1Voici un livre vif et lucide qui éclaire des faits artistiques tellement insupportables qu’on les a longtemps occultés, avant d’en diluer la virulence en les comparant à d’autres, jugés plus acceptables. C’est dire qu’il s’agit aussi d’un vrai livre d’histoire, ces phénomènes de surgissement, de refus et de récupération mettant en jeu autre chose que la seule aventure des formes.
2Tout conspirait dans le monde de l’après-guerre à étouffer les protestations possibles de l’art; il fallait oublier, reconstruire. La peinture, la sculpture, l’architecture tenaient heureusement leur partie dans le concert des fiertés nationales. Plus tard, c’était déjà trop tard : d’autres épreuves, guerre froide, péril atomique, conflits et désastres de la décolonisation ne parvenaient pas à émousser l’hostilité envers des phénomènes qui semblaient étrangers au champ de l’art. Ils étaient pourtant à l’œuvre en son cœur même, ici cachés sous « le nylon rose des années pop », là plus agressifs, reprenant à leur façon l’exemple de Dada, ailleurs éclatant avec une énergie terrifiante : des peintres saccageaient leurs propres toiles, mutilaient leur propre chair, exhibaient des matériaux révulsants, boue, sang, humeurs corporelles, dans une fureur sacrificielle sans précédent.
3C’est à ce pan amputé de notre culture que s’attaque Laurence Bertrand Dorléac, sans se départir d’un contrepoint de références sociales et politiques qui nourrissent naturellement le discours. Pour la première fois, le néant, le sacrilège et la cruauté, convoqués jadis en ordre dispersé, sont appelés à témoigner ensemble en tant que valeurs de l’art contemporain, et leur rôle proposé comme « catharsis », « détonateur » ou « soupape » des sociétés modernes. Des gestes, dont on n’avait au mieux qu’une connaissance morcelée, sont pris en compte dans leur globalité, malgré leur extranéité culturelle et géographique. Ainsi, d’emblée, sur la crête la plus coupante du séisme qui traverse l’art mondial, le Japon et l’Autriche. L’auteur part en effet de ce constat : la violence qui sape les traditions artistiques « est beaucoup plus répandue dans les pays ayant pris fait et cause en faveur de l’Allemagne nazie ». Deux exemples types, donc, et non des plus attendus.
4Le Japon, à peine sorti de ses ruines, désaxé par une expansion économique brutale, reste serré « dans le cadre de fer » du militarisme. Toute une génération d’artistes, marquée par les séquelles d’Hiroshima, humiliés par le traité de sécurité nippo-américain, attaque art, société, État; ainsi Gutai (association de l’art concret) dès 1954; le mouvement Kyûshûha (anti-art), en 1957; les Neo dada Organizers, en 1960. Tous mobilisent comme à plaisir la répression policière et tétanisent un public pourtant habitué par tradition à des attitudes de sacrifice radical. Kudô Tetsumi fait une démonstration de karaté pour pulvériser ses toiles; Shiraga Kazuo barbouille de sang ses « peintures sacrificielles »; Shimamoto Shôzô lance ses couleurs au canon et pérennise le fracas des bombes. Sous des comportements dont la violence peut sembler massivement contemporaine sont dégagés des filons moins visibles qui rattachent la modernité japonaise à une quête immémoriale du sacré, cérémonies archaïques ou débordements sanglants de certaines fêtes populaires. Plus directement que les artistes occidentaux, les Japonais inventent un néo-primitivisme qui coule de source; ils rivalisent en sacrifices barbares, en rituels de dépense et de gaspillage, tout un potlatch qui tourne en dérision le musée et le marché. Pour compléter ce bilan, l’auteur souligne ici ou là une sorte de fraîcheur enfantine, cruelle mais jubilatoire – la joie de salir, de casser – qui accompagnent ces fêtes et agressent la vue, l’ouïe et l’odorat des autorités.
5En Autriche, cependant, les dérèglements de l’art ne connaissent guère les poussées de fièvre ludique qui parcourent Tokyo et Ashiya. Pour les actionnistes viennois, le corps n’est plus l’instrument du saccage, le support du barbouillage; il est lui-même l’œuvre agressée, avec une frénésie qui mène parfois son auteur aux portes de la mort (comme Günter Brus en 1970), ou en prison, ou en exil. La main légère mais implacable de Laurence Bertrand Dorléac dévoile des pratiques insoutenables : Hermann Nitsch se roule dans les viscères d’un agneau immolé; le rouge de l’automutilation coule partout, chair découpée au rasoir (Otto Muehl), lacérée par des clous, des fourchettes, des punaises (Günter Brus); on ressasse des scènes de torture, corps masculin pendu au plafond par les poignets et par les pieds, corps féminin empaqueté sous plastique, garrotté, ligoté, couvert d’excréments (Otto Muehl encore); on met en acte des fantasmes sadiques et masochistes, défécation, masturbation, pénétrations collectives (Direct Art Group). Mais sous la monotonie de l’horreur sont dissociées des causes diverses. L’une, de nature proprement historique, est le constat que l’Autriche post-fasciste s’endort, contrairement à l’Allemagne, sans avoir pris la mesure de ses crimes. D’autres motivations sont moins explicites, tiraillées entre souffrance et complaisance : images ineffaçables de cadavres rouges et noirs déchirés dans la neige; souvenirs dénaturés de mystères chrétiens, martyres et crucifixions, dans l’accablement d’un rachat impossible.
6Après ce paroxysme, la tension retombe et le lecteur, secoué, croit aborder des contrées moins sauvages. Il n’est toutefois pas au bout de ses surprises. D’abord parce qu’il ne trouvera pas l’inventaire exhaustif des crises de l’art dans tous les pays compromis avec le nazisme. Rien, entre autres, sur l’Europe du Nord; rien non plus sur l’Italie, sauf quelques références ponctuelles. Ce n’est pas l’objet de ce livre, qui délimite fermement ses choix et qui, au risque de susciter quelque frustration, se refuse à toute mise à plat prématurée. Ensuite, les cas retenus ne sont pas isolés au coup par coup mais placés à l’intérieur d’un réseau transversal de correspondances et de variantes qui courent à travers l’art, des États-Unis au Japon. Dans ce réseau, l’idée même d’un quelconque leadership, fût-il celui du désordre, importe moins que les divers recours à une sacralité non religieuse, à des offrandes sans contrepartie, qui vont du sacrifice intime à la fête collective. On aimerait tout citer; par exemple la critique pondérée du rapprochement hasardeux tenté en France entre Gutai (art concret) et le grand fourre-tout où sont mêlés informel, action painting, matiérisme; ou l’analyse de la descendance compliquée du Dada historique à travers le monde, et la coexistence de mouvements « réalistes » qui sont loin d’avoir la même approche du réel. On appréciera aussi les pages consacrées au « pouvoir de Sade » et aux Cent vingt minutes dédiées au Divin Marquis par Jean-Jacques Lebel, happening traumatisant, mais si différent dans sa lenteur des frénétiques actions viennoises, proche, plutôt, de John Cage ou de Merce Cunningham. Enfin certains rappels sont salutaires, au bout d’un demi-siècle : les nus de Klein, malgré leur angélisme (bleu aérien sur fond blanc), ne diffèrent guère, quant au geste qui précède la trace, des bains de gadoue d’un Kazuo ou des aspersions sanglantes d’un Brus.
7Les mécanismes qui déclenchent en profondeur, au-delà de ces apparences spectaculaires, les soubresauts de l’art, sont appréhendés sans dogmatisme et sans faiblesse, ce qui permet d’évaluer les décalages inévitables qui s’instaurent entre subversion artistique, mémoire et pouvoir. Ainsi, Wolf Vostell, au moment des procès antinazis de 1963, réactive la conscience allemande par des œuvres comme Auschwitz-Scheinwerfer 568 ou Treblinka, alors que Beuys, se posant en rédempteur de l’Allemagne éternelle, dépasse la tragédie nazie par son « énergie vitale », dans Für Lidice. En revanche, c’est le contre-coup d’autres guerres, Indochine, Algérie, qui relance en France l’esprit de résistance et la rébellion de l’art. D’où les décollages-lacérations d’affiches politiques, par Hains et Villeglé; le féroce Autel OAS de Niki de Saint Phalle; les machines folles et autodestructrices de Tinguely. Quant au Grand tableau antifasciste collectif de 1961, par Crippa, Dova, Erró, Lebel et Recalcati, il réussit la gageure d’être un vrai tableau, une œuvre sans frontières, un manifeste politique et une offrande sacrificielle somptueuse.
8Les masques de l’ordre sauvage, assassins, subversifs, satiriques, ludiques, sont ainsi mis en face des stratégies du pouvoir : censurer, fermer les yeux, récupérer. Mais dans tous les cas, y compris les plus extrêmes (la destruction totale de l’œuvre), il s’agit toujours d’art, d’où les hésitations du pouvoir et la position drastique de Guy Debord et de l’Internationale situationniste. L’agresseur et la cible se répondent forcément, par la sape silencieuse ou la canonnade. À ce propos, la curiosité du lecteur s’emballe : les flèches de Kazuo, le pistolet de Tinguely, la 22 Long Riffle de Niki de Saint Phalle tirent sur des panneaux et des toiles, mais les canons assemblés-recréés de Pino Pascali, qui ne tirent sur rien, que font-ils par leur seule présence rugueuse et sombre ? Autre question : sur l’échelle des traumatismes infligés au spectateur, rien ne vaut une bonne giclée de sang ou de sperme actionniste; et comme effet « fantaisiste et glamour », rien ne vaut le pop art anglais d’Hamilton; mais que dire d’une Merda d’artista, fût-elle de Manzoni ? Invisible dans sa boîte de conserve, et exposée, ne démolit-elle pas l’ordre coutumier en attaquant, à sa façon, le statut de l’artiste, la fonction muséale, la société de consommation et le culte des reliques ?
9À la fin du XXe siècle, la violence de « l’ordre sauvage » est un peu oubliée. Le public feint de n’être plus jamais hors-jeu, les pouvoirs « ont appris à négocier », et bon nombre d’artistes reprennent à leur usage ce qui fut scandale et danger. Mais Laurence Bertrand Dorléac nous rappelle qu’il reste de ces années, dont 1968 fut le feu d’artifice final, des valeurs durables : le goût de la création permanente, de la fête collective, la recherche de nouveaux langages et de nouveaux horizons. Quant au lecteur, il aura reçu avec gratitude ce livre « né d’une obscurité ».