Notes
-
[1]
Krzysztof POMIAN, L’ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984.
-
[2]
Reinhart KOSELLECK, Le futur passé : contributions à la sémantique des temps historiques (1979), Paris, Éditions de l’EHESS, 1990.
-
[3]
Les lieux de Mémoire, sous la direction de Pierre NORA, 3 t., Paris, Gallimard, 1984-1992.
-
[4]
Hans JONAS, Le principe de responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique (1980), trad. par J. Greisch, Paris, Cerf, 1990.
-
[5]
Les lieux de mémoire, op. cit., t.3, vol.3,1992, p. 1011-1012.
-
[6]
Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 297.
-
[7]
Ibid., p. 265.
-
[8]
Philosophie des sciences historiques : le moment romantique, textes de P. [de] Barante, V. Cousin, F. Guizot, J. Michelet et al., réunis et présentés par Marcel GAUCHET, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1988, repris en coll. « Points Histoire : L’Histoire en débats », Paris, Seuil, 2002.
-
[9]
Roger CHARTIER, Au bord de la falaise :l’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998, p. 10.
-
[10]
Ce texte est repris dans Lucien FEBVRE, Combats pour l’histoire, (1953), Paris, Armand Colin, 2e éd. 1965, p. 34-43.
-
[11]
Ibid., p. 42.
-
[12]
Sur la mutation de l’histoire en discours de « savoir », sa concurrence avec les sciences sociales et ses difficultés à inventer une écriture adaptée aux nécessités de l’âge démocratique, voir Jacques RANCIÈRE, Les noms de l’Histoire : essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992.
-
[13]
Depuis la rédaction de cette « lecture », ont paru : F. HARTOG, Évidences de l’histoire : ce que voient les historiens, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005, et Anciens, modernes, sauvages, Paris, Galaade, 2005 ainsi que Levent YILMAZ, Le temps moderne : variations sur les Anciens et les contemporains, Paris, Gallimard, 2004.
À propos de : FRANÇOIS HARTOG, Régimes d’historicité : présentisme et expériences du temps, Paris, Seuil, 2003,258 p., 21€
1Ce livre semble être le produit de deux interrogations de nature différente.
2S’y déploie d’une part la curiosité de l’anthropologue et de l’historien, cherchant à comprendre « comment, selon les lieux, les temps et les sociétés », « ces catégories à la fois de pensée et d’action » que sont le passé, le présent et le futur, « sont […] mises en œuvre et viennent […] à rendre possible et perceptible le déploiement d’un ordre du temps» (p. 27). Par cette expression, qu’il emprunte à Krzysztof Pomian [1], F. Hartog désigne les rapports que les individus et les groupes entretiennent avec les structures élémentaires de la temporalité dans une société donnée, soit ce que lui-même appelle un « régime d’historicité ».
3Cette interrogation première, que le livre installe dans la longue durée et fait porter sur des aires culturelles différenciées, rencontre néanmoins constamment une inquiétude d’essayiste, centrée sur le présent le plus contemporain des sociétés occidentales modernes. Dans cette seconde posture, l’auteur se montre particulièrement soucieux des méfaits que serait susceptible de produire le « régime d’historicité » qui, selon lui, dominerait dans les sociétés européennes actuelles (et peut-être tout particulièrement dans la société française), où le présent se serait vu attribuer, dans les dernières décennies du XX e siècle, une place disproportionnée. Baptisant ce déséquilibre du nom de « présentisme », F. Hartog le définit comme la montée en puissance d’un « présent monstre » (p.217), gros d’un passé qui ne semblerait plus pouvoir être dépassé et phagocytant toujours un peu plus un avenir devenu davantage source d’angoisses que principe de progrès, d’espérance ou de renouveau.
4Cette double interrogation détermine la structure même de l’ouvrage. Un premier parcours (ou « ordre du temps I ») est en effet composé de trois chapitres qui emmènent le lecteur des îles du Pacifique de Marshall Sahlins à l’Amérique de Chateaubriand, en passant par la mer d’Ulysse et la chrétienté d’Augustin. Dans cette première partie, F.Hartog redéploie les notions méta-historiques de champ d’expérience et d’horizon d’attente proposées par Reinhart Koselleck [2] pour tenter d’analyser comment, dans des moments de crise où un « régime d’historicité » semble vaciller sans qu’un autre schéma de temporalité paraisse immédiatement susceptible de venir combler l’inquiétante « brèche » ainsi ouverte, des individus peuvent travailler à redéfinir, pour eux-mêmes et pour la société dans laquelle ils évoluent, un nouveau rapport au temps. Même si l’auteur n’attribue pas aux moments ainsi analysés d’autre statut que celui d’« escales » dans une « traversée » qu’il avoue lui-même « trop rapide » (p.209), une lecture d’ensemble de l’« itinéraire » (p.29) parcouru est néanmoins proposée en filigrane. Elle se fonde, là encore, sur le modèle d’intelligibilité historique des conceptions du temps et de l’histoire proposé par R.Koselleck. Certes, le « régime héroïque d’historicité » (p.39) qui caractériserait la temporalité maori, tout comme la figure d’Ulysse, pleurant sur la distance qui le sépare d’un autre état de lui-même qu’il ne peut encore, dans le régime épique où il évolue, nommer « passé », ne sauraient être, selon un tel schéma, que des prodromes. Mais, au travers de l’effet de continuum que crée la mise en série d’études d’abord publiées séparément, ces moments se trouvent comme happés par le mouvement mis en évidence par R. Koselleck.
5Soulignant que, depuis l’Antiquité, l’histoire était comprise comme maîtresse de vie (magistra vitæ), c’est-à-dire comme un réservoir d’exemples susceptibles de venir informer l’action, l’historien allemand datait de la fin du XVIII e siècle – qui vit l’irruption dans la langue allemande d’une Geschichte comprise au singulier – l’émergence d’un régime moderne d’historicité qui articulait un champ d’expérience, pensé alors comme différence radicale, à un horizon d’attente défini en termes de progrès. Or c’est en ces termes que F.Hartog, dans un chapitre intitulé « Entre l’ancien et le nouveau régime d’historicité », oppose deux textes où Chateaubriand médite sur le sens de l’aventure américaine. Dans l’un, l’Essai historique, paru en 1797, l’Amérique apparaît comme refondation d’une nouvelle Rome. Dans l’autre, publié en 1827 et intitulé Voyage en Amérique, le Nouveau Monde, pensé comme un enfant « des Lumières et de la Raison », devient le modèle d’une organisation politique nouvelle. De ces deux images, impossibles à concilier, F. Hartog conclut que Chateaubriand exprime et donne forme à la rupture que pointait R. Koselleck, en opposant, sans réellement trancher, une lecture du présent qui cherche dans le passé exemplaire des modèles d’intelligibilité, et une interprétation des mêmes faits qui les valorise en tant que matérialisation d’un monde neuf dont ils seraient les signes avant-coureurs.
6Le second moment du livre (« ordre du temps II » ) apparaît dès lors comme une méditation inquiète sur ce que F. Hartog analyse comme l’effondrement progressif, au cours du XX e siècle, du régime moderne d’historicité tel qu’il fut défini par l’historien allemand. De cette nouvelle « crise du temps », F.Hartog discerne deux symptômes. Le premier serait le remplacement d’une idée du passé comme temporalité du révolu par la notion de mémoire, au moyen de laquelle ce qui était compris comme mort ou dépassé est sans cesse revivifié dans le présent, non comme exemplarité mais bien comme co~présence. Le second serait l’émergence, en pensée comme en action, de la notion de patrimoine, par laquelle les traces du passé restructuré en mémoire sont comprises comme devant irriguer toute action présente et deviennent les fondements sacralisés d’une identité individuelle ou collective qu’il faudrait à tout prix préserver. L’analyse de ces notions de mémoire et de patrimoine est organisée autour du « moment » symptomatique qu’est aux yeux de F. Hartog la publication, sous la direction de Pierre Nora, des Lieux de mémoire [3]. Une lecture de la conception et de la réception de cet ouvrage lui permet notamment de suggérer que l’écart entre champ d’expérience et horizon d’attente se serait creusé, dans le « régime » qui dominerait actuellement notre conception du temps, jusqu’à faire éclater leur point d’articulation pour ne laisser la place qu’à un « présent omniprésent » (p.18), dilaté aussi bien vers le passé que vers le futur. L’apparition d’une société mémorielle rétrécirait le champ d’expérience car la mémoire est un « instrument présentiste » (p. 138) qui s’accompagne d’un « usage présentiste du passé » (p. 199). L’horizon d’attente serait quant à lui borné à la réitération du même : notre présent ne semblerait pas, selon F. Hartog, proposer d’autre avenir qu’une consommation perpétuellement renouvelée, qui « valorise l’éphémère » (p.125). Dès lors, notre société se trouverait dans l’incapacité de lier passé, présent et futur sur un mode qui lui permettrait de se renouveler. Elle ne disposerait plus que de deux moyens pour s’orienter face aux incertitudes du futur : le principe de responsabilité défini par Hans Jonas comme une manière de préparer dans le présent les conditions du monde à venir qui sera celui de nos héritiers [4], et l’injonction de précaution, récemment entrée dans le vocabulaire de la « gouvernance », qui répond à l’idée d’un avenir conçu comme une somme de risques dont le présent doit se protéger. Et les conséquences de cette crise « présentiste », dont l’ouvrage publié sous la direction de P.Nora serait tout autant l’expression que le catalyseur, se feraient sentir aussi bien dans les actions et manières de penser de nos contemporains que dans les modes présents de l’écriture historique.
7L’impression de malaise ressentie à la lecture de ces analyses rejoint celle de l’auteur vis-à-vis du moment historique et historiographique face auquel il pense se trouver. Car s’interroger sur la « crise du temps » dans laquelle nos sociétés seraient actuellement enferrées semblerait, au moins pour une part, être pour F. Hartog un moyen de désigner de manière implicite une crise actuelle de l’écriture de l’histoire, dont les impasses de l’ouvrage dirigé par P.Nora seraient l’incarnation. Un détail de la rédaction des Régimes d’historicité renforce cette impression. Concédant dans l’ultime chapitre des Lieux de mémoire que les « lieux » dont il avait voulu faire une histoire critique, contre-commémorative, avaient été rattrapés par la commémoration, au point d’en devenir un instrument privilégié, P.Nora s’efforçait néanmoins de conclure sur une note plus optimiste. Il suggérait ainsi qu’il était possible d’« entrevoir le terme » du règne de « la mémoire généralisée », une fois achevée la « recomposition » de l’identité nationale à laquelle il espérait que son livre ait pu contribuer.
8P. Nora légitimait son travail en se projetant dans le futur et en rappelant qu’il revient à l’historien du temps présent de décrire les pratiques de ses contemporains : « La tyrannie de la mémoire n’aura duré qu’un temps, prophétisait-il dans la dernière phrase de l’ouvrage,– mais c’était le nôtre [5] ». Onze années plus tard, F.Hartog termine au contraire son livre en suggérant que l’omniprésence du présent est en passe de devenir un « état durable » et conclut sa description inquiète en une phrase laconique qui semble une réponse indirecte à P. Nora (p.218):« Tel serait donc le visage du présentisme de ce présent :le nôtre ». Ce qui était présenté dans la conclusion de P. Nora comme un « temps » transitoire acquiert dans la réécriture de F. Hartog la permanence d’un « visage ». Mais quels rapports l’historien entretient-il avec le « régime d’historicité » dans lequel il vit et quel peut être le rôle de l’écriture de l’histoire dans les processus sociaux de temporalisation et dans la perception du temps par une société ? Une manière d’écrire l’histoire pourrait-elle réellement cristalliser et perpétuer un régime d’historicité, défini comme une conception socialement partagée du temps ? Répondre à de telles interrogations exige de revenir sur ce que serait une perception du temps en se demandant notamment comment elle serait susceptible de s’inscrire dans une société donnée, et en questionnant la manière dont elle s’articulerait à des conceptions et à des écritures de l’histoire.
9De ce point de vue, ce que F. Hartog désigne sous le nom de « régime d’historicité » semble problématique à plus d’un titre. En particulier, cette notion est construite puis déployée dans son livre au travers d’une série d’études de cas qui visent à faire émerger des « manières d’être au temps » (p. 20) où il paraît souvent difficile de discerner l’individuel du collectif. Tout se passe en effet comme si l’historien, en se penchant sur un événement (la révolte Maori de 1844-1846), un personnage (Ulysse), ou un auteur (Augustin, Chateaubriand ou même P. Nora), étendait subrepticement une conception heideggerienne du temps, par laquelle une conscience se déploie dans la temporalité qu’elle fait exister – et qui la fait exister en retour –, à l’échelle d’une société. Dès lors la notion de « régime d’historicité » semble fonctionner dans les études de cas rassemblées sur au moins trois plans différents, qui sont néanmoins rarement distingués par l’auteur. Un « régime d’historicité » désigne d’abord la façon dont une communauté construit son rapport au temps, soit la manière dont s’articulent socialement dans les actes et les discours des acteurs sociaux le passé, le présent et le futur. Cette collectivité est néanmoins toujours visée dans le livre de F.Hartog au travers d’une individualité ou d’un événement. La lecture de saint Augustin permet ainsi de faire émerger un régime chrétien d’historicité centré sur l’espérance sans que la réception, l’autorité et la représentativité des textes cités soient interrogées. À chaque « régime » semble correspondre par ailleurs une manière spécifique, pour une société, d’envisager son passé, d’en traiter et de le traiter. Ainsi, l’histoire propre au « régime héroïque d’historicité » est « réellement une histoire des rois et des batailles » (p. 40) en ce sens que l’ordre du temps qui en découle s’articule à un système social dans lequel le roi est la condition de possibilité de la communauté et que, sans lui, celle-ci ne saurait réellement avoir d’histoire.
10Enfin la notion de « régime d’historicité » semble aussi désigner sous le plume de F. Hartog la manière dont un individu s’approprierait les perceptions du temps et de l’histoire disponibles dans une société donnée, sur le modèle des actions d’écriture produites par Chateaubriand, lesquelles exprimeraient et reformuleraient tout à la fois la crise du régime moderne d’historicité dont il serait le témoin. La question se pose alors de l’articulation entre ces êtres au temps individuels et l’être au temps d’une société. Or, F. Hartog ne suggère pas explicitement de moyens qui permettraient de circuler entre ces deux échelles. Le lien entre le temps phénoménologique porté par la conception heideggerienne du temps, qui trouve son expression dans les études de cas, et le temps social du régime d’historicité (issu de l’histoire des concepts de R. Koselleck) dans une société donnée, est postulé mais non réellement élaboré, avec pour conséquence que le lecteur ne sait pas toujours si les cas ou auteurs analysés sont simplement des symptômes de leur régime d’historicité ou si leurs actions et/ou leur écriture doivent être comprises comme faisant advenir de nouveaux rapports au temps. En se plaçant systématiquement sur les « brèches dans le temps » (selon une expression qu’il emprunte à Hannah Arendt, p. 15 et 118) et en faisant constamment porter ses analyses sur des figures ou des événements emblématiques, F.Hartog laisse ainsi en suspens la question de savoir si ces « temps d’arrêt » où « le temps paraît désorienté » (p. 118), sont ressentis par des cultures ou bien par des individus (Chateaubriand, P.Nora, ou même H.Arendt elle-même).
11Se définissant comme une « histoire intellectuelle » (p. 18), le livre de F. Hartog laisse par ailleurs de côté la question du mode de temporalisation spécifique aux auteurs et acteurs sociaux qu’il étudie à travers leur écriture.
12Certes, l’historien intègre dans sa réflexion les remarques de Pierre Bourdieu sur les effets que produit le chômage de masse sur les perceptions du temps de ceux qui en sont les victimes [6], notant que « le chômage contribue lourdement à une clôture sur le présent et à un présentisme […] pesant et désespéré » (p.126). Mais F.Hartog ne suit pourtant pas la voie ouverte par le sociologue lorsque celui-ci soulignait que l’inégalité du partage du capital économique, du capital social et du capital culturel avait des conséquences sur les manières dont un individu se positionnait dans le temps et nécessitait de « décrire, en les rapportant à leurs conditions économiques et sociales de possibilité, les différentes manières de se temporaliser [7] ». L’écriture des auteurs étudiés semble ainsi saisie hors de toute détermination sociale. Elle n’est pas non plus analysée comme une pratique sociale qui viserait à des actions dans des champs spécifiques, auxquels ces auteurs appartiendraient, et les questions que soulèveraient sa circulation restent dans l’ombre. La prise en compte de tels paramètres aurait néanmoins permis de souligner qu’un « régime d’historicité » ne règne jamais sans partage, puisque plusieurs manières de concevoir le temps et de s’y situer peuvent exister dans un temps et un espace donné, soit sur le mode de la co-présence, soit sur le mode de la concurrence.
13F. Hartog est certes conscient de la difficulté à identifier une société ou un individu avec un unique « régime d’historicité ».« Contesté sitôt qu’instauré, voire jamais totalement instauré (sauf dans le meilleur des mondes), un régime d’historicité s’installe lentement et dure longtemps » (p. 118), mais il n’existe « jamais à l’état pur » (p.208). Ainsi, le changement de régime d’historicité entre le XVIII e et le XIX e siècle n’a pas été sans « des périodes de chevauchement » (p. 119), ce qui nuance l’idée de R.Koselleck selon laquelle le topos de l’historia magistra vitae se serait entièrement vidé de sa substance :on le trouve encore chez des érudits ou chez des historiens apologétiques catholiques du XIX e siècle, et F.Hartog en voit même un nouvel avatar dans la notion de patrimoine universel (p. 191). Mais peut-être faut-il aller plus loin : si les modes de temporalisation sont socialement différenciés et s’ils sont mis en jeu dans l’écriture elle-même, c’est l’idée même d’un continuum des « ordres du temps » implicitement suggérée par la mise en série des cas qui semble difficile à soutenir, alors que surgit le problème de la place de l’historien qui fait une histoire des régimes d’historicité – ou plus simplement qui réfléchit à la question du temps –, des actions historiographiques qu’il produit et de la réception de son œuvre, donc de la façon dont il contribue au processus de temporalisation dans sa société. L’analyse des écrits de Chateaubriand en 1841 (p.99) montre qu’à ce moment l’écrivain n’a visiblement pas conscience de la mutation historiographique produite par la génération romantique, laquelle a notamment été analysée, à partir d’un groupement de textes, par Marcel Gauchet [8]. Guizot, Thierry, Thiers, et les autres historiens de leur génération, ne vivent-ils pas dans un autre régime d’historicité que Chateaubriand ? L’histoire qu’ils inventent permet à la France de « recomposer ses annales pour les mettre en accord avec les progrès de l’intelligence » (suivant le mot de Chateaubriand cité par F.Hartog p.113) en ce sens qu’elle s’articule à un avenir conçu comme progrès et marche inéluctable vers un accomplissement, celui de la Révolution. De ce point de vue, leur écriture de l’histoire est également action tendue vers cet accomplissement que certains, comme Guizot, voient advenir dans la révolution de Juillet. La notion de régime d’historicité invite alors à réinterroger l’articulation entre être dans l’histoire, faire de l’histoire et faire l’histoire. F. Hartog suggère qu’un régime d’historicité informe les manières de faire de l’histoire, mais ce lien ne saurait être systématisé. Le régime moderne d’historicité porte par exemple avec lui des façons très différentes d’écrire l’histoire, des historiens romantiques aux manières de faire issues des Annales en passant par l’école méthodique, l’histoire hégélienne ou l’histoire marxiste. Et si le moment « présentiste » pointé par F.Hartog peut sembler entrer en interaction avec une entreprise comme celle des Lieux de mémoire, il paraît difficile de voir quel pourrait être son rapport avec les récents développements du côté de la microhistoire ou, plus généralement, avec la « dispersion » actuelle des manières de faire de l’histoire, lesquelles semblent avoir éclaté « en des propositions diverses, [et] souvent contradictoires », comme le notait encore il y a peu Roger Chartier [9].
14De tels éléments invitent à manier avec prudence l’idée d’une action de l’écriture historique sur les conceptions qu’un groupe social ou un individu peut se faire de la temporalité dans une société donnée. Le livre de F. Hartog semble animé, notamment dans les chapitres qui font de l’ouvrage publié sous la direction de P. Nora le livre paradigmatique d’une société malade de ses pratiques mémorielles et patrimoniales, d’une sorte de nostalgie pour une écriture historique qui se définissait comme plus dynamique que descriptive, et s’affirmait soucieuse d’articuler toujours passé et présent pour mieux préparer l’avenir.
15Surgit alors la question des relations que F.Hartog entretient avec les écoles historiques dans le compagnonnage desquelles il a lui-même été formé. On remarque en particulier que l’historien tisse dans son livre un rapport complexe avec l’œuvre de Lucien Febvre. L’auteur des Combats pour l’histoire apparaît d’abord dans le livre de F.Hartog comme une figure fondatrice d’une tendance au présentisme en histoire. Commentant le manifeste des Annales nouvelles intitulé « Face au vent » (1946) [10], par lequel L. Febvre appelait les historiens de sa génération à redoubler d’efforts pour produire une histoire capable de faire surgir des ruines de la guerre un monde neuf, F.Hartog écrit en effet :« Contenu, ton, rythme, tout dans les quelques pages de ce manifeste suggère au lecteur que le temps presse et que le présent commande » (p.14). Mais, p.123, cette urgence se trouve néanmoins expliquée de la manière suivante : «[…] si elle voulait […] échapper à “la faillite de l’histoire” (devenue patente avec la guerre de 1914), l’histoire professionnelle d[evait] commencer par démontrer que le passé n’était pas synonyme de mort et que le passé ne voulait pas étouffer la vie. Il lui fallut proposer un mode de rapport entre le passé et le présent, tel que le passé ne prétendit pas faire la leçon au présent, sans qu’il fût frappé, pour autant d’inanité de principe. […] L’insistance des premières Annales de Marc Bloch et de Lucien Febvre sur l’indispensable souci du présent prenait aussi son sens par rapport à ce contexte intellectuel. » L.Febvre et M.Bloch apparaissent donc au contraire ici comme les promoteurs d’une histoire écrite pour et dans le présent mais orientée vers un avenir qui, devenu incertain et difficile, ne peut plus être synonyme de progrès, mais demande néanmoins – et pour cette raison même – à être constamment redéfini et repensé. Ce que F. Hartog ne commente pas, en revanche, est l’idée, souvent défendue par L.Febvre, que l’historien doit être un acteur à part entière de la société dans laquelle il vit. Invitant, dans « Face au vent », ses lecteurs à faire « une Histoire non point automatique, mais problématique », L.Febvre s’en justifie par exemple en ces termes : « Ainsi agiront-ils sur leur époque [11]. » Il est possible de lire dans l’inquiétude que manifeste F. Hartog l’expression d’une désillusion vis-à-vis de cette vision ambitieuse de l’écriture historique. En attribuant une certaine emprise aux Lieux de mémoire, F. Hartog accorde à la fois une grande influence aux formes de l’écriture historiographique et suggère que leurs effets seraient susceptibles d’échapper à l’historien, voire de se retourner contre son projet même. Ainsi l’ouvrage dirigé par P. Nora ne par-viendrait-il pas à recomposer l’identité nationale mais contribuerait au contraire à l’aggravation de ses déséquilibres. Sans qu’il le formule clairement, l’entreprise de P.Nora apparaît dès lors, dans le livre de F.Hartog, tout à la fois comme une sorte de travestissement des relations dynamiques entre passé, présent et avenir que les fondateurs des Annales avaient cherché à établir, et comme une manifestation incontrôlée et malencontreuse des pouvoirs d’action dont ils rêvaient de doter l’écriture historique. Mais quels sont les champs d’effectivité – et en conséquence l’emprise sociale – de l’écriture de l’histoire ? En dépit de l’entrée de la locution « lieux de mémoire » dans certains dictionnaires ou des différentes missions qui ont pu être confiées à P. Nora par la direction du Patrimoine, l’influence de son livre, certes extraordinaire pour un ouvrage d’histoire, ne doit sans doute pas être surestimée :il faudrait une étude de sa réception à la fois dans le champ historique et dans la société pour évaluer à sa juste mesure son action et l’articuler à un « ordre du temps ».
16L’écriture de F. Hartog – jusque dans la structure d’ensemble de son
ouvrage – semble ainsi animée d’une véritable nostalgie pour une conception
de l’histoire qui en fasse, dans le présent, l’un des discours par lequel l’avenir se
trouverait confronté ou même défini. Semblant presque regretter le tournant
historiographique qui a été l’une des caractéristiques majeures de l’écriture de
l’histoire dans les deux dernières décennies, F.Hartog voit dans cette curiosité
pour « une histoire de l’histoire » le signe d’un passage « du prospectif au rétrospectif » et souligne qu’en conséquence « l’histoire a complètement cessé de pouvoir s’écrire du point de vue du futur (ou de ses hypostases) ou en son nom :
l’histoire contemporaine d’abord mais, de proche en proche, pas seulement
elle » (p. 152-153). C’est donc bien la discipline historique dans son ensemble
qui serait touchée par la crise présentiste. Mais la lecture qu’il fait des Lieux de
mémoire ne conduirait-elle pas F.Hartog à une inquiétude exagérée vis-à-vis de
l’historiographie comme pratique historienne ? Celle-ci est en effet bien rarement une fin en soi. Le plus souvent, il s’agit pour ceux qui s’y livrent, notamment hors des sphères de l’histoire contemporaine, de prendre la mesure des
manières passées de décrire leur objet d’étude pour mieux s’en dégager. Le
geste historiographique est donc souvent animé de deux ambitions complémentaires. La première mesure l’emprise des manières passées d’écrire l’histoire en ne les analysant pas moins comme le fruit d’une intentionnalité de
l’historien (sur le modèle relativement volontariste de l’écriture de l’histoire
conçue comme action, jadis mis en avant par L.Febvre) que comme la conséquence de complexes phénomènes de réception et de réécriture, dont l’historien ne saurait être tenu pour responsable. La seconde ambition est celle d’un
recadrage éventuel de l’objet étudié, aux fins d’en donner non seulement une
image peut-être plus juste au regard des sources existantes, mais encore de lui
conférer une sorte d’actualité, soit une pertinence plus grande dans le présent
de l’historien et de ceux qui le liraient, et de le doter – pourquoi pas ? – d’une
plus grande utilité pour ceux qui, sortant proprement d’une démarche historienne, tenteraient de faire usage de ces analyses dans une réflexion prospective. Car si, dans le travail historiographique, cette entreprise de redéfinition
n’est que rarement spécifiquement tournée vers l’avenir (et plus rarement
encore vers un avenir compris comme progrès), elle n’en est pas moins souvent
animée d’un désir de se détacher des mémoires reçues et couramment admises,
pour permettre l’apparition d’autres analyses ou cadrages, c’est-à-dire pour
ouvrir l’univers des possibles. De ce point de vue, la pratique historiographique
peut très bien se concevoir comme moyen de dépasser le présentisme par une
analyse socio-culturelle des pratiques historiennes et de l’écriture de l’histoire,
en rupture aussi bien avec une vision téléologique de l’histoire de la pensée
qu’avec les ressassements d’une mémoire auto-célébratrice. On peut dès lors se
demander si les difficultés de l’histoire-science sociale à trouver un écho profond (soit de réels publics) dans une société hantée par ses pratiques mémorielles ne seraient pas en réalité plus symptomatiques de la crise actuelle de
l’écriture historique que le « présentisme » qui animerait l’ouvrage de P.Nora.
17Le dernier chapitre du livre de F.Hartog se termine sur un véritable constat d’enfermement, formulé en ces termes (p.206):«[L]e futur n’est plus un horizon lumineux vers lequel on marche, mais une ligne d’ombre que nous avons mise en mouvement vers nous, tandis que nous semblons piétiner l’aire du présent et ruminer un passé qui ne passe pas. » Mais, s’il est certes difficile de nier que la mémoire et le patrimoine soient devenus deux notions envahissantes dans les sociétés européennes actuelles, il semble bien difficile d’en tirer des conclusions prospectives aussi sombres – et ce d’autant plus que l’analyse concrète des rapports entre ces pratiques et les évolutions récentes de l’histoire reste largement à produire. Car l’approfondissement de ce dernier aspect de l’enquête permettrait peut-être de ne pas trop céder à l’inquiétude. Signe sans doute que son propre regard s’arrête et se fige sur un horizon perçu presque a priori comme bouché, l’analyse de F. Hartog, en décrivant les pratiques historiographiques des Lieux de mémoire comme une écriture circulaire et statique, semblerait presque les immobiliser dans une énonciation méta-historiogra-phique qui n’est pas loin parfois de redoubler les travers qu’elle dénonce. Mais faut-il vraiment regretter la fin des grandes sagas téléologiques qui structuraient autrefois les représentations les plus communes de l’histoire, nourrissant autant d’illusions que de désillusions ? Plus exactement, faut-il vraiment déplorer que l’histoire n’oriente pas ou plus ses lecteurs vers des lendemains meilleurs ? On pourrait penser au contraire que lui assigner de nouveau une telle fonction la ferait inévitablement sortir des paradigmes des sciences sociales qu’elle s’est si péniblement appropriés au cours des XIX e et XX e siècles pour la faire entrer dans une autre sphère :celle des discours d’action et de politique à proprement parler. Cette (re)politisation de l’écriture historienne, pour en faire une énonciation qui prenne en compte et accompagne l’entrée dans l’« âge des masses » est une évolution que certains n’ont pas manqué d’appeler de leurs vœux [12]. Il nous est, pour notre part, un peu difficile de penser que ce serait-là un avenir qu’il conviendrait inconditionnellement de lui souhaiter [13].
Notes
-
[1]
Krzysztof POMIAN, L’ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984.
-
[2]
Reinhart KOSELLECK, Le futur passé : contributions à la sémantique des temps historiques (1979), Paris, Éditions de l’EHESS, 1990.
-
[3]
Les lieux de Mémoire, sous la direction de Pierre NORA, 3 t., Paris, Gallimard, 1984-1992.
-
[4]
Hans JONAS, Le principe de responsabilité : une éthique pour la civilisation technologique (1980), trad. par J. Greisch, Paris, Cerf, 1990.
-
[5]
Les lieux de mémoire, op. cit., t.3, vol.3,1992, p. 1011-1012.
-
[6]
Pierre BOURDIEU, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997, p. 297.
-
[7]
Ibid., p. 265.
-
[8]
Philosophie des sciences historiques : le moment romantique, textes de P. [de] Barante, V. Cousin, F. Guizot, J. Michelet et al., réunis et présentés par Marcel GAUCHET, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires de Lille, 1988, repris en coll. « Points Histoire : L’Histoire en débats », Paris, Seuil, 2002.
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[9]
Roger CHARTIER, Au bord de la falaise :l’histoire entre certitudes et inquiétude, Paris, Albin Michel, 1998, p. 10.
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[10]
Ce texte est repris dans Lucien FEBVRE, Combats pour l’histoire, (1953), Paris, Armand Colin, 2e éd. 1965, p. 34-43.
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[11]
Ibid., p. 42.
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[12]
Sur la mutation de l’histoire en discours de « savoir », sa concurrence avec les sciences sociales et ses difficultés à inventer une écriture adaptée aux nécessités de l’âge démocratique, voir Jacques RANCIÈRE, Les noms de l’Histoire : essai de poétique du savoir, Paris, Seuil, 1992.
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[13]
Depuis la rédaction de cette « lecture », ont paru : F. HARTOG, Évidences de l’histoire : ce que voient les historiens, Paris, Éditions de l’EHESS, 2005, et Anciens, modernes, sauvages, Paris, Galaade, 2005 ainsi que Levent YILMAZ, Le temps moderne : variations sur les Anciens et les contemporains, Paris, Gallimard, 2004.