1 C’est à une question ancienne et pourtant largement irrésolue que Mustapha Aksakal consacre ce court et dense ouvrage : comment comprendre aujourd’hui l’entrée en guerre de l’Empire ottoman ? Ce questionnement, classiquement, est double : pourquoi entrer en guerre en novembre 1914, et pourquoi, a fortiori à cette date, lier son destin aux puissances centrales et en particulier à l’Allemagne ?
2 Pour renouveler ce sujet et dépasser les débats liés à la figure du ministre de la Guerre germanophile Envers Pacha, présumé « coupable » selon l’historiographie du funeste choix du parti allemand, l’auteur s’appuie sur des sources et publications ottomanes et sur des sources allemandes. Aksakal choisit dans ses trois premiers chapitres de prendre du recul avant d’en venir à la crise de juillet (chapitre 4) et aux mois de crise subséquents (chapitres 5 et 6).
3 Il explore dans la première moitié du livre les représentations ottomanes de l’environnement international de l’Empire au début du siècle, et s’attache au « climat intellectuel et émotionnel » qui domine après le revers majeur des guerres balkaniques. Par la confrontation de divers écrits importants de la période, il campe un milieu nationaliste profondément humilié et radicalisé s’interrogeant, au sein même du Comité Union et Progrès, sur la survie à court terme de l’Empire et de sa culture. En 1914, la société subit divers travaux de sape et les frontières sont partout menacées. Les autorités ottomanes sont alors engagées dans un bras de fer territorial avec la Grèce, modeste nation balkanique qui s’est taillée la part du lion en 1912-1913 et contraint désormais la flotte ottomane à l’humiliante attente de la livraison de deux Dreadnought britanniques. Baignant dans un tel environnement culturel puis dans ce contexte de liquidation des guerres balkaniques, le puissant appareil diplomatique ottoman recherche fébrilement des alliances et les moyens financiers de la modernisation de l’empire. Les conflits balkaniques ont ancré dans le pays un sentiment dominant d’extrême vulnérabilité, confirmé la perception obsédante d’un « retard » à combler, forgé enfin la conviction du rôle salvateur d’un grand conflit engageant l’Empire contre ses ennemis.
4 L’apport majeur de la seconde partie est de dresser le décor devant lequel s’ouvrent et se ferment les négociations tous azimuts de la diplomatie ottomane. Au fur et à mesure que la menace de guerre grandit et que la crise éclate, ce qui nous apparaît est l’extraordinaire décalage, le contretemps culturel des Ottomans et des nations qui l’environnent vis-à-vis des grandes puissances occidentales, malgré la présence importante des Britanniques et bientôt massive des Allemands. Ottomans et anciens coalisés présentent, à divers degrés bien sûr, une singularité de nations en « sortie de guerre » qui peut sans doute éclairer de manière décisive les ressorts d’une crise de juillet 1914 difficile à appréhender par ses conséquences incalculables, et surtout depuis le seul point de vue germanique. Ces nations jouissent ainsi d’une avance unique par leur expérience de la totalisation extraordinairement rapide de la guerre moderne et d’un retard, qui s’accuse dès septembre 1914, dans la perception de ce qui en Europe s’est joué en août et se noue en septembre.
5 Dans la capitale ottomane, les diplomates suivent imperturbablement une partition classique et bien apprise. La guerre a pourtant déjà engagé les sociétés européennes bien au-delà de débats géopolitiques. Fin septembre 1914, les belligérants mènent déjà une guerre des cultures, la guerre à un ennemi de l’humanité et de la civilisation. Les Ottomans ont perçu ces enjeux avant 1914 et en ont nourri leur profond sentiment de vulnérabilité : les Bulgares n’ont-ils pas menacé les abords même d’Istanbul en 1913, les Coalisés n’ont-ils pas lancé contre eux une guerre sacrée, une « croisade », déchaînant une violence inouïe lors de l’invasion des territoires ottomansde Macédoine ?
6 La subtile diplomatie ottomane interdit ainsi, par sa politique dilatoire, la mobilisation totale et surtout patriotique du pays, et se laisse imposer un ennemi en croyant enfin parvenir à s’attacher un allié. Les Ottomans s’engagent à petits pas, cédant seulement lorsque les Allemands haussent le ton, à partir de septembre et surtout d’octobre 1914. Berlin reprend alors la main sur ses diplomates (l’ambassadeur Wangenheim défend avec constance les avantages de la neutralité ottomane) pour exiger le soulèvement du monde musulman et surtout l’engagement direct des Ottomans dans la lutte, sur le champ de bataille, où que ce soit. C’est ce dernier objectif, motivé par l’évolution fulgurante du conflit, l’épreuve de l’invasion russe et du combat sur deux fronts, qui conduit les Allemands à tolérer un temps les circonvolutions de leurs interlocuteurs et leurs exigences, financières inlassablement associées à chaque nouveau plan d’intervention dans la guerre. On envisage ainsi de frapper en Mer Noire grâce au Goeben et au Breslau mis à la tête de la flotte ottomane, en Égypte contre le Canal ou en Anatolie et même en appui des Bulgares, s’ils prenaient parti, en montant une improbable garde le long de la frontière nord de ce pays. Dans les derniers jours d’octobre, les Allemands contraignent enfin leur nouvel allié (depuis le 2 août 1914) à s’engager ouvertement (mais à reculons, l’amiral Souchon devant porter la responsabilité du cassus belli, un « incident » naval en Mer Noire). Ancrés dans cette zone balkanique où chacun monnaye encore ses préférences, les Ottomans négocient dès le mois de novembre avec Berlin une alliance à long terme et de substantiels engagements financiers (accords signés en janvier 1915, renouvelables en 1926 !).
7 Selon l’auteur, c’est là la clé de l’entrée en guerre ottomane : faire d’une guerre inévitable et souhaitable une opportunité pour garantir sur le long terme la survie de l’Empire. C’est en effet cette subversion par l’espace balkanique des temporalités les mieux établies de la Grande Guerre qui constitue selon nous l’enjeu intellectuel majeur soulevé par cet ouvrage.
8 Malgré l’exploration prometteuse en début d’ouvrage des ressorts de l’identité et de la conscience de soi d’une société ottomane meurtrie et à la croisée des chemins, l’auteur se perd sans doute parfois dans les détails de négociations sans lendemain et littéralement « byzantines ». Il n’en ouvre pas moins une perspective stimulante en tentant de renouveler une historiographie diplomatique étonnamment vivace aujourd’hui, mais que son travail et les sources apportées ne peuvent totalement faire sortir de questionnements liés à la « sincérité » des acteurs ou à leur « responsabilité » dans ce qui constitue un événement difficile à concevoir, encore aujourd’hui : la fin d’un monde emporté par la Grande Guerre.