Notes
-
[1]
Éric JANICOT, « Le mouvement de la peinture occidentale et ses répercussions sur l’art moderne chinois, de la chute des Qing à la République populaire ( 1911-1949)», thèse d’État, sous la direction de Fanette Roche-Pézard, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 3 tomes, 1992.
-
[2]
La peinture à l’huile et ses dérivés se partagent entre naturalisme et formalisme. Afin d’éviter toute confusion, nous considérons ces termes comme les deux pôles d’une expression artistique partagée entre l’illusionnisme et l’autonomie des formules stylistiques.
-
[3]
La peinture à l’huile est introduite à la Cour de Chine par les jésuites au XVIIe siècle. Cette curiosité, limitée à la décoration des appartements de l’Empereur, est classée dans la catégorie inférieure de l’esthétique lettrée : l’artisanat.
-
[4]
Les frères Gao Qifeng et Gao Jianfu sont les fondateurs avec Chen Shuren de « l’École du Sud des montagnes » ( Lingnam pai). Cette École cantonnaise prône une peinture à l’encre ouverte à l’art européen.
-
[5]
Ces informations sont tirées de l’article de CHEN Baoyi, « Quelques notes sur le mouvement de la peinture occidentale » in Revue mensuelle de l’art de Shanghai, n° 6 à 8 et 10 à 12, Shanghai, 1942. Ce texte est reproduit in CHEN Ruilin, Chen Baoyi, un artiste moderne, Beijing, Éditions des Beaux-Arts du peuple, 1988, p. 96-120.
-
[6]
La peinture à l’huile ( youhua), à laquelle est attachée la modernité occidentale, se dit aussi xihua : « peinture de l’Ouest », « d’Occident ».
-
[7]
Le nu est un genre considéré en Chine républicaine comme révolutionnaire. Agent d’une société harmonieuse, le nu académique incarne la santé physique, morale et sociale en contribuant à la définition de l’art moderne chinois : Éric JANICOT, 50 ans d’esthétique moderne chinoise – Tradition et occidentalisme (1911-1949), Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 31-34.
-
[8]
Le lecteur trouvera les textes originaux de Cai Yuanpei consacrés à la théorie esthétique dans les tomes III et IV de l’ouvrage de M. CAO Pingshu, Œuvres complètes de Cai Yuanpei, Beijing, Librairie chinoise, 1984. Ces textes majeurs sont traduits au tome III de notre thèse, op. cit. Voir É. JANICOT, 5 0 ans…, op. cit., traduction intégrale, p. 119-138 et p. 158-161. L’opposition de Cai Yuanpe à la doctrine confucéenne est affirmée en particuliers dans le texte d’une allocution prononcée le 8 avril 1917 et intitulée : « À propos du remplacement de la religion par l’éducation du sens artistique », in La nouvelle jeunesse, tome III, n° 6,1er août 1917. Voir É. JANICOT, 50 ans…, op. cit., traduction intégrale, p. 119-125.
-
[9]
CAI Yuanpei expose précisément son projet pédagogique et social dans « Mettre en pratique les méthodes de l’éducation du sens artistique », in Revue de pédagogie, tome XIV, n° 6, juin 1992, (voir note 8). Voir É. JANICOT, 50 ans…, op. cit., traduction intégrale, p. 132-138.
-
[10]
PANG Xunqin, « Manifeste de l’association tempête », in Magazine d’art décadaire, n° 5, Shanghai, octobre 1932. Voir É. janicot, 50 ans…, op. cit., traduction intégrale, p. 175.
-
[11]
Ces artistes sont : Li Dongping, Li Yong, Liang Xihong, Zeng Ming, Zhao Lu, Zhou Shou, etc.
-
[12]
Sur l’introduction de la peinture à l’huile au Japon : Isabelle CHARRIER, La peinture japonaise contemporaine, Besançon, La Manufacture, 1991.
-
[13]
Ces textes sont publiés à Shanghai dans la revue éditée à l’occasion de l’exposition : Xu BEIHONG (« Doutes », in Revue de l’exposition, n° 5,22 avril 1929; « Le doute irrésolu », in Revue de l’exposition, n° 9,4 mai 1929; « Le doute irrésolu – suite –» in Revue de l’exposition – supplément) ; et Xu ZHIMO (« Moi aussi je doute », in Revue de l’exposition, n° 5,22 avril 1929; « Moi aussi je doute – suite –», in Revue de l’exposition, n° 6,25 avril 1929) et Li YISHI (« Je ne doute pas », in Revue de l’exposition, n° 8,1er mai 1929).
-
[14]
Paul PELLIOT, « Meou-tsou ou les doutes levés », in T’oung Pao, n° XIX, 1920, p. 225-433.
-
[15]
Xu Zhimo, « Moi aussi je doute », op. cit.
-
[16]
Voir note 10.
-
[17]
Ce terme est employé, entre autres, par les critiques Feng Zikai, Yu Shaosong ou Zong Baihua.
-
[18]
L’esthéticien Zong Baihua déclare en particulier : « En utilisant la brillance de l’huile et des couleurs, la lumière et l’ombre; les creux et les reliefs de l’objet sculpté sont projetés sur le plan du tableau. Ce sont le clair et l’obscur, les éclats, la fluidité et la beauté des couleurs qui engendrent la vitalité du rythme spirituel. » Voir « Traité sur l’origine et le fondement des techniques picturales de Chine et d’Occident », in Revue d’art, n° 1,1936. Voir É. JANICOT, 50 ans…, op. cit., traduction intégrale, p. 250-266.
-
[19]
L’esthétique Mao ZEDONG est définie à Yan’an, en mai 1942, dans les Interventions aux causeries sur la littérature et sur l’art. Voir É. JANICOT, 5 0 ans…, op. cit., p. 54-58 et p. 83-95.
1La diffusion et la réception de la peinture à l’huile en Chine Républicaine, entre 1912 et 1949, participe à l’acculturation d’un art non-européen qui revendique l’occidentalisation d’esthétiques autochtones : les cultures lettrées et populaires [1]. Cette matière étrangère vient alors à être considérée comme le médium de prédilection de la modernité artistique chinoise : une modernité partagée entre formalisme et naturalisme [2], spiritualisme et matérialisme.
DIFFUSION D’UNE MATIÈRE
2Les premiers indices d’une manifestation significative de la peinture à l’huile en Chine, résident dans l’importation de produits manufacturés et d’ouvrages européens à Shanghai [3]. Les librairies Puluhua et Biefa, tenues par des occidentaux, commercialisaient, vers 1890, les couleurs Windsor and Newton pour la détrempe et la peinture à l’huile. À partir de 1928, les marques Reeves et Lefranc sont également importées. La production locale débute en 1926-1927, avec la Fabrique Mali qui réalise des couleurs à l’eau puis à l’huile.
3En 1930, la Maison d’artisanat Jincheng fabrique à son tour des couleurs à l’huile. Cette production chinoise reste de médiocre qualité. Le principal défaut des couleurs à l’huile réside dans un manque de brillance.
4Lors des premières années de la République, les médiums d’Occident
étaient également distribués par les librairies chinoises de la rue Henan. La
Librairie d’esthétique, dirigée par Gao Qifeng, proposait des couleurs pour
l’aquarelle et la gouache conditionnées en boîtes. Cette maison, où l’on trouvait également des fournitures pour la peinture à l’encre et la calligraphie,
constituait un important lieu de rencontre pour les amateurs des deux expressions picturales [4]. Vers 1911, à la veille de la révolution anti-dynastique, l’on
pouvait se procurer des ouvrages britanniques consacrés au paysage, tels :
Études sur le paysage (Alfred East), Recueil des paysages de Turner à Farnley Hall
(Étienne-François Haro) et Recueil de paysages (Walter Low) [5].
5Les premiers chinois séduits par la « peinture d’Occident » ( xihua) [6] manquaient cruellement de connaissances techniques et esthétiques. L’initiation à notre peinture passa par le truchement de la détrempe appliquée aux décors de théâtres ou de studios photographiques. Deux noms nous sont conservés, Zhang Yiyuang et Zhou Xiang. Le premier enseignait, vers 1907-1908, le dessin au fusain et l’aquarelle à l’École de l’Association de la Jeunesse. Il acquit un certain renom pour ses décors destinés au « théâtre nouveau » ( xin xiju); le théâtre occidental. Le second a créé, en 1911, un cours de gouache adapté aux décors photographiques. Son École de Peinture Chinoise et Occidentale ne comprenait pas plus d’une vingtaine d’élèves, elle a permis d’initier à ce médium, Liu Haisu et Wu Shiguang, les fondateurs du glorieux Institut des Beaux-Arts et de Peinture de Shanghai.
6Mis à part l’ébauche d’enseignement de ces artisans – qui surent profiter de l’introduction des nouveautés occidentales pour améliorer leur niveau de vie – le premier artiste à dispenser une véritable formation consacrée à nos Beaux-Arts est sans conteste Li Shutong. Formé au Japon à l’École des Beaux-Arts d’Ueno, il étudie – entre 1905 et 1910 – le dessin, l’aquarelle et la peinture à l’huile. De retour en Chine, il dispense son savoir – dès la proclamation de la République, le 1er janvier 1912 – à l’École Normale du Zhejiang de Hangzhou. Li Shutong est le premier pédagogue chinois à instituer le dessin au fusain d’après modèle en plâtre ainsi que la peinture en plein air.
7Au début de la Première Guerre mondiale, Liu Haisu et Wu Shiguang fondent l’Institut des Beaux-Arts et de Peinture de Shanghai. Cette école privée joue un rôle fondamental dans le développement de la peinture à l’huile en Chine. C’est la première à offrir un cursus européen à ses étudiants, fondé sur le dessin au fusain, l’aquarelle et la peinture à l’huile. L’institut proposait également un cours par correspondance qui consistait en l’envoi d’un modèle de dessin à reproduire pour être ensuite corrigé. La plupart des précurseurs de la peinture à l’huile chinoise en furent les enseignants, tels Chen Baoyi, Guan Liang, Li Yishi ou Ni Yide.
8À la même époque est constituée la première association consacrée à la peinture occidentale. Animée par Chen Baoyi, Wang Yachen, Wu Shiguang et Yu Jifan, l’Association de Peinture l’Orient développe des activités de causeries et de dessins exécutés d’après des reproductions en plâtre de sculptures européennes acquises au magasin Kikuchi de Tokyo, tels : le David de Michel-Ange ou le Voltaire d’Houdon.
9En 1917, Liu Haisu et Wu Shiguang ont organisé une exposition nationale de l’Institut des Beaux-Arts de Shanghai. Cette manifestation au titre ronflant reste dans l’histoire de l’art moderne chinois comme la première à représenter des nus [7].
10Nommé recteur de Beida en 1917, Cai Yuanpei fonde au sein de la prestigieuse université Pékinoise une Association de Recherche sur les Beaux-Arts qui intègre une école embryonnaire des Beaux-Arts. Ce laboratoire de recherche allie théorie et pratique dans l’optique d’une synthèse des arts chinois et occidentaux, en posant le problème de la pédagogie. Une pédagogie fondée sur les méthodes d’apprentissage de l’art académique considérées comme scientifiques et rationnelles.
11Principal théoricien de l’esthétique républicaine, Cai Yuanpei prête à l’art une fonction réformatrice. Influencé par le darwinisme social, son discours évolutionniste et scientiste présente l’art occidentalisé comme thème de substitution à l’ordre confucéen, symbole de « l’ancienne société » jugée décadente [8]. L’expression picturale, au même titre que la société, est appelée à se réformer par l’occidentalisation de l’enseignement et des techniques. La peinture à l’huile est alors considérée comme la matière de prédilection de la modernité artistique.
12Posée en terme de synthèse, une telle modernisation doit d’une part concrétiser l’union de l’art et de la science, d’autre part, assurer le salut individuel et social. L’utopie moderniste repose sur le « nouvel art » comme moteur et expression de la « nouvelle société ». Cette réorganisation culturelle ou acculturation planifiée repose ainsi sur la double croyance en la supériorité du modèle occidental dans les ordres technique, militaire, économique et en la subordination du social au culturel. Au nom du patriotisme et de la prospérité nationale, il s’agit de modifier durablement le système des valeurs par la fondation de nouvelles institutions formatrices des mentalités – en particulier dans les domaines de l’éducation et de l’enseignement – et la définition concomitante d’un « nouvel art », expression par excellence du génie d’une nation. Cette ampleur de vue est manifeste dans les écrits de Cai Yuanpei [9].
13En 1920, Feng Zikai et Wu Mengfei créent à Shanghai l’École Spéciale de l’Art consacrée à l’enseignement de la peinture à l’huile. Ses membres dirigeants fusionnent, en 1925, avec ceux de l’Association de Peinture l’Orient pour organiser l’Université des Beaux-Arts de Shanghai. Trois autres écoles qui dispensent un enseignement de peinture à l’huile, sont fondées en 1922 à Shanghai, Suzhou et Bejïng : le Département de l’art de l’université de Shanghai où Chen Baoyi introduit l’étude de l’anatomie artistique d’après modèle vivant l’École professionnelle des Beaux-Arts de Suzhou, et l’École Nationale Supérieure des Beaux-Arts à Beijing. Dirigée à partir de 1929 par Xu Beihong, elle regroupe un petit nombre d’étudiants.
14L’année 1922 marque également les premiers retours des étudiants chinois formés aux Beaux-Arts de Tokyo. Une exposition de groupe est organisée à Shanghai par l’Association des Beaux-Arts Chinois – amicale d’artistes créée, en 1916, au Japon – où nous trouvons parmi d’autres les œuvres de Chen Baoyi et Guan Liang. Le succès naissant de la peinture à l’huile est sanctionné par une entrée payante.
15L’Université des Beaux-Arts de Shanghai est fondée, en 1925, par la fusion de l’Association de Peinture l’Orient avec l’École Normale Spéciale des Beaux-Arts où nous retrouvons Chen Baoyi, Feng Zikai et Xu Xingzhi.
16En 1927, Cai Yuanpei nommé ministre de l’éducation fonde deux institutions publiques majeures, l’Institut du lac de l’Ouest à Hangzhou et le Département des arts de l’université centrale à Nanjing. Ces importants centres de formation sont dirigés respectivement par Lin Fengmian et Xu Beihong, qui représentent, peu ou prou, les options formalistes et naturalistes. Cai Yuanpei, en évitant de prendre un parti formel, a nommé ces deux figures de l’art moderne chinois, formées en France, afin de laisser toutes ses chances à la « nouvelle peinture ». Si les instituts accordent, dans leur cursus, une même place aux peintures à l’huile et à l’encre, ce sont les artistes praticiens et enseignants de la peinture dite occidentale – à laquelle est attachée l’idée de modernité – qui les dirigent. Ce point fondamental marque la volonté du ministre de l’Éducation de promouvoir et de favoriser l’occidentalisation de la peinture chinoise. On peut se faire une idée de cette conjoncture en imaginant Matisse ou Picasso nommés à la tête de l’École Nationale des Beaux-Arts de Paris.
17En 1931, l’Association Tempête regroupe à Shanghai des artistes formés en France qui se veulent être à l’avant-garde de la peinture à l’huile chinoise.
18L’association publie un manifeste, le 1er octobre 1932, qui prône l’expressionnisme [10]. Elle édite la Revue trimestrielle de l’art et organise une exposition en 1933. Les œuvres présentées sont en majorité d’inspiration fauve. Pang Xunqin est le principal animateur du groupe rejoint par Ni Yide et Wang Jiyuan.
19Les premières œuvres d’inspiration surréaliste sont, quant à elles, présentées à Shanghai par l’Association Chinoise des Beaux-Arts Indépendants qui regroupe, en 1935, des artistes formés au Japon [11]. Le Manifeste du mouvement surréaliste est traduit en chinois dans la revue de l’association, intitulée le Vent de l’art.
20En juillet 1937, l’offensive des troupes japonaises conduit l’art moderne chinois sur la voie périlleuse de l’art de propagande. La théorie marxiste de l’art-reflet se superpose à la critique évolutionniste et transparaît dans des discours qui affirment le rôle pédagogique de l’art au détriment de son rôle spirituel. L’éducation artistique et politique est ainsi dévolue à une peinture d’inspiration naturaliste. L’option formaliste jusqu’alors majoritaire est supplantée par le naturalisme, mieux à même de répondre aux réquisits d’un art convié à l’effort de guerre.
RÉCEPTION D’UNE MATIÈRE STYLISTIQUE
21L’aventure de la peinture à l’huile chinoise est baptisée « mouvement de la peinture occidentale » ( xihua yundong). Ce mouvement, qui prend dans son ensemble le rôle d’une avant-garde, se confond avec la découverte en différé –au Japon et en Europe – des prétendues nouveautés de l’Ouest. Participant au phénomène d’acculturation, la peinture occidentale est reçue globalement.
22Seule importe l’acquisition des signes de la modernité considérée occidentale.
23Au cours du temps et des problèmes soulevés, l’acculturation se fait plus sélective. La nouveauté ne constitue qu’un critère d’adhésion parmi d’autres.
24L’opposition entre naturalisme et formalisme, les deux faces d’un même mouvement, relève plus des ambitions personnelles et des circonstances historiques que de la pratique artistique à proprement parler. Les deux options plastiques sont psychologiquement adoptées en tant qu’expressions de la modernité.
25L’académisme est retenu comme manifestation supérieure de la technique, présumée science occidentale, par la précision du dessin, l’éclat des couleurs, des effets lumineux recherchés, une vision en profondeur, le rendu en trompe-l’œil des volumes et une composition théâtrale complexe au service d’une imagerie naturaliste. Expression d’un brillant savoir-faire, le naturalisme est propre à exprimer les sentiments patriotiques et contribue à la définition d’un art social.
26À l’opposé de l’académisme, le formalisme sous son avatar « fauviste » se rapproche de l’esthétique traditionnelle, en accordant une place de choix au « trait de pinceau » ( yibi hua) et en s’éloignant de la « ressemblance formelle » ( xingsi) – tare rédhibitoire attachée au métier de l’artisan par l’esthétique lettrée. La simplification et la schématisation des éléments constitutifs de l’œuvre, la libre transposition du réel par l’autonomie de la touche et la promotion de la couleur en soi correspondent, en outre, aux mutations contemporaines de la peinture à l’encre.
27À l’occasion de l’Exposition nationale des Beaux-Arts de Shanghai, en 1929, s’ouvre une polémique consacrée à la réception du formalisme européen transmis par le Japon [12]. Le mot « doute » ( huo) est repris par les divers protagonistes dans leurs interventions [13]. Ce terme revêt en Chine une résonnance particulière. Il est intervenu au moment de l’introduction d’une doctrine étrangère : le bouddhisme. Les lettrés confucéens exprimèrent par écrit leurs « doutes » ou leurs accords qui furent réunis, à l’instigation de l’Empereur Ming des premiers Song, en un Recueil de dissertations sur la foi ( falun) aujourd’hui perdu [14]. En reprenant ce terme, les peintres Xu Beihong et Li Yishi ou le poète Xu Zhimo expriment l’importance cruciale qu’ils attachent à l’adoption ou au rejet du formalisme.
28Au-delà des arguments d’ordre plastique qui demeurent secondaires, les auteurs se conforment à un point de vue moral voire social. Xu Beihong, dans son texte introductif, fonde son opposition sur le dénigrement de Manet, Cézanne et Matisse – artistes considérés comme des « hommes de peu » ( xiaoren) terme auquel est attaché, entre autres tares morales, l’intéressement – et sur des productions ravalées au niveau d’un poison étranger – l’opium – ou à celui d’un phénomène de mode.
29Son ami le poète et critique Xu Zhimo lui répond dans deux longs textes où il affirme, au contraire, la grandeur morale et le désintéressement de Cézanne, tout en comparant l’attitude outrée de Xu Beihong à celle de Ruskin dénigrant l’œuvre de Whistler. Plus intéressant, il reprend à son compte l’argument de la mode. Dans un premier temps, il abonde dans le sens de son ami en affirmant, à juste titre, que les nouveautés européennes proviennent du Japon – la plupart des artistes chinois parlent de ce qu’ils ne connaissent pas. Pour Xu Zhimo, cela ne prête pas à conséquence, la présumée rapidité d’exécution des œuvres formalistes – argument de Xu Beihong – ne constitue pas un motif de rejet, seule importe l’expression du nouveau auquel aspirent les modernes pour la société chinoise. En effet, les jeunes peintres : «(...) souhaitent susciter un grand mouvement révolutionnaire comme la lune influe sur la marée. Une insurrection dans le monde de l’art leur apporte un véritable plaisir comparable à celui du jeu politique » [15].
30Li Yishi renvoie dos à dos les deux Xu en affirmant que les points de vue subjectifs de l’artiste et objectifs du critique sont tout aussi respectables qu’antinomiques. Il déplace le débat en faisant appel au sens, confucéen, des responsabilités. Son rejet du formalisme se fonde sur les conditions politiques, intellectuelles et culturelles de la Chine contemporaine qui lui semble impropre à recevoir les dernières nouveautés occidentales symbolisées par les figures de Cézanne et de Matisse qu’il avoue ne pas comprendre. Il juge plus raisonnable d’attendre l’assimilation de la tradition artistique européenne avant d’introduire les nouveautés stylistiques contemporaines.
31Cette polémique courtoise, révélatrice de la pérennité du jugement artistique chinois fondé sur les vertus spirituelles de l’artiste et la dimension politique prêtée aux choix plastiques, ne remet pas en cause les phénomènes de mode auquel participe le naturalisme de Xu Beihong.
32Sous son avatar « fauviste », le formalisme représente au contraire, pour Liu Haisu et ses confrères, le moyen privilégié de rejoindre le mythique « courant mondial de l’art » en conservant le rôle majeur dévolu au « trait de pinceau » par l’esthétique lettrée et en participant à la définition d’un art moderne considéré comme universel.
33Cette surenchère moderniste atteint son paroxysme, au début des années 1930, avec l’Association Tempête composée d’artistes – formés pour la plupart en France – qui s’efforcent de promouvoir les dernières nouveautés techniques européennes. Son manifeste tonitruant, rédigé par Pang Xunqin, se contente en fait de reprendre le sempiternel constat de décadence culturelle afin d’assurer la promotion du formalisme, considéré et présenté comme expression du monde contemporain [16].
34Le critère spiritualiste de la tradition lettrée est intégré au propos moderniste, suivant Liu Haisu et d’autres auteurs, par l’invention et l’usage d’un nouveau terme : celui de « ligne » ( xian) [17]. Cette notion établit un passage entre l’esthétique lettrée et l’art moderne d’Occident. Les artistes et critiques chinois qui pratiquent ou apprécient les deux techniques utilisent ce terme propre à qualifier l’autonomie de la touche en dehors du vocabulaire traditionnel servant à répertorier « rides » ( cun) et « points » ( dian). Terme de substitution, le mot « ligne » désigne indifféremment les multiples traces et touches laissées par le pinceau qui réalisent la transcription inspirée de la nature : sa transfiguration. Le fauvisme a le mérite pour un artiste chinois de s’éloigner de la « ressemblance formelle », considérée comme une faiblesse de la peinture occidentale, et de se rapprocher de la sensibilité esthétique traditionnelle en accordant une place de choix au « trait de pinceau »; le véhicule du « rythme spirituel » ( qiyun).
35Ces points restent les éléments majeurs sur lesquels se fonde la critique lettrée. En ce sens, le fauvisme chinois qui se donne volontiers des airs d’avantgarde constitue au sein du « mouvement de la peinture occidentale » la tendance la plus proche, aux points de vue technique et esthétique, de la tradition.
36Si l’on tenait à déterminer un illusoire élément de rupture, il se situerait du côté de l’académisme. Précisons que le « rythme spirituel » est accordé, au début des années 1930, à la peinture à l’huile et ce, en dehors du « trait de pinceau » [18].
37Le choc de l’invasion japonaise marque l’arrêt brutal des expérimentations techniques et stylistiques. La définition d’un bon sujet est à l’ordre du jour. La peinture à l’huile répond, tout comme la gravure sur bois et la peinture à l’encre, aux thèmes imposés que sont la dénonciation de l’ennemi et l’affirmation nationaliste par le truchement de l’iconographie des réfugiés et des allégories patriotiques. Une place mineure est alors laissée au formalisme sous l’aspect d’une peinture proche de notre orientalisme. L’artiste se trouve réduit au rôle du patriote chargé de glorifier la résistance nationale, voire à celui du militant sommé d’annoncer l’avènement de la « nouvelle société » [19].
Notes
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[1]
Éric JANICOT, « Le mouvement de la peinture occidentale et ses répercussions sur l’art moderne chinois, de la chute des Qing à la République populaire ( 1911-1949)», thèse d’État, sous la direction de Fanette Roche-Pézard, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, 3 tomes, 1992.
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[2]
La peinture à l’huile et ses dérivés se partagent entre naturalisme et formalisme. Afin d’éviter toute confusion, nous considérons ces termes comme les deux pôles d’une expression artistique partagée entre l’illusionnisme et l’autonomie des formules stylistiques.
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[3]
La peinture à l’huile est introduite à la Cour de Chine par les jésuites au XVIIe siècle. Cette curiosité, limitée à la décoration des appartements de l’Empereur, est classée dans la catégorie inférieure de l’esthétique lettrée : l’artisanat.
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[4]
Les frères Gao Qifeng et Gao Jianfu sont les fondateurs avec Chen Shuren de « l’École du Sud des montagnes » ( Lingnam pai). Cette École cantonnaise prône une peinture à l’encre ouverte à l’art européen.
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[5]
Ces informations sont tirées de l’article de CHEN Baoyi, « Quelques notes sur le mouvement de la peinture occidentale » in Revue mensuelle de l’art de Shanghai, n° 6 à 8 et 10 à 12, Shanghai, 1942. Ce texte est reproduit in CHEN Ruilin, Chen Baoyi, un artiste moderne, Beijing, Éditions des Beaux-Arts du peuple, 1988, p. 96-120.
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[6]
La peinture à l’huile ( youhua), à laquelle est attachée la modernité occidentale, se dit aussi xihua : « peinture de l’Ouest », « d’Occident ».
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[7]
Le nu est un genre considéré en Chine républicaine comme révolutionnaire. Agent d’une société harmonieuse, le nu académique incarne la santé physique, morale et sociale en contribuant à la définition de l’art moderne chinois : Éric JANICOT, 50 ans d’esthétique moderne chinoise – Tradition et occidentalisme (1911-1949), Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 31-34.
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[8]
Le lecteur trouvera les textes originaux de Cai Yuanpei consacrés à la théorie esthétique dans les tomes III et IV de l’ouvrage de M. CAO Pingshu, Œuvres complètes de Cai Yuanpei, Beijing, Librairie chinoise, 1984. Ces textes majeurs sont traduits au tome III de notre thèse, op. cit. Voir É. JANICOT, 5 0 ans…, op. cit., traduction intégrale, p. 119-138 et p. 158-161. L’opposition de Cai Yuanpe à la doctrine confucéenne est affirmée en particuliers dans le texte d’une allocution prononcée le 8 avril 1917 et intitulée : « À propos du remplacement de la religion par l’éducation du sens artistique », in La nouvelle jeunesse, tome III, n° 6,1er août 1917. Voir É. JANICOT, 50 ans…, op. cit., traduction intégrale, p. 119-125.
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[9]
CAI Yuanpei expose précisément son projet pédagogique et social dans « Mettre en pratique les méthodes de l’éducation du sens artistique », in Revue de pédagogie, tome XIV, n° 6, juin 1992, (voir note 8). Voir É. JANICOT, 50 ans…, op. cit., traduction intégrale, p. 132-138.
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[10]
PANG Xunqin, « Manifeste de l’association tempête », in Magazine d’art décadaire, n° 5, Shanghai, octobre 1932. Voir É. janicot, 50 ans…, op. cit., traduction intégrale, p. 175.
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[11]
Ces artistes sont : Li Dongping, Li Yong, Liang Xihong, Zeng Ming, Zhao Lu, Zhou Shou, etc.
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[12]
Sur l’introduction de la peinture à l’huile au Japon : Isabelle CHARRIER, La peinture japonaise contemporaine, Besançon, La Manufacture, 1991.
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[13]
Ces textes sont publiés à Shanghai dans la revue éditée à l’occasion de l’exposition : Xu BEIHONG (« Doutes », in Revue de l’exposition, n° 5,22 avril 1929; « Le doute irrésolu », in Revue de l’exposition, n° 9,4 mai 1929; « Le doute irrésolu – suite –» in Revue de l’exposition – supplément) ; et Xu ZHIMO (« Moi aussi je doute », in Revue de l’exposition, n° 5,22 avril 1929; « Moi aussi je doute – suite –», in Revue de l’exposition, n° 6,25 avril 1929) et Li YISHI (« Je ne doute pas », in Revue de l’exposition, n° 8,1er mai 1929).
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[14]
Paul PELLIOT, « Meou-tsou ou les doutes levés », in T’oung Pao, n° XIX, 1920, p. 225-433.
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[15]
Xu Zhimo, « Moi aussi je doute », op. cit.
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[16]
Voir note 10.
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[17]
Ce terme est employé, entre autres, par les critiques Feng Zikai, Yu Shaosong ou Zong Baihua.
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[18]
L’esthéticien Zong Baihua déclare en particulier : « En utilisant la brillance de l’huile et des couleurs, la lumière et l’ombre; les creux et les reliefs de l’objet sculpté sont projetés sur le plan du tableau. Ce sont le clair et l’obscur, les éclats, la fluidité et la beauté des couleurs qui engendrent la vitalité du rythme spirituel. » Voir « Traité sur l’origine et le fondement des techniques picturales de Chine et d’Occident », in Revue d’art, n° 1,1936. Voir É. JANICOT, 50 ans…, op. cit., traduction intégrale, p. 250-266.
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[19]
L’esthétique Mao ZEDONG est définie à Yan’an, en mai 1942, dans les Interventions aux causeries sur la littérature et sur l’art. Voir É. JANICOT, 5 0 ans…, op. cit., p. 54-58 et p. 83-95.