1 Dans cet essai, en s’appuyant sur les deux grandes enquêtes sur les offices de 1573 et 1665, Jean Nagle revient sur l’enjeu que représente la construction officière, réalisée par la monarchie française avec l’appui d’une partie importante des élites sociales et qui repose sur un large recours à la vénalité. En un siècle, alors que la population n’augmente que d’un huitième, le nombre d’officiers a doublé, progressant beaucoup plus vite dans les pays d’élections que dans les pays d’États (multiplication par 4 pour les premiers, hausse d’un quart seulement pour les seconds). De nombreux offices créés sont, aux dires mêmes de J. Nagle, inutiles (p. 334). Mais la demande sociale d’offices, bien connue, renvoie également à une « demande d’État » et de services de la part des populations, à la fois hostiles à l’accroissement des hommes du roi, et prêtes à les solliciter de plus en plus, ce dont témoigne en particulier leur « esprit processif » et leur volonté d’obtenir justice (p. 32-40). Ce sont les bourgeois qui vont acheter les charges, car à suivre J. Nagle, malgré la volonté explicite de François Ier, la noblesse traditionnelle refuse globalement d’acquérir des offices vénaux.
2 Au-delà des données numériques et des effets socio-politiques de la présence des officiers dans les villes, c’est avant tout à un éloge des vertus de la vénalité que se livre Jean Nagle. Les dénonciations dont celle-ci fait l’objet sont cependant évoquées au début de l’ouvrage. Mais si on les retrouve ensuite épisodiquement, elles n’entrent plus guère en ligne de compte dans le propos. En outre, certaines des analyses classiques sur le système vénal, qui mettent en évidence les logiques du profit qu’il génère et les formes de « cupidité » qui sont pointées du doigt, sont écartées tranquillement par l’auteur, qui considère que les critiques formulées ne sont guère recevables, en particulier en cas de conflits internes : « on ne peut faire grand fond sur ce genre de plainte » (p. 343). Parmi les vertus de la vénalité des offices (et du système officier dans son ensemble), Jean Nagle dégage deux aspects principaux : il y voit la matrice de l’émergence d’une dignité, ainsi que l’instrument d’une liberté et d’une indépendance de la justice, éléments sur lesquels il convient de revenir un peu longuement.
3 Jean Nagle mène son analyse à partir des modes d’appréciation de la société du temps par elle-même. La dignité dont il est question, conçue par lui comme la vertu de base d’un État de droit, est un modèle de valeur qui entre en lutte idéologique avec un autre modèle, celui de l’honneur, reconnaissance externe de la valeur sociale d’un être, articulée à l’idéologie du don directement assuré par le Prince. Fondée sur une intériorisation et une intellectualisation accrues, appuyée sur un désir d’autonomie lié au sentiment d’instabilité de l’univers (mis en avant par Nicolas de Cues), la dignité entre violemment en concurrence avec l’honneur, spécialement entre 1580 et 1770. On a parfois du mal à suivre les méandres de la combinaison entre honneur ancien et dignité nouvelle, dans la mesure où J. Nagle lui-même insiste à de nombreuses reprises sur les interrelations entre les deux valeurs, comme en témoignent les citations suivantes : « il est très délicat d’isoler son influence [celle de la dignité personnelle] de celle de l’honneur» (p. 167); « la noblesse de dignité s’infiltrait dans le lit de l’honneur. La jonction de l’honneur et de la dignité n’est pas une vue de l’esprit ; c’est une préoccupation majeure de cette époque » (p. 238) ; la dignité féminine est « une dignité proche de l’honneur » (p. 286)…
4 Le lien entre dignité et vénalité n’est pas toujours évident non plus, car cette dignité émerge d’un groupe socio-culturel qui promeut de nouvelles compétences (y compris scolaires et intellectuelles) et qui est certes porté largement par les officiers, mais qui inclut également d’autres membres des élites urbaines, bourgeois et lettrés, lesquels ne sont pas tous concernés par cette vénalité. On aimerait pouvoir saisir mieux comment les officiers vénaux sont spécifiquement, dans leurs pratiques sociales, les acteurs décisifs du processus. D’autant que la vénalité doit sans doute être dissimulée, pour affirmer pleinement la dignité de l’officier. La construction de cette dignité passe en outre par l’avilissement du peuple, suivant un « mauvais mécanisme compensateur » qui renforce le mépris à son égard (p. 56) et oblitère le sens de la fraternité (p. 147). Il est vrai que si la dignité se nourrit d’un sentiment plus égalitaire que l’honneur (p. 95 : la dignité « fonde une égalité entre les hommes »), la masse de la population est exclue de la « France honorable », ce qui ne l’empêche pas d’avoir son propre système d’honneur.
5 La vénalité, moteur de l’émergence de la dignité, serait également un instrument socio-politique essentiel, car elle assure aux officiers concernés, et au premier chef aux magistrats, une inamovibilité par l’appropriation privée, qui permet la liberté et l’indépendance de la justice. Jean Nagle dépeint les parlementaires en pères du peuple, garants de sa représentation, en l’absence d’États généraux. C’est d’ailleurs la vénalité elle-même qui explique cette absence, puisque c’est à cause de l’argent qu’elle procure à la monarchie que cette dernière a pu se dispenser de réunir les États. Comme la vénalité assure aussi à la monarchie, « sauf opposition périodique des parlements, une collaboration objective de ses agents » (p. 340), elle fait donc figure de solution presque idéale en termes d’efficacité comme de garantie des libertés. L’indépendance (financière) des juges est-elle toujours une garantie d’indépendance de la justice ? On souhaiterait lire, en l’occurence, une démonstration de ce que la justice française était plus « indépendante », dans le contexte du temps, que celle des pays où la vénalité n’a pas cours…
6 Quant aux magistrats, « seule voix du peuple, faute de mieux » (p. 271), ils sont perçus, par le peuple lui-même, selon l’auteur, avec respect et admiration : ils incarnent pour lui « le savoir, l’intelligence, l’impartialité » (p. 340). L’auteur semble très en empathie avec les parlements du temps, « rempart pour la liberté » (p. 268). Il affirme ensuite que, dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, les gens de justice sont devenus les mentors du peuple dans sa lutte pour conquérir sa dignité, qu’il fonde sur leur recours à la justice (p. 274-278). Ils protègent le peuple « par rapport à l’arbitraire », qui semble bien être celui de l’État monarchique, avec sa bureaucratie, ses commissaires et ses gabelous (p. 295). On ne saisit pas très bien comment les officiers, moteur de la dévalorisation du peuple dans le cadre de la construction de leur propre dignité, sont devenus ensuite les instruments de sa promotion, au sein d’une société souvent considérée, en reprenant la formule de Mirabeau à propos de la cour, comme « une cascade de mépris ». D’autant que d’autres passages laissent plutôt entendre qu’une complicité persiste entre le peuple et l’aristocratie ancienne, perspective qu’on trouvait déjà dans des livres antérieurs du même auteur. Il est vrai que le terme de « peuple » peut prendre des acceptions variées.
7 Dans cette histoire des valeurs et des idées (la deuxième partie s’intitule « L’arrière-plan métaphysique, psychologique et moral de la vénalité »), Jean Nagle intègre cependant des développements concernant les pratiques socio-culturelles (autour du thème de la civilisation des mœurs, dont il montre qu’elle émerge autant de la ville que de la cour, par un effet de synergie entre les deux pôles), ou des rapprochements avec la culture matérielle, par exemple en mettant en évidence des pratiques alimentaires différentes (p. 206-210). Il appuie l’ensemble de ses analyses sur de très nombreuses citations d’acteurs de la période, citations dont la richesse et la diversité impressionnent. Certains auteurs, comme Montaigne ou Montesquieu, reviennent régulièrement. Mais on est parfois un peu gêné par la juxtaposition, dans la même analyse, de citations étalées sur plusieurs siècles. Ainsi, dans un paragraphe sur les qualificatifs de la « puissance » sociale, qui présente les notions concernées de façon synchronique, sont convoqués Villehardouin, Froissart, Amyot et Corneille (p. 162). Dans certains cas, l’usage même de la référence pose problème : pour montrer que les noyaux urbains ont été « les modestes laboratoires des bonnes manières », Jean Nagle cite Stendhal (dans un passage qui semble concerner avant tout le XVIe siècle), lequel parle de la « manière de sentir » du Dauphiné, et des natures provinciales, donc de caractères régionaux, mais pas spécifiquement urbains. Si beaucoup des citations sont éclairantes, on aimerait parfois que les processus qui sont évoqués soient aussi nourris par des développements portant sur les pratiques sociales des officiers, lesquelles ne sont pas toujours les décalques directs des propos tenus par les auteurs du temps, qu’ils soient juristes, érudits ou romanciers.
8 À l’exception du tout début du livre et du dernier chapitre, Jean Nagle a donc fait le choix de centrer sa réflexion sur une analyse des idéologies et des discours concernant l’office et la vénalité. Si ce choix a sa légitimité, si l’éviction de la dimension économique de la vénalité des offices est clairement annoncée au début de l’ouvrage, au motif que cet aspect est « maintenant bien connu », on regrette cependant des absences, et en particulier le manque de recours aux études récentes sur le rôle politique et financier de la vénalité, avec par exemple les travaux de David Bien ou de Mark Potter. D’une façon générale, l’historiographie étrangère, spécialement celle en langue anglaise, pourtant bien présente dans la recherche sur le monde de l’office, est ici fort peu exploitée. Sur un point de détail, l’auteur de ces lignes a été un peu agacé de voir qu’il était invoqué (p. 140) en référence à une allusion à la création du « bureau des parties casuelles » en 1522, alors même que cette supposée création, évoquée par Bodin, n’a jamais eu lieu (c’est un trésorier des finances extraordinaires et parties casuelles qui apparaît en 1524…). Par ailleurs, dans cet ouvrage où la vénalité joue un rôle central, la place occupée par l’argent, y compris en tant qu’enjeu intellectuel et culturel, est singulièrement réduite : si sa « neutralité » supposée est évoquée à plusieurs reprises, on aimerait en savoir plus sur ce qu’elle signifie vraiment, et sur la façon dont l’argent s’intègre (ou non) dans le discours de la dignité, aspect brièvement évoqué p. 137, et aussi sur leur relation à tous les deux (argent et dignité) avec le privilège, notion peu présente dans le livre.
9 Si la vénalité, génératrice d’une véritable dignité, relève bien d’un « orgueil français » comme l’assure le titre de l’ouvrage, à lire Jean Nagle, cet orgueil n’a donc pas été sans vertus. Espérons que son originale approche de la vénalité, dont on voit qu’elle peut susciter réserves ou interrogations, nourrira cependant des réflexions qui viendront enrichir le débat sur cet aspect essentiel de la société française du temps.