorieuses, Fourastié, périodisation, historiographie, sondages, France, XX e siècle

Date de mise en ligne : 19/08/2013

https://doi.org/10.3917/rhmc.601.0155

Notes

  • [1]
    D’après la base de données BnF-Opale, qui recense l’ensemble des ouvrages du dépôt légal et d’après le fichier central des thèses.
  • [2]
    Jean FOURASTIÉ, Les trente glorieuses ou la révolution invisible de 1946 à 1975, Fayard, Paris, 1979. À propos de la graphie de l’expression, voir la couverture de la nouvelle édition de l’ouvrage chez Hachette en 2004, ainsi que la préface de Daniel Cohen (p. I-X). Les manuels scolaires des années 2000 édités par Belin, Hatier, Nathan et Hachette emploient l’expression avec des majuscules.
  • [3]
    Le problème de la périodisation a suscité l’intérêt de nombreux historiens et il ne s’agit pas ici de prétendre réinventer cette pratique, mais d’utiliser leurs travaux théoriques, afin d’interroger la légitimité de l’emploi de l’expression « Trente Glorieuses » comme période historique. Malgré les avertissements de Daniel MILO, pour qui le travail de périodisation conduit à « trahir le temps » (Trahir le temps (histoire), Paris, Belles Lettres, 1991), l’historien doit pourtant réaliser cette opération afin de trouver un équilibre entre le caractère savant de la périodisation et ses finalités pédagogique et politique. Sur la dimension politique de la dénomination des époques, cf. Paul BACOT, Laurent DOUZOU, Jean-Paul HONORÉ, « Chrononymes. La politisation du temps », Mots. Les langages du politique, 87, 2008, p. 5-12, et les diverses études de cas présentées dans le même numéro. Pour ce faire et depuis les Annales, il est désormais nécessaire de distinguer la longue durée de l’événement (Fernand BRAUDEL, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II [1949], Paris, Armand Colin, 1966, p. 16-17) et de choisir les bornes en fonction du contenu. Marc BLOCH ironisait déjà sur les cadres politiques préconçus en imaginant le « “Journal de ce qui s’est passé, dans mon laboratoire sous la deuxième présidence de Grévy” par Louis Pasteur » (Apologie pour l’histoire ou le métier d’historien [1949], Paris, Armand Colin, 1997, p. 101). De même, Koselleck a attiré l’attention des historiens sur la complexité sociale et a mis en garde contre le risque de simplification inhérent aux tentatives de périodisation : conscient de la « contemporanéité du non-contemporain », c’est-à-dire de la coexistence, dans une même société, de formes sociales et culturelles anciennes et nouvelles, l’historien doit, autant que faire se peut, éviter le piège des trames unanimistes et, au contraire, laisser s’exprimer la variété des expériences et des attentes, dans un récit nuancé (Reinhart KOSELLECK, Le futur passé. Contribution à la sémantique des temps historiques [1979], Paris, Éditions de l’EHESS, 2000). Par exemple, le succès du salon des arts ménagers dans les années 1950 ne doit pas faire oublier l’existence de représentations divergentes, telle la « Complainte du progrès » de Boris Vian : l’horizon d’attente des Français des années 1950 n’est donc pas unanimement progressiste et l’historien doit être attentif à cette diversité lorsqu’il construit des périodes. Son attention et sa responsabilité sont d’autant plus nécessaires qu’il participe, de par ses compétences reconnues, à la construction sociale des « champs d’expériences », des « horizons d’attente » et, plus largement, des « régimes d’historicité » (les notions de champ d’expérience et d’horizon d’attente ont été utilisées en histoire par Koselleck. Pour celle de régime d’historicité, cf. François HARTOG, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003).
  • [4]
    Les difficultés économiques éprouvées sont soit réelles (perte d’emploi, budget à équilibrer), soit envisagées par de très nombreux individus. Voir Eurobaromètre, n° 16, décembre 1981, p. 2-5.
  • [5]
    Robert FRANK, La hantise du déclin. Le rang de la France en Europe, 1920-1960. Finances, défense et identité nationale, Paris, Belin, 1994.
  • [6]
    Par exemple en Allemagne, où des historiens de l’économie réalisent, la même année que Fourastié, une périodisation assez proche : Elmar ALTVATER, Jürgen HOFFMANN, Willi SEMMLER, Vom Wirtschaftswunder zur Wirtschaftskrise : Ökonomie und Politik in der Bundesrepublik, Berlin, Olle und Wolter, 1979.
  • [7]
    Comme en témoignent la présence des termes wirschaft et economico : Guido CRAINZ, Storia del miracolo economico, Rome, Donzelli, 1996 ; Antonio CARDINI, Il miracolo economico italiano (1958-1963), Bologne, Il Mulino, 2006 ; Volker HENTSCHEL, Ludwig Erhard, die “soziale Marktwirtschaft” und das Wirtschaftswunder : historisches Lehrstück oder Mythos ?, Bonn, Bouvier, 1998.
  • [8]
    Angus MADDISON, Phases of Capitalist Development, Oxford, Oxford University Press, 1982, p. 105 sq.
  • [9]
    Dominic SANDBROOK, Never Had It So Good: A History of Britain from Suez to the Beatles, Londres, Little, Brown, 2005 ; ID., White Heat. A History of Britain in the Swinging Sixties, Londres, Little, Brown, 2006.
  • [10]
    Il conviendrait d’ailleurs de mieux expliquer cette absence, mais ce travail déborderait largement le cadre de la présente étude.
  • [11]
    D. SANDBROOK, Never Had…, op. cit.
  • [12]
    « Une autre histoire des “Trente glorieuses” », colloque international organisé par Christophe Bonneuil et Céline Pessis, EHESS, septembre 2011.
  • [13]
    J. FOURASTIÉ, Les trente…, op. cit.
  • [14]
    François LEBRUN, Valéry ZANGHELLINI, Histoire. Terminales, Paris, Belin, 1983, 512p., chapitre « Les économies industrielles » et p. 354-355 ; Henri MENDRAS, La fin des paysans. Innovation et changement dans l’agriculture française, Paris, SEDEIS/Futuribles, 1967.
  • [15]
    Serge BERSTEIN, Pierre MILZA (éd.), Histoire Terminale. De 1939 à nos jours, Paris, Hatier, 1983, troisième partie du livre sur « l’âge d’or » et p. 400.
  • [16]
    S. BERSTEIN, P. MILZA (éd.), Histoire, classe Terminale. Le monde actuel, Paris, Hatier, 1989.
  • [17]
    Ibidem, p. 233 sq.
  • [18]
    Nous n’avons pas consulté tous les manuels scolaires publiés depuis 1989, mais un échantillon balisant les principaux éditeurs : Jean-Michel LAMBIN (éd.), Histoire Terminales ES/L/S, Paris, Hachette, 2008 ; Guillaume LE QUINTREC (éd.), Histoire Term L/ES, Paris, Nathan, 2004 ; Guillaume BOUREL, Marielle CHEVALLIER (éd.), Histoire Terminale L, ES, S, Paris, Hatier, 2008 ; Guillaume BOUREL, Marielle CHEVALLIER (éd.), Histoire T. L, ES, Paris, Hatier, 2004. L’expression a systématiquement gagné des majuscules ; elle renvoie à une trame d’événements non seulement économiques, mais également sociaux et culturels.
  • [19]
    Sur le XVIIe siècle, sa labellisation en « Grand Siècle » et les critiques de cette périodisation, cf. Quelques “XVIIe siècle” : Fabrications, usages et réemplois, numéro spécial des Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 28-29, 2002. Sur le Moyen Âge, cf. Jérôme BASCHET, La civilisation féodale, de l’an mil à la colonisation de l’Amérique, Paris, Aubier, 2004.
  • [20]
    Par exemple, l’instrumentalisation qui consiste à transformer le XVIIe siècle en « Grand Siècle », afin de mieux l’opposer à celui des Lumières (Jean-Luc CHAPPEY, « Le XVIIe siècle comme enjeu philosophique et littéraire au début du XIXe siècle », Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 28-29, 2002, p. 101-106).
  • [21]
    John HALE, La civilisation de l’Europe à la Renaissance [1993], Paris, Perrin, 1998, et Peter BURKE, La Renaissance européenne [1998], Paris, Seuil, 2000.
  • [22]
    J. FOURASTIÉ, Les trente…, op. cit., p. 29 (souligné par nous).
  • [23]
    Régis BOULAT, Jean Fourastié, un expert en productivité. La modernisation de la France, années trente-années cinquante, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2008, chapitre 2.
  • [24]
    Ibidem, p. 209.
  • [25]
    J. FOURASTIÉ, Le grand espoir du XXe siècle. Progrès technique, progrès économique, progrès social, Paris, PUF, 1949.
  • [26]
    « Le mal essentiel de notre siècle résulte de la difficulté où nous nous trouvons de distinguer dans la tradition ce que est du domaine scientifique et doit donc sans cesse être révisé, et ce qui est du domaine moral et religieux et doit donc très probablement être conservé ou n’être que très prudemment modifié », J. FOURASTIÉ, Machinisme et bien-être, Paris, Éd. de Minuit, 1951, p. 242.
  • [27]
    Rémy PAWIN, « Trente Glorieuses, treize heureuses ? Représentations et expériences du bonheur en France entre 1944 et 1981 », thèse d’histoire, Université Paris1 Panthéon-Sorbonne, 2010.
  • [28]
    Régis BOULAT, « Jean Fourastié ou le prophète repenti », Vingtième siècle, Revue d’histoire, 91, juillet-septembre 2006, p. 111-123, p. 112.
  • [29]
    J. FOURASTIÉ, La civilisation de 1960, Paris, PUF, 1947, p. 69, 119.
  • [30]
    J. FOURASTIÉ, Les trente…, op. cit., p. 239.
  • [31]
    Ces aspects, connus de longue date, figuraient déjà dans les synthèses universitaires des années 1980, notamment dans le volume consacré à cette séquence dans La nouvelle histoire de la France contemporaine ; Serge BERSTEIN, La France de l’expansion, t. 1 : La République gaullienne 1958-1969, Paris, Seuil, 1989.
  • [32]
    J. FOURASTIÉ, Les trente…, op. cit., p. 29.
  • [33]
    Ibidem, p. 28.
  • [34]
    Dominique KALIFA, La culture de masse, t. 1:1860-1930, Paris, La Découverte, 2001.
  • [35]
    Le champ des historiens de l’économie, parcouru de tensions, est loin d’être homogène. Mais ces historiens, libéraux ou marxistes, contemporains ou cadets de Fourastié, se rejoignent dans un usage circonspect des « Trente Glorieuses », dans leur publications savantes comme dans leurs synthèses universitaires : ils ne l’utilisent pas pour unifier l’histoire économique des années 1945-1975, les assortissent de guillemets en se référant à Jean Fourastié et renvoient à une trame d’événements culturels et sociaux. Cette analyse se fonde sur la consultation de l’ensemble des synthèses universitaires disponibles portant sur l’histoire économique de la France au XXe siècle : Jean-Charles ASSELAIN, Histoire économique de la France du XVIIIe siècle à nos jours, t. 2 : De 1919 à la fin des années 1970, Paris, Seuil, 1984 ; Paul BAIROCH, Histoire économique et sociale du monde du XVIe siècle à nos jours, t. 3 : Victoires et déboires, Paris, Gallimard, 1997 ; Alain BEITONE, Philippe GILLES, Maurice PARODI, Histoire des faits économiques et sociaux de 1945 à nos jours, Paris, Dalloz, 2006 ; Hubert BONIN, Histoire économique de la France depuis 1880, Paris, Masson, 1988 ; Jean BOUVIER (éd.), L’ère industrielle et la société d’aujourd’hui (1880-1980), vol. 3 : Années 1950 à nos jours, Paris, PUF, 1982 (cet ouvrage constitue l’un des volumes du tome 4 de l’Histoire économique et sociale de la France dirigée par Fernand BRAUDEL et Ernest LABROUSSE et publiée aux PUF de 1979-1982) ; Jacques BRASSEUL, Histoire des faits économiques. De la Grande Guerre au 11 septembre, Paris, Armand Colin, 2003 ; Albert BRODER, Histoire économique de la France au XXe siècle (1914-1997), Gap/Paris, Ophrys, 1998 ; François CARON, Histoire économique de la France, XIX-XXe siècle [1981], Paris, A. Colin, 1995 ; Sophie CHAUVEAU, L’économie de la France au XXe siècle, Paris, Armand Colin, 2003 ; François COCHET, Histoire économique de la France depuis 1945, Paris, Dunod, 1997 ; Jean-François ECK, Histoire de l’économie française depuis 1945, Paris, Armand Colin, 2004 ; Alexandre FERNANDEZ, L’économie française depuis 1945, Paris, Hachette, 2001 ; Fabrice GRENARD, Histoire économique et sociale de la France de 1850 à nos jours, Paris, Ellipses, 2003 ; André GUESLIN, Nouvelle histoire économique de la France contemporaine, t. 4 : L’économie ouverte, Paris, La Découverte, 1989 ; Jean-Pierre VESPERINI, L’économie de la France sous la Ve République, Paris, Economica, 1993. Parmi ces synthèses, seule se distingue l’Histoire économique et sociale du XXe siècle dirigée par Jean-François MURACCIOLE et destinée à la préparation des concours d’entrées aux écoles commerciales (Paris, Ellipses, 2002) : un chapitre s’y intitule « Les Trente Glorieuses » et traite, non seulement du cas français, mais également des États-Unis, de l’Allemagne, de l’Italie, de l’Angleterre et du Japon. Souffrant d’un défaut manifeste de construction, c’est également l’une des seules à n’avoir été dirigée ni par un économiste ni par un historien de l’économie : cet ouvrage est plus proche du manuel scolaire du secondaire que de la synthèse universitaire et, a fortiori, de la publication savante, ce qui explique sans doute pourquoi il emploie l’expression au premier degré.
  • [36]
    Ce découpage est celui adopté par J.-F.ECK, Histoire de l’économie française…, op. cit.
  • [37]
    Hubert BONIN, Histoire économique de la IVe République, Paris, Economica, 1987, p. 295-304, et A. FERNANDEZ, L’économie…, op. cit., p. 51 sq. et p. 75-82.
  • [38]
    « L’équipement des Français en biens durables fin 1968 », Économie et statistique, n° 3, juillet-août1969, p. 65-68, p. 65.
  • [39]
    Jacques ADDA et al., « La remise en cause des équilibres d’après-guerre », in Jean-Marcel JEANNENEY (éd.), L’économie française depuis 1967 : la traversée des turbulences mondiales, Paris, Seuil, 1989, p. 29-40, et A. FERNANDEZ, L’économie…, op. cit., p. 112-113.
  • [40]
    J. FOURASTIÉ, Les trente…, op. cit., p. 239-240.
  • [41]
    Ibidem, p. 239.
  • [42]
    Nous avons dépouillé la revue Sondages, publiée par l’IFOP, ainsi que les publications de la Sofres (Actualité-Sondages, 1966-1972 et La lettre de la SOFRES, 1976-1981). Nous utilisons également certaines enquêtes d’opinion réalisées par l’INED, ainsi que des sondages publiés par voie de presse. Sur le développement des sondages, cf. Loïc BLONDIAUX, La fabrique de l’opinion. Une histoire sociale des sondages, Paris, Seuil, 1998.
  • [43]
    Dans la suite, tous les sondages utilisés, sauf précision contraire, ont été réalisés par de rigoureux instituts de sondages (principalement l’IFOP et l’INED) auprès d’échantillons représentatifs de la population française majeure. Sur l’inexistence de l’opinion publique, cf. Pierre BOURDIEU, « L’opinion publique n’existe pas », Les Temps Modernes, 318, janvier 1973, p. 1292-1309.
  • [44]
    De même, les taux de non-réponse permettent d’apprécier si la question a été imposée par les sondeurs et leurs commanditaires.
  • [45]
    Selon l’expression de Fred KUPFERMAN, Les premiers beaux jours, Paris, Calmann-Lévy, 1985.
  • [46]
    René GIRAULT, Robert FRANK (éd.), La puissance française en question, 1945-1949, Paris, Publications de la Sorbonne, 1988.
  • [47]
    Sondages, 1947, p. 200.
  • [48]
    Robert MENCHERINI, Guerre froide, grèves rouges. Parti communiste, stalinisme et luttes sociales en France. Les grèves « insurrectionnelles » de 1947/1948, Paris, Syllepse, 1998.
  • [49]
    Service de sondages et statistiques, n° 45, octobre-novembre 1948, p. 667. La quantité importante de non-réponse à ce sondage procède de la question, qui porte sur l’avenir. Lors de tels sondages, les non-réponses sont toujours nombreuses, non parce que la question aurait été imposée par les sondeurs, mais parce que l’on avoue plus facilement son ignorance à propos du futur : de nombreux sondés hésitent à formuler une prophétie et évitent de répondre.
  • [50]
    Dans cet article, il ne s’agit pas d’envisager la prégnance ou l’absence d’un mythe du progrès à long terme, sur lequel d’autres travaux existent déjà, parmi lesquels, Christopher LASCH, Le seul et le vrai paradis. Une histoire de l’idéologie du progrès et de ses critiques [1991], Castelnau-le-Lez, Climats, 2002.
  • [51]
    Alain GIRARD, « Une enquête sur les besoins des familles », Population, 5-4, 1950, p. 713-733 (ici p. 715).
  • [52]
    Commissariat au Plan, Enquête sur les tendances de la consommation des salariés urbains. Vous gagnez 20 % de plus, qu’en faites-vous ?, Paris, Imprimerie nationale, 1955, p. 27 ; Sondages, 1956/3, p. 12 ; Sondages, 1958.
  • [53]
    Alain GIRARD, Henri BASTIDE, « Niveau de vie et répartition professionnelle : enquête sur l’information et les attitudes du Public », Population, 12-1, 1957, p. 37-70, p. 41.
  • [54]
    Sondages, années 1956-1958 ; A. GIRARD, H. BASTIDE, « Niveau de vie… », art. cit., p. 48. À propos des espoirs, relevons que la quantité de non-réponses est plus importante que pour les bilans. Ceci s’explique à nouveau par l’hésitation des sondés à formuler des prophéties.
  • [55]
    Charles-Robert AGERON, « L’opinion française à travers les sondages », in Jean-Pierre RIOUX (éd.), La guerre d’Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990, p. 25-45.
  • [56]
    Jean-Pierre RIOUX, « Une guerre trouble-fête », in Laurent GERVEREAU, Jean-Pierre RIOUX, Benjamin STORA (éd.), La France en guerre d’Algérie. Novembre 1954-juillet 1962, Nanterre, Musée d’histoire contemporaine-BDIC, 1992, p. 146-150.
  • [57]
    Sondages, 1958/4, p. 5.
  • [58]
    Sondages, 1959/1, p. 18. Question fermée : « Pensez-vous que, dans les prochains mois, la situation économique de la France va s’améliorer, se détériorer, ou rester la même ? »
  • [59]
    Sondages, 1962.
  • [60]
    Sondages, 1958/3, p. 14.
  • [61]
    Sondages, 1963/3, p. 82 sq.
  • [62]
    Construite à partir du dépouillement exhaustif de Sondages, années 1962-1967. La question fermée est strictement identique : « Diriez-vous que 196X [l’année précédent le sondage] a été une bonne ou une mauvaise année pour vous et votre famille ? » L’option neutre n’existe qu’après 1961.
  • [63]
    Construite à partir du dépouillement exhaustif de Sondages, années 1962-1967. La question fermée est strictement identique : « Croyez-vous que l’année qui vient sera meilleure ou moins bonne que l’année qui s’achève, en ce qui vous concerne ? » À nouveau, les taux de non-réponses sont plus élevés, parce que la question porte sur le futur.
  • [64]
    Dominique VEILLON, Vivre et survivre en France, 1939-1947, Paris, Payot, 1995.
  • [65]
    Sondages, 1968/4. Par comparaison, les résultats d’un sondage quasiment identique (« Êtes-vous heureux ou malheureux de vivre à l’époque actuelle ? ») réalisé par l’IFOP pour le compte du magazine Réalités en 1955, certes auprès d’un échantillon représentatif de la population (et non des seuls jeunes), donnait une toute autre image de l’opinion des Français vis-à-vis de l’histoire : seulement 48 % des sondés se déclaraient alors « heureux » (Réalités, décembre 1955, p. 80-88).
  • [66]
    Sondages, 1969. Les adultes sont les sondés âgés de plus de 20ans, les jeunes, ceux dont l’âge est compris entre 15 et 20ans.
  • [67]
    En 1954 selon une enquête réalisée par le Commissariat au Plan, et en 1958 selon une enquête de l’IFOP (Commissariat au Plan, Enquête sur les tendances, op. cit…, p. 29 ; Sondages, 1958/3, p. 11). Pour les enquêtes 1970-1972, cf. Sondages, années 1970-1973. La différence de formulation entre ces enquêtes est négligeable et les questions, toutes deux fermées avec trois options de réponses possibles, renvoient à la même réalité : en 1954, on leur demande « Avez-vous du mal à boucler votre budget, ou est-ce que vous y arrivez à peu près, ou bien ? » et en 1970-1972, « Avez-vous des difficultés pour boucler votre budget ? » (réponses possibles : « beaucoup », « un peu », « pas du tout »).
  • [68]
    Construites à partir du dépouillement exhaustif de Sondages, années 1968-1972, question fermée : « Dans les douze prochains mois, pensez-vous que votre revenu va augmenter, diminuer ou rester stationnaire » ?
  • [69]
    Sondages, 1975/3-4, p. 102 sq. : « Quelques perspectives sur l’an 2000 », étude réalisée du 22 au 29 novembre 1974, auprès d’un échantillon de 2016 personnes représentatives de la population française âgée de plus de 18ans. Le sondage de 1967 a été réalisé dans les mêmes conditions.
  • [70]
    Le Point, n° 91, 17 juin 1974, p. 85. Enquête de la DATAR.
  • [71]
    Ibidem, p. 76.
  • [72]
    Sondages, 1975/3-4, p. 12:18 % des électeurs de Giscard d’Estaing choisissent l’option « Le système économique des pays comme la France se rétablit sans trop de mal de la situation actuelle » et 25 % la version des troubles conjoncturels cycliques.
  • [73]
    Le Point, n° 68, 7 janvier 1974.
  • [74]
    Ibidem, p. 36.
  • [75]
    Le Point, n° 174, 19 janvier 1976.
  • [76]
    Ibidem, p. 61.
  • [77]
    Le Point, n° 294, 8-14 mai 1978, p. 91-102.

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