Notes
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[1]
Cet article est le résultat d’un travail de recherche soutenu et financé par l’ANR TRANSTUR (Ordonner et transiger : modalités de gouvernement et d’administration en Turquie et dans l’Empire ottoman, du XIXe siècle à nos jours). Il a bénéficié, dans sa conception finale, d’échanges stimulants avec les participants de la journée d’études « Les récits génétiques comme récits de soi : fable, mémoire et histoire », organisée par Isabelle Luciani et Valérie Pietri (CMMC, Nice, 18 juin 2010). Je remercie Marc Aymes, Catherine Mayeur-Jaouen, Nicolas Michel, Jean-Frédéric Vernier et Jean-Marc Liling pour leurs corrections et leurs précieuses suggestions, ainsi que les descendants de Celal Bükey qui m’ont offert de consulter les archives de la famille et permis de réaliser plusieurs entretiens en janvier 2010, mai 2010, et novembre 2011. Je sais gré à Edhem Eldem de m’avoir permis d’entrer en contact avec Osman Osmano?lu que je remercie également.
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[2]
Christiane KLAPISCH-ZUBER, L’ombre des ancêtres. Essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté, Paris, Fayard, 2000, p. 7. Voir aussi Roberto BIZZOCCHI, « La culture généalogique dans l’Italie du seizième siècle », Annales ESC, 46-4, juillet-août 1991, p. 789-805 ; Germain BUTEAU, Valérie PIETRI (éd.), Les enjeux de la généalogie. Pouvoir et identité (XIIe-XVIIIe siècles), Paris, Autrement, 2006, p. 16-48.
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[3]
Mary BOUQUET, « Family trees and their affinities : the visual imperative of the genealogical diagram », Journal of the Royal Anthropological Institute of London, 2-1, March 1996, p. 43-66 ; et Reclaiming English Kinship : Portuguese Refractions of British Kinship Theory, Manchester, Manchester University Press, 1993.
-
[4]
Tamara K. HAREVEN, « The search for generational memory : tribal rites in industrial society », Daedalus, 1978, 107-4, p. 137-149 ; Cardell JACOBSON, « Social dislocation and the search for genealogical roots », Human Relations, 39-4, 1986, p. 347-358.
-
[5]
Tiphaine BARTHÉLÉMY, Marie-Claude PINGAUD (éd.), La généalogie entre science et passion, Paris, Éditions du CTHS, 1997 ; Martine SEGALEN, Claude MICHELAT, « L’amour de la généalogie », in M. SEGALEN (éd.), Jeux de famille, Paris, CNRS, 1991, p. 193-208 ; Sylvie SAGNES, « De terre et de sang : la passion généalogique », Terrain, 25, 1995, p. 125-146.
-
[6]
Expression empruntée à Philippe ARIÈS, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960), Paris, Seuil, 1973, p. 302. Sur les formes ottomanes de ce sentiment, voir Cem BEHAR, Alan DUBEN, Istanbul Households. Marriage, Family and Fertility. 1880-1940, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. Voir également Catherine MAYEUR-JAOUEN, « L’émergence du couple à la fin de l’Empire ottoman », Droit et religions, Annuaire, 4, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2009, p. 109-120.
-
[7]
Ce sont là les conclusions tirées de notre réflexion consacrée à l’émergence du genre généalogique dans l’Empire ottoman : Olivier BOUQUET, « Comment les Ottomans ont découvert la généalogie », Cahiers de la Méditerranée, 82, juin 2011 (à paraître). Elles forment le point de départ du présent article.
-
[8]
O. BOUQUET, « Maintien et reconversion des noblesses ottomanes aux débuts de la République turque », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 99, juillet-sept. 2008, p. 129-142.
-
[9]
M. BOUQUET, Reclaiming English Kinship…, op. cit., p. 143. Voir également O. BOUQUET, « Comment les Ottomans… », art. cit.
-
[10]
Le régime du vak?f (arabe, waqf) transforme des propriétés en biens de mainmorte, dont les revenus sont affectés à un usage précis, déterminé par le donateur de manière que sa fondation soit agréable à Dieu.
-
[11]
Le plus ancien est daté de 1316 en calendrier islamique (1898-1899) ; mais son auteur assure qu’il l’a modifié et complété pendant 40 ans ; ce qui laisse penser que la famille disposait de cet outil au moins depuis le milieu du XIXe siècle. L’ensemble des documents transmis par les descendants sont signalés dans cette étude sous la mention « archives HHP ».
-
[12]
Pierre BOURDIEU invite à étudier l’épistémologie du mode d’enquête à l’origine de la production des diagrammes généalogiques. Il pense que le motif de l’arbre dérive largement des conditions de succession liées à la transmission de la propriété : « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction », Annales ESC, 1972, 4-5, p. 1105-1127.
-
[13]
Hüseyin Celalettin Dervi? Bükey est son nom complet.
-
[14]
Françoise ZONABEND désigne ainsi l’ensemble des normes et pratiques mises en œuvre dans un groupe de parenté « pour se perpétuer identique à lui-même » (« La parenté I : Origines et méthodes, usages sociaux de la parenté », in Isac CHIVA, Utz JEGGLE (éd.), Ethnologie en miroir. La France et les pays de langue allemande, Paris, Éditions de la MSH, 1987, p. 95-107, p. 105).
-
[15]
On mesurera que les particularités de ce système a-nobiliaire sont loin d’être limitées à quelques familles impériales telles que celle de Halil Hamid Pacha, en lisant O. BOUQUET, « Maintien et reconversion des noblesses ottomanes aux débuts de la République turque », art. cit.
-
[16]
Il renforce l’indépendance de la Banque centrale turque, assainit la situation financière des banques, et lutte contre la corruption. Il réorganise les politiques agricole et énergétique, ainsi que le budget. Il obtient la baisse des taux d’intérêt. Le soutien international apporté à ses réformes lui permet d’obtenir de la Banque mondiale et du FMI des prêts de 19,6 milliards de dollars. La croissance économique reprend dès 2002 et l’inflation est ramenée à 12% en 2003, après avoir connu un niveau moyen de 70% dans les années 1990. Kemal Dervi? a dressé les résultats de son bilan dans un livre d’entretiens (Serhan ASKER, Kemal DERVI?, Yusuf I?IK, Kemal Dervi? Anlat?yor, Krizden Ç?k?? ve Ça?da? Sosyal Demokrasi, Istanbul, Do?an Kitab, 2006).
-
[17]
Rien à voir avec le rattachement de certaines grandes familles françaises à l’histoire nationale (Éric MENSION-RIGAU, « Une certaine image de l’histoire », Ethnologie française, n° spécial « cultures bourgeoises », 20-1, 1990, p. 27-33, p. 27).
-
[18]
Faruk BILDIRIC, « 1978’deki raporuyla solu k?zd?rd? », Hürriyet, 25-06-2001.
(http://webarsiv.hurriyet.com.tr/2001/06/25/308766.asp ; consulté le 21-12-2010 ; traduit du turc). -
[19]
Ibidem.
-
[20]
Juifs convertis, disciples de Sabbatai Tsevi (1626-1676), messie juif autoproclamé converti à l’islam.
-
[21]
http://news.bbc.co.uk/2/hi/business/2184663.stm (consulté le 16-12-2010).
-
[22]
Caroline LEGRAND, « Internet et le gène. La généalogie à l’heure des nouvelles technologies », in Denise LEMIEUX, Eric GAGNON (éd.), « Histoires de famille et généalogies au XXIe siècle », n° spécial, Enfances, familles, générations, 7, 2007.
(http://www.erudit.org/revue/efg/2007/v/n7/017793ar.html ; consulté le 16-12-2010). -
[23]
Leyla NEYZI, « Remembering to forget : sabbateanism, national identity, and subjectivity in Turkey », Comparative Studies in Society and History, 2002, 44-1, p. 137-158.
-
[24]
Mahmut ÇETIN, Dededen Toruna Genetik ?hanet. Tepedelenli Ali Pa?a ve Halil Hamit Pa?a’dan Kemal Dervi?, Istanbul, Emre, 2006.
-
[25]
Notamment www.biyografi.net (où l’on trouvera la biographie détaillée de l’auteur et la présentation de ses publications ; consulté le 28-1-2011).
-
[26]
M. ÇETIN, Bo?az’daki A?iret, Istanbul, Edille, 1997.
-
[27]
Selon l’expression de Danièle HERVIEU-LÉGER, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993, p. 228.
-
[28]
La synthèse turco-islamique, en progrès depuis les années 1980, préconise un retour à la « culture nationale » turque dont la valeur indéfectible serait l’islam, et l’ennemi historique l’occident chrétien (Étienne COPEAUX, « Ahmed Arvasi, un idéologue de synthèse turco-islamique », Turcica, 30, 1999, p. 211-223). Sur le renforcement de ces théories du complot, voir Ebru BULUT, « Tempête de Métal : le nationalisme populaire et ses peurs », La Vie des idées, 16 août 2005. URL : http://www.laviedesidees.fr/ Tempete-de-Metal-le-nationalisme.html (consulté le 11-10-2010). Sur les usages par la presse des paradigmes ethnoraciaux, voir Murat ERGIN, « “Is the Turk a white man ?” Towards a theoretical framework for race in the making of turkishness », Middle Eastern Studies, 44-6, nov. 2008, p. 827-850.
-
[29]
Sur les modalités de cette implication, voir O. BOUQUET, « Old elites in a new republic : The reconversion of Ottoman bureaucratic families in Turkey (1909-1939) », Comparative Studies in South Asia, Africa and the Middle East, Duke University Press, Fall 2011 (sous presse).
-
[30]
Isabelle CARON, Se créer des ancêtres. Un parcours généalogique nord-américain, XIXe-XXe siècles, Sillery, Septentrion, 2006, p. 30.
-
[31]
Nous reprenons la notion proposée par D. HERVIEU-LÉGER, La religion pour mémoire…, op. cit., p. 228.
-
[32]
Loin d’avoir disparu avec l’Empire, les fondations pieuses ont été placées sous le contrôle du nouveau régime dès 1923-1924 (Nazif ÖZTÜRK, Türk Yenile?me Tarihi Çerçevesinde Vak?f Müessesesi, Ankara, Türkiye Diyanet Vakf?Yay?nlar?, 1995, p. 86-89). Elles relèvent à ce jour de la Direction générale des fondations pieuses située à Ankara.
-
[33]
Bahaeddin YEDIYILDIZ, L’institution du Vaqf au XVIIIe siècle en Turquie. Étude socio-historique, Ankara, Éditions du ministère de la culture, 1990, p. 148.
-
[34]
Ahmet AKGÜNDÜZ, ?slâm Hukukunda ve Osmanl? Tatbikat?nda Vak?f Müessesesi, Istanbul, Osmanl? Ara?t?rmalar? Vakf?, 1996, p. 319 ; Nazif ÖZTÜRK, « Mütevelli », Diyanet Vakf? ?slam Ansiklopedisi, 32, 2006, p. 217-220.
-
[35]
Jean-Claude GARCIN, « Le waqf est-il la transmission d’un patrimoine ? », in Joëlle BEAUCAMP et Gilbert DAGRON (éd.), La transmission du patrimoine. Byzance et l’aire méditerranéenne. Travaux et mémoires du Centre de Recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Paris, De Boccard, 1998, p. 102.
-
[36]
Archives de la Direction générale des fondations pieuses (Vak?f Genel Müdürlü?ü Ar?ivleri, Ankara, registre n° 628, page 547, n° 289).
-
[37]
René JETTÉ, Hubert CHARBONNEAU, « Généalogies descendantes et analyse démographique », Annales de démographie historique, 1984, p. 45-54.
-
[38]
René JETTÉ, Traité de généalogie, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1991.
-
[39]
Claude LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 313.
-
[40]
Olivier BOUQUET, Les pachas du sultan. Essai sur les agents supérieurs de l’État ottoman (1839- 1909), Louvain, Peeters, 2007, p. 202-214.
-
[41]
« Lignage : groupe de descendants, par les hommes ou par les femmes, d’un des fils ou d’une des filles de l’ancêtre fondateur du clan ou d’un de leurs descendants » : Maurice GODELIER, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004, p. 601.
-
[42]
Il arrive que les homonymes d’un haut personnage, pourtant nés dans la même localité, ignorent s’ils ont ou non un lien de parenté avec celui-ci (Arnaud CHAFFANJON, Essai sur la descendance de Jean Racine, Paris, Extraits des cahiers raciniens, 1963, p. 50). Comme le dit Jean-Louis BEAUCARNOT, « la majeure partie des descendants de Charlemagne se compose de familles qui ont perdu tout souvenir d’une quelconque ascendance nobiliaire » (« Les grands ancêtres », Gé-magazine, 21, sept.-oct. 1984, p. 26-34).
-
[43]
Arbre signé de la main de Cemal Dervi? Bükey, en caractères arabes et latins, non daté, avec un terminus ad quem de 1956 (archives HHP).
-
[44]
?mdat EK?I, Hakk? Ek?i’den Ek?i Ali’ye Ek?io?lu Tarihi (1460-2004), Hakk? Ek?i E?itim, Kültür ve Sa?l?k Kültür Yay?nlar?, 2004, p. 38 ; Heath W. LOWRY, Ismail E. ERÜNSAL, « The Evrenos dynasty of Yenice Vardar : notes & documents on Haci Evrenos & the Evrenoso?ullar? : a newly discovered late-17th century ?ecere (genealogical tree), seven inscriptions on stone & family photographs », The Journal of Ottoman Studies, 32, 2008, p. 9-192, p. 189. Pour une comparaison avec les réunions de famille aux États-Unis, voir Robert M. TAYLOR Jr., « Summoning the wandering tribes : genealogy and family reunions in american history », Journal of Social History, 16-2, 1982, p. 21-37.
-
[45]
À l’heure actuelle, un peu moins de 500 descendants nous sont connus.
-
[46]
Georges DUBY, « Remarques sur la littérature généalogique en France aux XIe et XIIe siècles », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 111-2, 1967, p. 335-345, p. 335 ; R. JETTÉ, H. CHARBONNEAU, « Généalogies descendantes… », art. cit.
-
[47]
Cimetière de Haydar Pacha, Üsküdar, Istanbul. Sur les fiches de famille dans lesquelles figure le patronyme d’un ancêtre considéré comme « fondateur », voir Alain BECCHIA, « Étude des comportements démographiques et des mutations sociales à travers la reconstitution des lignées », Annales de démographie historique, 1984, p. 25-44 (ici p. 27-28).
-
[48]
Liste d’evlad datée de 1970 (archives HHP).
-
[49]
Comme dans l’usage arabe (ahfâd), le terme renvoie d’abord aux petits-fils, et par extension aux petits-enfants. C’est dans ce dernier sens qu’il est employé ici.
-
[50]
O. BOUQUET, Les pachas du sultan…, op. cit., p. 209-212.
-
[51]
Virginia H. AKSAN, An Ottoman Statesman in War and Peace : Ahmed Resmi Efendi, 1700-1783, Leiden, E.J. Brill, 1995, p. XVIII ; ?smail H. UZUNÇAR?ILI, « Sadrazam Halil Hamid Pa?a », Türkiyat Mecmuas?, 5, 1935, p. 213-267, p. 245. Voir également Kemal BEYDILI, « Halil Hamid Pa?a », DiyanetVakf? Islam Ansiklopedisi, 15, 1997, p. 316-318.
-
[52]
« her yöndeki yenile?me rüzgar? » : Fikret Sar?cao?lu, Kendi Kaleminde Bir Padi?ah?n Portresi : I. Abdülhamid (1774-1789), Istanbul, Tarih ve Tabiat Vakf? Yay?nlar?, 2001, p. 198, p. 189, p. 264.
-
[53]
Mehmed SÜREYYA, Sicill-i Osmânî, Westmead, Gregg, 1971,Vol. II, p. 299.
-
[54]
G. DUBY, « Remarques… », art. cit., p. 345.
-
[55]
M. BOUQUET, Reclaiming English Kinship…, op. cit., p. 143.
-
[56]
Albert CHOISY, Généalogies genevoises, Genève, Kundig, 1947, p. VII-VIII.
-
[57]
Sur la question de la domination politique et sociale des noblesses « d’Ancien Régime », c’est-à-dire principalement les élites aristocratiques et agraires, voir l’ouvrage classique d’Arno MAYER, La persistance de l’Ancien Régime : l’Europe de 1848 à la Grande Guerre [1983], Paris, Flammarion, 1991, dont les conclusions sont en partie contestées par Dominic LIEVEN, The Aristocracy in Europe, 1815- 1914, Londres, Macmillan, 1992. Voir également Hans-Ulrich WEHLER (éd.), Europäischer Adel 1750- 1950, Göttingen, Vanderhoeck, Ruprecht, 1990 ; Didier LANCIEN, Monique DE SAINT-MARTIN (éd.), Anciennes et Nouvelles Aristocraties de 1880 à nos jours, Paris, Éditions de la MSH, 2007.
-
[58]
Marie-Bénédicte VINCENT, « Présentation », in Aristocraties européennes et césure de la Grande Guerre, numéro spécial, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 99, 2008, p. 3-11 (p. 4).
-
[59]
O. BOUQUET, « Maintien et reconversion… », art. cit.
-
[60]
Il faut préciser que ce terme signifie « enfant », sans distinction de sexe, contrairement à l’usage arabe (awlâd), essentiellement masculin. Le sens où nous l’employons ici est différent (« descendant, ayant droit »).
-
[61]
P. BOURDIEU, « À propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, 100, déc. 1993, p. 32-36, p. 33.
-
[62]
M. GODELIER, Métamorphoses…, op. cit., p. 135. Il me semble que la solidarité intergénérationnelle entre descendants des deux sexes fait écho aux débats, célèbres chez les anthropologues de l’Après-guerre, entre Edmund Leach et Meyer Fortes, sur la contradiction qu’il y aurait entre groupes de descendance unilinéaire (dont relèvent les descendants de Halil Hamid Pacha) et solidarité intergénérationnelle (dont ils ne relèvent pas). M. BOUQUET pose le problème en des termes simples : « what kind of corporation provides inter-generational continuity in societies which do not have unilineal descent groups ? » (Reclaiming English Kinship…, op. cit., p. 129). J’observe pour ma part que le type de « corporation » qu’est le vak?f fait partie de ce que M. Bouquet appelle des « corporations that never die » (ibidem, p. 128), alors même que le groupe de descendance qui lui est lié n’est pas unilinéaire.
-
[63]
Arbre en ottoman et turc, daté de 34 (1334 très probablement, calendrier islamique).
-
[64]
La famille « fait famille » par l’exploitation qu’elle met en œuvre de ressources matérielles et symboliques complémentaires (Benoit FLICHE et Élise MASSICARD, « L’oncle et le député : circuits de ressources et usages de la parenté dans un lignage sacré en Turquie », European Journal of Turkish Studies [Online], 4, 2006 (§ 43), (URL : http://ejts.revues.org/index627.html).
-
[65]
Nous maintenons l’anonymat des descendants encore en vie ou qui pourraient l’être.
-
[66]
Courrier à l’administrateur (26-9-1999, archives HHP).
-
[67]
Birol CAYMAZ, Emmanuel SZUREK, « La révolution au pied de la lettre. L’invention de l’alphabet turc », European Journal of Turkish Studies [Online], 6, 2007, (URL : http://ejts.revues.org/index1363.html).
-
[68]
Plusieurs études turcologiques récentes ont mis l’accent sur les stratégies d’anoblissement, sinon de distinction, menées par les élites républicaines depuis les années 1980. Voir par exemple : O. BOUQUET, « Famille, familles, grandes familles : une introduction », in O. BOUQUET (éd.), Les grandes familles en Méditerranée orientale, n° spécial, Les Cahiers de la Méditerranée, 82, juin 2011 (à paraître) ; « Aysun ALBAYRAK, « Les musées des grandes familles turques : réflexion sur les pratiques culturelles des Koç, Sabanc? et Eczac?ba?? », in ibidem ; David BEHAR, « La troisième génération de la bourgeoisie turque », in ibidem. En un sens, Celal Bükey est représentatif de stratégies poursuivies par les lignées impériales une décennie plus tôt.
-
[69]
B. FLICHE, É. MASSICARD, « L’oncle… », art. cit., § 47.
-
[70]
C’est loin d’être le cas de tous les actes de fondation : tout dépend de la volonté du fondateur. Voir, à ce sujet, Randi DEGUILHEM, « Gender blindness and societal influence in late Ottoman Damascus : women as the creators and managers of endowments », HAWWA : Journal ofWomen of the Middle East and the Islamic World, 1-3, 2003, p. 329-350.
-
[71]
M. GODELIER envisage qu’aient pu exister par le passé « de véritables groupes de descendance […] [dotés] de principes de répartition entre [les] familles de l’usage de toutes [les] ressources, et de transmission à tel ou telle de leurs membres de la tâche et de l’honneur d’assumer ces fonctions » (Métamorphoses…, op. cit., p. 112). Dans le cas musulman, en effet, le droit de l’indivision (dont s’inspire en partie celui du vak?f) correspond à ce mode de fonctionnement. Mais l’observation des réalités anthropologiques actuelles conduit M. Godelier à exclure cette hypothèse : « On voit ici clairement que la généralisation de la propriété privée, individuelle et familiale, des moyens de production et de l’argent rend difficile la constitution de groupes de descendance qui tendraient à se refermer sur eux-mêmes par l’application systématique d’un critère de parenté (complété éventuellement par d’autres critères permettant d’inclure ou d’exclure de leur sein certains types de parents » (ibid, p. 112-113). Pourtant, dans le cas des vak?f, que M. Godelier ne prend pas en considération dans ses études, et dans un pays, la Turquie, dans lequel la propriété privée s’est pourtant très largement généralisée, une telle situation s’observe.
-
[72]
Sur le sens que les individus donnent à leur biographie, voir Caroline LABORDE, Eva LELIÈVRE, Géraldine VIVIER, « Trajectoires et événements marquants, comment dire sa vie ? Une analyse des faits et des perceptions biographiques », Population, 62-2, 2007, p. 567-586.
-
[73]
M. GODELIER, Métamorphoses…, op. cit., p. 98-99.
-
[74]
Sur les conditions juridiques qui s’imposent à la candidature au poste d’administrateur, voir Yusuf ULUÇ, Vak?flar Hukuku ve Mevzuat?, Ankara, Vak?flar Genel Müdürlü?ü, 2008, p. 64-71. Pour une comparaison avec les conflits de succession à la fonction de guide spirituel de confrérie alévie, voir B. FLICHE, É. MASSICARD, « L’oncle… », art. cit., § 45-47.
-
[75]
Comme le dit Pierre BOURDIEU, « la vie éternelle est un des privilèges sociaux les plus recherchés » : La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 78.
-
[76]
Par anoblissement, nous entendons affirmation recherchée d’un prestige d’élites, au sens donné par Alain DUPLOUY à cette notion : Le prestige des élites. Recherches sur les modes de reconnaissance sociale en Grèce entre les Xe et Ve siècles avant J.-C., Paris, les Belles Lettres, 2006.
-
[77]
Faruk BENLI, Mamoylar Aile Tarihi, Ankara, 2005, p. 16 (reproduction d’un berat de 3e rang), p. 43 (Istiklal madalyas?) ; Yurdal DEMIREL, Buluto?ullar?, Manas, Elazig, 2006, p. 37 (berat d’autorisation de construction de mosquée en 1852 accordée à Osman A?a à Bulutlu). Le livre de Kerime Senyücel offre de nombreuses photographies des membres de la Maison ottomane chez eux ; les firmans, encadrés aux murs, sont bien en évidence (Hanedan’?n Sürgün Öyküsü, Istanbul, Tima?, 2009, p. 210).
-
[78]
Süleyman KAZMAZ, Kazmaz Ailesinden Hat?ralar, Ankara, Birlik, 2004, p. 590 ; Nimet BERKOK TOYGAR, Kâmil TOYGAR, Kafkasya’dan Sürgün edilen Adige ?apsi? Boyu Jade sülâlesi Özdemir Ailesinin Türkiye’deki Soya A?ac? (1864-2008), Ankara, 2008, p. 27 ; ALI VÂSIB Efendi, Bir ?ehzadenin Hât?rât?. Vatan ve Menfâda Gördüklerim ve ??ittiklerim, Istanbul, YKY, 2004, p. 132.
-
[79]
Ibidem, p. 18-19 (en ottoman). Comme exemples : la photographie du célèbre industriel Vehbi Koç avec, au verso, une dédicace (également reproduite) à Mamhud Karaveli (Orhan KARAVELI, Bir Ankara Ailesinin Öyküsü (1999), Istanbul, Pergamon, 2006, p. 177) ; la lettre du Président Charles de Gaulle à Osman Fuad Efendi, chef de la Maison ottomane (14 nov. 1962 ; ALI VÂSIB Efendi, Bir ?ehzadenin Hât?rât?…, op. cit., p. 402-403).
-
[80]
?. EK?I, Hakk? Ek?i’den…, op. cit., p. 64-66.
-
[81]
?. H. UZUNÇARSILI, « Sadrazam Halil Hamid… », art. cit.
-
[82]
En termes ottomanistes, on dira qu’il s’agit d’un procédé de tu?ra-isation post-impériale appliqué à une pençe (la marque du grand vizir), sans omettre de noter qu’aucun sultan n’aurait toléré que la seconde soit mise sur le même plan que la tu?ra, monogramme du sultan.
-
[83]
C. JACOBSON, « Social dislocation… », art. cit.
-
[84]
On note aussi une inversion entre les deux premières générations, ce qui est sans doute une erreur de Celal Bükey.
-
[85]
Tina JOLAS, Yvonne VERDIER, Françoise ZONABEND, « Parler famille », L’Homme, 10-3, 1970, p. 5-26 ; Marinella CAROSSO, « La généalogie muette. Un cheminement de recherche sarde », Annales ESC, 46-4, juillet-août 1991, p. 761-769, p. 767.
-
[86]
G. DUBY, « Remarques… », art. cit., p. 335.
-
[87]
ALI VÂSIB Efendi, Bir ?ehzadenin…, op. cit., p. 10.
-
[88]
Il précise bien : « her bir ki?inin foto?raf? ayr? ayr? çekilmi?tir » (ibidem, p. 10).
-
[89]
J’indique le numéro de génération par ordre croissant d’ascendance.
-
[90]
Caroline-Isabelle CARON, « Patrimoine, généalogie et identité : la valorisation de la mémoire familiale au Québec et en Acadie au XXe siècle », Enfances, Familles, Générations, 7, 2007, p. 32-44, p. 33.
-
[91]
Sur l’iconographie conventionnelle des ascendances, voir ibidem, p. 41.
-
[92]
Je reprends la distinction proposée par M. GODELIER (Métamorphoses…, op. cit., p. 599).
-
[93]
Evelyne RIBERT, « La généalogie comme confirmation de soi », in T. BARTHÉLÉMY, M.-C. PINGAUD (éd.), La généalogie entre science et passion, op.cit., p. 377-391.
-
[94]
Sur le sujet de la mémoire des ancêtres, voir le chapitre V consacré à la mémoire collective de la famille dans M. HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, PUF, 1952, p. 146-177 ; sur l’oubli des ancêtres non connus des vivants, voir Béatrix LE WITA, « L’énigme des trois générations », in Martine SEGALEN (éd.), Jeux de famille, Paris, CNRS, 1991, p. 209-218.
-
[95]
Il dit l’emprunter à un certain Lovel dont j’ignore à ce jour l’identité.
-
[96]
G. DUBY, « Remarques… », art. cit., p. 336.
-
[97]
Sur le rôle des portraits dans la culture généalogique des grandes familles, voir Gérard LABROT, « Hantise généalogique, jeux d’alliance, souci esthétique. Le portrait dans les collections de l’aristocratie napolitaine (XVIe-XVIIIe siècles) », Revue historique, CCLXXXIV-2, 1990, p. 281-304, p. 282 ; V. PIETRI, G. BUTEAU, Les enjeux de la généalogie…, op. cit., p. 42-45.
-
[98]
Cité par B. LEWITA, « L’énigme… », art. cit., p. 209.
-
[99]
Pour une comparaison avec « l’esprit de famille » transmis en héritage, en Amérique du Nord, voir C.-I. CARON, Se créer des ancêtres…, op. cit., p. 182.
-
[100]
Qu’est-ce que fonder ? Cours d’hypokhâgne, Lycée Louis-le-Grand 1956-1957 (Notes manuscrites prises par Pierre Lefebvre). (http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=218&groupe=Conf%E9rences&langue=1) (consulté le 17-12-2010).
-
[101]
Cela dit, le capital symbolique en question demeure à la disposition de tous ceux qui, hors du cercle des evlad, se réclament de la descendance de Halil Hamid Pacha. Il faut bien distinguer l’usage qu’en font les proches de l’administrateur de celui qu’en fait le groupe des apparentés dans son ensemble.
-
[102]
Pour reprendre les termes de F. ZONABEND, de T. JOLAS et Y. VERDIER « Parler famille… », art. cit.
-
[103]
A. BECCHIA, « Étude des comportements démographiques… », art. cit., p. 27-28.
1 En Europe occidentale, l’arbre généalogique est un lieu bien connu de l’imaginaire familial [1]. Les historiens en ont retracé les formes d’émergence entre la fin du Moyen Âge et le milieu du XVIe siècle [2] ; les ethnologues ont analysé les points de passage entre le recours aux métaphores de l’arbre et l’étude scientifique de la parenté [3] ; les sociologues ont décrypté l’effervescence de la recherche généalogique observée partout depuis les années 1970 [4]. En Turquie, la généalogie intéresse un public réduit ; les sociétés de spécialistes y sont rares, et nul ethnologue ou anthropologue n’a encore songé à situer la recherche des ancêtres entre science et passion [5]. Les historiens ne s’en étonneront guère : dans l’Empire ottoman, l’intérêt pour la mémoire familiale était restreint et ciblé ; le diagramme généalogique était généralement le produit d’infrastructures juridiques et religieuses de la mémoire, avant d’être un appui symbolique d’un « sentiment de la famille » distinctif [6]. Ce sentiment existait, c’est certain, marqué par une forme d’embourgeoisement de la sphère domestique ; mais ce qui le nourrissait hors des nécessités de la transmission matérielle, ne suffisait pas à constituer un genre généalogique comme il en existait dans les monarchies et les empires voisins. Le changement eut lieu plus tard, après que la République fut instaurée en 1923 : dépossédées de leur statut et de leur pouvoir, les grandes familles de dignitaires déchus donnèrent à la pratique généalogique les lettres de noblesse que ne lui avait jamais reconnues un État impérial peu enclin à admettre l’existence du fait nobiliaire [7]. Des arbres et diagrammes furent insérés dans des mémoires et des ouvrages d’érudition, certains soucieux des règles de représentation des traités généalogiques, d’autres aux formes plus aléatoires. Mais il fallut attendre la fin du XXe siècle avant de voir les références aux grandes lignées franchir l’espace confiné de la mémoire familiale, et apparaître dans les articles de presse ou les ouvrages de vulgarisation historique. On n’était plus sous Kemal Atatürk : les Turcs retrouvaient le goût du passé impérial et des arts classiques ; après l’arrivée au pouvoir du parti islamique (AKP, Parti de la Justice et du Développement) en 2002, le régime officiel ne considérait plus d’un si mauvais œil le souvenir des hautes figures impériales [8] ; des idéologues nationalistes encourageaient les leaders politiques à évaluer le génie familial des élites républicaines à l’aune de la contribution apportée à la fabrique nationale. Dans un tel contexte, « la valeur sociale de la généalogie » connut une hausse constante [9]. On vit ainsi des éditorialistes multiplier les rapprochements entre les grands hommes du temps et leurs ancêtres ottomans, à l’instar de Kemal Dervi?, ministre de l’Économie, célébré par les médias pour avoir tiré la Turquie de la crise financière de 2001, et de son ascendant, Halil Hamid Pacha (1736-1785), présenté par l’historiographie classique et récente comme l’un des plus illustres grands vizirs de la période moderne. C’est à partir de cet exemple que nous voudrions décrypter les modalités d’une captation publique de la mémoire généalogique privée, révélatrice des mutations d’une société politique républicaine engagée dans le réinvestissement de l’histoire impériale et de ses plus hautes figures.
2 Parmi ces figures, Halil Hamid Pacha a laissé l’image d’un puissant dignitaire. Grand vizir, actif et novateur, entre 1782 et 1785, il avait veillé à transférer les nombreux biens et possessions acquis sous son vizirat au bénéfice d’une fondation pieuse (vak?f) [10] instituée en 1783. L’avantage offert par ce cadre juridique inaliénable et permanent était triple : instaurer durablement des œuvres d’utilité publique (bibliothèques, couvents soufis, fontaines), propices à la réputation d’homme de foi du fondateur et à la postérité de son nom ; éviter la confiscation de sa fortune par le sultan auquel, en tant que kul (esclave), il appartenait corps et biens ; permettre à ses descendants (evlad) d’en percevoir les revenus. Selon les statuts de la fondation, l’administrateur se devait de répartir équitablement les bénéfices entre les ayants droit, lesquels devaient être identifiés au fil des générations. Il constitua à cette fin des diagrammes généalogiques (?ecere). Nous en possédons une quinzaine, aimablement mis à notre disposition par plusieurs descendants du grand vizir : les premiers datent de la fin du XIXe siècle [11] ; les derniers des années 1990. Ils forment la matière de la présente étude.
3 Si des diagrammes généalogiques furent dessinés par les descendants, c’était dans le but principal d’assurer la bonne distribution des ressources de la fondation. Cela dit, des sociologues nous enseignent que l’intérêt porté par les membres d’un lignage aux profits matériels et symboliques dérivés de la mise en valeur d’un patrimoine commun détermine, en partie, la mémoire des solidarités familiales et la propension à les entretenir [12]. Or nous observons qu’au gré des nouvelles ramifications, d’arbre en arbre, décennie après décennie, perce un souci croissant de conscience dynastique, non seulement révélé par des indications d’alliances prestigieuses, des modes de transmission de noms, et la mise en relief des réussites individuelles, mais également rendu visible par le travail de mise en forme généalogique mené par les administrateurs de la fondation, tel Celal Bükey [13] qui occupa cette fonction entre 1973 et 1981. Il semblerait que, loin de se contenter de prolonger les branches de l’arbre et d’y inscrire les nouveaux descendants, l’administrateur en utilise les données dans le but de revêtir sa réussite socioprofessionnelle du prestige de ses illustres origines ottomanes. Il donne ainsi corps à une appropriation du « légendaire familial » [14] et à une aspiration dynastique dans laquelle il implique, à dessein, sa propre descendance. C’est la différence que nous faisons entre la généalogie institutionnelle (restreinte à un cercle de descendants, mais inscrite dans la gestion juridique républicaine des héritages impériaux) et la généalogie dynastique (formalisation symbolique d’un capital historique à des fins privées). Le transfert de la mémoire du lignage au profit d’un segment du lignage (la captation d’une référence à l’ascendance au service d’une projection vers la descendance) s’effectue au moyen d’un procédé d’auto-anoblissement, en vertu duquel des élites de la République inventent leur propre noblesse, puisant dans les références d’un ancien régime pourtant pétri d’une culture politique a-nobiliaire [15].
4 À partir de l’exemple du lignage de Halil Hamid Pacha, notre étude mettra en évidence trois types de construction généalogique. Leurs chronologies sont décalées sur l’ensemble de la période contemporaine ; leurs modes d’expression vont du cercle familial restreint à l’espace médiatique national ; mais elles ont en commun de procéder de références impériales articulées au cadre républicain. Nous distinguons ainsi une généalogie publique, opérateur médiatique d’une naturalisation des origines familiales, produit de la réorientation récente du discours ethnogénétique national ; une généalogie institutionnelle, outil administratif au service d’une fondation pieuse bi-séculaire, support d’une appartenance juridiquement reconnue au lignage, liée à deux procédés complémentaires d’identification et d’incorporation des descendants ; une généalogie dynastique, forme historique intermédiaire entre les deux précédents types, lieu de cristallisation d’un sentiment familial et d’une aspiration nobiliaire, caractérisée par un double travail de captation symbolique et d’invention patriarcale.
GÉNÉALOGIE PUBLIQUE : LIGNÉE IMPÉRIALE ET ETHNOGÉNÈSE NATIONALE
La jonction généalogique des grands hommes
5 Au début du XXIe siècle, une lignée impériale est ramenée sur le devant de la scène : les médias nationaux informent le grand public que l’homme du moment, Kemal Dervi?, serait lié, à l’autre bout de l’histoire contemporaine turque, à la descendance directe d’un des plus célèbres grands vizirs du régime précédent, Halil Hamid Pacha. Cette jonction inaugure l’appropriation inédite, multiforme et nationale d’une mémoire familiale privée naturalisée. C’est l’invention d’une généalogie publique.
6 En mars 2001, Kemal Dervi? fait la une de la presse turque après sa nomination aux fonctions de ministre de l’Économie et des finances. Ce fonctionnaire international réputé, Vice-président de la Banque mondiale, vient d’être appelé à la rescousse par le Premier ministre Bülent Ecevit, alors qu’une grave crise financière dévaste la Turquie depuis le début de l’année. Le plan de stabilisation qu’il met en œuvre en quelques semaines permet le spectaculaire redressement de l’économie, au point que plusieurs médias le décrivent comme le sauveur (kurtar?c?) du pays [16]. Une fois les grandes lignes de son programme appliquées, Kemal Dervi? fait le choix de démissionner de ses fonctions pour s’impliquer dans la vie politique : il est élu député d’Istanbul en novembre 2002. Pourtant, il ne connaît pas le même succès : il peine à imposer ses idées, notamment en matière de démocratisation des institutions. Aussi, quand en août 2005, Kofi Annan lui offre de devenir chef du Programme de développement des Nations-Unies, il n’hésite pas une seconde et repart pour les États-Unis.
7 Entre 2002 et 2005, la presse nationale prête une attention toute particulière à Kemal Dervi?. Elle passe au crible les grandes lignes de sa biographie et met en lumière la richesse de son profilde fonctionnaire international (études d’économie à Londres et à Princeton, publication d’ouvrages sur les questions de développement salués par des spécialistes reconnus, maîtrise de plusieurs langues étrangères, inscription dans quantité de réseaux internationaux). Elle ne fait pas l’impasse sur son ascendance ottomane, et n’a guère de mal à établir son rattachement à la lignée de Halil Hamid Pacha. Elle croise, dans ses analyses, ascension individuelle et continuité ancienne de la réussite familiale, comme si le niveau atteint par Kemal Dervi? s’expliquait par la profondeur des générations. Le ministre n’est certes pas le premier membre de la famille à faire la manchette des journaux. Depuis que l’espace public turc s’est doté d’outils de diffusion de masse, la descendance de Halil Hamid Pacha a produit quantité de figures remarquées ou réputées, sur un spectre d’activités diverses : Asaf Pacha pionnier de la gynécologie moderne, Kemal Bey aventurier de l’aviation, Mehmed Rauf Bey critique de théâtre réputé, Hale Asaf peintre d’avant-garde, Asaf Çiyiltepe comédien de renom. Cela dit, si toutes ces personnalités furent connues et si certaines d’entre elles le sont encore, personne n’a jamais atteint une renommée comparable à celle de Kemal Dervi?. Les membres de la lignée y sont pour quelque chose : particulièrement discrets, ils n’ont jamais mis en avant ces brillantes figures pour occuper le devant de la scène publique ; ils n’ont jamais conçu l’histoire nationale comme une affaire de famille [17]. Certains descendants nous ont montré, non sans une certaine fierté, des coupures de journaux consacrés à Kemal Dervi?. Mais ils n’ont sans doute guère apprécié que des origines infondées soient prêtées à la lignée. En juin 2001, Kemal Dervi? accorde un entretien au journal Hürriyet :
« – Tepedelenli Ali Pacha est l’un de vos aïeux, ou est-ce Halil Hamid Pacha ?
– C’est important ?
– Très. La presse en Turquie ne cesse d’en parler.
– Notre arbre généalogique descend de Tepedelenli Ali Pacha du côté de ma grand-mère maternelle et du grand vizir Halil Hamid Pacha par mon grand-père [paternel] » [18].
9 Et l’article, fort de cette réponse, de citer Kemal Dervi? comme un « prince albanais » [19]. Ce n’est pas ce qui est inscrit sur sa carte d’identité. Et Tepedelenli Ali Pacha avait beau être d’Albanie, il était Ottoman. Voici pourtant que se forme, dans l’opinion publique, une généalogie de croyance, objet de multiples spéculations, la plupart infondées, sur les obédiences de la famille à la franc-maçonnerie ou au soufisme, ou sur leurs supposées origines de dönme [20]. Ce discours s’est d’autant plus amplifié que Kemal Dervi? s’est intégré et impliqué sur la scène politique nationale. En 2002, l’économiste était encore vu d’un bon œil par une grande partie de la presse comme l’homme porteur d’un modèle clé en main, certes conçu à l’étranger, mais favorable à l’intérêt national ; ce en quoi il s’inscrivait dans la longue lignée des réformateurs décrits comme des modernisateurs occidentalisés. Une fois élu député, c’est-à-dire représentant de la nation, il a davantage été disqualifié comme un homme venu d’ailleurs, « trop américain », manquant cruellement d’une connaissance intime du pays [21]. Ce qui était un atout comme ministre réformateur est devenu un obstacle aux yeux de ses opposants. Effet du jeu politique, de ses usages, sans doute ; mais également d’une ethnicisation de la quête des racines, observée dans bien des pays ces dernières années [22] et particulièrement intégrée, dans le cas turc, à une thématique en vogue sur « les étrangers de l’intérieur » [23].
Naturalisation : des Turcs de l’étranger
10 On peut remarquer dans la littérature polémique récente un ouvrage au titre évocateur (De l’aïeul au descendant : une trahison génétique. De Tepedelenli Ali Pacha et Halil Hamid Pacha à Kemal Dervi? [24]) publié par Mahmut Çetin, journaliste spécialisé dans des revues et sites en ligne consacrés à la recherche biographique [25]. L’usage du terme « génétique » est frappant : la trahison est inscrite dans les gènes, c’est un trait de famille. La référence positive au grand vizir réformateur se double d’une ascendance maternelle (reconnue par Kemal Dervi? dans le précédent extrait) à Tepedelenli Ali Pacha, figure de la révolte contre le sultan, le fameux Ali de Jannina, « Bonaparte des Balkans », exécuté en 1822. On passe de l’un des premiers grands vizirs soi-disant « turcs » (c’est-à-dire non issu du devchirme, ramassage des enfants convertis pour peupler les corps d’élite du Palais) à un chef de tribu albanais, référence des nationalismes balkaniques, décrit comme l’un des premiers responsables de la disparition de la Turquie d’Europe. La lignée Halil Hamid perd de son lustre par la révélation d’une alliance matrimoniale avec une unité tribale (non nationale, donc) ; c’est un procédé auquel avait déjà recouru l’auteur dans un précédent ouvrage : il avait caractérisé comme « tribu » (a?iret) un ensemble de familles de dignitaires convertis d’origine polonaise et croate [26].
11 Nous reconnaissons là l’expression d’un discours généalogique naturalisé [27], aux accents nouveaux : au paradigme du nationalisme de la race pure (constitué par le régime officiel dans les années 1930, en recul depuis les années 1980-1990), s’est substituée une rhétorique xénophobe qui intègre à la fois les composantes d’une synthèse turco-islamique et les cadres d’une théorie internationale du complot [28]. Ce qui est proposé ici est une généalogie rapportée directement à l’imaginaire du sang et du sol, inscrite dans une idéologie républicaine certes, mais étoffée d’un discours ethnoracial exclusiviste en progression constante : islamistes et ultranationalistes ont conjointement agi pour que l’idéologie politique officielle, fondée sur l’oblitération de la diversité des héritages culturels ottomans, soit réorientée vers l’identification, tous azimuts, d’individus présentés comme dissimulés dans le corps social (tels les Alévis ou les dönme), qui auraient imposé le projet kémaliste aux « vrais » Turcs, autrement dit aux musulmans anatoliens. La diffusion de cette généalogie publique a des incidences particulières sur les lignées impériales : elle les dépossède du contrôle de la mémoire de l’ancêtre, autant qu’elle met à mal leur implication en tant qu’élites ottomanes reconverties dans la construction républicaine du pays [29]. Les proches de Kemal Dervi? ont dû faire le gros dos, jusqu’à ce que la sortie du débat politique national opérée par ce dernier en 2005 réduise le rayon d’action de la critique.
La perte du monopole (auto) généalogique
12 Les membres de la lignée savent tout le prix de cette soudaine célébrité : ils ont perdu le monopole qu’ils avaient du récit (auto) généalogique. Ils découvrent alors qu’on les inclut dans un ensemble auquel nul ne s’identifie vraiment : ils se savent descendants du grand vizir, mais n’en font pas une affaire d’importance ; ils ont une conception réduite de leur parentèle, ou pour le dire autrement, ils n’ont pas le goût de citer les parents les plus éloignés qui auraient, à leurs yeux, le même statut que leurs cousins germains. Ce sont les médias qui parlent d’eux à leur place, inventent une seule et même famille, laquelle en fait n’existe pas. Une famille « se constitue en se racontant et se reconnaît grâce à la narration » [30]. Les descendants ne se racontent que par la fondation pieuse du grand vizir, qui, à travers eux, fait famille, point de référence d’une « généalogie symbolisée » [31], en tous points différente de la généalogie publique, car produit dérivé d’une institution ottomane, certes ancienne de plus de deux siècles, mais légalement reconnue par la République [32]. Bien sûr, cette généalogie est peuplée d’histoires fabuleuses (les descendants aiment les raconter) ; elle est truffée de contradictions et d’erreurs (nous les avons repérées en comparant les arbres) ; mais le fait même qu’elle soit avant tout conçue, par les descendants autant que par les autorités, comme un instrument à visée juridique limite grandement la part de l’invention et des croyances. Personne n’a par exemple jamais vraiment cherché à identifier les origines ethniques ou géographiques des ascendants de Halil Hamid Pacha. À l’inverse, la généalogie publique fonctionne par références et allusions ; aucun arbre ou diagramme précis n’est produit dans les articles et ouvrages consacrés à la famille ; les liens de parenté ne sont jamais formalisés pour étayer la démonstration ; ils sont évoqués pour alimenter un discours descriptif et mettre au jour un génie familial occulte. Il s’agit surtout de reconstituer les relations de proximité avec d’autres familles, d’expliquer (et souvent, de mettre en cause) la réussite des membres les plus éminents de la descendance de Halil Hamid Pacha, davantage par leur inscription dans des réseaux sociaux que par l’expression de leurs qualités individuelles, et d’évaluer ainsi le degré de compatibilité du lignage à l’ethos national.
13 Or, si le contexte politique actuel (peu favorable aux élites occidentalisées, il faut le dire) incite les descendants à la vigilance, il leur permet néanmoins de reconquérir, par d’autres moyens – des moyens paradoxalement mis à leur disposition par le nouveau pouvoir – une légitimité généalogique endommagée par l’espace public : le Parti de la Justice et du Développement (AKP), au pouvoir depuis 2002, ne cesse de se référer au caractère islamique de l’État ottoman ; l’année 2006 fut célébrée comme « année de la civilisation du vak?f ». Dont acte : en acceptant de voir leur fondation pieuse faire l’objet de publications, en nous offrant de consulter leurs archives, plusieurs de ces descendants trouvent, dans la période de grand déballage historique et ethnique que vit actuellement la Turquie, une occasion parmi d’autres de montrer patte blanche à un régime qui leur est moins favorable que par le passé, sans avoir à dévoiler les ressorts de leur fortune, et sans qu’en soient affectées leur position dominante d’élites républicaines occidentalisées. Pour nous, c’est l’occasion de remonter le fil de la généalogie et d’identifier des types de références familiales prolongées de l’Empire à la République : non plus des indicateurs de compatibilité à l’ethnogénèse nationale, mais des opérateurs juridiques et dynastiques affinés par dix générations d’un lignage, de la fin du XVIIIe siècle à aujourd’hui.
GÉNÉALOGIE INSTITUTIONNELLE : IDENTIFICATION FAMILIALE ET INCORPORATION INTERGÉNÉRATIONNELLE
La fondation de la fondation
14 Pour bien comprendre la nature de cette généalogie institutionnelle, il faut dire un mot sur l’institution du vak?f. Ce régime transforme des propriétés en biens de mainmorte, dont les revenus sont affectés à un usage précis déterminé par le donateur, de manière que sa fondation soit agréable à Dieu. En vertu d’un acte légal authentifié (appelé vakfiye), le fondateur définit la vocation du vak?f, en détermine les modalités d’administration (tevliyet) [33], c’est-à-dire les fonctions et les rémunérations des employés, et en confie la charge à l’administrateur. Conformément au droit hanéfite en vigueur dans la majorité des terres ottomanes, ce dernier pouvait très bien être un proche, un client, un esclave affranchi, voire un non-musulman [34]. Cependant, il arrivait fréquemment que l’administrateur fût le fondateur lui-même, sinon un membre de sa famille. Cette formule permettait en effet de financer à long terme des œuvres charitables, tout en assurant des revenus permanents au lignage. Cet intérêt, bien des fondateurs l’avaient compris : les trois-quarts des vak?f du XVIIIe siècle relevaient de ce régime. Il faut dire que ce « paravent » (pour reprendre l’expression de Jean-Claude Garcin [35]), adapté du vak?f de bienfaisance, permettait d’immobiliser l’essentiel d’une fortune sous une forme inaliénable, d’entretenir la postérité du fondateur, et d’assurer l’avenir de ses descendants dans le cas où ses biens seraient saisis en vertu de la pratique de la confiscation, dite müsadere, qui frappait grand nombre de dignitaires civils et militaires.
15 Ainsi Halil Hamid Pacha avait-il investi sa fortune sous cette forme pour créer et administrer toutes sortes de fontaines, mosquées, couvents et bibliothèques. Nous ne citerons ici que les fondations établies à Isparta, pour la raison qu’il s’agissait de sa ville de naissance, et qu’à l’évidence, le grand vizir la considérait comme un lieu privilégié pour y imprimer sa marque. Il fit construire un aqueduc ; il fit également restaurer, élargir les ailes, et ajouter un minaret à la mosquée ?plik Pazar? (ou ?plikçi), construite par un notable de la ville, Hac? Abdi A?a dans les années 1560. Il adjoignit à cette mosquée (qu’il fit restaurer) une bibliothèque dans un bâtiment nouvellement construit à cet effet, qu’il dota de 400 ouvrages, ainsi que deux fontaines.
16 Nous disposons de la vakfiye de novembre 1783 [36] : elle définit les modes d’administration des fondations d’Isparta, mais fixe aussi le devenir de l’ensemble des vak?f de Halil Hamid Pacha. À la mort du fondateur, son épouse devait en devenir l’administratrice. Puis à la mort de celle-ci, devait lui succéder l’aîné des enfants de la descendance (benim sulbi evlad?m?n ekberi), puis, à l’épuisement de la génération, l’aîné des membres de la génération suivante, et ainsi de suite. En cas d’interruption de la descendance, l’administrateur devait être le plus proche des parents de la famille.
17 Tel ne fut pas le cas. Les descendants continuent aujourd’hui d’administrer les biens du vak?f familial. Et pour ce faire, ils utilisent notamment des diagrammes généalogiques.
Généalogies descendantes
18 Nous disposons de plusieurs d’entre eux, constitués de la fin du XIXe siècle aux années 1990. Ce sont des généalogies descendantes [37] : le parcours s’effectue de degré en degré, selon la marche du temps (cheminement de haut en bas). Le probant de la généalogie (son sujet premier [38]) est toujours le fondateur du vak?f, Halil Hamid Pacha. Son « statut d’ancêtre » est affirmé dans un « passé conjoint, qui unit tout au long des générations, les morts et les vivants » [39], celui d’une grande famille ottomane perpétuée dans la Turquie contemporaine. Certes, l’ancêtre qui figure au sommet de l’arbre (apical, pour reprendre le vocabulaire des anthropologues) est, dans plusieurs cas, le grand-père paternel, mais la profondeur généalogique ne va guère au-delà. On sait que les grands vizirs, avant tout des esclaves du sultan, n’avaient rien de ces grands notables urbains ou de ces familles de cheikhs qui revendiquaient des ascendances anciennes, et des plus prestigieuses. La culture politique ottomane était en effet a-nobiliaire et n’encourageait pas les dignitaires à mettre en avant leurs origines familiales, surtout lorsqu’ils n’étaient pas musulmans de naissance : un pacha, tout fils de marchand fût-il, ne cédait en rien à un autre pacha, fût-il fils de pacha ; il y avait plus de prestige à être grand vizir fils de marchand qu’à être gouverneur fils de pacha [40].
19 À partir de Halil Hamid Pacha, le fil généalogique se dévide sur une séquence qui va jusqu’à dix générations pour les arbres les plus récents. Pour les plus anciens, seules sont représentées les descendances des deux fils de Halil Hamid Pacha – le grand vizir eut six enfants. Nous savons que deux ramifications ont été interrompues dès la troisième génération, et nous n’avons aucune trace des deux autres. Cependant, la descendance cognatique est représentée dans les arbres ultérieurs, pour des raisons liées au fonctionnement du vak?f dont il sera question dans la suite. Ajoutons qu’il s’agit d’un arbre de lignage, au sens que donne Maurice Godelier à ce terme [41]. Notons que les branches ne sont pas représentées par ordre de primogéniture ; au sein des fratries, nul ordre d’apparition selon les sexes ou les âges ; en revanche, les généalogistes de la famille indiquent fréquemment les dates de naissance et de décès, ce qui permet aisément de repérer les aînés pour chaque génération. Les conjoints sont rarement signalés, et seulement pour les dernières branches ; le rattachement au lignage l’emporte très largement sur la valorisation des alliances.
20 Nous ne saurions mesurer la part des descendants qui connaissent l’existence de ces arbres généalogiques, pas plus que nous ne saurions évaluer celle des descendants qui se savent descendants : on sait qu’en matière de généalogie, le degré de connaissance n’est pas strictement corrélé au statut de l’ancêtre [42] ; et les descendants ne font pas partie de ces familles qui se réunissent régulièrement pour se connaître et se compter [44]. Nous ne sommes pas davantage en mesure de reconstituer la descendance dans son ensemble [45] ; les généalogies ne sont jamais exhaustives [46], surtout quand elles portent sur une dizaine de générations, ce qui est le cas des plus récentes d’entre elles. Nous pouvons en revanche tenter d’évaluer le degré d’inscription de l’ancêtre dans le légendaire familial.
Le légendaire familial
21 Pour les siens, Halil Hamid Pacha est loin d’être un ascendant comme les autres. Du début du XIXe siècle au début du XXe siècle, il est l’ancêtre éponyme : le patronyme porté par les enfants s’est transformé, aux générations suivantes, en nom de famille (Halil Hamid Pa?a-zâde). Si l’on considère les notices biographiques, les stèles funéraires ou les fiches biographiques rencontrées dans la recherche, on y voit la quasi-totalité des descendants désignés comme tels [47]. Halil Hamid Pacha perd ce statut lorsqu’en 1934 la loi des noms de famille interdit que les patronymes adoptés fassent mention des titres (tels pacha) et de certains suffixes (tels zâde, « fils ou descendant de »). Les phénomènes de segmentation onomastique qui en résultent sont l’un des signes de l’affaiblissement de l’identification des descendants à une seule et même famille. Avec une nuance toutefois : des prénoms de famille continuent d’être transmis, tels Halil ou Hamit pour les hommes, Fatma ou Zeynep pour les femmes [48]. Certes, la référence au nom ne demeure que sous la forme de l’intitulé officiel du vak?f (« Fondation du grand vizir Halil Hamid Pacha », Sadrazam Halil Hamid Pa?a vakf?), lequel cristallise davantage encore la mémoire lignagère. Cela dit, l’ancêtre reste une référence dominante : nombreux sont ceux qui s’en disent descendants (ahfad), qui l’appellent encore dedemiz (« notre aïeul ») [49] ; et c’est à lui que tous se réfèrent, comme étalon de profondeur généalogique, lorsqu’ils se disent de la huitième ou de la neuvième génération.
22 Les raisons de cette postérité de Halil Hamid Pacha au sein du lignage ne manquent pas. Dans un empire où le service de l’État a toujours été « la grande étoile » et la source des plus hauts prestiges [50], le grand vizir est le membre de la famille qui a atteint la position la plus éminente. Sous la République des premières décennies, sa réputation a été épargnée par l’idéologie officielle d’alors, fortement engagée dans une opération générale de dégradation des symboles ottomans. Depuis, sa figure continue d’être honorée dans les publications scientifiques et populaires : c’est l’un des pionniers de la modernisation des institutions, « one of the new generation of reform-minded Ottoman statesmen » (V. Aksan), ouvert à l’inspiration technique et militaire occidentale, introducteur des plus grandes nouveautés sous le règne d’Abdülhamid 1er (1774-1789) [51]. On dit de lui qu’il a fait souffler « partout le vent du renouveau » [52]. Ses qualités d’homme d’État (compétent et avisé) et d’homme de culture (érudit et calligraphe hors pair) sont à l’image de ses qualités humaines (généreux et plein d’humour) [53]. Bref, Halil Hamid est la figure par excellence du parfait pacha.
23 Pourtant, les descendants n’ont pas cherché à capter à leur profit « la valeur morale des aïeux » [54]. Il est vrai que le cas de la Turquie contemporaine, dont l’État s’est officiellement constitué en rupture avec l’ancien régime ottoman, n’a rien à voir avec la situation observée dans d’autres pays : au Portugal où la fierté d’appartenance familiale a coïncidé avec l’exaltation de l’État [55] ; en Suisse où l’exercice du pouvoir a été associé à la domination de « familles historiques » [56]. Nous touchons là à une double question d’histoire comparée : le maintien d’anciennes noblesses dans les systèmes impériaux, et l’émergence de nouvelles dynasties dans les régimes représentatifs constitués à partir de la fin du XVIIIe siècle. On sait aujourd’hui que si, dans le cas de l’Europe centrale et orientale le statut et le pouvoir juridique des aristocraties ont été largement écornés au lendemain de la Première Guerre mondiale, le déclin des élites en France est bien antérieur, alors qu’en Angleterre la hiérarchie sociale se maintient pendant l’entre-deux-guerres [57]. Comme le souligne Marie-Bénédicte Vincent dans la présentation d’un numéro collectif consacré aux aristocraties européennes, force est de prendre en compte « le décalage éventuel entre les représentations des anciennes élites nobiliaires, qui accentuent dans les récits l’effet de césure, et l’influence qu’elles conservent en réalité dans l’appareil d’État et la hiérarchie sociale des nouveaux régimes. L’abolition de la monarchie en 1917 en Russie, en 1918 en Allemagne, en 1922 en Turquie s’est traduite par des changements inégalement complets d’élites » [58].
24 Dans le cas de la Turquie contemporaine, la valeur sociale dépend en grande partie de la réussite individuelle, et celle-ci se mesure moins à l’aune de la transmission des héritages familiaux qu’à l’échelle des contributions apportées à l’intérêt national [59]. L’enjeu essentiel, c’est l’inscription technico-culturelle dans la modernité. De ce point de vue, le lignage de Halil Hamid n’est pas en reste : grands médecins, hommes d’affaires, scientifiques, artistes et sportifs offrent une galerie familiale dont le prestige, aux yeux des parents, mais également des cercles publics fréquentés, a en partie éclipsé la référence au grand vizir ; ce qui ne signifie pas que les descendants n’étaient pas porteurs d’une conscience généalogique, fonction des savoirs transmis par les parents et des goûts personnels. Seulement, les lieux d’identification familiale ont longtemps été mis en veille : le nom de l’ancêtre avait été supprimé, le vak?f était en déshérence, les descendants étaient dispersés entre l’ancienne et la nouvelle capitale, d’autres s’étaient implantés en province, d’autres encore à l’étranger, et les moyens de communications étaient restreints – aujourd’hui, ils communiquent par internet et webcam ! Mais ils se voyaient, l’été surtout. La mémoire familiale subsistait assez pour que certains descendants en viennent à s’y intéresser. À telle enseigne que ceux qui voulaient se redécouvrir Ottomans n’avaient guère à multiplier les efforts pour y parvenir : ils pouvaient déjà se faire evlad.
L’incorporation intergénérationnelle des evlad.
25 Au sein des descendants (ahfad), il faut distinguer les evlad [60], sous-groupe fondé sur un critère de parenté particulier qui exige d’être de la lignée directe de Halil Hamid Pacha, et d’être orphelin de celui par qui on l’est. Les evlad sont des impétrants : seule la reconnaissance administrative de ce statut donne droit à la perception des revenus de la fondation. Le sexe n’entre pas en ligne de compte : ainsi s’explique le caractère cognatique des arbres généalogiques. Il appartient au descendant de se faire connaître auprès des autorités : il lui faut constituer un dossier et le faire valider par les services de l’administration générale des vak?f, laquelle n’est pas chargée de la reconstitution des familles ; deux types de documents sont indispensables : les papiers d’identité sur lesquels figurent le nom du demandeur et celui de l’ascendant, père ou mère, qui le rattache à la généalogie ; un arbre généalogique qui indique que le candidat est bien de la descendance de Halil Hamid Pacha. En cas de contradiction entre les documents, l’administration rejette la demande. Une descendante nous a rapporté que tel fut son cas, au motif avancé que le nom de son père variait d’une lettre entre la graphie de sa carte d’identité et celle de l’arbre généalogique. Les evlad rencontrés disposent tous au moins d’une copie de la généalogie sur laquelle figure leur nom, ou à défaut, celui du parent concerné. Si tel n’est pas le cas au moment où l’evlad se porte candidat, au moins faut-il que son nom soit inscrit sur ceux détenus par l’administrateur de la fondation. C’est la raison pour laquelle ce dernier s’adresse aussi régulièrement que possible aux evlad pour les inviter à lui « faire part » des décès et naissances, événements qu’il consigne soigneusement dans les registres et les diagrammes.
26 S’il reste à cette famille, désormais dépossédée d’une référence onomastique commune, un cadre d’identification, c’est le vak?f : « collectif incorporé » [61], c’est-à-dire institution par laquelle un groupe d’individus apparentés, mais qui ne se connaissent pas toujours, sinon ne s’apprécient pas forcément – nous avons pu le mesurer en les écoutant parler les uns des autres – sont associés à « une personne morale qui les enveloppe tous » [62]. L’administrateur est l’incarnation de cette personne morale ; c’est l’agent officiel de délimitation et d’appartenance au sous-groupe des evlad, dessinateur d’un arbre aux ramifications croissantes et illimitées – le vak?f est censé être éternel. Il lui revient la charge d’authentifier les informations des différents arbres généalogiques, en fonction des arbres précédents, des documents de la fondation, et des actes officiels en sa possession. Gardien des arbres, gardien de la mémoire du lignage, il met en forme la famille : un descendant, Salih Asaf, parle bien de « l’arbre de notre famille » (« familyam?z?n ?eceresi » [63]), de l’arbre par lequel la famille se réfère à elle-même et fait ainsi famille [64]. Agent principal de légitimation des evlad, intermédiaire indispensable de leur reconnaissance vis-à-vis des autorités, l’administrateur recourt fréquemment aux services d’un avocat.
27 Il reçoit régulièrement les lettres de personnes qui se disent descendants, et qu’il ne connaît ni d’Ève ni d’Adam. Ceux-là savent qu’il leur faut montrer patte blanche. D’aucuns proposent à cette fin des schémas autogénéalogiques qui les relient à l’ancêtre, comme ici au verso d’une lettre : P.A. [65] écrit ainsi à l’administrateur qu’elle dispose d’un arbre généalogique en ottoman (en « vieux turc », dit-elle), qu’elle est incapable de lire, mais que son père, H.H., qui lui savait l’ottoman, avait transcrit pour quelques noms ; elle garde cet arbre à la disposition de l’administrateur en cas de besoin, mais au verso de la lettre rend déjà compte de sa lignée [66]. La voici qui tire quelques noms transcrits d’une masse d’individus qu’elle n’a, pour la plupart d’entre eux, jamais connus et qui resteront anonymes. Tous n’ont pas de nom, mais qu’importe : l’essentiel est que les maillons qui la relient au fondateur soient connectés. Elle qui s’approche de sa fin naturelle a fait son devoir de mémoire, afin que sa fille hérite de ses droits. L’administrateur n’a pas eu grand mal à vérifier qu’ils étaient fondés : on retrouve le nom de P.A. dans plusieurs listes d’evlad datées de 1970 ; il a classé sa lettre dans les dossiers de la fondation.
Schéma autogénéalogique d’une descendante de Halil Hamid Pacha
Schéma autogénéalogique d’une descendante de Halil Hamid Pacha
Avec l’aimable autorisation de la famille de Celalettin Dervi? Bükey.Réactualisation alphabétique et onomatogénèse
28 P.A. n’est pas la seule à confesser le problème que lui pose la lecture de ces arbres écrits en « vieux turc ». Les administrateurs ne l’ignorent pas, qui procèdent à des opérations successives de réactualisation alphabétique. Parmi les généalogies descendantes consultées, on en trouve une d’un type particulier, hybride : un arbre daté de la toute fin du XIXe siècle, réalisé par l’administrateur Atif Pacha, couvert de collages d’une date ultérieure, typographiés en caractères latins. Ce changement est l’effet de la loi du 1er novembre 1928, qui prohibe l’usage public des caractères arabes – la mosquée seule demeure l’espace d’un usage négocié des caractères arabes [67]. L’ensemble des services publics sont concernés, y compris la Direction générale des fondations pieuses. Heureusement pour leurs morts, les nouveaux Turcs lisent encore assez l’ottoman pour honorer leur nom dans les cimetières ; mais leurs enfants ne le savent plus ; et comme il faut continuer de prononcer les prières propitiatoires (fatiha), et ne pas laisser tomber dans l’oubli les grands hommes pour lesquels un si beau marbre a été gravé, les autorités les y aident par le biais des transcriptions :
Double alphabet pour une épitaphe ottomane
Double alphabet pour une épitaphe ottomane
Tombe de Mehmed Akif Pacha au cimetière de la Mosquée Fatih à Istanbul. À droite de l’épitaphe, sur stèle en colonne, un cadre accueille la transcription de celle-ci en caractères latins. Photographie de l’auteur (24-11-2010).29 Pour rester un outil juridique authentifié, la généalogie doit donc faire peau alphabétique neuve. C’est à cette condition que les membres du vak?f pourront continuer de faire valoir leurs droits auprès de l’administration, et que, dans un autre ordre d’utilité, ils pourront remonter le fil de leur généalogie.
Double alphabet pour une généalogie ottomane
Avec l’aimable autorisation de la famille de Celalettin Dervi? Bükey.En haut à droite, figure la transcription d’une courte note sur la biographie du fondateur ; en dessous, l’authentification de l’arbre par un descendant [Mehmed] Salih Asaf (1857/58-1934), qui, certes, ne semble pas avoir exercé les fonctions d’administrateur, mais à qui ce dernier a sans doute fait appel, pour qu’en sa qualité de premier président de la Cour de cassation, il authentifie le document ; on voit également apparaître, ça et là, quelques noms transcrits (Halil Hamit, Arif Bey, Cemal Pa?a).
GÉNÉALOGIE DYNASTIQUE : CAPTATION SYMBOLIQUE ET INVENTION PATRIARCALE
30 Nous voudrions à présent étudier les modalités de transformation de cette généalogie institutionnelle élaborée au XXe siècle en un lieu de cristallisation du sentiment familial identifiable, des années 1970 (à partir de la consultation des archives de la famille) à nos jours (par le moyen d’entretiens réalisés avec plusieurs de ses membres). Si la généalogie dynastique est un produit dérivé de la généalogie par le vak?f, elle répond à des finalité différentes : l’administrateur mobilise des documents constitués par ses prédécesseurs et détourne les lieux mémoriels du vak?f pour composer une autre mémoire, par laquelle il transforme un lignage ottoman en dynastie républicaine [68] ; il puise dans le patrimoine matériel et immatériel dont il a la charge, pour délimiter (distinctement du lignage) et valoriser sa parentèle. De même, les outils symboliques et les modes d’invention patriarcale auxquels il recourt diffèrent largement des logiques de captation opérées, trois décennies plus tard, par la généalogie publique.
De la généalogie institutionnelle à la généalogie dynastique
31 La candidature au poste d’administrateur relève d’un critère de parenté différent – il est marqué par une inflexion patrilinéaire exclusive – de celui qui s’applique à la reconnaissance comme evlad. Il s’agit d’une règle de primogéniture, pratiquée en matière de succession dans divers contextes (pour ne citer qu’un exemple, la fonction de guide spirituel (mür?it) chez plusieurs groupes alévis [69]) : l’aîné des descendants a la priorité. Cette règle pose une équivalence des sexesen ligne directe : les femmes ont exactement les mêmes droits que les hommes [70]. Cela dit, c’est une règle agnatique (il faut être apparenté à la famille par le père) [71], fixée par le fondateur dans l’acte de fondation. Il n’en dit pas davantage sur les motivations qui furent les siennes, mais nous supposons qu’il a voulu que les biens matériels et immatériels restassent indivis et conservés pour être transmis aux descendants.
32 En décembre 1968, disparaît Übeyde Özgün, l’administratrice de la fondation. Celal Bükey est candidat à sa succession. Voici ce qu’il dit de lui, dans une courte note autobiographique que l’on retrouvera plus bas :
« Hüseyin Celalettin Bükey est de la cinquième génération. Il est né à Tokat en 1895. C’est un ancien élève de l’École de guerre. Il est officier en retraite de l’armée d’active, n° de registre 332-73. Il a participé à la Guerre d’indépendance et est décoré de la médaille de la Guerre d’Indépendance. Il connaît le français, l’allemand et l’anglais. Parmi ses activités actuelles, il est fondateur et principal actionnaire de cinq entreprises commerciales. Il est consul général honoraire du Royaume de Thaïlande à Istanbul. Il a un fils et trois petits-enfants. Il a des bureaux au-dessus du quartier de Kabata? à Istanbul mais également à Ankara. »
34 Celal Bükey ne se voit pas comme un fils de famille. Il met davantage en avant ce qu’il a vécu (la formation militaire à l’école et au front), acquis (les langues) et construit (ses entreprises) au cours de sa vie, que ce qu’il a reçu de ses ascendants [72]. Loin d’être un cas isolé, il est représentatif de la génération d’homines novi du roman national turc consacrée par la geste anatolienne de 1919-1922. Aux honneurs de la Guerre d’indépendance qui l’ont adoubé du sceau républicain à un jeune âge, et à la réussite obtenue dans les affaires, il ajoute un impressionnant carnet de visite autant qu’une distinction sociale étoffée des multiples appartenances aux clubs les plus chics de la capitale. Parvenu à un âge respectable, voici que cette incarnation sociale idéale du régime semble vouloir revenir à son passé ottoman : il souhaite devenir administrateur de la fondation pieuse créée par son ancêtre ; assez du moins pour entamer une procédure judiciaire contre d’autres descendants qui caressent la même ambition. On sait que la famille est loin d’être un monde gouverné, en toutes circonstances, par le savoir-vivre [73] : les candidats opposés s’accusent qui d’incapacité, qui de sénilité [74]. Celal Bükey ne semble être en rien entravé par des principes de générosité familiale (d’amity comme disent les anthropologues anglo-saxons) : il ne connaît pas la plupart des evlad. Il se soucie de sa parentèle, c’est-à-dire du réseau de personnes avec lequel il s’estime apparenté jusqu’à un certain degré, mais pas du lignage dont il est issu. Il n’est pas davantage attiré par l’appât du gain – selon les statuts de la fondation, l’administrateur perçoit le tiers des revenus ; ils sont réduits à un montant dérisoire à l’époque, et Celal Bükey est riche. Peut-être voit-il dans cette activité d’administrateur une occasion supplémentaire de consacrer l’œuvre d’une vie, une entreprise née de rien et devenue prospère, en la recouvrant de l’honorabilité de l’ascendance et du prestige du vak?f ; la direction d’une fondation censée être éternelle, c’est comme une prime à « l’éternisation » [75], la dernière prise de contrôle d’un homme de son passé, et l’orientation anticipée de l’avenir post mortem de sa famille. Mais il y a plus : ce que Celal réalise, c’est la captation d’un héritage d’images, de noms et de signes, pour accroître son propre capital symbolique. S’il devient administrateur, c’est sans doute qu’il a le goût de ses ancêtres. Mais c’est, plus encore, qu’il se perçoit lui-même comme le fondateur d’une dynastie en formation.
Quand l’administrateur se fait fondateur : un descendant anobli par lui-même [76]
35 Le cas de Celal Bükey est révélateur des usages de la mémoire impériale observés dans la Turquie républicaine. Bien des grandes familles puisent dans leurs archives pour illustrer leurs livres d’or. Elles aiment à s’entourer des firmans et des diplômes impériaux d’attribution de grades et de décorations (berat) dont leurs ancêtres furent honorés, qu’elles destinent à de beaux encadrements placés dans les salons de réception [77]. Dans les études qui leur sont consacrées, sont reproduits quantité de documents : papiers d’identité, certificats de mariage, photographies de couples mariés accompagnés de leurs enfants, passeports de dignitaires exilés [78], extraits de journaux intimes, courriers échangés avec les grands de ce monde, documents chargés d’apporter une caution scientifique à l’hagiographie d’ensemble [79] : certains descendants vont jusqu’à reproduire les fac-similés d’article de revue d’histoire, sans omettre de souligner, au préalable, les passages spécifiquement consacrés à l’ancêtre, ainsi que les documents ottomans utilisés [80]. Il est en revanche plus rare de trouver dans les publications des détournements d’archives à usage personnel, du type suivant :
Association graphique de deux alphabets
Association graphique de deux alphabets
Avec l’aimable autorisation de la famille de Celalettin Dervi? Bükey.– Le document de gauche est la reproduction d’un document d’archive extraite d’un article scientifique – l’article de référence, encore aujourd’hui – consacré à Halil Hamid Pacha, publié par l’un des historiens turcs les plus importants et les plus reconnus de son temps, ?.H. Uzunçar??l? [81] ; lui-même a été en contact avec des membres de la famille qui lui ont transmis divers documents. J’ai pu constater que plusieurs fac-similés de l’article en question avaient été reliés par le secrétariat de Celal Bükey. On y voit figurer, en bas à gauche, la marque de la signature du grand vizir Halil Hamid Pacha ; c’est un monogramme en caractères arabes dans lequel on peu lire son nom (« Halil Hamid »).
– Le document en bas à droite est la reproduction du sceau découpé à partir du document précédent.
– Le document en haut à droite est la carte de visite du nouvel administrateur qu’il utilisait notamment dans sa correspondance avec les evlad, l’administration de la Direction générale des fondations pieuses, et la Vak?f bank où sont versés les revenus produits par les biens (emlak) de la fondation.
36 Le produit de cette association graphique (picto-verbale, diraient les sémiologues) est destiné à figurer sur une carte de visite : comme un diadème, le sceau de l’ancêtre, propriété immatérielle d’un État disparu, surplombe le nom du descendant et la mention de son statut. La signature devient le symbole d’une nouvelle maison [82]. Mais qui contesterait à Celal Bükey le droit de transformer, à sa guise, une fonction en titre ? Qui lui reprocherait cette élégante captation symbolique ? Cette sorte de détournement de monogramme est-elle moins illégitime, somme toute, que les cas d’appropriation, par certaines familles européennes, d’écussons ornés de heaumes et de couronnes non portés par leurs ancêtres ? Ce qui est à l’œuvre ici relève moins d’une logique de distinction sociale (la carte est principalement utilisée pour les affaires du vak?f, semble-t-il), que de l’affirmation d’un statut juridique auprès des autorités, ou d’une position de primus inter pares parmi les descendants [83]. Du reste, l’orgueil narcissique de Celal Bükey, nourri d’ascension sociale, d’ascendance ottomane et de référence au vak?f, a d’autres destinataires, plus importants à ses yeux : sa famille, vers laquelle il projette les principaux bénéfices tirés de l’appropriation généalogique, selon un autre mode de création visuelle.
L’héritage symbolique thésaurisé
37 De son lignage, Celal Bükey a hérité de noms, de symboles, et d’images. Il relie les premiers, détourne les seconds, reconfigure les troisièmes, dans une même opération de thésaurisation au profit de sa descendance (document 7). Il commence par tracer, dans un arbre, un segment généalogique (au crayon rouge, ici en gras) qui relie des maillons d’une lignée, un individu par génération. Pour chacun des maillons, il procède à un collage en alphabet latin. Notons bien la typographie : nous la retrouverons dans la suite.
38 Celal renouvelle l’opération pour un arbre daté du lendemain de la Seconde Guerre mondiale, en caractères latins celui-ci, balisant le regard généalogique d’un trait rouge (voir le document 8 page suivante).
39 La diagonale descendante tracée jusqu’à Celal est destinée à reconstituer la chaîne de parenté réelle qui le relie à Halil Hamid Pacha. Sur cette base, il compose ensuite un tableau dynastique (voir les documents 9-10 page suivante).
40 Dans le document de gauche, Celal Bükey reprend la typographie des collages du document n° 7, et procède à de nouveaux collages par bandelettes horizontales. Il complète la mention de son nom par la note autobiographique citée plus haut, figurant ainsi à la fois comme héritier d’une lignée ottomane et haute figure de la Turquie républicaine. Le document de droite est le résultat de la composition de gauche, à la différence près que la note autobiographique est remplacée par la mention de la descendance directe sur deux générations, le segment patrilinéaire étant interrompu par la naissance de trois filles [84]. Chaque descendant reçoit un exemplaire de ce tableau : Celal Bükey donne à voir aux siens ce qu’ils visualisaient déjà en partie mentalement : depuis leur enfance, il leur a certainement « parlé famille », et la narration fonctionne comme une visualisation [85]. Il leur livre à présent un tableau dynastique qui leur permet de se situer directement dans la lignée de l’ancêtre, à l’aide notamment d’une datation bi-calendaire (« Celalettin Dervi? Bükey 1312-1896 »).
Le même segment généalogique sur un autre arbre
Le même segment généalogique sur un autre arbre
Avec l’aimable autorisation de la famille de Celalettin Dervi? Bükey.À noter la photographie tronquée, en haut à gauche, qui a son importance et sur laquelle on reviendra.
Tableau dynastique
Tableau dynastique
Avec l’aimable autorisation de la famille de Celalettin Dervi? Bükey.Parentèle en portrait
41 Georges Duby caractérisait la « psychologie familiale » et ses « représentations mentales » comme « armature de la conscience lignagère » [86]. On peut prendre les choses dans l’autre sens, circonscrire une conscience lignagère, tracée et établie au moyen d’un répertoire d’images, à l’origine d’un panthéon privé, armature de la psychologie familiale. Utilisons pour cela les mises en portrait de lignée, un genre désormais pratiqué en Turquie : les familles recourent volontiers aux procédés de photomontage (fotomontaj) [87]. Dans le livre de souvenirs qu’il consacre à son père, Ali Vâsib Efendi, arrière-petit-fils du sultan Murad V (1876), Osman Selaheddin Osmano?lu découpe les portraits de ses ascendants mâles [88]. Puis il dispose, sur un même plan, les plus prestigieux d’entre eux, à savoir les deux sultans, Murad V et son père Abdülmecid (1839-1861), et en arrière-plan, autour d’eux, Ali Vâsib Efendi aux côtés des ascendants par lesquels il est relié à la lignée d’Osman ; enfin, il y inclut son grand-oncle Osman Fuad Efendi, sans doute parce que celui-ci fut le chef (reis) de la Maison ottomane entre 1954 et 1973.
Photomontage d’une lignée impériale
Photomontage d’une lignée impériale
Avec l’aimable autorisation d’Osman Osmano?lu.42 Celal Bükey édifie un panthéon ancestral comparable, auquel il ajoute son propre portrait et une photographie de sa descendance.
Mise en portrait du lignage de Celal Bükey
Mise en portrait du lignage de Celal Bükey
Avec l’aimable autorisation de la famille de Celalettin Dervi? Bükey.PARTIE GAUCHE : « à mon Erol 23 mars 1972. C. Dervi? Bükey »
PARTIE DROITE : Mehmed Arif Bey (5) Halil Hamid Pacha (6) Mehmed Ra?id Bey (4)
Ata Bey (3) Celal Bükey (1) [89] Dervi? Pa?a (2)
Celal et son épouse, son fils Erol, son épouse, et ses trois filles
43 Celal Bükey dispose ses ancêtres autour de lui. Au centre du portrait, il devient Ego d’une « autobiographie par les ancêtres » [90]. Halil Hamid Pacha reste la référence apicale de l’ascendance : son portrait surplombe celui de Celal Bükey, de la même manière que le sceau du premier dominait le nom du second (doc. n° 6). Notons, au bas, un portrait de famille, où Celal figure, aux côtés de son épouse, son fils, l’épouse de celui-ci, et ses trois petites-filles [91]. Si la « famille d’orientation » se résume à une seule lignée patrilinéaire directe, épurée, la « famille de procréation » est représentée en totalité comme noyau dur de la parentèle, comme si Celal Bükey tenait à avoir l’ensemble de ses chers vivants autour de lui – famille de papier comme à la ville –, en réunion de famille [92]. Entre les deux, il est le seul lien, le seul maillon à apparaître deux fois sur le portrait : descendant, mais aussi chef de famille. Deux faces d’une même « configuration de soi » [93], à la fois classement dans le temps passé, et délimitation de la place qu’il s’attribue dans la mémoire à venir. Si le fondateur Halil Hamid Pacha était devenu ancêtre après sa mort, l’administrateur Celal Bükey s’institue patriarche de son vivant.
44 Au filtre de la « mémoire des ancêtres » qui, sans les productions généalogiques successives, les ferait tomber dans l’oubli un à un [94], Celal a ajouté son propre filtre, conçu pour constituer un panthéon à usage interne, intégré à la bibliothèque du savoir généalogique familial : ainsi avons-nous pu retrouver, chez la belle-fille de Celal Bükey, des éléments de la photographie du document n° 11 scindés en médaillons individuels, et intégrés à un portrait encadré, recomposé en association avec des photographies plus récentes de la descendante directe de Celal. C’est bien le signe que la greffe dynastique, opérée par le patriarche sur le diagramme généalogique, a engendré un nouveau mode d’identification à la lignée, perpétué par les générations suivantes (voir le document 13 page suivante).
45 Nous en voulons également pour preuve l’inscription d’une citation de la main de Celal, au bas de la photographie du document 12 : « L’homme qui connaît ses aïeux est comme un représentant du passé » [95]. L’adoption d’une devise familiale est une innovation radicale, pratique très rare, semble-t-il, dans la Turquie contemporaine, par laquelle Celal Bükey institue la connaissance généalogique en « conscience familiale » [96] – la première n’étant qu’un des ressorts de l’autre, mais un ressort largement mobilisé ici, comme chez de nombreuses grandes familles de dignitaires ottomans.
46 Dernière étape du travail, le photomontage rejoint le document d’origine, à savoir la généalogie, comme on le voit au document n° 8 ; collé à son angle supérieur gauche, il en atténue l’abstraction [97]. Celal Bükey signale l’imbrication du portrait familial au sein de la généalogie par le fait qu’il dédicace à son fils le premier sur le support du second. Pourquoi ? Parce qu’il désire que celui-ci lui succède comme administrateur, afin de valider la prise de contrôle (temporaire, mais qu’il espère pérennisée après sa mort) de la famille Bükey sur les evlad. Du père au fils, il doit en être ainsi du vakf comme il en a été de l’entreprise éponyme :
Mise en portrait des ascendants et descendants de Celal Bükey
Mise en portrait des ascendants et descendants de Celal Bükey
Avec l’aimable autorisation de la famille de Celal Bükey.On reconnaîten haut du tableau les trois figures supérieures du document précédent (Mehmed Arif Bey (5) / Halil Hamid Pacha (6) /Mehmed Ra?id Bey (4), ainsi que d’autres membres de la lignée, en particulier, en bas à droite, Erol, le fils de Celal Bükey, son épouse, et ses trois filles.
Société éponyme
Société éponyme
« Celalettin Dervi? Bükey et fils. Société commerciale à responsabilité limitée » (siège social de l’entreprise Bükey, Ankara, photographie de l’auteur, 5-5-2010).47 Cela dit, Celal Bükey a beau avoir constitué sa dynastie dans le lignage, il est rappelé à la réalité de la règle générationnelle imposée par les statuts de la fondation : il sait bien que son fils devra attendre d’être l’aîné des evlad ; et il ne faut pas exclure qu’il ait, lui aussi, à jouer des coudes pour écarter d’autres candidats. Est-ce pour cela qu’il lui dédicace la généalogie en des termes affectueux (« à mon Erol ») ? Comme pour lui rappeler, à la manière de Maïmonide dans une lettre adressée à son fils : « tu n’es pas seulement mon fils, tu es le petit-fils de mon père » [98], et, ajoutons-nous, le descendant de tous les ascendants, reliés dans la généalogie et représentés sur la photographie. Comme si, par avance, Celal encourageait Erol à veiller à cet héritage de noms, de symboles et d’images qu’il lui lègue, enrichi d’une vocation supplémentaire [99] : il ne suffira plus de restituer les prolongements actuels du lignage (fonction de l’administrateur) ; il faudra désormais préserver la mémoire des ancêtres (fonction du patriarche). Celui qui fonde une dynastie, comme celui qui a fondé un vak?f, oblige ses héritiers. Comme dit Gilles Deleuze, « le fondateur est alors celui qui pose et propose une tâche infinie » [100].
48 Initialement, l’arbre généalogique de Halil Hamid Pacha a été conçu comme un arbre à evlad plus que comme un arbre à ancêtres, comme un outil juridique plus que comme un lieu de mémoire, comme un fixateur d’actualité démographique (de recensement des générations récentes) plus que comme un observatoire des profondeurs passées – l’administrateur ne remontait au gré des ramifications qu’en cas de problème d’identification individuelle. Puis, cet arbre a été détourné de sa vocation première : il est devenu le support, non plus seulement d’une réalité objective, mais d’un sentiment familial et d’une aspiration dynastique. Le passage de l’un à l’autre a résulté de la manipulation (au sens premier de travail pratique de la main) d’un héritage thésaurisé de noms et d’images, au profit d’un lignage auto-anobli. Un descendant, en prenant possession d’une grande partie du capital symbolique lié au poste d’administrateur, maître des arbres et des signes de la famille, s’est offert les conditions de cette manipulation [101]. Ainsi, cette pratique généalogique peut être décrite à la fois comme un produit dérivé de la généalogie institutionnelle élaborée de la fin de l’Empire aux premiers temps de la République, et comme la greffe d’un nouvel esprit dynastique sur un ancien mode d’identification. Loin d’être une expérimentation ponctuelle sans lendemain, l’opération génétique a porté ses fruits : les petits-enfants et arrière-petits enfants s’identifient actuellement au moins autant au fondateur de la lignée républicaine que devint Celal Bükey qu’au fondateur du vak?f que fut son ancêtre.
49 Trois décennies plus tard, un autre changement s’est produit, d’une ampleur bien plus considérable que les jeux de mémoire privés inventés par Celal Bükey : les descendants ont perdu le monopole de leur autogénéalogie. L’espace public, pris d’intérêt pour la recherche des origines familiales, ethniques ou confessionnelles des hommes d’État, fort de l’illusion que les moyens techniques permettent désormais de retracer toutes les ascendances, a nationalisé la généalogie familiale, a transformé une somme de parentèles, tantôt distinctes, tantôt imbriquées, en un individu collectif familial. Essayistes et journalistes se sont mis à « parler famille » [102], à la place des descendants qui ne s’étaient, eux, jamais conçus comme une seule et même famille.
50 Au bout du compte, aujourd’hui deux pratiques généalogiques s’opposent. L’une, familiale, à usage interne, principalement descendante, rendue nécessaire par les contraintes juridiques d’un mode de redistribution de ressources, modelée par des modalités d’interconnaissance, et caractérisée par des degrés divers d’incorporation dynastique au livre d’or familial. L’autre, appropriée par l’espace public, ascendante, soucieuse de repérer les alliances avec des collatéraux d’origine non turque, jouant des ressorts de croyances supposées plus que de références avérées. La première délimite un sous-groupe dans la descendance, ou dans la lignée (au sens d’un ensemble de personnes descendant d’un ancêtre, ou d’un couple commun, en lignes masculine et féminine) [103], l’institutionnalise juridiquement, et nourrit un ensemble de solidarités familiales en son sein, peu à peu élargi à l’ensemble de la descendance. La seconde se place à un autre niveau, intègre une lignée à une entreprise unificatrice d’un ordre national, porte les évolutions du temps, et jette une lumière différente sur ses références ; c’est une recherche non pas d’amateurs extérieurs à la famille qui, comme chez nous, se passionneraient pour les arbres des Rochechouart ou des Schneider ; c’est le produit dérivé d’une génétique de type nationaliste qui substitue à l’ordre des contributions apportées au régime républicain une échelle de compatibilité à des critères ethniques et raciaux d’appartenance nationale.
51 C’est l’histoire de cette généalogie, non pas confisquée, mais captée, mise en partage, nationalisée, que nous avons essayé d’aborder ici ; celle d’une famille de hauts dignitaires qui avait réussi, comme bien d’autres, à force de retrait et de reconversion, selon un mélange subtil de visibilité et de discrétion, à devenir aussi républicaine qu’elle avait été impériale ; celle d’une famille, qui se considère non pas comme une seule et même famille, mais davantage comme un ensemble de gens plus ou moins liés, au sein duquel il est permis de se constituer ses propres références dynastiques. C’est l’histoire d’une famille devenue, bien malgré elle, en partie unnationally correct. Sa généalogie lui a joué des tours, et elle n’a pas l’avantage : comment pourrait-elle, comment voudrait-elle, apporter des preuves de bona fide nationale entretenue sur deux siècles ? Il ne lui reste qu’à attendre que la vague médiatique se déplace vers d’autres familles. Entre-temps, l’administrateur aura continué de prolonger son arbre ; plusieurs descendants, en quête de quelques revenus du vak?f, seront devenus evlad ; parents et cousins se croiseront et s’appelleront pour parler des vivants et des morts.
Mots-clés éditeurs : nation, généalogie, élites républicaines, fondation pieuse, Empire ottoman, Turquie contemporaine
Mise en ligne 07/09/2011
https://doi.org/10.3917/rhmc.582.0146Notes
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[1]
Cet article est le résultat d’un travail de recherche soutenu et financé par l’ANR TRANSTUR (Ordonner et transiger : modalités de gouvernement et d’administration en Turquie et dans l’Empire ottoman, du XIXe siècle à nos jours). Il a bénéficié, dans sa conception finale, d’échanges stimulants avec les participants de la journée d’études « Les récits génétiques comme récits de soi : fable, mémoire et histoire », organisée par Isabelle Luciani et Valérie Pietri (CMMC, Nice, 18 juin 2010). Je remercie Marc Aymes, Catherine Mayeur-Jaouen, Nicolas Michel, Jean-Frédéric Vernier et Jean-Marc Liling pour leurs corrections et leurs précieuses suggestions, ainsi que les descendants de Celal Bükey qui m’ont offert de consulter les archives de la famille et permis de réaliser plusieurs entretiens en janvier 2010, mai 2010, et novembre 2011. Je sais gré à Edhem Eldem de m’avoir permis d’entrer en contact avec Osman Osmano?lu que je remercie également.
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[2]
Christiane KLAPISCH-ZUBER, L’ombre des ancêtres. Essai sur l’imaginaire médiéval de la parenté, Paris, Fayard, 2000, p. 7. Voir aussi Roberto BIZZOCCHI, « La culture généalogique dans l’Italie du seizième siècle », Annales ESC, 46-4, juillet-août 1991, p. 789-805 ; Germain BUTEAU, Valérie PIETRI (éd.), Les enjeux de la généalogie. Pouvoir et identité (XIIe-XVIIIe siècles), Paris, Autrement, 2006, p. 16-48.
-
[3]
Mary BOUQUET, « Family trees and their affinities : the visual imperative of the genealogical diagram », Journal of the Royal Anthropological Institute of London, 2-1, March 1996, p. 43-66 ; et Reclaiming English Kinship : Portuguese Refractions of British Kinship Theory, Manchester, Manchester University Press, 1993.
-
[4]
Tamara K. HAREVEN, « The search for generational memory : tribal rites in industrial society », Daedalus, 1978, 107-4, p. 137-149 ; Cardell JACOBSON, « Social dislocation and the search for genealogical roots », Human Relations, 39-4, 1986, p. 347-358.
-
[5]
Tiphaine BARTHÉLÉMY, Marie-Claude PINGAUD (éd.), La généalogie entre science et passion, Paris, Éditions du CTHS, 1997 ; Martine SEGALEN, Claude MICHELAT, « L’amour de la généalogie », in M. SEGALEN (éd.), Jeux de famille, Paris, CNRS, 1991, p. 193-208 ; Sylvie SAGNES, « De terre et de sang : la passion généalogique », Terrain, 25, 1995, p. 125-146.
-
[6]
Expression empruntée à Philippe ARIÈS, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien Régime (1960), Paris, Seuil, 1973, p. 302. Sur les formes ottomanes de ce sentiment, voir Cem BEHAR, Alan DUBEN, Istanbul Households. Marriage, Family and Fertility. 1880-1940, Cambridge, Cambridge University Press, 1991. Voir également Catherine MAYEUR-JAOUEN, « L’émergence du couple à la fin de l’Empire ottoman », Droit et religions, Annuaire, 4, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2009, p. 109-120.
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[7]
Ce sont là les conclusions tirées de notre réflexion consacrée à l’émergence du genre généalogique dans l’Empire ottoman : Olivier BOUQUET, « Comment les Ottomans ont découvert la généalogie », Cahiers de la Méditerranée, 82, juin 2011 (à paraître). Elles forment le point de départ du présent article.
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[8]
O. BOUQUET, « Maintien et reconversion des noblesses ottomanes aux débuts de la République turque », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 99, juillet-sept. 2008, p. 129-142.
-
[9]
M. BOUQUET, Reclaiming English Kinship…, op. cit., p. 143. Voir également O. BOUQUET, « Comment les Ottomans… », art. cit.
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[10]
Le régime du vak?f (arabe, waqf) transforme des propriétés en biens de mainmorte, dont les revenus sont affectés à un usage précis, déterminé par le donateur de manière que sa fondation soit agréable à Dieu.
-
[11]
Le plus ancien est daté de 1316 en calendrier islamique (1898-1899) ; mais son auteur assure qu’il l’a modifié et complété pendant 40 ans ; ce qui laisse penser que la famille disposait de cet outil au moins depuis le milieu du XIXe siècle. L’ensemble des documents transmis par les descendants sont signalés dans cette étude sous la mention « archives HHP ».
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[12]
Pierre BOURDIEU invite à étudier l’épistémologie du mode d’enquête à l’origine de la production des diagrammes généalogiques. Il pense que le motif de l’arbre dérive largement des conditions de succession liées à la transmission de la propriété : « Les stratégies matrimoniales dans le système de reproduction », Annales ESC, 1972, 4-5, p. 1105-1127.
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[13]
Hüseyin Celalettin Dervi? Bükey est son nom complet.
-
[14]
Françoise ZONABEND désigne ainsi l’ensemble des normes et pratiques mises en œuvre dans un groupe de parenté « pour se perpétuer identique à lui-même » (« La parenté I : Origines et méthodes, usages sociaux de la parenté », in Isac CHIVA, Utz JEGGLE (éd.), Ethnologie en miroir. La France et les pays de langue allemande, Paris, Éditions de la MSH, 1987, p. 95-107, p. 105).
-
[15]
On mesurera que les particularités de ce système a-nobiliaire sont loin d’être limitées à quelques familles impériales telles que celle de Halil Hamid Pacha, en lisant O. BOUQUET, « Maintien et reconversion des noblesses ottomanes aux débuts de la République turque », art. cit.
-
[16]
Il renforce l’indépendance de la Banque centrale turque, assainit la situation financière des banques, et lutte contre la corruption. Il réorganise les politiques agricole et énergétique, ainsi que le budget. Il obtient la baisse des taux d’intérêt. Le soutien international apporté à ses réformes lui permet d’obtenir de la Banque mondiale et du FMI des prêts de 19,6 milliards de dollars. La croissance économique reprend dès 2002 et l’inflation est ramenée à 12% en 2003, après avoir connu un niveau moyen de 70% dans les années 1990. Kemal Dervi? a dressé les résultats de son bilan dans un livre d’entretiens (Serhan ASKER, Kemal DERVI?, Yusuf I?IK, Kemal Dervi? Anlat?yor, Krizden Ç?k?? ve Ça?da? Sosyal Demokrasi, Istanbul, Do?an Kitab, 2006).
-
[17]
Rien à voir avec le rattachement de certaines grandes familles françaises à l’histoire nationale (Éric MENSION-RIGAU, « Une certaine image de l’histoire », Ethnologie française, n° spécial « cultures bourgeoises », 20-1, 1990, p. 27-33, p. 27).
-
[18]
Faruk BILDIRIC, « 1978’deki raporuyla solu k?zd?rd? », Hürriyet, 25-06-2001.
(http://webarsiv.hurriyet.com.tr/2001/06/25/308766.asp ; consulté le 21-12-2010 ; traduit du turc). -
[19]
Ibidem.
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[20]
Juifs convertis, disciples de Sabbatai Tsevi (1626-1676), messie juif autoproclamé converti à l’islam.
-
[21]
http://news.bbc.co.uk/2/hi/business/2184663.stm (consulté le 16-12-2010).
-
[22]
Caroline LEGRAND, « Internet et le gène. La généalogie à l’heure des nouvelles technologies », in Denise LEMIEUX, Eric GAGNON (éd.), « Histoires de famille et généalogies au XXIe siècle », n° spécial, Enfances, familles, générations, 7, 2007.
(http://www.erudit.org/revue/efg/2007/v/n7/017793ar.html ; consulté le 16-12-2010). -
[23]
Leyla NEYZI, « Remembering to forget : sabbateanism, national identity, and subjectivity in Turkey », Comparative Studies in Society and History, 2002, 44-1, p. 137-158.
-
[24]
Mahmut ÇETIN, Dededen Toruna Genetik ?hanet. Tepedelenli Ali Pa?a ve Halil Hamit Pa?a’dan Kemal Dervi?, Istanbul, Emre, 2006.
-
[25]
Notamment www.biyografi.net (où l’on trouvera la biographie détaillée de l’auteur et la présentation de ses publications ; consulté le 28-1-2011).
-
[26]
M. ÇETIN, Bo?az’daki A?iret, Istanbul, Edille, 1997.
-
[27]
Selon l’expression de Danièle HERVIEU-LÉGER, La religion pour mémoire, Paris, Cerf, 1993, p. 228.
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[28]
La synthèse turco-islamique, en progrès depuis les années 1980, préconise un retour à la « culture nationale » turque dont la valeur indéfectible serait l’islam, et l’ennemi historique l’occident chrétien (Étienne COPEAUX, « Ahmed Arvasi, un idéologue de synthèse turco-islamique », Turcica, 30, 1999, p. 211-223). Sur le renforcement de ces théories du complot, voir Ebru BULUT, « Tempête de Métal : le nationalisme populaire et ses peurs », La Vie des idées, 16 août 2005. URL : http://www.laviedesidees.fr/ Tempete-de-Metal-le-nationalisme.html (consulté le 11-10-2010). Sur les usages par la presse des paradigmes ethnoraciaux, voir Murat ERGIN, « “Is the Turk a white man ?” Towards a theoretical framework for race in the making of turkishness », Middle Eastern Studies, 44-6, nov. 2008, p. 827-850.
-
[29]
Sur les modalités de cette implication, voir O. BOUQUET, « Old elites in a new republic : The reconversion of Ottoman bureaucratic families in Turkey (1909-1939) », Comparative Studies in South Asia, Africa and the Middle East, Duke University Press, Fall 2011 (sous presse).
-
[30]
Isabelle CARON, Se créer des ancêtres. Un parcours généalogique nord-américain, XIXe-XXe siècles, Sillery, Septentrion, 2006, p. 30.
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[31]
Nous reprenons la notion proposée par D. HERVIEU-LÉGER, La religion pour mémoire…, op. cit., p. 228.
-
[32]
Loin d’avoir disparu avec l’Empire, les fondations pieuses ont été placées sous le contrôle du nouveau régime dès 1923-1924 (Nazif ÖZTÜRK, Türk Yenile?me Tarihi Çerçevesinde Vak?f Müessesesi, Ankara, Türkiye Diyanet Vakf?Yay?nlar?, 1995, p. 86-89). Elles relèvent à ce jour de la Direction générale des fondations pieuses située à Ankara.
-
[33]
Bahaeddin YEDIYILDIZ, L’institution du Vaqf au XVIIIe siècle en Turquie. Étude socio-historique, Ankara, Éditions du ministère de la culture, 1990, p. 148.
-
[34]
Ahmet AKGÜNDÜZ, ?slâm Hukukunda ve Osmanl? Tatbikat?nda Vak?f Müessesesi, Istanbul, Osmanl? Ara?t?rmalar? Vakf?, 1996, p. 319 ; Nazif ÖZTÜRK, « Mütevelli », Diyanet Vakf? ?slam Ansiklopedisi, 32, 2006, p. 217-220.
-
[35]
Jean-Claude GARCIN, « Le waqf est-il la transmission d’un patrimoine ? », in Joëlle BEAUCAMP et Gilbert DAGRON (éd.), La transmission du patrimoine. Byzance et l’aire méditerranéenne. Travaux et mémoires du Centre de Recherche d’Histoire et Civilisation de Byzance, Paris, De Boccard, 1998, p. 102.
-
[36]
Archives de la Direction générale des fondations pieuses (Vak?f Genel Müdürlü?ü Ar?ivleri, Ankara, registre n° 628, page 547, n° 289).
-
[37]
René JETTÉ, Hubert CHARBONNEAU, « Généalogies descendantes et analyse démographique », Annales de démographie historique, 1984, p. 45-54.
-
[38]
René JETTÉ, Traité de généalogie, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1991.
-
[39]
Claude LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 313.
-
[40]
Olivier BOUQUET, Les pachas du sultan. Essai sur les agents supérieurs de l’État ottoman (1839- 1909), Louvain, Peeters, 2007, p. 202-214.
-
[41]
« Lignage : groupe de descendants, par les hommes ou par les femmes, d’un des fils ou d’une des filles de l’ancêtre fondateur du clan ou d’un de leurs descendants » : Maurice GODELIER, Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard, 2004, p. 601.
-
[42]
Il arrive que les homonymes d’un haut personnage, pourtant nés dans la même localité, ignorent s’ils ont ou non un lien de parenté avec celui-ci (Arnaud CHAFFANJON, Essai sur la descendance de Jean Racine, Paris, Extraits des cahiers raciniens, 1963, p. 50). Comme le dit Jean-Louis BEAUCARNOT, « la majeure partie des descendants de Charlemagne se compose de familles qui ont perdu tout souvenir d’une quelconque ascendance nobiliaire » (« Les grands ancêtres », Gé-magazine, 21, sept.-oct. 1984, p. 26-34).
-
[43]
Arbre signé de la main de Cemal Dervi? Bükey, en caractères arabes et latins, non daté, avec un terminus ad quem de 1956 (archives HHP).
-
[44]
?mdat EK?I, Hakk? Ek?i’den Ek?i Ali’ye Ek?io?lu Tarihi (1460-2004), Hakk? Ek?i E?itim, Kültür ve Sa?l?k Kültür Yay?nlar?, 2004, p. 38 ; Heath W. LOWRY, Ismail E. ERÜNSAL, « The Evrenos dynasty of Yenice Vardar : notes & documents on Haci Evrenos & the Evrenoso?ullar? : a newly discovered late-17th century ?ecere (genealogical tree), seven inscriptions on stone & family photographs », The Journal of Ottoman Studies, 32, 2008, p. 9-192, p. 189. Pour une comparaison avec les réunions de famille aux États-Unis, voir Robert M. TAYLOR Jr., « Summoning the wandering tribes : genealogy and family reunions in american history », Journal of Social History, 16-2, 1982, p. 21-37.
-
[45]
À l’heure actuelle, un peu moins de 500 descendants nous sont connus.
-
[46]
Georges DUBY, « Remarques sur la littérature généalogique en France aux XIe et XIIe siècles », Comptes-rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, 111-2, 1967, p. 335-345, p. 335 ; R. JETTÉ, H. CHARBONNEAU, « Généalogies descendantes… », art. cit.
-
[47]
Cimetière de Haydar Pacha, Üsküdar, Istanbul. Sur les fiches de famille dans lesquelles figure le patronyme d’un ancêtre considéré comme « fondateur », voir Alain BECCHIA, « Étude des comportements démographiques et des mutations sociales à travers la reconstitution des lignées », Annales de démographie historique, 1984, p. 25-44 (ici p. 27-28).
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[48]
Liste d’evlad datée de 1970 (archives HHP).
-
[49]
Comme dans l’usage arabe (ahfâd), le terme renvoie d’abord aux petits-fils, et par extension aux petits-enfants. C’est dans ce dernier sens qu’il est employé ici.
-
[50]
O. BOUQUET, Les pachas du sultan…, op. cit., p. 209-212.
-
[51]
Virginia H. AKSAN, An Ottoman Statesman in War and Peace : Ahmed Resmi Efendi, 1700-1783, Leiden, E.J. Brill, 1995, p. XVIII ; ?smail H. UZUNÇAR?ILI, « Sadrazam Halil Hamid Pa?a », Türkiyat Mecmuas?, 5, 1935, p. 213-267, p. 245. Voir également Kemal BEYDILI, « Halil Hamid Pa?a », DiyanetVakf? Islam Ansiklopedisi, 15, 1997, p. 316-318.
-
[52]
« her yöndeki yenile?me rüzgar? » : Fikret Sar?cao?lu, Kendi Kaleminde Bir Padi?ah?n Portresi : I. Abdülhamid (1774-1789), Istanbul, Tarih ve Tabiat Vakf? Yay?nlar?, 2001, p. 198, p. 189, p. 264.
-
[53]
Mehmed SÜREYYA, Sicill-i Osmânî, Westmead, Gregg, 1971,Vol. II, p. 299.
-
[54]
G. DUBY, « Remarques… », art. cit., p. 345.
-
[55]
M. BOUQUET, Reclaiming English Kinship…, op. cit., p. 143.
-
[56]
Albert CHOISY, Généalogies genevoises, Genève, Kundig, 1947, p. VII-VIII.
-
[57]
Sur la question de la domination politique et sociale des noblesses « d’Ancien Régime », c’est-à-dire principalement les élites aristocratiques et agraires, voir l’ouvrage classique d’Arno MAYER, La persistance de l’Ancien Régime : l’Europe de 1848 à la Grande Guerre [1983], Paris, Flammarion, 1991, dont les conclusions sont en partie contestées par Dominic LIEVEN, The Aristocracy in Europe, 1815- 1914, Londres, Macmillan, 1992. Voir également Hans-Ulrich WEHLER (éd.), Europäischer Adel 1750- 1950, Göttingen, Vanderhoeck, Ruprecht, 1990 ; Didier LANCIEN, Monique DE SAINT-MARTIN (éd.), Anciennes et Nouvelles Aristocraties de 1880 à nos jours, Paris, Éditions de la MSH, 2007.
-
[58]
Marie-Bénédicte VINCENT, « Présentation », in Aristocraties européennes et césure de la Grande Guerre, numéro spécial, Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 99, 2008, p. 3-11 (p. 4).
-
[59]
O. BOUQUET, « Maintien et reconversion… », art. cit.
-
[60]
Il faut préciser que ce terme signifie « enfant », sans distinction de sexe, contrairement à l’usage arabe (awlâd), essentiellement masculin. Le sens où nous l’employons ici est différent (« descendant, ayant droit »).
-
[61]
P. BOURDIEU, « À propos de la famille comme catégorie réalisée », Actes de la recherche en sciences sociales, 100, déc. 1993, p. 32-36, p. 33.
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[62]
M. GODELIER, Métamorphoses…, op. cit., p. 135. Il me semble que la solidarité intergénérationnelle entre descendants des deux sexes fait écho aux débats, célèbres chez les anthropologues de l’Après-guerre, entre Edmund Leach et Meyer Fortes, sur la contradiction qu’il y aurait entre groupes de descendance unilinéaire (dont relèvent les descendants de Halil Hamid Pacha) et solidarité intergénérationnelle (dont ils ne relèvent pas). M. BOUQUET pose le problème en des termes simples : « what kind of corporation provides inter-generational continuity in societies which do not have unilineal descent groups ? » (Reclaiming English Kinship…, op. cit., p. 129). J’observe pour ma part que le type de « corporation » qu’est le vak?f fait partie de ce que M. Bouquet appelle des « corporations that never die » (ibidem, p. 128), alors même que le groupe de descendance qui lui est lié n’est pas unilinéaire.
-
[63]
Arbre en ottoman et turc, daté de 34 (1334 très probablement, calendrier islamique).
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[64]
La famille « fait famille » par l’exploitation qu’elle met en œuvre de ressources matérielles et symboliques complémentaires (Benoit FLICHE et Élise MASSICARD, « L’oncle et le député : circuits de ressources et usages de la parenté dans un lignage sacré en Turquie », European Journal of Turkish Studies [Online], 4, 2006 (§ 43), (URL : http://ejts.revues.org/index627.html).
-
[65]
Nous maintenons l’anonymat des descendants encore en vie ou qui pourraient l’être.
-
[66]
Courrier à l’administrateur (26-9-1999, archives HHP).
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[67]
Birol CAYMAZ, Emmanuel SZUREK, « La révolution au pied de la lettre. L’invention de l’alphabet turc », European Journal of Turkish Studies [Online], 6, 2007, (URL : http://ejts.revues.org/index1363.html).
-
[68]
Plusieurs études turcologiques récentes ont mis l’accent sur les stratégies d’anoblissement, sinon de distinction, menées par les élites républicaines depuis les années 1980. Voir par exemple : O. BOUQUET, « Famille, familles, grandes familles : une introduction », in O. BOUQUET (éd.), Les grandes familles en Méditerranée orientale, n° spécial, Les Cahiers de la Méditerranée, 82, juin 2011 (à paraître) ; « Aysun ALBAYRAK, « Les musées des grandes familles turques : réflexion sur les pratiques culturelles des Koç, Sabanc? et Eczac?ba?? », in ibidem ; David BEHAR, « La troisième génération de la bourgeoisie turque », in ibidem. En un sens, Celal Bükey est représentatif de stratégies poursuivies par les lignées impériales une décennie plus tôt.
-
[69]
B. FLICHE, É. MASSICARD, « L’oncle… », art. cit., § 47.
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[70]
C’est loin d’être le cas de tous les actes de fondation : tout dépend de la volonté du fondateur. Voir, à ce sujet, Randi DEGUILHEM, « Gender blindness and societal influence in late Ottoman Damascus : women as the creators and managers of endowments », HAWWA : Journal ofWomen of the Middle East and the Islamic World, 1-3, 2003, p. 329-350.
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[71]
M. GODELIER envisage qu’aient pu exister par le passé « de véritables groupes de descendance […] [dotés] de principes de répartition entre [les] familles de l’usage de toutes [les] ressources, et de transmission à tel ou telle de leurs membres de la tâche et de l’honneur d’assumer ces fonctions » (Métamorphoses…, op. cit., p. 112). Dans le cas musulman, en effet, le droit de l’indivision (dont s’inspire en partie celui du vak?f) correspond à ce mode de fonctionnement. Mais l’observation des réalités anthropologiques actuelles conduit M. Godelier à exclure cette hypothèse : « On voit ici clairement que la généralisation de la propriété privée, individuelle et familiale, des moyens de production et de l’argent rend difficile la constitution de groupes de descendance qui tendraient à se refermer sur eux-mêmes par l’application systématique d’un critère de parenté (complété éventuellement par d’autres critères permettant d’inclure ou d’exclure de leur sein certains types de parents » (ibid, p. 112-113). Pourtant, dans le cas des vak?f, que M. Godelier ne prend pas en considération dans ses études, et dans un pays, la Turquie, dans lequel la propriété privée s’est pourtant très largement généralisée, une telle situation s’observe.
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[72]
Sur le sens que les individus donnent à leur biographie, voir Caroline LABORDE, Eva LELIÈVRE, Géraldine VIVIER, « Trajectoires et événements marquants, comment dire sa vie ? Une analyse des faits et des perceptions biographiques », Population, 62-2, 2007, p. 567-586.
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[73]
M. GODELIER, Métamorphoses…, op. cit., p. 98-99.
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[74]
Sur les conditions juridiques qui s’imposent à la candidature au poste d’administrateur, voir Yusuf ULUÇ, Vak?flar Hukuku ve Mevzuat?, Ankara, Vak?flar Genel Müdürlü?ü, 2008, p. 64-71. Pour une comparaison avec les conflits de succession à la fonction de guide spirituel de confrérie alévie, voir B. FLICHE, É. MASSICARD, « L’oncle… », art. cit., § 45-47.
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[75]
Comme le dit Pierre BOURDIEU, « la vie éternelle est un des privilèges sociaux les plus recherchés » : La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 78.
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[76]
Par anoblissement, nous entendons affirmation recherchée d’un prestige d’élites, au sens donné par Alain DUPLOUY à cette notion : Le prestige des élites. Recherches sur les modes de reconnaissance sociale en Grèce entre les Xe et Ve siècles avant J.-C., Paris, les Belles Lettres, 2006.
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[77]
Faruk BENLI, Mamoylar Aile Tarihi, Ankara, 2005, p. 16 (reproduction d’un berat de 3e rang), p. 43 (Istiklal madalyas?) ; Yurdal DEMIREL, Buluto?ullar?, Manas, Elazig, 2006, p. 37 (berat d’autorisation de construction de mosquée en 1852 accordée à Osman A?a à Bulutlu). Le livre de Kerime Senyücel offre de nombreuses photographies des membres de la Maison ottomane chez eux ; les firmans, encadrés aux murs, sont bien en évidence (Hanedan’?n Sürgün Öyküsü, Istanbul, Tima?, 2009, p. 210).
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[78]
Süleyman KAZMAZ, Kazmaz Ailesinden Hat?ralar, Ankara, Birlik, 2004, p. 590 ; Nimet BERKOK TOYGAR, Kâmil TOYGAR, Kafkasya’dan Sürgün edilen Adige ?apsi? Boyu Jade sülâlesi Özdemir Ailesinin Türkiye’deki Soya A?ac? (1864-2008), Ankara, 2008, p. 27 ; ALI VÂSIB Efendi, Bir ?ehzadenin Hât?rât?. Vatan ve Menfâda Gördüklerim ve ??ittiklerim, Istanbul, YKY, 2004, p. 132.
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[79]
Ibidem, p. 18-19 (en ottoman). Comme exemples : la photographie du célèbre industriel Vehbi Koç avec, au verso, une dédicace (également reproduite) à Mamhud Karaveli (Orhan KARAVELI, Bir Ankara Ailesinin Öyküsü (1999), Istanbul, Pergamon, 2006, p. 177) ; la lettre du Président Charles de Gaulle à Osman Fuad Efendi, chef de la Maison ottomane (14 nov. 1962 ; ALI VÂSIB Efendi, Bir ?ehzadenin Hât?rât?…, op. cit., p. 402-403).
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[80]
?. EK?I, Hakk? Ek?i’den…, op. cit., p. 64-66.
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[81]
?. H. UZUNÇARSILI, « Sadrazam Halil Hamid… », art. cit.
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[82]
En termes ottomanistes, on dira qu’il s’agit d’un procédé de tu?ra-isation post-impériale appliqué à une pençe (la marque du grand vizir), sans omettre de noter qu’aucun sultan n’aurait toléré que la seconde soit mise sur le même plan que la tu?ra, monogramme du sultan.
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[83]
C. JACOBSON, « Social dislocation… », art. cit.
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[84]
On note aussi une inversion entre les deux premières générations, ce qui est sans doute une erreur de Celal Bükey.
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[85]
Tina JOLAS, Yvonne VERDIER, Françoise ZONABEND, « Parler famille », L’Homme, 10-3, 1970, p. 5-26 ; Marinella CAROSSO, « La généalogie muette. Un cheminement de recherche sarde », Annales ESC, 46-4, juillet-août 1991, p. 761-769, p. 767.
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[86]
G. DUBY, « Remarques… », art. cit., p. 335.
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[87]
ALI VÂSIB Efendi, Bir ?ehzadenin…, op. cit., p. 10.
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[88]
Il précise bien : « her bir ki?inin foto?raf? ayr? ayr? çekilmi?tir » (ibidem, p. 10).
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[89]
J’indique le numéro de génération par ordre croissant d’ascendance.
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[90]
Caroline-Isabelle CARON, « Patrimoine, généalogie et identité : la valorisation de la mémoire familiale au Québec et en Acadie au XXe siècle », Enfances, Familles, Générations, 7, 2007, p. 32-44, p. 33.
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[91]
Sur l’iconographie conventionnelle des ascendances, voir ibidem, p. 41.
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[92]
Je reprends la distinction proposée par M. GODELIER (Métamorphoses…, op. cit., p. 599).
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[93]
Evelyne RIBERT, « La généalogie comme confirmation de soi », in T. BARTHÉLÉMY, M.-C. PINGAUD (éd.), La généalogie entre science et passion, op.cit., p. 377-391.
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[94]
Sur le sujet de la mémoire des ancêtres, voir le chapitre V consacré à la mémoire collective de la famille dans M. HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, PUF, 1952, p. 146-177 ; sur l’oubli des ancêtres non connus des vivants, voir Béatrix LE WITA, « L’énigme des trois générations », in Martine SEGALEN (éd.), Jeux de famille, Paris, CNRS, 1991, p. 209-218.
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[95]
Il dit l’emprunter à un certain Lovel dont j’ignore à ce jour l’identité.
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[96]
G. DUBY, « Remarques… », art. cit., p. 336.
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[97]
Sur le rôle des portraits dans la culture généalogique des grandes familles, voir Gérard LABROT, « Hantise généalogique, jeux d’alliance, souci esthétique. Le portrait dans les collections de l’aristocratie napolitaine (XVIe-XVIIIe siècles) », Revue historique, CCLXXXIV-2, 1990, p. 281-304, p. 282 ; V. PIETRI, G. BUTEAU, Les enjeux de la généalogie…, op. cit., p. 42-45.
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[98]
Cité par B. LEWITA, « L’énigme… », art. cit., p. 209.
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[99]
Pour une comparaison avec « l’esprit de famille » transmis en héritage, en Amérique du Nord, voir C.-I. CARON, Se créer des ancêtres…, op. cit., p. 182.
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[100]
Qu’est-ce que fonder ? Cours d’hypokhâgne, Lycée Louis-le-Grand 1956-1957 (Notes manuscrites prises par Pierre Lefebvre). (http://www.webdeleuze.com/php/texte.php?cle=218&groupe=Conf%E9rences&langue=1) (consulté le 17-12-2010).
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[101]
Cela dit, le capital symbolique en question demeure à la disposition de tous ceux qui, hors du cercle des evlad, se réclament de la descendance de Halil Hamid Pacha. Il faut bien distinguer l’usage qu’en font les proches de l’administrateur de celui qu’en fait le groupe des apparentés dans son ensemble.
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[102]
Pour reprendre les termes de F. ZONABEND, de T. JOLAS et Y. VERDIER « Parler famille… », art. cit.
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[103]
A. BECCHIA, « Étude des comportements démographiques… », art. cit., p. 27-28.