1 Jean-PierreBOIS Le livre d’Élie Pélaquier est une superbe monographie. Au début du volume des annexes, une série de cartes dont l’échelle est de plus en plus grande mène le lecteur du royaume au Languedoc rhodanien et de la région d’Uzès au village de Saint-Victor.
2L’auteur est trop prudent pour tenter, ne serait-ce qu’en conclusion, d’esquisser le trajet inverse; il conclut sur sa communauté mais il en a si bien démonté le fonctionnement qu’on sort de cette lecture enrichi de savoir-faire et de savoir : des questions qu’on peut tester et des procédés qu’on peut chercher à employer dans le cadre d’autres communautés, aussi bien que des connaissances qui portent sur ce village mais qui sont obtenues de façon si rigoureuses qu’on peut, au moins provisoirement, en attendant l’échantillonnage que l’auteur appelle de ses vœux, utiliser pour penser la réalité régionale proche.
3L’auteur pourtant n’extrapole jamais. S’il a recours, en matière de climat, de prix ou de démographie à des éléments pris à l’extérieur, il ne le fait qu’avec une extrême prudence pour pallier des lacunes : Afin de s’autoriser à utiliser les mercuriales de localités voisines, il compare la démographie de Saint-Victor à celle des alentours. Il ne cherche pas à démontrer que son village est représentatif, il vérifie seulement qu’il n’est pas aberrant, de façon à pouvoir utiliser, quand c’est indispensable, des chiffres extérieurs. On possède pourtant sur ce village une documentation qui n’existe pas toujours ailleurs et qui est parfois parfaitement originale : l’enquête de 1749 portant sur la production agricole et les subsistances, la déclaration des revenus en 1750 à l’occasion de l’établissement du vingtième, les délibérations de la communauté et les comptes consulaires, un cadastre de 1638 qui a servi jusqu’à la Révolution mais que mettent à jour les brevettes annuelles de la taille, les comptes d’une famille de notables, les mémoires du curé Bertrand qui était en même temps le frère du maire, et les archives seigneuriales.
4Enfin comme partout, l’auteur a pu recourir aux minutes notariales.
5Les crises du milieu du XVIIIe siècle sont très marquées. Le nombre de feux varie moins que le chiffre de population, ce qui signifie que le mouvement a lieu à l’intérieur des feux. La dîme augmente plus que les prix, ce qui montre que la production a augmenté. Le produit agricole brut moyen du village est de 61742 livres d’où il faut défalquer 14386 livres de frais de production et 11126 livres de prélèvements. Comme la consommation alimentaire locale vaut, au minimum, en argent 24862 livres, il reste en moyenne par habitant 17 livres 10 sous pour toutes les autres dépenses. Cette somme n’est naturellement pas répartie également dans une communauté où on trouve 70% de micro-propriétaires, 5% de gros allivrés, 15% de petits et 10% de moyens. Alors que les modifications au sommet de l’échelle sont limitées, le nombre de très petits a beaucoup augmenté la fin du XVIIIe siècle.
6Cette évolution est le résultat de l’augmentation de la population, mais aussi des efforts faits par les pères de famille dont il est question dans le titre, qui fait écho à celui d’Alain Collomp, pour protéger l’intégrité de la fortune de leur maison. L’auteur part de la généalogie familiale rédigée en 1717 par le curé Pierre Bertrand. Son célibat a évité la division du patrimoine, il a toujours vécu chez son frère, il a tout fait pour amener le cadet de ses neveux à la prêtrise et il se vante même d’avoir, sur ses ressources personnelles, acheté des terres dont il a donné la jouissance à son aîné. Au XVIe et au XVIIe siècle, les ancêtres des Bertrand instituaient deux de leurs fils cohéritiers, ce qui a permis à la famille de se créer un réseau d’alliances. À la fin du XVIIe siècle, la tradition s’est infléchie : le cadet est prêtre, le benjamin réduit à sa légitime est devenu cardeur de laine dégringolant ainsi dans l’échelle sociale.
7L’auteur voulait savoir si la famille Bertrand était représentative mais il ne pouvait pas suivre de façon complète toutes les maisons du village. Il a donc organisé un sondage dont il avait déjà expérimenté le principe dans un autre travail et qui s’est révélé significatif, fécond et élégant. Il a d’abord dressé une table de tous les actes du notariat de 1661 à la Révolution, puis il en a tiré l’index des 263 patronymes représentés, index à partir duquel il a fait son sondage (T. 1, p. 159). « Les patronymes les mieux représentés… et surtout représentés de façon continue… aboutissaient par le seul jeu de la transmission inégalitaire des biens, à former un échantillon contenant toutes les couches de la société rurale… » Après des remaniements qui s’appuyaient sur sa familiarité avec l’ensemble du corpus et sur la généalogies de toutes les branches qui avaient été sélectionnées dans un premier temps, il est arrivé à une liste de 23 patronymes représentant 35% des clients des notaires, la moitié des 7519 actes et 129 branches familiales.
8Leur étude montre que comme chez les Bertrand, au XVIIe siècle et plus encore au XVIe siècle, on choisissait de faire deux cohéritiers alors qu’au XVIIIe siècle la règle est de n’en faire qu’un seul et de préférer, pour ce rôle, l’aîné des garçons. L’auteur cite à propos de ce résultat Bernard Dérouet, qui considère que le passage aux systèmes inégalitaires, pourrait être une des mutations les plus importantes dans l’histoire de la France. Les exclus de l’héritage qui n’épousent pas un héritier ou qui ne disparaissent pas dans l’émigration ou le célibat, fondent des lignées d’un rang inférieur à celui de leur maison d’origine. Les individus les plus misérables de la communauté sont des cadets de cadets.
9L’endettement lamine les petits patrimoines. L’auteur conscient que son échantillon contient tous les bourgeois du village mais une partie seulement des autres couches sociales, propose de ne pas utiliser les chiffres globaux mais de calculer l’endettement moyen par type de famille. À la fin du XVIIe siècle les emprunts contractés avaient augmenté pour toutes les couches sociales. Au XVIIIe siècle, les emprunts de chaque famille s’amenuisent mais la masse des prêts augmente avec le nombre des familles susceptibles d’emprunter. Comme il le faisait déjà dans la partie précédente, l’auteur conjugue l’apport de type sériel issu de son échantillon avec des exemples particuliers mettant en scène des individus pris dans leur contexte familial. Il utilise beaucoup les livres de compte de la famille Deleuze, qui permettent de suivre les frais de production, les récoltes et la main-d’oeuvre salariée.
10Un chapitre illustré de nombreuses photos de maisons, montre comment le village clos de murs a été au XVIIIe siècle, à l’exception du quartier de la nouvelle église, abandonné aux plus pauvres alors que la plupart des riches s’installaient à proximité de leurs terres dans les écarts. Certaines familles arrivent à s’enrichir par le négoce des bestiaux, la ferme des coupes de bois, la collecte des impôts et la ferme des dîmes. L’exemple le plus frappant est celui un certain Louis Domergue né dans un autre village : menuisier, collecteur d’impôt, fermier d’une ferme royale, greffier communal, étapier poursuivi pour malversation, chef de diocèse, manufacturier, capitoul de Toulouse, anobli, il chercha une terre a achetée et devint ainsi seigneur de Saint-Victor.
11L’auteur a dressé une table chronologique des délibérations de la communauté, comportant une analyse des sujets traités et le nom des intervenants. Les responsabilités de la communauté sont celles qu’on retrouve partout mais elles sont marquées par les spécificités locales : à Saint-Victor, les habitants ont depuis le XIIIe siècle la propriété utile du bois et des pâturages qui dominent le village et qui occupent ma moitié du finage. Ces biens sont à l’origine de procès avec les seigneurs successifs, de revenus, de problèmes avec les Eaux et Forêts et de tensions parmi les habitants au sujet des défrichements et de la présence des chêvres. Au XVIIIe siècle, la communauté a entrepris de se construire une nouvelle église. La bourgade est située sur un itinéraire très fréquenté par les troupes royales dont elle doit assurer le logement jusqu’à la construction de casernes. L’auteur est comme toujours si soucieux de rester dans le cadre qu’il s’est fixé qu’il rejette en annexe une mise au point remarquable sur l’institution communale en Languedoc.
12Tous les habitants pouvaient assister au conseil général mais 20% d’entre eux n’y étaient jamais venus dans la période de quatre ans prise comme référence et jamais plus de 43% des chefs de famille n’ont été présents à une séance. Comme il arrivait que des absents contestent les décisions prises, l’intendant et certains des principaux habitants demandaient depuis longtemps la création d’un conseil politique restreint. Il ne put pourtant jamais se stabiliser : même sans conseil, le pouvoir communal appartenait à un petit groupe d’habitants régulièrement présents, bien au courant des affaires de la communauté, instruit et regroupant les plus gros propriétaires, mais les petits et les moyens qui ne venaient pas souvent, tenaient à garder leur droit d’intervenir, droit dont les aurait privé l’existence d’un conseil politique institutionnalisé.
13Les carrières politiques suivent la transmission du pouvoir dans les familles : le fils apparaît quand le père meurt ou se retire. L’auteur aurait aimé pouvoir formaliser des constantes qui expliqueraient soit par la situation sociale, soit par la continuité familiale, l’appartenance de tel individu au clan de la communauté ou à celui du seigneur mais les lois qu’il dégage sont infirmées par des exceptions si bien que les pages qui suivent la rubrique « Familles et conflits » sont scandées de « certes », de « également », de « cependant », de « tout au plus » et de ruptures. C’est le seul moment du livre où la réalité semble déborder les grilles d’analyses. Le parti du seigneur est formé de quelques grandes familles et d’un certain nombre de familles clientes. Le parti de la communauté comprend, à côté de quelques grandes familles, un nombre assez important de familles moyennes pour que toutes n’apparaissent pas en permanence. Le parti du seigneur s’était décomposé pendant la seconde moitié du siècle pour des raisons qui tiennent plus à l’attitude de la famille seigneuriale qu’à une évolution politique dans la communauté. Le tableau des attitudes pendant la Révolution ne montre qu’une continuité limitée, difficile au demeurant à isoler de prises de positions radicalisées et de l’apparition de nouveaux acteurs. C’est plus la permanence du pouvoir aux mains des mêmes familles, après la parenthèse révolutionnaire, que la persistance des positions qui frappe.
14Ce que montre cette « étude prosopographique », c’est l’importance des traditions familiales dans la participation aux affaires communes.
15Il est exceptionnel que l’auteur emploie un mot comme « prosopographie » qui renvoie à un genre historique ou « pouvoir politique » qui renvoie peut-être à un livre. Élie Pélaquier est aussi rigoureux dans sa méthode que discret sur sa méthodologie. Il a raison : la façon dont il combine micro-histoire, prosopographie et histoire sérielle est exemplaire et parfaitement originale; elle se suffit à elle-même, elle n’a pas besoin de se rattacher à tel ou tel courant.
16L’exposé est à la fois très riche et très clair. Tout ce qui peut être expliqué l’est, aussi bien le décalage de 25 jours entre le ban des vendanges et celui de la glandée qui correspondent au temps nécessaire pour faire les vendanges, que la persistance jusqu’à la Révolution de dettes dont certaines avaient été contractées avant 1633. Les éléments utiles au raisonnement sont apportés et définis au moment précis où on en a besoin. Il n’y a pas de données qui ne soient pas utilisées. Le deuxième volume est composé pour moitié de figures et pour moitié d’annexes. Les figures consistent en cartes, plans et graphiques, les uns et les autres aussi pertinents et lisibles qu’il est possible. Il est dommage que les deux derniers n’aient pas de titres mais ils restent parfaitement intelligibles. On les consulte au fur et à mesure qu’on lit le texte et il est commode de les avoir dans un autre volume qu’on peut tenir ouvert à une page pendant qu’on poursuit sa lecture.
17L’introduction des annexes qui ont servi à dresser les graphiques est un exemple de
méthode. Le tableau des intermariages mériterait d’être avec les graphiques car il
résulte d’une synthèse. Les annexes qui présentent ou transcrivent les documents utilisés sont une source de plaisir immédiat. Les fiches sur des familles concrètes, la
construction de l’église ou l’institution communale déjà citée, complètent tels chapitres
du premier volume. Chaque élément de la bibliographie est accompagné d’un code
bien visible qui a permis d’adopter le classement alphabétique, le plus commode, tout
en offrant au lecteur l’équivalent d’un classement thématique. Elle a été extraite de la
base de donnée constituée par l’auteur lui-même et deux collaborateurs de son centre
de recherche. Ce n’est pas la première fois qu’on aperçoit dans le livre des références au
travail collectif mené dans ce centre. C’est le dernier compliment que je ferai à l’auteur :
être membre d’un centre qui fait du vrai travail collectif est une chance, mais c’est une
chance que les membres du centre, et l’auteur en particulier, se sont acquise.