Couverture de RHMC_531

Article de revue

Relire Foucault

Relire l'Histoire de la folie

Pages 7 à 33

Notes

  • [1]
    Extrait de Dominick LA CAPRA, History and Reading. Tocqueville, Foucault, French Studies, Toronto, University of Toronto Press, 2000. Nous remercions l’éditeur de son aimable autorisation. Les passages non traduits sont indiqués par des […].
  • [2]
    Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
  • [3]
    Dans son Discours philosophique sur la modernité, Jürgen HABERMAS a élaboré une critique de la façon dont Foucault rend compte de la dynamique qui sous-tend la notion de volonté de pouvoir chez Nietzsche, ainsi que son fonctionnalisme et ce que Habermas appelle son crypto-normativisme (c’est-à-dire, son rejet explicite des normes ou bien la façon dont Foucault confond les normes avec une normalisation contestable, conjugué au recours implicite et non justifié à une normativité alternative). Mais Habermas se contente de rejeter l’étude de Foucault sur la folie comme un simple renversement romantique des tendances contemporaines à la rationalisation, et certains autres aspects de sa thèse sont douteux (Le Discours philosophique de la modernité : douze conférences, trad. de l’allemand par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988). Par crypto-normativisme, Habermas désigne le fait que Foucault s’appuie tacitement sur des normes et des valeurs auxquelles il ne fait aucune place et dont il ne dévoile pas le fondement. Cet argument a été formulé auparavant par Michael WALZER, « La politique de Michel Foucault », dans David HOY (dir.), Michel Foucault, lectures critiques, trad. de l’anglais par Jacques Colson, Paris, Éditions universitaires/Bruxelles, De Boeck université, 1989, p. 65-83.
  • [4]
    Sur ce point, voir Hubert DREYFUS, Paul RABINOW, Michel Foucault : un parcours philosophique : au-delà de la subjectivité et de l’objectivité, trad. par Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 1984.
  • [5]
    Le créationnisme anthropocentrique ou séculier pourrait bien être une conséquence (peut-être imprévue) d’un constructivisme radical et une conception imprudemment généralisée de la performativité. Malheureusement, Foucault lui-même ne pousse pas la critique de l’humanisme jusqu’à aborder la question du droit des animaux. Sur ce problème crucial, voir en particulier Peter SINGER, Comment vivre avec les animaux ?, trad. de l’anglais par Jacqueline Sergent, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2004.
  • [6]
    Cette dimension importante de la conceptualité dans L’histoire de la folie est peut-être moins partielle et plus convaincante que le concept insuffisamment différentiel de pouvoir ou de connaissancepouvoir sur lequel Foucault insistera par la suite.
  • [7]
    Pour une discussion et une défense de l’analogue discursif de la voix moyenne dans la représentation historique des événements-limites traumatiques (spécifiquement, l’Holocauste), voir Hayden WHITE, « Historical emplotment and the problem of truth », dans Saul FRIEDLANDER (dir.), Probing the Limits of Representation :Nazism and the « Final Solution », Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1992, p. 37-53. Pour une analyse critique de cette initiative, voir, dans le même ouvrage, Martin JAY, « Of Plots, Witnesses, and Judgments », p. 100-101; et aussi D. LA CAPRA, Writing History, Writing Trauma, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2001.
  • [8]
    Éd. de 1961, p. 299.
  • [9]
    « Cogito et histoire de la folie » dans L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.
  • [10]
    Voir Carlo GINZBURG, Le Fromage et les vers : l’univers d’un meunier du XVIe siècle, trad. de l’italien par Monique Aymard, Paris, Flammarion, 1980.
  • [11]
    Éd. de 1979, p. 60.
  • [12]
    Méditations métaphysiques, Paris, PUF, 1986, p. 27-28.
  • [13]
    Éd. de 1961, p. 195-196.
  • [14]
    Dans La Pensée 68 : essai sur l’anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard, 1985, Luc FERRY et Alain RENAUT tendent à répéter ce type d’accusation en renvoyant à la fois Foucault et Derrida dans les cordes. Dans une discussion dont la prose rivalise en opacité avec celle de Foucault et Derrida, ils affirment que l’un et l’autre se sont « gravement mépris » (p. 126). Leur erreur, en ce qui concerne la compréhension de la folie au XVIIe siècle, est que « des deux côtés, on lit en effet les Méditations à partir d’une conception de la folie comme hallucination, comme incapacité à distinguer entre une donnée des sens et une image. Or, tout indique que la conception de la folie comme hallucination n’apparaît en réalité qu’au XIXe siècle. » (ibid.) Le problème est que Ferry et Renaut confondent rêve et hallucination, et n’offrent aucune analyse du rêve éveillé dans sa relation à la folie au cours du temps et aucune preuve que l’idée de la folie en tant qu’hallucination (rêve éveillé ?) est un concept du XIXe siècle.
  • [15]
    Éd. de 1961, p. 439; Éd. de 1972, p. 383.
  • [16]
    covering law en anglais dans le texte, n.d.t.
  • [17]
    Éd. de 1961, p. III.
  • [18]
    Je voudrais répéter ici que le motif de la « mort-de-Dieu » et l’importance de la sécularisation ont chez Foucault un rôle qui n’a pas été suffisamment souligné.
  • [19]
    Éd. de 1961, p. 76.
  • [20]
    Éd. de 1961, p. 45.
  • [21]
    Voir Erik MIDELFORT, « Madness and Civilization in Early Modern Europe : A reappraisal of Michel Foucault », dans Barbara MALAMENT (dir.), After the Reformation :Essays in Honor of J.H.Hexter, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1980, p. 254.
  • [22]
    Voir Mikhail. M. BAKHTINE, The Dialogic Imagination, ed. Michael Holquist and Caryl Emerson, Austin, University of Texas Press, 1986.
  • [23]
    Voir Frances YATES, Giordano Bruno et la tradition hermétique, trad. de l’anglais par Marc Rolland, Paris, Dervy-livres, 1996. Les historiens professionnels contestent encore les vues de Yates.
  • [24]
    Paris, Gallimard, 1966.
  • [25]
    Midelfort suggère également que l’argument de Foucault concernant l’ancrage profond de la maison de confinement dans son époque de l’âge classique peut être mis en doute du fait que l’on peut mettre ces maisons en rapport non seulement avec les léproseries mais aussi avec les monastères. Ce lien pourrait aussi aider à expliquer la diversité de la population confinée dans un même établissement.
  • [26]
    Tout à son désir de signaler quelque vestige du tragique à l’âge classique, Foucault ne met pas en doute cette conception préjudiciable de l’animalité ou de la bestialité, qui fonctionne aisément dans un registre « humaniste » douteux en projetant secrètement des possibilités humaines extrêmes sur les animaux, et ce faisant, aidant à justifier la subordination de toute « création » aux intérêts supposés de l’homme. Les bêtes ne sont pas bestiales, mais les hommes peuvent l’être, comme il apparaît dans la façon dont ils se traitent, et plus généralement dont ils traitent les animaux.
  • [27]
    Nancy FRASER reconnaît l’utilité empirique et conceptuelle de la compréhension du pouvoir du second Foucault mais elle renforce la critique d’Habermas en observant que : « Qu’on considère qu’il suspend tout cadre normatif, ou qu’il suspend seulement le cadre normatif libéral, ou même qu’il ne conserve que ce cadre-là, il est assailli par des questions sans réponse ou auxquelles on ne peut peut-être pas répondre. Parce qu’il ne parvient pas à concevoir et à suivre une stratégie normative unique et cohérente, il se retrouve en fin de compte avec un curieux amalgame entre une description militariste amorale, un jargon marxiste, et une moralité kantienne. Malgré ses nombreux aspects empiriques de valeur, je ne peux que conclure que l’œuvre de Foucault est confuse d’un point de vue normatif… Foucault écrit comme s’il oubliait l’existence de l’ensemble du corpus weberien de théorie sociale et ses scrupuleuses distinctions entre des notions telles que l’autorité, la force, la violence, la domination et la légitimation… Clairement, ce dont Foucault a besoin, et ce dont il a cruellement besoin, c’est de critères normatifs qui lui permettent de distinguer les formes de pouvoirs acceptables des formes de pouvoir inacceptables »: Unruly Practices : Power, Discourse and Gender in Contemporary Theory, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 1989, p. 31-33. Bien entendu, on pourrait avancer que Foucault emploie intentionnellement et avec insistance une stratégie de délégitimation au sein de laquelle les distinctions telles que celle entre pouvoir et autorité s’écroulent, mais la question subsiste de savoir si une telle stratégie est convaincante et efficace. Pour une perspective différente, qui souligne le rôle complexe, tout à la fois explicatif, symptomatique et contestataire, d’une conception du pouvoir souvent diagnostiquée comme paranoïaque, voir la discussion de Foucault d’Eric L. SANTNER dans le contexte d’une étude sur Daniel Paul Schreber, My Own Private Germany : Daniel Paul Schreber’s Secret History of Modernity, Princeton (N.J.), Princeton University Press,1996, en particulier p. 83-96. En un geste qui pourrait s’inscrire dans l’esprit de la propre histoire de la folie de Foucault, Santner écrit : « Schreber découvre que le pouvoir non seulement prohibe, modère, dit « non » au corps et à ses sensations, mais qu’il travaille aussi à les intensifier et à les amplifier. En d’autres termes, Schreber découvre que l’autorité symbolique dans un contexte d’état d’urgence est transgressive, qu’elle fait montre d’une surproximité obscène au sujet : c’est-à-dire que, comme l’écrit Schreber, elle exige le plaisir. L’expérience de Schreber de son corps et de son esprit en tant que site d’interventions et de manipulations violentes et transgressives qui produisent, comme un résidu ou un déchet, une sorte de surplus de plaisir, est, selon moi, une indication d’une crise qui afflige sa relation au domaine exemplaire de l’autorité symbolique auquel sa vie était intimement liée, c’est-à-dire la loi » (p. 32).
  • [28]
    Le rôle traditionnel de bouffon de la cour, qui avait une réelle fonction politique, était parfois joué par quelqu’un que l’on voyait comme « fou ». Il convient de noter que le diagnostic de la folie a constitué un moyen pratique pour les régimes oppressifs pour faire taire, délégitimer ou se débarrasser des dissidents.
  • [29]
    Pour une exploration de ce motif (en fait de ce leitmotiv), voir Jacques DERRIDA, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999. Derrida discute et retrace ses propres relations à Levinas, Kierkegaard, et l’épisode biblique d’Abraham et Isaac, et il insiste sur l’idée que tout autre est radicalement autre (ou complètement différent : « tout autre est tout autre »). Il explore également en détail la question du sacrifice, et souligne le rôle joué par le don (de la mort). Il ne s’attaque pas aux problèmes de la victimisation et de la régénération par la violence au sein des processus sacrificiels. Il n’établit pas non plus de lien convaincant entre la notion quasi-théologique d’altérité radicale ou absolue et le communautaire, la communication, et les engagements partagés, qui, à un certain degré, semblent nécessairement liés dans le domaine de l’éthique et de la politique.

1Pour domestiquer Histoire de la folie, l’historiographie a eu en général recours à une lecture thématique restreinte du livre et a cherché à confirmer ou infirmer ses thèmes, ses thèses et ses arguments en les soumettant à la vérification empirique [1]. Une telle entreprise est toute à la fois nécessaire et légitime, mais elle ne relève pas le défi que Foucault pose à l’écriture de l’histoire.

2Le défi le plus significatif qu’il lance à l’historiographie conventionnelle pourrait bien résider dans son exigence de l’élaboration d’une articulation entre histoire et théorie critique qui résiste aux applications réductrices. La forme d’articulation que Foucault adopte est un mode de pensée dérangeant et même déroutant qui ne peut être circonscrit dans les limites d’aucune discipline. Ce mode de pensée possède des dimensions inter- et intra-disciplinaires importantes mais ses formulations les plus extrêmes le poussent au-delà de ces cadres et le rendent de- et trans-disciplinaire. La conséquence évidente de ce dépassement est que les disciplines existantes s’avèrent inadéquates pour aborder d’importants problèmes qui revêtent une double dimension intellectuelle et socio-politique. La question de savoir si, du point de vue de Foucault, quelque approche disciplinaire que ce soit puisse être considérée comme « adéquate » reste ouverte.

3Par son propre usage de la langue en particulier, Foucault soulève également la question de la relation entre l’historien(ne) et son objet d’investigation.

4Sa pratique discursive remet en cause la position tentante de spectateur transcendantal vis-à-vis du passé – une position que Foucault semble lui-même adopter dans ses moments les plus positivistes. Par ailleurs, il y a dans Histoire de la folie des indices qui suggèrent que la propre tentative de Foucault de reconstruire la périodisation historique en termes de ruptures épistémologiques était contestable au moment même où il semblait l’affirmer et la défendre. Foucault, à un niveau narratif manifeste dans Histoire de la folie, et à un niveau théorique plus explicite dans L’archéologie du savoir[2], a fait du neuf avec de l’ancien, dans la mesure où il retenait des concepts canoniques de périodisation (antiquité, Moyen Âge, Renaissance, âge classique, âge du positivisme) tout en essayant cependant de les établir sur des fondations structurelles profondes. Dans la pratique cependant, son étude de la folie supposerait la nécessité d’une conception de la temporalité en termes de processus complexes et variables de répétition dans le changement – un changement parfois décisif ou traumatique –, une conception qui dans le texte de Foucault se trouve soit simplifiée à l’excès, soit obscurcie par son insistance sur les ruptures épistémologiques; ruptures plus ou moins traumatiques que Foucault conçoit en isolation, les distinguant ainsi des simples répétitions conçues, elles, en termes intemporels.

5Pour toutes ces raisons, il peut être profitable de relire Histoire de la folie, en particulier dans la mesure où cet ouvrage suggère des pistes différentes de celles que l’appropriation de Foucault a finies par imposer. Ceux que l’on appelle les « nouveaux historicistes » ont eu tendance à se concentrer sur le Foucault tardif, en particulier sur celui de Surveiller et punir, et ont parfois orienté sa pensée dans des directions contestables, en particulier par le biais de lectures unidimensionnelles et « symptomatiques » des artefacts dans le domaine des discours sociaux prévalants ou dominants, de même que par l’utilisation d’un concept de pouvoir érigé, sans véritable réflexion critique, en clé d’une analyse fonctionnaliste de la société et de la culture [3].[…]

6Dans Histoire de la folie, l’approche de Foucault envers la compréhension historique semble être à la fois structurelle et herméneutique – deux tendances que le second Foucault critiquera par la suite [4]. Son approche semble structurelle dans sa conception de périodes définies par ce qu’il appelle ailleurs des épistèmes : des structures profondes d’organisation qui intègrent un temps donné, ou tout au moins une zone ou une région de discours et de pratiques à un moment donné, et la séparent des périodes précédente et suivante par une rupture épistémologique. Histoire de la folie révèle également des tendances herméneutiques dans sa tentative d’interprétation de l’expérience de la folie à un moment donné ou dans la durée. Comme Hubert Dreyfus et Paul Rabinow l’ont signalé, le second Foucault tend à se tenir à distance à la fois du structuralisme et de l’herméneutique en tant que pratiques historiques spécifiques.

7Pour ce second Foucault, l’un et l’autre résultent de la constitution suspecte de l’être humain en tant qu’objet et sujet du discours. Le structuralisme et l’herméneutique semblent alors représenter l’envers et l’endroit d’une même pièce.

8Le structuralisme considère l’être humain en tant qu’objet d’analyse et recherche les règles ou les lois qui régissent le fonctionnement de cet objet; l’herméneutique considère l’être humain en tant que sujet d’une expérience et d’un discours et s’intéresse à la nature du sens que l’être humain est supposé créer. Le second Foucault voudrait situer son investigation au-delà du structuralisme et de l’herméneutique, en tant que tous deux sont symptomatiques du dualisme objet-sujet. Dans ce contexte, Foucault se livre à une critique qui est une véritable source d’inspiration intellectuelle, une critique de ce que l’on pourrait appeler l’impérialisme de l’espèce ou le créationnisme anthropocentrique : la tendance à accorder une place centrale à l’être humain (ou, selon l’expression androcentrique consacrée,« l’homme ») conçu comme le créateur ou géniteur de tout sens et de toute valeur dans le monde [5]. Tout aussi stimulant intellectuellement est le réagencement que Foucault opère entre pouvoir, autorité et discours, d’une façon qui suggère parfois un concept d’hégémonie à l’unisson d’une analyse sophistiquée de l’interaction entre langage et institutions ou entre artefacts et pratiques discursives dominantes. Mais en d’autres occasions, l’effort de Foucault semble culminer dans un rejet sans concession de l’humanisme et une oblitération, plutôt qu’un repositionnement ou qu’une ré-articulation, du rôle du sujet en tant qu’agent situé dans un champ discursif et pratique plus large – un champ qu’il ou elle ne maîtrise pas complètement mais au sein duquel il ou elle peut agir de façon plus ou moins responsable.

9L’extrême, plus hyperbolique, de « la mort du sujet » émerge lorsque l’ultrapositivisme apparemment neutre de Foucault s’oublie dans son rapport quasi-mystique et passif au langage en tant qu’objet d’invocation lyrique et de désir presque érotique, et dans son fonctionnalisme noir fondé sur le concept de pouvoir.

10Dans Histoire de la folie, cet extrême de « la mort du sujet » est contrebalancé par les tendances herméneutiques ainsi que par un effort plus ou moins cohérent visant à concevoir des problématiques en termes d’interaction entre forces discursives et institutionnelles dans des contextes tels que l’asile de fous ou le cabinet médical [6]. Mais le geste le plus ambitieux et le plus controversé de Foucault réside dans sa tentative de dépasser le dualisme sujet-objet élémentaire, grâce à la mise en valeur d’un cadre de référence tragique et cosmique.

11En effet, par son propre usage de la langue – un usage captivant et parfois mystificateur – Foucault tente, en un double mouvement, de démarquer une rupture entre raison et déraison en même temps qu’il cherche à restaurer le lien tragique qui les unit. Ce pari stupéfiant sur un « dialogue » renouvelé entre raison et déraison, marqué par un usage de la langue fortement performatif, est peut-être le geste linguistique le plus radical du livre de Foucault – un geste qui pourrait bien ne pas trouver d’égal dans ses écrits postérieurs. Ce que ce dialogue pourrait être – et peut-être même la question de savoir s’il s’agit bien d’un dialogue dans quelque sens qu’on puisse imaginer – reste, et peut-être doit rester, un point obscur, contestable et cependant fascinant. Mais d’une façon ou d’une autre, ce « dialogue » semble être en rapport, tout du moins en tant que promesse ou menace, avec l’usage que Foucault fait du langage dans ce texte – un usage parfois déroutant qui, même dans le meilleur des cas, s’intègre maladroitement au sein de disciplines existantes telles que la philosophie, les études littéraires ou l’histoire.

12Dans la préface de l’édition de 1961 de ce livre (omise dans l’édition de 1972), Foucault nous dit qu’il ne veut pas écrire l’histoire de discours établis tels que la psychologie ou la psychanalyse dans leurs propres termes. Au lieu de cela, il veut écrire l’histoire ou retracer l’archéologie de ce que ces discours, en se constituant et en établissant les institutions où ils se développent, tels que la clinique et le cabinet médical, ont passé sous silence, réprimé ou exclu.

13Comme d’autres historiens des sciences, il critique les histoires progressistes et internalistes qui, commençant par prendre l’état présent d’une discipline comme une représentation du vrai, racontent par la suite l’histoire gratifiante et triomphaliste de l’établissement victorieux de cette vérité. Mais, à la différence des histoires des sciences plus conventionnelles et professionnelles, celle de Foucault pousse la critique plus avant en défaisant le récit téléologique.

14Pour Foucault, les récits téléologiques et même les histoires des sciences plus conventionnelles qui s’en démarquent, peuvent réprimer ou exclure les répressions et les exclusions mêmes que diverses disciplines ont dû opérer pour devenir ce qu’elles sont. Ces récits et ces histoires tendent également à objectiver la « voix » de l’autre, dont la répression et le rejet à l’extérieur du discours constituent la condition sine qua non de l’établissement « positif » de ce qui s’est transformé par la suite en formes discursives et institutionnelles dominantes. En d’autres termes, la « voix » de « l’autre » n’est alors plus un obstacle, ni pour le discours de la science en question, ni pour celui de l’historien ou de tout autre analyste de cette science, et il n’est dès lors même plus nécessaire de réfléchir à la façon dont on pourrait surmonter cet obstacle. Saisir cette voix ne suppose pas pour Foucault un simple retour, ou une relation analogique, au passé. Mais saisir cette voix pourrait nécessiter de nous ouvrir, notre culture et nous-mêmes, à des défis déconcertants, qui résulteraient de la réactivation dans le présent et dans le futur de potentiels passés et d’occasions manquées, par le biais de transformations jusqu’alors inconnues du discours et de la pratique.

15Nous pouvons noter en passant que Foucault fait peu de place, en quelque sens conventionnel que ce soit, aux « voix » de la déraison et de la folie. Si ce n’est par l’usage très allusif de sources littéraires, on ne trouve par exemple aucune citation de ceux qui, au fil du temps, ont été étiquetés comme radicalement « autres » – citations dont on peut penser qu’elles auraient pu être détournées de leur fonction plus conventionnelle de simples preuves inertes visant à soutenir des affirmations et des hypothèses et élaborées dans le but de fournir des questions au discours qui cherche à les déchiffrer ou à les interpréter. Au moins en un sens, les voix du « fou » n’opposent aucune résistance à Foucault lui-même. Et Foucault ne pose pas non plus le problème de l’historiographie critique en termes de relation entre la reconstruction fidèle et l’échange dialogué. Au lieu de cela, la procédure typique qu’il adopte consiste à tenter d’évoquer ou d’être pleinement ouvert aux voix du « fou » – ou tout au moins à leurs échanges brisés et tâtonnants avec le sain d’esprit et le normal – y compris dans sa propre prose torturée. Cette prose peut peut-être être caractérisée comme un monologue brisé, intérieurement dialogué, ou un soliloque narrativé au sein duquel il est parfois difficile de déterminer quand Foucault parle de sa propre voix et quand sa voix s’infiltre et se mêle aux voix des autres. En effet, comme je le suggérais plus tôt, on pourrait même soutenir que son approche mène parfois à un monologisme déconcertant et déchiré, c’est-à-dire un discours contourné, intérieurement ouvert à la différence radicale mais incapable de reconnaître l’autre comme un autre distinct, avec sa voix distincte. Le résultat ressemble à un style indirect libre généralisé, dans la relation mouvante du narrateur aux objets de la narration – ce que l’on pourrait peut-être rapprocher de la « voix moyenne » du discours [7]. Certains passages du discours de Foucault apparaissent comme quelque peu délirants – par exemple dans des chapitres comme « Passion et Délire » et « Aspects de la Folie ». En voici juste un bref exemple : « La folie désigne l’équinoxe entre la vanité des fantasmes de la nuit et le non-être des jugements de la clarté » [8]. En généralisant un style indirect libre et encore plus dans son lyrisme « délirant », Foucault se situe aux antipodes des problématiques historiques conventionnelles.

16Jacques Derrida, dans un essai sur Foucault, ne s’attaque pas aux problèmes du style indirect libre et du délire discursif, mais soulève néanmoins un certain nombre de questions [9]. Je pense que de manière générale l’essai de Derrida ne devrait pas être lu (comme le fait Carlo Ginzburg) [10] comme un rejet nihiliste, ni même comme une critique en règle de l’effort de Foucault. Il vaut mieux lire cet essai comme une relecture radicale et cependant bien disposée qui repositionne les éléments de l’interprétation de Foucault. Dans la première partie de son essai en particulier, Derrida s’engage dans ce qui semblerait être une critique transcendantale (au sens kantien du terme) qui, en utilisant la forme déconcertante de questions ouvertes, s’interroge franchement sur les conditions même de possibilité du projet de Foucault. Comment, demande Derrida, Foucault peut-il même essayer d’écrire une histoire de la folie, dans sa forme originelle et sauvage, au lieu de s’en tenir à l’entreprise historiquement plus intelligible qui consisterait à retracer une ou plusieurs des formes temporelles de la folie ? La tentative de Foucault n’équivaut-elle pas au projet paradoxal, voire fou, d’essayer d’écrire une histoire de l’historicité ou une histoire des conditions mêmes de possibilité de l’histoire ? Derrida poursuit en s’attaquant en détail au problème soulevé par l’interprétation que Foucault donne d’un passage particulier des Méditations de Descartes, en soutenant que Descartes ne peut être lu simplement comme un signe des temps.

17Par contre, Derrida intime qu’il faut mettre en relation exégèse textuelle ou lecture serrée, interprétation historique délimitée en termes de périodes ou de structures, et la longue durée de l’histoire embrouillée de la métaphysique, y compris sa motivation désorientante, qui atteint son comble dans le moment évanescent d’hyperbole radicale (par exemple, la fiction du malin génie).

18Pour mon propos, la question la plus prenante que soulève Derrida – une question à laquelle Foucault ne prend guère la peine de répondre dans sa réponse résolument polémique et emportée – porte sur la position depuis laquelle Foucault peut entreprendre d’écrire un livre tel qu’Histoire de la folie.

19En un sens restreint, Derrida soulève des questions sur la voix et la perspective narrative. Foucault refuse de se ranger à la forme dominante de rationalité contemporaine qu’il considère, d’une façon assez proche de la première école de Francfort, comme exclusivement instrumentale et répressive. Mais il ne peut simplement se ranger avec le fou qui, dans la civilisation moderne, est pour lui silencieux ou bâillonné – plus précisément, silencieux ou fragmenté à la suite d’un processus efficace de bâillonnement historique. Pour Foucault, le discours du « fou » ne peut plus être reconnu comme un langage avec lequel on peut dialoguer. Derrida suggère que la position inconfortable de Foucault est celle de quelqu’un qui dérange de l’intérieur la raison dominante – une raison dont il semble impossible de s’éloigner ou de sortir, si ce n’est en passant par la folie elle-même (si en effet il existe une chose telle que « la folie elle-même »).

20Pour Derrida, Foucault est une sorte d’agent provocateur.

21Cependant, Derrida suggère au passage un point quelque peu différent, qui mérite plus de réflexion qu’il ne lui en consacre. Il laisse entendre que la dimension performative du style de Foucault évoquerait le pathos d’un dialogue brisé (et donc le désir peut-être impossible ou franchement utopique d’un dialogue renoué) entre raison et déraison. Derrida aborde ce point en référence à la façon dont le silence, qui ne peut être dit, semble être « rendu présent indirectement, métaphoriquement, si je puis dire, dans le pathos» du livre de Foucault [11]. Pour Derrida, le silence n’est pas un simple mutisme, mais il est essentiel pour l’articulation et le rythme de la langue. En ce sens, on pourrait suggérer que dans ses moments les plus provocateurs, Foucault n’écrit ni du point de vue du fou ni de celui du sain d’esprit, mais depuis la marge ou frontière problématique (la zone indécidablement « entre deux ») qui les sépare. Un statut liminaire sur cette marge, qui permet ou contraint à l’emploi d’une voix hybridée et intérieurement divisée, est particulièrement précaire dans le monde moderne tel qu’il découle de la façon dont Foucault appréhende la modernité, une modernité qui a très largement réussi à réduire la déraison à une folie pathologique, voire à un mutisme complet. Ce qui se situe au-delà de cette marge semble ne pas du tout être du texte, mais un espace vide ou un abysse. D’une façon obscure, Foucault voudrait que cette marge déchirée et en lambeaux s’étende ou même explose en changeant la société et la culture de manière affirmative.

22Je voudrais aussi noter en passant que le débat entre Derrida et Foucault au sujet de l’interprétation d’un passage de la première Méditation de Descartes, sur laquelle Foucault concentre sa réponse, fonctionne pour les deux commentateurs comme un déplacement freudien : on peut présumer qu’il s’agit là du petit objet dans lequel des questions d’interprétation très larges viennent se loger. Voici le passage de Descartes :

23

« Mais, encore que les sens nous trompent quelquefois, touchant les choses peu
sensibles et fort éloignées, il s’en rencontre peut-être beaucoup d’autres, desquelles
on ne peut pas raisonnablement douter, quoique nous les connaissions par leur
moyen :par exemple, que je sois ici, assis auprès du feu, vêtu d’une robe de chambre,
ayant ce papier entre les mains, et autres choses de cette nature. Et comment est-ce
que je pourrais nier que ces mains et ce corps-ci soient à moi ? Si ce n’est peut-être
que je compare à ces insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par
les noires vapeurs de la bile, qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois, lors-
qu’ils sont très pauvres; qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre, lorsqu’ils sont tout nus;
ou s’imaginent être des cruches, ou avoir un corps de verre. Mais quoi ? ce sont des
fous [amentes], et je ne serais pas moins extravagant [demens], si je me réglais sur
leurs exemples.
Toutefois j’ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j’ai cou-
tume de dormir…» [Descartes poursuit par un rêve jusqu’à la fiction du malin
génie] [12].

24Un trait de ce passage pourrait bien empêcher de décider qui de Derrida ou de Foucault offre la meilleure interprétation : il n’apparaît pas clairement que Descartes parle de sa propre voix dans ce passage. Foucault suppose simplement que Descartes parle de sa propre voix et que cette voix se mêle à celle du temps. Dans sa réponse à Derrida (incluse en annexe à l’édition de 1972), Foucault a recours au sarcasme pour rejeter l’idée que Descartes pourrait ne pas parler d’une voix unifiée. Derrida suggère que Descartes, en un mouvement d’hyperbole croissante plus ou moins réglé ou contrôlé, mais pas complètement maîtrisé, commence en rendant la perspective d’un interlocuteur naïf, faisant usage du bon sens. Je suggérerais que son interlocuteur n’est pas simplement un « péquenaud » appartenant à un monde de paysans naïfs comme Foucault l’affirme pour contrer la lecture de Derrida, mais correspond à un certain degré à une voix internalisée par Descartes. En d’autres termes, Foucault refuse de voir, en Descartes, des modes de discours intérieurement dialogués qui marquent le propre usage que Foucault fait de la langue, mais dans des formes parfois plus incontrôlées et plus opaques. Derrida reconnaît cependant que Descartes en tant que philosophe et en usant a priori de sa propre voix, en vient à exclure la folie afin de fournir une base solide à la raison – mais seulement après avoir évoqué, par le biais de la fiction du malin génie, la possibilité d’une désorientation radicale à un niveau qui sape l’opposition entre raison et déraison.

25Dans sa réponse, Foucault soutient – et je pense qu’il s’agit là de ses deux points les plus significatifs – que Derrida passe à côté de la tentative de Descartes de disqualifier le statut du fou en tant que sujet, et se trompe en interprétant la fiction du malin génie qui, pour Foucault, n’est qu’une feinte méthodologique de précaution et un exercice parfaitement maîtrisé. Il est cependant curieux que Foucault, dans un passage d’Histoire de la folie qui se trouve dans un chapitre qui fait suite aux parties dont il débat avec Derrida, construit un argument très proche de celui de Derrida en ce qui concerne la signification du malin génie. Le débat se concentre sur trois pages au début du chapitre 2 de la première partie, « Le grand renfermement », et le passage suivant se trouve à la fin du chapitre 5 de la première partie, intitulé « Les insensés ».

26

« Si l’homme contemporain, depuis Nietzsche et Freud, trouve au fond de lui-même le point de contestation de toute vérité, pouvant lire dans ce qu’il sait maintenant de lui-même, les indices de la fragilité par où menace la déraison, au contraire l’homme du XVIIe siècle découvre, dans l’immédiate présence de sa pensée à elle-même, la certitude dans laquelle s’énonce la raison sous sa forme première. Mais cela ne veut pas dire que l’homme classique était, dans son expérience de la vérité plus éloigné de la déraison que nous pouvons l’être nous-mêmes. Il est vrai que le Cogito est commencement absolu; mais il ne faut pas oublier que le malin génie lui est antérieur. Et le malin génie n’est pas le symbole dans lequel sont résumés et portés au système tous les dangers de ces événements psychologiques que sont les images des rêves et les erreurs des sens. Entre Dieu et l’homme, le malin génie a un sens absolu : il est dans toute sa rigueur la possibilité de la déraison et la totalité de ses pouvoirs. Il est plus la réfraction de la finitude humaine; il désigne le péril qui, bien au-delà de l’homme, pourrait l’empêcher de manière définitive d’accéder à la vérité : l’obstacle majeur, non de tel esprit, mais de telle raison. Et ce n’est pas parce que la vérité qui prend dans le Cogito son illumination finit par masquer entièrement l’ombre du malin génie, qu’on doit oublier son pouvoir perpétuellement menaçant :jusqu’à l’existence et à la vérité du monde extérieur ce danger surplombera le cheminement de
Descartes. Comment, dans ces conditions, la déraison à l’âge classique pourrait-elle être à l’échelle d’un événement psychologique ou même à la mesure d’un pathétique humain – alors qu’elle forme l’élément dans lequel le monde naît à sa propre vérité, le domaine à l’intérieur duquel la raison aura à répondre d’elle-même ?» [13]

27On peut se demander comment, après ce passage, Foucault peut interpréter Descartes seulement comme une figure de l’exclusion. Car si l’on suit son argument complexe et quelque peu obscur, impliquant (à la manière de Husserl) un rejet du psychologisme et affirmant ce qui semblerait être un absolu quasi-transcendantal et tragique, on est en droit de conclure tout au moins qu’à l’âge classique, la déraison reste une force cosmique et que Descartes est partagé quant à savoir s’il convient de répondre au danger que cette force représente par un acte massif d’exclusion. Il est aussi tentant de conclure que le grand débat entre Derrida et Foucault génère parfois plus d’échauffement que de lumière, et que chacun des deux protagonistes a trop promptement recours à une tactique qui consiste à accuser l’autre de s’appuyer sur les mécanismes de dénonciation propre à l’exclusion [14]. En tout état de cause, Foucault ne parle ni d’une voix complètement unifiée, ni d’une unique position exclusive dans Histoire de la folie. Il adopte au moins trois positions ou voix narratives qui, avec des relations changeantes de l’une à l’autre, se recoupent et s’influencent mutuellement et fortement.

28Une de ces positions ou voix complexes est, comme je l’ai déjà suggéré, proche du difficile et très problématique statut marginal, et tend – comme il faut peut-être s’y attendre – à être relativement submergée dans le texte. Mais cette voix est cependant constamment audible, et elle possède une force performative et interventionniste. Marginal, et dans le meilleur des cas, paraprofessionnel, le narrateur perçoit alors l’histoire comme le théâtre sur lequel les forces dominantes et les tendances qu’elles répriment – ce que l’on pourrait appeler des forces hégémoniques et contre-hégémoniques – ne cessent de s’affronter. En d’autres termes, nous avons là, vu de la marge problématique, un modèle nietzschéen ou heideggerien de temporalité en tant que déplacement ou répétition dans le changement – c’est sur ce point que Foucault et Derrida sont le plus proches –. Une expression significative en rapport avec cette première « position » est celle de « torsions à l’intérieur de la même inquiétude ». Au fil du temps, nous avons des torsions répétées mais différentes – parfois radicalement différentes – dans une même inquiétude, qui n’est bien entendu pas une inquiétude identique en un sens strict et logique. Pour Foucault, les premières répétitions d’une même inquiétude semblent avoir prolongé avec le plus de succès le dialogue entre forces opposées, alors que la « torsion » moderne quant à elle, en particulier dans sa forme positiviste, a le mieux réussi à diviser ou dissocier raison et folie, tout en soumettant la seconde à la loi hégémonique, disciplinaire et parfois faussement bienveillante de la première. Mais des contre-voix, qui pourraient sembler être diverses modalités du retour du refoulé, ont existé tout au long de la période moderne – des voix telles que celles de Hölderlin, Nietzsche et Artaud. Foucault est attentif à ces contre-voix, mais il invoque souvent leur nom au sein d’une litanie de transgressions au lieu d’analyser leurs textes de façon critique. Foucault voudrait apparemment joindre sa voix aux leurs, en un chœur puissant qui pourrait transformer le marginal ou le souterrain en une force qui aurait une relation significativement différente au texte principal de la rationalité. Sur ce point comme dans d’autres endroits de son œuvre, Foucault ne donne qu’une indication en creux de la forme que ce nouveau dialogue pourrait prendre et des plus amples conséquences sociales, politiques et institutionnelles qu’il pourrait engendrer. Foucault ne discute pas non plus le genre d’abandon douteux de la rationalité – ou plutôt la combinaison perverse d’une rationalité formelle et d’une irrationalité substantielle – dont tout dans son œuvre mènerait à penser qu’il devrait être sévèrement critique (en l’envisageant peut-être comme un retour déformé et extrêmement violent du refoulé), par exemple, le genre d’abandon de la rationalité manifeste dans la politique nazie envers les juifs et d’autres groupes opprimés. Au lieu de cela, sa relation à un dialogue désirable reste allusive et parfois prophétique. La voix prophétique de Foucault se fait entendre avec peut-être le plus de force dans Histoire de la folie, mais, même dans ses incarnations plus tardives, les torsions qu’elle opère à l’intérieur de la même inquiétude tendent à rester allusives voire apocalyptiques et résolument cryptiques. Au mieux, l’usage que Foucault fait de la langue dans ce livre constitue une des formes discursives que ce dialogue renoué pourrait prendre, tout au moins dans une forme initiale, brisée, ambitieuse mais peut-être parfois mystifiante et mystifiée – la forme de la propre écriture de Foucault. On pourrait suggérer que ce problème plus large (et peut-être sans solution), considéré depuis cette première position, consisterait à tracer, et même mettre en œuvre, les « torsions à l’intérieur de la même inquiétude » changeantes et cependant répétitives, et dans le même temps travailler à travers elles à un dialogue renoué par des voix qui traiteraient des problèmes tels que la forme d’action responsable au sein des relations sociales, les normativités alternatives désirables, et une organisation politique viable.

29Une seconde voix ou position narrative dans le texte semble symptomatiquement renforcer ou répliquer elle-même la division élémentaire et hiérarchique entre l’identique et l’autre. Il s’agit de la position confiante du structuraliste scientifique qui, d’une hauteur olympienne ou en tant que spectateur transcendantal, se laisse aller à ce que Sartre appelle l’esprit de survol.

30Du haut de ces cimes, Foucault contemple une histoire envisagée en termes de rupture et gomme les échanges entre les périodes pour ne s’attacher qu’à la classification objectivante et à l’explication putative – c’est sur ce point que Foucault est le plus proche d’un important courant dans l’historiographie des Annales –. Des périodes disjointes sont alors présentées comme des structures synchrones, figées en un moment donné. Le passage d’une période à une autre reste un mystère. L’historien est alors mis hors jeu. Dans la perspective de cette seconde position plus stable, voire fixe, le changement ou la discontinuité (assimilées à la temporalité et l’historicité) est dissocié de la répétition, et la répétition elle-même est en fin de compte immobilisée en une forme éternelle ou intemporelle. En bref, Foucault nous livre ainsi une idée stéréotypée et néo-platonique d’une répétition idéalisée et universalisée, ainsi qu’une idée également stéréotypée de l’histoire comme changement autonome d’éléments particuliers (les périodes synchroniques constituant dans l’intervalle des variables structurelles ou quasi-typologiques). Ainsi :

31

«[…] Alors que le retour de la déraison prend l’allure d’une répétition massive, qui renoue avec elle-même par-delà le temps, la conscience de la folie s’accompagne au contraire d’une certaine analyse de la modernité, qui la situe d’entrée de jeu dans un cadre temporel, historique et social. Dans la disparité entre conscience de déraison et conscience de folie, on a, en cette fin de XVIIIe siècle, le point de départ d’un mouvement décisif : celui par lequel l’expérience de la déraison, ne cessera avec Hölderlin, Nerval et Nietzsche, de remonter toujours plus haut vers les racines du temps – la déraison devenant ainsi, par excellence, le contre-temps du monde – et la connaissance de la folie cherchant au contraire à la situer de façon toujours plus précise dans le sens du développement de la nature et de l’histoire. C’est à partir de cette date que le temps de la déraison et le temps de la folie seront affectés de deux vecteurs opposés : l’une étant retour inconditionné, et plongée absolue; l’autre au contraire se développant selon la chronique d’une histoire » [15].

32Il convient d’observer cependant que, étant donné le style indirect libre généralisé que Foucault utilise souvent lorsqu’il écrit, il est difficile de déterminer si les vues exprimées dans le paragraphe ci-dessus doivent être attribuées à Foucault ou représentent sa compréhension d’un cadre de référence qui émerge à la fin du XVIIIe siècle, ou bien encore les deux à la fois. De plus, la seconde voix (positiviste) se mêle parfois à la première voix liminaire et hybridée, et exacerbe l’anxiété d’un dialogue rompu. Par exemple, Foucault ne procède pas d’une façon complètement fixe ou univoque dans le texte, et la folie n’est pas constamment caractérisée comme une forme ou un déplacement simple, moderne et disjoint de la « déraison ». L’utilisation des mots « folie » et « déraison » n’est en général pas cohérente.

33Une troisième position narrative peut être interprétée comme une protestation extrême à l’encontre des contraintes scientifiques – une protestation si extrême qu’elle explose au-delà de la position marginale pour engendrer un lyrisme tortueux, expansif et clair-obscur qui pourrait soit enchanter le lecteur soit le rendre fou, ou bien les deux à la fois. Il semble que nous sommes là en présence d’une émulation discursive ou d’une mimique poétique plus directe de la déraison au cours d’intermèdes lyriques exubérants, parfois délirants.

34Ces intermèdes semblent faire plus que compenser le scientisme :ils se déversent sans contrôle au-delà des marges et, dans le contexte moderne, sont fous et rendent fou.[…]

35Un problème supplémentaire, qui découle particulièrement des seconde et troisième positions (la position structurelle-positiviste et la position lyrique) vient de la façon dont Foucault semble appréhender les textes et d’autres événements soit comme des cas scientifiques, soit comme des illustrations fugacement lyriques des structures. En un sens, un événement ou un artefact, y compris un texte, peut s’apparenter à une structure d’une façon analogue à celle par laquelle un événement s’apparente à une loi [16] dans une conception positiviste de la science. Un artefact n’est qu’une manifestation d’une structure ou d’une combinaison de structures. Dans un autre sens, les références à des artefacts pourraient fonctionner plus comme des allusions poétiques ou des suggestions lyriques passagères que de façon documentaire ou littérale. Dans les deux sens positiviste et lyrique (qui peuvent curieusement se renforcer l’un l’autre), Foucault n’offre que de modestes analyses ou lectures détaillées des textes ou des autres artefacts et de leur relation plus problématique aux structures, codes ou épistèmes. Foucault suggère parfois, mais explore insuffisamment voire refoule la façon dont les textes et d’autres phénomènes ne se contentent pas d’illustrer mais mettent aussi à l’épreuve et contestent les structures qui à un important degré les forment et les contraignent.

36En général, Foucault ne pénètre que rarement dans un texte, un artefact ou un autre événement en tant que scène de répétition des structures ou des contextes qui peuvent aussi les faire varier, parfois avec des effets qui ne sont pas simplement symptomatiques, mais aussi critiques et transformatifs. Cette relation plus complexe du texte aux contextes, et qui consiste peut-être en un auto-questionnement intérieur, est une modalité des « torsions à l’intérieur de la même inquiétude » dont Foucault tend à se tenir à distance, en la rattachant parfois (comme dans sa réponse à Derrida) à une « petite pédagogie » pernicieuse visant à la diversion politique. Une concentration exclusive et abstraite sur les textes ou sur d’autres artefacts dans une isolation étudiée du passé et du présent peut dégénérer en une telle pédagogie, en particulier quand la déconstruction devient le raisonnement trompeur d’une technique de lecture anhistorique et projective, qui réitère envers et contre tous les impasses aporétiques du langage en des termes effrénés et parfois extrêmement ampoulés et maniérés. Mais il ne s’agit pas là de la seule direction que l’analyse déconstructiviste peut emprunter. Elle peut revêtir des dimensions plus critiques et plus politiques, et permettre ainsi d’aborder les textes et d’autres événements en adoptant une variante de la première posture complexe et narrative ou bien la voix intérieurement dialoguée que Foucault explore dans Histoire de la folie – une voix qu’il utilise rarement dans sa lecture des textes ou d’autres artefacts.

37Foucault tend à utiliser les textes et les artefacts comme des documents symptomatiques de structures, ou – peut-être avec des conséquences plus critiques et transformatives – comme des allusions passagères, et ses références à ces textes et ces artefacts, quoique parfois brillantes voire éblouissantes par leur utilisation de l’ellipse, tendent à rester allusives (Foucault nous donne ici deux ou trois lignes sur Don Quichotte, là un aparté furtif sur Nietzsche. Il n’en reste pas moins que ces allusions constituent des espaces ouverts où nous pouvons entrapercevoir de possibles relations entre les artefacts et les structures ou les processus socioculturels dominants qui ne se limitent pas à un renforcement ou une occurrence symptomatique). Foucault se contente parfois d’invoquer des noms en une litanie incantatoire de la transgression. Bien qu’elle n’occupe que trois pages, l’analyse du passage de la première Méditation de Descartes à laquelle Derrida répond est une des lectures les plus fouillées dans le livre de Foucault – faisant preuve d’une incroyable incohérence dans ses actes, Foucault, dans sa réponse à Derrida, nous livre à la fois un réquisitoire contre la problématique de lecture et une de ses lectures les plus détaillées et brillantes d’un segment de texte –. La résistance de Foucault à la problématique de lecture peut parfois participer d’une logique de stratégie politique (Il y a, après tout, des choses plus urgentes et plus importantes à faire). Mais son attitude le prive aussi d’une occasion de mener une ambitieuse investigation micrologique de l’interaction embrouillée entre renforcement symptomatique, travail de réflexion critique, et peut-être l’implication transformative qui réside dans la relation qui unit artefacts et contextes – une interaction qui pourrait être l’analogue discursif ou analytique des micro-pratiques ou des formes d’intervention ou de résistance qu’il défend en politique, en particulier dans ses écrits de circonstance. On peut aussi suggérer qu’une telle investigation est une dimension nécessaire mais non suffisante d’une critique historique qui doit aussi avoir recours à une analyse structurelle et contextuelle du type que Foucault ébauche mais ne rattache pas de façon cohérente à un modèle plus large et autocritique de recherche et de pratique.

38Jusqu’ici, ma discussion a été largement analytique. Je voudrais maintenant me tourner vers le texte de Foucault et examiner le récit qu’il nous livre dans Histoire de la folie, en intervenant parfois dans sa narration pour signaler des discussions connexes ou des possibilités qui viennent s’ajouter, compléter ou contester son propos.

39Dans la préface du livre se trouve une allusion fugace et énigmatique à la Grèce : « Les Grecs avaient rapport à quelque chose qu’ils appelaient hubris.

40Ce rapport n’était pas seulement de condamnation; l’existence de Thrasymaque ou celle de Calliclès suffit à le montrer, même si leur discours [dans La République de Platon] nous est transmis, enveloppé déjà dans la dialectique rassurante de Socrate. Mais le Logos grec n’avait pas de contraire » [17].

41Dans ce passage difficile à saisir, la Grèce présocratique semble être invoquée comme la scène d’un dialogue entre raison et déraison, avec hubris dans le rôle de la déraison (Hubris est bien entendu généralement comprise comme une arrogance excessive et démesurée, impliquant une transgression extrême). L’idée que le logos grec n’avait pas de contraire semblerait indiquer que, tout au moins avant que n’apparaisse la figure de Socrate, le monde grec était un cosmos dans lequel raison et déraison n’étaient pas dissociées mais jointes avec force et succès d’une façon que l’on peut approcher, au mieux, en termes invocatoires obscurs. Avec Socrate, l’ancienne interaction supposée est perdue, et une logique tyrannique et unidimensionnelle domine. Ce bref passage signale la dette évidente de Foucault envers la Naissance de la tragédie de Nietzsche, qu’en un sens il réécrit dans Histoire de la folie. Le fait que cette importante relation intertextuelle reste largement implicite facilite peut-être la tendance à répéter les équivoques du texte de Nietzsche, son tissage instable qui mêle 1) une narration linéaire de structures et d’étapes discontinues,2) un récit complexe et inégal d’une répétition interrompue par des changements plus ou moins traumatiques, et 3) des intermèdes lyriques. Chez Nietzsche, la paire raison/déraison est discutée en termes d’Apollinien et de Dionysiaque.

42Et comme chez Foucault, une ligne du récit présente une histoire plutôt classique. Il existait autrefois dans la Grèce présocratique un dialogue créatif ou agon entre la raison et la déraison. Alors vint Socrate et ce dialogue « tragique » fut alors perdu et refoulé. La raison devint un tyran unidimensionnel et la déraison fut réduite à une simple subjectivité et une expressivité émotionnelle.

43Le but apparent est de recapturer le dialogue perdu.

44Mais chez Nietzsche comme chez Foucault, un scénario plus sophistiqué complique le récit et envisage la scène présocratique comme une fiction critique ouvrant des possibilités. Ce scénario représente le temps comme marqué par une lutte incessante entre des forces plus ou moins dominantes et submergées. Pendant la période moderne, une raison univoque tend à prédominer et provoque des éclats irrationnels, tout en fonctionnant comme un moyen de refouler un genre différent d’interaction avec la déraison (ou le dionysiaque) que le discours, y compris le propre usage que Nietzsche fait de la langue, peut toutefois rétablir ou réinventer dans une forme cependant brisée, obscure et partielle.

45La référence évanescente de Foucault à la Grèce dans la préface peut être lue comme un indice de la promesse et des problèmes de son livre. Dans le paragraphe suivant, il saute de la Grèce au Moyen Âge. Pendant la période médiévale, il y avait une sorte de dialogue entre raison et déraison dans le contexte cosmique qui se rattache au rôle de la religion [18]. La religion fournissait une réserve d’images dans laquelle l’échange entre raison et déraison pouvait puiser. Plus loin dans le texte, Foucault affirme que le fou était sacré plus que tout autre car il « participait aux pouvoirs obscurs de la misère » et bénéficiait ainsi, en tant que « venant d’un autre monde », de la charité médiévale [19].

46Cependant, Foucault ne s’étend pas sur les réactions plus intolérantes et univoques envers les fous, telles que la lapidation ou l’enchaînement. Foucault ne traite pas non plus des tentatives plus générales de domination et de contrôle qui limitaient tout ce que nous pourrions être tentés de voir comme un dialogue entre raison et déraison au Moyen Âge.À un niveau général, nous pourrions bien sûr nous référer au rôle évident de l’Église en tant que structure institutionnelle, à l’importance des institutions féodales, et au rôle de la scolastique en tant que mode de pensée.

47En bref, le traitement du Moyen Âge chez Foucault est idéalisé et impressionniste, et, comme la référence allusive à la Grèce, semble largement fonctionner comme une fiction critique au sein d’un argument ou d’un montage paratactique qui juxtapose des tranches d’histoire stylisées dans le but d’établir un point critique. Foucault souligne à l’envi l’exclusion des lépreux et la façon dont elle s’apparente au traitement des fous à l’âge classique. Son argument général plus significatif est que, par la suite, la folie est venue prendre la place que la lèpre avait auparavant occupée dans l’imaginaire, les institutions et le langage. Les fous étaient parfois incarcérés dans d’anciennes léproseries. En ce sens, la lèpre, avec ses rituels et ses tabous – et, on pourrait ajouter avec plus d’insistance que Foucault, avec sa capacité à susciter des réactions ambivalentes de peur, de pitié et de fascination – était reportée sur la folie. Nous avons là un exemple clair d’une temporalité répétitive chez Foucault – un exemple de récurrence dans le changement en contraste soit avec une continuité ininterrompue, soit avec des ruptures épistémologiques entre périodes.

48Un autre exemple significatif de transfert ou de déplacement plutôt que de simple continuité ou de rupture se fait jour lorsque, dans le dénouement dramatique de l’histoire de Foucault, le médecin prend la place de l’exorciste.

49Foucault discute plus amplement de la Renaissance que de la Grèce et du Moyen Âge. La Renaissance insérait aussi la déraison dans un cadre cosmique et avait pour Foucault un sens tragique de sa relation à la raison. Foucault, au moins en termes élégiaques, valorise le tragique et le cosmique dans la critique de l’humanisme. Il ne prête que peu d’attention aux réponses à la folie qui ne sont ni tragiques ni strictement humanistes (ou positivistes), et il ne dirige pas la critique de l’humanisme dans la direction d’une analyse des relations des humains aux animaux et à la nature au cours du temps.

50Pour Foucault, le fou occupait pendant la Renaissance une position liminaire sur la marge qui sépare le monde ici-bas de l’au-delà. Une image importante qui servait de moyen d’échange entre ces mondes était celle du sacrifice fou que le Christ fit sur la croix – une image qui était également importante au XIXe siècle pour des figures telles que Dostoïevski et Kierkegaard qui, avec Nietzsche, peuvent être perçus comme des contre-voix au sein même de ce que Foucault représente comme l’âge intolérant du positivisme, qui a effectivement subordonné une déraison dissociée à une rationalité univoque et tyrannique. Pendant la Renaissance, Shakespeare et Cervantès ont mis en œuvre un dialogue entre raison et déraison, mais Foucault discute si brièvement de ces deux auteurs qu’il est difficile de voir comment ce dialogue fut établi. À propos de Cervantès, Foucault écrit :« En apparence, il n’y a là que la critique aisée des romans d’invention; mais, un peu au-dessous, toute une inquiétude sur les rapports, dans l’œuvre d’art, du réel et de l’imaginaire » [20]. On pourrait se souvenir ici de la discussion par Freud de l’étrangement déconcertant et de la façon dont il rend l’opposition entre réel et imaginaire problématique. Pour Foucault, le dialogue entre raison et déraison est unheimlich, et il pose le problème du retour du refoulé.

51Foucault souligne particulièrement le rôle de la peinture à la Renaissance comme un moyen authentique d’échanges étranges. La folie chez Bosch n’est pas purement humaine ou dissociée du monde :elle émerge comme une image du monde lui-même, une imago mundi qui ébranle le cosmos et disperse l’homme. De ce point de vue, l’embarquement sur la nef des fous constitue une image cruciale. L’embarquement des fous sert la fonction utilitaire de s’en débarrasser. Mais pour Foucault, cet embarquement possède aussi une signification rituelle en tant que rapport aux fous. La nef des fous peut être vue comme l’embarquement des fous en quête de leur raison.

52Deux questions complémentaires incitent en effet ici à une réflexion qui pourrait être salutaire : l’image de la nef des fous avait-elle une concrétisation institutionnelle ou même une fonction principalement ambivalente pendant la Renaissance, et y a-t-il eu de ce point de vue une discontinuité complète avec l’âge classique des XVIIe et XVIIIe siècles ? Foucault est quelque peu hésitant lorsqu’il s’agit de savoir si cette image constitue plus qu’un motif dans la littérature et l’iconographie, mais il affirme qu’elle existait en tant qu’institution sociale. Selon Erik Midelfort, il n’y a qu’un seul cas clairement documenté d’« un fou ayant été mis sur un bateau à la dérive, et il est tout à fait possible que le but était de le noyer » – un événement qu’il est difficile d’interpréter comme une rencontre dialogique ambivalente au travers d’un embarquement des fous en quête de leur raison [21]. De plus, lorsqu’on se place de l’autre coté de la rupture supposée, c’est-à-dire à l’âge classique, on peut trouver, comme Foucault le signale parfois, des preuves d’une ambivalence fortement marquée et d’une relation à la déraison tragiquement cosmique – ou tout au moins pas exclusivement anthropocentrique. Après tout, Foucault emprunte l’image de l’embarquement à Pascal, et mentionne l’importance de Diderot au XVIIIe siècle; de façon plus générale, il note la persistance d’un échange entre raison et déraison au travers des images de l’animalité et de la Chute. J’ai déjà signalé que la représentation de Descartes en tant que figure inaugurale de l’exclusion à son époque est contestée non seulement par l’interprétation de Derrida mais aussi par un passage du propre texte de Foucault. Ces considérations soutiendraient l’argument que la frontière entre Renaissance et âge classique est plus perméable et indéterminée que Foucault ne semble l’admettre explicitement, en particulier dans son concept plus tardif de ruptures épistémologiques décisives. Même en adoptant les termes de l’argument de Foucault, et même s’il existe une spécificité de l’âge classique en ce qui concerne le problème de la déraison et de la folie, il semblerait qu’elle ait principalement à voir avec l’articulation particulière entre discours et pratique qui a résulté de l’établissement de maisons de confinement.

53Pour Foucault, il existe à la Renaissance une tendance cruciale, dissociative et hiérarchique. Elle réside dans l’humanisme. Foucault interprète de façon plutôt réductrice le courant humaniste, tel qu’on le trouve par exemple dans l’œuvre d’Érasme, comme une domestication de la folie, sa réduction à la frivolité et la faiblesse humaine. L’éloge de la folie d’Érasme était en fait, selon Foucault, une condamnation de la folie, l’éloge étant trop faible et trop humaniste. Comme je l’ai déjà noté, dans Histoire de la folie, Foucault met en œuvre une critique quelque peu irréfléchie de l’humanisme en tant que délaissement anthropocentrique d’une perspective tragique et cosmique – une critique qui conteste radicalement l’impérialisme de l’espèce, mais menace également d’obscurcir le problème de la responsabilité. Je voudrais mentionner ici deux autres approches de la Renaissance qui, en des termes plus mesurés, convergent avec ou tout au moins renforcent la tendance de Foucault à refuser de considérer la Renaissance comme exclusivement ou même principalement l’âge de l’humanisme.

54Mikhail Bakhtine insiste sur l’existence d’un dialogue en faisant référence à une institution et un processus auxquels Foucault ne prête explicitement que peu d’attention :le carnaval et le carnavalesque [22]. Mais Bakhtine ne se contente pas de rejeter l’humanisme ou de se concentrer sur le tragique. Au lieu de cela, il souligne l’interaction festive dans le carnavalesque entre opposés apparents, y compris entre raison et déraison. On pourrait avancer ici qu’il y a une relation de contestation complémentaire et mutuelle entre les points sur lesquels Foucault et Bakhtine insistent, et que le problème revient à analyser l’interaction entre le tragique et le festif au sein d’un phénomène tel que le carnaval, y compris la façon dont le carnaval limite les valeurs humanistes par le biais d’une problématisation des rôles ordinaires et des normes éthiques. Pour Bakhtine, le masque de carnaval, comme le bonnet de fou, peut être compris comme un symbole de « déraison », par exemple lors de la destitution grotesque des facultés supérieures qui se voient ôter leur couronne au profit de « la strate corporelle inférieure » qui s’affirme. Le rire, comme un chœur non-linguistique qui accompagne alors l’échange entre raison et déraison, n’est pas entièrement sous le contrôle du sujet. Étant donné le déclin ou la répression du carnaval en tant qu’institution sociale viable au cours de la période moderne, tout ce qui peut ressembler à un dialogue entre raison et déraison tend pour Bakhtine, comme pour Foucault, à être réduit, domestiqué et déformé, mais peut cependant prendre de puissantes formes discursives ou artistiques, comme par exemple dans l’œuvre de Dostoïevski. Ce dialogue peut aussi apparaître dans des variantes plus sadiques ou masochistes, que Bakhtine tend à ignorer, des variantes qui prennent la forme, par exemple, de victimisations quasi-sacrificielles ou de quêtes de régénération par la violence. Dans le carnaval se pose en effet le problème de la relation entre des forces sacrificielles ou quasi-sacrificielles (parmi lesquelles la désignation de boucs émissaires ou la mise en actes des préjugés) et les forces d’affirmation de la vie et de rajeunissement sur lesquelles Bakhtine insiste.

55Frances Yates offre un second complément fécond à Foucault sur la Renaissance [23]. Yates souligne un phénomène auquel Foucault, curieusement, ne prête explicitement que peu d’attention – quoique sa propre œuvre puisse parfois être interprétée comme une tentative souterraine de réhabilitation de certaines de ces tendances dans un contexte moderne inhospitalier. Je fais bien entendu référence ici à l’hermétisme. Pour Yates, l’Hermétisme reposait sur un symbolisme cosmique parfois syncrétique et explorait le rôle destructeur et régénérateur de forces, telles que le chaos, souvent arbitrairement perçues comme négatives ou irrationnelles. L’hermétisme présentait le Mage sous un jour favorable, ou tout du moins richement ambivalent, comme une figure créative dont le pouvoir pouvait constituer un défi lancé au divin. Une figure telle que Giordano Bruno apparaît communément chez Yates comme prétentieux et arrogant – un homme sauvage, voire fou. Yates soutient que l’Église condamna et fit brûler Bruno sur le bûcher non à cause de son rationalisme scientifique précoce, mais en raison du genre plutôt différent de menace qu’il posait par ses tendances hermétiques hétérodoxes liées de façon complexe à la science. Bien évidemment, un prétendu hérétique est un individu non orthodoxe dont les positions sont interprétées, de façon nécessairement réductrice et limitée, à l’aune des positions orthodoxes.

56Dans un autre de ses livres, Les mots et les choses :une archéologie des sciences humaines[24], Foucault offre une discussion très obscure de la pensée du XVIe siècle axée sur le rôle des similitudes – ce que d’autres interpréteraient comme une pensée métaphorique. Il désoriente le lecteur en se concentrant largement et peut-être intentionnellement sur des types marginaux et il ne traite même pas de Bruno. En contraste avec Histoire de la folie, où il met l’humanisme à part dans le but de le critiquer, dans Les mots et les choses, Foucault envisage toute prose comme partageant un certain épistème. Yates en comparaison, traite de figures connues de la Renaissance dans une prose peut-être trompeusement claire et dans un séduisant style impersonnel et effacé (une approche qui pourrait simplifier à l’excès certains problèmes – ou donner au lecteur un sens dévoyé de leur difficulté ou des défis qu’ils impliquent). Elle met également en lumière le rôle du symbolisme hermétique dans des formes d’humanismes mesurées telles que celle de Ficin et fournit une base pour une compréhension de la diversité des possibilités discursives à la Renaissance. De plus, Yates suggère que l’hermétisme pourrait bien constituer une tendance majeure voire dominante au sein de certaines élites intellectuelles au XVIe siècle.

57En parallèle avec un trait de Foucault, Yates considère qu’à l’âge classique, Descartes et le cartésianisme poussent l’hermétisme dans la clandestinité mais sans l’éliminer complètement. Il tend à refaire surface comme le refoulé de formes contraintes, distordues, et parfois opposées d’une façon militante, comme par exemple le rosicrucianisme. J’ajouterais qu’une critique historique plus ou moins acceptable du refoulement des forces hermétiques et carnavalesques – dans des combinaisons parfois complexes – reste à écrire.

58Foucault aborde ensuite la période sur laquelle le titre de son livre se concentre : l’âge dit classique. Foucault part de l’équation qui associe Renaissance, embarquement et nef des fous, pour la mettre en contraste avec l’âge classique et son insistance sur le renfermement et les maisons de confinements. Au cours de la période classique, les fous étaient privés de leur liberté et mis derrière des barreaux ou des murs – physiquement exclus de la société. Pour Foucault, la création de maisons de confinement constituait un changement institutionnel décisif en rapport avec de nouveaux moyens de discipliner les individus, en particulier par le biais de contrôles internalisés dans la conscience coupable. Foucault affirme qu’au milieu du XVIIe siècle, sur une période de quelques mois, un Parisien sur cent se trouvait ainsi enfermé. Faisant montre de ce que l’on pourrait peut-être considérer comme un marxisme contenu, il mentionne le rôle de la crise économique du moment, mais il affirme que le renfermement en tant que mesure économique fut un échec. L’explication élémentaire du renfermement appartient non au domaine de l’économique mais tient à des considérations rituelles, morales et politiques plus floues.

59Le grand renfermement a déconcerté les observateurs de l’époque suivante. Les « réformateurs » de la période post-classique et positiviste étaient particulièrement choqués par le fait que les fous étaient incarcérés avec les criminels, les pauvres et les débauchés dans les maisons de confinement de l’âge classique. Cet âge rassemblait tous les représentants de la déraison en un même lieu – un lieu qui avait été auparavant habité, littéralement et figurativement, par les lépreux [25]. Pour Foucault, l’élément commun qui, aux yeux des hommes de l’âge classique, unissait ces diverses figures révélait la fonction réelle de leur enfermement. Cet élément commun, c’était l’incapacité à se conformer à l’éthique du travail de l’ordre social bourgeois. L’idéal républicain de vertu civique, partagé à un certain niveau par Robespierre, Rousseau et Bentham, cherchait à atteindre une union idéalement transparente de la morale et de l’État, de l’éthique du travail et du confinement des déviants.

60Dans cette dimension de son analyse, Foucault paraît très proche de Max Weber, et le processus général qu’il semble dessiner est un processus de sécularisation, de désenchantement et de déclin ou de déplacement des valeurs sacrées.

61Pour Foucault cependant, des processus similaires se sont développés dans les régions protestantes et catholiques, bien qu’il ne dise rien du rôle que la Contre-Réforme a pu jouer en faisant converger ces processus parallèles. Foucault souligne également le rôle joué par l’éthique du travail en présentant le travail comme une punition et un moyen de rédemption pour une humanité déchue et coupable.

62Mais, en dépit de son aspect répressif, cette éthique signalait aussi l’existence d’une voie étroite pour établir un dialogue avec la déraison, en termes de Chute et d’animalité ou de bestialité de l’homme. Parmi les formes de déraison, la folie était exaltée comme un scandale et mise en avant ostensiblement, par exemple lors de l’exposition dominicale des fous [26].

63Un fait d’importance pour Foucault est que, à l’âge classique, la folie n’était pas encore subordonnée à des questions d’ordre médical, mais tenait alors manifestement à des considérations rituelles, juridiques et politiques. La construction et la médicalisation de la folie en tant que maladie spécifiquement mentale constituent pour Foucault un phénomène moderne et suspect. Il insiste sur le fait que l’homme médical est d’abord entré dans les maisons de confinement comme un représentant de l’ordre public – un exorciste allié à la police et non comme représentant de la connaissance scientifique ou de la psychothérapie. Il y avait à la fin du XVIIIe siècle une grande peur des contagions qui, comme la lèpre, se seraient répandue à partir des maisons de confinement.

64On faisait venir le docteur pour soulager l’anxiété des gens lorsque ceux-ci étaient effrayés par la corruption, la pollution et les exhalaisons infectées qui émanaient, pensaient-ils dans leur crainte, des maisons de confinement.

65L’âge du positivisme commença véritablement au début du XIXe siècle.

66D’un point de vue archéologique, il s’agit de la strate structurelle suivante dans la relation entre raison et déraison, ou peut-être de la déformation suivante dans la même anxiété, et nous assistons là à une dissociation et une séparation accentuées. La folie est dissociée des autres formes de déraison, elle est analytiquement isolée et localisée en tant qu’objet de connaissance positiviste et de contrôle sociopolitique. Il se pourrait bien que la réponse hyperbolique de Foucault réduise la complexité des phénomènes modernes et en favorise une conception polémique plutôt partiale.(Il adopte également cette tactique dans Surveiller et punir, en particulier vers la fin du livre, avec le fantasme de la société carcérale). Foucault réagit vigoureusement contre ce qu’il conçoit comme l’histoire mystifiée et idéologiquement motivée du processus de modernisation, qui se fait passer pour l’histoire d’une liberté grandissante, dans laquelle les « réformateurs » tels que Pinel et Tuke jouent le rôle héroïque de libérateurs révolutionnaires des fous.

67Pour Foucault, la prétendue libération des fous des maisons de confinement de l’âge classique constituait un confinement plus efficace et un déni de ce qu’ils avaient à dire. De ce point de vue (et en dépit de leurs divergences d’intérêts et d’approches), pour Foucault comme pour Tocqueville, la Révolution française pourrait avoir fait naître des forces plus « réactionnaires » que celles de l’Ancien Régime. L’asile révolutionnaire fit disparaître les barreaux bien réels des maisons de confinement de l’âge classique, mais il érigea de nouveau barreaux dans la conscience du fou et le força à concevoir sa transgression principalement et peut-être exclusivement comme une culpabilité abjecte, une subjection, une déviance confuse, incompréhensible, voire sans voix.

68Samuel Tuke était un Quaker qui utilisa la religion pour imposer au fou des idées morales. Au contraire de Tuke, Philippe Pinel se débarrassait des formes de la religion et accentuait la sécularisation de la moralité et de la raison. Tous deux partageaient cependant une autorité qui n’était pas dérivée de la science, une même façon de traiter le fou comme un enfant ou un mineur, et un modèle de l’asile calqué sur la famille bourgeoise. Le fou ne pouvait retrouver la parole qu’en adoptant une voix de la raison socialement définie. Plus généralement, la science positive de la psychologie s’est érigée, selon Foucault, sur la base de pratiques politiques, sociales et morales. Par le biais de ces pratiques, les fous pouvaient être étudiés d’une façon apparemment objective, comme des objets, parce qu’ils avaient été objectivés et réduits à l’état d’objets silencieux du regard et du discours dominant de l’autre. Une telle science pouvait se considérer autonome seulement après avoir scrupuleusement réprimé et dénié ses propres mécanismes fondateurs – des mécanismes qu’une recherche historique critique peut néanmoins mettre à jour et soumettre à un examen critique. Pour Foucault, les sciences de l’homme sont fondées sur la sécularisation, la désarticulation et la ré-articulation de ce qu’avait été le contexte cosmique, et leur « objectivité » dérive de pratiques non-scienti-fiques et contestables. Foucault offre là une nouvelle version de la vieille histoire qui retrace le mouvement de la religion à la science (par exemple, le récit du désenchantement de Weber). Mais il donne à cette histoire un tour critique, hyperbolique et parfois réductif, et révèle la généalogie des formes de la connaissance et du pouvoir dont les origines historiques sont souvent occultées ou réprimées. Ce faisant, il analyse de façon critique les préjugés et les présupposés des disciplines et des pratiques existantes.

69Pour Foucault, l’aspect le plus significatif de l’asile à l’âge positiviste est peut-être l’« apothéose du personnage médical ». Tirant partiellement partie du prestige de la science, l’homme médical était une figure d’autorité possédant le pouvoir intimidant du père, du juge et de la loi.

70[…] Pour Foucault, les véritables voix de la déraison à l’époque contemporaine passèrent à la clandestinité dans l’art et la littérature, et furent privées de l’arrière-plan socioculturel sur lequel elles auraient pu se développer. Dans leur obscur dialogue avec la raison, les voix de la déraison, libres de toute attache, semblaient sortir non du cosmos, ni même d’un contexte culturel plus limité, mais du vide. Foucault fait là référence à des icônes telles que Nietzsche, Holderlin, Artaud et Sade. Il contraste de façon significative les tableaux de Bosch et ceux de Goya. Chez Bosch, la déraison est une force souterraine du cosmos; chez Goya (du moins dans certains de ses tableaux), la déraison surgit de l’abysse. Dans le Sabbat des sorcières par exemple, Goya nous donne à voir, selon les mots de Foucault, des « regards qui viennent de nulle part et ne regardent rien ». Il s’agit là, je pense, d’une des brillantes allusions chez Foucault qui jette une lumière focalisée et intensifiée sur l’artefact.

71Les personnages dans le tableau ne se regardent pas les yeux dans les yeux.

72Leurs regards viennent effectivement de nulle part et ne regardent rien.

73Foucault achève son livre par une discussion curieusement déroutante – connue pour son opacité et évocatrice par son lyrisme – de la relation entre art et folie dans le monde contemporain. L’art et la folie sont extrêmement proches et cependant divisés par une séparation radicale : l’œuvre d’art est arrachée à la folie, et le début de la folie marque la fin de l’œuvre d’art. Mais tout à la fois l’art, qui se trouve en position précaire au bord de l’abysse ou arraché à la tentation de la folie, et l’artiste, qui devient fou, mettent la civilisation contemporaine au banc des accusés. Dans cette apogée fulminante et néo-baroque de son histoire de la folie, Foucault accuse également la civilisation moderne au nom d’une alternative qui reste insaisissable, un souterrain obscur ou un dialogue perdu, qu’il voudrait voir se transformer, qu’importent les conséquences, en un raz-de-marée.

74En conclusion, il me faut préciser quelle est mon intention en me concentrant sur une lecture et une analyse relativement détaillée de l’étude de la folie par Foucault. Comme je le laissais entendre plus haut, la critique a eu tendance, assez récemment, à distinguer des périodes dans l’œuvre de Foucault et à mettre généralement en avant la phase postérieure comme étant celle qui aurait le plus à apporter à la recherche contemporaine. Cette phase est souvent présentée comme celle au cours de laquelle Foucault adopte le concept de connaissancepouvoir – une phase représentée au premier chef par Surveiller et punir, un texte qui, de nombreux points de vue, a servi de pièce justificative ou de pierre angulaire au nouvel historicisme. Le concept de connaissance-pouvoir est supposé marquer un progrès, voire une rupture épistémologique par rapport à une phase antérieure, au cours de laquelle Foucault, prenant un linguistic turn, se concentrait sur des analyses internes du discours ou, au mieux, sur des pratiques discursives conçues en des termes « épistémologiques » excessivement étroits. Mon intention n’est pas de renverser les perspectives ou de dénier les aspects importants de l’œuvre postérieure de Foucault ou les limitations de ses premiers textes. Mais je pense qu’appliquer une périodisation à sa pensée est aussi problématique et restrictif que son propre usage de la périodisation dans l’étude du passé. Toute l’œuvre postérieure de Foucault est virtuellement en germe dans la version intégrale d’Histoire de la folie; les coupes de la version courte que Foucault a lui-même autorisées ont pour effet (peut-être intentionnellement) d’obscurcir la portée de cette préfiguration ou, plus précisément, de cette annonce qu’on peut discerner après coup et qui laissait la porte ouverte à des changements significatifs dans le temps.

75De façon plus positive, je suggérerais qu’il y a encore beaucoup à glaner d’un échange critique avec ce texte difficile, stimulant et dérangeant qu’est Histoire de la folie, dans lequel Foucault met parfois en cause ce que l’on considère souvent comme des traits restrictifs de sa période « épistémologique » ou « analyse du discours ». Dans ce texte, il signale directement ou indirectement, ou même par les déficiences de son analyse, le rôle d’une conception du temps en termes de répétition dans le changement (un changement parfois traumatique).

76Il montre de plus que les processus de répression ou d’exclusion ne sont pas nécessairement incompatibles avec ceux de normalisation, de régulation, ni avec le déploiement du pouvoir (De fait, ils peuvent se renforcer mutuellement dans certains contextes). Il se trouve aussi parfois plus proche d’une notion plus globale d’hégémonie, utilisée comme un outil d’analyse généalogique critique dans l’échange entre passé et présent – une notion qui tend à être obscurcie dans son insistance postérieure et plus réductive sur le pouvoir en tant que solvant universel (Dans le travail accompli juste avant sa mort, où les problèmes de subjectivité et de normes éthico-politiques sont posés avec une insistance et une intuition nouvelles, l’adoption d’un style simple résulte en un gain d’accessibilité mais aussi des pertes par rapport au projet d’écriture ambitieux qui s’incarne peut-être dans Histoire de la folie). En d’autres termes, le Foucault d’après 68 semble parfois centrer sa pensée autour d’un concept insuffisamment différencié de pouvoir ou de connaissance-pouvoir qui constitue la force motrice d’un fonctionnalisme noir. Dans une telle perspective, tout dans le « système » (y compris notamment les artefacts de la « grande » culture) fonctionne d’une façon au moins symptomatique, la capacité d’action de l’individu n’est pas simplement obscurcie, mais parfois oblitérée, la contestation devient inutile, et la résistance tend à être immédiatement récupérée et « renflouée » de façon à redynamiser le « système » de la connaissance-pouvoir [27]. Les forces de résistance ont un statut quelque peu différent dans Histoire de la folie, même lorsqu’elles sont contraintes de passer à la clandestinité. Et le livre peut servir à soulever des questions encore brûlantes sur la relation entre le critique ou l’historien et leur objet d’étude. Ce livre peut même nous sensibiliser à des traits du Foucault postérieur qui ne se plient pas entièrement à un concept de pouvoir généralisé ou même arbitraire ni à un fonctionnalisme noir.

77Une question importante qui émerge à la lecture d’Histoire de la folie est de savoir si nous serons capables de reconnaître l’intérêt de la façon dont Foucault évoque une relation entre des forces discursives qui se tentent et se contestent mutuellement, tout en gardant une distance critique vis-à-vis de certains de ses traits. Foucault se concentre sur un problème crucial souvent marginalisé ou exclu des discours libéraux, qui mettent l’accent sur des institutions et des processus dominants tels que ceux dont Tocqueville traite. Et, en s’attaquant à ces processus, Foucault semble soit mettre les préoccupations des libéraux entre parenthèses, soit s’attacher à les délégitimer radicalement. Il en résulte cependant un crypto-normativisme (selon l’expression d’Habermas) à l’intérieur duquel les normes alternatives, dans la mesure où elles existent, restent à ce point enchâssées qu’elles en deviennent obscures voire indéchiffrables. L’alternative semble parfois même être une utopie sans contenu, anarchique ou même anomique, allusivement invoquée par des tonalités apocalyptiques. La question est ici de savoir si l’intérêt de Foucault pour les groupes et les problèmes (y compris ceux ayant trait à la politique du quotidien) marginalisés ou exclus peut s’apparenter à un libéralisme transformé, s’attachant à la restructuration des institutions dominantes (la famille, l’éducation, le lieu de travail, l’état) et à la protection constitutionnelle des droits des minorités, des hommes (et même des non humains) – y compris les droits des groupes dont Foucault traite. Foucault n’a pas beaucoup traité des systèmes normatifs et politiques alternatifs qui ont pu avoir un effet direct sur le présent, et il ne s’est pas directement confronté à la question du rôle que des groupes intermédiaires pourraient avoir au sein d’une société et d’un régime politique reconstruits – des groupes qui pourraient mettre la vie quotidienne au contact de la politique, y compris des représentations au niveau de l’État. Mais, si l’on considère ce problème, la question cruciale est de savoir quels groupes intermédiaires devraient se voir accorder une représentation politique en tant que liens entre l’individu et l’État. Un statut d’instance de représentation politique (plutôt qu’un statut de lobby ou de groupe de pression) pourrait-il être accordé à des groupes constitués de gays, de prisonniers, ou même de fous – ou des groupes si différents pourraient-ils être politiquement représentés seulement en tant que participants dans d’autres activités ? [28]

78Si l’on excepte le lyrisme presque délirant et un usage du style indirect libre plutôt incontrôlé, peut-être que la tentation et la menace de la « folie » s’expriment principalement dans l’écriture de Foucault par une insistance post-tragique, compulsive et hyperbolique sur l’abysse ou le vide – le bouleversement traumatique de la quête spéculativement dialectique d’identité et de totalisation – une insistance perturbatrice véhiculée par des mouvements de langage à la fois déchirants et enjoués. (Bien sûr, Foucault est ici loin d’être seul dans une pratique audacieuse qui menace d’être isolante ou monologique – une pratique par laquelle on s’engage dans un dialogue « sublime », paradoxalement non-dialogique, au-delà du dialogue avec un autre radicalement différent) [29]. Dans Histoire de la folie, nous pouvons voir Foucault mettre lyriquement en œuvre et situer d’une façon positiviste cette tentation et cette menace, avec lesquelles il entretient lui-même une relation ambivalente, en même temps que, d’un geste prématuré, accompli parfois avec un sens de l’urgence d’une violence cataclysmique, il se retourne pour montrer du doigt un cosmos tragique et en transformation.

79Dans ce texte comme dans d’autres endroits de l’œuvre de Foucault, le danger récurrent réside dans la tendance à sacrifier à une esthétique sans borne du sublime transgressif, traumatisant et quasi-transcendantal, une tentative de mise en œuvre d’une interaction entre limites légitimes et transgression hyperbolique. L’analogue politique douteux de cette esthétique combine la nostalgie apparente d’un passé « tragique » perdu, une modernité qui, si l’on excepte des échos à peine audibles et de brefs flashs de ce passé, est condamnée dans son entier, et un espoir aveugle, peut-être apocalyptique, d’un futur radicalement différent et indéterminé. Ce motif trop connu détourne du besoin d’une analyse critique plus spécifique des phénomènes modernes et se prête trop facilement à une politique du désespoir culturel. Foucault nous laisse la possibilité, il faut le reconnaître problématique et cependant plus prometteuse, de modes spécifiques de résistance et de travail qui sortent des sentiers battus pour explorer l’interaction entre forces opposées dans le langage et la vie. Mon opinion sur ce point est que – tout au moins à un niveau discursif – nous devons nous ouvrir à certains risques de l’hyperbole transgressive, qui met les limites à l’épreuve (en même temps qu’elle limite les possibilités d’un échange dialogique), sans pour autant nous laisser obnubiler par ces risques, sans les ériger subrepticement ou dogmatiquement en telos ou en programme caché du langage. Au lieu de cela, nous devrions explorer et nous enquérir de leur relation déroutante à d’autres forces, y compris celles attachées à des cadres normatifs transformés, au sein d’un champ discursif et pratique plus large. De ce point de vue, il nous faut nous demander comment élaborer une notion de raison normative, critique, autocritique (ou pratique), qui fasse une place à l’affect, et se trouve en rapport avec les processus sociopolitiques qui visent à la résolution de problèmes – une raison substantive (et non étroitement univoque ou technique) ouverte au jeu difficilement saisissable entre limites et certains défis « excessifs » qui leur sont posés.

80Traduit de l’américain par Heather Furnas et Guillaume Ratel (Cornell University).


Date de mise en ligne : 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/rhmc.531.0007

Notes

  • [1]
    Extrait de Dominick LA CAPRA, History and Reading. Tocqueville, Foucault, French Studies, Toronto, University of Toronto Press, 2000. Nous remercions l’éditeur de son aimable autorisation. Les passages non traduits sont indiqués par des […].
  • [2]
    Michel FOUCAULT, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969.
  • [3]
    Dans son Discours philosophique sur la modernité, Jürgen HABERMAS a élaboré une critique de la façon dont Foucault rend compte de la dynamique qui sous-tend la notion de volonté de pouvoir chez Nietzsche, ainsi que son fonctionnalisme et ce que Habermas appelle son crypto-normativisme (c’est-à-dire, son rejet explicite des normes ou bien la façon dont Foucault confond les normes avec une normalisation contestable, conjugué au recours implicite et non justifié à une normativité alternative). Mais Habermas se contente de rejeter l’étude de Foucault sur la folie comme un simple renversement romantique des tendances contemporaines à la rationalisation, et certains autres aspects de sa thèse sont douteux (Le Discours philosophique de la modernité : douze conférences, trad. de l’allemand par Christian Bouchindhomme et Rainer Rochlitz, Paris, Gallimard, 1988). Par crypto-normativisme, Habermas désigne le fait que Foucault s’appuie tacitement sur des normes et des valeurs auxquelles il ne fait aucune place et dont il ne dévoile pas le fondement. Cet argument a été formulé auparavant par Michael WALZER, « La politique de Michel Foucault », dans David HOY (dir.), Michel Foucault, lectures critiques, trad. de l’anglais par Jacques Colson, Paris, Éditions universitaires/Bruxelles, De Boeck université, 1989, p. 65-83.
  • [4]
    Sur ce point, voir Hubert DREYFUS, Paul RABINOW, Michel Foucault : un parcours philosophique : au-delà de la subjectivité et de l’objectivité, trad. par Fabienne Durand-Bogaert, Paris, Gallimard, 1984.
  • [5]
    Le créationnisme anthropocentrique ou séculier pourrait bien être une conséquence (peut-être imprévue) d’un constructivisme radical et une conception imprudemment généralisée de la performativité. Malheureusement, Foucault lui-même ne pousse pas la critique de l’humanisme jusqu’à aborder la question du droit des animaux. Sur ce problème crucial, voir en particulier Peter SINGER, Comment vivre avec les animaux ?, trad. de l’anglais par Jacqueline Sergent, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2004.
  • [6]
    Cette dimension importante de la conceptualité dans L’histoire de la folie est peut-être moins partielle et plus convaincante que le concept insuffisamment différentiel de pouvoir ou de connaissancepouvoir sur lequel Foucault insistera par la suite.
  • [7]
    Pour une discussion et une défense de l’analogue discursif de la voix moyenne dans la représentation historique des événements-limites traumatiques (spécifiquement, l’Holocauste), voir Hayden WHITE, « Historical emplotment and the problem of truth », dans Saul FRIEDLANDER (dir.), Probing the Limits of Representation :Nazism and the « Final Solution », Cambridge (Mass.), Harvard University Press, 1992, p. 37-53. Pour une analyse critique de cette initiative, voir, dans le même ouvrage, Martin JAY, « Of Plots, Witnesses, and Judgments », p. 100-101; et aussi D. LA CAPRA, Writing History, Writing Trauma, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 2001.
  • [8]
    Éd. de 1961, p. 299.
  • [9]
    « Cogito et histoire de la folie » dans L’écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967.
  • [10]
    Voir Carlo GINZBURG, Le Fromage et les vers : l’univers d’un meunier du XVIe siècle, trad. de l’italien par Monique Aymard, Paris, Flammarion, 1980.
  • [11]
    Éd. de 1979, p. 60.
  • [12]
    Méditations métaphysiques, Paris, PUF, 1986, p. 27-28.
  • [13]
    Éd. de 1961, p. 195-196.
  • [14]
    Dans La Pensée 68 : essai sur l’anti-humanisme contemporain, Paris, Gallimard, 1985, Luc FERRY et Alain RENAUT tendent à répéter ce type d’accusation en renvoyant à la fois Foucault et Derrida dans les cordes. Dans une discussion dont la prose rivalise en opacité avec celle de Foucault et Derrida, ils affirment que l’un et l’autre se sont « gravement mépris » (p. 126). Leur erreur, en ce qui concerne la compréhension de la folie au XVIIe siècle, est que « des deux côtés, on lit en effet les Méditations à partir d’une conception de la folie comme hallucination, comme incapacité à distinguer entre une donnée des sens et une image. Or, tout indique que la conception de la folie comme hallucination n’apparaît en réalité qu’au XIXe siècle. » (ibid.) Le problème est que Ferry et Renaut confondent rêve et hallucination, et n’offrent aucune analyse du rêve éveillé dans sa relation à la folie au cours du temps et aucune preuve que l’idée de la folie en tant qu’hallucination (rêve éveillé ?) est un concept du XIXe siècle.
  • [15]
    Éd. de 1961, p. 439; Éd. de 1972, p. 383.
  • [16]
    covering law en anglais dans le texte, n.d.t.
  • [17]
    Éd. de 1961, p. III.
  • [18]
    Je voudrais répéter ici que le motif de la « mort-de-Dieu » et l’importance de la sécularisation ont chez Foucault un rôle qui n’a pas été suffisamment souligné.
  • [19]
    Éd. de 1961, p. 76.
  • [20]
    Éd. de 1961, p. 45.
  • [21]
    Voir Erik MIDELFORT, « Madness and Civilization in Early Modern Europe : A reappraisal of Michel Foucault », dans Barbara MALAMENT (dir.), After the Reformation :Essays in Honor of J.H.Hexter, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1980, p. 254.
  • [22]
    Voir Mikhail. M. BAKHTINE, The Dialogic Imagination, ed. Michael Holquist and Caryl Emerson, Austin, University of Texas Press, 1986.
  • [23]
    Voir Frances YATES, Giordano Bruno et la tradition hermétique, trad. de l’anglais par Marc Rolland, Paris, Dervy-livres, 1996. Les historiens professionnels contestent encore les vues de Yates.
  • [24]
    Paris, Gallimard, 1966.
  • [25]
    Midelfort suggère également que l’argument de Foucault concernant l’ancrage profond de la maison de confinement dans son époque de l’âge classique peut être mis en doute du fait que l’on peut mettre ces maisons en rapport non seulement avec les léproseries mais aussi avec les monastères. Ce lien pourrait aussi aider à expliquer la diversité de la population confinée dans un même établissement.
  • [26]
    Tout à son désir de signaler quelque vestige du tragique à l’âge classique, Foucault ne met pas en doute cette conception préjudiciable de l’animalité ou de la bestialité, qui fonctionne aisément dans un registre « humaniste » douteux en projetant secrètement des possibilités humaines extrêmes sur les animaux, et ce faisant, aidant à justifier la subordination de toute « création » aux intérêts supposés de l’homme. Les bêtes ne sont pas bestiales, mais les hommes peuvent l’être, comme il apparaît dans la façon dont ils se traitent, et plus généralement dont ils traitent les animaux.
  • [27]
    Nancy FRASER reconnaît l’utilité empirique et conceptuelle de la compréhension du pouvoir du second Foucault mais elle renforce la critique d’Habermas en observant que : « Qu’on considère qu’il suspend tout cadre normatif, ou qu’il suspend seulement le cadre normatif libéral, ou même qu’il ne conserve que ce cadre-là, il est assailli par des questions sans réponse ou auxquelles on ne peut peut-être pas répondre. Parce qu’il ne parvient pas à concevoir et à suivre une stratégie normative unique et cohérente, il se retrouve en fin de compte avec un curieux amalgame entre une description militariste amorale, un jargon marxiste, et une moralité kantienne. Malgré ses nombreux aspects empiriques de valeur, je ne peux que conclure que l’œuvre de Foucault est confuse d’un point de vue normatif… Foucault écrit comme s’il oubliait l’existence de l’ensemble du corpus weberien de théorie sociale et ses scrupuleuses distinctions entre des notions telles que l’autorité, la force, la violence, la domination et la légitimation… Clairement, ce dont Foucault a besoin, et ce dont il a cruellement besoin, c’est de critères normatifs qui lui permettent de distinguer les formes de pouvoirs acceptables des formes de pouvoir inacceptables »: Unruly Practices : Power, Discourse and Gender in Contemporary Theory, Minneapolis (Minn.), University of Minnesota Press, 1989, p. 31-33. Bien entendu, on pourrait avancer que Foucault emploie intentionnellement et avec insistance une stratégie de délégitimation au sein de laquelle les distinctions telles que celle entre pouvoir et autorité s’écroulent, mais la question subsiste de savoir si une telle stratégie est convaincante et efficace. Pour une perspective différente, qui souligne le rôle complexe, tout à la fois explicatif, symptomatique et contestataire, d’une conception du pouvoir souvent diagnostiquée comme paranoïaque, voir la discussion de Foucault d’Eric L. SANTNER dans le contexte d’une étude sur Daniel Paul Schreber, My Own Private Germany : Daniel Paul Schreber’s Secret History of Modernity, Princeton (N.J.), Princeton University Press,1996, en particulier p. 83-96. En un geste qui pourrait s’inscrire dans l’esprit de la propre histoire de la folie de Foucault, Santner écrit : « Schreber découvre que le pouvoir non seulement prohibe, modère, dit « non » au corps et à ses sensations, mais qu’il travaille aussi à les intensifier et à les amplifier. En d’autres termes, Schreber découvre que l’autorité symbolique dans un contexte d’état d’urgence est transgressive, qu’elle fait montre d’une surproximité obscène au sujet : c’est-à-dire que, comme l’écrit Schreber, elle exige le plaisir. L’expérience de Schreber de son corps et de son esprit en tant que site d’interventions et de manipulations violentes et transgressives qui produisent, comme un résidu ou un déchet, une sorte de surplus de plaisir, est, selon moi, une indication d’une crise qui afflige sa relation au domaine exemplaire de l’autorité symbolique auquel sa vie était intimement liée, c’est-à-dire la loi » (p. 32).
  • [28]
    Le rôle traditionnel de bouffon de la cour, qui avait une réelle fonction politique, était parfois joué par quelqu’un que l’on voyait comme « fou ». Il convient de noter que le diagnostic de la folie a constitué un moyen pratique pour les régimes oppressifs pour faire taire, délégitimer ou se débarrasser des dissidents.
  • [29]
    Pour une exploration de ce motif (en fait de ce leitmotiv), voir Jacques DERRIDA, Donner la mort, Paris, Galilée, 1999. Derrida discute et retrace ses propres relations à Levinas, Kierkegaard, et l’épisode biblique d’Abraham et Isaac, et il insiste sur l’idée que tout autre est radicalement autre (ou complètement différent : « tout autre est tout autre »). Il explore également en détail la question du sacrifice, et souligne le rôle joué par le don (de la mort). Il ne s’attaque pas aux problèmes de la victimisation et de la régénération par la violence au sein des processus sacrificiels. Il n’établit pas non plus de lien convaincant entre la notion quasi-théologique d’altérité radicale ou absolue et le communautaire, la communication, et les engagements partagés, qui, à un certain degré, semblent nécessairement liés dans le domaine de l’éthique et de la politique.

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