Couverture de RHMC_581

Article de revue

Antiromanismes catholiques : hostilité doctrinale et crise théologico-politique

Pages 178 à 190

Notes

  • [1]
    Thèse soutenue en 2004 à l’École Pratique des Hautes Études, sous la direction de Bruno Neveu.
  • [2]
    Andreas SUTER, « Histoire sociale et événements historiques. Pour une nouvelle approche », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 52-3, 1997, p. 543-567.
  • [3]
    Daniel ROCHE, « Histoire des idées, histoire de la culture, expériences françaises et expériences italiennes », in Luciano GUERCI, Giuseppe RICUPERATI (éd.), Il coraggio della ragione. Franco Venturi intellettuale e storico cosmopolita, Turin, Fondazione Luigi Einaudi, 1998, p. 151-170 ; Jean BOUTIER, Brigitte MARIN et Antonella ROMANO, « Les milieux intellectuels italiens comme problème historique », in Jean BOUTIER, Brigitte MARIN et Antonella ROMANO (éd.), Naples, Rome et Florence. Une histoire comparée des milieux intellectuels italiens (XVIIe-XVIIIe siècles), Rome, École française de Rome, 2005, p. 1-31.
  • [4]
    Bruno NEVEU, « Juge suprême et docteur infaillible : le pontificat romain de la bulle In eminenti (1643) à la bulle Auctorem fidei (1794) », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge-Temps modernes, 93-1, 1981, p. 215-275, repris dans Bruno NEVEU, Érudition et religion aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Albin Michel, 1994, p. 385-450 (citation p. 387-388). Voir S. De FRANCESCHI, « Bruno Neveu et la romanité. Sources historiographiques et méthode », Chrétiens et sociétés, XVIe-XXe siècle. Bulletin de l’équipe RESEA (Religions, Sociétés et Acculturation) UMR 5190 LARHRA, 14, 2007, p. 101-122.
  • [5]
    Filippo DE VIVO, « Le armi dell’ambasciatore. Voci e manoscritti a Parigi durante l’Interdetto di Venezia », dans Lucia STRAPPINI, I luoghi dell’immaginario barocco. Atti del convegno di Siena, 21-23 ottobre 1999, Naples, Liguori, 2001, p. 189-201 ; ID., « Dall’imposizione del silenzio alla Guerra delle scritture. Le pubblicazioni ufficiali durante l’interdetto del 1606-1607 », Studi Veneziani, 41, 2002, p. 179-213 ; ID., « La publication comme enjeu polémique : Venise au début du XVIIe siècle », dans Christian JOUHAUD et Alain VIALA, De la publication. Entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002, p. 161-175. Voir désormais : ID., Information and Communication in Venice. Rethinking Early Modern Politics, Oxford, Oxford University Press, 2007, chapitres 5 et 6.
  • [6]
    Voir aussi S. DE FRANCESCHI, « La genèse française du catholicisme d’État et son aboutissement au début du ministériat de Richelieu : les catholiques zélés à l’épreuve de l’affaire Santarelli et la clôture de la controverse autour du pouvoir pontifical au temporel (1626-1627) », Annuaire-bulletin de la Société de l’Histoire de France, 2001, p. 19-63.
  • [7]
    L’historiographie italienne a beaucoup travaillé sur la pensée politico-religieuse de Paolo Sarpi. Le classique de l’historiographie sarpienne est l’ouvrage de Vittorio FRAJESE, Sarpi scettico. Stato e Chiesa a Venezia tra cinque e seicento, Bologne, Il Mulino, 1994. La consultation des actes d’un récent colloque permettra de compléter les références nombreuses données par Sylvio De Franceschi : Marie VIALLON (éd.), Paolo Sarpi. Politique et religion en Europe, Paris, Classiques Garnier, 2010.
  • [8]
    Olivier CHRISTIN, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Paris, Seuil, 1997. Voir aussi les recensions dans Annales. HSS, 55-2, 2000, p. 484-486 et RHMC, 1999, 46-4, p. 812-813.
  • [9]
    Marcel GAUCHET, « L’État au miroir de la raison d’État : la France et la chrétienté », in Yves-Charles ZARKA (éd.), Raison et déraison d’État. Théoriciens et théories de la raison d’État aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, PUF, 1994, p. 194-244 (citation p. 207). Cet article a notamment été discuté dans le cadre d’une journée d’étude sur les « Miroirs de la Raison d’État », dont les actes sont publiés dans les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 20, 1998. Voir également Alain TALLON, Conscience nationale et sentiment religieux en France au XVIIe siècle, Paris, PUF, 2002, en particulier p. 281-286 et ID., « Raison d’État, religion monarchique et religion du roi. Un aperçu de l’historiographie française et de ses évolutions », dans Philippe BÜTTGEN, Christophe DUHAMELLE (éd.), Religion ou confession. Un bilan franco-allemand sur l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Éditions de la MSH, 2010, p. 355-371, en particulier p. 369-371.
  • [10]
    Stéphane-Marie MORGAIN, La théologie politique de Pierre de Bérulle (1598-1629), Paris, Publisud, 2001 ; Bernard BOURDIN, La genèse théologico-politique de l’État moderne : la controverse de Jacques Ier d’Angleterre avec le cardinal Bellarmin, Paris, PUF, 2004. Pour un bilan historiographique, voir A. TALLON, « Raison d’État, religion monarchique et religion du roi », art. cit. Sur la notion de théologico-politique, voir la présentation historiographique de Sylvio DE FRANCESCHI, « Ambiguïtés historiographiques du théologico-politique. Genèse et fortune d’un concept », Revue historique, 309-3, 2007, p. 653-685.
  • [11]
    Voir en particulier le recueil d’articles réunis et présentés par Dominique Julia et Philippe Boutry : Alphonse DUPRONT, Genèses des temps modernes. Rome, les Réformes et le Nouveau Monde, Paris, Seuil-Gallimard-EHESS, 2001.
  • [12]
    Paolo PRODI, Il sovrano pontefice. Un corpo e due anime : la monarchia papale nella prima età moderna, Bologne, Il Mulino, 1982 (réédition en 2006) ; ID., Il sacramento del potere. Il giuramento politico nella storia costituzionale dell’Occidente, Bologne, Il Mulino, 1992.
  • [13]
    Voir par exemple Sylvio DE FRANCESCHI, « Le pouvoir indirect du pape au temporel et l’antiromanisme catholique des âges pré-infaillibiliste et infaillibiliste. Références doctrinales à Bellarmin et à Suárez dans la théologie politique et l’ecclésiologie catholiques du début du XIXe siècle à la mi-XXe siècle », Revue d’histoire de l’Église de France, 88, 2002, p. 103-150.
  • [14]
    Le second volume vient de paraître : Sylvio DE FRANCESCHI (éd.), Le pontife et l’erreur. Anti-infaillibilisme catholique et romanité ecclésiale (XVIe-XXe siècles), Lyon, LARHRA-UMR 5190 CNRS (“Chrétiens et Sociétés”), 2010.
English version

1 La thèse de doctorat de Sylvio De Franceschi s’impose d’emblée comme une somme de référence dans la réflexion sur les fondements de la pensée politique moderne, en prenant la mesure du rôle joué par les antiromanismes catholiques, alors que l’historiographie avait surtout insisté sur le protestantisme et la réforme tridentine [1]. Elle est publiée en deux volumes distincts (désormais notés I et II ici). Le troisième ouvrage recensé rassemble les actes d’une journée d’études tenue à Lyon le 30 novembre 2007.

2 Les deux premiers volumes retracent de manière exhaustive et avec une cohérence remarquable la controverse qui opposa les régalistes et les défenseurs de l’autorité pontificale depuis l’Interdit vénitien jusqu’à la fin de l’affaire Santarelli. La question en débat était principalement celle de la potestas indirecta, soit le droit, revendiqué par le pontife romain, d’intervenir in rebus temporalibus pour autant que les intérêts du spirituel le requissent. Selon l’auteur,

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« le présent travail tente de retrouver les conditions doctrinales, diplomatiques, institutionnelles et politiques – dans le sens le plus large du terme – qui ont rendu possible, au lendemain de l’Interdit vénitien, la genèse d’une configuration historique spécifique où l’Église romaine a pu être plausiblement tenue pour ennemie du trône, où le Saint-Siège a été posé en farouche adversaire des royautés, où le pape est devenu l’antagoniste viscéral des princes » (II, p. 1).

4 Il s’agit donc de s’affranchir en partie d’une vision fixée par les Lumières, et notamment par Rousseau, d’une Église favorisant une puissance civile absolutiste (II, p. 932). En même temps, l’antiromanisme du premier âge baroque, en mettant en cause la place que le pouvoir ecclésial entendait s’attribuer dans le gouvernement temporel des fidèles, constitua une étape majeure dans le processus de laïcisation de l’autorité souveraine, selon l’auteur (II, p. 853).

POUR UNE HISTOIRE DE LA CONTROVERSE THÉOLOGICO-POLITIQUE

5 Les deux volumes sont structurés de manière identique, en deux volets. La première partie consiste en une analyse minutieuse de la trame événementielle, pour « retrouver la concaténation des faits politiques et diplomatiques et leurs répercussions dans les publications doctrinales concomitantes » (I, p. 256). La deuxième partie de chacun des deux ouvrages s’attache à l’histoire des idées doctrinales à partir des textes les plus significatifs. L’historien s’est livré à de vastes dépouillements de sources diplomatiques et d’avvisi à Rome, Venise, Paris et Londres. Ces documents sont toujours cités dans leur langue originale, immergeant le lecteur dans ce premier XVIIe siècle baroque. L’autre partie des sources est constituée par les traités de controverses doctrinales parfois arides.

6 Comme l’auteur le souligne, sa méthode n’est en rien novatrice, mais elle s’est imposée en raison de la documentation diplomatique étudiée, sources narratives qui révèlent les échos rencontrés par les controverses théoriques. Toutefois, afin de ne pas en rester à une simple approche descriptive des événements, Sylvio De Franceschi s’inspire d’une suggestion d’Andreas Suter, développée pour l’histoire sociale, de recourir, à l’imitation du cinéma, à une succession ralentie de gros plans afin d’observer les changements à l’œuvre. Reprenant la célèbre expression de l’anthropologue Clifford Geertz (auteur en 1973 de The Interpretation of Cultures qui marqua les tenants de la microstoria et de l’Alltagsgeschichte), Andreas Suter plaide pour une « description dense » [2]. Il s’agit de répondre à une double préoccupation : d’une part, reconstruire l’analyse que les contemporains donnèrent des événements, leur perception de la mutation des enjeux au fil des crises et, d’autre part, ressaisir la capacité des événements à surprendre leurs acteurs, donc, loin d’une lecture téléologique, prendre la mesure de leur nouveauté pour la société (I, p. 255-261). Les fruits de ce travail à la loupe sont ces 1600 pages, où le fil conducteur du propos est pourtant fermement tenu à travers les méandres de controverses pluridimensionnelles. La finesse de l’approche chronologique permet de saisir et de suivre des glissements ou des radicalisations qui demeureraient imperceptibles à une perspective plus grossière.

7 La deuxième partie du travail de l’historien fut, on l’a dit, de donner à voir une histoire des doctrines théologico-politiques. L’auteur évoque le discrédit de l’histoire des idées en France alors que l’historiographie italienne est restée insensible à ces réticences. Les divergences des deux traditions historiographiques en histoire culturelle ont déjà été pointées, souvent pour susciter des rapprochements : les historiens français se sont montrés attentifs aux insertions sociales des pratiques culturelles, alors que l’historiographie italienne s’attache plus aux textes et aux savoirs, quant à leur production, leur circulation et leur réception [3].

8 La thèse participe ainsi au retour relativement récent de la théologie comme objet de l’histoire religieuse, sans doute plus prégnant en Italie et en Allemagne qu’en France, où l’histoire de l’activité théologique est restée tardivement un champ marginal. Cette réhabilitation ne s’est pas faite sans une prudence d’autant plus vigilante que l’histoire du christianisme était née d’une séparation laborieuse avec la théologie. Dans une célèbre conférence sur le pontificat romain, Bruno Neveu se demandait si l’historien avait « vocation et compétence pour s’engager dans l’étude critique de ces questions, et enraciner, si l’on ose dire, la végétation dogmatique dans l’humus des faits ». Il répondait par la suite :

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« Évitant le Scylla de l’apologétique à gros grain comme le Charybde de l’hypercritique myope, la véritable histoire doit relier les concepts et les systèmes théologiques à l’histoire générale, au donné des faits et des réalités de culture, et non à des principes supérieurs, dogmatiques ou métaphysiques » [4].

10 Si l’auteur de la thèse fait sienne cette méthode, son étude des disputes théologiques emprunte également aux approches récentes de la controverse religieuse qui tiennent compte de la résonance publique autour de ces affrontements. Les travaux récents de Filippo De Vivo insistent sur la publicité de la querelle autour de l’Interdit vénitien par une « Guerra delle scritture », selon le terme employé depuis longtemps par l’historiographie italienne. Après l’échec des stratégies de condamnation et d’imposition du silence, la papauté et la République descendirent dans l’arène de la discussion pour prendre part au conflit doctrinal à travers leurs diplomates. Ces derniers participèrent à la diffusion de textes imprimés, de pamphlets et d’avvisi manuscrits et exprimèrent oralement les thèses soutenues par leurs autorités. Ce rôle des ambassadeurs dans la dispute écrite contribua à la construction d’un espace public de controverse (I, p. 260-261) [5]. Même si l’auteur ne consacre pas de pages spécifiques à ce problème, la question traverse tout le livre, car les sources diplomatiques donnent souvent à l’historien matière à réflexion sur la publicité des controverses dogmatiques. Mais certains contemporains, souvent les esprits modérés, s’inquiétaient précisément de cet étalage de discours violents. Ainsi le parlementaire Michel de Marillac (1563-1632), pourtant catholique zélé, tenta d’élaborer une position moyenne au nom de la suprême souveraineté du roi, mais aussi du respect dû au pontife romain. En 1611, il publia un Examen du livre intitulé Remontrance et conclusions des Gens du Roy. Le livre réfuté était un pamphlet de Louis Servin qui corroborait la sentence rendue le 26 novembre 1610 par le Parlement contre le De Potestate Summi Pontificis de Bellarmin (le théologien jésuite avait défendu le droit du pape d’intervenir dans les affaires temporelles des États si les intérêts spirituels l’exigeaient). Marillac attaquait vivement les gallicans sans pour autant défendre le jésuite. Il pointait l’inanité d’une discussion où l’injure et la calomnie ne pouvaient rien apporter et mettait en garde contre les effets pervers d’une dispute déréglée :

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« J’estime qu’aujourd’huy que les pechez de ce siecle et les heresies ont formé tant de divisions et que la pluspart des esprits s’abandonnent à une licence si effrenée de medire et detracter indignement de tout ce qu’il y a de sainct et venerable en terre, il seroit bien à propos de ne traicter ces questions, qui ne servent que de couleur pour prendre sujet d’offenser les puissances, diminuer en l’esprit des peuples le respect et la reverence qui leur est deüe et tracer par ce moyen le chemin à la confusion » (cité au t. II, p. 767).

12 La clôture de la controverse était donc de l’intérêt du roi et de toute la catholicité pour éviter de nouveaux troubles. Le souvenir des guerres de religion restait sans doute prégnant pour le parlementaire (II, p. 763-770). L’évêque d’Annecy François de Sales se faisait également l’avocat d’un apaisement, d’une cessation de la dispute, partageant son écœurement face à ces discours haineux et mensongers. En cela, il exprimait peut-être un sentiment répandu (II, p. 933-934). Ainsi, ces controverses théologico-politiques fournissent matière à une réflexion sur les régimes de publicité, auxquels les travaux d’histoire culturelle du XVIIe siècle ont prêté attention depuis une quinzaine d’années.

UN SOULÈVEMENT EUROPÉEN CONTRE ROME

13 Le premier livre, Raison d’État et raison d’Église, montre comment une simple querelle de juridiction entre Venise et Rome mua en une crise théologico-politique. Les contemporains eux-mêmes s’étonnèrent d’une « Iliade d’inconvénients pour une Hélène de si peu de mérite » (ambassadeur de France à Venise cité au t. I, p. 293). En fait, la fulmination de la Bulle Superioribus mensibus (17 avril 1606) et la fin de non-recevoir opposée par Venise à cette sentence d’excommunication et d’interdit révélèrent les différends doctrinaux, en se cristallisant sur le rejet ou la réaffirmation de la romanité ecclésiale fondée sur le legs du concile de Trente.

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« En refusant de tenir compte des effets de la sentence pontificale, Venise est devenue hétérodoxe ; parce qu’il estime que la vie sacramentelle n’est pas assujettie aux interruptions proclamées par le juge romain, le gouvernement vénitien se fait hérétique. Paradoxalement, le pape est largement responsable de la transformation du conflit. En promulguant une sentence d’excommunication, il a engagé sa puissance spirituelle ; du coup, l’éventualité de sa défaite est affaire religieuse » (I, p. 241).

15 Mais le conflit resta limité dans ce premier temps car les Vénitiens et les gallicans s’en tinrent à une argumentation juridique. Ils espéraient l’emporter sans se lancer dans une dangereuse controverse doctrinale. Ce n’était que fort rarement que l’on se risquait à mentionner la question de l’infaillibilité du pape.

16 C’est en revanche dans le second volume, avec les polémiques sur le serment d’allégeance exigé des catholiques récusants par Jacques Ier après la Conspiration des Poudres, puis avec l’assassinat d’Henri IV et l’article du Tiers aux États Généraux de 1614, que le pouvoir du souverain pontife fut attaqué le plus radicalement.

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« Au début du XVIIe siècle, l’une des caractéristiques de la querelle européenne autour du pouvoir temporel du souverain pontife réside dans le fait qu’elle ne se développe qu’à partir de thèmes connexes : la validité des censures ecclésiastiques, le serment de fidélité, le tyrannicide, l’autorité épiscopale, l’influence des réguliers, ou encore les relations avec les réformés » (II, p. 598-599).

18 C’est l’historien qui retrouve dans l’entremêlement des différentes lignes polémiques la controverse de potestate papae.

19 La controverse imprimée a revêtu une importance inédite. Un marché libraire se constitua même autour des événements. L’unité du litige est saisie à l’échelle européenne ; puisqu’une remarquable confluence doctrinale se forma au moins entre les Vénitiens et les gallicans pour refuser la prééminence pontificale au temporel. Sur cette trentaine d’années, la dispute s’est nourrie des nouvelles affaires. L’affrontement doctrinal était présent dans les correspondances diplomatiques. Les ambassadeurs et nonces ont même été les organisateurs de la guerre des écritures. Mais peu à peu, la polémique leur échappa puisqu’elle se poursuivit après les accords, devenant autonome des réalités diplomatiques.

20 Une autre nouveauté de cette étude est de s’attacher au prisme français dans ces conflits, en révélant le rôle capital qu’il avait joué en Europe. « Dans la controverse qui s’est mise en place, le pôle italien se double désormais d’un pôle français, qui répercute, déforme, tronque ou amplifie les discussions italiennes menées autour du pouvoir pontifical » (I, p. 339). La monarchie française essaya de modérer les partis antagonistes et de promouvoir la réconciliation. Sylvio De Franceschi comble une lacune historiographique en traitant de la médiation assurée par le cardinal de Joyeuse au nom d’Henri IV : entreprise réussie car Henri IV sut conserver sa neutralité contrairement au roi d’Espagne soutenant PaulV. En outre, le roi de France musela la faculté de théologie de Paris pour l’empêcher de prendre parti. Paradoxalement, un souverain autrefois protestant se dissocia du combat des gallicans, les frustrant d’un schisme.

21 Mais ces premiers succès prirent fin sous la régence de Marie de Médicis lorsque le pouvoir royal ne fut plus capable de maîtriser le conflit entre catholiques zélés, antiromains et protestants. Le Parlement de Paris censura le De potestate Summi Pontificis de Bellarmin en novembre 1610. Cela revenait à la proclamation d’une ecclésiologie d’État opposée à l’enseignement de l’Église. Le Conseil de régence, sur la requête de la diplomatie pontificale, fit obstacle à la diffusion et à l’exécution de l’arrêt des magistrats. Mais, dans la continuité du puissant essor de l’antijésuitisme français, les parlementaires parisiens condamnèrent aussi en 1614 les thèses suaréziennes.

22 Alors que l’historiographie s’était attachée à l’étude des cas nationaux ou locaux (antiromanisme anglais, français ou encore vénitien) de manière souvent cloisonnée, Sylvio De Franceschi met en évidence l’échelle européenne de l’antiromanisme, par la circulation des ouvrages et des idées, par la volonté même des contemporains d’obtenir des soutiens étrangers et de voir leur effort polémique relayé. L’auteur montre par exemple la conjonction de la querelle parisienne autour de la puissance pontificale in rebus temporalibus et la controverse anglaise sur le serment d’allégeance à l’occasion des États Généraux de 1614-1615 (II, p. 129-202). Jacques Ier et ses théologiens avaient même délibérément choisi de promouvoir un discours parfaitement recevable par d’autres catholiques antiromains pour favoriser l’écho des thèses du souverain anglais notamment en France (II, p. 788-806). En conséquence, la posture du centre romain au cours de ces trois décennies trouve une nouvelle intelligibilité : sur tous les fronts en même temps, l’Église romaine se montrait également attentive à la circulation et à la réception des doctrines hostiles comme le révèle la correspondance entre la Secrétairerie d’État et les nonces.

23 Enfin, l’auteur s’attache à la clôture de la controverse en élucidant « les improbables modalités par lesquelles s’est tue l’angoissante obsession d’un questionnement qui avait tenu les esprits en éveil pendant plus de vingt années » (II, p. 528). C’est un des apports majeurs de cette étude que de proposer une analyse méticuleuse de la période de « l’exténuation controversiale et de la soumission des zélés », qui s’étendit de la dispute provoquée par l’article du Tiers à la crise provoquée par la diffusion en France du Tractatus de haeresi du jésuite Antonio Santarelli (1626-1627). Ce dernier reprenait grossièrement les grands principes ecclésiologiques de Bellarmin, communément reçus dans la Compagnie de Jésus. La polémique qui s’ensuivit marqua la conclusion des efforts de l’antijésuitisme français pour fonder et légitimer un catholicisme antiromain, avant une nouvelle prise de relais par le mouvement janséniste (II, p. 528-529 et p. 635-695) [6].

24 Cette décennie vit disparaître tour à tour les principaux acteurs de la querelle doctrinale. En outre, entre 1614 et 1627, le pouvoir royal renforça son contrôle sur la librairie. Ensuite, l’affaire De Dominis (Marc’Antonio De Dominis, archevêque apostat de Spalato, une fois réfugié à la cour de Jacques Ier d’Angleterre, fit paraître le De Republica ecclesiastica dont la virulence fut inégalée en son temps), en radicalisant les contradictions inhérentes à la définition d’un catholicisme antiromain provoqua le grippage de la machine controversiale française. L’alliance entre le Parlement et la Sorbonne y perdit de son efficacité. Mais surtout, Richelieu s’efforça de dépasser les anciens clivages en conciliant la défense de la souveraineté du prince et la révérence ecclésiale à l’égard du pape, promouvant un étatisme chrétien, s’écartant des zélés comme des richéristes. « L’étatisme chrétien représentait habilement la voie moyenne d’un régalisme gallican dépouillé de son antiromanisme » (II, p. 644). La papauté y voyait un compromis souhaitable, permettant de clore la querelle qui menaçait la romanité et l’unité ecclésiales auxquelles désormais la monarchie devait veiller. Le pontife sauvegardait ses prérogatives doctrinales. Cela ne signifiait pas un renoncement en droit à son pouvoir indirect au temporel, mais il admettait qu’il ne fallait plus le revendiquer ouvertement. L’arrêt du Conseil du 2 novembre 1626 interdit à tous les sujets de prendre part à la polémique autour du pouvoir pontifical in rebus temporalibus. La dispute fut mise en sommeil avant sa résurgence en 1682, lors de la rédaction de la Déclaration des quatre articles.

UNE HISTOIRE DES IDÉES THÉOLOGICO-POLITIQUES

25 La seconde partie de chacun des deux livres offre des synthèses solides et étoffées sur les thèses en présence. Ainsi, tout au long des deux volumes, l’auteur mène une analyse précise de la pensée de Sarpi et surtout de sa diffusion et utilisation hors de Venise [7]. Le religieux servite Paolo Sarpi (1552-1623) fut nommé en janvier 1606 théologien et canoniste officiel de la République par le doge Leonardo Donà. Du côté vénitien, il devint le principal protagoniste de cette guerre des écritures par sa critique virulente des prétentions romaines. Il dénonçait les intrusions du pouvoir pontifical opposant la signification ancienne de l’excommunication à l’usage abusif que Rome en faisait. Il appelait les Vénitiens à la résistance, exposant très fortement la théorie de la souveraineté de l’État. Il entra en relation non seulement avec les gallicans, mais aussi avec les calvinistes se montrant sensible aux thèses des réformés.

26 Au cœur de l’enjeu doctrinal, Sylvio De Franceschi met en évidence une querelle en miroir. Non seulement l’intégralité de la souveraineté du prince et l’exclusivité du lien civil de sujétion s’opposaient au pouvoir indirect du pape in rebus temporalibus et à son infaillibilité. Mais surtout, le prince affirmait aussi son pouvoir indirect in rebus spiritualibus quand il en allait du bien public.

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« La polémique autour de la crise vénitienne débouchait sur une indéniable transformation du débat classique de potestate papae. Dans sa lucidité, le P. de La Bastida est l’un des rares théologiens à avoir perçu à l’époque de l’Interdit le monstrueux renversement que tentaient de promouvoir catholiques régalistes et antiromains, soit la fondation de la raison du prince sur une infaillibilité en matières civiles analogue à celle dont le pontife romain jouissait dans l’Église ratione fidei. Infaillible, jouissant d’une potestas indirecta au spirituel, telle est la moderne puissance politique dont, à suivre ses contradicteurs, le servite a rêvé. » (I, p. 509-510).

28 Les volumes de cette thèse contiennent encore de précieuses mises au point sur le contenu et la postérité des thèses de Jacques Ier (II, p. 785-807), Robert Bellarmin (II, p. 707-784), Francisco Suárez (II, p. 449-471 et 834-863), Edmond Richer (II, p. 325-524), Guillaume Barclay (II, p. 153 et p. 747-763), André Duval (II, p. 838-891), Simon Vigor (II, p. 439-445 et 880-883) ou encore Thomas Preston (II, p. 453-471). L’établissement d’une chronologie minutieuse des querelles permet une analyse circonstanciée des positions des controversistes et de leurs évolutions. L’historien met par exemple en lumière la radicalisation de Bellarmin dans le cadre de la controverse avec Jacques Ier, sur le jurement de fidélité des catholiques anglais, et de la réfutation de l’Apologia pro iure principum publié à Londres en 1611 par Thomas Preston (sous le pseudonyme de Roger Widdrington), supérieur des missionnaires bénédictins en Angleterre. L’Apologia constituait le premier exemple d’une défense des thèses de Jacques Ier par un catholique anglais. Le livre attaquait le De potestate Summi Pontificis de Bellarmin. En 1613, ce dernier répondit avec une Apologia de potestate Romani Pontificis temporali imprimée à Cologne sous le nom d’Adolf Schulcken. Le jésuite dut développer derechef une argumentation qu’il avait construite contre Paolo Sarpi et le juriste catholique écossais Guillaume Barclay. Contre Preston, le théologien jésuite dut préciser certains aspects de sa doctrine qui étaient restés dans un profitable implicite. Face à la doctrine jacobéenne, il proféra un discours antirégaliste plus virulent que jamais, sans aucune concession. Le propos se marquait d’accents théocratiques. Sans approuver le tyrannicide, Bellarmin rappelait que l’Écriture n’était pas sans évoquer le licite assassinat des tyrans. Cette radicalisation était peut-être le résultat d’un sentiment de péril face au développement imprévu de la querelle anglaise (II, p. 827-834).

RAISON D’ÉTAT ET ÉGLISE

29 Ce travail apporte une contribution substantielle à la réflexion sur les rapports entre raison d’État et foi religieuse en France. L’historiographie française a désormais banni le concept de « laïcisation » comme anachronique pour le XVIIe siècle. Il a été partiellement remplacé par une réflexion sur « l’autonomisation de la raison politique » qu’Olivier Christin définit comme « l’émergence d’un espace (partiellement autonome) dans lequel les enjeux politiques sont pensés comme devant être distingués, isolés, préservés de problèmes confessionnels » [8]. Toutefois, nombre d’auteurs insistent aussi sur le transfert de sacralité dont a bénéficié l’État aux dépens de l’Église au début du XVIIe siècle. Marcel Gauchet indique ainsi : « Ce qui va l’emporter avec Henri IV, ce n’est pas platement le point de vue laïc de l’État, c’est un État devenu une fin religieuse en lui-même ». Gauchet repère un basculement, d’une religion royale intégrée au cadre ecclésiastique à une religion de l’État autosuffisante [9].

30 Par son analyse de l’émergence de l’étatisme chrétien, forme alternative de régalisme chargée de se substituer à l’ancien antiromanisme richériste devenu trop gênant pour le pouvoir royal, Sylvio De Franceschi participe à cette réflexion. Ses recherches prennent place dans un champ trop peu labouré par l’historiographie française (par rapport à l’historiographie anglo-américaine par exemple) : l’analyse des idées politiques et plus particulièrement des « théologies politiques ». Les récents travaux de Stéphane-Marie Morgain ou encore de Bernard Bourdin sur le premier XVIIe siècle révèlent aussi un intérêt naissant pour l’étude de ces doctrines théologico-politiques en France [10].

31 Parallèlement, Sylvio De Franceschi poursuit la réflexion sur la notion de romanité, certes chère à Bruno Neveu, mais l’auteur insiste aussi sur sa dette envers Alphonse Dupront dans sa compréhension du tridentinisme (II, p. 927- 930) [11]. L’historiographie italienne, en particulier les travaux de Paolo Prodi sur le souverain pontife et le serment politique, est souvent mise à contribution [12]. Il faut souligner qu’en somme, tout au long de ces affaires, la question du pouvoir du pape au temporel ne fut jamais tranchée dogmatiquement. Il y avait là une faille qui fragilisa à plusieurs reprises la position romaine. Par exemple, l’édit censorial du 20 septembre 1606 infligea aux thèses vénitiennes la note gravissime d’hérésie. Il procédait à une confusion partiale entre le protestantisme et des doctrines qui n’avaient jamais été définies dogmatiquement. Vittorio Frajese avait justement souligné que cet édit avait contribué à discréditer la force obligatoire des prescriptions inquisitoriales. Sylvio De Franceschi ajoute qu’il trahit l’affolement des censeurs face au nombre croissant de publications antiromaines (I, p. 360). Il a su profiter au mieux de l’ouverture des archives de la congrégation de l’Index pour examiner la difficulté des théologiens romains à qualifier les propositions grâce à l’arsenal des notes de censures disponibles.

32 Dans l’impossibilité de définir dogmatiquement le pouvoir indirect du pape dans les choses temporelles, Urbain VIII a finalement renoncé de fait à la défense de cette prérogative. Le Saint-Siège s’obligea à respecter les impératifs de la moderne raison d’État pour éviter qu’il soit empiété sur les prérogatives doctrinales du souverain pontife. « Plutôt que de courir le risque de se voir usurper l’éminente autorité ratione fidei du pape, la curie se rapprochait subitement d’un étatisme chrétien qu’elle avait d’abord considéré avec méfiance et répulsion. » (II, p. 675). L’analyse de cet équilibre entre raison d’État et raison d’Église, pragmatiquement établi à Rome et à Paris, permettrait de nuancer la thèse du transfert de sacralité de l’Église vers l’État et d’alimenter la réflexion sur la monarchie française comme État confessionnel catholique.

33 Ces trois décennies constituèrent une crise décisive contribuant à un glissement majeur dans le rôle que l’Église catholique entendait se donner dans le monde, d’une fonction de pouvoir au magistère. « Une étude de l’exacte relation à établir entre le développement des doctrines infaillibilistes et la forclusion du discours de potestate indirecta est encore à faire. » (II, p. 930)

LE TEMPS LONG D’UNE HOSTILITÉ POLYMORPHE

34 À la « réalité polyédrique » (Bruno Neveu) de la papauté moderne, devait répondre un antiromanisme multiforme. Les actes de la journée d’études prolongent chronologiquement et élargissent thématiquement la réflexion. L’introduction se propose d’ouvrir des pistes pour cueillir les fruits que pourrait porter le concept de romanitas en se tournant vers ses racines historiographiques. Dans un premier article intitulé « Écrits historiques et excommunications sous Henri III et Henri IV », Pierre-Jean Souriac analyse minutieusement le discours des historiographes du roi ou d’auteurs proches du pouvoir dans la seconde moitié du XVIe siècle. Il s’agissait des excommunications tant anciennes (destitution de Chilpéric remplacé par Pépin le Bref, excommunication de Philippe Le Bel par Boniface VIII) que contemporaines (Jeanne d’Albret, reine de Navarre, excommuniée par Pie IV ; excommunication d’Henri de Navarre par Sixte-Quint en 1585 ; monitoire d’excommunication contre Henri III en 1589 par le même pape ; sous Clément VIII, Henri IV devenu roi et converti au catholicisme dut obtenir l’absolution pour asseoir son pouvoir). Ces historiens prenaient un parti résolument antiromain au nom de la défense du pouvoir temporel du roi de France contre les agissements pontificaux. L’une des conséquences concrètes de la censure pontificale examinée par ces historiens était le changement dynastique. Ces historiens s’efforçaient de présenter le souverain pontife comme un prince temporel d’Europe, usant de sa prééminence religieuse pour servir ses intérêts temporels. À aucun moment, on ne pouvait imaginer que le roi n’était pas dans son droit face à une agression injuste.

35 Sylvio De Franceschi, dans une contribution intitulée « Paolo Sarpi et Fulgenzio Micanzio. L’extrémisme catholique antiromain du début du XVIIe siècle », montre que le catholicisme antiromain ne constituait pas un corps doctrinal cohérent. Lorsqu’en 1609, Guillaume Barclay publia son De potestate papae pour défendre la politique de Jacques Ier et pourfendre les thèses bellarminiennes, le théologien jésuite reprit la plume pour faire paraître en 1610, peu après l’assassinat d’Henri IV, son De potestate Summi Pontificis. Les gallicans de la faculté de théologie de Paris répondirent alors à Bellarmin par la voix de leur syndic Edmond Richer qui publia en 1611 le De ecclesiastica et politica potestate. L’historien examine l’usage de ce gallicanisme par Sarpi, ainsi que les conceptions extrémistes de son disciple favori Fulgenzio Micanzio qui attaqua frontalement la doctrine du pouvoir indirect dans des Annotazioni e pensieri, textes fragmentaires rédigés vraisemblablement en 1610 et 1611.

36 Le chapitre de Catherine Maire (« Le pape “selon” les défenseurs de la Constitution Unigenitus : Les Tocsins catholiques ») met en évidence un tournant majeur :

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« c’est que le clivage ne passe plus, en réalité, entre les « ultramontains » et les « gallicans », selon la structure traditionnelle des tensions entre Rome et la France, entre la primauté du pape et la puissance du concile national. Il s’est déplacé dans le premier tiers du XVIIIe siècle français. L’opposition de l’antiromanisme et du romanisme gravite autour de l’infaillibilité dogmatique du pape ; elle organise un conflit au sein même de la mouvance gallicane entre ses partisans et ses détracteurs » (p. 80).

38 Catherine Maire s’appuie pour cette démonstration sur une anthologie de textes antijansénistes compilée et commentée par des jansénistes, publiée anonymement et clandestinement en 1716 en Hollande : les Tocsins avec les écrits et les arrêts publiés contre ces libelles violens et séditieux et un recueil de mandemens et autres pièces qui ont rapport aux écrits précédents. Le but du recueil était de créer un ennemi cohérent et de le pourvoir d’une doctrine claire. L’argument principal était que l’acceptation de la constitution Unigenitus avait été souvent guidée par une thèse sujette à caution, celle de l’infaillibilité du pape.

39 Jean-Robert Armogathe analyse comment le juriste de Louvain Zeger-Bernhard van Espen s’efforça de limiter l’autorité pontificale (« Auctoritas ab Ecclesia mutuata : ecclésiologie ministérielle et pouvoir temporel chez van Espen (1646-1728) »). Dans son Ius ecclesiasticum universum, Espenius appliqua les instruments modernes de critique textuelle et historique au droit canon. Son ecclésiologie reformula les fondements de l’épiscopalisme : le pouvoir des évêques (et donc du pape) était un pouvoir ministériel, c’est-à-dire un pouvoir qui n’était que délégué, une autorité qui était empruntée à l’Église. En même temps, Espenius fortifiait le fondement du droit public : l’État recevait du Christ son glaive et tout pouvoir lui était soumis sur terre. Espenius mit en place tout l’appareil juridique qui fut repris par Febronius et servit à l’Empire de Marie-Thérèse et Joseph II.

40 Florian Michel (« De l’Action française à l’intégrisme catholique : Réflexions sur le paradoxe d’un antiromanisme ultra-romain ») essaie de comparer les milieux de l’Action française et les clercs qui, dans les années 1970-1980, participèrent au « schisme lefebvriste ». Mais surtout il s’efforce d’établir les liens entre les deux, et montre notamment comment les « antiromanismes » développés par la dissidence maurrassienne puis par Mgr Lefebvre sont frappés d’un gallicanisme réinvesti. Il se penche ensuite sur la question de la filiation doctrinale, familiale, humaine et intellectuelle entre maurrassisme et lefebvrisme, puis s’efforce de caractériser la notion de « romanité » telle que l’entendent Mgr Lefebvre et l’abbé Victor Berto, cofondateur du journal La Pensée catholique, et théologien de Mgr Lefebvre au concile.

41 Michel Fourcade (« Il n’en restera pierre sur pierre… Aux origines antiromaines de la déconstruction ») considère que le discours philosophique de la déconstruction (inauguré par Derrida en 1966 et qui fit rapidement quelques disciples) n’était pas sans liens étroits avec la « désagrégation du système romain », la « désacralisation » de la religion ou la « démythisation » de la Bible engagées au même moment. Les Pères conciliaires firent peu de cas de la philosophie. Le « thomisme de Vatican II est un thomisme en crise, où les lignes de faille […] entament des procédures de divorce » (p. 147). Toutefois, le thomisme reste la « philosophie officielle » et les jeunes théologiens qui croyaient pouvoir poser leur théologie dans un nouveau système de référence ont pris conscience que la chose ne serait pas facile. « Faisant comme si la théologie à elle seule suffisait pour « dialoguer avec le monde », l’Église postconciliaire met donc les métaphysiciens chrétiens sinon au chômage, du moins ne les utilise qu’avec parcimonie » (p. 150). C’est dans ce cadre de « panne métaphysique » (p. 152) que Michel Fourcade resitue la galaxie « déconstructive ». Jean-François Lyotard (1924-1998), Gérard Granel (1930-2000), Michel Deguy (1930) et Jean-Luc Nancy (1940) furent les jeunes philosophes qui s’y illustrèrent et qui avouaient à cette époque un fort ancrage catholique. Selon des modalités diverses, la passivité de l’approche philosophique du concile et de certains textes post-conciliaires (notamment l’encyclique Humanae vitae) constitua une profonde déception qui marqua leur itinéraire philosophique.

42 Dans cette première recherche collective sur la posture antiromaine dans le catholicisme, le choix de travailler sur les cinq siècles contribue à révéler des lignes de fracture sur le temps long qu’une approche étroitement limitée à l’histoire contemporaine ne saurait seule sonder. Sylvio De Franceschi s’était lui-même appliqué avec succès à étudier les prolongements des crises modernes [13]. Il est clair que la réflexion sur les polémiques dont les temps posttridentins avaient été le théâtre pourrait apporter de nouvelles lumières sur la genèse de l’intransigeantisme ultramontain de l’âge libéral dans l’Europe du XIXe siècle. L’absence de contribution portant sur la période entre le milieu du XVIIIe siècle et le milieu du XXe siècle devrait être comblée par les publications des deux autres journées d’études sur l’antiromanisme réunies en 2009 et 2010 [14].

43 Au détour d’une page de sa thèse, De Franceschi proposait une définition de l’antiromanisme qui nous semble convenir à plusieurs des contributions de la journée d’étudeet pouvoir alimenter de nouvelles réflexions :

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« L’antiromanisme catholique est une sensibilité confessionnelle singulièrement poreuse et vulnérable qui essaie de tenir l’impossible milieu entre hérésie et orthodoxie, soit une pensée ecclésiologique de la limite qui se méfie de ses propres excès » (II, p. 557).

Notes

  • [1]
    Thèse soutenue en 2004 à l’École Pratique des Hautes Études, sous la direction de Bruno Neveu.
  • [2]
    Andreas SUTER, « Histoire sociale et événements historiques. Pour une nouvelle approche », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 52-3, 1997, p. 543-567.
  • [3]
    Daniel ROCHE, « Histoire des idées, histoire de la culture, expériences françaises et expériences italiennes », in Luciano GUERCI, Giuseppe RICUPERATI (éd.), Il coraggio della ragione. Franco Venturi intellettuale e storico cosmopolita, Turin, Fondazione Luigi Einaudi, 1998, p. 151-170 ; Jean BOUTIER, Brigitte MARIN et Antonella ROMANO, « Les milieux intellectuels italiens comme problème historique », in Jean BOUTIER, Brigitte MARIN et Antonella ROMANO (éd.), Naples, Rome et Florence. Une histoire comparée des milieux intellectuels italiens (XVIIe-XVIIIe siècles), Rome, École française de Rome, 2005, p. 1-31.
  • [4]
    Bruno NEVEU, « Juge suprême et docteur infaillible : le pontificat romain de la bulle In eminenti (1643) à la bulle Auctorem fidei (1794) », Mélanges de l’École française de Rome. Moyen Âge-Temps modernes, 93-1, 1981, p. 215-275, repris dans Bruno NEVEU, Érudition et religion aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Albin Michel, 1994, p. 385-450 (citation p. 387-388). Voir S. De FRANCESCHI, « Bruno Neveu et la romanité. Sources historiographiques et méthode », Chrétiens et sociétés, XVIe-XXe siècle. Bulletin de l’équipe RESEA (Religions, Sociétés et Acculturation) UMR 5190 LARHRA, 14, 2007, p. 101-122.
  • [5]
    Filippo DE VIVO, « Le armi dell’ambasciatore. Voci e manoscritti a Parigi durante l’Interdetto di Venezia », dans Lucia STRAPPINI, I luoghi dell’immaginario barocco. Atti del convegno di Siena, 21-23 ottobre 1999, Naples, Liguori, 2001, p. 189-201 ; ID., « Dall’imposizione del silenzio alla Guerra delle scritture. Le pubblicazioni ufficiali durante l’interdetto del 1606-1607 », Studi Veneziani, 41, 2002, p. 179-213 ; ID., « La publication comme enjeu polémique : Venise au début du XVIIe siècle », dans Christian JOUHAUD et Alain VIALA, De la publication. Entre Renaissance et Lumières, Paris, Fayard, 2002, p. 161-175. Voir désormais : ID., Information and Communication in Venice. Rethinking Early Modern Politics, Oxford, Oxford University Press, 2007, chapitres 5 et 6.
  • [6]
    Voir aussi S. DE FRANCESCHI, « La genèse française du catholicisme d’État et son aboutissement au début du ministériat de Richelieu : les catholiques zélés à l’épreuve de l’affaire Santarelli et la clôture de la controverse autour du pouvoir pontifical au temporel (1626-1627) », Annuaire-bulletin de la Société de l’Histoire de France, 2001, p. 19-63.
  • [7]
    L’historiographie italienne a beaucoup travaillé sur la pensée politico-religieuse de Paolo Sarpi. Le classique de l’historiographie sarpienne est l’ouvrage de Vittorio FRAJESE, Sarpi scettico. Stato e Chiesa a Venezia tra cinque e seicento, Bologne, Il Mulino, 1994. La consultation des actes d’un récent colloque permettra de compléter les références nombreuses données par Sylvio De Franceschi : Marie VIALLON (éd.), Paolo Sarpi. Politique et religion en Europe, Paris, Classiques Garnier, 2010.
  • [8]
    Olivier CHRISTIN, La paix de religion. L’autonomisation de la raison politique au XVIe siècle, Paris, Seuil, 1997. Voir aussi les recensions dans Annales. HSS, 55-2, 2000, p. 484-486 et RHMC, 1999, 46-4, p. 812-813.
  • [9]
    Marcel GAUCHET, « L’État au miroir de la raison d’État : la France et la chrétienté », in Yves-Charles ZARKA (éd.), Raison et déraison d’État. Théoriciens et théories de la raison d’État aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, PUF, 1994, p. 194-244 (citation p. 207). Cet article a notamment été discuté dans le cadre d’une journée d’étude sur les « Miroirs de la Raison d’État », dont les actes sont publiés dans les Cahiers du Centre de Recherches Historiques, 20, 1998. Voir également Alain TALLON, Conscience nationale et sentiment religieux en France au XVIIe siècle, Paris, PUF, 2002, en particulier p. 281-286 et ID., « Raison d’État, religion monarchique et religion du roi. Un aperçu de l’historiographie française et de ses évolutions », dans Philippe BÜTTGEN, Christophe DUHAMELLE (éd.), Religion ou confession. Un bilan franco-allemand sur l’époque moderne (XVIe-XVIIIe siècle), Paris, Éditions de la MSH, 2010, p. 355-371, en particulier p. 369-371.
  • [10]
    Stéphane-Marie MORGAIN, La théologie politique de Pierre de Bérulle (1598-1629), Paris, Publisud, 2001 ; Bernard BOURDIN, La genèse théologico-politique de l’État moderne : la controverse de Jacques Ier d’Angleterre avec le cardinal Bellarmin, Paris, PUF, 2004. Pour un bilan historiographique, voir A. TALLON, « Raison d’État, religion monarchique et religion du roi », art. cit. Sur la notion de théologico-politique, voir la présentation historiographique de Sylvio DE FRANCESCHI, « Ambiguïtés historiographiques du théologico-politique. Genèse et fortune d’un concept », Revue historique, 309-3, 2007, p. 653-685.
  • [11]
    Voir en particulier le recueil d’articles réunis et présentés par Dominique Julia et Philippe Boutry : Alphonse DUPRONT, Genèses des temps modernes. Rome, les Réformes et le Nouveau Monde, Paris, Seuil-Gallimard-EHESS, 2001.
  • [12]
    Paolo PRODI, Il sovrano pontefice. Un corpo e due anime : la monarchia papale nella prima età moderna, Bologne, Il Mulino, 1982 (réédition en 2006) ; ID., Il sacramento del potere. Il giuramento politico nella storia costituzionale dell’Occidente, Bologne, Il Mulino, 1992.
  • [13]
    Voir par exemple Sylvio DE FRANCESCHI, « Le pouvoir indirect du pape au temporel et l’antiromanisme catholique des âges pré-infaillibiliste et infaillibiliste. Références doctrinales à Bellarmin et à Suárez dans la théologie politique et l’ecclésiologie catholiques du début du XIXe siècle à la mi-XXe siècle », Revue d’histoire de l’Église de France, 88, 2002, p. 103-150.
  • [14]
    Le second volume vient de paraître : Sylvio DE FRANCESCHI (éd.), Le pontife et l’erreur. Anti-infaillibilisme catholique et romanité ecclésiale (XVIe-XXe siècles), Lyon, LARHRA-UMR 5190 CNRS (“Chrétiens et Sociétés”), 2010.
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