Couverture de RHMC_495

Article de revue

Les savoirs scientifiques

Pages 52 à 80

Notes

  • [1]
    Robert MANDROU, Des humanistes aux hommes de sciences, Paris, Points Seuil, 1973; Jean DELUMEAU, La civilisation de la Renaissance, Paris, Arthaud, 1967 (rééd., 1984).
  • [2]
    Charles WEBSTER, From Paracelsus to Newton : Magic and the Making of Modern Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1982; R. C. OLBY (dir.), Companion to the History of Modern Science, Londres, Routledge, 1990.
  • [3]
    Thomas KUHN, La structure des révolutions scientifiques (Chicago, 1970), Paris, Flammarion, 1972; Alexandre KOYRÉ, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1957; Marie BOAS, The Scientific Renaissance, 1450-1630, Londres, Collins, 1962 (rééd. Fontana, 1970).
  • [4]
    Steven SHAPIN, La Révolution scientifique, (Chicago, 1994), Paris, Flammarion, 1998.
  • [5]
    Pierre DUHEM, Études sur Leonard de Vinci, [ 1913], rééd. Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 1984; Alistair C. CROMBIE, The History of Science from Augustine to Galileo, [ 1950], New York, Dover Press, 1995.
  • [6]
    P.L. ROSE, The Italian Renaissance of Mathematics, Genève, Droz, 1975.
  • [7]
    R. MANDROU, op. cit.
  • [8]
    M. BOAS, op. cit.
  • [9]
    William EAMON, Science and the secrets of Nature. Books of secrets in medieval and Early Modern Culture, Princeton U.P., 1994.
  • [10]
    Frances YATES, La philosophie occulte à l’époque élisabéthaine, Paris, Dervy Livres, 1987; Paolo ROSSI, La naissance de la science moderne en Europe, Paris, Seuil, 1999.
  • [11]
    John HENRY, « Magic and Science in the Sixteenth and Seventeenth Centuries » in OLBY R.C., op. cit., p. 583-596.
  • [12]
    Pierre BÉHAR, Les langues occultes de la Renaissance, Desjonquères, Paris, 1997.
  • [13]
    P. ROSSI, op. cit.
  • [14]
    Brian WICKERS, Occult and Scientific Mentalities in the Renaissance, Cambridge, Cambridge University Press, 1984; Ch. WEBSTER, op. cit.
  • [15]
    Margaret HEALY, Fictions of Disease in Early Modern England : Bodies, Plagues and Politics, Basingstoke, Palgrave, 2001.
  • [16]
    Ch. WEBSTER, op. cit.
  • [17]
    Allen G. DEBUS, Man and Nature in the Renaissance, Cambridge, Cambridge University Press, 1978.
  • [18]
    M. BOAS, op. cit.
  • [19]
    Ibidem.
  • [20]
    A. DEBUS, op. cit.; Laurent PINON, Les livres de zoologie à la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1995.
  • [21]
    A. DEBUS, op. cit.
  • [22]
    Jean-Charles SOURNIA, Histoire de la médecine, Paris, La Découverte, 1997.
  • [23]
    Paul Oskar KRISTELLER, Renaissance Thought. The Classic, Scholastic, and Humanistic Strains [ 1955], New York, Harper Torchbooks/The Academy Library, 1961.
  • [24]
    P. ROSSI, op. cit.
  • [25]
    Marie-Madeleine FONTAINE, Documents oubliés sur l’alchimie, Genève, Droz, 2001.
  • [26]
    Jim BENNET, « Les techniques du grand large », in Les Cahiers de Sciences & Vie, n° spécial 1000 ans de Sciences, vol. II, La Renaissance, N° 44, avril 1998, p. 20-35.
  • [27]
    A. KOYRÉ, Études galiléennes, Paris, Hermann, 1957.
  • [28]
    Isabelle PANTIN, « L’astronomie et les astronomes à la Renaissance », Nouvelle Revue du XVIe siècle, n° 20/1,2002, p. 65-78.
  • [29]
    M. BOAS, op. cit.
  • [30]
    Idée développée par St. SHAPIN.
  • [31]
    A. KOYRÉ, op. cit., 1957.
  • [32]
    A. KOYRÉ, Du monde clos…, op. cit.
  • [33]
    Amy DAHAN -DALMEDICO, Jeanne PEIFFER, Une histoire des mathématiques, Paris, Points-Seuil, 1986.
  • [34]
    A. DAHAN -DALMEDICO, J. PEIFFER, op. cit.
  • [35]
    P. DUHEM, op. cit.; FONTAINE, op. cit.
  • [36]
    A. KOYRÉ, op. cit., 1966; P. BRIOIST, « L’artillerie à la Renaissance », Nouvelle Revue du XVIesiècle, n° 20/1,2002, p. 79-95
  • [37]
    A. DEBUS, op. cit.
  • [38]
    Carlo VECCE, Leonard de Vinci, Paris, Flammarion, 2001.
  • [39]
    A. DEBUS, op. cit.

1À la Renaissance, ce que nous appelons la science n’existe pas. Plus exactement, les savoirs scientifiques ne sont pas constitués en un corps de doctrine homogène, et si les hommes des XVe et XVIe siècles qualifient certaines de leurs pratiques de « sciences » (science des nombres, science des astres, sciences des plantes, etc.), personne ne parle de « la » Science avec un grand S. Par ailleurs, il faut se garder de certains écueils produits par notre regard rétrospectif sur les configurations anciennes du savoir. Évoquer comme Robert Mandrou une évolution qui mènerait linéairement des « humanistes aux hommes de science », ou intituler comme Jean Delumeau un chapitre d’ouvrage : « De la sorcellerie à la Science », participe évidemment d’une téléologie que les spécialistes de la question ont aujourd’hui tendance à condamner [1]. Les rapports à l’occulte et à la magie, par exemple, on le sait maintenant, furent à la Renaissance inséparables des pratiques scientifiques [2]. Examiner les sciences des années 1470 aux années 1560 pose le problème du rôle que jouent ces décennies dans la « révolution scientifique » qui, selon certains auteurs, aurait donné naissance au XVIIe siècle au monde moderne [3]. On peut faire remarquer tout d’abord que la notion-même de « révolution scientifique » est très probablement une fiction, un artefact créé par des historiens ou des philosophes désirant accréditer la thèse d’une discontinuité fondamentale. Il est de fait très difficile de justifier qu’il ait existé, entre la Renaissance et l’âge classique, une cohérence complète entre les méthodes propres à ces pratiques culturelles très diverses qui cherchaient alors à comprendre et à contrôler le monde naturel [4]. De plus, la rupture copernicienne ou galiléenne perd beaucoup de son potentiel explicatif quand on est attentif aux racines médiévales de certaines pensées renaissantes [5]. Dans cette perspective, chercher à rendre compte de ce qui se passe du point de vue de l’élaboration des savoirs scientifiques entre 1470 et 1560 est d’un intérêt certain, notamment si l’on parvient à mettre en évidence un certain nombre de lignes de force. Le projet humaniste de restauration du savoir ancien constitue sans doute un premier fil conducteur et peut nous permettre de poser les bases épistémologiques sur lesquelles se fonde la pensée scientifique de la première Renaissance. Il faudrait chercher ensuite à dégager les conditions de la critique de l’héritage antique sur lesquelles les savants des XVe et XVIe siècles ont pu s’appuyer. Enfin, il serait sans doute utile de nous livrer à un petit inventaire des théories nouvelles qui émergent pendant la période.

UN SAVOIR TROUVANT SES SOURCES DANS L’ANTIQUITÉ

Science et humanisme

2Sur une fresque de l’église Ognissanti de Florence (figure 1), Sandro Botticelli représente, en 1480, derrière un saint Augustin figurant l’archétype du savant, le livre ouvert des Éléments d’Euclide. La géométrie antique vient en effet d’être redécouverte en Italie, grâce aux Grecs ayant émigré du défunt Empire Byzantin. Dynamisés par ces découvertes, les humanistes s’attelèrent à la tâche immense de rechercher l’ensemble des manuscrits perdus, de restaurer la science des Anciens et de la rendre accessible en latin. Giorgio Valla (?-1499), par exemple, qui n’était pas particulièrement mathématicien, collectionnait les manuscrits d’Archimède, Apolonius de Perge et Héron d’Alexandrie. Ces derniers furent ensuite édités par le théoricien de l’optique sicilien Francesco Maurolico ( 1494-1575).

3Le mouvement fut largement encouragé par les princes italiens qui constituèrent les premières bibliothèques scientifiques [6]. Pionnière en ce domaine, la bibliothèque de Cosme l’Ancien rassembla à San Marco quelque 42 manuscrits de savants antiques ou médiévaux. L’héritier de Cosme, Laurent le Magnifique, engagea ensuite 45 scribes pour copier encore deux cents manuscrits nouveaux, parmi lesquels, notamment, des textes d’Archimède et d’Héron. La bibliothèque assemblée par Federico da Montefeltre à Urbino, et enrichie par ses descendants, offre un second exemple de l’intérêt princier pour la restitutio (restauration) des sciences antiques. Richement reliée de cuir rouge, la collection des ouvrages du Duc, qui avait étudié les mathématiques avec les meilleurs maîtres, n’avait pas d’équivalent en Europe. On trouvait au palais d’Urbino des textes grecs comme la Géographie de Ptolémée ou les Éléments d’Euclide. Plus tardivement, à Venise, le sénateur Jacomo Contarini ( 1536-1595), Inspecteur de l’arsenal et responsable de la forteresse du Lido, amassa également des trésors manuscrits et une belle quantité d’instruments mathématiques. Sa bibliothèque abritait des textes anciens (Euclide, Héron Pappus, etc.) à côté de maquettes de machines (une grue pour fabriquer des ponts au-dessus des fleuves, divers engins de levage, etc.) et d’instruments de mesure (compas, horloges solaires etc.). Les princes encourageaient également la traduction et l’édition des textes dont ils s’étaient mis en quête. Ainsi, à Urbino, les Della Rovere créèrent de toute pièce une imprimerie qui, sous la direction du typographe Domenico Frisolino et du mathématicien Frederico Commandino ( 1509-1575), publia les Éléments d’Euclide et les Spiritali de Héron. L’intérêt pour les sciences appartenait donc à part entière à la culture humaniste. L’imprimerie, qui bien sûr n’était pas uniquement liée à la protection princière, poussa en avant la diffusion du savoir des anciens en assurant sa réplication sans erreur de copies et en créant pour lui un public assez large. Léonard de Vinci, par exemple, put découvrir lors de ses années de formation (il n’était alors qu’un modeste artiste) les Histoires Naturelles de Pline dans une version italienne.

FIGURE 1

Saint Augustin par Sandro Botticelli (fresque de l’Église Ognissanti, Florence).

FIGURE 1
FIGURE 1 Saint Augustin par Sandro Botticelli (fresque de l’Église Ognissanti, Florence). © Scala, istituto fotografico editoriale, Firenze

Saint Augustin par Sandro Botticelli (fresque de l’Église Ognissanti, Florence).

4Elles l’influencèrent durablement. Dans le domaine des sciences de l’observation (botanique, anatomie etc.) ou des techniques (architecture, arts militaires), la possibilité de répéter à l’identique des illustrations joua par ailleurs un rôle décisif dans la popularisation des intérêts scientifiques. En rendant ainsi accessible à un plus grand nombre un corpus classique de textes, les humanistes et les imprimeurs encouragèrent à n’en pas douter des recherches nouvelles mais comme leur but premier était de reconstituer un savoir jugé pratiquement comme parfait, ils eurent dans un premier temps surtout pour rôle d’affirmer avec plus de force qu’auparavant le paradigme antique et notamment, en physique, le paradigme aristotélicien [7].

La physique aristotélicienne et les ruses des mécaniciens héllénistiques

5Aristote, dans sa Physique, exposait une vision du monde qui convenait fort bien à la description des phénomènes physiques perceptibles par l’homme de la Renaissance. La théorie répondait magnifiquement à la question de savoir pourquoi les choses sont ce qu’elles sont. Elle proposait un modèle de description du monde qui nous entoure. Ce dernier était qualifié de sublunaire et décrit comme totalement différent du monde céleste parfait puisqu’il est, lui, limité, imparfait et sujet au changement. Le monde sublunaire est constitué, expliquait Aristote, des quatre éléments que sont la terre, l’eau, l’air et le feu.

6Chaque corps du monde sublunaire est donc un composé. Chaque élément dispose par ailleurs d’un lieu naturel c’est-à-dire d’un espace vers lequel il se déplace « lorsqu’il n’est pas empêché ». Les lieux se répartissent en cercles concentriques. Le mouvement, à partir de ces définitions, est considéré par Aristote comme la qualité des corps qui tendent à rejoindre leur lieu naturel.

7Ainsi, les « graves », c’est-à-dire les corps pesants composés surtout des éléments simples que sont la terre et l’eau, ont pour lieu naturel le centre de la terre et ont donc tendance à tomber tandis que les « subtils », c’est-à-dire les corps légers composés plutôt d’air ou de feu, ont pour lieu naturel le ciel et ont donc tendance à monter. La théorie rend compte d’évidences dont chacun peut témoigner : ainsi le feu, comme l’air s’élève toujours vers le haut et les étoiles sont dans le ciel parce qu’elles sont composées de feu. Aristote poursuivait en décrivant les mouvements comme rectilignes et finis : le mouvement naturel est fini puisque lorsqu’un objet rejoint son lieu naturel, il reste en repos et le mouvement violent (celui qui est provoqué, par exemple, par un tireur à la fronde) l’est également, puisque le milieu (l’air, le plus souvent) qui selon le philosophe entretient la poussée initiale, ne peut perpétuer indéfiniment celle-ci. Tout se passe donc comme si un mouvement violent devait nécessairement s’épuiser et finalement être relayé par le mouvement naturel, les corps tombant avec une vitesse exactement proportionnelle à leur poids. Appliquée à la balistique, la théorie d’Aristote envisage un mouvement rectiligne dans la direction donnée par la poussée (ou « vertu mouvante ») initiale et un mouvement vertical occasionné par la gravité, c’est-à-dire la tendance du corps à rejoindre son lieu : la trajectoire de la bille de fronde apparaît ainsi comme une ligne brisée.

8Aristote se rend bien compte en effet qu’il est difficile dans sa vision des choses qu’un mouvement soit mixte, ce qui serait la seule solution pour que la trajectoire soit courbe. En effet, il faudrait qu’un mouvement qui va s’épuisant se combine avec un mouvement qui va s’accélérant (la chute des corps). Il y avait là de quoi avoir de sérieux doutes sur la validité de la théorie et en fait, dès le VIe siècle puis encore au XIVe siècle, des savants comme les mathématiciens d’Oxford du Merton College ou le parisien Nicole Oresme avaient essayé de refonder sur des bases un peu différentes la doctrine de l’impetus (nom donné depuis Aristote à la force imprimée à un projectile). Les savants médiévaux s’efforçaient notamment de rejeter le rôle du milieu dans la poussée et de réfléchir à la vitesse et à l’accélération du mobile.

FIGURE 2

QUELQUES RÉSULTATS DE NICOLE ORESME À PROPOS DE LA THÉORIE DE L’IMPETUS

FIGURE 2
FIGURE 2 : QUELQUES RÉSULTATS DE NICOLE ORESME À PROPOS DE LA THÉORIE DE L’IMPETUS Vitesse 1 3 5 7 Temps NB: les chiffres donnent ici la surface des aires La vitesse instantanée du mobile est ici représentée en fonction du temps; chaque verticale donne par sa longueur une vitesse, l’aire de la surface balayée par les perpendiculaires dans un intervalle de temps donné est proportionnelle à la distance parcourue par le mobile. Pour un mouvement rectiligne uniformément accéléré, la loi d’accroissement des aires est celle de nombres carrés (1,4,9,16,25). La distance est proportionnelle au temps au carré.

QUELQUES RÉSULTATS DE NICOLE ORESME À PROPOS DE LA THÉORIE DE L’IMPETUS

9La vitesse et l’impetus, suggéraient-ils, devaient être traités comme des qualités des corps se mouvant [8]. La physique d’Aristote était par ailleurs inséparable d’une cosmologie. Au-dessus du monde sublunaire, en effet, le précepteur d’Alexandre considérait l’existence d’un monde céleste. Les astres s’y trouvaient fixés à des sphères immatérielles faites d’un cinquième élément ou « quinte essence ». Dans ce monde défini comme parfait et inaltérable, les mouvements étaient différents en nature des mouvements que l’on trouvait sur terre : au lieu d’être rectilignes et nécessairement limités dans le temps, ils étaient circulaires et infinis. Au IIe siècle, Ptolémée, dans l’Almageste, précisa la vision aristotélicienne. Les sphères, expli-quait-il, n’ont pas de réalité physique, elles permettent juste d’expliquer le mouvement des planètes et des astres et notamment du soleil autour de la terre. La doctrine de Ptolémée est le plus souvent réduite dans nos mémoires à son géocentrisme, mais il faut rappeler que le philosophe alexandrin eut par ailleurs le goût des mathématiques et de la mesure et que, par ses observations, il parvint à prédire grossièrement le mouvement des planètes, ce qui était fort utile à l’astrologie.

10D’autres savants d’époque hellénistique ont fortement influencé la façon de comprendre la physique à la Renaissance, ce sont les mécaniciens. Les plus connus d’entre eux se nomment Pappus, Héron d’Alexandrie et Archimède, ou encore sont surnommés Pseudo-Aristote et Pseudo-Euclide parce qu’on les a un temps pris pour leur figure éponyme. Leurs travaux s’inscrivaient dans le paradigme aristotélicien mais apportaient un complément utile à la doctrine du maître. Leur souci premier était de détourner le mouvement naturel pour les besoins humains. Leurs artifices mécaniques étaient destinés à agir sur les corps « outre-nature » ou encore « par l’extérieur ». Le plus fameux de ces artifices était le levier qu’Archimède théorise dans un texte intitulé De l’équilibre. L’idéal archimédien consistait fondamentalement à tout ramener à des problèmes de géométrie.

11On peut dire plus généralement que la mécanique rationnelle appliquait la mesure des proportions mathématiques à des états de statique. Elle cherchait à déterminer par les notions d’équilibre et de centre de gravité des moyens pour l’homme d’agir sur son entourage immédiat. Elle essayait également de réduire à une combinaison de machines simples (le plan incliné, la roue, le levier, la vis) la totalité des artifices possibles. Les Quaestiones mechanicae du Pseudo-Aristote, connues dès la fin du XVe siècle par une traduction en latin de Regiomontanus, offrent parmi tous les textes de cette école une approche originale, car elles cherchent à abandonner la statique pour fonder une science du mouvement (dynamique) et ainsi penser la totalité de la physique en termes de mécanique.

La tradition hermétique

12Un autre pseudo-Aristote (ou peut-être le même) est à l’origine d’un texte fort lu au Moyen Âge : le Secreta Secretorum (Secret des Secrets). Il incarne en quelque manière une autre tradition antique qui façonne totalement les sciences de la Renaissance : la tradition hermétique. La littérature de secrets connaît un grand succès médiéval, elle remonte à l’antiquité et repose sur l’idée que certaines doctrines, magico-astrologiques, technologiques parfois, sont restées occultes et doivent le demeurer encore en raison de leur potentiel destructeur ou de leur puissance maléfique [9]. C’est ainsi qu’Aristote, par exemple, aurait légué à ses disciples un héritage sur la médecine, la physiognomonie, la magie, l’astrologie ou l’alchimie. À la Renaissance, il se trouve que l’astrologie et l’alchimie, la numérologie et la magie naturelle (dont participent par exemple les recherches sur le magnétisme ou sur les miroirs incendiaires sur lesquels travaillent John Dee et Leonard Digges) sont plus en vogue que jamais. Les travaux médiévaux d’Al Kindi, Albert le Grand et Roger Bacon, par exemple, sont également tenus en haute estime. Cet engouement est sans doute lié au fait que le Corpus Hermeticus, élaboré au IIe siècle dans les milieux gnostiques, est traduit et commenté vers 1464 par les philosophes de l’Académie Platonicienne de Florence. Pour Marsile Ficin ( 1433-1499) et Pic de la Mirandole ( 1463-1494), les deux principaux artisans de ce travail, il fallait attribuer la paternité du Corpus Hermeticus à Hermès Trismégiste, un mythique contemporain de Moïse, ayant selon eux transmis aux Grecs la sagesse de la science égyptienne, et à Zoroastre. Pythagore, Platon et Aristote seraient dans cette vision les héritiers d’un savoir extrêmement ancien remontant à une période d’avant le désenchantement du monde, période où la magie était encore connue des hommes et profondément efficiente [10]. Le mariage florentin du néo-platonisme, de la cabale et de l’hermétisme, structura un système de croyances. Dans ce système magique, l’homme pouvait obtenir un pouvoir sur le monde en saisissant l’unité de la création et la hiérarchisation des créatures par Dieu en une « grande chaîne de l’être ». Pour le philosophe hermétique, en effet, la Nature est un tout dont les éléments sont reliés par des sympathies occultes [11]. Comprendre le monde consiste alors à conscientiser les rapports entre le monde d’en haut (céleste) et le monde d’en bas (sublunaire), le macrocosme (l’univers)

13et le microcosme (l’homme), un règne (animal, végétal, minéral) et un autre, une créature et une autre. Pour les néo-platoniciens, ces rapports ont pour origine le lien fondamental qui unit toutes les créatures et toutes les choses de l’univers :
l’amour. Faire apparaître les correspondances existant entre les sept planètes et les sept métaux ou entre les astres et les humeurs relève de l’art du magicien naturel.

14Ce dernier peut soit se fonder sur les « signatures » que Dieu dans sa grande bonté a laissées dans l’univers pour que l’on découvre son dessein (par exemple lorsqu’Il a donné le nom de tournesol ou de pierre de lune à des êtres afin de rappeler leurs correspondances avec les astres), soit invoquer des anges (ou des démons dans le cas de la magie noire) de manière à bénéficier de leur aide. Il faut alors, comme le faisait John Dee, utiliser des pentacles dessinés au sol et des talismans pour ouvrir par la prière et les formules secrètes la porte des réalités supérieures [12]. Le néo-platonisme pythagoricien et cabalistique eut également pour résultat de laisser entendre que les nombres et leurs proportions disaient quelque chose du projet divin. La perfection arithmétique et géométrique de certains phénomènes alimentait les rêveries d’une métaphysique de savants, d’ingénieurs et d’artisans. La Divina Proportione de Luca Pacioli ( 1445-1517), qui loue jusque dans la beauté des lettres dessinées par la main de l’homme, le pouvoir de Dieu, l’utilisation du nombre d’or par les architectes florentins, l’inscription des proportions de l’Homme dans un cercle parfait par Léonard de Vinci ( 1452-1521) ou encore la recherche de la botte ultime dans l’escrime du cercle par le maître d’armes Sévillan Jeronimo de Carranza ( 1535 ? -1595), démontrent le caractère répandu d’une intime conviction bien établie avant que Galilée ne l’exprime : « Dieu a écrit le monde en langage mathématique ». Certains historiens ont pu, bien entendu, considérer que l’attitude intellectuelle sous-tendant la vision magique des phénomènes a multiplié les obstacles épistémologiques empêchant la science de progresser [13]. L’utilisation d’un langage ambigu et métaphorique par l’alchimie, l’anthropomorphisme de la doctrine des correspondances qui fait, par exemple, chez Vinci, des plantes « les cheveux et les poils du monde », l’éthique du secret qui cloisonne les savoirs, constituent en effet autant de points très négatifs; cependant, à l’inverse on pourrait tout aussi bien argumenter sur les effets positifs de l’approche magique, néo-platonique et néo-pythagoricienne. Ainsi, les questionnements de Copernic doivent beaucoup aux courants ésotériques de son temps, notamment quand l’astronome polonais formule sa conviction de la structure mathématique de l’univers. On trouve d’ailleurs chez l’alchimiste Cornelius Agrippa ( 1486-1553) et chez le mathématicien John Dee ( 1527-1608) des idées assez similaires sur les mathématiques comme clé de la compréhension du monde.

15L’autre raison pour laquelle les historiens des sciences pensent aujourd’hui que la magie joua un rôle important dans la révolution scientifique, est le lien qu’ils ont observé entre cette dernière et l’approche expérimentale [14]. L’influence d’une chose sur une autre ne pouvait en effet être démontrée que par l’observation et une méthode opposant ce qu’on appelait des « actifs » et des « passifs », afin de mesurer des interactions. Les travaux de Cornelius Agrippa et du médecin alchimiste Paracelse ( 1493-1541) incitaient non seulement leurs imitateurs à une investigation empirique de la nature, mais encore à une approche quantitative et à la mise en œuvre de protocoles d’expérience.

La théorie des humeurs

16Dans le domaine de la médecine, l’héritage antique n’est pas moins important qu’en physique. La théorie des humeurs, paradigme essentiel de recherche et de la pratique médicale de la Renaissance, doit en effet tout à la médecine grecque et latine. Pour comprendre la nature du legs, il faut distinguer plusieurs moments d’élaboration de la doctrine [15]. Tout semble commencer vers 440 av. J.-C. avec le philosophe d’Agrigente Empédocle, pour qui la maladie provient d’une disharmonie entre les quatre éléments, ou racines, constitutifs du corps (terre, eau, air, feu). Cette disharmonie serait occasionnée, selon lui, par une tension entre des forces d’amour et de haine.

17Empédocle emprunte en outre à Pythagore la conviction que la restauration de l’équilibre peut être réalisée en recourant à la musique, dont chacun sait qu’elle reflète l’harmonie des sphères, et aux remèdes naturels. C’est sur cette ancienne base que se construit au IVe siècle le corpus hippocratique (du nom du médecin Hippocrate). Ce dernier se caractérise tout d’abord par un rejet des explications mythologiques données en général par les contemporains à leurs maux. Il décrit ensuite la maladie comme un déséquilibre entre les humeurs cardinales, causé de l’extérieur par l’influence néfaste sur le corps de certaines qualités (sécheresse, humidité, chaleur, froid) des quatre éléments d’Empédocle. En somme, des causes exogènes et endogènes se combinent ici et la clé explicative d’un symptôme est toujours un déséquilibre, à la fois intérieur et extérieur au corps malade. Un troisième moment de l’élaboration de la doctrine humorale peut être identifié vers le IIe siècle après J.-C. avec les travaux du médecin latin Galien. C’est bien ce dernier qui systématise la grille d’analyse des médecins, en liant non seulement chaque humeur à un élément, mais aussi à un organe particulier, à un tempérament et à une qualité. Le tableau ci-après résume ce système d’équivalences :

tableau im3
LA CORRESPONDANCE CHEZ GALIEN Humeur Sang Flegme Bile jaune Bile noire Élément air eau feu terre Qualité chaud et humide froid et humide chaud et sec froid et sec Organe cœur cerveau foie rate Tempérament sanguin flegmatique colérique mélancolique

Si la prédominance d’un élément détermine, selon ce schéma, des tempéraments, il faut également garder à l’esprit que pour les galénistes, la répartition des humeurs dans le corps variait selon les âges, selon les conditions de vie et selon les complexions. Ainsi, un homme jeune était perçu comme ayant tendance à être flegmatique, un homme mûr comme colérique et un vieillard comme mélancolique, de même qu’un soldat ou un noble était prédisposé à être colérique, tandis qu’un savant était plutôt par nature mélancolique. Des types humoraux se définissent alors clairement et l’humaniste anglais Linacre, commentant Galien, peut définir ainsi la complexion d’un homme mélancolique : il sera maigre, aura la peau sombre, la digestion lente, le pouls faible, des cheveux noirs, fera souvent des cauchemars, s’attachera à des opinions très arrêtées et sera peureux, irascible et peu enclin au rire. On reconnaît là, par exemple, le personnage de Carême dans le tableau de Bruegel. Cette caractérologie est si commune à la Renaissance que chacun y a recours, y compris les officiers recruteurs lors des revues de troupes, et ce en France comme en Espagne. La bonne santé est signe d’équilibre des humeurs et à l’inverse, lorsqu’une humeur s’impose trop radicalement aux autres (ce qu’on appelle en langage galéniste dyscrasia), se déclenche nécessairement la maladie. Si les humeurs peuvent mûrir et se concentrer, la « mauvaise humeur » ( materia peccans) peut également être évacuée par les excréments, l’urine, les vomissures ou le pus. Le rôle du médecin est en tout cas de restaurer l’équilibre perdu et il peut accélérer le processus d’évacuation. Il doit, pour cela, donner des purgatifs au patient ou lui administrer une saignée aux moments de l’année adéquats. Pour expliquer comment viennent les déséquilibres humoraux, les galénistes font appel à deux types de causes, endogènes et exogènes. Parmi les causes endogènes, ils invoquent le style de vie (boisson, alimentation, mœurs) et appellent de leurs vœux un régime sain. Parmi les causes exogènes, ils invoquent le climat mais aussi une théorie des miasmes, née d’un croisement entre des remarques évidentes sur les endroits malsains et la théorie des humeurs. La notion de « semences pesteuses » en découle, qui affirme que les épidémies sont liées à des éléments extérieurs au corps et présents dans l’air (d’où les masques à long bec des médecins en période de peste pour purger l’air vicié). Cependant, pour la masse des médecins qui suivent les préceptes de Galien, les « miasmes » n’altèrent la santé que si les patients ont préparé le terrain en n’ayant pas une vie saineet n’ont pas respecté les règles de l’hygiène (se laver, bien dormir, bien manger, chercher le bon air et se comporter sans désordre): la médecine, en mettant l’accent sur le souci de soi, en définissant une diète permettant de prévenir les troubles du corps et de l’esprit, débouche donc sur une morale. Elle est notamment exprimée par ces livres qui se multiplient au début du XVIe siècle, enjoignant aux hommes de vivre sainement et d’apprendre à connaître leur corps et leur fournissant éventuellement des remèdes pour recouvrer l’équilibre humoral perdu. Ces ouvrages (par exemple le Régime de Santé d’Arnaud de Villeneuve publié à Lyon en 1514, le Regimen Sanitatis Salerni de Thomas Poynell, qui date de 1528, ou le Castle of Helth de Sir Thomas Elyot, sous presse en 1530) figent une tradition transmise aux hommes de la Renaissance par la tradition monastique et – avec quelques amendements – par les médecins arabes et l’école de Salerne aux XIIe et XIIIe siècles. Le bel édifice hippocratico-galénique tremble cependant quelque peu sur ses bases au XVIe siècle, lorsqu’un mal inconnu jusque-là, venu du Nouveau Monde, s’abat sur l’Europe : la syphilis. Cette maladie qui prend une forme épidémique est d’abord traitée en termes hippocratiques et aéristes par le médecin Italien Girolamo Fracastor ( 1483-1553), qui donne un nom de berger mythologique au « mal français » dans son Syphilis, sive de morbo gallico ( 1530). Le médecin alémanique Theophrastus von Hohenheim dit Paracelse ( 1493-1541) n’est guère convaincu par son approche et décide d’adopter une démarche radicalement différente, en rejetant le galénisme à ses yeux inefficace. Il formule alors une théorie à la fois alchimique, néo-platonicienne et mystique, qui insiste sur le rôle des influences spirituelles et célestes sur les fonctions corporelles. La doctrine magique des signatures, associant chaque viscère à un astre et un minéral ou une plante à chaque viscère, lui permet dès lors de renouveler la pharmacopée en utilisant des remèdes tels que les sels d’antimoine, des métalloïdes, ou des pansements émollients à base de plantes.

18Dans son propre traité sur la syphilis, il préconise l’usage du mercure et les résultats qu’il obtient donnent du crédit à sa volonté de refondation complète de la médecine par la iatrochimie [16].

LES CONDITIONS DE CRITIQUES SUBVERSIVES

19Le cas de Paracelse est exemplaire des transformations mentales qui ont lieu au XVIe siècle et qui induisent toute une série de critiques subversives des théories antiques. L’approche de l’univers par l’observation et la construction d’expériences, en gagnant du terrain, dynamite progressivement les vieilles certitudes. L’événement le plus lourd de conséquences pour la formation de la culture scientifique moderne, c’est-à-dire la révolution copernicienne qui déplaçait le centre de l’univers de la terre vers le soleil, participe clairement de ce mouvement. Un second courant pesa également de tout son poids dans l’évolution à l’œuvre, il s’agit de la mathématisation du monde, qui engendra la mécanisation de la perception de la nature, c’est-à-dire le sentiment que la nature est à Dieu ce que la machine est à l’homme, et qu’il n’y a plus qu’à chercher à décrypter le fonctionnement de la machine naturelle pour percevoir le projet divin.

Lire le livre de la nature

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« Lorsque l’oiseau est de grande envergure et que sa queue est petite, s’il veut monter, il lèvera vigoureusement les ailes et virant, il recevra le vent sous elles; ce vent, formant un coin, le poussera en haut avec vélocité, comme c’est le cas pour le cortone, oiseau de proie que je vis en allant à Fiesole au-dessus de la place de la Barbiga en l’an 1505, le quatorzième jour de mars ».

21D’une promenade aux environs de Florence qu’il met à profit pour observer les oiseaux, Léonard de Vinci tire donc leçon pour théoriser le vol. Il n’est pas le seul, en ce premier XVIe siècle, à compléter des savoirs livresques insuffisants ou insatisfaisants par une approche valorisant l’œil du savant. Paracelse qui a probablement appris l’alchimie avec Johannes Trithemius ( 1462-1516), tout en travaillant dans les mines des Fugger à l’expertise des minerais, adoptait en effet une approche très similaire. La philosophie chimique qu’il élabora partait de l’expérience directe des matériaux et des processus qui les amènent à se transformer où à être là où ils sont. Il ne cessa de mesurer des poids, d’évaluer des durées de réactions alchimiques et de noter les changements d’aspects des minerais. La terre elle-même avec ses volcans, ses sources, ses concentrations de métaux, se comportait à ses yeux comme un laboratoire d’alchimiste géant [17]. Dans le domaine de la botanique, une évolution semblable eut également lieu. Au départ du renouveau de l’intérêt pour les plantes chez les humanistes, il y eut bien la redécouverte et la publication de Dioscorides, qui figeait la tradition aristotélicienne, et celle de l’Histoire Naturelle de Pline, mais au fur et à mesure que les amateurs battaient les campagnes à la recherche de plantes à collectionner dans leurs herbiers, le savoir antique vacilla de plus en plus sur ces bases : Léonard Fuchs ( 1501-1566), avec ses observations faites « d’après nature » dans le Nord de l’Europe, recensait par exemple dans son De Historia Stirpium ( 1542) des nouveaux végétaux non répertoriés par des Anciens et éventuellement utiles à la médecine. Les auteurs antiques étaient trop méditerranéens pour avoir vu les mêmes choses que lui, et tout un champ de recherche s’ouvrait. Pour des savants motivés souvent par l’utilitarisme, c’est le cas de Fuchs mais aussi de Rembert Dodoens ( 1517-1585), Pietro Mattioli ( 1501-1577), William Turner ( 1510-1568) ou Charles de l’Ecluse ( 1526-1609), l’élaboration de « nouveaux herbiers », le rassemblement de « simples » destinés à confectionner des remèdes, devenaient un enjeu de santé publique. La botanique pénétra progressivement dans les écoles de médecine, et à Padoue, par exemple, on ouvrit, dès 1533, une chaire pour enseigner cette discipline avant de fonder, en 1542, un jardin des simples que les savants aimaient à visiter [18]. Pour partager la connaissance ainsi engrangée, vivre au temps de l’imprimerie constituait indéniablement un avantage, mais encore fallait-il que les images produites soient justes. Fuchs exigeait donc, par exemple, que les graveurs aient vu la plante qu’ils reproduisaient de telle sorte que le livre constitue l’analogue d’un herbier de plantes séchées. La qualité du travail des graveurs et des miniaturistes (qui éventuellement mettaient en couleur les planches destinées aux clients les plus riches), offrait non seulement la possibilité de la diffusion d’un savoir classificatoire, mais également la possibilité d’une réflexion fondée sur l’image, celle-ci étant plus apte que le langage à transmettre des connaissances descriptives. Le lien noué entre l’art et la science s’avérait donc très important et l’on peut rappeler que l’observation des plantes chez Léonard de Vinci ne servait pas seulement dans des œuvres comme la Vierge aux Rochers ou le Portrait de Ginevra de Benci, mais aussi dans des dessins scientifiques destinés à percer le secret de la nature. Dans le domaine de l’étude des animaux, dont on sait que Léonard, passionné de chevaux et de chats, n’était pas moins féru, on dépassa également de bien loin le travail effectué par Pline l’Ancien dans ses Histoires Naturelles. Ce texte avait été redécouvert par Ermolao Barbaro ( 1454-1493) et avait, avec les travaux naturalistes d’Aristote, fortement inspiré les humanistes.

22L’Histoire des Animaux ( 1558) de Konrad Gesner, bien qu’elle suive un plan très classique imité d’Aristote, sortait du cadre épistémologique antique. En effet, la description des animaux y était accompagnée de réflexion sur les habitats, la physiologie, les maladies ou les modes d’alimentation et les modes de classification y étaient élaborés : à l’ordre alphabétique se combinait un ordre logique distinguant par exemple les poissons de mer et les poissons d’eau douce. Si parfois Gesner reprenait des Anciens les descriptions canoniques de monstres comme les poissonsévêques, il assortissait ses remarques de mises en garde contre l’existence de telles créatures et rejetait carrément l’existence des licornes, des tritons et des sirènes [19]. L’entreprise encyclopédique de Gesner était démesurée, même s’il faisait appel à des collègues comme William Turner pour rassembler des éléments qui ne lui étaient pas disponibles. La plupart des autres « zoologistes » de son temps optaient pour des objectifs plus limités en se contentant de décrire un par un chaque groupe du règne animal. Le médecin de Montpellier Guillaume Rondelet ( 1507-1566), par exemple, reprenant Aristote, fit l’inventaire des animaux marins méditerranéens dans son De Piscibus Marinis( 1554) mais, soucieux d’exactitude, se livra également à des dissections d’invertébrés comme les oursins.

23Pierre Belon ( 1517-1564), quant à lui, écrivit comme son confrère sur les poissons observés en Méditerranée mais aussi sur les oiseaux et les plantes. Son Histoire naturelle des Oyseaux ( 1555) magnifiquement illustrée présente des réflexions remarquables sur l’anatomie comparée du squelette de l’homme et de celui d’un volatile qui n’est pas sans rappeler les travaux similaires de Léonard de Vinci et Albrecht Dürer [20]. La découverte de l’Amérique par les Européens contribua à dynamiser les sciences de l’observation. Cataloguer la flore et la faune du nouveau continent, et en étudier les propriétés, répondait d’une part à un enjeu de survie pour les colonisateurs, et d’autre part l’enjeu économique d’importations de plantes nouvelles aux propriétés alimentaires ou curatives pouvait séduire les lecteurs de l’ancien monde. Fernandez de Oviedo, par exemple, relevait dès 1535 les qualités pharmaceutiques de la coca et Nicolas Bautista Monardes ( 1493-1588) décrivait dans ses Dos libros que trata de todas las cosas que traen de nuestras Indias Occidentales ( 1565) aussi bien le tabac que la patate douce, le cacao, le bois de Gaiac et le curieux petit animal cuirassé nommé armadille [21]. L’élargissement du monde engageait dès lors chacun à reconsidérer le travail des Anciens comme un début et non comme une fin en soi. Dans le domaine de l’anatomie, une même attitude prévalait. André Vésale ( 1514-1564), par exemple, était persuadé, en bon humaniste, qu’un savoir immense avait été perdu depuis les invasions barbares, mais la solution qu’il proposait pour remédier à cette perte était, là encore, l’observation. Son De Humanis Corpore Fabrica ( 1543) tente donc de concilier Hippocrate et Galien avec les savoirs médiévaux de l’école de Salerne et surtout avec les résultats des dissections que lui même opérait. Il n’hésitait cependant pas à critiquer Galien, dont il pensait que les manuscrits avaient été corrompus par les copistes. Comme chez Léonard, qui avait disséqué plus de 60 cadavres, il y a chez Vésale l’obsession de rendre compte de ce que l’œil voit. Le médecin suisse fait appel pour cela à des graveurs hors-pair, maîtres du dessin en perspective, parmi lesquels le célèbre Titien. Le rapport texte-image est cependant chez Vésale très ambigu car il accorde plus de confiance au texte qu’au dessin, ce qui produit parfois des incohérences entre ce qui est représenté et le texte de commentaire. Léonard de Vinci, soucieux quant à lui de démontrer des mécanismes du corps humain (digestion, circulation sanguine, fonction reproductrice etc.), faisait plus confiance à l’illustration, même si à la fin de sa vie, il perçoit les difficultés liées au dessin des contours et à la représentation de réalités mouvantes.

FIGURE 3

Frontispice du De Humanis corpore fabrica de Vésale, © CESR,Tours.

FIGURE 3
FIGURE 3 Frontispice du De Humanis corpore fabrica de Vésale, © CESR,Tours.

Frontispice du De Humanis corpore fabrica de Vésale, © CESR,Tours.

24L’observation anatomique fit, quoi qu’il en soit, d’énormes progrès pendant la Renaissance et entre les bois gravés inspirés de Galien de la fin du XVe siècle et les figures du De Humanis Corpore Fabrica, l’évolution a été spectaculaire.

25Elle a notamment permis, particulièrement grâce à l’école de Padoue et à celle de Montpellier (on peut citer les noms de Charles Estienne, de Bartolomeo Eustachio ou de Gabriele Fallopio), d’individualiser des structures anatomiques qui portent aujourd’hui le nom de leurs découvreurs [22]. Ces divers exemples, pris dans différentes configurations de discours et de pratiques scientifiques, tendent donc à prouver que contrairement à ce qui a été affirmé autrefois par certains spécialistes de la Renaissance [23], le grand livre de la Nature n’a pas du tout pu être ignoré par les humanistes.

Les débuts de l’approche expérimentale

26L’habitude acquise de mesurer, de collecter et de chercher des applications conduisit par ailleurs à multiplier les expérimentations. Le botaniste Pietro Mattioli ( 1501-1577), par exemple, dont le projet original était de produire un commentaire de Dioscorides, construisit des expériences de distillation de plantes pour inventer de nouveaux médicaments. Alchimie et botanique se tendaient ici la main. En chirurgie, Ambroise Paré ( 1509-1590) ne jurait que par l’expérience et l’observation, lui aussi, ce qui lui permit tout de même de soigner les plaies d’arquebuses, en rejetant leur cautère par le feu et en le remplaçant par des baumes nettoyants, ou encore de traiter les hernies sans castration, ou d’amputer en limitant les hémorragies par la ligature des vaisseaux sanguins (pour ces deux dernières trouvailles, les chercheurs ont tout de même quelques doutes sur l’originalité des découvertes de Paré, mais… soit !). L’approche expérimentale des « essayeurs » n’était cependant à l’origine pas très populaire.

27Elle souffrait en effet des préjugés induits par la conception aristotélicienne qui assimilait les arts mécaniques au travail servile et voyait dans la science une recherche désintéressée du vrai et non un ensemble de disciplines utilitaires [24]. La considération dans laquelle le quattrocento tint les artistes en Italie, du fait de la demande des princes et de la bourgeoisie en objets de luxe, transforma partiellement cette façon de voir. Le rôle militaire et civil des ingénieurs ajouta encore au prestige des mécaniciens. Des ponts se construisirent peu à peu entre les savoirs classiques et les savoirs techniques, Filippo Brunelleschi travaillant par exemple avec Paolo Toscanelli, et Léonard de Vinci avec Luca Pacioli.

28Certains praticiens, comme le dit Léonard ou Pietro del Monte apprirent même le latin pour progresser dans leurs disciplines. La recherche empirique faite d’essais devint alors acceptable. Le Condottiere Pietro del Monte, dans un ouvrage, le De Veritate ( 1509), où il se propose de réformer la philosophie d’Aristote et de ses contemporains, rien moins, est typique de cette double culture à la fois livresque et acquise au contact des pratiques et de l’observation des phénomènes. Ce lecteur de Ptolémée, Thomas d’Aquin, Avicenne et Pic de la Mirandole construit en effet des instruments de mesures pour percer le secret du mouvement et de la vitesse, conduit des expériences de calcination pour démontrer la vanité des ambitions transmutatoires des alchimistes [25]. Luis Vivès comme François Rabelais en appelaient à leurs contemporains pour qu’ils prennent exemple sur le travail des artisans et des paysans, aussi fins connaisseurs de la nature que les philosophes. Les artisans fournissaient d’ailleurs aux savants des outils et des savoir-faire pour effectuer la mesure des phénomènes physiques et une collaboration s’avérait de plus en plus nécessaire entre le monde de la science et celui du travail. Les progrès de l’instrumentation scientifique, dès le premier XVIe siècle, jouèrent de fait un rôle certain dans l’élaboration des nouveaux savoirs [26]. Les améliorations de la technologie des balances et des horloges permirent plus de précision dans les recherches alchimiques, cependant que celles concernant les quadrants et les autres instruments astronomiques donnaient à Regiomontanus, Copernic et leurs confrères de nouveaux moyens pour mesurer des parallaxes et élargir les cieux. En combinant observation et usage des mathématiques, les ingénieurs et les savants de la Renaissance découvrirent de nouvelles perspectives de recherche. Léonard de Vinci lançant son planeur des hauteurs de Fiesole, Tartaglia expérimentant avec le Duc d’Urbino et ses artilleurs la trajectoire et la vélocité d’un boulet de canon [27], John Dee calculant la courbe optimale d’un miroir incendiaire pour donner le plan à réaliser à un étaminier, constituent en quelque sorte les symboles d’une période qui commençait à préférer les praticiens aux pédants.

La révolution copernicienne et la critique d’Aristote et de Ptolémée.

29Plusieurs causes ont pu concourir à la remise en cause du dogme aristotélicoptolémaïque. Les premières seraient avant tout utilitaires. Par exemple, il devenait évident que le calendrier avait besoin d’une réforme. Les dates des fêtes mobiles et notamment de Pâques devant être fixées par rapport aux équinoxes, il était important de comprendre le mécanisme des précessions et la conception astronomique ptolémaïque semblait être d’un piètre secours en ce domaine. Pour la navigation océanique, une meilleure connaissance du ciel s’avérait tout aussi cruciale. On avait conçu certes des instruments pour mesurer la hauteur des étoiles, l’astrolabe, le quadrant nautique ou l’arbalestrille, et l’on savait utiliser les gardes de la Grande Ourse (c’est-à-dire les deux étoiles extérieures du Chariot) comme garde-temps, mais il était clair que les tables astronomiques recensant la hauteur des planètes en un lieu donné pour une heure donnée, les fameuses tables alphonsines élaborées au Moyen Âge, s’avéraient fausses [28]. Or, c’étaient ces tables qui, en permettant la comparaison de la hauteur d’un astre en un lieu donné avec la hauteur du même astre mesurée sur le bateau, permettaient de faire le point. D’autres motivations pour la réforme étaient plus théoriques. Avec l’engouement néo-platonicien et néo-pythagoricien, bien des savants cherchaient en effet à rendre l’univers plus conforme à des lois mathématiques et à gommer toutes les exceptions et excentricités – la précession des planètes, les comètes, etc.– qui rendaient peu convaincantes les théories des Anciens [29]. Tout commença sans doute par l’enregistrement de ce que la théorie ptolémaïque qualifiait d’« accidents ». On en avait conçu l’existence au Moyen Âge, mais on chercha à la Renaissance à être plus systématique. En 1433, Paolo dal Pozzo Toscanelli à Florence utilisa par exemple une méthode de mesure des coordonnées de comètes par alignement d’étoiles. L’astronome allemand Regiomontanus ( 1436-1476), en 1456 puis en 1472, cherchant à vérifier les Météores d’Aristote, opéra des observations similaires sur les comètes mais cette fois par la méthode ptolémaïque des parallaxes (qui utilise la différence de l’emplacement des corps célestes dans le ciel en fonction des points depuis lesquels on les mesure depuis la terre). Son autre but, alors qu’il travaillait à Nuremberg avec un imprimeur, était de rééditer l’Almageste et de corriger par l’observation ses erreurs de manière à rendre utile aux astrologues le texte ptolémaïque en lui adjoignant des tables dignes de foi. Pour lui, s’attaquer au problème de la précessions des équinoxes était inutile tant qu’on ne disposait pas d’un stock d’observations et d’instruments auxquels on pourrait se fier. Son Epitomé, publiée après sa mort en 1496, révélait toutes les incohérences de Ptolémée et d’Aristote : la comète de 1482, par exemple, lui semblait bien proche des planètes et n’appartenait donc pas aux plus hautes sphères célestes, comme l’affirmaient les Grecs; quant au mouvement de la Lune, sa description par Ptolémée paraissait incompatible avec le diamètre apparent de l’astre. Si la fixité des mouvements du ciel fut ainsi mise en doute, néanmoins, peu d’astronomes étaient prêts à rejeter l’héritage antique : George Peuerbach ( 1423-1469) comme Regiomontanus et même Erasmus Reinhold ( 1510-1559) et Copernic, cherchaient d’abord à restaurer Ptolémée. Nicolas de Cuse ( 1401-1464), qui refusait toute la tradition en bloc et décrivait une terre tournant sur elle-même en 24 heures ainsi qu’un univers indéterminé et n’ayant pas de centre, fait à cet égard figure d’exception.

30Qu’il l’ait voulu ou non au départ, cependant, Nicolas Copernic introduisit une rupture majeure dans les façons de concevoir le cosmos. Il était né en 1473 en Pologne d’un père boulanger. Protégé par un évêque, il poursuivit des études dans les universités de Cracovie, Bologne, Padoue et Ferrare. Diplômé en droit canon et en médecine, il revient comme chanoine dans sa ville de Frauenburg. Cet homme savant et déterminé, qui défendit la forteresse du chapitre d’Allenstein contre les chevaliers teutoniques en 1520, avait, dès 1513, construit en Pologne son propre observatoire pour établir avec ses propres instruments des tables astronomiques fidèles à la réalité. Il lui sembla bientôt qu’il fallait, pour que l’idée d’un mouvement absolu reflète la réalité, que le soleil soit placé au centre du système des planètes et que la Terre tourne autour de lui. Le comportement de la Lune lui suggérait par ailleurs de rejeter l’idée d’un centre unique autour duquel tous les astres tourneraient. L’absence de parallaxe mesurable pour les étoiles l’amena à formuler l’idée qu’elles devaient être très lointaines et que l’univers devait être très vaste (mais pas infini, Copernic gardant la théorie de l’existence d’étoiles fixes). Enfin, la compréhension d’une idée fondamentale, la relativité du mouvement des astres au mouvement de la terre et au point de vue de l’observateur, lui permettait d’expliquer un grand nombre de phénomènes. Le mouvement diurne de la terre créait par exemple les levers et les couchers de soleil. Son mouvement annuel créait le mouvement apparent annuel du soleil ainsi que le mouvement rétrograde observé des planètes. La complexité de cette argumentation, son impossible démonstration expérimentale et la contradiction qu’elle offrait avec le système aristotélicien, ne pouvaient que déclencher une levée de boucliers.

31Copernic en était si conscient qu’il ne publia d’abord pas ses idées par crainte du ridicule. Il voulut les réserver aux savants de son cercle. Son hypothèse révolutionnaire était trop opposée à l’expérience commune. Le paysan a bien l’impression que le soleil tourne autour de lui, comment accepter que ce soit le contraire qui se passe ? Les savants, eux-mêmes, pouvaient facilement trouver d’autres arguments anti-coperniciens : comment expliquer qu’une terre en mouvement n’est pas la proie de vents violents et de raz-de-marée permanents ou pire encore (argument de Ptolémée lui-même) ? Si le soleil est le centre de l’univers, pourquoi les corps ne tombent-ils pas vers lui, conformément à la doctrine d’Aristote qui veut que le lieu naturel des graves soit le centre de l’univers ? Si la terre tourne, pourquoi n’observe-t-on pas un décalage annuel des positions apparentes des étoiles ? Si les astres tournent autour du soleil, comment expliquer leur influence sur les hommes (base de l’astrologie)? Copernic était en mesure de contrer certains de ces arguments : par exemple faisait-il remarquer, si c’étaient les cieux qui étaient en rotation, la vitesse angulaire de ces étoiles lointaines et la force centrifuge seraient telles que la fameuse sphère où étaient accrochés les astres se disloquerait. Il était donc plus facile de faire l’hypothèse que c’est la terre qui bouge.

32Pour les autres, évidemment, il y avait quelques problèmes, c’est pourquoi le savant polonais garda pour lui et ses amis ses notions trop originales qui risquaient de le mettre en difficulté face à sa hiérarchie. Toutefois, quand le Pape Clément VII eut vent de ce qui se disait, il trouva l’idée amusante. De plus en 1539, un ami de Copernic à Wittemberg, Rheticus (Georg Joachim Lauchen)

33avait publié un résumé des thèses héliocentriques et reçu un excellent accueil.

34C’en était assez pour convaincre Copernic d’imprimer ses théories. Le De Revolutionibus parut en 1543 (l’année de la mort de son auteur) avec une préface timorée de l’éditeur disant que le texte était purement spéculatif et sans fondement. L’homme et la Terre auraient été détrônés du centre de l’univers si le texte avait été pris au sérieux, mais la théorie copernicienne ne fut pas du tout perçue comme un bouleversement par les contemporains. Comment aurait-il pu en être autrement, puisque Copernic lui-même ne renonçait pas à Ptolémée ? Le De Revolutionibus reprend d’ailleurs point par point le plan de l’Almageste. Pire encore, Copernic critiquait certes Aristote mais lui restait fidèle du point de vue de la physique, au risque de contradictions fort gênantescomme le fait de placer le soleil, incorruptible d’après Aristote, dans un lieu soumis à la corruption, le centre de l’univers. Les astronomes contemporains de Copernic et convaincus par ses calculs, comme Erasmus Reinhold ( 1511-1553), George Peurbach ( 1423-1469) et plus tard Pontus de Tyard ( 1531-1603) dans ses Éphémérides de 1562, ne résolurent pas plus que lui les problèmes en question et se déclarèrent fidèles à Ptolémée tout en construisant des tables astronomiques fondamentalement coperniciennes. Ce n’est qu’en Angleterre, pays ayant découvert tardivement l’astronomie antique et prompt à la rejeter, que les théories coperniciennes furent chaleureusement accueillies. Nous en avons la preuve dans un dialogue publié par le mathématicien Robert Recorde ( 1510-1558), dans un livre encyclopédique intitulé The Castle of Knowledge ( 1556). Recorde y fait dire à un élève que la thèse de Copernic est une « vaine chimère », mais le maître aussitôt rétorque :
« Vous êtes trop jeune pour être juge en la matière… Vous feriez mieux de ne pas condamner ce que vous ne comprenez pas vraiment ». Si l’on en croit son disciple Thomas Digges, auteur d’un almanach intitulé Prédictions Éternelles (1576), John Dee adopta lui aussi l’héliocentrisme : les cercles des mathématiciens les plus novateurs de l’Angleterre des Tudors étaient donc devenus coperniciens en une génération. Quoi qu’il en soit, il faut bien sûr relativiser l’impact de la révolution héliocentrique au XVIe siècle, ce que nos contemporains perçoivent comme une rupture majeure fut vécu avant 1560 comme une simple ride à la surface de l’eau.

Le double rôle des platoniciens et des mécaniciens dans la mathématisation du monde

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« C’est en suivant Platon et les pythagoriciens, les plus grands mathématiciens de cet âge divin, qu’il [Copernic] pensa que, pour déterminer la cause des phénomènes, un mouvement circulaire devait être attribué à la terre sphérique »,

36affirme Georg Rheticus dans sa Narratio Prima, ( 1539). Qu’il y ait eu un lien entre le néo-platonisme et la mathématisation du monde est en effet assez probable. La doctrine défendue par les philosophes de l’académie florentine et reprise par bien des humanistes suggérait en effet que l’harmonie divine se reflétait dans le monde. Les mathématiques, en traitant d’idées abstraites, soustraites au changement, parfaites donc, donnaient d’une certaine manière accès au monde des idées. Dans le monde sensible, les entités les plus conformes aux règles mathématiques, la lumière et la musique, ne formaient-elles pas dans leur perfection et leur immatérialité une image de la beauté de Dieu ? Pour étudier les essences, il fallait donc se plonger dans la recherche des lois géométriques et des lois des nombres. À la fin de notre période, John Dee, si l’on en croit sa « Préface Mathématique » aux Éléments d’Euclide ( 1570), pensait comme son collègue italien Commandino que des principes mathématiques gouvernaient l’ensemble des phénomènes naturels. Ce sentiment partagé par un certain nombre d’humanistes se trouvait encore renforcé par l’influence qu’eurent les mécaniciens sur les XVe et XVIe siècles. Les œuvres remarquables réalisées par les ingénieurs architectes, de la coupole de Brunelleschi à Santa Maria delle Fiore aux galéasses qui triomphèrent à Lépante en passant par les fabuleuses machines (« virtuelles » ou non de Léonard), donnèrent une grande crédibilité aux certitudes mathématiques qui étaient les leurs. D’autre part, dans un monde où l’on fabriquait de plus en plus d’horloges enfermées dans des boîtes qui frappaient l’imagination (horloge planétaire de Lorenzo Della Volpaïa réalisée vers 1500 ou horloge de la cathédrale de Strasbourg terminée en 1574), la métaphore d’un Dieu horloger pouvait trouver quelque écho [30]. En rupture totale avec Aristote, il devenait possible d’établir un parallèle entre les produits de l’art et ceux de la nature.

37Alors qu’au Moyen Âge, il eut été impie de penser que l’art pouvait faire autre chose que singer la nature, un renversement s’opéra à la Renaissance, qui conduisit à penser qu’il n’y avait pas de différence fondamentale entre l’art et la nature si ce n’est la cause efficiente des phénomènes (l’Homme dans un cas, Dieu dans l’autre). En refusant de distinguer le naturel et l’artificiel, on acceptait de penser avec Léonard et Vésale que le corps humain était « comme une machine ». Le cosmos (macrocosme et microcosme) était dès lors perçu comme une sorte de boîte noire animée par un mécanisme occulte. Le dessein de Dieu, c’est-à-dire le plan du mécanisme, pouvait par conséquent être décrypté pour peu que l’on arrive à mettre en évidence les lois, forcément mathématiques, de l’agencement du monde. Ce fut clairement la tâche que se donna par exemple Léonard de Vinci. De semblables convictions poussèrent non seulement de plus en plus d’hommes à déchiffrer le grand livre ou la grande machine du monde mais laissèrent encore la possibilité de construire des expériences ( experimenta) rendant compte des lois du monde physique.

38En effet, puisque le geste divin et le geste humain ne produisaient pas deux réalités différentes, toute expérience montée par la main de l’homme pouvait constituer le parfait analogue d’un phénomène naturel. Ce que l’on pouvait démontrer dans un cas par artifice ( experimentum ) avait autant de valeur que le savoir produit par l’observation de la répétition constante d’un même phénomène ( experientia). Le passage entre philosophie naturelle et philosophie expérimentale fut ainsi sans doute découvert dès le XVIe siècle chez des personnages comme Monte, Vinci, Tartaglia ou John Dee.

LES PILIERS DU SAVOIR ÉBRANLÉS : THÉORIES RÉVOLUTIONNAIRES ET PRATIQUES INNOVANTES

Du monde clos vers l’univers infini

39Pour n’avoir pas été reçues comme révolutionnaires, pour avoir même été refusées par la majorité, les nouvelles théories astronomiques de Cues, Copernic et Digges n’en sapaient pas moins virtuellement les bases du savoir traditionnel, d’une part en considérant la terre comme une planète parmi d’autres et en la destituant de sa place du centre du monde, d’autre part en élargissant la taille du cosmos et en questionnant même la notion d’étoiles placées sur une sphère des fixes. C’est ce dernier point qu’il convient à présent de discuter puisqu’il a déjà été question du premier plus haut. Il faut pour commencer prendre la mesure de l’importance de l’enseignement de Nicolas de Cues ( 1401-1474) qui fut le premier homme de la Renaissance à formuler dans son De Docta Ignorantia l’hypothèse d’une non-finitude du monde (seul Dieu est infini, le philosophe préfère donc parler d’indétermination) et de l’impossibilité d’un centre fixe pour l’univers. Pour lui, le monde ne peut avoir ni centre ni circonférence car il faudrait pour cela penser un extérieur au monde le contenant, ce à quoi il se refuse. La terre ne pouvant plus dès lors être un centre, non plus que tout autre astre, tout doit être considéré comme étant en mouvement et la perception de l’espace ne peut-être que relative.

FIGURE 4

Extrait de L’univers héliocentrique selon Thomas Digges.

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FIGURE 4 Extrait de L’univers héliocentrique selon Thomas Digges. Léonard Digges, Prognostication Everlastinge, 1576. ©CESR, Tours.

Extrait de L’univers héliocentrique selon Thomas Digges.

40Aristote n’est donc plus crédible aux yeux du docte cardinal [31]. C’est aussi le relativisme qui inspire Copernic dans son élaboration théorique. Une lecture superficielle du De Revolutionibus pourrait laisser croire que sa doctrine se limite à la substitution de la terre par le soleil au centre du système des astres (ce que l’on peut attribuer à une inspiration pythagoricienne refusant de laisser immobile un corps imparfait pour faire tourner autour de lui un corps parfait comme le soleil), mais il est également nécessaire de rappeler que Copernic avait aussi considéré dans son modèle la distance extrêmement lointaine des étoiles, suggérant par-là même d’élargir la sphère des fixes vers le haut. Certes, cette sphère restait finie, mais la décrire comme « immense » permettait à d’autres penseurs de faire tomber la barrière psychologique de la pensée de l’infini. C’est exactement ce que fit Thomas Digges ( 1546-1595)

41quand il élabora à la fin des années 1560, alors qu’il était encore le tout jeune élève de John Dee, sa théorie des orbes célestes publiée finalement en 1576 comme un appendice aux Prognostications Everlastinge de son père, le mathématicien Leonard Digges. Thomas fut le premier astronome à imaginer un monde ouvert, infini, où les étoiles ne sont plus accrochées à la sphère des fixes.

42Un argument risquait de lui être opposé, connu aujourd’hui sous le nom de « paradoxe de la nuit noire »: si les étoiles sont innombrables et s’étendent à l’infini, pourquoi le ciel nocturne n’est-il pas uniformément lumineux ? Le jeune astronome anglais ayant prévu cette attaque développait la réponse suivante : la trop grande distance des étoiles lointaines empêche leur lumière d’arriver jusqu’à nous (réponse peu satisfaisante aujourd’hui mais acceptable au XVIe siècle). Avec Digges et son ciel théologique confondu au ciel astronomique, on était bien passé du monde clos à l’univers infini [32]. De telles pensées étaient bien sûr minoritaires mais à long terme, elles produisirent des questionnements et, comme le suggère Alexandre Koyré, furent source d’un scepticisme salutaire.

Percées mathématiques et cartographiques

43En mathématiques, il n’y eut pas entre 1470 et 1560 de rupture paradigmatique comme en astronomie, cependant, il y eut des percées notables dans le domaine des savoirs algébriques, tandis que la géométrie apportait des solutions à toute une série de problèmes concrets allant de la représentation en perspective aux calculs de navigation en passant par la construction navale.

44L’algèbre, comme son nom l’indique, n’est pas d’origine européenne mais arabe. Au Moyen Âge, des savants comme Al-Kwarismi ou Ibn Al-Haytham avaient repris des problèmes d’arithmétique posés par les Alexandrins contenant des inconnues, et commencé à les résoudre grâce à une méthodologie originale permettant notamment de résoudre des équations du second degré [33]. Au XVe siècle, en Europe, l’arithmétique grecque redécouverte par les humanistes commença à connaître un grand succès en raison des besoins de techniques calculatoires que formulaient les marchands. Les liens de l’Occident avec l’Orient faisaient que l’on n’ignorait rien par ailleurs des découvertes arabes. Sur cette base se développèrent deux écoles algébriques dans deux grandes zones d’échanges : le Saint Empire et l’Italie. C’est d’abord du côté allemand que la science du calcul trouva à s’épanouir lorsque Regiomontanus ( 1436-1476), qui avait appris le grec à Vienne et travaillé comme astronome pour le Cardinal Bessarion, découvrit en 1464 l’Arithmétique de Diophante. La lecture de cet Alexandrin du IVe siècle lui apprit l’art « de chercher la chose inconnue ». À partir de cet événement fondateur, l’école allemande inventa ses propres notations pour formaliser les équations et les calculs, appelant Coss par exemple (de cosa : la chose) ce que nous symbolisons aujourd’hui par x. Certaines abréviations, comme le ?, utilisé pour les racines carrées furent élaborées au début du XVIe siècle par les mathématiciens germaniques.

45Parallèlement, en Italie, au milieu des nombreux livres d’abaques à succès que lisaient les apprentis marchands, telle l’Abaque de Pietro Borgi ( 1484), parut la Summa Arithmetica du Franciscain Luca Pacioli ( 1450-1510), dont les ambitions étaient plus hautes. Pacioli avait en effet décidé d’exposer les résultats des Arabes et notamment leurs méthodes de résolution d’équations du second degré. Son initiative incita d’autres mathématiciens à aller plus loin encore.

46Ainsi, Scipione del Ferro ( 1456-1526) trouva-t-il la solution de certaines équations cubiques mais, la gardant secrète et défiant ses concurrents en duels mathématiques dont il sortait toujours vainqueur, il poussa la communauté de ses collègues à l’émulation. Un jeune mathématicien de Brescia, Niccolo Fontana ( 1499-1557), qui souffrait d’un défaut d’élocution à la suite d’un coup d’épée française reçu en 1512 lors du sac de sa ville, raison pour laquelle on le surnommait « Tartaglia » (le bègue), releva le gant et perça le secret de son adversaire. Un médecin de Pavie également professeur à Milan, Girolamo Cardano ( 1501-1576), se fit révéler par Tartaglia sous le sceau de la confidence la solution tant convoitée. Il eut l’inélégance de la publier en 1545 dans son Ars Magna à côté de ses propres découvertes originales sur les types d’équations. Le Brescian, écumant de rage, ne s’en remit jamais vraiment, d’autant qu’un élève du « traître », Ludovic Ferrari ( 1522-1565), le défia à son tour en duel et le vainquit car il avait trouvé le moyen de réduire certaines équations du 4e degré. Raffaele Bombelli ( 1522-1572), un admirateur de Cardan également fin lecteur de Diophante, permit à l’algèbre de progresser encore en cessant dans son Algebra (publiée seulement en 1572) de collectionner des types d’équations pour théoriser et systématiser sa pratique. S’il put généraliser les découvertes de Del Ferro, c’est qu’il accepta les nombres imaginaires (racines de nombre négatifs), opérant ainsi un véritable bond épistémologique [34].

47L’engouement pour la géométrie à la Renaissance n’est pas moins que l’algèbre enraciné dans des pratiques concrètes et dans la redécouverte des Anciens. C’est sans doute d’abord en Italie que le mouvement prit de l’ampleur car les besoins de la peinture et de l’architecture firent que l’on chercha à y formuler des règles permettant de reproduire l’espace réel dans un plan.

48L’édition en 1482 des Éléments d’Euclide, traduits en latin par Campanus au XIIIe siècle, et la réception dans les villes italiennes grâce aux ambassadeurs et aux exilés grecs des livres perdus du grand géomètre de l’Antiquité, dotèrent les nouveaux praticiens des mathématiques d’outils conceptuels précieux pour penser la perspective. C’est cependant à une époque antérieure que Filippo Brunelleschi ( 1377-1446), qui avait eu sans doute accès à des manuscrits euclidiens, avait établi les règles de la perspective linéaire : la popularisation d’Euclide n’eut donc qu’un effet accélérateur. Les peintres Paolo Uccello ( 1397-1475) ou Piero della Francesca ( 1439-1478) démontrèrent en tout cas dans leurs œuvres leur réceptivité à ces idées nouvelles qui faisaient de peindre un acte scientifique. Le De Prospectiva pingendi de Piero constitue d’ailleurs l’un des premiers traités écrits à ce sujet, il ouvrait la route à de nombreux autres dont le populaire Trattato della Pittura d’Alberti ( 1511), la Perspective artificielle de Jean Pèlerin ( 1505) et l’Underweysung der Messung d’Albrecht Dürer ( 1525).

49La géométrie euclidienne démontra par ailleurs rapidement son utilité dans les domaines de la topographie et de l’architecture militaire et civile. Les premiers manuels de levées de planapparaissent dès les années 1480-1490 et ne cessent par la suite d’être réédités. D’abord italiens, on peut ici citer des auteurs comme Battista Della Valle ( 1480 ? -1535), Pietro Cataneo ( 1510-1569), Giovanni Battista Zanchi ( 1515-1570) ou Giacomo Lanteri, (?-1560), les manuels de fortification des places et des cités finissent par être aussi écrits par des auteurs d’une Europe plus septentrionale comme Albrecht Dürer ou Leonard Digges ( 1520-1571). Dans son Tectonicon ( 1555) et sa Pantometria ( 1571), ce dernier (qui était le père de l’astronome Thomas Digges) expose les bases géométriques du travail de topographe et décrit l’usage de plusieurs instruments de son invention, comme le faisaient d’ailleurs les Italiens, afin de rendre accessible Euclide aux praticiens les plus humbles. La géométrie était par ailleurs utile à la construction navale. Les premiers traités du genre, souvent restés à l’état de manuscrits, comme les pages de Trombetta da Modon sur la construction des galères de 1444, ou encore les textes vénitiens décrivant la méthode dite « des trois arcs » auxquels eut accès Mathew Baker vers 1560, font appel à des schémas complexes. Au moment où le Portugais Fernando Oliveira publia son Livro da Fabrica das Naus (1570), Euclide s’avérait plus en vogue que jamais. Pour faire naviguer les vaisseaux construits géométriquement, certains savants se penchèrent sur l’utilisation d’une autre géométrie, celle qui ouvrait sur la trigonométrie. Le Grec Hipparque, inventeur de la projection stéréographique, avait jeté au IIe siècle les bases de cette discipline et expliqué comment construire une table de valeur des cordes des angles avec un nombre entier de degrés. Au XVe siècle, la solution du Bénédictin Donis à la représentation à deux dimensions d’une surface sphérique qui consistait à transformer en courbe les lignes des parallèles, utilisait les idées d’Hipparque. Pour reconstituer l’aspect des cartes perdues de Ptolémée il fallait pour cet humaniste s’inspirer des mathématiques d’un de ses contemporains. Regiomontanus, en 1464, en s’intéressant aux triangles plans et sphériques, affina les calculs d’Hipparque en donnant des solutions précises au 60e de degré, préludant ainsi aux développements avec nombre indéterminé de chiffres. Réformateur du vocabulaire, il employait aussi pour la première fois le terme de sinus. Le calcul à la main de la valeur des angles lui servait à la fois aux calculs astronomiques nécessaires à la navigation et à la cartographie par le biais de projections de la sphère sur un plan. John Dee, cent ans plus tard, se servait encore de Regiomontanus pour fabriquer des cartes des hautes latitudes pour le compte de la compagnie de Moscovie.

50Francesco Maurolico ( 1494-1575) et un savant allemand du nom de Rheticus ( 1514-1574) cherchèrent à aller encore plus loin et à construire une géométrie qui s’occupât des propriétés des figures indépendamment de leur étendue, une « géométrie synthétique ». Réaliser en trois dimensions, pour répondre aux enjeux de la mécanique céleste et de la cartographie, une démonstration absolument vraie ne faisant pas appel au calcul, constituait donc au milieu du XVIe siècle le nouveau front de la géométrie. En attendant, les marins se servaient toujours comme au XVe siècle de routiers donnant avant tout les directions à prendre, les distances entre des points de repère et des dessins de l’aspect des côtes. À l’arbalestrille et au quadrant destinés à mesurer la hauteur des astres, ils faisaient par ailleurs moins confiance qu’à la boussole leur donnant les points cardinaux et qu’au loch destiné à mesurer leur vitesse. En somme, la cartographie servait surtout aux savants.

Les théories du mouvement : à la recherche d’un nouveau paradigme

51Un autre chantier sur lequel la science de la Renaissance ouvrit de nouvelles perspectives fut assurément celui de la théorie du mouvement. On se souvient avoir vu plus haut que la théorie aristotélicienne laissait persister certains problèmes en postulant l’impossibilité de la combinaison du mouvement naturel et du mouvement violent, et que les savants médiévaux avaient développé pour sortir de l’aporie, la doctrine de l’impetus (énergie motrice du corps en mouvement). À la fin du XVe siècle, cependant, Leonard de Vinci et Pietro Monte ( 1457-1509) apportèrent des ajustements aux doctrines médiévales et notamment à celles d’Oresme en expérimentant les contrariétés du milieu [35]. Il se peut que Monte et Vinci aient échangé des idées à ce propos; Monte, en tout cas, réalisait des machines pour tester certaines idées et Léonard, si l’on en croit ses notes, se passionnait pour les résistances du milieu à un corps en train de tomber. Léonard, contrairement à Oresme, ne pensait pas que c’était l’air qui donnait au corps son impetus mais qu’au contraire, l’air ralentissait l’objet. Il en voulait pour preuve le sifflement de la pierre lancée en l’air qu’il analysait comme un frottement. La densité de l’air, obsession du peintre Léonard qui empruntait aux Flamands la notion de perspective aérienne, devait donc à son avis faire l’objet d’une étude fine avant que de prétendre déterminer la variation de mouvement d’un corps lancé par une fronde ou un canon (cette étude ne fut réellement conduite que dans les années 1590 par l’Anglais Thomas Harriot). Au XVIe siècle, avec le développement de l’artillerie, les questions de balistique devinrent de plus en plus pressantes et tandis que les artilleurs multipliaient les expériences pour construire des tables de portées, les savants s’attelèrent à la tâche de produire une théorie de la trajectoire du boulet. Le premier d’entre eux fut le mathématicien Tartaglia qui travaillait alors pour le compte du Duc Francesco Maria Della Rovere.

FIGURE 4

Portrait de Tartaglia, frontispice des Quesiti(1554). © CESR,Tours.

FIGURE 4
FIGURE 4 Portrait de Tartaglia, frontispice des Quesiti(1554). © CESR,Tours.

Portrait de Tartaglia, frontispice des Quesiti(1554). © CESR,Tours.

52Sa Nuova Scientia ( 1537) tentait de réconcilier Aristote avec les observations des hommes de l’art qui ne voyaient pas une courbe brisée mais bien une courbe curviligne continue. Pour penser le mouvement accéléré, Tartaglia utilisait par ailleurs Archimède ce qui le menait à des impossibilités théoriques car on ne peut pas traiter de phénomènes dynamiques en terme de statique.

53Néanmoins, le mathématicien de Brescia découvrit dans un second ouvrage, les Quesiti ( 1554), la règle selon laquelle la hausse optimale d’un canon était de 45° et finit par accepter l’idée que le boulet observait bien une trajectoire courbe comme l’affirmaient les artilleurs et que la « gravité » infléchissait le tir hors de la ligne droite, quoiqu’en dise le paradoxe d’Aristote sur les vitesses (voir plus haut). Les outils mathématiques manquaient encore pour fonder une science de la dynamique [36].

Les hésitations des sciences de la nature

54Le sort de la théorie de l’impetus au XVIe siècle démontre que le rapport nouveau à l’expérimentation affectait les sciences physiques; en allait-il de même pour les sciences de la nature ? À tout le moins; il semble que les découvertes de la Renaissance en botanique, en médecine et en science des minéraux aient laissé les chercheurs dans un certain trouble par rapport à leurs certitudes. Des hésitations sont en effet partout discernables.

55La multiplication des herbiers et la découverte de végétaux jusque-là inconnus dans des territoires récemment explorés par les Européens, posa par exemple le problème de l’ordonnancement de plantes nouvelles dont on souhaitait désigner les propriétés pharmaceutiques ou alimentaires. Chez certains botanistes, comme Fuchs ( 1542) ou Turner ( 1548), on s’en tint prudemment à l’ordre alphabétique, chez d’autres comme Jérome Bock ( 1539), on s’efforçait, tout en gardant globalement l’ordre d’exposition aristotélicien, de rapprocher les plantes démontrant entre elles quelques ressemblances. Les critères de classification manquaient cependant encore de précision et il en allait de même dans le domaine des nomenclatures zoologiques [37]. En médecine, par ailleurs, l’observation finit par porter tort à la théorie physiologique de Galien jusque-là généralement acceptée. Pour ce médecin de l’antiquité, le sang était produit par le foie et transmis au corps par les veines afin de nourrir les tissus.

56Dans les ventricules du cœur, le sang était selon lui mélangé à l’air des poumons par des pores inter-ventriculaires et produisait ainsi les esprits vitaux distribués par les artères. Le cerveau transformait ensuite ces esprits en sensations ou en actions en les aiguillant dans les nerfs. En devenant courantes, les dissections aiguisaient l’œil des anatomistes qui se mirent à douter de ce qu’on leur apprenait sur les bancs de l’université. L’acceptation de l’idée que Galien ait pu commettre des erreurs avec sa théorie du raffinement du sang en esprit vitaux et en chaleur n’était cependant pas facile. Léonard de Vinci lui-même, alors qu’il ne les représentait qu’exceptionnellement dans ses dessins, prêtait foi à l’existence des pores invisibles entre le cœur droit et le cœur gauche… il se trouve pourtant que ces pores sont totalement imaginaires [38] ! Vésale, dans la première édition du De Humani Corpore Fabrica ( 1542), ne renonçait pas non plus à la doctrine galénique de la circulation sanguine. Ce ne fut qu’en 1555, lors d’une seconde édition de son travail, qu’il revint sur le problème de la circulation inter-ventriculaire, clé du système antique, et finit par désavouer Galien. D’autres critiques en cause étaient apparues entre-temps sous la plume du Français Michel Servet, dont l’ouvrage polémique intitulé Restitution de la Chrétienté comprenait des passages hostiles à l’idée galénique d’une « transpiration » du sang d’un ventricule dans l’autre. Les erreurs de Galien nécessitaient à l’évidence une remise en cause totale du système physiologique communément admis [39]. Aucune théorie n’était encore là pour le remplacer et Léonard de Vinci lui-même, pourtant extérieur au système universitaire traditionnel, avait renoncé à élaborer plus avant sa théorie mécanique du vivant.


Date de mise en ligne : 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/rhmc.495.0052

Notes

  • [1]
    Robert MANDROU, Des humanistes aux hommes de sciences, Paris, Points Seuil, 1973; Jean DELUMEAU, La civilisation de la Renaissance, Paris, Arthaud, 1967 (rééd., 1984).
  • [2]
    Charles WEBSTER, From Paracelsus to Newton : Magic and the Making of Modern Science, Cambridge, Cambridge University Press, 1982; R. C. OLBY (dir.), Companion to the History of Modern Science, Londres, Routledge, 1990.
  • [3]
    Thomas KUHN, La structure des révolutions scientifiques (Chicago, 1970), Paris, Flammarion, 1972; Alexandre KOYRÉ, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard, 1957; Marie BOAS, The Scientific Renaissance, 1450-1630, Londres, Collins, 1962 (rééd. Fontana, 1970).
  • [4]
    Steven SHAPIN, La Révolution scientifique, (Chicago, 1994), Paris, Flammarion, 1998.
  • [5]
    Pierre DUHEM, Études sur Leonard de Vinci, [ 1913], rééd. Paris, Éditions des Archives Contemporaines, 1984; Alistair C. CROMBIE, The History of Science from Augustine to Galileo, [ 1950], New York, Dover Press, 1995.
  • [6]
    P.L. ROSE, The Italian Renaissance of Mathematics, Genève, Droz, 1975.
  • [7]
    R. MANDROU, op. cit.
  • [8]
    M. BOAS, op. cit.
  • [9]
    William EAMON, Science and the secrets of Nature. Books of secrets in medieval and Early Modern Culture, Princeton U.P., 1994.
  • [10]
    Frances YATES, La philosophie occulte à l’époque élisabéthaine, Paris, Dervy Livres, 1987; Paolo ROSSI, La naissance de la science moderne en Europe, Paris, Seuil, 1999.
  • [11]
    John HENRY, « Magic and Science in the Sixteenth and Seventeenth Centuries » in OLBY R.C., op. cit., p. 583-596.
  • [12]
    Pierre BÉHAR, Les langues occultes de la Renaissance, Desjonquères, Paris, 1997.
  • [13]
    P. ROSSI, op. cit.
  • [14]
    Brian WICKERS, Occult and Scientific Mentalities in the Renaissance, Cambridge, Cambridge University Press, 1984; Ch. WEBSTER, op. cit.
  • [15]
    Margaret HEALY, Fictions of Disease in Early Modern England : Bodies, Plagues and Politics, Basingstoke, Palgrave, 2001.
  • [16]
    Ch. WEBSTER, op. cit.
  • [17]
    Allen G. DEBUS, Man and Nature in the Renaissance, Cambridge, Cambridge University Press, 1978.
  • [18]
    M. BOAS, op. cit.
  • [19]
    Ibidem.
  • [20]
    A. DEBUS, op. cit.; Laurent PINON, Les livres de zoologie à la Renaissance, Paris, Klincksieck, 1995.
  • [21]
    A. DEBUS, op. cit.
  • [22]
    Jean-Charles SOURNIA, Histoire de la médecine, Paris, La Découverte, 1997.
  • [23]
    Paul Oskar KRISTELLER, Renaissance Thought. The Classic, Scholastic, and Humanistic Strains [ 1955], New York, Harper Torchbooks/The Academy Library, 1961.
  • [24]
    P. ROSSI, op. cit.
  • [25]
    Marie-Madeleine FONTAINE, Documents oubliés sur l’alchimie, Genève, Droz, 2001.
  • [26]
    Jim BENNET, « Les techniques du grand large », in Les Cahiers de Sciences & Vie, n° spécial 1000 ans de Sciences, vol. II, La Renaissance, N° 44, avril 1998, p. 20-35.
  • [27]
    A. KOYRÉ, Études galiléennes, Paris, Hermann, 1957.
  • [28]
    Isabelle PANTIN, « L’astronomie et les astronomes à la Renaissance », Nouvelle Revue du XVIe siècle, n° 20/1,2002, p. 65-78.
  • [29]
    M. BOAS, op. cit.
  • [30]
    Idée développée par St. SHAPIN.
  • [31]
    A. KOYRÉ, op. cit., 1957.
  • [32]
    A. KOYRÉ, Du monde clos…, op. cit.
  • [33]
    Amy DAHAN -DALMEDICO, Jeanne PEIFFER, Une histoire des mathématiques, Paris, Points-Seuil, 1986.
  • [34]
    A. DAHAN -DALMEDICO, J. PEIFFER, op. cit.
  • [35]
    P. DUHEM, op. cit.; FONTAINE, op. cit.
  • [36]
    A. KOYRÉ, op. cit., 1966; P. BRIOIST, « L’artillerie à la Renaissance », Nouvelle Revue du XVIesiècle, n° 20/1,2002, p. 79-95
  • [37]
    A. DEBUS, op. cit.
  • [38]
    Carlo VECCE, Leonard de Vinci, Paris, Flammarion, 2001.
  • [39]
    A. DEBUS, op. cit.

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