Notes
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[1]
On remarquera d’ailleurs – et cela mérite d’être noté – que la naissance de l’histoire du mouvement abolitionniste précéda pratiquement celle des traites négrières. Dès 1808, l’abolitionniste anglais Thomas CLARKSON publiait ainsi son fameux The History of the Rise, Progress and Accomplishment of the Abolition of the African Slave Trade by the British Parliament (réédité par Frank Cass, à Londres, en 1968). D’une autre veine, le noir américain W. E. B. DU BOIS publiait en 1896 un ouvrage toujours essentiel : The Suppression of the African Slave Trade, 1638-1870 (New York, Longmans Green – nouvelle édition, Bâton Rouge, J. H. Franklin, 1969).
-
[2]
Elizabeth DONNAN (ed.), Documents illustrative of the History of the Slave Trade to America, Washington, Carnegie Institute, 1930-1935,4 vol. ; Dieudonné RINCHON, Le trafic négrier d’après les
-
[3]
Joseph Calder MILLER, Slavery and Slaving in World History : a Bibliography, Millwood, New York, Kraus International Publishers, 1999,2 vols.
-
[4]
La traite des Noirs par l’Atlantique. Nouvelles approches. The Atlantic Slave Trade. New Approaches, Paris, Société Française d’Histoire d’Outre-Mer et Librairie Orientaliste Paul Geuthner, 1976 (actes de l’une des sessions de la sixième conférence internationale d’histoire économique, Copenhague, août 1974).
-
[5]
Voir Olivier PÉTRÉ -GRENOUILLEAU, « Traite, esclavage et nouvelles servitudes. Vieilles questions et nouvelles perspectives », Outre-Mers. Revue d’histoire, 2001/1, p. 311-327 ; et O. PÉTRÉ - GRENOUILLEAU (dir.), « Traites et esclavages : vieux problèmes, nouvelles perspectives ?», Outre-Mers. Revue d’histoire, 2002/2, p. 5-282.
-
[6]
David ELTIS, The Rise of African Slavery in the Americas, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
-
[7]
Robin BLACKBURN, The Making of the New World Slavery. From the Baroque to the Modern, Londres, Verso, 1997.
-
[8]
Sur ce point, voir notre Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004.
-
[9]
Herbert S. KLEIN, The Atlantic Slave Trade, Cambridge, Cambridge University Press 1999, p. XVII.Texte librement traduit de l’anglais.
-
[10]
Serge DAGET, La traite des Noirs : bastilles négrières et velléités abolitionnistes, Rennes, Ouest-France, 1990 et, avec François RENAULT, Les traites négrières en Afrique, Paris, Karthala, 1985.
-
[11]
Pierre BOULLE, « La construction du concept de race dans la France d’Ancien Régime », Outre-Mers. Revue d’histoire, 2002/2, p. 155-175.
-
[12]
Au rôle de certaines élites politiques et marchandes s’ajoute celui de populations métisses installées sur le littoral africain. Depuis longtemps bien connue est également la médiation assurée, au XIXe siècle, par d’anciens esclaves introduits au Brésil ensuite devenus négriers en terre africaine. L’un des récits les plus vivants, parmi les travaux récents, nous conte le périple similaire de deux dignitaires de Calabar qui, devenus esclaves en Amérique, achetèrent leur libération, se convertirent au protestantisme, se lièrent à des abolitionnistes anglais et revinrent en Afrique pour se faire négriers : Randy J. SPARKS, The Two Princes of Calabar. An Eighteenth Century Atlantic Odyssey, Cambridge, Harvard University Press, 2004.
-
[13]
Paul LOVEJOY, Transformations in Slavery. A History of Slavery in Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 110.
-
[14]
Claude MEILLASSOUX, Anthropologie de l’esclavage :le ventre de fer et d’argent, Paris, PUF, 1986; Emmanuel TERRAY, Jean BAZIN (dir.), Guerres de lignages et guerres d’États en Afrique, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1982.
-
[15]
Benjamin BRAUDE, « The sons of Noah and the construction of ethnic and geographical identities in the medieval and early modern periods », The William and Mary Quarterly, 3e série, vol. LIX, janv. 1997, p. 103-142; David TURLEY, Slavery, Oxford, Blackwell Publishers, 2000, p. 27.
-
[16]
Ce que l’historien Eric WILLIAMS reconnaissait clairement dans l’ouvrage tiré de sa thèse de 1944 : Capitalisme et esclavage, trad. fr. Paris, Présence Africaine, 1968, qui devint l’une des bibles du tiers-mondisme : « l’esclavage n’est pas né du racisme. Le racisme a été plutôt la conséquence de l’esclavage » (p. 19).
-
[17]
À ce sujet, voir notre Les traites négrières, op. cit., p. 34-67,26-34.
-
[18]
Voir les articles de P. LOVEJOY, « Islam, Slavery and Political Transformation in West Africa : Constraints on the Trans-Atlantic Slave Trade », Outre-Mers. Revue d’histoire, 2002/2, p. 247-282 et E. Ann MC DOUGALL, « Discourse and Distortion : Critical Reflections on Studying the Saharan Slave Trade », ibidem, p. 195-227.
-
[19]
Maurice BAZEMO, « Captivité et esclavage dans les anciens pays du Burkina Faso. Pérennité et mutations : analyse du fonctionnement », thèse de l’Université de Franche-Comté, Besançon, 2004.
-
[20]
Frederick COOPER, « The problem of slavery in African studies », Journal of African History, 20/1,1979, p. 103-125. Voir également son Plantation Slavery on the East Coast of Africa, New Haven, Yale University Press, 1977.
-
[21]
Ici comme ailleurs, les idées ont bien évolué. Avant la colonisation, traites et esclavages en Afrique étaient largement montrés du doigt. À cette époque, vers le milieu du XIXe siècle, la traite atlantique disparaissait tandis que les traites continuaient en Afrique, et que l’esclavage semblait même s’y développer. Les explorateurs, notamment, (mais aussi les hommes d’Église) contribuèrent alors à forger une sorte de légende noire, en insistant sur la cruauté des négriers et des maîtres arabes et africains. Puis vint la colonisation et les soucis de mise en valeur des territoires acquis. Les colonisateurs se mirent alors à recourir au travail dit forcé. Et pour se donner bonne conscience, ils indiquèrent que, finalement, ils ne faisaient que réutiliser à leur profit un vieil esclavage interne, qu’ils qualifiaient de « doux ». En quelques décennies, on passa ainsi de l’idée d’un esclavage africain particulièrement cruel à celle d’une forme dépendance traditionnelle si peu condamnable qu’elle pouvait être réactivée par l’homme blanc. Ce qui poussa également à ce renversement d’attitude fut la nécessité, pour le colonisateur, de s’appuyer sur les élites en place, lesquelles dépendaient souvent de l’esclavage. D’où la lenteur et les ambiguïtés du processus d’éradication de l’esclavage à l’époque coloniale.
-
[22]
Le fait de considérer qu’un esclavage, ici sexuel, devrait être qualifié de « doux » parce qu’il aurait pour cadre la maison familiale me semble inadmissible. C’est pourtant – souvent implicitement – le cas, signe que la dévalorisation de l’image de la femme est encore beaucoup plus répandue qu’on ne l’imagine.
-
[23]
Yves BÉNOT, La modernité de l’esclavage : essai sur la servitude au cœur du capitalisme, Paris, La Découverte, 2003.
-
[24]
Ses Mémoires sont d’abord parues anonymement en allemand en 1886. Édition française : Emilie RUETE, Mémoires d’une princesse arabe, Paris, Karthala, 1991.
1Encore relativement peu connue en France, où elle n’est pas un thème d’étude très développé, l’histoire des traites négrières (et avec elle celle de l’esclavage) figure aujourd’hui parmi les domaines les plus dynamiques de la recherche internationale. Chasse pratiquement gardée de la littérature anglosaxonne, cette histoire, relativement jeune, souffre d’un certain nombre de difficultés. Nous nous intéresserons ici à l’une d’entre elles, liée à ce que l’on pourrait appeler une approche européocentrique des choses.
QU ’EST - CE QUE LA TRAITE ?
2Mais tout d’abord, qu’est-ce que la traite, et que peut-on dire, rapidement, à propos de son historiographie ? On peut faire remonter l’historiographie des traites négrières à l’extrême fin du XVIIIe siècle, époque à laquelle, abolitionnisme aidant [1], commence à apparaître véritablement une volonté de compréhension et de mise en perspective de l’histoire de « l’infâme trafic ». La seconde période, les années 1930, correspond aux premières approches scientifiques de la question. L’histoire des traites naît alors simultanément des deux côtés de l’Atlantique, avec les travaux, notamment, d’Elizabeth Donnan, aux États-Unis, et du père Dieudonné Rinchon, en France [2]. Mais c’est surtout depuis les années 1960 qu’elle s’est développée, de manière assez spectaculaire, avec à la fois une envolée du nombre d’articles et d’ouvrages publiés chaque année, et l’essor d’une recherche désormais vraiment multinationale, aussi bien en Afrique qu’en Amérique et en Europe. Depuis cette période, la production historiographique n’a cessé de croître. En 1999, l’historien américain Joseph Miller pouvait ainsi publier un essai bibliographique (consacré aux traites et aux esclavages) dans lequel il recensait près de 14000 travaux, pour la plupart publiés au cours de la seconde moitié du XXe siècle [3]. Un supplément bibliographique comportant souvent plusieurs centaines de titres vient le compléter, chaque année, dans la livraison de décembre de la revue Slavery and Abolition (Londres, Frank Cass). Enfin, depuis la fin des années 1990, l’histoire des traites a commencé à s’ouvrir à de nouveaux horizons. Auparavant, et notamment depuis les années 1970, elle était essentiellement centrée autour d’approches à la fois économiques et démographiques :démographiques du fait de la volonté de connaître le nombre d’Africains déportés vers les Amériques; économiques à cause de l’importance des études consacrées aux liens entre traite des Noirs et révolution industrielle britannique. On remarquera que ces deux approches (alors qualifiées de « nouvelles ») [4] empruntaient largement à l’histoire quantitative et à l’économétrie.
3Jusque-là les dimensions culturelles n’étaient appréhendées qu’au travers de l’étude des sociétés esclavagistes (avec la grande question de la « créolisation ») et de celle du mouvement abolitionniste (rôle des Lumières, du « Grand Réveil » religieux protestant de la fin du XVIIIe siècle…). Dans les deux cas, les aspects culturels étaient relégués aux marges du trafic négrier proprement dit.
4Depuis quelques années, les approches culturelles sont passées des marges au cœur même de l’histoire des traites négrières [5]. Dans l’important The Rise of African Slavery in the Americas,l’historien canadien David Eltis tenta ainsi de montrer comment des paramètres culturels avaient pu jouer un rôle dans l’économie même du trafic négrier [6]. Quelques années auparavant, dans un ouvrage de facture résolument marxiste, Robin Blackburn replaçait cette même histoire dans le passage entre le monde baroque et le monde moderne [7].
5Cet essor prodigieux et cette constante ouverture vers de nouveaux horizons n’empêchent pas l’histoire des traites négrières de souffrir d’un certain nombre de difficultés. La première réside dans le fait qu’elle fut l’objet de débats politiques et idéologiques fort vifs avant même d’être érigée en objet d’étude scientifique. Sa naissance coïncida en effet avec le temps du face-à-face entre pro-esclavagistes et abolitionnistes. Et le contexte idéologique ne perdit ensuite guère de son importance (même s’il se renouvela, bien sûr). La deuxième période historiographique mentionnée précédemment, celle de l’entre-deux-guerres, fut ainsi celle de l’apogée des empires européens en Afrique et de l’émergence, aux États-Unis, d’une école historique afroaméricaine. Les années 1960 (troisième période historiographique) virent la fin de la décolonisation en Afrique noire, l’apparition sur place d’une génération d’intellectuels et de chefs d’État souhaitant fort logiquement s’approprier son passé, et, plus généralement, l’essor du mouvement tiers-mondiste. Les années plus récentes (quatrième et dernière période historiographique précédemment notée) furent celles de la « fin du communisme » et de la recherche, pas toujours fructueuse, de nouveaux paradigmes pour les sciences sociales. Sans oublier la vogue actuelle de l’histoire-mémoire.
6Seconde difficulté, l’histoire des traites négrières est à la fois intrinsèquement globale et, en pratique, fortement compartimentée. Globale puisque trois continents (voire quatre, avec l’Asie) sont concernés, puisqu’elle s’étale sur près de treize siècles (du VIIe siècle de notre ère aux débuts du XXe ), et puisque toutes les thématiques déclinables en histoire concernent notre sujet (économie, culture, société, géopolitique, démographie…). Mais voilà : réellement globale [8], l’histoire des traites négrières est terriblement éclatée, du fait des sub-divisions chronologiques (histoire ancienne, médiévale, moderne, contemporaine), géographiques et thématiques académiques. Elle est également assez peu liée à celle des esclavages, ainsi qu’à celles des abolitionnismes. L’auteur d’un solide travail sur la traite dans l’empire ottoman du XIXe siècle peut ainsi nous dire que le taux de profit des négriers y était d’environ 20% par an, avant de conclure qu’il s’agissait là de bénéfices dérisoires ne pouvant donner lieu à aucune véritable retombée économique. En lisant les travaux des historiens de la traite atlantique, il aurait appris que le taux de profit moyen annuel le plus élevé était ici, au XVIIIe siècle, celui des Anglais, avec 8 à 10% de bénéfices. Un taux qui, bien qu’inférieur de loin à celui des négriers ottomans du XIXe siècle, a suscité d’énormes controverses à propos du rôle de la traite dans la genèse de la révolution industrielle. On pourrait multiplier les exemples. Les africanistes lisent assez peu ce qui concerne l’esclavage aux Amériques, et les spécialistes de celui-ci ne sont pas toujours au courant des débats à propos de l’esclavage en Afrique précoloniale.
7Ajoutons que l’histoire des traites proprement dite n’est pas suffisamment connectée aux autres domaines auxquelles elles est pourtant très liée :
comment parler, par exemple, des répercussions de la traite sur l’économie
européenne sans être bien au fait de la bibliographie la plus récente en
matière d’industrialisation ? Enfin, l’historiographie anglo-saxonne, dominante en la matière, ignore souvent les travaux qui ne sont pas publiés en
anglais, ce qui ajoute encore à la fragmentation de la recherche, en créant au
moins trois champs (anglophone, francophone et ibérique) trop peu connectés. Monstrueuse par son objet – un trafic d’êtres humains –, l’histoire des
traites est également monstrueuse par ses dimensions. D’où le paradoxe
d’une histoire à la fois éminemment globale et très fortement éclatée.
8Arrières-plans idéologiques et forte compartimentation expliquent à leur tour la difficulté qu’il peut y avoir, pour l’honnête homme cultivé, mais aussi pour l’historien non spécialiste de la question, à distinguer les faits des hypothèses scientifiques et des clichés populaires en tous genres. Herbert Klein, l’un des meilleurs historiens de la traite atlantique, pouvait ainsi écrire, en 1999, que « bien que la plupart des travaux modernes aient invalidé les perceptions traditionnelles de la traite […] celles-ci disposent encore d’une énorme force ». Elles sont « toujours répétées dans les textes standard destinés aux écoles primaires et secondaires », et parfois même à l’université. Klein ajoute qu’il « n’y a pas seulement eu échec du dialogue entre les universitaires et le public cultivé, il y a également une surprenante ignorance au sein même du monde académique, dans son ensemble, à propos de la nature de la traite » [9].
9Pour le plus grand nombre, cette histoire n’est donc pas méconnue. Mais elle demeure mal connue, parce qu’elle est déformée par les ravages du « on dit » et du « je crois ».
10Notons, pour clôturer provisoirement ce qui pourrait ressembler à une litanie, que l’histoire des traites négrières n’est pas toujours suffisamment définie. Les historiens ne s’accordent pas toujours, en effet, quant à ses rapports avec l’esclavage. Les deux réalités sont liées et se sont le plus souvent mutuellement renforcées. Cependant, il est des sociétés esclavagistes (comme le Vieux Sud des États-Unis, au XIXe siècle) qui ont pu survivre et même se développer sans être approvisionnées de l’extérieur par le biais d’un trafic d’esclaves. On peut aussi trouver des esclaves noirs dans certaines sociétés – notamment antiques – sans qu’il existe alors un véritable trafic, une véritable traite des Noirs. Disons donc, pour l’instant, que la traite consiste dans la « production », le transport et la vente des esclaves, tandis que l’esclavage correspond à leur utilisation.
11Il demeure un trouble, également, quand il faut nommer ce trafic.
12L’expression classique, d’origine anglaise – slave trade –, ne satisfait pas tout le monde. Serge Daget, qui fut en France le grand spécialiste de la question [10], notait en effet que parler d’un commerce d’esclaves, c’est sous-entendre que les victimes de ce trafic étaient déjà asservies avant d’être déportées, ce qui pouvait faire dire à certains négriers que la traite était un moindre mal. Mais, d’un autre côté, comment nier la situation de privation totale de liberté de celui qui est pris, acheté, vendu et déporté contre son gré ? De plus, la traite des Noirs ne fut pas le seul commerce d’esclaves de l’histoire. Pourquoi ne pas dire, alors,« commerce des esclaves noirs » (black slave trade)? On pourrait aussi choisir l’expression « traite négrière », car elle replace esclaves et négriers dans leur interrelation dialectique. On voit ainsi qu’il n’est pas aisé de nommer la traite des Noirs.
13Plus surprenant encore :malgré le grand nombre d’ouvrages et d’articles sur le sujet, je n’ai pas vraiment trouvé de définition de ce trafic. Aussi ai-je dû en constituer une. Celle-ci suppose la réunion d’au moins cinq éléments, outre le fait que la couleur des esclaves est noire. Certains de ces éléments (notamment les trois premiers) se retrouvent en d’autres lieux et à d’autres époques, et peuvent donc concerner des pratiques esclavagistes non liées à la traite. Les deux derniers sont spécifiques à la traite. Tous me semblent nécessaires pour la définir.
- La traite suppose l’existence de réseaux d’approvisionnement en captifs capables d’en drainer un grand nombre. Ce qui nécessite un certain maillage de l’espace (des lieux de capture, des routes, etc.), ainsi qu’un arsenal idéologique permettant d’assurer la légitimité de l’ensemble.
- La traite – l’importation d’esclaves – s’explique par l’incapacité de certaines sociétés esclavagistes à maintenir ou à accroître le nombre de leurs esclaves par voie naturelle.
- Le système repose sur la dissociation entre les lieux où les captifs sont « produits » – selon l’expression des anthropologues – et ceux où ils sont utilisés; les esclaves d’Afrique noire étant envoyés aux Amériques, dans le monde musulman, ou dans d’autres pays d’Afrique noire.
- Les esclaves sont très rarement « produits » par ceux qui les utilisent.
L’échange joue donc un rôle essentiel dans la traite, qu’il soit tributaire ou marchand. Dans le premier cas, l’autorité esclavagiste, en général africaine, se contente de demander à ses voisins la livraison de captifs comme signe de bon vouloir et de soumission. Dans le second cas, l’échange se fait contre des marchandises et non contre un lien de subordination. - Un trafic aussi important, aussi organisé, et fonctionnant sur le mode de l’échange, ne peut se faire sans l’assentiment d’entités politiques ayant des intérêts convergents. Ceci suppose l’emboîtement de logiques différentes, européennes, américaines, orientales (je préfère ce terme à celui de « musulmanes » qui me semble inapproprié) et africaines.
LE « COMMERCE TRIANGULAIRE » COMME PARADIGME DES TRAITES NÉGRIÈRES
15L’expression souvent utilisée pour qualifier la traite des Noirs est celle, traditionnelle, de « commerce triangulaire ». Elle conduit à supposer que tout partait de l’Europe, que tout était organisé par elle, et que tout y revenait. Dans certains manuels scolaires de collège abordant l’histoire de la traite, des points représentant des ports européens peuvent ainsi être notés tandis que, inversement, l’Afrique et l’Amérique apparaissent comme des continents complètement vierges. Les cartes habituelles donnant à visualiser ce trafic triangulaire peuvent également donner l’impression que l’ensemble des questions négrières est entièrement soluble dans l’histoire de voyages transatlantiques.
16Au XIXe siècle, certains auteurs, comme Petit de Baroncourt, ne voulaient en conséquence voir dans la traite que des mers chaudes et des rivages exotiques.
17La traite, pour lui, se résumait au transport de personnes d’une « plage » à l’autre de l’Atlantique. Cette façon de voir les choses est heureusement aujourd’hui complètement dépassée. Mais, inversement, à l’autre extrême, on trouve parfois de nos jours une tendance à ne décrire ce trafic qu’à l’aulne d’un portrait apocalyptique de la traversée de l’Atlantique (le middle passage des historiens anglo-saxons); une traversée ayant donné lieu à d’immenses souffrances – à la fois physiques et morales – pour les Noirs embarqués, et qui, de ce fait, n’a nullement besoin d’être exagérée afin de témoigner de l’ampleur réelle du traumatisme infligé aux hommes, aux femmes et aux enfants qui furent déportés. En ne se focalisant que sur cela, on en vient à oublier nombre de choses importantes pour la compréhension de la logique et des rouages du trafic négrier. On oublie que la préparation des opérations de traite (mobilisation d’hommes, de capitaux, de marchandises et de navires) débordait le cadre des grands ports européens impliqués dans le trafic. On oublie aussi qu’une partie de l’Europe travaillait à forger les alibis nécessaires afin de légitimer la traite, ainsi qu’à l’échange et à la transformation des produits tropicaux importés des Amériques.
18Les flèches tracées sur les cartes représentant le « trafic triangulaire » tendent également à faire de l’Afrique et des Amériques de simples escales, plus ou moins secondaires dans l’organisation du trafic. Or, sans l’extension du monde de la plantation aux Amériques, et donc sans la genèse d’une importante demande de main-d’œuvre, l’histoire de la traite atlantique aurait sans doute été tout autre, quand bien même elle aurait existé. Les Amériques ne furent d’ailleurs pas simplement impliquées dans le trafic en tant que régions importatrices d’esclaves. Elles participèrent aussi à l’envoi d’expéditions négrières en Afrique. Certaines partirent de l’Amérique du Nord et des Antilles. D’autres, beaucoup plus nombreuses, furent dirigées par le Brésil qui fut à la fois la première colonie agricole de plantation dans le Nouveau Monde et, au XIXe siècle (après l’indépendance du pays) la première nation négrière atlantique. N’oublions également pas les voyages négriers entrepris dans l’océan Indien afin d’alimenter la force de travail des plantations européennes situées dans les îles de la région.
19Plus globalement, à propos des Amériques, on peut dire qu’il y a souvent une méprise à propos du mot « colonie », un terme aujourd’hui généralement employé, dans le langage courant, pour qualifier un territoire totalement dépendant de sa métropole. En partie fausse pour le XXe siècle (on connaît en effet aujourd’hui la vitalité des cultures locales à l’époque de la colonisation, en Afrique noire), cette image l’était encore plus pour le monde moderne. Il est vrai que les colonies des Temps modernes ont été cantonnées, par le biais du régime de l’exclusif, à servir leurs métropoles respectives en fournissant des matières premières et en achetant l’essentiel des produits qu’elles ne pouvaient ou n’étaient pas autorisées à produire. De fait, elles étaient considérées comme « la chose » des différentes couronnes européennes. Mais on minimise très largement l’importance du « jeu », ou de l’espace d’autonomie dont disposaient concrètement colons et colonies. Ces espaces d’autonomie existaient pour des raisons simples :l’éloignement des métropoles, la corruption (qui régnait dans les colonies, et qui faisait que les envoyés des métropoles fermaient souvent les yeux), l’absence de contre-pouvoirs institutionnels (l’Église contribuant parfois à adoucir le système esclavagiste mais non à le critiquer) et d’élites locales capables de concurrencer les colons. Cette autonomie se manifestait de multiples manières, comme l’a montré Pierre Boulle, qui insiste sur le rôle joué par des colons français dans la diffusion d’un racisme anti-Noir en métropole, au cours de la seconde moitié du XVIIIe siècle [11]. De même, les planteurs de la Jamaïque n’ont jamais accepté que l’Angleterre mette la main sur Saint-Domingue, car, pour eux, c’était là une colonie riche, qui (exclusif mercantiliste oblige) pouvait venir les concurrencer en cas de conquête. Il faut donc revaloriser le rôle des colons, ainsi que celui des créoles. Si le système colonial a pu vivre si longtemps, c’est du fait d’une relation (vraiment) triangulaire entre les colons, les marchands des métropoles impliqués dans le commerce colonial, et les États. Cette collaboration fut parfois tumultueuse, mais elle fut néanmoins solide sur la longue durée.
20L’importance de l’Afrique noire ne doit pas, non plus, être sous-estimée.
21Les esclaves n’apparaissaient en effet pas par enchantement sur les sites de traite africains. Ils étaient auparavant produits, acheminés, parqués, évalués par des négriers noirs, expression utilisée il y a déjà près d’un quart de siècle par Serge Daget. Comme le rappelle David Eltis, dans l’ouvrage cité précédemment, les conditions africaines jouèrent un rôle majeur dans l’organisation du trafic. Il ajoute que l’un des acquis de la recherche, toutes écoles confondues, est de considérer aujourd’hui les Africains à la fois comme des victimes et des acteurs : acteurs de la traite [12], acteurs dans la construction du monde atlantique, acteurs dans l’élaboration de sociétés originales aux Amériques.
22On peut rappeler que 98% des esclaves déportés vers les Amériques ont été vendus par des Africains, 2% seulement ayant été directement razziés par les négriers occidentaux (surtout au début, lorsque la traite n’était pas encore bien organisée). Dès 1446, Henri le Navigateur a voulu établir des relations commerciales privilégiées avec l’Afrique noire, et cette politique d’entente commerciale est ensuite devenue la règle. Il est vrai qu’ici ou là, les Européens ou les Occidentaux ont joué un rôle dans la production des captifs. Il y a notamment ce que j’appelle la « production accompagnée », lorsque des Occidentaux participent aux côtés d’Africains ou de Maures à des opérations de capture; ce fut le cas de traitants français au Sénégal, ou d’Anglais dans l’actuel Libéria, et, surtout, de métis d’origine portugaise installés en Afrique noire. Il faut aussi mentionner le cas du Congo et de l’Angola. Après la mort du roi du Congo (1543), qui avait ouvert son pays au trafic négrier, le système négrier s’effondre, au moment même où la traite atlantique est en plein essor.
23Survient alors une politique d’intervention directe en Afrique noire. En 1569, une première armée coloniale,« européenne », envahit une zone d’Afrique tropicale. Cette armée de 800 hommes est généralement décrite comme ayant été directement envoyée par le Portugal. Luis Felippe de Alencastro considère, avec raison, qu’elle était déjà considérablement « brésilianisée », la cheville ouvrière de l’expédition ne se trouvant pas au Portugal, mais chez les lobbies brésiliens. Une seconde expédition coloniale fut organisée, en 1591, aboutissant à une nouvelle colonie, l’Angola, et à la création d’une charge de gouverneur en ce pays. En Angola, les Portugais se sont engagés profondément à l’intérieur du continent pour chercher des esclaves, et ils furent à l’origine de l’apparition de marchands indigènes acculturés dont ce fut la tâche essentielle.
24C’est pratiquement le seul cas où l’on voit des Européens, ou des Américains, jouer un rôle relativement important dans les opérations de traite proprement dite. Mais il faut aussi rappeler que la région de l’Angola a fourni 40% de l’ensemble des déportés de la traite atlantique. C’est donc un cas isolé, mais quantitativement important.
25Ailleurs, la production des esclaves est purement africaine. Pourquoi ce rôle de certains Africains dans la traite ? Il serait inexact de parler de « collaboration », car ils n’ont pas pris part à la traite afin de complaire aux négriers du dehors ou parce qu’ils y auraient été contraints par ceux-ci. Ils participèrent à la traite souvent de manière volontaire et pour des raisons objectives. Les barrières ethniques limitaient le sentiment d’appartenance à une même communauté noire et rendaient possible l’asservissement de personnes originaires de communautés voisines. L’esclavage, en Afrique noire était également une pratique ancienne, importante dans nombre de régions de la bande sahélosoudanaise dès le Moyen Âge [13]. Enfin, il y eut à la fin de cette époque un éclatement en plusieurs États de la zone subsaharienne, ce qui inaugura une longue période d’instabilité politique et de conflits militaires, donc de production de captifs. Lorsque la demande occidentale d’esclaves augmenta à la fin du XVIIe siècle, un potentiel important d’esclaves s’y trouvait déjà, ce qui explique la rapidité de la réponse africaine à la demande extérieure. Ce sont les négriers noirs qui offrirent alors aux marchands occidentaux et orientaux des captifs que ceux-ci ne pouvaient « produire » eux-mêmes.
26Ajoutons que la traite a permis à nombre d’élites africaines de maintenir et de renforcer leurs pouvoirs, ainsi que l’ont montré des anthropologues comme Claude Meillassoux ou Emmanuel Terray [14]. Il est vrai qu’elle nécessitait un investissement important, car il fallait commanditer des troupes et assurer le transfert des captifs vers la côte, mais elle demeurait malgré tout un investissement rentable pour les Africains. Philip Curtin a calculé qu’en 1680, un esclave vendu sur les côtes de l’Atlantique rapportait l’équivalent de six années de subsistances pour le vendeur africain, et l’équivalent de quatre années pour celui qui l’avait produit à l’intérieur des terres. De plus, le prix des esclaves n’a pas cessé de monter jusqu’au début du XIXe siècle, ce qui veut dire que pour un même nombre de captifs exportés les vendeurs africains recevaient des quantités croissantes de produits occidentaux. Enfin, il faut être attentif au fait que nombre de ces produits doivent être évalués en fonction de leur valeur d’usage en Afrique, et non de leur valeur vénale en Europe. Les cauris (des coquilles de gastéropodes), certains textiles, des barres de fer, des manilles (ou bracelets), des fils de cuivre ou de laiton, de la poudre d’or, des dollars ou des pièces en argent servaient localement d’équivalents monétaires. À l’encontre de la vieille légende raciste blanche, les élites africaines impliquées dans la traite n’étaient donc nullement composées de gens naïfs qui, abusés et manipulés par les négriers du dehors, acceptaient d’échanger des hommes contre des produits sans importance pour eux.
27Ajoutons que si environ 11 millions de personnes ont été déportées vers l’Europe, les îles de l’Atlantique et les Amériques, entre 1450 et 1870 (chiffre désormais assez solidement établi), 17 millions (il s’agit là d’un ordre de grandeur avec une marge d’erreur de plus ou moins 25%) l’ont sans doute été en direction de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient mais sur une période bien plus longue, entre le VIIe siècle de notre ère et les premières décennies du XXe.
28Quant aux trafics négriers internes à l’Afrique noire, destinés à alimenter en captifs ses sociétés esclavagistes, l’incertitude est grande. L’un des meilleurs spécialistes de la question, Patrick Manning, estime qu’au total, sur la longue durée, le nombre d’esclaves demeurés en Afrique noire fut égal à environ la moitié de tous ceux déportés au dehors. Cela revient à dire que près de 14millions de personnes avaient été concernées par les traites internes à l’Afrique noire.
29Le « triangle atlantique » est donc loin de représenter l’ensemble des traites.
30Ajoutons que certains trafics négriers destinés à alimenter des colonies européennes ne s’inscrivaient pas vraiment dans un triangle : trafic entre l’Angola et l’Afrique, ou bien entre l’Afrique et les Mascareignes. L’expression « trafic triangulaire » vaut donc seulement pour une partie du trafic occidental, lequel n’est lui-même qu’un élément parmi de plus vastes circuits négriers. Il est donc erroné de considérer que cette expression puisse traduire à elle seule l’ensemble des phénomènes négriers. Dire cela n’implique évidemment aucun jugement moral. Car que l’Europe n’ait pas été la seule à être impliquée dans la traite ne minimise en rien le rôle important qu’elle a pu y jouer. De la même manière, qu’une traite ait conduit à la déportation d’un plus grand nombre d’esclaves qu’une autre ne doit pas conduire à la stigmatiser. Moralement c’est l’acte de déporter, tout autant que l’importance de la déportation, qui importe.
31D’un autre côté ce qui est essentiel, pour l’historien, et ce que l’on attend fort légitimement de lui, c’est de présenter des faits, des hypothèses, des pistes de travail et de réflexion. À ce niveau, réduire l’histoire des traites à la notion de trafic triangulaire c’est se condamner à ne pas comprendre grand-chose de leur organisation, de leur déroulement, de leurs logiques et de leurs effets.
L’EUROPÉOCENTRISME EN MATIÈRE DE TRAITES NON OCCIDENTALES
32L’européocentrisme ne conduit pas simplement à réduire l’ensemble des traites négrières à la seule traite par l’Atlantique. Il a également pour conséquence de rendre plus obscures les origines du trafic. Enfin, il peut fausser le regard apporté aux traites non occidentales, car elles sont parfois appréhendées non pas en fonction de ce qu’elles furent, mais à travers l’image que l’on se fait de la traite et de l’esclavage aux Amériques.
33Si les modalités des différentes traites et leurs évolutions sont plus ou moins bien connues, peu de données, et d’études, concernent leurs origines. Les anciens poncifs, du type la traite est la conséquence d’un racisme anti-Noir sont aujourd’hui dépassés, car beaucoup trop réducteurs. On sait en effet qu’en Europe, à la fin du Moyen Âge, des personnages sacrés, parfois officiellement représentés aux côtés de la Vierge Marie, pouvaient être noirs, comme le fameux saint Maurice. On sait aussi que certains alibis utilisés afin de légitimer la traite, comme la malédiction de Cham, ne furent largement répandus qu’assez tardivement, le plus souvent après l’essor de la traite par l’Atlantique, et non pas avant [15]. Enfin, les premiers voyageurs européens à découvrir les côtes africaines, à partir du XVe siècle, sont loin de nous fournir des images entièrement négatives des régions et des peuples rencontrés. C’est donc peu à peu, du fait de la traite, que le racisme anti-Noir se développa en Occident, et non l’inverse [16], même si des préjugés défavorables ont sans doute pu se faire jour chez les Ibériques avant qu’ils ne se répandent dans le reste de l’Europe. Complexes, mais relativement bien connus sont désormais les motifs ayant poussé au choix de la main-d’œuvre africaine aux Amériques, ainsi que ceux à l’origine des traites en direction du monde musulman [17]. Mais quant aux origines lointaines, et proprement africaines, des traites négrières c’est l’incertitude. Certains estiment qu’elles renvoient à des causes exclusivement internes au continent noir, tandis que d’autres mettent surtout en avant les pressions exercées du dehors par des sociétés étrangères (on pense alors à l’Occident, et l’on a tort, car la traite atlantique ne s’envole vraiment qu’au XVIIe siècle, soit 1000 ans après les premières traites en direction du monde musulman). Enfin, d’autres, sans doute plus proches de la vérité, estiment qu’elles furent le résultat d’interactions entre facteurs internes et externes que l’on ne pourra sans doute jamais mesurer totalement, mais qu’il serait certainement utile de mieux étudier.
34Quoi qu’il en soit, l’analyse des traites internes pose une première difficulté. Du fait de l’islamisation progressive d’une large partie de l’Afrique noire occidentale, les frontières – mouvantes – entre monde noir et monde musulman blanc sont en effet difficiles à cerner. Ce qui rend parfois difficile la distinction entre les traites internes et celles que l’on pourrait appeler orientales, pour utiliser un qualificatif géographique relativement neutre [18].
35La seconde difficulté concerne la manière dont traite et esclavage auraient évolué en Afrique noire. Plusieurs thèses s’opposent à ce sujet. Celle dite « transformiste », du canadien Paul Lovejoy, paraît aujourd’hui la mieux étayée et la plus reconnue. Elle postule un renforcement quantitatif du nombre d’esclaves présents dans l’Afrique noire précoloniale, le tout en trois temps, mais surtout à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Selon certains, vers 1760, 10% de la population noire était asservie en Afrique. Lovejoy estime qu’un siècle plus tard, au milieu du XIXe siècle, c’était 50% de cette population qui était devenue esclave. Tant et si bien que selon lui, ainsi que selon les travaux de Martin Klein, l’Afrique occidentale française aurait compté, au début du XXe siècle, plus d’esclaves que les Amériques n’en ont jamais eu à un moment donné de leur histoire.
36Il semble donc très probable que, déjà relativement ancienne, l’institution esclavagiste se soit progressivement renforcée en Afrique noire. Mais de quels « esclaves » s’agissait-il ? La question peut se poser étant donné la diversité des statuts et des appellations relatives à l’esclavage dans l’Afrique noire précoloniale. Et comme nombre de ces captifs travaillaient dans le cadre d’une économie familiale ou « domestique », on peut parfois avoir tendance à minimiser la réalité de l’esclavage africain, à considérer qu’il comprenait plus des dépendants, plus ou moins intégrés à la famille, que de véritables esclaves. Ce débat me semble en partie vain. D’une part parce que les conditions réelles d’existence des personnes asservies ont été forcément variables dans le temps et dans l’espace, en Afrique comme ailleurs. D’autre part parce que la personne privée de toute liberté, susceptible d’être achetée, vendue ou même mise à mort ne peut être considérée comme un simple dépendant. Dans une thèse soutenue récemment, Maurice Bazémo, de l’université de Ouagadougou, nous rappelle qu’il est encore difficile, de nos jours, au Burkina Faso, pour des « descendants » d’esclaves, de se marier avec des « descendants » d’ingénus [19]. Si la société garde ainsi si longtemps la mémoire de la différence c’est, indubitablement, parce les esclaves en question n’étaient pas, au XIXe siècle, considérés réellement comme les « enfants » de leur « maître ». Ainsi que le rappelle Frederick Cooper [20], il « faut appeler un chat un chat »,« un esclave un esclave ».
37De fait, par esclavage domestique il faut entendre deux choses :esclavage interne à l’Afrique noire, et esclavage dans le cadre de l’exploitation familiale.
38Or, dans ce dernier cas, il ne faut pas confondre entreprise familiale et famille proprement dite. Les historiens de l’antiquité le savent bien, eux qui distinguent l’oïkos grec de la famille restreinte, ou bien encore la domus de la familia romaine. On peut donc être un esclave « domestique » sans être considéré comme le véritable fils ou la véritable fille du maître. En fait, si l’on parle si souvent d’« esclavage domestique » en Afrique noire, notamment depuis les années 1960 et 1970 (au moment même où l’esclavage américain perdait son caractère romantique pour être dépeint de manière plus réaliste et crue) c’est sans doute pour mieux distinguer l’esclavage africain de l’esclavage américain, ce dernier étant souvent présenté comme un épouvantail, à côté duquel toutes les autres formes d’exploitation de l’homme seraient « douces » et bénignes. On peut se demander si cette vision souvent édulcorée de l’esclavage traditionnel africain, qui est en fait assez récente [21], n’a pas pour conséquence de masquer ce qui était en partie une idéologie des maîtres destinée à les garantir contre les débordements de leurs esclaves. Il serait intéressant, de ce point de vue, de comparer la notion d’« esclavage doux », en Afrique noire, avec l’idéologie paternaliste des planteurs du Nouveau Monde, et notamment du Vieux Sud des États-Unis au cours de la seconde moitié du XIXe siècle.
39Résumons-nous : le nombre d’esclaves présents en Afrique noire semble avoir fortement augmenté au cours du temps, et ces esclaves furent sans doute le plus souvent de véritables esclaves. Ceci dit une question se pose. Celle de l’utilisation interne de ces esclaves de plus en plus nombreux. Selon Paul Lovejoy, mais aussi Catherine Coquery-Vidrovitch et de nombreux autres historiens, l’Afrique noire précoloniale s’orientait, à la fin du XIXe siècle vers un « mode de production esclavagiste ». Que doit-on entendre par cette expression et comment la définir ? À cette fin, certains disent que les esclaves doivent être employés dans la production, d’autres que l’esclavage doit y être « dominant », et d’autres encore qu’il doit être un élément déterminant de la production. Le véritable problème est dès lors celui des seuils :quand est-il avéré que l’esclave joue un rôle « déterminant » ou « prédominant » dans la production ? On n’a, de fait, jamais vraiment répondu à la question. Ce qui, cependant, semble être avéré, ou du moins probable, est que progressivement, au moins dans certaines régions, un nombre de plus en plus important d’esclaves a été affecté à la production de biens destinés à être commercialisés. Ce qui dénote une vraie et importante transformation, laquelle reste, dans bien des cas, à être précisément mesurée.
40Cela ne veut pas dire, comme on pourrait le faire à la suite d’une lecture européocentrique des choses, que les autres formes – plus traditionnelles – d’utilisation des esclaves furent moins importantes. Au fond, en effet, ce qui importe c’est aussi le cadre dans lequel s’effectue la production. Or, dans l’Afrique noire précoloniale, l’essentiel de cette production était réalisée dans un environnement familial. Dans ce contexte, un esclavage « domestique » pouvait remplir un rôle économique majeur. Après tout, l’Europe pouvait fort bien être privée de cacao, mais l’Afrique ne pouvait l’être de ses cultures vivrières.
41Il me semble que l’on a trop souvent tendance à considérer comme « capitaliste » et « productif » tout ce qui se rapporte à l’Occident et comme « archaïque » et « peu rentable » tout ce qui se rapporte aux autres civilisations.
42Les représentations communes de l’esclave américain, qui nous poussent souvent à le considérer uniquement comme un producteur de biens, ne doivent pas, non plus, masquer le fait que l’esclavage n’est pas entièrement soluble dans les rapports de production. L’esclavage est aussi affaire de pouvoir et un ensemble évolutif sans cesse reconfiguré en fonction des relations entre les maîtres et les esclaves. La variété des rôles effectivement joués par les esclaves en Afrique noire précoloniale (porteurs, soldats, concubines, paysans…) montre bien qu’il est nécessaire de considérer l’esclavage comme un système complexe et évolutif. C’est donc en fonction de l’évolution des sociétés d’Afrique noire qu’il faut appréhender ses formes d’esclavage, et non à l’aulne de l’image que l’on se fait de l’esclavage dans les Amériques des XVIIe - XIXe siècles.
43Des remarques en partie comparables pourraient être effectuées à propos des traites orientales, tantôt diabolisées (c’est la légende noire façonnée par les explorateurs blancs de la fin du XIXe siècle qui décrit des maîtres « arabes » perfides et cruels, ainsi que des caravanes d’esclaves sillonnant des routes jonchées de cadavres abandonnés), tantôt édulcorées. Cette dernière tendance est aujourd’hui la moins abandonnée. On parle de traites à finalités essentiellement érotiques et « domestiques » (fournir des concubines et des eunuques pour les garder) et donc « douces » [22] et aux conséquences fort peu déstructurantes pour les sociétés d’Afrique noire ponctionnées. Dans un livre récent [23], le regretté Yves Bénot écrivait même, en substance, que la traite orientale était une sorte de commerce plus équitable en quelque sorte, puisque l’on échangeait des hommes contre des produits utiles (alors que, selon lui, la traite atlantique était l’exemple même du commerce inégal, bien que la liste des produits échangés dressée par lui soit quasiment identique à celle des produits de la traite orientale). Ajoutons que la visibilité des traites orientales fut moindre que celle des traites occidentales, ne serait-ce que parce que le transport des esclaves s’effectuait, pour les premières, le plus souvent à l’intérieur d’un même continent, et que les captifs étaient ensuite dispersés au sein de vastes territoires, au lieu d’être fortement concentrés, comme dans les plantations antillaises. Le savoir académique les concernant est aussi plus diffus, car la traite orientale n’a pas préoccupé le monde savant : il n’y a pas, par exemple, d’équivalent musulman à l’école africo-caribéenne qui étudie, pour les Amériques, les conséquences de l’esclavage et de la traite.
44Les chiffres, ou plutôt les ordres de grandeur, auxquels nous sommes désormais arrivés pour les traites orientales (17 millions de personnes) pourront sembler trop élevés, voire exagérés. Mais ils s’étalent sur une très longue période (près de treize siècles). Et ils sont de loin inférieurs aux estimations antérieures. Raymond Mauny, en 1961, parlait de 14 millions d’esclaves pour le seul trafic transsaharien, sans inclure le trafic de l’Afrique orientale; Tadeusz Lewicki parlait lui, en 1967, de 12 à 19 millions d’esclaves pour le seul marché égyptien durant le XVIe siècle.
45La moindre importance accordée à la traite orientale, malgré le fait que la traite ait été inventée lors de la construction de l’empire musulman, a suscité très peu de commentaires. Il y a de multiples études sur l’influence de la traite sur les économies occidentales, mais pratiquement aucun travail important qui soit consacré aux liens entre traite orientale et économies du monde musulman. Or, de nombreux exemples, disséminés dans le temps et dans l’espace, nous indiquent que ces liens ne furent pas inexistants. On notera l’importance du rôle rempli par les esclaves noirs dans la construction et l’entretien des réseaux d’irrigation, indispensables en pays chaud. Dans les nombreux oasis du Sahara, les esclaves noirs travaillèrent aussi à l’entretien des palmiers, à la récolte des dattes. Ces oasis étaient d’indispensables étapes à un commerce transsaharien qui mettait en relation l’Afrique noire et le monde méditerranéen. Il y eut aussi le cas de l’empire commercial de Zanzibar qui fut au XIXe siècle un grand producteur de clous de girofle et un grand exportateur d’ivoire. On pourrait comparer le système de la plantation à Zanzibar avec celui des Amériques : on y retrouve, à chaque fois, le task system (travail à la tâche). Il suffit aussi de lire les Mémoires d’Émilie Ruete, fille du sultan de Zanzibar [24], qui écrit que « le nègre est un être naturellement fainéant » devant « être constamment menacé, et finalement châtié pour accomplir sa tâche », tout en mentionnant que les esclaves étaient ici bien traités, pour prendre conscience de la complexité des rapports entre situation concrète des esclaves et représentations (en partie légitimantes) de cette même situation. Il est vrai que le système de la plantation n’était pas dominant dans le monde musulman, car l’agriculture y était le fait d’unités de production petites et moyennes, souvent familiales, et l’on ne sait pas grand-chose du rôle que les esclaves ont pu y jouer. Dans les villes musulmanes, les esclaves ont exercé de nombreux rôles, dans la construction et l’artisanat. Ils étaient aussi marins, porteurs, soldats, extrayaient de l’or ou pêchaient les fameuses perles de la mer Rouge…
46Il y a au moins trois manières différentes d’interpréter ces faits. On peut tout d’abord considérer que l’esclavage était en quelque sorte dilué dans l’immensité et la diversité des régions constituant le monde musulman et que, de ce fait, il ne pouvait y jouer un rôle déterminant. On peut, à l’inverse, considérer que cette dilution, signe de quasi-omniprésence, permet de souligner combien l’esclavage pouvait irriguer la vie sociale et économique. On peut aussi imaginer (et j’inclinerai plutôt dans cette direction), que l’esclavage (d’ailleurs à la fois blanc et noir) donna la possibilité à nombre de régions du monde musulman d’éviter les crises de main-d’œuvre. En effet, à chaque fois qu’un secteur d’activité ou qu’une région avait besoin d’un plus grand nombre de travailleurs il était possible de les trouver par le biais de l’esclavage. Sur la longue durée, cela permit peut-être à ces régions de se développer à leur propre rythme. On serait alors loin d’un impact capable de révolutionner les choses. Mais il serait néanmoins loin d’être négligeable.
47Au total, et pour conclure, il me semble qu’il faut éviter de réduire l’histoire des traites négrières à l’image du seul « commerce triangulaire ». Il faut aussi éviter d’appréhender traites et esclavages non occidentaux à partir de schémas culturels élaborés à partir de l’expérience américaine. En d’autres termes, il faut essayer de se démarquer d’un certain européocentrisme.
Notes
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[1]
On remarquera d’ailleurs – et cela mérite d’être noté – que la naissance de l’histoire du mouvement abolitionniste précéda pratiquement celle des traites négrières. Dès 1808, l’abolitionniste anglais Thomas CLARKSON publiait ainsi son fameux The History of the Rise, Progress and Accomplishment of the Abolition of the African Slave Trade by the British Parliament (réédité par Frank Cass, à Londres, en 1968). D’une autre veine, le noir américain W. E. B. DU BOIS publiait en 1896 un ouvrage toujours essentiel : The Suppression of the African Slave Trade, 1638-1870 (New York, Longmans Green – nouvelle édition, Bâton Rouge, J. H. Franklin, 1969).
-
[2]
Elizabeth DONNAN (ed.), Documents illustrative of the History of the Slave Trade to America, Washington, Carnegie Institute, 1930-1935,4 vol. ; Dieudonné RINCHON, Le trafic négrier d’après les
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[3]
Joseph Calder MILLER, Slavery and Slaving in World History : a Bibliography, Millwood, New York, Kraus International Publishers, 1999,2 vols.
-
[4]
La traite des Noirs par l’Atlantique. Nouvelles approches. The Atlantic Slave Trade. New Approaches, Paris, Société Française d’Histoire d’Outre-Mer et Librairie Orientaliste Paul Geuthner, 1976 (actes de l’une des sessions de la sixième conférence internationale d’histoire économique, Copenhague, août 1974).
-
[5]
Voir Olivier PÉTRÉ -GRENOUILLEAU, « Traite, esclavage et nouvelles servitudes. Vieilles questions et nouvelles perspectives », Outre-Mers. Revue d’histoire, 2001/1, p. 311-327 ; et O. PÉTRÉ - GRENOUILLEAU (dir.), « Traites et esclavages : vieux problèmes, nouvelles perspectives ?», Outre-Mers. Revue d’histoire, 2002/2, p. 5-282.
-
[6]
David ELTIS, The Rise of African Slavery in the Americas, Cambridge, Cambridge University Press, 2000.
-
[7]
Robin BLACKBURN, The Making of the New World Slavery. From the Baroque to the Modern, Londres, Verso, 1997.
-
[8]
Sur ce point, voir notre Les traites négrières. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004.
-
[9]
Herbert S. KLEIN, The Atlantic Slave Trade, Cambridge, Cambridge University Press 1999, p. XVII.Texte librement traduit de l’anglais.
-
[10]
Serge DAGET, La traite des Noirs : bastilles négrières et velléités abolitionnistes, Rennes, Ouest-France, 1990 et, avec François RENAULT, Les traites négrières en Afrique, Paris, Karthala, 1985.
-
[11]
Pierre BOULLE, « La construction du concept de race dans la France d’Ancien Régime », Outre-Mers. Revue d’histoire, 2002/2, p. 155-175.
-
[12]
Au rôle de certaines élites politiques et marchandes s’ajoute celui de populations métisses installées sur le littoral africain. Depuis longtemps bien connue est également la médiation assurée, au XIXe siècle, par d’anciens esclaves introduits au Brésil ensuite devenus négriers en terre africaine. L’un des récits les plus vivants, parmi les travaux récents, nous conte le périple similaire de deux dignitaires de Calabar qui, devenus esclaves en Amérique, achetèrent leur libération, se convertirent au protestantisme, se lièrent à des abolitionnistes anglais et revinrent en Afrique pour se faire négriers : Randy J. SPARKS, The Two Princes of Calabar. An Eighteenth Century Atlantic Odyssey, Cambridge, Harvard University Press, 2004.
-
[13]
Paul LOVEJOY, Transformations in Slavery. A History of Slavery in Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 110.
-
[14]
Claude MEILLASSOUX, Anthropologie de l’esclavage :le ventre de fer et d’argent, Paris, PUF, 1986; Emmanuel TERRAY, Jean BAZIN (dir.), Guerres de lignages et guerres d’États en Afrique, Paris, Éditions des Archives contemporaines, 1982.
-
[15]
Benjamin BRAUDE, « The sons of Noah and the construction of ethnic and geographical identities in the medieval and early modern periods », The William and Mary Quarterly, 3e série, vol. LIX, janv. 1997, p. 103-142; David TURLEY, Slavery, Oxford, Blackwell Publishers, 2000, p. 27.
-
[16]
Ce que l’historien Eric WILLIAMS reconnaissait clairement dans l’ouvrage tiré de sa thèse de 1944 : Capitalisme et esclavage, trad. fr. Paris, Présence Africaine, 1968, qui devint l’une des bibles du tiers-mondisme : « l’esclavage n’est pas né du racisme. Le racisme a été plutôt la conséquence de l’esclavage » (p. 19).
-
[17]
À ce sujet, voir notre Les traites négrières, op. cit., p. 34-67,26-34.
-
[18]
Voir les articles de P. LOVEJOY, « Islam, Slavery and Political Transformation in West Africa : Constraints on the Trans-Atlantic Slave Trade », Outre-Mers. Revue d’histoire, 2002/2, p. 247-282 et E. Ann MC DOUGALL, « Discourse and Distortion : Critical Reflections on Studying the Saharan Slave Trade », ibidem, p. 195-227.
-
[19]
Maurice BAZEMO, « Captivité et esclavage dans les anciens pays du Burkina Faso. Pérennité et mutations : analyse du fonctionnement », thèse de l’Université de Franche-Comté, Besançon, 2004.
-
[20]
Frederick COOPER, « The problem of slavery in African studies », Journal of African History, 20/1,1979, p. 103-125. Voir également son Plantation Slavery on the East Coast of Africa, New Haven, Yale University Press, 1977.
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[21]
Ici comme ailleurs, les idées ont bien évolué. Avant la colonisation, traites et esclavages en Afrique étaient largement montrés du doigt. À cette époque, vers le milieu du XIXe siècle, la traite atlantique disparaissait tandis que les traites continuaient en Afrique, et que l’esclavage semblait même s’y développer. Les explorateurs, notamment, (mais aussi les hommes d’Église) contribuèrent alors à forger une sorte de légende noire, en insistant sur la cruauté des négriers et des maîtres arabes et africains. Puis vint la colonisation et les soucis de mise en valeur des territoires acquis. Les colonisateurs se mirent alors à recourir au travail dit forcé. Et pour se donner bonne conscience, ils indiquèrent que, finalement, ils ne faisaient que réutiliser à leur profit un vieil esclavage interne, qu’ils qualifiaient de « doux ». En quelques décennies, on passa ainsi de l’idée d’un esclavage africain particulièrement cruel à celle d’une forme dépendance traditionnelle si peu condamnable qu’elle pouvait être réactivée par l’homme blanc. Ce qui poussa également à ce renversement d’attitude fut la nécessité, pour le colonisateur, de s’appuyer sur les élites en place, lesquelles dépendaient souvent de l’esclavage. D’où la lenteur et les ambiguïtés du processus d’éradication de l’esclavage à l’époque coloniale.
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[22]
Le fait de considérer qu’un esclavage, ici sexuel, devrait être qualifié de « doux » parce qu’il aurait pour cadre la maison familiale me semble inadmissible. C’est pourtant – souvent implicitement – le cas, signe que la dévalorisation de l’image de la femme est encore beaucoup plus répandue qu’on ne l’imagine.
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[23]
Yves BÉNOT, La modernité de l’esclavage : essai sur la servitude au cœur du capitalisme, Paris, La Découverte, 2003.
-
[24]
Ses Mémoires sont d’abord parues anonymement en allemand en 1886. Édition française : Emilie RUETE, Mémoires d’une princesse arabe, Paris, Karthala, 1991.