Notes
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[1]
Cet article est extrait de Sharon MARCUS, Between Women : Friendship, Desire, and Marriage in Victorian England, adapté par l’auteur pour la RHMC et reproduit avec la permission de Princeton University Press.
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[2]
Mrs. ELLIS, The Women of England :Their Social Duties, and Domestic Habits, London, Fisher, Son & Co.,1839,2nd éd., p.47.
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[3]
Mrs ELLIS, The Daughters of England. Their Position in Society, Character, and Responsabilities, London, Fisher, Son,1842, p.337.
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[4]
Roland BARTHES, Sade/Fourier/Loyola, trad. Richard Miller, New York, Hill & Wang, rééd.1976, p.109-110 (1re éd. : Sade/Fourier/Loyola, Paris, Seuil, Coll.« Tel Quel »,1970).
-
[5]
Voir Leonore DAVIDOFF, Catherine HALL, Family Fortunes :Men and Women of the English Middle Class 1780-1850, Chicago, University of Chicago Press,1987, p.402-3; John GILLIS,For Better, For Worse : British Marriages,1600 to the Present, New York, Oxford University Press,1985, p.14,136-138 et 142. Voir aussi Alan BRAY, The Friend, Chicago, University of Chicago Press, 2003, p.217 et 226.
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[6]
Carroll SMITH-ROSENBERG, « The Female World of Love and Ritual », in Joan SCOTT (éd.), Feminism and History, Oxford, Oxford University Press,1996, p.366-397.
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[7]
Adrienne RICH,« Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence », in Elizabeth ABEL, Emily K. ABEL (ed.), The Signs Reader :Women, Gender, and Scholarship, Chicago, University of Chicago Press, 1983,1re éd.1980.
-
[8]
Martha VICINUS, Intimate Friends :Women Who Loved Women, 1778-1928, Chicago, University of Chicago Press,2004, p.xv,51,59,69 et 232.
-
[9]
Ibidem, p.91-98.
-
[10]
Sur la difficulté à définir le degré d’intimité existant entre Mill et Taylor, voir Jo Ellen JACOBS, The Voice of Harriet Taylor Mill, Bloomington, Indiana University Press, 2002, p. xxvi, 112,113,114 et 122. Sur la probabilité que Munby et Cullwick n’aient jamais eu de relations sexuelles, voir Liz STANLEY (éd.), The Diaries of Hannah Cullwick,New Brunswick (NJ), Rutgers University Press,1984, p.4.
-
[11]
Sur les réticences masculines à évoquer la sexualité maritale et extra-maritale dans des récits de vie aussi bien publics que strictement privés, voir Harriet BLODGETT,« Capacious Hold-All »:An Anthology of Englishwomen’s Diary Writings, Charlottesville, University Press of Virginia, 1991, p. 47; Patrick JOYCE, Democratic Subjects :The Self and the Social in Nineteenth-Century England, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 51; David VINCENT, Bread, Knowledge, and Freedom :A Study of Nineteenth-Century Working Class Autobiography, London, Methuen,1981, p. 43.
-
[12]
Julia CARTWRIGHT [Mrs. ADY ] (éd.), The Journals of Lady Knightley of Fawsley 1856-1884, London, John Murray,1915, p.173; Lady Elizabeth BUTLER,An Autobiography, London, Constable,1922, p.168.
-
[13]
Voir M.VICINUS,Intimate Friends,op.cit., p.121-126; Rosemarie BODENHEIMER,« Autobiography in Fragments :The Elusive Life of Edith Simcox »,Victorian Studies, Printemps 2002,44/3, p.399-422; et Pauline POLKEY, « Recuperating the Love-Passions of Edith Simcox », in Pauline POLKEY (ed.), Women’s Lives into Print :The Theory, Practice and Writing of Feminist Auto/Biography, London, Macmillan, 1999, p.61-79.
-
[14]
Constance M. FULMER, Margaret BARFIELD (ed.), A Monument to the Memory of George Eliot : Edith J.Simcox’s Autobiography of a Shirtmaker, New York, Garland Publishing,1998, p.184,26,61 et 159.
-
[15]
Ibidem, p.3,60; voir aussi M.VICINUS, Intimate Friends, op.cit., p.123-124.
-
[16]
C. M.FULMER et M.BARFIELD (ed.), A Monument to…, op.cit., p.120.
-
[17]
Margaret Leicester WARREN, Diaries, vol. II (impression hors commerce, 1924), p. 233,247 et 249.
-
[18]
Ibidem, p.287,291 et 293.
-
[19]
Voir, par exemple, la biographie qu’Emma STEBBINS a consacré à son épouse Charlotte Cushman, Charlotte Cushman :Her Letters and Memories of Her Life, Boston, Houghton, Osbood and Co.,1879, p.65 et 138.
-
[20]
Magnus HIRSCHFELD,The Homosexuality of Men and Women, New York, Prometheus Books,2000, p.805 (traduction de Michael A.LOMBARDI-NASH;1re éd.1914). Hirschfeld remarquait que de tels arrangements maritaux étaient plus courants entre femmes car des hommes vivant ensemble suscitaient davantage la suspicion; ibidem, p.806.
-
[21]
Florence FENWICK MILLER, dans un article de 1896 pour le Woman’s Signal, citée par Sally MITCHELL, Frances Power Cobbe :Victorian Feminist, Journalist, Reformer, Charlottesville, University of Virginia Press,2004, p.351.
-
[22]
Voir Frances Anne KEMBLE, Further Records.1848-1883, vol. II, London, Richard Bentley,1890, p.41-2,81 et 88. Cobbe était encore en vie quand Kemble publia les lettres citées ici.
-
[23]
La référence à Lloyd comme à une amie avec laquelle Cobbe partageait les soins du ménage est tirée de son autobiographie,Life of Frances Power Cobbe, Londres, Swan Sonnenschein,1904,2e éd., p.438.
-
[24]
Cobbe désigne Lloyd comme l’« amie de sa vie » dans un article intitulé « Recollections of James Martineau, the Sage of the Nineteenth Century », publié dans Contemporary Review, n° 77, février 1900, p.186 et cité dans S.MITCHELL,Frances Power Cobbe,op.cit.,p.359. Cobbe appelle Lloyd « mon amie bienaimée » dans Life of Frances Power Cobbe. By Herself, 2 vols., Boston, Houghton, Mifflin & Co., 1895, vol. 2, p. 645; les autres références sont toutes tirées de lettres écrites en 1865 à la femme de science Mary Somerville, et conservées parmi les Mary Somerville Papers à la Bodleian Library d’Oxford, et citées par S. MITCHELL, ibidem, p.209,157 et 197.
-
[25]
Esther NEWTON,« The Mythic Mannish Lesbian :Radclyffe Hall and the New Woman » (1984), reproduit dans Margaret Mead Me Gay : Personal Essays, Public Ideas, Durham, Duke University Press, 2000, p.176-188.
-
[26]
F.P.COBBE, Life (1904), op.cit., p.393 et 711.
-
[27]
Ibidem, p.v et 708.
-
[28]
Ibidem, p.393.
-
[29]
F. P. COBBE, Life (1894), op.cit.,vol.2, p.361,404 et 401.
-
[30]
F.P.COBBE, Life (1904), op.cit., p.395.
-
[31]
Ibidem, p.711 et 708.
-
[32]
Ibidem, p.710.
-
[33]
H.G.RAWLINSON (ed.),Personal Reminiscences in India and Europe 1830-1888 of Augusta Becher, London, Constable,1930, p.20.
-
[34]
Josiah GILBERT (ed.),Autobiography and Other Memorials of Mrs. Gilbert, London, C.Kegan Paul, 1878 (3e éd.), p. 420 et 442.
-
[35]
Albert BAILLIE (ed.), Letters of Lady Augusta Stanley :A Young Lady at Court, London, Gerald Howe,1927, p.12 et 14.
-
[36]
J.GILBERT (ed.), Autobiography…, op.cit., p.77.
-
[37]
« amitié » et « amour » en français dans le texte.
-
[38]
G. H. NEEDLER (ed.), Letters of Anna Jameson to Ottilie von Goethe, London, Oxford University Press,1939, p.53-54.
-
[39]
Memoir of Mrs. Mary Lundie Duncan :Being Recollections of a Daughter by Her Mother, Edinburgh, William Oliphant & Son,1842, p.228 (2nd éd.).
-
[40]
Charlotte HANBURY, Life of Mrs. Albert Head, London, Marshall Brothers, 1905, p.100.
-
[41]
Constance BATTERSEA, Reminiscences, London, Macmillan, 1922, p.48.
-
[42]
A.BAILLIE (ed.), Letters of Lady Augusta Stanley, p. 319 et 295.
-
[43]
J.GILBERT (ed.), Autobiography…, op.cit., p.191.
-
[44]
Christabel COLERIDGE, Charlotte Mary Yonge :Her Life and Letters, London, Macmillan & Co., 1903, p.66 et 83.
-
[45]
Nancy COTT, The Bonds of Womanhood :« Woman’s Sphere » in New England,1780-1835, New Haven, Yale University Press,1977, p.167-188.
-
[46]
Osbert SITWELL, Two Generations, London, Macmillan,1940, p. 28.
-
[47]
The Journal of Emily Shore, London, Kegan Paul,1891, p.269.
-
[48]
Ibidem, p.202-203.
-
[49]
F.P.COBBE, Life,(1894), vol.2, p.350 et 349.
-
[50]
The Journal of Emily Shore, p. 207.
-
[51]
Mrs. Catherine HUTTON BEALE (ed.),Reminiscences of a Gentlewoman of the Last Century :Letters of Catherine Hutton, Birmingham, Cornish Brothers,1891, p.162-63 et 186.
-
[52]
Hon. E. C. F. COLLIER (ed.), A Victorian Diarist : Extracts from the Journals of Mary, Lady Monkswell, London, John Murray,1944, p. 12.
-
[53]
Ibidem, p.25.
-
[54]
Frances KEMBLE, Records of Girlhood, New York, 1879, p. 302
1Dans le plus influent manuel de savoir-vivre britannique du XIXe siècle, Sarah Stickney Ellis identifiait les « femmes anglaises » (Women of England, 1839) comme des filles, des épouses et des mères. Elle leur assignait également un autre rôle obligatoire, et il peut nous paraître surprenant aujourd’hui qu’une telle place lui soit octroyée dans un guide destiné à fixer les règles de la bienséance féminine :celui d’amie [2]. Ellis revenait sur cette question de l’amitié entre femmes dans son livre The Daughters of England (1842), dans lequel un chapitre consacré à « Amitié et flirt » affirmait l’importance pour une femme de disposer d’un « cercle… d’amies intimes » [3]. De la même façon qu’elle avait établi des codes sévères de comportement pour les filles, les épouses et les mères, Ellis exposait les règles de bonne conduite entre amies, faisant de l’amitié entre femmes un élément aussi essentiel de l’idéal conventionnel de féminité que l’obéissance de la fille à ses parents, la soumission de l’épouse à son mari ou le dévouement de la mère à ses enfants. Pourtant, en dépit de la prééminence qui lui est accordée, et de la complexité que revêt la notion d’amitié dans l’œuvre d’Ellis, les chercheurs contemporains qui la citent comme un exemple représentatif de l’idéologie de genre à l’époque victorienne, négligent régulièrement de prendre en compte la manière dont elle articule l’amitié féminine comme un élément fondamental d’une classe moyenne organisée autour du mariage et de la vie de famille.
2L’importance attribuée à l’amitié féminine ainsi qu’aux autres relations entre femmes dissipe deux mythes relatifs à la société victorienne : d’une part que les femmes étaient définies uniquement dans leur relation aux hommes, et d’autre part que les liens entre femmes étaient considérés comme transgressifs, manquaient de lisibilité et de légitimité sociales, et signifiaient le refus d’une féminité normative. Comprendre ce deuxième point nécessite à son tour tout d’abord que nous établissions les usages divergents du terme « amie » chez les femmes de l’ère victorienne, et ensuite que nous fassions la distinction entre trois types de relations souvent confondus par les chercheurs contemporains : les amitiés sans caractère sexuel, l’amour sans retour, et les unions qui ressemblent à des mariages.
3Les Victoriens croyaient que l’amitié entre femmes cultivait les vertus féminines de sympathie et d’altruisme, qui font d’elles de bonnes compagnes. Mais ce soutien à des amitiés qui préparaient les femmes à la vie de famille et au mariage n’était pas simplement, comme on pourrait le supposer, une tentative de mettre les liens entre femmes au service forcé de l’ordre patriarcal, il était aussi le signe que le mariage était devenu moins patriarcal et moins hiérarchisé qu’auparavant. Une société qui définissait le lien social entre mari et femme en termes d’affection, de compagnonnage et d’égalité,– alors même que persistait la dépendance politique, légale et économique de l’épouse envers son mari – laissait facilement de l’espace pour l’amitié en dehors du mariage. L’amitié féminine renforçait les rôles genrés, consolidait le statut social, et favorisait le mariage, mais elle fournissait aussi aux femmes des opportunités socialement acceptables d’adopter des comportements généralement considérés comme le monopole des hommes, tels que la compétition, la liberté de choix, l’expression ouverte du plaisir et l’appréciation de la beauté féminine. En tant qu’amies, les femmes pouvaient se comporter entre elles d’une manière qui leur était interdite vis-à-vis des hommes, sans compromettre cette respectabilité si prisée par la classe moyenne.
4La question de l’amitié féminine illustre bien la complexité de systèmes idéologiques dans lesquels la contrainte était inséparable de la liberté, de l’action et de la distraction, grâce à un certain degré de souplesse propre aux règles sociales et qui offraient à celles qui les suivaient sinon une liberté complète, du moins une relative flexibilité. J’appelle cette souplesse « le jeu du système », adaptant ici une expression de Roland Barthes. Dans son étude consacrée à trois écrivains obsédés par les structures sociales, Sade/Fourier/Loyola, Barthes opposait logiquement les « systèmes » fixes, fermés, orthodoxes, aux « systématiques » ouverts vers l’infini, déstabilisants, ambigus, qu’il définissait comme le « jeu du système » [4]. Pour Barthes, le jeu est externe au système, une alternative utopique à la structure oppressive à laquelle le systématique échappe.À la différence de Barthes, j’utilise le « jeu du système » pour conceptualiser la résistance et l’élasticité existant à l’intérieur des systèmes. Le jeu signifie l’élasticité des systèmes, leur capacité à être distendus sans altération permanente de leur taille ou de leur forme; il diffère en cela de la plasticité, référence à la malléabilité qui permet au système ou à la structure d’acquérir une nouvelle forme et de connaître des changements permanents sans fracture ni rupture. Le système de genre victorien, aussi contraignant fût-il, offrait aux femmes, par l’intermédiaire des amitiés féminines, une latitude d’action qui leur donnait du champ libre sans radicalement changer les règles normatives qui gouvernaient la différence des sexes.
5Pour comprendre ce que les Victoriens entendaient par le mot « amie », et explorer la manière dont les femmes négociaient les règles qui les gouvernaient, j’ai eu recours au récit de vie [lifewriting], genre qui inclut les journaux intimes, manuscrits ou publiés, la correspondance, les biographies et les autobiographies. L’amitié féminine, absente du discours philosophique sur l’amitié, était la matière même du récit de vie : les femmes évoquaient leurs amies dans leur journal intime, leur adressaient régulièrement des lettres, et leur souvenir, dans des pages imprimées, était perpétué par leurs amies au même titre que celui des parents ou des conjoints. Les sources que j’utilise ici proviennent et traitent essentiellement de femmes issues de la classe moyenne, ayant vécu entre les années 1830 et 1870 et présentant une large variété de statuts maritaux, de niveaux d’éducation, de localisations géographiques et de dénominations religieuses. Aussi différentes que ces femmes, qui ont laissé des témoignages de leur vie entre 1830 et 1880, aient pu être, elles partageaient néanmoins une compréhension de l’amitié, qu’elles n’avaient pas en commun avec celles qui les ont précédées ou suivies. Bien sûr, l’amitié féminine a existé aussi bien comme catégorie sociale que comme pratique avant et après le XIXe siècle. Au XVIIIe siècle, cependant, les femmes de l’aristocratie envisageaient l’amitié largement comme une alternative au mariage, tandis qu’à l’orée du XXe siècle, la popularisation des nouveaux concepts de développement psychosexuel transforma l’amitié entre personnes du même sexe en une phase qui devait être laissée derrière soi au moment du mariage. Par contraste, l’amitié féminine à l’ère victorienne était remarquable par la manière dont elle fédérait l’amitié au mariage et aux liens familiaux, et par sa légitimation manifeste de l’affection, de l’attirance et du plaisir.
L’AMITIÉ FÉMININE DANS LES ÉTUDES FÉMINISTES
6Les Victoriens voyaient dans l’amitié entre femmes un lien social comparable à la parenté et à l’amour conjugal, mais la recherche contemporaine a défini l’amitié féminine comme extérieure à la sphère domestique. Des études majeures consacrées à la famille et au mariage situent l’amitié hors du champ de leur analyse ou la définissent comme une relation sociale qui vient contrarier l’isolement de la famille nucléaire. Leonore Davidoff et Catherine Hall écartent les amitiés féminines comme étant non pertinentes pour leur étude de la politique du genre au sein de la famille, tandis que John Gillis soutient que, dès le XIXe siècle, le couple marié existait en opposition à la collectivité amicale [5]. Carroll Smith-Rosenberg a montré pour sa part que l’amitié féminine était partie intégrante de la vie de famille au XIXe siècle, mais elle rapprochait l’amitié à la fois des liens familiaux et érotiques, affirmant que, avant que ne soit clairement définie la notion d’orientation sexuelle, on ne pouvait situer la limite séparant amis, amants et membres de la famille [6]. La recherche postérieure, menée dans le cadre des études lesbiennes, inscrivit pareillement les amitiés de femmes dans un continuum avec les relations lesbiennes, mais voulut voir dans les deux cas l’équivalent d’une résistanceà la famille et au mariage.
7Ainsi qu’Adrienne Rich l’a argumenté de manière influente, les amitiés de
femmes, tout comme les liens sexuels de type lesbien, défient « l’hétérosexualité obligatoire » [7]. Cette tendance à valoriser les amitiés de femmes comme un
sous-ensemble du lesbianisme et une subversion des normes de genre continue d’être le paradigme dominant. Dans son récent ouvrage,Intimate Friends :
Women Who Loved Women, 1778-1928, Martha Vicinus voit ainsi dans le
« mariage hétérosexuel » une « forte entrave à l’intimité entre personnes du
même sexe » et soutient qu’un « continuum indéfini » reliait « les amitiés érotiques », en particulier, avec « les amitiés de femmes », en général. Le continuum
de Rich devient une apposition dans le titre du livre de Vicinus : « les amies
intimes » [intimate friends] sont « des femmes qui aimaient les femmes » [women
who loved women], et les deux expressions renvoient aux lesbiennes qui risquaient « l’ostracisme social » et constituaient « une indicible menace pour les
normes sociales » [8].
8Ce concept de continuum lesbien, autrefois un moyen efficace d’attirer l’attention sur l’existence de liens entre les femmes jusque-là négligés, a conduit de manière ironique à obscurcir tout ce que l’amitié féminine et le lesbianisme n’ont pas en commun, et à dérober à la vue les différences importantes qui existent entre les amies et les amantes. Les amies comme les amantes expriment de l’affection, partagent des confidences et idéalisent les qualités physiques et spirituelles les unes des autres. Mais les amies diffèrent de manière significative des amantes au sens où celles-ci se laissent emporter par des passions obsessionnelles, vivent ensemble, fonctionnent socialement comme un couple, fusionnent leurs finances et se lèguent réciproquement leurs biens. De fait, bien que le continuum lesbien pose en principe que les lesbiennes et leurs amantes lesbiennes sont unies dans leur opposition au mariage patriarcal, de nombreuses relations lesbiennes du XIXe siècle ressemblent davantage à des mariages qu’à des amitiés – même si au final elles bénéficient comme ces dernières d’un haut degré d’acceptation au sein de la bonne société. Une personnalité aussi éminente que l’Archevêque de Canterbury, par exemple, se soumit au désir de son épouse Minnie Benson d’accueillir son amante dans la demeure familiale, pourtant également occupée par leurs nombreux enfants [9].
9Plutôt que de mettre en valeur une invisibilité ou une capacité à la transgression communes à toutes relations entre femmes, ou de définir celles-ci en fonction d’une ambiguïté intrinsèque qui brouille les frontières entre amitié et partenariat sexuel, nous avons besoin de distinctions qui nous permettent de cerner la manière dont les différents liens sociaux se recouvrent sans pour autant se confondre. Ces distinctions à leur tour permettent de conceptualiser les nombreux cas de figure où les liens entre personnes du même sexe n’étaient ni extérieurs à la famille hétérosexuelle, ni antagonistes avec celle-ci. Pour comprendre le statut social des liens entre personnes de même sexe, on continue d’utiliser de manière prédominante les métaphores de l’aliénation : la métaphore statistique de la déviance, les métaphores spatiales de la pègre et des marges, et les métaphores politiques de la transgression, de la subversion, et de la résistance. Comme des verres grossissants notre vision du passé, le paradigme hétérosexuel de la famille, le paradigme de la déviance de l’homosexualité, et la théorie du continuum lesbien nous empêchent maintenant de distinguer les diverses formes prises par la famille et le mariage durant la période même qui vit leur consolidation comme vecteurs de pouvoir et de cohésion sociale. Le mariage entre femmes comme l’infatuation érotique s’inscrivaient dans la continuité de l’amitié féminine, mais le temps est venu désormais de s’intéresser à leurs discontinuités significatives, car ce n’est qu’en comprenant les différences existant entre vie conjugale, béguin et amitié que nous pourrons attribuer à chacune de ces relations sociales sa juste valeur.
AMIES ET « AMIES »
10À l’ère victorienne, l’amitié s’exprimait de manière si ardente, et le mariage entre femmes affichait un visage si amical, que ce n’est pas une tâche facile de distinguer les amies des amantes ou des couples de femmes. La question « avaient-elles des relations sexuelles ?» est la première à venir à l’esprit des gens aujourd’hui quand ils doivent déterminer si les femmes dans le passé étaient amies ou amantes, mais il est presque toujours impossible d’y répondre. En effet, s’il faut un témoignage de première main sur la sexualité pour définir une relation comme sexuelle, alors la plupart des Victoriens n’ont jamais eu de relations sexuelles. De fait, les chercheurs en sont encore à débattre de l’impuissance de Thomas Carlyle, du moment, s’il a jamais eu lieu, où John Stuart Mill et Harriet Taylor ont consommé leur relation, ou de la possibilité pour Arthur Munby et Hannah Cullwick, dont les journaux intimes consignent les expériences dans le domaine du fétichisme, du travestissement et du léchage de bottines, d’avoir eu également des rapports génitaux [10]. De la même manière que l’on peut lire des centaines de lettres, de journaux et de mémoires écrits à l’époque Victorienne, sans trouver une seule mention de menstruation ou d’excrétion, de même on trouve rarement des références, même indirectes, aux relations sexuelles entre mari et femme. Les hommes et les femmes affichaient les mêmes réserves à évoquer l’activité sexuelle, que ce soit à l’intérieur, ou en dehors du mariage [11]. Dans un journal où elle décrivait en détail la cour qui lui fut faite et le jour de ses noces, Lady Knightley expédiait les premières semaines de sa vie de femme mariée en deux lignes :« Rainald et moi avons débuté notre nouvelle vie dans notre propre foyer. Que Dieu le bénisse pour nous ». Elizabeth Butler, dont l’autobiographie incluait « un petit croquis de [sa] rencontre, plutôt romantique » avec l’homme qui allait devenir son mari, fut pareillement et typiquement laconique quant à cette période de transition définie par la relation sexuelle :« Le 11 juin de cette année 1877 fut le jour de mon mariage » [12].
11Le manque de sources sûres concernant l’activité sexuelle devient cependant moins problématique si l’on réalise que le sexe n’a d’importance que parce qu’il crée des relations sociales. Les journaux et la correspondance d’Anne Lister et de Charlotte Cushman fournissent des preuves solides que les femmes du XIXe siècle avaient des contacts génitaux et des orgasmes avec d’autres femmes, mais ils démontrent aussi, de manière encore plus importante, que le sexe créait différents types de rapports. Les aventures éphémères de Lister avec des femmes rencontrées à l’étranger étaient très différentes de la liaison illicite mais durable que Cushman entretint avec une femme beaucoup plus jeune qu’elle et qui devint sa belle-fille. Ces types de liaisons étaient à leur tour totalement différents des relations que Lister et Cushman appelaient des mariages, terme qui ne servait pas seulement à expliciter le caractère sexuel de la relation, mais qui impliquait aussi un ménage partagé, des biens mis en commun, et des présomptions d’exclusivité et de durée.
12Nous comprendrons mieux le type de relations que ces femmes entretenaient entre elles si, au lieu de pourchasser des preuves d’activité sexuelle, nous réinscrivons plutôt ce que ces femmes disent de leurs relations dans un contexte plus large, et donc plus à même de nous faire comprendre la logique de leurs alliances. Le contexte, tel il est fourni par le récit de vie, permet de distinguer deux types de relations entre les femmes qui sont souvent confondus avec l’amitié, et même souvent désignés comme des amitiés, mais qui en diffèrent pourtant de manière significative : d’une part la passion sans retour et l’infatuation obsessionnelle, et d’autre part les partenariats à vie, que certains Victoriens décrivaient comme des mariages entre femmes.
13À l’époque victorienne, l’exemple le plus célèbre et le mieux documenté de passion sans retour entre deux femmes est celui de l’amour qu’Edith Simcox voua toute sa vie à George Eliot, faisant d’elle une figure récurrente dans les histoires du lesbianisme [13]. Simcox (1844-1901), organisatrice syndicale et écrivaine professionnelle, tint, de 1876 à 1900, son journal dans un livre fermé à clé qui ne refit surface qu’en 1930. En donnant à l’histoire de sa vie le titre d’Autobiographie d’une chemisière, Simcox mettait en avant ses succès en tant que militante syndicale, mais son contenu en réalité était centré sur ce que Simcox appelait « la passion amoureuse de sa vie », son désir ardent pour George Eliot, bien-aimée idéalisée et inaccessible qu’elle désignait souvent comme « ma déesse », ou avec davantage encore de vénération,« Elle ». Simcox se lança en toute connaissance de cause dans un amour sans retour, bien qu’elle fût consciente de l’existence d’un amour réciproque, sexuellement consommé entre femmes. Son journal fait allusion à une « querelle d’amoureuses » entre trois femmes de sa connaissance, et elle mentionne avoir elle-même rejeté les avances d’une femme qui « déclarait ressentir pour moi ce qu’elle n’avait jamais éprouvé pour quiconque, et cela pourrait faire son bonheur si cela était réciproque » [14].
14De manière frappante, alors que les chercheurs du XXe siècle désignent
souvent, par euphémisme, Simcox comme « l’amie » fervente d’Eliot, Simcox
elle-même utilisait rarement ce terme, et modelait plutôt son attitude sur celui
de l’amant courtois, rendu encore plus fervent par le caractère unilatéral de sa
passion. Lorsqu’elle essayait de définir son amour pour Eliot, Simcox refusait
de manière significative de se contenter d’un seul paradigme; elle accumulait
au contraire les analogies, comparant son amour pour Eliot tout à la fois à
« l’amour conjugal et à l’amitié passionnée ». Comme un ascète médiéval,
Simcox érotisait son manque d’épanouissement sexuel, soutenant que son
amour était encore plus puissant que l’amitié ou le mariage, puisque, en se résignant à vivre « veuve de la joie parfaite », elle avait senti « des flammes vives
consumer ce qui restait… d’égoïste convoitise » [15]. Dans une lettre adressée en
1880 à Eliot mais qu’elle renonça à envoyer, Simcox se trouvait une fois de plus
dans l’incapacité de faire le choix d’une catégorie pour expliquer son amour :
« Vous voyez chérie je ne peux vous aimer légalement que de trois façons :avec
idolâtrie comme Frater, la Vierge Marie, à la manière romanesque comme
Pétrarque, Laura, ou avec la tendresse d’un enfant pour sa mère. » De manière
sous entendue, Simcox suggérait aussi qu’il y aurait une façon illégale d’aimer
Eliot – comme l’amante adultère qui usurperait le rôle de mari soumis déjà
occupé par Lewes. Elle concluait en expliquant que sa relation avec Eliot était
trop « inégale » pour être appelée une amitié [16]. Faute d’indications sociologiques
et scientifiques fournies par la sexologie ou une subculture codifiée, et faute de
partager véritablement une vie qui pourrait être symbolisée par une histoire
commune ou des possessions conjointes, les femmes comme Simcox représentaient leur désir sexuel non payé de retour pour d’autres femmes en combinant de manière extravagante des termes incompatibles comme mère, amante,
sœur, amie, épouse et idole.
15Simcox écrivait souvent qu’elle se sentait différente des autres femmes, mais même des femmes qui se sentaient plus à l’aise avec la féminité conventionnelle faisaient état de relations érotiques intenses avec des femmes, qui allaient au-delà de l’amitié. Cependant, loin d’être embarrassées par ces béguins, elles ne voyaient pas la nécessité de leur chercher une explication particulière. Pareil exemple d’insouciance à l’égard d’un profond sentiment de fascination érotique entre femmes se retrouve chez Margaret Leicester Warren, dont les journaux, qui datent des années 1870, furent publiés pour une diffusion hors commerce en 1924. On sait peu de choses sur Warren, qui est née en 1847 et a mené la vie typique d’une femme de la classe moyenne supérieure, allant à l’église, étudiant le dessin et la musique et se mariant en 1875. En 1872, alors âgée de 25 ans, Warren se mit à écrire sans relâche au sujet d’une cousine éloignée du nom d’Edith Leycester, les entrées de son journal témoignant du plaisir ressenti à succomber ainsi à la séduction d’une autre femme :« Edith était très belle et comme d’habitude je suis tombée amoureuse d’elle… Cette nuit Edith m’emmena dans sa chambre… Elle ressemble à une princesse enchantée. Il y a comme un charme ou un sortilège qui a été jeté sur elle » [17]. De nombreuses entrées du même genre gardaient la trace d’un béguin qui combinait la familiarité quotidienne avec la vénération déconcertante d’une femme sophistiquée, mystérieuse et sachant se mettre en scène.
16Warren attribuait à ses sentiments pour Edith un caractère intense, exclusif et volatile, absent de la plupart des récits d’amitié féminine. De fait, Warren parlait rarement d’Edith comme d’une amie lorsqu’elle évoquait son désir de la voir chaque jour et qu’elle consignait leurs nombreux échanges de confidences, de poésie et de cadeaux. Warren fétichisait et idéalisait Edith, sa vie tournait autour de sa présence et de son absence, et elle utilisait des superlatifs pour décrire les sentiments qu’elle lui inspirait. Durant les mois où elle rencontrait Edith, la plupart des entrées de son journal étaient consacrées à la reconstitution détaillée de leurs visites quotidiennes et à l’évocation des émotions suscitées par chacune de leurs séparations et retrouvailles : « Edith était charmante ce soir et j’ai été plus heureuse en sa compagnie que je ne l’avais jamais été. Elle était vraiment très belle ». Warren créait une aura érotique autour d’Edith par le biais même de l’écriture, par son usage abondant des adverbes et des adjectifs, qui infusait aux actions les plus ordinaires de son amie des implications érotiques et dramatiques.
17Décrivant par exemple comment Edith l’avait invitée à venir visiter sa maison de campagne, Warren écrivait, « Edith est entrée, s’est jetée sur la chaise, et m’a dit, de sa voix tranquille et douce :“viens donc à Toft !” » De la même façon que Warren intensifiait sa relation avec Edith en la décrivant dans les moindres détails, les deux femmes lui conféraient un statut à part en discutant du sens à donner à leurs actions réciproques et à leurs sentiments. Avant l’un de ses nombreux départs pour Londres, Edith demanda ainsi à Warren :
«“Est-ce que cela te fait de la peine que je m’en aille ?… Comme c’est curieux – pourquoi est-ce que cela te fait de la peine ?” Alors je lui ai raconté un peu tout ce qu’elle avait fait pour moi… tout l’intérêt et le plaisir et l’animation qu’elle avait apportés dans ma vie, et elle n’a rien répondu, mais a simplement tendu sa main et l’a posée sur la mienne, et ce geste, venant d’elle, comptait davantage qu’une centaine de choses venues de quelqu’un d’autre » [18].
19Ce geste d’Edith s’inspirait du répertoire de l’amitié, mais sur la scène de ce théâtre privé qu’était son journal, Warren transformait le simple contact d’une main en une étreinte exceptionnelle et chargée de sens. Les entrées de son journal combinaient ainsi une attention de tous les instants pour la femme aimée avec une indifférence totale quant à ce que cette fascination pouvait bien signifier. Jamais classés dans la catégorie de l’amitié ou de l’amour, les sentiments que Warren éprouvaient pour Edith avaient l’avantage et l’inconvénient d’appartenir au royaume de l’imaginaire, où ils pouvaient se déployer indéfiniment sans avoir jamais à être exprimés ou réprimés au grand jour.
20Les femmes dont l’amour mutuel était consommé, et consolidé par la formation d’un ménage conjugal, étaient moins susceptibles de laisser des traces de leurs actions et de leurs états d’esprit les plus passionnés que celles dont l’amour restait sans retour ou indéfini. En fait, les femmes engagées dans ce que l’on appelait parfois des « mariages entre femmes » utilisaient le récit de vie pour revendiquer le droit à l’intimité accordé aux époux de sexe opposé. Comme les récits de vie des femmes mariées à des hommes, ceux des femmes engagées dans des mariages entre femmes préféraient suggérer l’intimité et l’interdépendance plutôt que d’en faire l’étalage. Ils décrivaient la mise en commun des ménages et les réseaux de connaissances qui reconnaissaient, et par là même légitimaient leur statut de couple de femmes, usant avec abondance de mots tels que « toujours », « jamais » et « tout » pour traduire un sentiment de familiarité quotidienne et répétée plus typique des relations entre conjoints qu’entre d’amies [19]. Le livre de Martha Vicinus, Intimate Friends cite les cas de nombreuses femmes du XIXe siècle qui décrivaient leurs relations avec d’autres femmes comme des mariages, tandis que la magistrale étude internationale de Magnus Hirschfeld, Homosexuality of Men and Women (1914), relevait déjà que les couples du même sexe créaient souvent des
« associations semblables au mariage, caractérisées par le caractère exclusif et de longue durée de ces relations, le fait de vivre ensemble et de faire ménage commun, de partager les mêmes centres d’intérêt, et souvent par l’existence d’une propriété communautaire légitime » [20].
22Les relations sexuelles de toute tendance étaient d’autant plus acceptables que leur nature sexuelle n’était pas visible en tant que telle, mais se manifestait plutôt en fonction d’actes matrimoniaux comme la cohabitation, la fidélité, la solidarité financière, et l’adhésion aux normes de respectabilité propres à la classe moyenne.
23Parce que l’amitié entre femmes était si clairement définie et appréciée, l’un des moyens de reconnaître l’existence d’un couple de femmes sans porter atteinte à leur vie privée était de désigner ces femmes, bien que mariées, comme des « amies ». Étant donné qu’« amies » était un terme utilisé aussi bien pour décrire des femmes qui étaient amantes que des femmes qui ne l’étaient pas, comment nous est-il possible de distinguer dans quel cas « amies » signifie davantage que de simples amies ? Cette rhétorique du mariage entre femmes fut particulièrement bien illustrée par les récits de vie rédigés par Frances Power Cobbe (1822-1904), ainsi que par ceux qui lui ont été consacrés. Ecrivaine de profession, mais aussi militante, Cobbe, qui défendait la cause féministe et combattait la vivisection, partagea pendant plusieurs décennies la vie de Mary Lloyd, une sculptrice, qu’une de leurs connaissances décrivait comme «“l’amie spéciale” de Cobbe » [21]. Le réseau social auquel appartenaient les deux femmes comprenait Fanny Kemble, John Stuart Mill, Henry Maine, Charles Darwin et William Gladstone, et nombre d’entre eux considéraient Cobbe et Lloyd comme une unité conjugale qui vivait et voyageait ensemble, devait être conjointement saluée dans une correspondance, et invitée ensemble aux réunions mondaines.
24Kemble, une actrice de renom qui publia plusieurs œuvres autobiographiques de son vivant, discutait ouvertement de Cobbe et Lloyd comme d’un couple.
25Kemble louait une maison auparavant occupée par Lloyd et Cobbe, et qu’elle évoquât la manière dont Cobbe dut annuler ses engagements lorsque Lloyd eut un lumbago, qu’elle mentionnât le fait que « Fanny Cobbe et Mary Lloyd viendront déjeuner chez moi lundi » ou qu’elle fît référence en passant à « elles » ou à « leur », alors même que Cobbe était son sujet initial, elle considérait toujours comme allant de soi que ces femmes formaient une unité conjugale [22].
26Dans son propre récit de vie, Cobbe combinait les rhétoriques de l’amitié et du mariage avec les façons typiques des femmes engagées dans des relations sexuelles durables avec d’autres femmes. Quand Lloyd mourut, Cobbe envoya à Rosa Bonheur une photographie la représentant aux côtés de Lloyd et de leur chien; Bonheur, qui avait récemment perdu son épouse Nathalie Micas, répondit en envoyant une photo qui la représentait en compagnie de Micas et de leur propre chien. Comme les diminutifs affectueux, les animaux familiers étaient souvent un moyen pour les femmes de symboliser le lien marital. Cobbe trouvait de multiples modèles à son partenariat avec Lloyd, comparant « son affection qui enrichit l’âme » à l’amour maternel ou décrivant, de manière plus pragmatique, Lloyd comme « une amie qui partageait avec moi toutes les dépenses du ménage » [23]. Les superlatifs abondent dans les descriptions que Cobbe consacre à Lloyd, désignée tantôt comme « mon amie bien-aimée » ou « l’amie de ma vie » [my own life-friend], les implications maritales de la seconde expression étant explicitées dans des lettres adressées à une amie mariée où elle désignait cette fois-ci Lloyd comme sa conjointe : il était question d’un « époux vagabond » lorsque Lloyd voyageait, ou de « ma vieille femme » et de « mon épouse» [24]. Bien qu’Esther Newton ait démontré de manière convaincante que seule la partenaire masculine donne sa visibilité au couple lesbien, la facilité avec laquelle Cobbe alternait les descriptions de Lloyd, tantôt comme sa femme, tantôt comme son mari, complique la notion même de « lesbienne masculine » [mannish lesbian] [25]. Cobbe était effectivement masculine :elle s’identifiait au monde masculin de la politique, portait ses cheveux courts, et adoptait des modes aux lignes dépouillées perçues comme masculines. Cependant son style proto-butch ne l’empêchait pas d’imaginer Lloyd à la fois sous les traits de l’épouse dévouée et du mari libertin.
27La paralipse, par laquelle on parle de quelque chose en affirmant que l’on n’en discutera pas, était un autre aspect de cette rhétorique du mariage entre femmes. Cobbe attirait l’attention sur sa relation avec Lloyd tout en conservant son caractère privé par le biais de déclarations révélatrices d’informations tenues en réserve. Dans un article publié dans la Contemporary Review en 1900, Cobbe désignait Lloyd comme « l’amie de sa vie » et invoquait le droit des époux à la vie privée pour expliquer pourquoi elle n’avait évoqué Lloyd que de manière allusive dans son autobiographie :« D’une telle amitié… on ne pouvait attendre que je dise plus » [26]. L’édition de 1904 de sa Vie, publiée après la mort de Lloyd et de Cobbe, incluait une introduction qui citait Cobbe, racontant comment elle avait sollicité de Lloyd la permission d’écrire son autobiographie, ainsi que la demande de « réserve » exprimée par Lloyd [27]. En précisant qu’elle avait consulté Lloyd, Cobbe signifiait clairement que Lloyd n’était pas une simple amie, car les amis exigeaient rarement que leur relation fût tenue secrète.
28Bien que Cobbe eût annoncé qu’elle ne parlerait pas de Lloyd de manière détaillée dans son autobiographie, elle lui donnait la place d’honneur dans un récit qui faisait ressortir la première rencontre de Cobbe avec Lloyd comme un évènement marquant et déterminant de sa vie :« À partir de ce moment-là, il y a plus de trente ans maintenant, elle et moi avons vécu ensemble » [28]. Cobbe utilisait les pronoms pour matérialiser son lien marital avec Lloyd, émayant son texte de références à « nous »,« notre jardin »,« notre foyer »,« notre chère petite maison » et « notre jolie petite maison » [29]. Des anecdotes précises brossaient le tableau d’une vie partagée à toute heure avec Lloyd pendant de longues années; Cobbe rapportait ainsi comment, par exemple,
« un matin avant le petit déjeuner [Miss Lloyd] découvrit et acheta, en un temps incroyablement court, cette chère petite maison de South Kensington qui allait devenir notre foyer presque sans interruptions pendant un quart de siècle » [30].
30Avant le petit déjeuner, après dîner, de son vivant, après sa mort, Cobbe signalait de manière répétée qu’elle et Lloyd dépassaient régulièrement des limites que les amies les plus intimes n’avaient que rarement l’occasion de franchir. Bien que dans son autobiographie publiée Cobbe optât pour le langage de l’amitié plutôt que pour les termes conjugaux, qu’elle utilisait dans les lettres qu’elle adressait à ses ami-e-s intimes, elle rapportait aussi ouvertement les dernières paroles de « mon amie » et annonçait son projet d’être « enterrée aux côtés » de Lloyd après sa mort [31].
31L’usage d’expressions communes à la fois au langage de l’amitié et du mariage pour symboliser son amour pour Lloyd culmine chez Cobbe dans un poème qu’elle écrivit en 1873 mais qui ne fut publié que dans la seconde édition, posthume, de son autobiographie. Le poème s’ouvre par une apostrophe à « l’Amie de ma vie » et chacun de ces huit quatrains se termine par ce refrain : « Je te veux – Mary. » Dans les strophes, Cobbe évoque successivement la nature, des scènes de la vie domestique, le corps et l’esprit, la vie et la mort, pour construire le portrait de son amour pour Lloyd :
« Dans la joie et dans la peine, pour le meilleur et pour le pire,
Amie de mon cœur, j’ai encore besoin de toi;
Ma camarade de jeu, mon amie, ma compagne, mon amour
Pour demeurer ici avec toi, pour te serrer dans mes bras,
Je te veux – Mary » [32].
33La manière dont Cobbe multipliait les termes invoquant différents registres de l’intimité révélait ce que son autobiographie se refusait à dire explicitement, le lien conjugal qui l’unissait à l’« amie » dont le nom même, répété plus qu’aucun autre dans le poème, était l’homonyme de «marry», qui signifie « épouser ».
34Les femmes telles que Cobbe décrivaient des « amitiés » qui étaient de facto des mariages, en accumulant les références à l’amitié, la parenté, le mariage et la romance. Leurs récits de vie démontrent que des termes dont nous aurions pu imaginer qu’ils avaient une signification invariable pour la classe moyenne victorienne, tels que « amie » ou « épouse », étaient en fait utilisés avec souplesse et pouvaient recouvrir des sens contradictoires. Les déclarations d’amour ne suffisent pas plus à prouver l’existence d’une relation sexuelle entre femmes à l’époque victorienne, que l’incapacité à trouver des traces d’actes sexuels ne peut suffire à les réfuter. Mais, à travers l’accumulation répétée de références hyperboliques à la passion, l’exclusivité, l’idéalisation, la complicité, le langage intime et la dépendance mutuelle, nous pouvons déterminer un point de basculement qui sépare les amitiés ardentes entretenues par les femmes de l’époque victorienne, des relations sexuelles qu’elles formaient aussi entre elles.
L’AMITIÉ FÉMININE COMME NORME DE GENRE
35Ayant établi que l’amour sans retour, l’infatuation érotique et les unions quasi-maritales se distinguaient des liens sociaux d’amitié, même s’ils étaient souvent décrits par le biais de la terminologie de l’amitié, nous pouvons maintenant commencer à explorer la signification de l’amitié en tant que telle. Une des raisons pour lesquelles les chercheurs ont eu tant de difficulté à distinguer les amitiés des idylles entre femmes est que les femmes de l’époque victorienne utilisaient couramment un langage d’un romantisme saisissant pour décrire les sentiments qu’elles éprouvaient pour leurs amies et leurs connaissances. Dans les souvenirs qu’elle rédigea à l’attention de sa fille en 1881, Augusta Becher (1830-1888) se remémorait le profond amour d’enfance qu’elle éprouva pour une cousine de quelques années plus âgée qu’elle :« Jusque dans mes plus lointains souvenirs je l’adorais, la suivant partout et heureuse de m’asseoir à ses pieds comme un chien » [33]. En 1861, Ann Gilbert (1782-1866), alors âgée de 71 ans, envoya un poème à une amie, en hommage à un lien forgé dans l’enfance et qui avait su résister au temps : « Comme des pétales de rose dans un vase en porcelaine/Continuent d’exhaler le parfum épanoui des saisons passées/De même, si vieilles que soient ces femmes/Survit encore leur jeune affection » [34]. Les métaphores utilisées par Gilbert, empruntées au langage des fleurs et au répertoire de la poésie romantique, attestaient que l’amitié entre femmes pouvait être aussi vitale et fertile que la reproduction biologique et la sexualité féminine, auxquelles ces figures de la fécondité renvoyaient d’ordinaire. Les amies de l’époque victorienne utilisaient de manière interchangeable l’expression « aimer » et d’autres plus faibles, comme « porter de l’affection » ou « aimer bien », et les femmes utilisaient souvent le langage romanesque pour décrire leurs sentiments à l’égard de femmes qui étaient des amies, et non des amantes.
36En 1927, le Doyen de Windsor évoquait « la chaleur et la tendresse de l’amour » que la Duchesse de Kent avait ressenti pour sa tante, Augusta Stanley, dont la « réponse passionnée » les mena vers un « amour mutuel [qui] porta le bonheur dans leur vie à toutes deux » [35]. L’auteur de The Life and Friendships of Catherine Marsh(1917) décrivait la rencontre de Marsh avec son amie Caroline Maitland en 1836 comme un coup de foudre : « dès leur première rencontre les deux jeunes filles furent mutuellement attirées l’une par l’autre ». Cette attirance les conduisit à nouer une correspondance qui allait se poursuivre toute leur vie, mais l’existence même de tant de lettres est la preuve que ces femmes se voyaient rarement en personne. De son côté, Ann Gilbert, l’image même de la femme au foyer, écrivait avoir atteint « dans son sang brûlant la chaleur de la fièvre [blood-heat-fever-heat] sur le thermomètre de l’amitié » avec une jeune voisine [36], mais rien dans sa longue autobiographie ne laisse suggérer que cette relation alla au-delà de l’« amitié » qu’Anna Jameson distinguait de l’« amour » [37] dans une lettre de 1836 adressée à Ottilie von Goethe [38].
37Si l’amitié était une présence aussi pénétrante et chargée d’émotion dans les récits de vie des femmes de l’époque victorienne, c’est parce que les Victoriens appartenant à la classe moyenne considéraient l’amitié et la vie de famille comme complémentaires. Les relations intimes entre femmes qui débutaient alors que toutes deux étaient encore célibataires survivaient souvent au mariage et à la maternité. Le Memoir of Mary Lundie Duncan (1842), rédigé par la mère de Duncan deux ans après la mort prématurée de celle-ci à l’âge de 25 ans, comprenait de nombreuses lettres adressées par Duncan (1814-1840) à ses amies, dont une écrite six semaines après la naissance de son premier enfant :
« Mon amie bien-aimée, ne crois pas que j’ai été si longtemps silencieuse parce que tout mon amour s’est concentré sur ma nouvelle et très intéressante responsabilité. Ce n’est pas le cas. Mon cœur se tourne vers toi comme il a toujours eu coutume de le faire, avec une affection profonde et tendre, et l’amour que j’éprouve pour mon bel enfant me fait apprécier plus encore la valeur de ton amitié » [39].
39Les hommes respectaient les amitiés de femmes comme étant partie prenante de la vie de famille de leurs épouses et de leurs mères. Dans la biographie que Charlotte Hanbury consacrait en 1905 à sa sœur missionnaire, Caroline Head, elle incluait une lettre que le Révérend Charles Fox écrivait à Head en 1877, peu après la naissance de son premier enfant :« Je souhaite désespérément te voir ainsi que ton prodige de fils, et ta perfection de mari, et ta si bien aimée amie-sœur [sister-friend] à toute épreuve, Emma Waithman » [40]. Bien que Head et Waithman n’aient jamais partagé le même foyer, leur correspondance régulière, leurs longues visites, et leurs fréquents voyages en commun suffisaient à Fox pour assigner à Waithman un statut socialement identifiable comme membre informel de la famille, une « amie-soeur » qu’il convenait de citer immédiatement après le fils et le mari de Head.
40Ces relations complémentaires entre la famille, le mariage et l’amitié opéraient dans de multiples directions. La famille et le mariage étaient comparés à l’amitié, coexistaient de manière harmonieuse avec elle, et donnaient naissance à des amitiés nouvelles; à leur tour, celles-ci facilitaient les rencontres amoureuses et le mariage. Les relations amicales forgeaient des réseaux qui ouvraient la voie à des alliances conjugales. Lady Battersea racontait comment Louise et Hannah, deux femmes de sa connaissance,« devinrent des amies intimes, et le mariage heureux de Leo [à la sœur d’Hannah] fut dans une certaine mesure le résultat de cette amitié » [41]. Le mariage de Lady Augusta Bruce à Arthur Stanley, par la suite Doyen de Westminster, avait été parfaitement préparé par une amie qui s’était associée à la sœur de Stanley pour arranger la visite lors de laquelle Stanley pourrait faire sa demande en mariage :
« Ma Chère Mademoiselle Stanley… Cela faciliterait-il leur première rencontre si le Dr. Stanley et Augusta venaient déjeuner chez moi le 4. Il me rendrait visite et parlerait de ses voyages durant le repas, et je m’éclipserais (en lui murmurant, allez-y, Stanley, allez-y !) et alors ils devraient pouvoir tout arranger en 5 minutes. »
42C’est bien ce qu’ils firent en effet, et Augusta, qui avant son mariage occupait la fonction de dame d’honneur de la reine Victoria, expliqua que « l’une des grandes valeurs du Dr. Stanley à mes yeux serait que je puisse lui parler continuellement de ma chérie [la reine Victoria] et lui apprendre à L’aimer !» [42].
43En plus d’orchestrer présentations et demandes en mariages, les amies se faisaient complice des rencontres amoureuses en persuadant leurs intimes que le mariage était séduisant et chargé d’émotion. Les femmes mariées exposaient les joies du mariage auprès de leurs amies avec autant d’ardeur que n’importe quel soupirant. Ann Gilbert, alors encore Taylor, rapportait à son amie Anna Forbes Laurie, récemment mariée, chaque étape de la cour que lui faisait le Révérend Gilbert, et elle l’informa immédiatement après avoir accepté sa demande en mariage, se rappelant que son amie l’avait aidée et persuadée de dire oui :« J’apprends relativement facilement à croire que ce que tu me disais était vrai,“Oh, ce délicieux amour mutuel” » [43]. Du début à la fin, le mariage s’intégrait au monde de l’amitié féminine.
44Pour les femmes arrivées, qui se donnaient pour le modèle de la vraie lady, les amitiés féminines comptaient autant dans leur vie que la dévotion à la famille ou à l’église. La romancière anglicane Charlotte Yonge (1823-1901) décrivait sa vie comme structurée par trois grandes amitiés féminines, et cela dès l’enfance avec sa cousine préférée, « Ma chère, chère Anne, que j’ai toujours aimé de tout mon cœur !». Dans le récit que fait Yonge de cet amour de jeunesse pour Anne, on trouve l’un des rares exemples d’une amitié de jeune fille réprimée par les adultes :
«…le grand amour de toute notre vie se faisait jour. Anne et moi étions toujours ensemble. Nous aurions voulu nous promener en nous tenant par la taille, mais nos mères trouvaient cela stupide, et il nous fut dit que l’on pouvait aussi bien se montrer de l’affection sans pour autant “se tripoter”. Je continue de penser que c’était sévère, et que ce témoignage de tendresse n’aurait fait aucun mal. Mais je me souviens d’une longue promenade avec les nurses et les petits autour de Kitley Point… Nous avons cueilli [des campanules] dans le ravissement de l’enfance parmi les fleurs, échangeant nos bouquets les plus réussis de ces tiges, et nous avons senti nos cœurs aller l’un vers l’autre. En tout cas moi je l’ai senti, et de manière si intense, qu’aujourd’hui encore le talus de Kitley – oui, et une campanule blanche – suffit à me rappeler cette chère Anne et cet ancien amour » [44].
46Ce passage montre des mères cherchant à limiter la manière dont leurs filles expriment leur affection, mais non ce penchant lui-même. Yonge riposte au blâme maternel condamnant le « tripotage » en mettant en avant son propre jugement favorable, dont le poids est renforcé par son statut, en tant qu’adulte, de romancière dont les travaux sont éminemment respectables et distingués. Le simple fait de se remémorer Anne et le paysage qui continue de symboliser leur amour dans le présent est un moyen d’échapper aux efforts de leurs mères pour réfréner celui-ci dans le passé. Jamais ouvertement une rebelle, Yonge neutralise la portée des critiques et de la désapprobation maternelle en qualifiant les mères de « sévères », contestant ainsi subtilement non seulement leur jugement mais aussi leur féminité, qui souffre de la comparaison avec « l’amour » existant entre les deux filles, hyper-féminines dans l’expression de leur « tendresse ».
LE RÉPERTOIRE DE L’AMITIÉ
47Comme nous l’avons vu, on considérait que l’amitié féminine remplissait la fonction sociale de féminisation, ce qui conduisit Sarah Ellis à promouvoir l’amitié aux côtés de la maternité et du mariage comme l’un des devoirs des femmes. Dans son livre The Bonds of Womanhood, l’historienne Nancy Cott a démontré de manière convaincante qu’aux États-Unis, sous l’influence de l’idéal de la femme au foyer [domestic ideology], l’amitié entre femmes fut encouragée comme un moyen de confiner les femmes dans un monde féminin et de les cantonner à des rôles féminins, même si l’amitié féminine jeta aussi les bases d’un mouvement féministe qui chercha à ouvrir les mondes masculins de l’éducation et du travail professionnel aux femmes [45]. Mais même les femmes qui n’étaient pas d’actives réformistes féministes appréciaient les possibilités que leur offraient les amitiés d’aller au delà des limites assignées à leur genre sans être pour autant perçues comme masculines ou mal élevées. En tant qu’amies, par exemple, les femmes avaient la possibilité d’exercer une prérogative d’ordinaire réservée aux hommes : adopter une posture active à l’égard de l’objet de leur affection. Dans un mémoire paru dans les années 1880, mais où elle évoquait les années 1830, Georgiana Sitwell, plus tard Swinton (née en 1824), se remémorait une gouvernante qui « était romantique, vouait un culte au vicaire et forma un attachement passionné pour notre gouvernante française fraîchement débarquée » [46]. Sitwell se souvenait que si le « romantisme » de la gouvernante s’exerçait de manière uniforme à l’égard des hommes et des femmes, son comportement différait selon que l’objet de son affection était male ou femelle : pleine de déférence et implicitement cachottière dans son « adoration » pour le vicaire, démonstrative et dynamique dans la « passion » qu’elle « forma » – c’est-à-dire choisi et façonna – pour sa collègue gouvernante.
48Puisque les liens avec les parents et les frères et sœurs étaient donnés, et non choisis, l’amitié était pour de nombreuses filles la première expérience d’une affinité élective plutôt qu’imposée. Pour les femmes qui avaient grandi dans des familles de plus de dix enfants, l’amitié était également la première expérience d’une dyade plutôt que d’un essaim. Quoique les femmes aient eu le pouvoir de rejeter les offres de mariage et d’attirer, par des moyens subtils, les hommes qu’elles désiraient comme époux, elles n’avaient pas le droit de choisir un compagnon de manière trop manifeste; c’était seulement dans les brocards de Punchque les femmes demandaient les hommes en mariage, et l’on considérait également inconvenant pour une femme d’être celle qui commençait à faire la cour. En revanche, il était parfaitement acceptable pour une femme de faire les premiers pas pour offrir son amitié à une autre femme, ou de consolider une amitié en écrivant à une connaissance féminine, en lui rendant visite, ou en lui offrant un présent. Les femmes de l’aristocratie s’étaient échangé cadeaux, miniatures et poèmes depuis des siècles, et à l’ère victorienne la pratique se répandit chez les femmes de la classe moyenne, quel que soit leur âge. L’une des amies intimes d’Emily Shore, alors adolescente, Elizabeth, lui donna, avant de quitter l’Angleterre, une « chaîne fabriquée à partir de son abondante et magnifique chevelure brune », présent que Shore considéra comme un gage de l’affection de son amie et qu’elle se réjouissait d’afficher comme un signe de distinction sociale :
« J’avais l’habitude de porter une mignonne petite chaîne faites de cheveux que j’avais achetés, et lorsque les gens me demandaient “à qui appartiennent ces cheveux”, j’étais mortifiée d’avoir à leur répondre “à personne”. Maintenant, lorsque l’on me posera la même question, je pourrai dire qu’il s’agit des cheveux de ma meilleure et plus chère amie » [47].
50Les femmes d’âge mûr peignaient des portraits de leurs amies et composaient des poèmes en leur honneur qu’elles leur offraient ensuite en cadeau, créant ainsi une économie de l’amitié à partir d’objets fabriqués de leur main qui célébraient certes la beauté, la loyauté et les accomplissements de leur amie, mais qui n’en louaient pas moins implicitement leur conceptrice pour avoir si sagement fait son choix.
51L’amitié féminine offrait aux femmes de la classe moyenne la possibilité de profiter d’un autre privilège que les chercheurs supposaient réservé aux hommes, celui de faire étalage de leur affection et d’éprouver des sensations physiques agréables en dehors du mariage, sans perdre pour autant leur respectabilité. Des femmes qui étaient amies, et non amantes, évoquaient sans réticence des échanges de baisers et de caresses dans des documents que leurs conjoints et les membres de leur famille publiaient sans trouver à redire. Les femmes s’embrassaient régulièrement sur la bouche, geste qui pouvait n’être qu’une banale salutation de courtoisie mais qui pouvait aussi procurer une satisfaction intense. Emily Shore, issue d’une famille anglicane du Bedfordshire si convenable qu’elle n’avait pas le droit de lire Byron, décrivait dans un journal intime que ses sœurs publièrent par la suite,« le plaisir sincère » qu’elle ressentit à l’occasion d’une visite dans la chambre de son amie Miss Warren :
« Elle était assise dans son lit, si charmante et si jolie que je ne pouvais la quitter des yeux… Elle me fit asseoir sur le lit, et elle m’embrassa à plusieurs reprises, et elle fut plus gentille que jamais avec moi [et] elle tint ma main serrée entre les siennes » [48].
53Frances Power Cobbe décrivait dans son autobiographie comment Mary Somerville, une femme mariée et une bonne amie à elle, mais en aucun cas son amante, « m’embrassa tendrement [et] et m’offrit une photographie d’elle »; Cobbe ressentit en retour « une si tendre affection » pour Somerville « qu’assise à côté d’elle sur le sofa… je pouvais à peine me retenir de la caresser » [49]. Cobbe n’écrivit jamais rien d’aussi explicite sur les caresses qu’elle pouvait partager avec sa compagne Mary Lloyd, car les règles de la respectabilité exigeaient des couples mariés qu’ils évitent, en public, tout geste révélateur de leur vie sexuelle commune. Les amis, en revanche, pouvaient échanger ouvertement des gages matériels de leur affection et s’afficher en train de donner ou de recevoir caresses et baisers en toute amitié.
54L’amitié féminine donnait aux femmes, qu’elles soient mariées ou non, l’opportunité de multiplier les conquêtes sociales en toute impunité, puisqu’une femme pouvait témoigner d’un amour dévoué, d’une affection enjouée, d’une attraction passagère, et d’une ardente sensibilité à la beauté physique, à l’égard de multiples amies féminines, sans pour autant encourir de reproches. L’éditeur des journaux d’Emily Shore notait qu’au moment même où Shore écrivait aimer Matilda Warren, son journal était également « tout particulièrement rempli de son amour passionné » pour une femme appelée Mary [50]. La société victorienne condamnait durement l’adultère, fustigeait les entremises féminines hétérosexuelles, et considérait qu’il était inconvenant pour une femme de chercher à concurrencer les hommes au plan intellectuel, professionnel ou physique. Mais une femme pouvait profiter, sans ressentir de culpabilité, du plaisir de jouer avec les affections d’une autre femme ou de rivaliser avec d’autres pour obtenir la primeur de son amitié.
55Dans l’âge mûr comme dans la jeunesse, les femmes adoraient attirer et s’attacher les faveurs d’amies qu’elles avaient souvent choisies pour leur beauté et leur popularité. Dans une lettre adressée à son frère en 1817, la célibataire Catherine Hutton de Birmingham (1756-1846) se vantait, « J’ai été la grande favorite d’une femme très élégante et très intelligente ».À une amie mariée qui lui donnait souvent des conseils en matière de mode, elle décrivait ainsi son intention de se faire encore une « nouvelle » amie : « elle est belle, sans prétention, et très amicale avec moi » [51]. Les rivalités féminines au sujet des hommes étaient découragées, car elles impliquaient que les femmes se battaient pour conquérir leur époux, mais les femmes avaient le droit de se disputer les faveurs d’autres femmes. Lady Monkswell se glorifiait d’avoir « supplanté » une autre femme au titre de « grande amie » de Mme Edith Bland, et le parent qui procéda à l’édition publique de ses lettres et de ses journaux inclut plusieurs autres cas où elle se vantait de succès similaires. [52] Les femmes pouvaient exprimer leur délectation à se disputer ainsi les faveurs d’autres femmes sans perdre pour autant la féminité qu’on leur attribuait, bien qu’en agissant de la sorte elles fussent allées au-delà de ce que leur statut de femme autorisait dans leurs rapports avec les hommes.
56De la même façon que les femmes se vantaient de conquérir de nouvelles amies, elles appréciaient aussi ouvertement leurs charmes physiques réciproques.
57Les femmes commentaient de façon compulsive, dans leurs journaux comme dans leurs lettres, l’apparence physique de chaque nouvelle femme qu’elles rencontraient, même quand elles ne connaissaient pas celle-ci personnellement ou qu’elles ne la considéraient pas comme une amie intime. En 1877, Lady Monkswell, alors âgée de 28 ans, écrivait dans son journal avoir rencontré une
« fille vraiment très belle… une certaine Miss Graham de Netherby… avec des cheveux d’un magnifique brun-roux foncé, des yeux bleus foncés languissants, les lèvres les plus belles, rouges, finement ourlées, et pulpeuses (et selon les mots de Rossetti,“Je l’ai vu sourire”)»,
59pour finir par conclure :« Donnez-nous un peu plus de filles de ce genre » [53].
60Monkswell n’était pas la seule à souhaiter évoquer le plaisir qu’elle trouvait à la beauté d’autres femmes; l’actrice Fanny Kemble écrivait dans ses Records of Girlhood (1879) avoir rencontré deux sœurs « aussi belles de corps que de visage », dont les robes « dégageaient les épaules et la poitrine », et se souvenait « avoir souhaité que son bien-être personnel ainsi que la bienséance générale du savoir-vivre moderne autorisât la robe de soirée d’Isabella Forrester à glisser entièrement afin de révéler son buste exquis » [54].
61Les annales des récits de vie écrits par les femmes de l’époque victorienne soulignent toujours et encore que l’amitié féminine se situait au cœur de ces institutions sacrées pour la classe moyenne qu’étaient le mariage et la famille.
62L’amitié féminine était un lien social très différent de l’amour sans retour ou de l’infatuation obsessionnelle d’un côté, et du mariage entre femmes, de l’autre. Comme l’infatuation, l’amitié féminine distillait un parfum de romance, mais les amitiés duraient plus longtemps que les béguins. Comme l’amour sans retour, l’amitié féminine reposait en partie sur l’idéalisation, mais l’amitié était conçue comme une relation réciproque, mutuellement avouée, alors que l’amour sans retour se complaisait dans l’asymétrie existant entre l’amoureux et l’aimé. Les amitiés et les unions maritales entre femmes bénéficiaient d’un degré surprenant d’acceptation sociale, mais des amies n’étaient pas aussi intimes que des conjointes; elles vivaient rarement ensemble, se léguaient rarement tous leurs biens, et demandaient rarement à être enterrées ensemble.À l’inverse, bien que les femmes engagées dans des mariages entre femmes eussent évoqué leur relation avec une franchise que beaucoup d’entre nous pourraient trouver aujourd’hui surprenante, les conjointes avaient tendance à se référer l’une à l’autre en public comme à des sortes d’amies exceptionnelles, signe que l’amitié était un lien plus acceptable et apprécié que ne l’était le mariage entre femmes. L’amitié féminine elle-même était un lien social qui avait sa propre signification, et qui entretenait une relation complexe avec la vie de famille structurant les relations au sein de la classe moyenne. Les manuels de savoir-vivre et les récits de vie dépeignaient l’amitié comme l’expression parfaite d’une féminité normative, qui requérait que les femmes s’identifient à d’autres femmes, facilitait l’industrie du marché matrimonial et encourageait cet attribut féminin qu’est l’altruisme. Cependant, les récits de vie démontrent également que si l’amitié attirait si fortement les femmes, c’est parce qu’elle leur permettait de se disputer ouvertement les faveurs d’autres femmes, et d’apprécier leur beauté physique. La centralité de l’amitié féminine dans la société victorienne était renforcée par sa relation complexe aux normes sociales : d’un côté, l’amitié reproduisait le système rigide de différentiation selon le genre, mais de l’autre, elle produisait un degré signifiant de jeu à l’intérieur de ce même système de genre.
63Traduit de l’anglais par Florence TAMAGNE.
Notes
-
[1]
Cet article est extrait de Sharon MARCUS, Between Women : Friendship, Desire, and Marriage in Victorian England, adapté par l’auteur pour la RHMC et reproduit avec la permission de Princeton University Press.
-
[2]
Mrs. ELLIS, The Women of England :Their Social Duties, and Domestic Habits, London, Fisher, Son & Co.,1839,2nd éd., p.47.
-
[3]
Mrs ELLIS, The Daughters of England. Their Position in Society, Character, and Responsabilities, London, Fisher, Son,1842, p.337.
-
[4]
Roland BARTHES, Sade/Fourier/Loyola, trad. Richard Miller, New York, Hill & Wang, rééd.1976, p.109-110 (1re éd. : Sade/Fourier/Loyola, Paris, Seuil, Coll.« Tel Quel »,1970).
-
[5]
Voir Leonore DAVIDOFF, Catherine HALL, Family Fortunes :Men and Women of the English Middle Class 1780-1850, Chicago, University of Chicago Press,1987, p.402-3; John GILLIS,For Better, For Worse : British Marriages,1600 to the Present, New York, Oxford University Press,1985, p.14,136-138 et 142. Voir aussi Alan BRAY, The Friend, Chicago, University of Chicago Press, 2003, p.217 et 226.
-
[6]
Carroll SMITH-ROSENBERG, « The Female World of Love and Ritual », in Joan SCOTT (éd.), Feminism and History, Oxford, Oxford University Press,1996, p.366-397.
-
[7]
Adrienne RICH,« Compulsory Heterosexuality and Lesbian Existence », in Elizabeth ABEL, Emily K. ABEL (ed.), The Signs Reader :Women, Gender, and Scholarship, Chicago, University of Chicago Press, 1983,1re éd.1980.
-
[8]
Martha VICINUS, Intimate Friends :Women Who Loved Women, 1778-1928, Chicago, University of Chicago Press,2004, p.xv,51,59,69 et 232.
-
[9]
Ibidem, p.91-98.
-
[10]
Sur la difficulté à définir le degré d’intimité existant entre Mill et Taylor, voir Jo Ellen JACOBS, The Voice of Harriet Taylor Mill, Bloomington, Indiana University Press, 2002, p. xxvi, 112,113,114 et 122. Sur la probabilité que Munby et Cullwick n’aient jamais eu de relations sexuelles, voir Liz STANLEY (éd.), The Diaries of Hannah Cullwick,New Brunswick (NJ), Rutgers University Press,1984, p.4.
-
[11]
Sur les réticences masculines à évoquer la sexualité maritale et extra-maritale dans des récits de vie aussi bien publics que strictement privés, voir Harriet BLODGETT,« Capacious Hold-All »:An Anthology of Englishwomen’s Diary Writings, Charlottesville, University Press of Virginia, 1991, p. 47; Patrick JOYCE, Democratic Subjects :The Self and the Social in Nineteenth-Century England, Cambridge, Cambridge University Press, 1994, p. 51; David VINCENT, Bread, Knowledge, and Freedom :A Study of Nineteenth-Century Working Class Autobiography, London, Methuen,1981, p. 43.
-
[12]
Julia CARTWRIGHT [Mrs. ADY ] (éd.), The Journals of Lady Knightley of Fawsley 1856-1884, London, John Murray,1915, p.173; Lady Elizabeth BUTLER,An Autobiography, London, Constable,1922, p.168.
-
[13]
Voir M.VICINUS,Intimate Friends,op.cit., p.121-126; Rosemarie BODENHEIMER,« Autobiography in Fragments :The Elusive Life of Edith Simcox »,Victorian Studies, Printemps 2002,44/3, p.399-422; et Pauline POLKEY, « Recuperating the Love-Passions of Edith Simcox », in Pauline POLKEY (ed.), Women’s Lives into Print :The Theory, Practice and Writing of Feminist Auto/Biography, London, Macmillan, 1999, p.61-79.
-
[14]
Constance M. FULMER, Margaret BARFIELD (ed.), A Monument to the Memory of George Eliot : Edith J.Simcox’s Autobiography of a Shirtmaker, New York, Garland Publishing,1998, p.184,26,61 et 159.
-
[15]
Ibidem, p.3,60; voir aussi M.VICINUS, Intimate Friends, op.cit., p.123-124.
-
[16]
C. M.FULMER et M.BARFIELD (ed.), A Monument to…, op.cit., p.120.
-
[17]
Margaret Leicester WARREN, Diaries, vol. II (impression hors commerce, 1924), p. 233,247 et 249.
-
[18]
Ibidem, p.287,291 et 293.
-
[19]
Voir, par exemple, la biographie qu’Emma STEBBINS a consacré à son épouse Charlotte Cushman, Charlotte Cushman :Her Letters and Memories of Her Life, Boston, Houghton, Osbood and Co.,1879, p.65 et 138.
-
[20]
Magnus HIRSCHFELD,The Homosexuality of Men and Women, New York, Prometheus Books,2000, p.805 (traduction de Michael A.LOMBARDI-NASH;1re éd.1914). Hirschfeld remarquait que de tels arrangements maritaux étaient plus courants entre femmes car des hommes vivant ensemble suscitaient davantage la suspicion; ibidem, p.806.
-
[21]
Florence FENWICK MILLER, dans un article de 1896 pour le Woman’s Signal, citée par Sally MITCHELL, Frances Power Cobbe :Victorian Feminist, Journalist, Reformer, Charlottesville, University of Virginia Press,2004, p.351.
-
[22]
Voir Frances Anne KEMBLE, Further Records.1848-1883, vol. II, London, Richard Bentley,1890, p.41-2,81 et 88. Cobbe était encore en vie quand Kemble publia les lettres citées ici.
-
[23]
La référence à Lloyd comme à une amie avec laquelle Cobbe partageait les soins du ménage est tirée de son autobiographie,Life of Frances Power Cobbe, Londres, Swan Sonnenschein,1904,2e éd., p.438.
-
[24]
Cobbe désigne Lloyd comme l’« amie de sa vie » dans un article intitulé « Recollections of James Martineau, the Sage of the Nineteenth Century », publié dans Contemporary Review, n° 77, février 1900, p.186 et cité dans S.MITCHELL,Frances Power Cobbe,op.cit.,p.359. Cobbe appelle Lloyd « mon amie bienaimée » dans Life of Frances Power Cobbe. By Herself, 2 vols., Boston, Houghton, Mifflin & Co., 1895, vol. 2, p. 645; les autres références sont toutes tirées de lettres écrites en 1865 à la femme de science Mary Somerville, et conservées parmi les Mary Somerville Papers à la Bodleian Library d’Oxford, et citées par S. MITCHELL, ibidem, p.209,157 et 197.
-
[25]
Esther NEWTON,« The Mythic Mannish Lesbian :Radclyffe Hall and the New Woman » (1984), reproduit dans Margaret Mead Me Gay : Personal Essays, Public Ideas, Durham, Duke University Press, 2000, p.176-188.
-
[26]
F.P.COBBE, Life (1904), op.cit., p.393 et 711.
-
[27]
Ibidem, p.v et 708.
-
[28]
Ibidem, p.393.
-
[29]
F. P. COBBE, Life (1894), op.cit.,vol.2, p.361,404 et 401.
-
[30]
F.P.COBBE, Life (1904), op.cit., p.395.
-
[31]
Ibidem, p.711 et 708.
-
[32]
Ibidem, p.710.
-
[33]
H.G.RAWLINSON (ed.),Personal Reminiscences in India and Europe 1830-1888 of Augusta Becher, London, Constable,1930, p.20.
-
[34]
Josiah GILBERT (ed.),Autobiography and Other Memorials of Mrs. Gilbert, London, C.Kegan Paul, 1878 (3e éd.), p. 420 et 442.
-
[35]
Albert BAILLIE (ed.), Letters of Lady Augusta Stanley :A Young Lady at Court, London, Gerald Howe,1927, p.12 et 14.
-
[36]
J.GILBERT (ed.), Autobiography…, op.cit., p.77.
-
[37]
« amitié » et « amour » en français dans le texte.
-
[38]
G. H. NEEDLER (ed.), Letters of Anna Jameson to Ottilie von Goethe, London, Oxford University Press,1939, p.53-54.
-
[39]
Memoir of Mrs. Mary Lundie Duncan :Being Recollections of a Daughter by Her Mother, Edinburgh, William Oliphant & Son,1842, p.228 (2nd éd.).
-
[40]
Charlotte HANBURY, Life of Mrs. Albert Head, London, Marshall Brothers, 1905, p.100.
-
[41]
Constance BATTERSEA, Reminiscences, London, Macmillan, 1922, p.48.
-
[42]
A.BAILLIE (ed.), Letters of Lady Augusta Stanley, p. 319 et 295.
-
[43]
J.GILBERT (ed.), Autobiography…, op.cit., p.191.
-
[44]
Christabel COLERIDGE, Charlotte Mary Yonge :Her Life and Letters, London, Macmillan & Co., 1903, p.66 et 83.
-
[45]
Nancy COTT, The Bonds of Womanhood :« Woman’s Sphere » in New England,1780-1835, New Haven, Yale University Press,1977, p.167-188.
-
[46]
Osbert SITWELL, Two Generations, London, Macmillan,1940, p. 28.
-
[47]
The Journal of Emily Shore, London, Kegan Paul,1891, p.269.
-
[48]
Ibidem, p.202-203.
-
[49]
F.P.COBBE, Life,(1894), vol.2, p.350 et 349.
-
[50]
The Journal of Emily Shore, p. 207.
-
[51]
Mrs. Catherine HUTTON BEALE (ed.),Reminiscences of a Gentlewoman of the Last Century :Letters of Catherine Hutton, Birmingham, Cornish Brothers,1891, p.162-63 et 186.
-
[52]
Hon. E. C. F. COLLIER (ed.), A Victorian Diarist : Extracts from the Journals of Mary, Lady Monkswell, London, John Murray,1944, p. 12.
-
[53]
Ibidem, p.25.
-
[54]
Frances KEMBLE, Records of Girlhood, New York, 1879, p. 302