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Au XVIIe siècle, alors que le catholicisme
doit justifier la Tradition face aux dénégations protestantes, les Pères de
l’Église prennent une importance particulière. J.-L. Quantin étudie cette
relecture du passé chrétien pour montrer un aspect de la culture savante
:
quels auteurs, quelles références sont privilégiés, quelle
place leur donne-t-on, comment les utilise-t-on ? Il le fait avec une grande
érudition; les sources, manuscrites et surtout imprimées, sont considérables :
biographies, mémoires, correspondances, éditions des Pères, travaux érudits,
théologie, controverse, prédication, liturgie, en grande partie en latin. La
bibliographie, qui ne néglige pas les travaux allemands, anglais ou italiens,
est très importante (mais, curieusement, on n’y retrouve pas tous les titres
cités en note). La période choisie correspond à l’apogée de l’érudition
patristique.
2 Les principes et les cadres de ce retour aux Pères sont étudiés dans un premier temps. La notion de Père de l’Église est très floue. La distinction médiévale entre les Pères, les auteurs « apocryphes » (hétérodoxes) et les scolastiques s’estompe au XVIe siècle, pour mieux affirmer la continuité de la Tradition. Ce n’est qu’au XVIIe siècle, avec Le Fèvre puis les jansénistes, que saint Bernard est qualifié de dernier des Pères, même si certains tentent encore de faire entrer Thomas d’Aquin, Bonaventure, voire Bossuet, dans cette catégorie. On en appelle alors à des critères objectifs de siècles, de styles et de méthodes. Mais, pratiquement, pour mieux combattre les protestants, les théologiens, dès le XVIe siècle, se placent sur leur terrain et se restreignent aux six premiers siècles, ce qu’ils justifient ensuite par l’idée de pureté d’une Église primitive étendue aux quatre premiers conciles. Un véritable respect filial est voué aux Pères. Mais leur autorité tient au concept de consensus des Pères, exprimé en fait avec beaucoup de nuances. À partir de Du Perron, les Pères sont présentés surtout comme des témoins de la foi de l’Église primitive, ce que réfute le réformé J.Daillé, sans être sérieusement contredit.
3 Mais le risque, conjuré en principe par l’affirmation de l’infaillibilité de l’Église, est d’opposer la doctrine des Pères à celle du pape. Les gallicans, persuadés que la foi n’a jamais varié, veulent prouver sa vérité par l’histoire. Ils utilisent les Pères pour combattre toutes les « nouveautés », mystique, ultramontanisme ou casuistique. Faut-il pour autant faire de ces condamnations des conséquences de la recherche sur les Pères ? On peut y trouver d’autres raisons, plus profondes, même s’il est vrai que les Pères fournissent les arguments nécessaires. Parmi les Pères, saint Augustin est considéré comme le docteur de la grâce et les gallicans défendent toute atteinte à sa doctrine. On recherche son enseignement véritable, confondu avec la foi de l’Église; les jansénistes prétendront toujours s’en tenir aux faits : la doctrine d’Augustin et son autorité dans l’Église, et les antijansénistes sont accusés de contredire les principes du consensus et de l’autorité des Pères. C’est ainsi que le débat est toujours ramené sur le terrain historique. De plus en plus, on en arrive à s’identifier aux acteurs des temps patristiques : les jansénistes sont accusés d’être pélagiens ou défendent l’origénisme, hérésie aussi « imaginaire » que la leur et, persuadés que leur lutte est un critère de conformité aux Pères, finissent par mettre l’autorité ecclésiastique du côté de l’hérésie et de la persécution. Un certain figurisme apparaît ainsi, avant Duguet, mais pas formulé de manière aussi rigoureuse.
4 Quantin étudie ensuite les éditions patristiques dues, d’abord, surtout aux jésuites et à divers foyers gallicans; elles concernent plutôt le monde grec, dans un contexte de controverse anti-protestante. Les mauristes, avec Mabillon, prennent le relais à partir de 1667, avec une méthode plus philologique. Ils éditent des auteurs latins puis grecs, sous l’impulsion de Cl. Martin. L’apogée se situe au début du XVIIIe siècle. On regrette que Quantin ne s’intéresse plus guère, à ce moment, qu’aux mauristes : ils dominent nettement, mais n’ont pas l’exclusivité, et les jésuites restent actifs; une étude quantitative des travaux aurait permis de mettre les choses au point. Parallèlement, on s’intéresse à l’histoire de l’Église, car elle doit faire apparaître la vérité. Au départ, le modèle est les Annales de l’oratorien Baronius. Puis Port-Royal se consacre aux biographies des Pères.
5 Les œuvres de G. Hermant, longuement analysées, montrent leur érudition, mais aussi le souci d’orthodoxie et la recherche de la pure doctrine chrétienne. D’autres historiens jansénistes ne font qu’appliquer les mêmes méthodes. Très différente est l’histoire du jésuite Maimbourg : moins savante, plus littéraire, à la fois gallicane et anti-janséniste.
6 Entre les deux, l’Histoire Ecclésiastique de Fleury ( 1691-1720) réussit à concilier érudition et littérature, dans une optique gallicane.
7 Ces travaux scientifiques sont aussi, pour leurs auteurs, une entreprise pieuse.
8 Mieux connaître les Pères, c’est s’imprégner de leur esprit et le diffuser. Leurs écrits, dévoilant les origines de l’Église, décrivent de ce fait ce qui doit être et appellent à un retour à la pureté primitive, fortement teintée d’augustinisme. Quantin démontre que beaucoup d’érudits, notamment les mauristes, sont nettement augustiniens, en particulier sur la question de la grâce. Cela explique que leur plus grande entreprise, l’édition d’Augustin, a été accusée de jansénisme. Il s’agit de défendre la foi contre les déviations, notamment romaines, d’où un gallicanisme sourcilleux : la patristique, surtout développée en France (et dans l’anglicanisme), apparaît comme un particularisme nourrissant la contestation.
9 Dans un second temps, Quantin étudie plus concrètement l’usage des Pères, thème déjà souvent esquissé dans la première partie. Il s’agit d’abord de combattre le protestantisme. Dès la première moitié du XVIe siècle, un corpus patristique anti-protestant est constitué. Du Perron l’utilisera pour faire des Pères des témoins de la foi catholique. Par la suite, la controverse se simplifie, notamment avec Véron, alors que des réformés comme Aubertin brillent dans l’érudition patristique. Le débat se transforme avec la Perpétuité ( 1664) d’Arnauld et Nicole qui, grâce au cartésianisme et à une conception fixiste de l’homme, démontre l’impossibilité d’un changement de la foi, esquivant ainsi le recours aux Pères. La portée de cet « argument de prescription » est mal mesurée à l’époque, aussi continue-t-on à recourir aux faits : les jésuites d’abord, puis Arnauld et Nicole eux-mêmes, dans la Perpétuité défendue ( 1672-1674) ; mais ils montrent qu’il n’y a pas de lecture évidente des Pères et qu’il faut apprendre, par la raison, à les lire. Avant la Révocation, c’est sur la question de l’autorité de l’Église que les Pères sont mobilisés, Augustin justifiant la voie de contrainte. La controverse port-royaliste, dont l’argument de prescription dispense d’entrer dans le détail de la foi réformée et qui assimile les protestants aux hérétiques anciens, aboutit logiquement à la violence. L’histoire condamne la Réforme, explique Quantin, dans une analyse de la Révocationqui ne cite aucun historien plus récent qu’Orcibal; certes, mais ne minimise-t-il pas les scrupules des augustiniens face aux profanations de sacrements ? Quantin montre également que les traductions et recueils de citations des Pères (on aurait aimé en avoir une chronologie)
10 servent à nourrir la ferveur des dévots. Il manque néanmoins, pour en apprécier l’impact, une étude des formats et des tirages. Les textes des jansénistes sont bien analysés, mais les autres auteurs sont peu évoqués, sauf l’abbé de Bellegarde (rien, par exemple, sur la Forma cleri de Tronson, importante dans l’élaboration du « bon prêtre »). Une intéressante étude est faite de l’utilisation des Pères dans les sermons. Elle ne porte que sur les sermons imprimés, ce qui donne forcément une vision partielle et peut-être fausse de l’ensemble de la prédication. Quantin pose clairement le problème, mais pense que son corpus témoigne des goûts du temps, ce que l’on pourrait discuter.
11 Les Pères sont également utilisés pour épurer le christianisme : le rendre conforme aux pratiques et aux doctrines primitives. On l’observe dans la lutte contre les superstitions, dans les liturgies néo-gallicanes ou dans les critiques du culte marial. Ils permettent aussi d’insister sur l’Écriture en un temps où le tridentinisme exalte surtout les sacrements, de promouvoir une pratique pénitentielle particulièrement rigoriste, de réévaluer le sacerdoce des fidèles (mais on le trouve également, sans références patristiques excessives, chez Olier, jamais cité par Quantin) et de réclamer la lecture à voix haute du canon de la messe. Dans tous ces cas, les Pères servent de témoins des usages de l’Église primitive.
12 On voit toute la richesse de ce livre, qui aborde quantité de questions peu connues des historiens. Mais il a aussi ses limites. Les auteurs étudiés sont en effet tous gallicans ou jansénistes (le terme n’est d’ailleurs guère défini, peut-être aurait-on pu mieux montrer en quoi les deux se différencient dans l’usage des Pères), ou opposés à eux, en particulier les jésuites. Mais certains courants n’apparaissent guère, ainsi l’École française de spiritualité. Un auteur comme R. Simon, dont la remise en cause de l’exégèse patristique n’est pas sans intérêt, est à peine cité. La problématique centrée sur le gallicanisme empêche de voir naître d’autres débats. Par exemple, la multiplication des éditions d’Origène, à partir de celle d’Huet ( 1668), sera fondamentale dans le développement du déisme dès le début du XVIIIe siècle. Mais surtout, il faudrait débattre davantage de la question de fond : est-ce l’étude des Pères qui explique cette évolution du gallicanisme, ou ne sont-ils qu’utilisés dans des débats qui ont leur source ailleurs ?