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Article de revue

Lecture

L'historien en amateur d'art : Georges Duby et les images

Pages 69 à 74

Notes

  • [1]
    Dans son adolescence, Georges Duby a été lauréat d’un concours général de dessin.
  • [2]
    Georges Duby, L’Histoire continue, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 178.
English version

À propos de : CHARLES M. DE LA RONCIÈRE, MARIE-FRANÇOISE ATTARD -MARANINCHI, Georges Duby : l’art et l’image. Une anthologie, Marseille, éd. Parenthèses, 2000,203 p.

1 Georges Duby, soucieux de donner à ses recherches un écho qui dépassât le monde universitaire, s’est exprimé sur tous les supports susceptibles d’une large diffusion. Il a accordé de nombreuses interviews à la presse, participé à quantité d’émissions de radio et de télévision. Comprenant les potentialités du petit écran en matière d’histoire et d’histoire de l’art, il s’est également lancé dans la création de L’An mil, Le Dimanche de Bouvines, Le Temps des cathédrales avant de présider la première chaîne culturelle européenne, La Sept. Mais le médiéviste reste pour beaucoup « l’homme des cathédrales », alors que son attrait pour l’image était loin de se limiter au Moyen Âge. Aussi, l’objectif de la présente anthologie est-il de faire découvrir au lecteur, dans un subtil entrelacs de textes familiers et méconnus, accessibles et seulement consultables à l’INA, d’autres talents de Georges Duby, à la fois chercheur, enseignant et amateur d’art.

2 Cette sélection, commentée par l’historien Charles de La Roncière, des interventions écrites et orales de Georges Duby sur l’art et l’image se déploie dans cinq directions. La première partie, composée essentiellement d’entretiens réalisés entre 1981 et 1997 pour la radio et la télévision, permet de comprendre ce qui a amené le médiéviste à intégrer l’art dans ses études. Georges Duby rappelle son parcours, jalonné de rencontres avec le milieu artistique, de ses professeurs de dessin jusqu’à Soulages, via l’éditeur suisse Skira. Il évoque ses découvertes : d’abord la création architecturale, quand il rédige sa thèse sur La Société en Mâconnais, ensuite l’audiovisuel lorsqu’on lui propose de convertir ses catalogues illustrés en images animées. Les deux chapitres suivants rassemblent les réflexions les plus significatives de Georges Duby sur les fonctions de l’art médiéval. L’auteur démontre que, par-delà les apparences, pour le fastueux Suger comme pour l’austère Saint-Bernard, pour les partisans du gothique flamboyant comme pour les adeptes d’un cistercien dépouillé, l’œuvre d’art est, au moyen âge, instrument de révélation, chargé « de faire surgir l’esprit aveugle vers la lumière » (p. 59). Elle est également vecteur de connaissance. Pour cette raison, elle déserte rapidement les murs des abbatiales pour couvrir ceux des églises. À la vue des fidèles qui ne savent pas lire, elle devient alors explication du monde, basée sur les récits que les croisés rapportent de la Terre sainte. Mais pour être des supports pédagogiques efficaces, sculptures et peintures doivent sacrifier toujours davantage à ce qui plaît, être de plus en plus figuratives. Par l’émotion qu’elle suscite, l’œuvre d’art est aussi un outil de propagande. De fait, d’abord réservée à une élite, elle se répand lentement dans toutes les demeures et se simplifie de manière à être intelligible pour des millions de chrétiens. Parallèlement, elle se diversifie, utilise tous les supports et toutes les compétences, recourt à des techniques moins dispendieuses, réduit ses formats, qui vont désormais de la chapelle monumentale, élevée dans le château du noble, à la modeste image pieuse du paysan. Cet épandage n’est pas sans conséquences : les collections privées se multiplient et les artistes, sans cesse plus nombreux, se réunissent en associations de métier. Les meilleurs sortent de l’anonymat et, de simples exécutants d’un riche client, se transforment en créateurs à part entière qui signent leurs œuvres.

3 Au long de ces deux ensembles, Georges Duby traque également les changements de sensibilité. Il démontre, par exemple, qu’à la fin du Moyen Âge, la pensée franciscaine finit par l’emporter sur le catharisme et que, dès lors, la finalité de l’art n’est plus de rectifier la nature, de la domestiquer pour plaire à Dieu, mais simplement de mieux l’observer pour déceler ses beautés insoupçonnées et son ordre caché.

4 Le quatrième chapitre est consacré à l’art contemporain. Au travers d’extraits d’articles, parus principalement dans des revues d’art et d’urbanisme, nous écoutons le médiéviste adhérer aux peintures les plus abstraites et aux architectures les plus récentes. Pour Georges Duby, si l’œuvre d’art a cessé aujourd’hui de délivrer un message pour s’offrir en pur objet de délectation esthétique, néanmoins, depuis le XIIe siècle, la quête des artistes n’a guère changé. Par des comparaisons audacieuses, l’historien débusque les constantes qui unissent des œuvres éloignées dans le temps et dans le style, rapproche la recherche ascétique de Jean-Pierre Raynaud (à qui l’on a d’ailleurs confié l’habillage moderne de l’abbaye de Noirlac) de celle des cisterciens, établit un parallèle entre l’aéroport de Roissy et la cathédrale Notre-Dame. Le professeur au Collège de France s’émerveille aussi de l’aménagement de Cergy Pontoise, explique comment, en traçant une ligne qui oriente le regard et la marche, l’architecte Dani Karavan est parvenu à relier la ville nouvelle à son milieu naturel :
les arbres et les méandres de l’Oise, la lumière d’Île-de-France. Georges Duby indique également les deux façons de demeurer, après l’avènement de l’image analogique, un peintre révolutionnaire : projeter – tel Édouard Pignon –, du tréfonds de soi-même, ses désirs et ses angoisses pour transfigurer l’événement, « l’arracher à l’accidentel » ou, à l’inverse, effacer toute trace figurative et bouleverser le matériau – comme Soulages qui déchire les bords de la toile ou les livre aux morsures de l’acide pour saper le format rectangulaire imposé depuis des siècles par les marchands.

5 L’anthologie se referme sur une série de comptes rendus et de déclarations, pour la plupart inédits, où le médiéviste s’exprime sur la télévision et sur « l’aventure de La Sept ». Après avoir dénoncé la médiocrité de ce média, qui sert essentiellement à lancer des messages politiques ou publicitaires et à distraire, Georges Duby précise les objectifs de la chaîne culturelle dont il a accepté la direction. Il martèle son souci d’instruire le public tout en le divertissant, de concevoir un outil d’éducation permanente attrayant, recevable par tous. Dans ce chapitre, il tente aussi de déterminer ce que le petit écran lui a apporté. Il lui a permis « de ne point toucher seulement les amateurs de bonne lecture mais d’atteindre, dans l’intimité de soirées tardives, un public immense et d’une grande diversité culturelle » (p. 152). Il l’a également aidé à se lancer dans de nouvelles expériences : il lui a donné la possibilité de faire mieux voir une œuvre ou un paysage, filmés sous des angles insolites et à des distances variables, en combinant autrement, par des montages sophistiqués, les images et les mots; il l’a forcé à réfléchir sur les problèmes liés à la reconstitution historique, à se demander comment planter un décor quand on ne sait quasiment rien du mobilier, de l’outillage…, et quelles consignes donner aux comédiens lorsqu’on ignore tout des gestes et de la parole d’antan.

6 Ce recueil de textes force l’admiration à plus d’un titre. Tout d’abord, sa présentation matérielle est irréprochable. Le travail d’illustration est superbe :
les images, sépia ou polychrome, s’ajustent constamment à l’écriture qu’elles prolongent. Ainsi, lorsque Georges Duby décrit le transept de Notre-Dame, l’éditeur nous donne-t-il à voir, non seulement la cathédrale nimbée d’une lumière déferlante, mais sa rosace sud, prise en gros plan, telle que le visiteur ne peut l’observer. De même, en regard d’un dialogue où l’historien évoque ses conversations avec le peintre André Masson, un photogramme nous divulgue le lieu (un restaurant vénitien) et les conditions (devant un grand cru) de l’entretien. La mise en pages est elle aussi soignée. D’une part, les commentaires de Charles de La Roncière, donnés en retrait et en petites lettres gris bleu, se distinguent aisément des citations de Georges Duby, retranscrites en noir et dans une police de caractère supérieure. D’autre part, les responsables de cette sélection raisonnée respectent la tonalité des propos tenus par le médiéviste. Par exemple, dans les deuxième et troisième chapitres, composés majoritairement de fragments d’ouvrages classiques, le but est de livrer au lecteur la quintessence d’une réflexion. À l’opposé, dans la première partie, qui regroupe des interviews-confidences, les enchaînements ne sont pas linéaires mais suivent le cheminement de la mémoire. Le deuxième extrait reprend et complète le premier, éventuellement le contredit pour progresser malgré tout.

7 Ce premier ensemble, constitué de bribes d’émissions radio et télédiffusées, révèle d’ailleurs particulièrement bien la richesse de l’entreprise : pour le confectionner, Marie-Françoise Attard-Maraninchi a recensé les interventions de Georges Duby sur les ondes et sur le petit écran puis a effectué un patient travail de décryptage de ces quelque cent quarante-huit bandes audio et vidéo échelonnées entre 1959 et 1998.

8 Cette anthologie n’est pas uniquement agréable à l’œil. Par les thèmes abordés, elle renseigne utilement sur la rencontre d’un auteur avec le grand public. Georges Duby explique les raisons pour lesquelles, à partir des années soixante, il a, comme d’autres collègues, été de plus en plus fréquemment convié sur les plateaux. En période de désarroi, les Français ont besoin qu’on leur parle de leurs ancêtres et de leurs racines; en plein essor du tourisme culturel, ils souhaitent qu’on leur apprenne à regarder monuments et peintures car, pour eux, « aujourd’hui, le Moyen Âge c’est effectivement Cluny ou Chartres ou le Palazzo Vecchio » (p. 28).

9 Mais faire partager son savoir au plus grand nombre, impose de rédiger autrement. Le médiéviste nous donne donc sa définition de la vulgarisation, aux antipodes de celle d’un autre historien-académicien, Alain Decaux.

10 Contrairement au « conteur » de En votre âme et conscience, La Caméra explore le temps, Georges Duby ne cherche pas à captiver ses millions de destinataires par le sujet – les affaires criminelles, les secrets d’alcôve et les mystères du passé… – mais par le style. Pour lui, « il ne s’agit pas (… ) de sacrifier aux goûts du public, mais de le séduire par une façon de s’exprimer » (p. 29), en aménageant son discours et en supprimant les notes infrapaginales, en trouvant le terme juste mais qui invite au rêve, la phrase rigoureuse mais rythmée et musicale.

11 À la lecture de cet ouvrage, nous comprenons pourquoi le médiéviste, qui voulait « renouer avec une tradition de l’histoire bien écrite, celle de Fustel de Coulanges et celle des collaborateurs de l’Histoire de France de Lavisse » (p. 29) a établi un lien si étroit avec l’art et l’image. Nous ressentons sa réelle empathie avec les artistes qu’il étudie [1]. Lui aussi cisèle les mots pour faire de ses écrits des œuvres d’art et suscite constamment l’émotion en parant l’histoire d’oripeaux.

12 Ce petit livre très dense a encore un autre mérite : il dévoile l’extraordinaire liberté de Georges Duby. L’historien ne s’est pas seulement dégagé de l’emprise universitaire en ne prêtant aucune attention à ceux qui lui reprochaient d’être trop médiatique et en osant admettre qu’il est agréable d’être traité princièrement – à l’égal de Max Ernst et de Giacometti – par un éditeur mais, surtout, en allant emprunter continuellement ses outils et ses méthodes à d’autres disciplines. Au fil des pages, nous entendons le médiéviste se passionner pour la géographie, l’histoire de l’art, l’anthropologie, l’archéologie, et, tout spécialement, la science des signes, qui l’aide à appréhender différemment les productions artistiques. En effet, si, en historien, Duby cherche d’abord dans la peinture ou la statuaire des informations : sur le sentiment religieux d’une époque, sur les liens existant entre l’architecture et les pouvoirs temporel et spirituel… la sémiotique lui apporte un plus. Prendre en compte les combinaisons de couleur, de formes, de matériaux… retenues par un artiste, dans un pays donné, en fonction des possibilités technologiques du moment, des budgets disponibles… être attentif à la dramaturgie et aux symboles, lui permet de comprendre quels effets le commanditaire et son exécutant ont générés, sciemment ou non, sur leurs destinataires. Et cette enquête s’avère particulièrement utile concernant l’art médiéval, dont les conditions de réception nous sont inconnues. Mais Georges Duby est également très conscient des limites de la source artistique. D’abord, il prend soin de rappeler que les œuvres survivantes ne sont pas nécessairement les plus représentatives mais simplement les plus résistantes, les plus monumentales. Comme maints chercheurs, il se méfie du chef-d’œuvre qui, par essence intemporel puisqu’il a su séduire des générations successives, renseigne moins sur la société émettrice que les réalisations courantes. Ensuite, il explique au lecteur qu’examiner finement un tableau ou une sculpture n’a pas pour (inaccessible) but d’atteindre ce qui fut mais de laisser sourdre des espérances, des craintes, des manières dont se pense une collectivité. Il rappelle que Jean Fouquet ne cherchait pas à peindre le roi tel qu’il était mais que, travaillant sur commande, « il a dû essayer de voir Charles VII comme Charles VII voulait qu’on le vit » (p. 35). Par contre, les représentations picturales de l’homme gothique, au physique idéal et au sourire angélique, donc à l’image de Dieu, trahissent un monde qui ambitionne d’amender la nature, non de la contempler. Cette familiarité avec des œuvres d’art étalées sur plusieurs siècles rend également Georges Duby sensible aux phénomènes d’intertextualité. Il s’aperçoit que beaucoup d’artistes croient innover, observer différemment l’univers sensible, alors qu’ils ne font que redécouvrir des clichés qui circulent autour d’eux, dans les musées ou sur les vitraux des églises.

13 Mais cette réflexion sur les rémanences d’images, interrompue sitôt esquissée, a la saveur de l’inachevé. Nous aimerions comprendre si l’historien, grand érudit, se contente de traquer avec délices des filiations entre Courbet et Soulages, Vieira da Silva et Piero della Francesca… ou s’il a plongé plus profond, tenté de saisir à la faveur de quels événements un stéréotype est susceptible de se modifier, de disparaître ou de ressurgir, identique ou retraité. Nous prenons alors conscience que cet ouvrage, peaufiné jusqu’à l’élégance, pose néanmoins le problème de toute anthologie : il est composé d’extraits, par définition brefs et choisis. Or, certains fragments sont vraiment trop lapidaires. Certes, ils nous encouragent à découvrir ou à relire l’original. Mais lorsqu’il s’agit de bandes audio et vidéo, comment faire ? Trop courtes, et peut-être trop souvent prélevées dans les mêmes émissions de radio (douze extraits de Radioscopie de Jacques Chancel, soit un quinzième du recueil), les citations sont aussi, inévitablement, orientées. Ainsi, tout au long du livre, nous demandons-nous pourquoi le médiéviste, quand il commente une toile, ne se préoccupe que des couleurs et des lumières, oblitère la composition des cadres. Familier des pierres grises des cathédrales et des abbayes est-il uniquement attentif à la polychromie et aux éclairagesou d’autres descriptions sont-elles restées hors champ, du fait de la sélection opérée ? De même, l’historien dit son regret de ne « pas avoir réussi à faire une histoire des femmes par l’image ». Mais s’est-il limité, comme le suggèrent les extraits, à la représentation des femmes chez Watteau, Boucher, Fragonard et Chardin ou a-t-il contemplé les portraits d’Agnès Sorel, pionnière de la mode, donc d’une autre forme d’art médiéval, et beaucoup plus, sous le pinceau de Jean Fouquet, « qu’une ombre, flottante, insaisissable » (p. 95)?

14 Enfin, dans le cinquième chapitre, plutôt que d’écouter Georges Duby répéter inlassablement, d’entretiens en dossiers de presse, les objectifs de La Sept, nous préférerions savoir si, lui qui boudait encore la télévision en 1972, a visionné les programmes de l’ORTF qui semblent être ses modèles. Le téléfilm historique qu’il affectionne le plus est le célèbre La Prise de pouvoir par Louis XIV mais connaît-il les autres dramatiques réalisées aux Buttes-Chaumont ? Il assigne pour but à la future ARTE d’aider le citoyen à s’informer convenablement sur les problèmes de société et sur les progrès de la science. Songe-t-il aux Entretiens de Bichat et aux Médicales d’Igor Barrère ? A-t-il découvert à l’INA les grandes collections Si c’était vous, Zoom, Arguments… ? Pourquoi, alors qu’il souhaite, comme sous « la télévision du Général », dispenser une culture qui ne soit « ni l’ennui ni l’élitisme » (p. 172), mette l’opéra et le théâtre à la portée de ceux qui ne peuvent y accéder aisément, n’a-t-il convié à son comité des programmes qu’un seul témoin de cette époque, la réalisatrice et productrice Éliane Victor ?

15 Autant de questions que le présent recueil laisse en suspens.

16 Mais ces quelques regrets, inhérents à ce genre d’exercice, ne doivent pas faire oublier la prouesse de cette anthologie venue redonner voix et corps à un historien qui a construit toute son existence pour échapper au néant. Mais qui n’a jamais, comme il semblait le redouter, « parlé trop et trop haut » [2] de crainte d’être oublié.


Date de mise en ligne : 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/rhmc.485.0069

Notes

  • [1]
    Dans son adolescence, Georges Duby a été lauréat d’un concours général de dessin.
  • [2]
    Georges Duby, L’Histoire continue, Paris, Odile Jacob, 1991, p. 178.

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