1 De l’œuvre d’Édouard Toulouse, psychiatre de la Troisième République, l’historien n’a généralement retenu que les idées hygiénistes et les prises de position en faveur d’un certain eugénisme durant l’entre-deux-guerres. Le livre de Michel Huteau renouvelle considérablement la vision qu’on peut avoir du personnage. L’auteur s’efforce en effet de retracer l’ensemble de la carrière de Toulouse, quand d’autres précédemment se sont intéressés à des aspects précis de son œuvre. Il fait ainsi découvrir la complexité du parcours d’un homme qui était tout autant un chercheur de grande envergure qu’un militant social. Car Toulouse essayait toujours de dégager de ses recherches des principes d’action concrets pour aider à réformer la société. Pour Huteau donc, écrire la biographie de ce personnage implique de s’intéresser tout autant à ses idées et à ses travaux, qu’à ses tentatives, même avortées, d’en tirer des applications pratiques.
2 En soi, l’idée de Toulouse selon laquelle la science se devait d’influer sur le progrès de la société, n’était bien sûr pas très originale. Il suivait là les idéaux scientistes et positivistes en vogue à son époque. Est plus novatrice en revanche la façon dont il se donna les moyens de réaliser cette ambition. La première partie de l’ouvrage, qui est un aperçu général de la biographie et des influences subies par Toulouse, insiste ainsi sur la singularité de sa formation. En effet, Toulouse entama d’abord une carrière de journaliste avant de se tourner vers la médecine aliéniste. Or, il n’abandonna jamais la plume et continua d’écrire autant pour des journaux grand public que pour des revues spécialisées. Son auditoire excédait donc largement celui des seuls spécialistes, ce qui lui donnait un pouvoir d’influence certain sur les pouvoirs publics. Toulouse est même probablement un des savants de la Troisième République qui sut le mieux utiliser la presse comme un outil au service de la diffusion de la science.
3 Les trois chapitres suivants étudient plus précisément les domaines dans lesquels le legs de Toulouse est le plus important, soit la psychologie, la psychiatrie et la sexologie.
4 On s’étonne alors de voir à quel point cet homme, dont le nom est aujourd’hui largement oublié, eut pourtant une influence déterminante pour le développement de ces trois disciplines. Son étude sur Zola et sur les rapports liant le génie et la folie, publiée en 1896, a fait date dans l’histoire de la psychologie. Toulouse a également participé à la redéfinition de la psychologie comme science expérimentale. Il fonda notamment, dès 1898 à Villejuif, le premier laboratoire d’envergure de psychologie expérimentale, qui joua un rôle décisif dans la formation des jeunes psychologues français. Toulouse a aussi contribué notablement au passage de la médecine aliéniste à la psychiatrie moderne. Il a rapproché la médecine mentale de la psychologie et de la neurologie. Il a également lutté contre l’idée que les malades mentaux étaient dans leur grande majorité incurables. Cela l’a conduit à chercher de nouveaux traitements. On lui doit, avec Charles Richet, l’invention d’une médication de l’épilepsie qui fut longtemps utilisée. Enfin, Toulouse a fait naître un nouveau mouvement de réflexion sur les différences entre les hommes et les femmes et sur la sexualité. Il est ainsi à l’origine du développement de la sexologie et, à ce sujet, a concouru à l’introduction de certains concepts psychanalytiques en France.
5 Si Toulouse rencontra donc un grand succès dans ses activités de recherche, il fut en revanche moins chanceux dans ses tentatives d’en tirer des applications concrètes.
6 En dépit de ses efforts, la psychotechnique, c’est-à-dire l’utilisation de la psychologie à des fins pratiques telles que l’orientation scolaire ou la sélection professionnelle, ne connut que peu de réalisations. Ses propositions en faveur de l’égalité des droits des femmes, du contrôle des mariages ou de la rationalisation de la procréation ne rencontrèrent pas non plus tout le succès escompté. En revanche, il eut l’occasion d’expérimenter ses idées nouvelles sur la maladie mentale. En 1922, il obtint ainsi l’ouverture d’un service de consultation libre à l’asile de Sainte-Anne. Ce nouveau mode de prise en charge des aliénés, qui rompait complètement avec le dogme de l’enfermement asilaire, connut un grand succès. Après la Seconde Guerre mondiale, le mouvement de réforme des hôpitaux psychiatriques devait largement s’en inspirer.
7 Au total, M. Huteau livre donc le portrait d’un homme étonnant, au parcours et aux idées particulièrement complexes et qui eut une influence déterminante dans la vie intellectuelle et politique de la Troisième République. L’essor de la sexologie, la psycho-logie, la psychiatrie est intimement lié à ses recherches et à son continuel combat pour imposer ces disciplines naissantes dans le champ académique. Si Toulouse n’a pas toujours réussi à obtenir des pouvoirs publics la mise en application de ses principes théoriques, ses conceptions ont néanmoins fortement marqué les esprits de son époque. Il semble d’ailleurs que M. Huteau n’ait pu se départir d’une certaine admiration pour l’homme dont il fait la biographie. Peut-être est-ce lié à l’identité professionnelle de l’auteur, psychologue de formation, ce qui lui permet plus encore de mesurer l’ampleur de la tâche accomplie par Toulouse ?
8 Quoi qu’il en soit, c’est sans doute ce qui empêche M. Huteau de répondre complètement à la question qu’il posait au début de l’ouvrage. Car comment expliquer l’oubli public d’un personnage aussi important que Toulouse ? On peut penser ici que M. Huteau mésestime les implications de certaines de ses conceptions. Certes, Toulouse, politiquement proche des milieux de gauche, était ce qu’il est convenu d’appeler un eugéniste modéré. Il estimait cependant qu’en dernière analyse les hommes demeuraient fondamentalement inégaux du fait de leurs disparités biologiques. Pour cette raison, il considérait que seuls des experts biologiques étaient réellement à même de gouverner et appelait de ses vœux l’établissement d’une biocratie venant relever l’imparfaite démocratie. Or, ceci n’est pas sans rappeler certains aspects des idéologies totalitaires. Et, en dépit de ses idéaux humanistes qui le contrariaient dans ce raisonnement, cette vision l’a parfois conduit à défendre des initiatives comme celles de la stérilisation thérapeutique des alcooliques invétérés. Si l’on ne peut donc pas réduire Toulouse à ses quelques positions eugénistes, on a vu combien son legs intellectuel excédait ce point, il n’en reste pas moins que cet aspect de son œuvre a posé problème au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il semble que ce soit cela, plus que le changement de contexte idéologique comme le suggère M. Huteau, qui explique pourquoi les nombreux disciples de Toulouse n’ont pas cherché à perpétrer sa mémoire.
9 En tous les cas, il est certain que M. Huteau ne parvient pas à jeter toute la lumière sur le problème de l’oubli de Toulouse. Au contraire, même : plus le lecteur découvre l’ampleur de l’œuvre accomplie par cet homme, plus lui paraît énigmatique son effacement de la mémoire collective. S’il n’épuise donc pas toutes les interrogations, le livre de Michel Huteau demeure néanmoins une remarquable synthèse, d’une très grande érudition. Il constituera un ouvrage de référence pour tous ceux qui s’intéressent à Édouard Toulouse et plus largement à l’histoire des sciences de l’homme.