Couverture de RHMC_525

Article de revue

L'Afrique et l'impact de la traite atlantique

Pages 5 à 17

Notes

  • [1]
    David Brion DAVIS, Slavery and Human Progress, Oxford, Oxford University Press, 1984, p. XIII - XVII.
  • [2]
    Stanley L. ENGERMAN, Robert W. FOGEL, Time on the Cross. The Economics of American Negro Slaver, Londres, Wildwood House, 1976 ; R.W. FOGEL, Without Consent or Contract. The Rise and Fall of American Slavery, New York, Norton, 1989, p. 388-393.
  • [3]
    Pieter EMMER, Olivier PÉTRÉ -GRENOUILLEAU, Jessica ROITMAN, Deux ex Machina Revisited. The Impact of Overseas Expansion on the European Economy, 1500-1900, Leiden, E. J. Brill Publishers, à paraître; Patrick K. O’BRIEN, Leandro PRADOS DE LA ESCORA, « The costs and benefits for Europeans from their Empires overseas », Revista de Historia Económica, XVI/1,1998, p. 29-89.
  • [4]
    O. PÉTRÉ -GRENOUILLEAU, Les traites des noirs. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004, p. 82-86.
  • [5]
    Pour les paragraphes qui suivent, cf. Pieter C. EMMER, Les Pays-Bas et la traite des Noirs, Paris, Karthala, 2005, p. 66-82.
  • [6]
    La question de l’impact de la traite atlantique sur l’économie africaine a suscité des réponses diverses et variées. Les principaux contributeurs au débat sont : David ELTIS, Economic Growth and the Ending of the Transatlantic Slave Trade, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 61-77; Walter RODNEY, « The unequal partnership between Africans and Europeans », in David NORTHRUP (ed.), The Atlantic Slave Trade, Lexington, D. C. Heath, 1994, p. 135-142; et Philip D. CURTIN, Economic Change in Precolonial Africa. Senegambia in the Era of the Slave Trade, Madison, The University of Wisconsin Press, 1975, p. 309-342.
  • [7]
    Les principaux acteurs du débat sur les conséquences démographiques de la traite atlantique sont John D. FAGE, « African societies and the Atlantic slave trade », Past and Present, n° 125,1989, p. 97-115; Joseph E. INKORI (ed.), Forced Migration. The Impact of the Export Slave Trade on African Societies, Londres, Hutchinson Library for Africa, 1982, p. 13-60; et Pratick MANNING, Slavery and African Life. Occidental, Oriental and African Slave Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
  • [8]
    L’évolution de la traite dans l’Afrique de l’Ouest est décrite dans Marion JOHNSON, « The Atlantic slave trade and the economy of West Africa », in Roger ANSTEY et P. E.H. HAIR (ed.), Liverpool, the African Slave Trade, and Abolition, Liverpool, Historical Society of Lancashire and Cheshire, 1976, p. 14-38.
  • [9]
    Sur l’augmentation du nombre d’enfants dans la traite, voir Patrick MANNING, Slavery and African Life. Occidental, Oriental, and African Slave Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 98-99.
  • [10]
    La motivation du refus de quelques rares pays africains de participer à la traite était économique et non morale. John THORNTON, Africa and the Africans in the Making of the Atlantic World, 1400-1800, 2e éd., Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 110-112.
  • [11]
    Gert OOSTINDIE, « The slippery paths of commemoration and heritage tourism : the Netherlands, Ghana, and the rediscovery of Atlantic slavery », New West Indian Guide/Nieuwe West-Indische Gids, 79/1-2,2005, p. 55-77. Il faut noter que l’explication donnée par le roi des Asante repose sur un fond de vérité. Après l’abolition de la traite, les Asante continuèrent à vendre des esclaves aux Néerlandais, qui après les avoir libérés les envoyèrent aux Indes Orientales néerlandaises comme soldats coloniaux. Au terme de leur contrat, certains retournèrent au Ghana.
English version

1La traite atlantique a longtemps été considérée comme un accident unique et étrange sur la route que l’Europe a suivie vers la modernité. Au moment précis où les migrations forcées et l’esclavage avaient presque disparu dans la majeure partie de l’Europe occidentale, les deux institutions furent ressuscitées dans le but d’exploiter quelques-unes des nouvelles colonies conquises outremer. Dans l’Europe de l’Est et dans la péninsule ibérique, les choses étaient différentes. Dans ces régions, l’esclavage et le commerce des esclaves n’avaient jamais disparu et il ne fut pas surprenant de voir les Espagnols et les Portugais transposer l’esclavage et le commerce des esclaves dans les parties du Nouveau Monde qu’ils avaient acquises. Le crime entraîna le châtiment, puisque le développement économique de l’Europe de l’Est, de l’Espagne et du Portugal se retrouva à la traîne de celui de l’Europe occidentale. En s’accrochant à un système ancien, dépassé et inefficace de migration et de travail forcés, les Européens de l’Est et les Ibères avaient décroché. De la même façon, les Africains et les Arabes ont été incapables de développer une économie et une société modernes en raison de leur recours à ces institutions particulières [1].

2L’histoire économique de n’importe quelle région du globe semblait en somme démontrer clairement que le travail et la migration libres étaient synonymes de progrès et de prospérité dans tous les aspects de la vie humaine, alors que l’esclavage et la traite produisaient un effet contraire. Le fait que les pays les plus avancés au monde tels que le Royaume-Uni, la France et les Pays-Bas pratiquaient aussi la traite et avaient recours au travail des esclaves dans presque toutes leurs colonies outre-mer, semble expliquer pourquoi le développement de ces colonies fut aussi lent. L’impact négatif de l’esclavage était clairement démontré par l’écart de développement entre le Nord et le Sud des États-Unis. En bref, l’esclavage et la traite étaient synonymes de stagnation et de pauvreté, la migration et le travail libres l’étaient du contraire.

3Cependant, au cours des cinquante dernières années, l’historiographie a fait volte-face. Robert Fogel et Stanley Engerman dans leur étude cliométrique Time on the Cross et, quinze ans plus tard, Robert Fogel dans son Without Consent or Contract ont dépeint un tableau assez différent. Leurs études quantitatives ont montré que l’esclavage fut un système de travail très efficace, et qu’au moment du boom de l’esclavage, avec l’industrie du coton, le taux de croissance du Sud des États-Unis était bien supérieur à celui du Nord. Des études complémentaires ayant recours à une approche similaire ont révélé que l’utilisation des esclaves comme main-d’œuvre dans les Caraïbes britanniques, françaises et néerlandaises fut aussi efficace, bien qu’à un degré inférieur à celui du Sud des États-Unis [2]. Même si les profits dégagés par la traite et par l’exploitation des esclaves dans les colonies étaient trop modestes pour avoir un impact significatif sur les économies européennes, ces institutions étaient plutôt sophistiquées et leur mise en œuvre au sein d’une économie capitaliste poussait plus avant la modernisation des pays qui y prenaient part. Ce retournement de l’historiographie a aujourd’hui atteint la région ibérique, puisqu’il apparaît que les colonies espagnoles et portugaises où l’on exploitait les esclaves affichèrent une croissance et une innovation économiques qui surpassaient celles de l’Espagne et du Portugal mêmes. L’Espagne et le Portugal n’étaient pas en retard parce que leurs colonies avaient recours au travail des esclaves, mais parce que les stimuli de l’innovation résultant de l’économie exportatrice des colonies n’avaient qu’une influence très limitée sur des tendances modernisatrices qui étaient trop faibles, en Espagne comme au Portugal [3].

4L’historiographie de la traite atlantique a également connu un retournement de tendance. Les recherches récentes ont tenté de déterminer combien d’esclaves avaient quitté le continent africain pour le Nouveau Monde, quel était le taux de mortalité avant, pendant et après le voyage, et quels facteurs pourraient expliquer l’évolution de ce taux dans la durée. De plus, des informations complémentaires sur les autres traites africaines – celle interne à l’Afrique et celle pratiquée par les Arabes – sont maintenant disponibles. Ces découvertes récentes suggèrent que les trafiquants d’esclaves africains et arabes étaient présents sur bien plus de marchés qu’on ne l’avait supposé jusqu’à présent. Pourquoi donc la traite n’a-t-elle pas contribué à la modernisation de l’Afrique comme ce fut le cas dans le Nouveau Monde et en Europe [4] ?

5Pour essayer de comprendre pourquoi les effets modernisateurs de la traite semblent avoir été très limités en Afrique, il est raisonnable d’étudier la traite atlantique, puisque des signes suggèrent que cette traite fut beaucoup plus dynamique que celles pratiquées par les Africains et les Arabes. Seule la traite atlantique a connu une augmentation exponentielle du volume trafiqué pendant une période relativement courte au cours du XVIIIe siècle, alors que l’évolution semble bien plus modeste dans le cas des traites africaine et arabe.

6La traite atlantique a donc probablement eu un impact plus significatif que les deux autres. De plus, la traite atlantique fut la seule à importer en Afrique des produits jusqu’alors inconnus. Quelles conséquences ces importations eurent-elles sur l’économie africaine ? Pour finir, il nous faudra essayer de répondre à une question d’importance :pourquoi l’Afrique semble-t-elle avoir été capable de fournir un nombre virtuellement illimité d’esclaves.

L’IMPACT DES PRODUITS EUROPÉENS

7Si les marchandises exportées ont eu peu d’incidence sur les économies européennes, qu’en est-il de l’Afrique lorsqu’on considère l’ensemble des importations venues d’Europe ? La quantité de tissu, d’armes et d’alcool a certainement eu des retombées sur la société et l’économie. Comment expliquer sinon qu’au XIXe siècle, les colons européens aient pu conquérir et se partager ce continent aussi aisément, en ne rencontrant pratiquement pas de résistance ? Selon une idée très répandue de nos jours, cette conquête rapide n’a été possible que parce que de grandes parties de l’Afrique avaient été affaiblies par la vente massive d’esclaves qui l’avait rendue en grande partie dépendante des importations européennes [5].

8L’émigration d’une grande partie de sa population affaiblit un pays sur le plan politique, militaire et économique, personne ne le contestera. En revanche, comment des produits relativement inoffensifs tels que le tissu et l’alcool pour-raient-ils y contribuer ? De nombreux historiens africains et un certain nombre de spécialistes européens de l’Afrique sont convaincus que l’importation de produits européens à l’époque de l’esclavage a nui à ce continent. Examinons leurs arguments. Tout d’abord, ils avancent que les produits importés étaient tous des produits finis, superflus ou même nuisibles; alors que des produits non manufacturés auraient pu stimuler l’artisanat africain. Au contraire, selon eux, l’importation intensive de tissus a empêché l’Afrique de développer sa propre industrie textile. Certains spécialistes de l’Afrique soulignent l’importance de cette question. Ils montrent que le besoin de tissus en Europe a entraîné la mécanisation du filage et du tissage. Le textile a été en effet l’un des piliers de la révolution industrielle qui a entraîné l’essor économique et par conséquent la richesse de l’Europe. En Afrique, cette révolution aurait été, selon eux, tuée dans l’œuf par les négriers européens qui, en échange d’or, d’ivoire et d’esclaves déversaient chaque année des quantités de tissu sur le marché africain.

9Le deuxième argument avancé est que, en dehors de celle du textile, l’importation d’armes et de poudre aurait également nui à l’Afrique. La plupart de ces armes étaient aux mains des États qui livraient des esclaves à l’Europe.

10Cela donna un tel pouvoir à certains pays qu’ils purent s’agrandir aux dépens de pays ne pouvant pas acquérir aussi facilement ces armes européennes. Or, les négriers européens savaient pertinemment que ce commerce n’était pas innocent. Plus ils importaient d’armes, plus les guerres éclataient et faisaient de prisonniers de guerre, ce qui augmentait l’offre pour la traite européenne.

11Les autres produits importés étaient probablement moins néfastes que le textile et les armes, mais ils étaient certainement superflus. Que l’on échange des hommes contre une caisse de bière, du vin ou du cognac, contre de fausses perles, des couverts et des colliers sans valeur prouve bien que les dirigeants et les courtiers africains étaient tombés bien bas. De nombreux intellectuels africains ont honte de l’attitude de l’élite ouest-africaine qui a profité de la traite.

12Mais pour eux, l’Europe reste le principal coupable. En guise de « remerciements », les Européens échangeaient des pacotilles contre des hommes et des femmes dans la force de l’âge, privant ainsi l’Afrique de ses forces vives.

13Sans vouloir ici prendre position dans un débat où les émotions l’emportent, force est de constater que l’Afrique est, aujourd’hui encore, le parent pauvre du commerce international. De là à en chercher la cause dans la période de la traite et à montrer l’Europe du doigt, il n’y a qu’un pas. Dans ce contexte, tout son de cloche tendant à relativiser le rôle de la traite dans le développement de l’Afrique est stigmatisé comme un prétexte transparent visant à dédouaner et justifier les négriers européens. On considère la traite comme une pratique condamnable et inhumaine et il est donc « politiquement correct » d’en conclure que toutes les marchandises échangées étaient néfastes ou pour le moins inutiles à l’Afrique. Mais est-ce bien le cas ? La réalité historique se prête rarement à une simplification en termes de bien et de mal. La traite ne fait pas exception. Certes, ce marché ne peut inspirer que la honte à toute personne sensée. Cependant, la honte et la culpabilité ne devraient pas faire perdre tout sens critique dans l’interprétation des faits. C’est pourquoi il serait bon d’envisager sans idées préconçues l’influence réelle qu’ont eue sur l’économie africaine les marchandises venues d’Europe.

14Ce qui frappe tout d’abord, c’est la position relativement isolée de l’Afrique dans le trafic international des marchandises. Il faut prendre en compte le fait que, avant 1800, le volume total du commerce international était très limité, au regard de nos critères actuels. L’ensemble des marchandises qui, vers 1500, ont été transportées d’un continent à l’autre, aurait tenu dans deux pétroliers géants modernes. Vers 1800, il en aurait fallu cinq. La plus grande partie de ces marchandises étaient destinées à des comptoirs européens et des colonies de plantations en Amérique du Nord et du Sud, et non à l’Afrique.

15Pour elle, la valeur des importations et exportations par habitant ne dépassait pas un vingtième de celle de l’Amérique du Nord et un quarantième de celle de la Grande-Bretagne. Ces chiffres montrent que l’influence du commerce extérieur était relativement limitée. L’ensemble des importations ne dépassait pas 5% de la production intérieure. La grande majorité des Africains ignoraient tout des produits étrangers; ils mangeaient ce qu’ils produisaient, portaient les vêtements et utilisaient les outils fabriqués sur place.

16Les marchandises apportées par les négriers étaient-elles si néfastes ? À l’époque, le textile, la poudre et les armes représentaient la part la plus importante du commerce international dans le monde entier. L’exportation vers l’Afrique n’avait donc rien de particulier, si ce n’est que les armes n’y occupaient qu’une place relativement restreinte, alors que celle du textile était plutôt plus importante qu’ailleurs. La totalité du tissu importé annuellement d’Europe par le biais des négriers n’aurait pas suffi à confectionner un mouchoir pour chacun des habitants de l’Afrique de l’Ouest et de l’Afrique centrale. La consommation de textile dépasse de loin les quantités importées. Cela signifie que l’industrie textile, malgré les importations, a pu se développer sans grand obstacle. Le textile de la traite ne représentait qu’une partie réduite du total de la consommation africaine.

17Qu’en est-il des armes ? Elles ne pouvaient venir que d’Europe. Sans la traite, l’Afrique n’aurait pas possédé d’armes à feu. Cette constatation est juste, mais elle ne nous apprend rien sur les conséquences. Et ces conséquences furent limitées. Les armes importées en Afrique étaient surtout de vieux fusils, qui le plus souvent ne fonctionnaient plus. En outre, la poudre n’était pas très fiable sous les tropiques. Cependant, la demande existait car ces armes étaient prisées pour leur valeur symbolique. Armé d’un fusil, un guerrier semblait redoutable, même si en réalité l’arme était inutilisable. Quoi qu’il en soit, rien ne nous permet de penser que les fusils aient joué un rôle décisif dans une bataille ou un combat, à cette époque. Le commerce de fusils n’explique en rien l’essor ou la décadence d’États africains. Un fusil servait à blesser ou à tuer un soldat harnaché. Il était utile sur les champs de bataille européens, mais pas en Afrique où la cavalerie armée n’existait pas.

18Si l’importation de textile et d’armes d’Europe était trop limitée pour avoir une influence sur la société africaine, il en était de même des produits « utiles » comme les barres de fer. L’Afrique de l’Ouest connaissait une pénurie de fer, c’est un fait. Elle était riche en minerai, mais disposait de trop peu de bois pour alimenter les fours nécessaires à la fonte. La majeure partie du métal utilisé a été importée d’autres régions, mais sûrement pas d’Europe. Chaque famille africaine possédait un ou plusieurs récipients en métal, des machettes, des couteaux et des lances, si bien que le fer importé d’Europe n’a pu répondre qu’à une infime partie des besoins.

19Pour finir, qu’en est-il des boissons alcoolisées ? Au siècle dernier, les abolitionnistes mettaient souvent en avant l’effet de corruption que l’alcool a sur n’importe quelle société. Ces remarques entraient dans le cadre des campagnes de lutte contre la traite, mais également dans celles menées contre l’alcoolisme en Europe. Dans les deux continents, l’alcool aurait été à l’origine de bien des maux. Voilà un argument peu convaincant en ce qui concerne l’Afrique. Il est vrai que les Africains ne connaissaient que des boissons ayant un faible pourcentage d’alcool, mais cela ne signifie pas que le gin, le cognac et le genièvre aient été consommés. Comme pour les fusils, n’oublions pas la valeur symbolique des alcools européens. Aujourd’hui encore, au Ghana, de nombreuses cérémonies prennent un caractère plus solennel lorsque le vin d’offrande est du genièvre de Schiedam, ou dans d’autres pays africains du schnaps ou de l’aquavit danois.

20Compte tenu de ces données, une seule conclusion s’impose. L’Afrique n’a rien reçu de substantiel en échange de ses esclaves. Voilà qui est à la fois rassurant et stupéfiant ! Qu’à l’époque de la traite, les autres continents n’aient guère tiré profit eux non plus de leur commerce est une maigre consolation.

21L’Afrique était le seul continent à exporter presque exclusivement des hommes. Ce phénomène était unique. Le faible impact des produits importés sur l’économie africaine rend la traite massive des esclaves encore plus énigmatique que lorsque, récemment encore, on pensait que ces produits avaient eu de grandes – et néfastes – conséquences. La première version des faits donnait au moins aux Africains l’illusion que la traite avait laissé des traces tangibles, alors que la deuxième laisse insatisfait et rend presque invisibles les traces de l’exode forcé et massif.

22Cependant, cette conclusion ne s’applique pas qu’à l’Afrique, mais également à l’émigration massive qu’a connue l’Europe après la première moitié du XIXe siècle. Plus de soixante millions d’Européens ont quitté leur foyer, plus ou moins de bon gré, pour aller s’installer en Amérique du Nord ou du Sud, en Australie et en Nouvelle-Zélande, sans aucune compensation pour leur pays d’origine. Vus sous cet angle, les fusils et les étoffes pour l’Afrique équivalent aux mandats et aux « dollars de Noël » que la première génération d’immigrés envoyait en Europe. Une petite minorité, parmi ceux qui étaient restés, pouvait ainsi s’offrir un peu de luxe. La situation était similaire en Afrique à l’époque de la traite [6].

LE COÛT DÉMOGRAPHIQUE DE LA TRAITE POUR L’AFRIQUE DE L’OUEST

23En admettant que les marchandises importées d’Europe aient eu peu de répercussions sur l’économie africaine, la traite, elle, aurait-elle nui à la démographie ? Peut-on priver un pays de millions de ses habitants, et cela durant des siècles, sans que cette émigration ait des conséquences néfastes ?

24La traite atlantique concerne plus de douze millions de personnes, un chiffre impressionnant, surtout si l’on considère les conditions de transport rudimentaires de l’époque. Cependant, dans une optique démographique, les faits ne sont pas aussi alarmants qu’ils le paraissent de prime abord.

25Après tout, l’expatriation de ces douze millions d’esclaves ne s’est pas faite en une année mais s’étale sur quatre siècles environ. L’exportation de ces esclaves a freiné la croissance de la population africaine, mais il ne peut être question de régression ni même de stagnation. Précisons cependant que cette conclusion s’applique au continent dans son ensemble. Car dans certaines régions d’Afrique, l’exportation d’esclaves a dépassé la croissance naturelle de la population. Il s’agit néanmoins de cas exceptionnels. Dans la partie ouest de l’Afrique, environ douze millions d’esclaves ont été exportés sur une période de près de quatre cents ans. Autrement dit, ce ne sont pas plus de 30000 esclaves par an en moyenne qui quittent les côtes d’Afrique de l’Ouest. Cette région compte à l’époque environ vingt millions de personnes, le taux d’émigration moyen ne dépasse donc pas 1,3 ‰ par an, alors que le taux de natalité est estimé à 45 ‰. Cela signifie que les répercussions de la traite européenne sur la croissance démographique sont quasiment insignifiantes. Ces chiffres expliquent en outre pourquoi, conscients de leur culpabilité, les explorateurs européens du XIXe siècle s’étonnent, lorsqu’ils pénètrent à l’intérieur de l’Afrique, de ne pas trouver des régions désertées ou habitées uniquement par des personnes âgées.

26Cependant, ces chiffres réclament quelques précisions. Durant les quatre siècles qu’a duré la traite atlantique, l’exportation d’esclaves n’a bien sûr pas toujours été de 30000 individus par an. Elle en comptait parfois beaucoup plus, parfois beaucoup moins. La deuxième moitié du XVIIIe siècle a connu des pics de 100000 esclaves par an. Malgré tout, même pendant ces années-là, le pourcentage d’émigration forcée reste limité, comparé à l’émigration européenne vers l’Amérique au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, en particulier aux départs en masse des îles britanniques, du Portugal et d’Italie, pays pour lesquels personne n’a jamais parlé de « dépeuplement désastreux ».

27Toutes ces données montrent que l’Afrique, sans l’intervention de Européens, aurait compté quelques millions d’habitants de plus aux alentours de 1850. Même si elle n’avait pas connu la traite atlantique, l’Afrique de l’Ouest n’aurait jamais connu une démographie comparable à celle de l’Europe de l’Ouest ou de l’Extrême Orient. On peut même se demander si, sans la traite, l’Afrique aurait pu nourrir l’ensemble de ses habitants. Après tout, le phénomène de la traite, qu’elle soit africaine, arabe ou atlantique, est la conséquence des nombreuses famines qui poussent les propriétaires d’esclaves africains à vendre leurs « biens ». La famine a toujours provoqué des migrations sur tous les continents. En cela, l’Afrique ne fait pas exception à la règle [7].

28Ce qui est unique, ce sont les conditions dans lesquelles les émigrants africains quittent leur pays, à savoir en tant que captifs. Aucun ne quitte son pays de son plein gré. En outre, ni lui ni sa famille ne tirent profit de cette émigration forcée : le bénéfice en revient à son propriétaire. Cela aussi est unique.

29Ces deux éléments expliquent pourquoi l’Afrique peut continuer à répondre à une demande en esclaves en constante augmentation. Si les émigrants européens, dissuadés par l’étrange régime de travail mécanique et les maladies mortelles, refusent, à la longue, d’aller travailler dans les plantations tropicales d’Amérique, en dépit d’un bon salaire, les esclaves africains, eux, n’ont pas le choix. S’ils l’avaient eu, ils ne seraient pas partis non plus. Mais la seule préoccupation des propriétaires africains est d’en obtenir un bon prix, quelle que soit leur destination.

30Enfin, d’aucuns avancent que l’Europe a abusé de l’Afrique et que le prix payé pour un esclave n’est pas en rapport avec son coût de revient pour son pays, c’est-à-dire celui de sa nourriture de la naissance jusqu’au moment de la vente. Cela représenterait une perte économique considérable pour l’Afrique.

31Cet argument est sans fondement. En effet, la valeur d’un esclave est déterminée par l’estimation du profit que le propriétaire aurait pu tirer de son travail.

32S’il est faible, l’esclave sera vendu à bas prix. En Afrique, un esclave rapporte peu : le propriétaire s’estime heureux si ses esclaves parviennent à subvenir à leurs propres besoins. Si par hasard le travail d’un esclave rapporte davantage, par exemple à la suite de la découverte d’une mine d’or, le prix des esclaves augmente et les acheteurs sur la côte en ressentent immédiatement les conséquences. Le prix payé par les Européens n’est, quoi qu’il en soit, pas inférieur à celui payé par les Africains. Jamais les marchands africains et les courtiers n’ont bradé leurs esclaves aux Européens ni ne les ont cédés à un « prix d’ami ».

33Bref, sur le plan démographique et sur le plan économique, l’exportation d’esclaves en Afrique représente les mêmes avantages et les mêmes inconvénients que l’émigration en Europe. Au-delà des conditions, forcées ou non, de départ, ce sont les perspectives qu’offre le Nouveau Monde qui distinguent ces deux courants de migration. En s’embarquant, les Européens espèrent une vie meilleure, moins de famines et de maladies, et la possibilité de posséder un jour un lopin de terre, de se marier jeune et de fonder une famille nombreuse.

34Ce n’est pas le cas des esclaves. Ils n’ont aucune idée du sort qui les attend.

POURQUOI L’AFRIQUE A - T - ELLE LAISSÉ PARTIR AUTANT D’ESCLAVES ?

35La traite et la vente d’esclaves à des acheteurs étrangers constituaient une ancienne tradition en Afrique. Au départ, les marchands d’esclaves européens n’ont fait que provoquer un réagencement des routes du commerce des esclaves – le circuit se redirigeant vers l’Ouest au lieu de l’Est et du Nord – alors que la façon de « produire » des esclaves restait inchangée. Par la suite cependant, l’importante demande en esclaves a influencé l’approche africaine vis-à-vis de la traite et les pratiques sont alors devenues plus dures. Dans la mesure où les prix augmentaient, les courtiers purent se permettre de dépenser plus pour aller chercher des esclaves plus avant à l’intérieur des terres. On vit alors d’importants groupes d’esclaves s’acheminer pendant de longues et épuisantes journées, ou plutôt nuits, puisque durant le jour une colonne de marchandise humaine bien en vue pouvait attirer plus que de simples spectateurs. En plus de la sécurité, le ravitaillement en eau durant le voyage vers la côte posait également problème.

36Dans ces conditions, on estime qu’environ un tiers des esclaves atteignait la côte dans un tel état d’épuisement qu’ils ne pouvaient être vendus aux Européens [8].

37Il a déjà été démontré qu’au sein de l’économie africaine, les esclaves produisaient à peine de quoi subvenir à leurs propres besoins et que les courtiers africains n’avaient que des possibilités limitées pour les rendre plus productifs.

38Pendant les périodes de famine ou de mauvaises récoltes, les esclaves africains devenaient donc une lourde charge. Pour nourrir leurs esclaves, les propriétaires devaient alors acheter de la nourriture sur des marchés où les prix augmentaient rapidement. Famine et disette justifiaient alors de se débarrasser de ses esclaves ; or on savait que les négriers européens sur la côte étaient toujours prêts à acheter des esclaves. Vu sous cet angle il n’est pas difficile de comprendre pourquoi l’Afrique était prête à laisser partir autant d’esclaves.

39Si l’on compare la traite africaine à l’émigration partie d’Europe, une autre question vient à l’esprit :pourquoi comptait-on autant de femmes et d’enfants parmi les esclaves ? Il y en avait bien moins parmi les migrants européens.

40Encore une fois, les normes et les valeurs occidentales peuvent nous induire en erreur. Les sociétés d’Europe occidentale ne se distinguaient pas seulement par l’absence de l’esclavage et de la traite, mais aussi par des restrictions particulières imposées aux femmes et aux enfants. Comme l’interdiction de l’esclavage, l’exclusion des femmes et des enfants d’un certain nombre de professions et d’activités avait des conséquences économiques néfastes. En Europe, les femmes n’étaient pas censées avoir de métier ou tout au moins le nombre de professions qui leur étaient accessibles était extrêmement limité.

41En zone rurale, elles travaillaient souvent aux champs avec les hommes, mais dans les villes et les villages, leur apport économique était beaucoup plus restreint. De plus, en contraste par rapport à l’Afrique, nombre de femmes ne se mariaient jamais, se mariaient sur le tard ou ne se remariaient pas en cas de veuvage prématuré. Une importante proportion de femmes en Europe restait alors sans enfant.

42Une telle situation était impensable en Afrique. Pratiquement toutes les femmes avaient des enfants et les quelques-unes qui étaient stériles étaient considérées avec méfiance. Parce qu’elles n’avaient pas d’enfant, elles étaient exclues, et on les tenait parfois pour des sorcières. Comme leur fertilité, la diversité de leurs activités économiques faisait que les femmes avaient une valeur économique supérieure à celle des hommes en Afrique et en Asie. Ceci explique pourquoi la majorité des esclaves des traites africaine et arabe était des femmes. L’important nombre d’enfants parmi les esclaves peut s’expliquer de la même façon [9].

43Cependant, quelle que soit la manière dont on cherche à rationaliser le phénomène, et en dépit de toutes les pirouettes culturelles que l’on peut tenter, il semble toujours étrange que l’on puisse vendre des êtres humains pour une arme, quelques pièces de tissu et quelques bouteilles d’alcool [10]. Cependant, les Européens ne sont en droit ni de s’en indigner, ni de donner des leçons à ce sujet. Entre 1600 et 1800, les seuls Néerlandais ont envoyé en Asie plus d’un million de jeunes hommes comme marins ou comme soldats, dont un tiers seulement est revenu. Et dans quel but ? Pour des épices, des tissus et du thé.

44La valeur de la vie humaine était alors bien inférieure à ce qu’elle est aujourd’hui, et pas seulement en Afrique.

45Ce qui fait que la traite atlantique était unique est que l’achat, le transport et la vente des esclaves étaient guidés par les principes du capitalisme moderne. Aucun des fournisseurs africains ou des acheteurs européens ne pouvait atteindre une position dominante pendant bien longtemps. Il est vrai que toutes les nations européennes tendaient à envoyer leurs navires vers les mêmes zones de la côte africaine pour acheter des esclaves, mais les guerres en Afrique comme en Europe, les conditions météorologiques et les variations de l’offre faisaient que la situation était toujours changeante.

46Cependant, la traite atlantique n’eut pas d’effet de modernisation en Afrique. Les conséquences démographiques, positives et négatives, que l’émigration forcée de millions d’Africains pouvaient avoir furent très limitées, sauf dans quelques régions et mis à part au moment de l’apogée de la traite atlantique dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Même si l’on ajoute les traites atlantique, africaine et arabe, l’impact démographique fut limité et ce point suggère que ces trois traites puisaient dans des zones géographiques distinctes. On peut tirer une conclusion similaire quant à l’importation des produits extérieurs échangés contre des esclaves. En dépit de la spécificité des produits qu’elle a introduit en Afrique, la traite atlantique est à peine différente de l’africaine et de l’arabe.

47Négatives ou positives, les conséquences de la traite furent limitées. Plus que les deux autres traites, la traite atlantique et le commerce de biens au long cours ont peut-être aiguisé le sens des affaires des trafiquants africains, ils ont peut-être accru le volume des biens échangés, contribué à la monétarisation de l’économie et réduit la pression démographique dans certaines régions. Mais aucune de ces conséquences n’a eu d’effet sur la vitesse à laquelle l’Afrique se modernisait. La traite et les trafiquants d’esclaves constituaient un archipel isolé de changement dynamique au sein de l’économie traditionnelle de l’Afrique. Postface : la traite dans la mémoire collective aux Pays-Bas et ailleurs

48Alors que la recherche universitaire sur la traite et l’esclavage a pu augmenter en volume et en qualité au cours des cinquante dernières années, la réapparition de ces sujets dans le débat public a pris plus de temps. Le mot « réapparition » s’impose, car pendant la majeure partie du XIXe siècle, les abolitionnistes avaient fait en sorte que la suppression de la traite, de ses conséquences néfastes pour l’Afrique et les bénéfices de l’abolition soient très présents dans l’esprit de l’opinion publique en Europe et en Amérique du Nord. Lentement, ces sujets sont réintroduits dans le domaine public par des représentants des communautés noires qui se sont constituées en Angleterre, en France et au Pays-Bas, tous pays anciennement propriétaires de colonies de plantation. Les Pays-Bas constituent un bon exemple.

49Jusqu’à récemment, l’opinion publique néerlandaise ne se souciait guère de l’esclavage et de la traite. Le dégoût qu’inspire le sujet fait que ceux qui comprennent à quel point les réalisations du « Siècle d’Or » sont inextricablement liées à la traite sont peu nombreux. De génération en génération, on se plaît à raconter l’histoire de ce petit pays muni d’une flotte impressionnante opérant dans le monde entier et dont les hommes d’État étaient, à l’instar des rois et des empereurs de pays bien plus grands, des acteurs majeurs sur la scène diplomatique internationale. On se complaît dans l’idée qu’il n’y avait rien de mal à s’enrichir par le commerce, même pratiqué dans des contrées lointaines. Bien entendu, comprendre que le colonialisme constitue une réalité distincte du commerce est à la portée d’un enfant. Le colonialisme allait de pair avec la répression et l’exploitation, alors que le commerce était basé sur l’échange et servait l’intérêt commun, tout le monde était d’accord sur ce point. Malheureusement, la pratique de la traite des Noirs ne correspond pas à cette vision édulcorée du passé et c’est pourquoi on préfère tout simplement taire ce sujet. La plupart des Néerlandais ignorent même que leur pays a participé à la traite.

50Aux États-Unis, la traite des Noirs n’est pas tombée dans l’oubli. Les Noirs n’ont pas manqué de mentionner cet épisode de l’histoire pour attirer justement l’attention sur la position inférieure qu’ils occupent dans la société américaine.

51De toute évidence, il fallait que les choses changent, notamment en ce qui concernait la discrimination entre Noirs et Blancs dans la législation. Les Noirs américains ont d’abord lutté pour être reconnus en tant que citoyens à part entière. Une fois cet objectif atteint, ils ont réclamé des mesures leur permettant d’accéder à un meilleur enseignement, à de meilleurs postes et de meilleurs logements, arguant du passé pour obtenir réparation. Les juifs en avaient fait autant et avec succès. Aux États-Unis, ils jouissaient de la sympathie d’une grande partie de l’opinion à cause de l’Holocauste. Martin Luther King s’en est inspiré lorsqu’il a lancé le terme d’« holocauste noir » pour désigner la traite des Noirs et l’esclavage. Après tout, les marchands d’esclaves n’avaient-ils pas, de façon inhumaine, arraché les Africains à leur foyer ? Ne leur avaient-ils pas fait subir un voyage qui allait les traumatiser, eux et leurs descendants ? Les négriers européens, pas plus que les planteurs, ne se souciaient des liens familiaux entre esclaves. Hommes, femmes et enfants étaient fréquemment vendus séparément.

52Leur vie était constamment en danger, leur taux de mortalité très élevé, tant pendant le voyage que par la suite, sur les plantations. Par conséquent, il n’était pas étonnant que les Noirs américains aient rencontré de nombreuses difficultés dans la société moderne et que la plupart ne soient pas parvenus à s’élever sur le plan social. Il était injuste de juger la population noire des États-Unis d’après les critères des Blancs. Dès le départ, ces derniers avaient eu beaucoup plus de chance dans le Nouveau Monde que les esclaves africains et leurs enfants.

53Après la Seconde Guerre mondiale, la société américaine se résolut à contrecœur à faire une place aux Noirs. Dans les écoles, les universités et le secteur public, un certain nombre de places leur furent exclusivement réservées.À la longue, ces mesures permirent à une classe moyenne noire de se développer. La majorité des Noirs des États-Unis, cependant, sont restés cantonnés au bas de l’échelle sociale. Les hommes de cette communauté étaient plus nombreux dans les prisons que sur les bancs de l’université. Il y avait là une énigme. Pourquoi les Noirs étaient-ils les laissés-pour-compte du « rêve américain », où tout vendeur de journaux, en travaillant dur, pouvait espérer devenir millionnaire ? La réponse était-elle enfouie dans leur passé ? Le monde scientifique américain s’empara de la question et une armée croissante de chercheurs et de professeurs se plongea dans l’histoire de la traite des Noirs et de l’esclavage. Le sujet fut introduit dans l’enseignement, de l’école à l’université. Les unes après les autres, les données sur les négriers émergèrent des archives et il s’avéra que l’on disposait également d’une mine d’information sur la vie des esclaves dans les plantations. Grâce à ces recherches, nous en savons plus à présent sur l’arrivée des esclaves africains dans le Nouveau Monde que sur les immigrants venus d’Europe et d’Asie.

54En Europe, et aux Pays-Bas en particulier, les choses n’allèrent pas d’aussi bon train. L’intérêt porté à l’histoire de la traite des Noirs et à l’esclavage est récent. La communauté noire néerlandaise, composée en grande partie de Surinamiens et d’Antillais, en est la force motrice. Elle compte environ un demi-million de personnes. C’est apparemment le nombre que doit atteindre une minorité pour faire pencher la balance, afin que l’histoire nationale la prenne en compte. Les méthodes utilisées pour ces revendications sont en partie inspirées de celles des Noirs américains. Et elles furent utilisées avec succès. Après de longues délibérations entre le gouvernement national de La Haye et les représentants des communautés antillaises des Pays-Bas, un monument commémorant la traite, l’esclavage et l’abolition de l’esclavage a été érigé à Amsterdam, et inauguré en présence de la reine et d’un ministre. De plus, un institut a été fondé, avec pour mission d’organiser des conférences, des expositions et des festivals pour attirer l’attention du public néerlandais sur le fait qu’une partie de la population du pays descend d’esclaves. Le prince héritier de la couronne a également exprimé des regrets, lors d’une visite de l’ancienne forteresse néerlandaise d’Elmina au Ghana, au sujet de la participation du pays à la traite. Ce message n’était pas destiné à ses hôtes du moment, qui ont dû être embarrassés par ces auto accusations, mais à la communauté noire des Pays-Bas. Peu d’Africains ressentent le besoin de s’excuser d’avoir vendu des esclaves aux Européens, et lorsqu’on demanda au roi des Asante pourquoi ses ancêtres avaient vendu des esclaves aux Néerlandais, il suggéra que ses prédécesseurs avaient pensé que ces esclaves reviendraient au pays après avoir reçu un entraînement militaire dans l’armée néerlandaise [11].

55En dépit de toutes ces déclarations et de ces activités, les résultats sont tout au plus modestes. Quelques chaînes de télévision néerlandaises ont montré des documentaires sur la traite atlantique et plusieurs manuels d’histoire pour l’enseignement secondaire mentionnent à présent la traite et l’esclavage. Cependant, on peut douter que l’ensemble du public néerlandais soit aujourd’hui pris d’un intérêt pour ces questions. Un jour par an seulement, le 1er juillet, le monument de l’esclavage est au centre des festivités d’un petit groupe d’immigrants antillais.

56Traduit de l’anglais par Guillaume Ratel (Cornell University).


Date de mise en ligne : 01/01/2008.

https://doi.org/10.3917/rhmc.525.0005

Notes

  • [1]
    David Brion DAVIS, Slavery and Human Progress, Oxford, Oxford University Press, 1984, p. XIII - XVII.
  • [2]
    Stanley L. ENGERMAN, Robert W. FOGEL, Time on the Cross. The Economics of American Negro Slaver, Londres, Wildwood House, 1976 ; R.W. FOGEL, Without Consent or Contract. The Rise and Fall of American Slavery, New York, Norton, 1989, p. 388-393.
  • [3]
    Pieter EMMER, Olivier PÉTRÉ -GRENOUILLEAU, Jessica ROITMAN, Deux ex Machina Revisited. The Impact of Overseas Expansion on the European Economy, 1500-1900, Leiden, E. J. Brill Publishers, à paraître; Patrick K. O’BRIEN, Leandro PRADOS DE LA ESCORA, « The costs and benefits for Europeans from their Empires overseas », Revista de Historia Económica, XVI/1,1998, p. 29-89.
  • [4]
    O. PÉTRÉ -GRENOUILLEAU, Les traites des noirs. Essai d’histoire globale, Paris, Gallimard, 2004, p. 82-86.
  • [5]
    Pour les paragraphes qui suivent, cf. Pieter C. EMMER, Les Pays-Bas et la traite des Noirs, Paris, Karthala, 2005, p. 66-82.
  • [6]
    La question de l’impact de la traite atlantique sur l’économie africaine a suscité des réponses diverses et variées. Les principaux contributeurs au débat sont : David ELTIS, Economic Growth and the Ending of the Transatlantic Slave Trade, Oxford, Oxford University Press, 1987, p. 61-77; Walter RODNEY, « The unequal partnership between Africans and Europeans », in David NORTHRUP (ed.), The Atlantic Slave Trade, Lexington, D. C. Heath, 1994, p. 135-142; et Philip D. CURTIN, Economic Change in Precolonial Africa. Senegambia in the Era of the Slave Trade, Madison, The University of Wisconsin Press, 1975, p. 309-342.
  • [7]
    Les principaux acteurs du débat sur les conséquences démographiques de la traite atlantique sont John D. FAGE, « African societies and the Atlantic slave trade », Past and Present, n° 125,1989, p. 97-115; Joseph E. INKORI (ed.), Forced Migration. The Impact of the Export Slave Trade on African Societies, Londres, Hutchinson Library for Africa, 1982, p. 13-60; et Pratick MANNING, Slavery and African Life. Occidental, Oriental and African Slave Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
  • [8]
    L’évolution de la traite dans l’Afrique de l’Ouest est décrite dans Marion JOHNSON, « The Atlantic slave trade and the economy of West Africa », in Roger ANSTEY et P. E.H. HAIR (ed.), Liverpool, the African Slave Trade, and Abolition, Liverpool, Historical Society of Lancashire and Cheshire, 1976, p. 14-38.
  • [9]
    Sur l’augmentation du nombre d’enfants dans la traite, voir Patrick MANNING, Slavery and African Life. Occidental, Oriental, and African Slave Trades, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 98-99.
  • [10]
    La motivation du refus de quelques rares pays africains de participer à la traite était économique et non morale. John THORNTON, Africa and the Africans in the Making of the Atlantic World, 1400-1800, 2e éd., Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 110-112.
  • [11]
    Gert OOSTINDIE, « The slippery paths of commemoration and heritage tourism : the Netherlands, Ghana, and the rediscovery of Atlantic slavery », New West Indian Guide/Nieuwe West-Indische Gids, 79/1-2,2005, p. 55-77. Il faut noter que l’explication donnée par le roi des Asante repose sur un fond de vérité. Après l’abolition de la traite, les Asante continuèrent à vendre des esclaves aux Néerlandais, qui après les avoir libérés les envoyèrent aux Indes Orientales néerlandaises comme soldats coloniaux. Au terme de leur contrat, certains retournèrent au Ghana.
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