1On sait que l’histoire des finances de l’époque moderne a connu un profond renouvellement ces vingt dernières années, lié à la critique du paradigme classique d’État moderne. Ce livre s’inscrit dans ce mouvement, mais présente une forte originalité. Il analyse en effet un objet rarement traité à fond, les techniques de gestion des officiers de finances et le contrôle de leur activité. Au premier plan, la circulation de l’information et de l’argent entre les différents bureaux de l’administration des finances et les créanciers du roi et les méthodes de contrôle comptable. C’est pourquoi ce livre n’est pas une étude exhaustive des finances des Pays-Bas.
2Il laisse de côté les recettes fiscales, administrées par le Conseil des Finances sis à Bruxelles (Consejo de Finanzas) pour s’attacher au Trésor, soit l’administration des finances de l’armée des « Flandres », dont les recettes sont différentes des remises de fonds d’Espagne confiées aux partisans, de même que ses officiers qui dépendent directement de Madrid. Cet objet permet de poser des questions d’ordre politique : jusqu’à quel point le roi contrôle-t-il ses propres agents ? Comment expliquer les distorsions entre les projets élaborés à Madrid et leur application en Flandres ? L’administration est-elle réformable ? L’auteure analyse les tentatives successives de réforme du Trésor entre1592 et 1630.
3Le texte est précédé d’une « Note sur les paiements » qui offre une description du papier comptable manié par les officiers, enrichie au fil du livre. Sa lecture est incontournable si l’on veut avoir une représentation précise de la circulation des fonds et de l’information et saisir la logique de l’administration décrite. Aussi pouvons-nous remercier Alicia Esteban d’avoir affronté un objet techniquement complexe et de nous offrir, pour la première fois, des définitions précises des documents comptables que nous manions aux archives.
4Rappelons avec l’auteure quelle est l’organisation administrative du Trésor. Elle repose sur un trio d’officiers placés sous la tutelle de l’autorité légitime, le seul ordonnateur, dont l’identité institutionnelle change au cours de la période étudiée. Tous trois sont présents, sous des noms changeants, dans toute l’administration financière de la monarchie espagnole. Leurs fonctions sont nettement différenciées. Le payeur général (pagador general) de l’armée est responsable de la caisse du Trésor. En théorie, il se borne à recevoir l’argent et faire les paiements sur ordre, tenant le rôle de ce que les Français appellent comptable. Le contrôleur général (veedor general) contrôle les paiements :lui ou un de ses agents y assiste et ratifie les quittances émises par les bénéficiaires. Il prouve ainsi que le paiement a eu lieu à une date donnée et l’enregistre. Le comptable des soldes (contador del sueldo) rédige les ordres de paiement à partir de mandats émis par l’ordonnateur et copie les originaux dans ses livres.
5On distingue deux modes de paiement. Le procédé ordinaire est fondé sur les assignations. Dans l’armée, il en existe deux sortes, les assignations générales (nóminas), qui ordonnent des paiements destinés à un groupe institutionnel (tel un régiment), les singulières, destinées à des individus. Un paiement ordinaire se déroule ainsi :le comptable rédige l’assignation au vu du mandat et au nom de l’ordonnateur; le contrôleur contrôle le paiement quand il se fait; à la fin de son exercice, le payeur présente l’assignation et la quittance visée par le contrôleur dans sa reddition de comptes. Ses recettes font aussi l’objet de quittances qu’il signe et que vise le contrôleur.
6Le lecteur déduira les conséquences de cette organisation : le contrôle comptable repose sur la stricte répartition des fonctions entre trois officiers qui se contrôlent mutuellement. Ajoutons qu’on compte sur l’intérêt des partisans à ne pas fausser, en les retardant, les dates de leurs remises de fonds au Trésor, puisqu’eux aussi rendent des comptes à l’administration. Aussi la fraude n’est-elle possible qu’en cas de collusion entre officiers du Trésor ou entre payeur et créanciers du roi.
7Mais l’urgence ou le caractère secret de certaines dépenses autorisent des procédures plus sommaires. L’ordonnateur envoie alors des billets au payeur, qui ne rend compte du paiement au comptable et au contrôleur qu’après coup; on rédige alors un mandement portant quittance (recaudo), sorte d’assignation a posteriori qui certifie et justifie le paiement. Ce procédé permet de contourner les lenteurs administratives mais il a un double défaut :il élargit la marge de manœuvre du payeur et renforce l’indépendance de l’ordonnateur. Celui-ci peut recourir aux assignations singulières et aux billets pour développer une politique de distribution de faveurs et de gestion de la dette qui ne correspond pas toujours aux attentes de Madrid. Aussi le roi compte-t-il sur le contrôleur et le comptable pour surveiller l’ordonnateur.
8Quant aux recettes du payeur, elles suivent trois voies : outre les partis (asientos) négociés par le Conseil des Finances de Madrid (Consejo de Hacienda) et ceux négociés par l’ordonnateur à Bruxelles, le payeur obtient des fonds sous forme d’avances (anticipos). Ces prêts sont garantis par les lettres de change émises par les partisans, essentiellement génois, chargés du transfert de fonds vers les Flandres. Ils sont offerts par les paguistas, agents en Flandres desdits partisans. Cela ajoute des intérêts au coût déjà élevé des partis, et grossit – sur décision prise en Flandres – la dette de la caisse du payeur.
9Toutefois, Alicia Esteban insiste sur l’intérêt de l’administration royale dans l’opération, qui permet de répondre à court terme aux besoins de liquidités du payeur, alors que le rythme des provisions mensuelles d’Espagne est rigide. On comprend alors que la couronne, qui essaie souvent de se passer de ces avances, veille à ne pas leur fermer totalement la porte et à soutenir le crédit du payeur face aux paguistas.
10Les tentatives de réforme qui se succèdent entre1592 et 1630 visent à résoudre les difficultés structurelles de cette organisation. Trois objectifs : mieux contrôler depuis Madrid l’activité du représentant du roi en Flandres; empêcher le payeur de commettre des fraudes; réduire la dette que créent dans sa caisse les avances des paguistaset les assignations dont tout ou partie reste impayé. A.Esteban distingue trois étapes.
11Dans les années 1590, on tente de lutter contre les abus attribués au gouverneur et capitaine général Alexandre Farnèse († 1592), qui était ordonnateur, en confiant une partie de l’autorité financière non à son successeur mais à une sorte de surintendant des finances. Peu après, sont instaurés une junte des finances, un coffre à trois clefs (confiées à trois officiers) et un nouveau comptable censé recueillir l’information des autres comptables pour tenir des livres en partie double. Ces dernières mesures reproduisent ce qui fut tenté dans le Conseil des Finances à Madrid en 1593. Ici aussi, on compte sur la méthode comptable des marchands pour éradiquer la fraude. A.Esteban montre que les tentatives successives échouent, victimes des conflits de compétences existants (contrôleur vs comptable de la solde) ou suscités (surintendant vs contrôleur).
12Le nouveau statut politique des Flandres crée ensuite une situation inédite. On sait qu’en mai1598, Philippe II a donné à sa fille Isabelle et à son époux l’archiduc Albert la souveraineté des Flandres. Pour limiter la marge de manœuvre financière d’Albert, et après avoir essayé plusieurs solutions, Philippe III finit par confier au financier et général génois Ambrogio Spinola la surintendance des Finances, avec des responsabilités croissantes (il émet et signe assignations et billets depuis 1605 au nom d’Albert, signe des mandements portant quittance à partir de 1613). Ainsi, l’autorité d’Albert est purement nominale. Le choix de Spinola obéit à plusieurs raisons :on compte sur sa capacité à avancer des fonds propres ou en obtenir de ses compatriotes génois, sur son talent pour gagner la fidélité des officiers de l’armée; en outre, il a la confiance personnelle d’Albert et du duc de Lerme, favori du roi, relation clientélaire double qui renforce sa position institutionnelle. C’est pourquoi on tolère qu’il use largement des billets et assignations singulières pour se créer un réseau propre de clients dans l’armée et auprès des nobles flamands, tant qu’il est clair que c’est du roi qu’émane la grâce et que la cohésion de l’armée ou la collaboration des autorités locales sont renforcées. De même, on le soutient dans ses conflits avec les contrôleurs. Mais quand le patronnage de Spinola en vient à éclipser la libéralité royale, Philippe III change d’attitude :il n’hésite pas à confier certaines responsabilités du surintendant (ordonnateur) au contrôleur, rompant avec la stricte répartition des fonctions décrites (1618-1620). Philippe IV l’imite peu après. Tout cela en vain, le Génois ayant l’appui de l’infante Isabelle (veuve depuis 1621).
13Les années 1627-1630 sont enfin des années de réforme. On tente de réduire la dette issue des avances et assignations impayées, le coût des grâces concédées par Spinola, le volume de l’armée, et de renforcer le contrôle de Madrid sur les dépenses secrètes. A. Esteban analyse les raisons de l’échec du projet : raisons politiques, le soutien d’Isabelle à Spinola et l’impossibilité de réduire les faveurs accordées à des gens puissants, dans l’armée ou chez les élites locales, sans perdre leur fidélité; raisons de principe, l’impossibilité de licencier des soldats sans leur payer leurs arriérés de soldes; raisons stratégiques; raisons financières, le manque de fonds suffisants pour absorber la dette du payeur. Cela dit, on relance le crédit en établissant de fructueuses relations avec un autre groupe de financiers, les Portugais, et l’on parvient à écarter Spinola du commandement, en partie à cause de la perte d’influence des Génois. Dorénavant, aucun officier n’aura autant d’autorité financière qu’il en a eu.
14Ce livre met en lumière la logique d’une administration d’Ancien Régime. Il montre que bien qu’on reconnaisse la supériorité du roi, sa marge de manœuvre est limitée par d’autres pouvoirs dont il ne nie pas la légitimité – pour preuve, ses difficultés à réduire les grâces faites au haut commandement militaire ou les privilèges de ses officiers de finances. Aussi les attaque-t-il rarement de front, et ne le fait-il que pour forcer l’accord, préférant le plus souvent tirer parti des conflits de compétence entre les divers bureaux du Trésor pour promouvoir sa politique. Dans ce contexte, des relations clientélaires opportunes renforcent les liens institutionnels. On remarquera ici la flexibilité de la politique du roi, qui n’hésite pas à enfreindre les règles ordinaires du contrôle comptable (donnant par exemple des pouvoirs exécutifs à des contrôleurs) s’il y gagne et fait confiance aux individus, attitude qui devrait amener à reconsidérer la définition de la fraude financière. Ce n’est qu’à ces conditions que l’administration est réformable.
15Non sans limites. Les mêmes conflits de compétences et le refus des officiers du Trésor et de l’armée de collaborer aux réformes expliquent le décalage entre les projets de Madrid et leur application en Flandres. A.Esteban confirme que ce n’est pas la lenteur des postes qui est en cause, mais bien la nature de la relationentre le roi et ses agents, en n’expliquant pas ce décalage par l’opposition centre/périphérie dans la monarchie : au contraire, elle souligne que les mêmes mécanismes étaient à l’œuvre au sein du Conseil des Finances de Madrid dans les années 1590.
16D’autre part, les relations entre le Trésor et les hommes d’affaires sont fondées sur la négociation, si tendue soit-elle. Le livre en finit avec deux clichés. L’idée que l’objectif du roi est de liquider ses dettes et de renoncer à ses rapports avec des banquiers ne peut plus être soutenue, quand Madrid insiste pour que le payeur ne paye pas les avances des paguistas avec les remises ordinaires, se contentant de payer le minimum pour entretenir son crédit et obtenir d’autres prêts. Le roi est un mauvais payeur, sa dette donne la mesure de sa réputation. Corollaire, rationaliser l’administration des finances ne signifie pas nécessairement adopter la régie directe à tous les niveaux. L’auteure montre que le recours aux hommes d’affaires est techniquement plus efficace et que les bénéfices qu’ils font avec l’argent du roi sont jugés légitimes. La frontière privé/public en devient plus floue.