Notes
-
[1]
Paule ARNAUD -AMELLER, Les mesures économiques et financières de décembre 1958, Paris, Armand Colin, 1967; INSTITUT CHARLES DE GAULLE, 1958 : la faillite ou le miracle. Colloque de 1985, Paris, Economica, 1986; Jean LACOUTURE, De Gaulle, Le politique, 1944-59, Paris, Seuil, 1985, chap. 30.
-
[2]
François BLOCH -LAINÉ l’a raconté plusieurs fois, par exemple dans Profession fonctionnaire, Paris, Seuil, 1976, p. 168.
-
[3]
Il faut tenir compte de la concurrence entre Indépendants et RPF-UNR.
-
[4]
Nathalie CARRÉ DE MALBERG, Entretiens avec Roger Goetze, 1937-58, Paris, Comité pour l’Histoire Économique et Financière de la France (CHEFF), Imprimerie Nationale/LGDJ, 1997.
-
[5]
Ministère des Finances, Paris, Archives Économiques et Financières (désormais AEF), B 23506-23508.
-
[6]
Afin de ne pas officialiser une dévaluation nécessaire, le gouvernement Bourgès-Maunoury avait instauré un système de taxe (de 20%) sur devises à l’importation et de subvention (de 20%) sur devises à l’exportation : ministère des Finances, AEF. Z 14268, et 1 A 441 Cabinet Ramadier.
-
[7]
J. KAPLAN, G. SCHLEIMINGER, The European Payments Union, Oxford, Clarendon Press, 1989.
-
[8]
Jacques RUEFF, Combats pour l’ordre financier, Paris, Plon, 1972. Voir la note du 10 juin p. 153 sq.
-
[9]
INSTITUT CHARLES DE GAULLE, 1958, op. cit., p. 49-50.
-
[10]
Olivier FEIERTAG, Wilfrid Baumgartner, les finances de l’État et l’économie de la nation, 1902-1978, à paraître au CHEFF.
-
[11]
Jacques LE BOURVA, « La théorie de l’inflation, le rapport des experts et l’opération de décembre 1958 », Revue économique, septembre 1959, p. 713-754.
-
[12]
Frédéric TEULON, Dictionnaire d’histoire, économie, finance, géographie, Paris, PUF, 1997 : « Stabilisation (plans de)».
-
[13]
Michel-Pierre CHÉLINI, Histoire du Franc français au XXe siècle, Paris, Picard, 2001, p. 253-259.
-
[14]
INSTITUT CHARLES DE GAULLE, 1958, op. cit.
-
[15]
Antoine PINAY, Un Français comme les autres, Entretiens avec A. Veil, Paris, Belfond, 1984, p. 126.
-
[16]
« J’accepte que l’opinion que vous aurez de moi à l’avenir dépende entièrement du résultat obtenu », J. RUEFF, op. cit., p. 233.
-
[17]
Charles DE GAULLE, Mémoires d’espoir, Paris, Plon, 1971, p. 152.
-
[18]
INSTITUT CHARLES DE GAULLE, 1958, op. cit., p. 67.
-
[19]
L’indexation concernait aussi certains prix agricoles depuis 1946-1648, notamment le sucre, le blé et le lait dont les prix à la production tenaient compte des hausses de coûts salariaux. Depuis le début des années 1950, la plupart des grands produits agricoles sont subventionnés.
-
[20]
INSTITUT CHARLES DE GAULLE, 1958, op. cit., p. 61.
-
[21]
Association Européenne de Libre Échange, moins intégrée, plus contractuelle et uniquement commerciale, lancée par la Grande-Bretagne en 1958 et comptant notamment la Scandinavie, la Suisse et l’Autriche. La plupart de ses membres finirent par rejoindre la CEE, entre 1972 et 1995.
-
[22]
P. M. PITMAN, « Le programme de réforme finanière français et le rétablissement de la convertibilité en Europe occidentale », in Du Franc Poincaré à l’Écu, Paris, CHEFF, 1993, p. 449-471.
-
[23]
Ministère des Finances, AEF, B 50782.
-
[24]
M-P. CHÉLINI, Inflation, État et opinion en France, 1944-52, Paris, CHEFF, 1998, chapitres 4 et 6.
-
[25]
L’Algérie formait un territoire composé de trois préfectures, Alger, Oran et Constantine; les territoires du Sud saharien constituaient un espace distinct.
-
[26]
Intéressant musée Oscar Roty à Jargeau (Loiret).
-
[27]
Sondage évoqué par Paul Fabra dans Le Monde daté du 27-28 novembre 1988 « Le nouveau Franc, la conversion monétaire de 1958-60 », mais resté introuvable malgré nos recherches.
-
[28]
M. LELART, « Le Franc et le FMI depuis 1960 », in Du Franc Poincaré à l’Écu, op. cit., p 623-638.
-
[29]
G. MOINE, « Le Deutschemark », Notes et Études Documentaires, janvier 1981, Paris, La Documentation française, et A. SAMUELSON, Le mark, Paris, Didier, 1971.
-
[30]
C. DE GAULLE, Mémoires d’espoir, II : L’effort, Paris, Plon, 1971, p. 212.
-
[31]
L. FRANCK, Les prix, Paris, PUF, « Que-sais-je ?», plusieurs éditions de 1957 à 1982.
1 La crise de 1958 a ramené le général de Gaulle au pouvoir. Début juin, celui-ci forme un gouvernement d’union nationale et se consacre à une tâche de stabilisation aux effets durables. Ce cabinet bénéficie de très larges pouvoirs pour une durée de sept mois, c’est-à-dire jusqu’à fin décembre 1958 et opère principalement dans trois directions : une nouvelle Constitution, une politique algérienne plus pragmatique et la stabilisation économique et financière. Le ministre des Finances étant alors Antoine Pinay et le responsable de la commission d’experts étant Jacques Rueff, l’ensemble des mesures prises a été appelé « plan Pinay-Rueff ». L’objet de cet article est d’en retracer l’histoire [1].
UN PLAN PINAY OU UN PLAN RUEFF ?
2 L’année 1958 devait marquer une étape pour l’économie française. Sur le plan monétaire, l’Union Européenne des Paiements, fondée en 1950, allait disparaître et les monnaies européennes, devenant convertibles, seraient librement traitées sur les marchés des changes. Dans le domaine commercial, deux ensembles poussaient la France à réduire encore ses droits de douane, l’Organisation Européenne de Coopération Économique, l’OECE issue du plan Marshall, pour l’espace euratlantique, et la nouvelle Communauté Économique Européenne pour les six signataires du Traité de Rome. Sur le plan conjoncturel intérieur (voir le tableau statistique ci-dessous), des quatre variables classiques de l’équilibre, la France affiche bien une croissance convenable et le plein emploi, mais la hausse des prix, retardée par diverses dispositions en 1956-57, enregistre une flambée en 1958 (+ 15%), tandis que la balance des paiements est déséquilibrée. Par ailleurs, le déficit budgétaire, présent depuis 1931, n’est toujours pas comblé.
3 Ainsi, la France ne semble pas complètement « prête » pour ces échéances importantes. Le changement de régime contribue à dramatiser pour les contemporains un bilan que le recul du temps permet d’évaluer avec plus d’équité. La Ve République naissante promulgue d’abord une nouvelle constitution, mais son fondateur souhaite définir un cadre économique conjoncturel pacifié. Il convient à la fois d’accompagner la stabilisation politique d’une croissance qui donne éclat et moyens au régime et d’éviter que les dysfonctionnements économiques n’entravent la marche du politique comme en 1944-1946.
4 La IVe République et ses derniers gouvernements de 1957 et 1958 arri-vaient-ils démunis face à ces échéances ? Certes non. Les dossiers étaient largement avancés et ont facilité le travail du gouvernement de Gaulle, mais l’hypothèque politique et la crise algérienne rendaient cependant laborieuse un certain nombre de décisions. La nouvelle donne politique et constitutionnelle modifiait bien les conditions du pouvoir. L’exécutif sortait brusquement renforcé de la crise de mai 1958, la priorité de la question algérienne entraînait une dramatisation de tous les dossiers en cours, tandis que la personnalité politique du général de Gaulle conférait à l’ensemble une homogénéité indiscutable. L’impression générale de l’opinion publique spécialisée (haute administration, milieux d’affaires) est alors partagée : d’un côté, les réussites accumulées dans la modernisation depuis 1944, n’échappent à personne, de l’autre la France apparaît comme menacée de médiocrité économique si elle ne poursuit pas l’action modernisatrice lancée à la Libération. La crise budgétaire qui rebondit à partir de 1956, alors qu’elle semblait en voie de résorption définitive depuis 1948, accrédite ce point de vue inquiet. Les échéances du Marché Commun avec le début du désarmement douanier au 1er janvier 1959 pourraient-elles être tenues ? Le Fonds de stabilisation des changes, géré par la Banque de France, ne disposait au 1er juin que de 200 millions de dollars, l’équivalent d’un mois d’importations. Une impression diffuse semblait cependant réconcilier ces deux optiques apparemment opposées : la France approchait d’une situation très favorable et équilibrée, seule faisait défaut la stabilité durable des prix et de l’équilibre budgétaire. Avec le recul du temps, 1958 n’apparaît pas comme une césure ou un tournant économique significatifs, avec un avant et un après. Le PIB enregistre une croissance annuelle de + 4, 6% par an de 1950 à 1959. Les gains de productivité et de niveau de vie sont même parmi les meilleurs de l’OECE. Sur le plan conjoncturel, l’action de Bourgès-Maunoury et de Félix Gaillard, quoiqu’insuffisante, a néanmoins préparé le terrain à la stabilisation mise en œuvre au second semestre 1958.
5 Le 1er juin, pour l’heure, est investi un gouvernement de Gaulle d’union nationale où figurent tous les partis à l’exception du PCF et des courants d’extrême droite; il bénéficie, à la condition expresse de respecter les principes de la démocratie, des pleins pouvoirs constituants et de la capacité temporaire de légiférer par ordonnance pour sept mois. En arrivant aux affaires, le général de Gaulle, qui dirige le dernier gouvernement légal de la IVe République, a l’esprit les « trois affaires qui menacent la France, l’Algérie, la réforme de l’État et la situation financière ». Après la ratification populaire de la nouvelle constitution le 28 septembre, il s’engage dans la solution à moyen terme du dossier algérien, toile de fond de toute la vie politique française jusqu’au printemps 1962. Le renforcement de l’exécutif va permettre aussi de résoudre les déséquilibres économiques qui minorent la crédibilité internationale de la France.
Un plan Pinay ?
6 Pour stabiliser les comptes, qui choisir aux Finances ? De Gaulle consulte plusieurs avis et François Bloch-Lainé [2], directeur du Trésor de 1947 à 1953, en refusant le poste pour lui-même, suggère le nom d’Antoine Pinay comme synonyme de confiance. Médiocrement satisfait par la recommandation d’une personnalité politique plus libérale et partiellement rivale [3], de Gaulle l’accepte néanmoins pour rassurer les milieux économiques et financiers. Si son cabinet est dirigé par Georges Pompidou à Matignon, une équipe efficace (Antoine Dupont-Fauville, Jean Aubry et Jean Méo) emmenée par Roger Goetze, autre inspecteur des Finances, ancien directeur du Budget, supervise discrètement les projets de la rue de Rivoli [4].
7 Antoine Pinay et son directeur de cabinet André Yrissou sont convaincus de la nécessité d’équilibrer le budget et de prendre des mesures d’urgence. Pour le moyen terme et pour le monde financier, ils décident de lancer d’abord un emprunt, comme en mai 1952, avec des caractéristiques analogues pour faciliter l’identification. Ce grand emprunt constitue un moyen de se procurer des ressources de trésorerie tout en testant sa popularité économique [5]. De Gaulle avait choisi cette voie en automne 1944, il l’accepte de nouveau en 1958. L’idée était dans les dossiers du ministère. Un projet d’emprunt avait été préparé, en mars 1958, par Pierre Pflimlin, le ministre des Finances précédent; portant 5% d’intérêt, à capital garanti sur le cours du dollar, pour une durée de 15 ans, baptisé « emprunt de la stabilisation », il fut reporté par la crise gouvernementale.
8 Antoine Pinay dispose donc d’un canevas qu’il va aménager. L’or n’est pas un placement financièrement avantageux puisque, de 1949 à 1958, le cours du Napoléon a reculé de -18% (passant de 4547 F à 3719 F en moyenne annuelle calculée par l’INSEE), alors que le dollar a progressé de + 10% et les prix intérieurs courants de + 51%. Le cabinet du ministère des Finances en est concient.
9 Le 4 juin 1958, le Napoléon cote 3570 F, niveau toujours inférieur à 1949, mais l’or conserve une image culturelle forte comme référence financière ultime auprès d’une bonne partie du public.
10 Pinay se décide à assimiler les conditions du nouvel emprunt à celles de 1952, pour renforcer l’image de continuité financière comme pour accélérer sa préparation technique. L’ordonnance et le décret de lancement sont promulgués le 11 juin, moins de deux semaines après l’investiture du gouvernement.
11
Ses caractéristiques sont attirantes pour l’épargnant : il
est porteur d’intérêts à 3, 5% (soit 3500 F par an pour 100000 F souscrits)
pour un long amortissement de 54 ans. Les titres du 3, 5% 1958 sont exonérés de
l’impôt sur le revenu et sur les droits de succession. Il est indexé sur l’or
et non sur la hausse des prix :
la référence est la moyenne des cours de la pièce d’or 20 F
dite Napoléon, sur le marché libre de l’or à Paris pendant les 100 dernières
séances de la Bourse précédant la reprise du titre; le cours de référence du
Napoléon est celui du 1er semestre
1958, 3600 F (inférieur de 10% aux 3960 F de 1952). Le remboursement est prévu
par tirage au sort jusqu’en 1970, libre au-delà.
12 Le lancement du 17 juin est accompagné par un discours du ministre et un autre du chef du gouvernement. Pinay développe les thèmes de la défense du franc, de la mise en activité des richesses thésaurisées au service de la nation et de son équipement, le général de Gaulle attend un succès triomphal, première étape du redressement. La publicité est centrée sur le thème « l’emprunt 3, 5%, de l’or qui rapporte ». La presse offre un éventail intéressant d’opinions : La Vie Française ( 27 juin) titre «à l’enseigne de la confiance », The Economist ( 21 juin) plaisante sur l’« Opération Napoléon », L’Humanité ( 16 juin) se scandalise d’« Un cadeau royal pour les capitalistes », Le Monde ( 16 juin) résume les deux objectifs de l’emprunt, « Aux urnes du Trésor ».
13 L’emprunt rapporte 325 milliards de F courants, dont 295 milliards en moyens de paiements ( 90%). On peut comparer cette somme avec les recettes budgétaires totales, dont elle représente environ 6% ou avec le déficit de 1958, dont elle pourrait combler la moitié. Par rapport à l’emprunt Pinay de 1952 ( 430 milliards), la collecte est plus modeste et par rapport à l’emprunt Ramadier de 1956 ( 320 milliards) le résultat est identique. En francs constants 2000, cela représente 29 milliards pour l’emprunt de 1958, 158 milliards pour 1944, 48 milliards pour 1952, 119 milliards pour celui de 1993. Le Fonds de Stabilisation des Changes récupère 150 tonnes d’or pendant la durée de l’emprunt, soit environ 80 milliards de F – 1/4 des souscriptions – et la Banque de France considère presque l’emprunt comme une amnistie pour capitaux expatriés. On compte en métropole un peu plus de 870000 souscripteurs, soit environ 6% des ménages, pour une souscription moyenne de 350000 F, ce qui représente six mois de salaire moyen de l’époque.
14 Le Trésor a calculé qu’il était rentable surtout pour les particuliers souscrivant entre 500000 et 5 millions de F Par la suite, le cours de la « rente Pinay » progresse lentement au cours des années 1960, atteignant, sur la base 100 en 1958, l’indice 192 en 1969. L’absence de droits de succession joue beaucoup plus que son indexation sur l’or, augmentant largement son coût relatif pour le Trésor, et en septembre-octobre 1973, les Finances préfèrent procéder à son remboursement anticipé.
15 En été 1958, l’emprunt semble avoir rempli son rôle d’amorce pour la stabilisation. Il n’est pas isolé puisqu’il s’accompagne d’autres mesures d’urgence comme, le 18 juillet, le report au 18 décembre de la tranche de libération des échanges convenue avec l’OECE. Pour couper court à toute rumeur de dévaluation pendant la souscription de l’emprunt Pinay, l’ordonnance du 24 juillet légalise la dévaluation de fait de 1957, baptisée « opération 20% » par le gouvernement Bourgès-Maunoury, et établit le cours officiel du dollar à 420 F [6]. Le relèvement des traitements de la fonction publique est reporté, le prix du blé progresse peu, moins que la proposition de l’Association Générale des Producteurs de Blé, un train fiscal supplémentaire de 50 milliards est promulgué le 31 juillet (contributions extraordinaires sur les sociétés, hausse du prix de l’essence, taxes sur contribuables aisés). Si l’on se place en novembredécembre 1958, sans tenir compte du plan qui va suivre, la rue de Rivoli peut présenter un bilan très honorable. Par un travail patient et discret d’économies, le déficit budgétaire, que les bureaux spécialisés des Finances évaluaient à 1000 ou 1200 milliards de F (il s’agit d’anciens francs), est stabilisé à 690 milliards, comme en 1956 et 1957; la balance commerciale, déficitaire depuis le deuxième trimestre 1956, redevient excédentaire au quatrième trimestre 1958.
16 Les prix de détail n’évoluent plus à la hausse. Mais le général de Gaulle souhaite un ensemble de plus vaste ampleur.
Un plan Rueff ?
17 La spéculation à la baisse du Franc se poursuit de manière sourde jusqu’en décembre 1958, ce qui signifie qu’une partie de la crise monétaire n’est pas résolue. La liquidation de l’Union Européenne des Paiements (UEP) au 31 décembre va laisser une dette de 2950 millions d’unités de compte, alors que les conditions financières de l’Accord Monétaire Européen (AME), chargé de lui succéder, seront plus strictes [7]. Le dernier emprunt en date auprès du FMI, en janvier 1958, était assorti de recommandations d’experts limitant le déficit budgétaire à 600 millions de FPar ailleurs, le général de Gaulle veut un plan en bonne et due forme qui marque le début de son gouvernement avec éclat dans le domaine économique.
18 Deux optiques partagent alors le monde des spécialistes et des politiques : un courant s’oppose à toute dévaluation et à la réduction de la dépense collective, proposant de faire jouer la fiscalité, l’encadrement du crédit, la planification, le contrôle des prix : c’est le cas d’Albin Chalandon à l’UNR, de Guy Mollet à la SFIO. Un second courant, plus libéral, souhaite ouvrir les frontières pour renforcer les tendances concurrencielles et agir sur la demande intérieure par la fiscalité et le crédit. Jacques Rueff, inspecteur des Finances, déjà expert auprès du cabinet Poincaré en 1926-1928 et plusieurs fois auteur de plans de stabilisation, émerge du second courant. Le 10 juin, dix jours après l’investiture du gouvernement de Gaulle, il adresse au ministre des Finances une note : «Éléments pour un programme de rénovation économique et financière », qui propose un plan de mesures libérales pour résoudre ce qui est à ses yeux le mal français, l’inflation [8]. Deux séries de remèdes doivent s’épauler : sur le plan financier, il convient de limiter les emprunts du Trésor au marché financier en cessant les recours à la Banque de France et d’interdire à la Banque de France de financer des crédits à moyen terme pour les entreprises, selon les dispositions de mars 1944 destinées à la Reconstruction. Sur le plan commercial et concurrenciel, il s’agit de limiter au minimum les barrières, contingentements et protectionnismes divers, depuis les taxes douanières jusqu’aux professions protégées et autres corporatismes. Il conclut sur l’appel à la « restauration d’une monnaie française ».
19 Il semble que Roger Goetze ait pris l’initiative de donner des prolongements à ce texte. En effet, Antoine Pinay, quoique libéral aussi, se méfiait de ces projets.
20 Selon R. Goetze, les colères du général de Gaulle deviennent régulières entre le 15 août et le 15 septembre : « Quand donc le ministre des Finances va-t-il me proposer le projet de budget et les réformes qui doivent y être associées ?» [9]. C’est le cabinet de Matignon qui contribue à convaincre Antoine Pinay de recevoir Jacques Rueff à plusieurs reprises et de créer un comité d’experts destiné à préparer un programme d’ensemble, plus vaste qu’un emprunt assorti de mesures d’économies. Le 30 septembre, deux jours après le référendum qui accordait des pouvoirs spéciaux au gouvernement, Antoine Pinay accepte sans enthousiasme la formation de ce comité. Celui-ci devant rester secret, l’opinion publique n’apprit son existence qu’à la veille de sa dissolution, tandis que Jacques Rueff n’était que son « coordinateur » pour le ministre des Finances.
21 Les membres du comité, comme en 1926, représentent la haute fonction publique ou les affaires. Ils sont huit. Dans le monde de l’entreprise, on relève la présence de Jean Guyot, gérant de la banque Lazard, ami de J. Rueff, véritable chef de cabinet officieux du comité, M. Lorain, président de la Société Générale, M. Alexandre, président du conseil des Experts-Comptables, ami d’A. Pinay, C.J. Gignoux, économiste, ancien dirigeant de la CGPF (Confédération Générale du Patronat Français) dans les années 1930-1940, organisme patronal ancêtre du CNPF, Raoul de Vitry, président de Péchiney. Dans la fonction publique figurent C. Brasart, conseiller d’État où il préside la section des Finances, Jean Saltes, sous-gouverneur de la Banque de France et Jean-Marcel Jeanneney, professeur de sciences économiques, futur ministre du général de Gaulle. Le comité fait figure de Conseil économique et social en consultation et ses membres, choisis par Jacques Rueff, témoignent d’options économiques majoritairement libérales.
22 Le comité se réunit du 30 septembre au 8 décembre, à peu près tous les deux jours, dans un « climat étrange, semi-clandestin » (J. Guyot), qui ne parvient pas à dissiper le scepticisme de certains membres (C. J. Gignoux). Jacques Rueff préside de fait. Directeur du Trésor et sous-gouverneur de la Banque de France avant-guerre, écarté de la fonction publique par les lois antisémites de Vichy, il occupe des postes de diplomatie financière depuis 1945 (Réparations alliées, puis CECA). Il s’affirme comme libéral anti-keynésien. Il fait parler les invités, un peu comme un expert étranger mandaté par le FMI, puis dévoile quelques projets devant eux pour sonder leurs réactions, qui s’avèrent généralement réticentes (J. M. Jeanneney). La plupart des personnes sont hostiles à la dévaluation.
23 Quoique disposant de représentants en son sein – mais non choisis par eux – le ministère des Finances, le CNPF et la Banque de France, avec son gouverneur Wilfrid Baumgartner [10], regardent ce comité sans sympathie. Les auditions concernent les principaux directeurs des Finances (Budget, Trésor et Impôts), de nombreux responsables de directions dans les ministères économiques ou techniques, ou d’instances économiques et financières nationales, le Plan, la Banque de France, la Caisse des Dépôts (François Bloch-Lainé), la Sécurité Sociale. Un des aspects intéressants et novateurs du plan Rueff est l’utilisation, désormais familière aux cercles du pouvoir, de la palette la plus large de statistiques financières, bancaires et macro-économiques (Comptabilité Nationale, PNB).
24 Comment enrayer définitivement l’inflation ? Nous savons aujourd’hui que les années 1952 à 1967 sont des années de détente des prix au niveau des marchés mondiaux; en France, ils progressent en moyenne de + 3% par an, soit trois fois moins que la moyenne annuelle séculaire ( 1914-2000). L’année 1958 avec ses + 15% en 12 mois est une exception. « M. Pinay est arrivé pour la récolte » comme le souligne Jacques Le Bourva, professeur d’économie à l’Université de Rennes; il souligne « l’exemple assez rare en France d’une manœuvre d’ensemble… aux suites satisfaisantes » même si « la controverse s’est engagée sur un terrain doctrinal douteux » [11]. Les facteurs qui menacent la stabilité du franc à moyen terme, sont plus complexes que le déficit budgétaire ou la crise de confiance : la poussée de l’investissement et de la consommation avec réduction corrélative de l’épargne, l’affaiblissement momentané des ressources agricoles, une progression des salaires supérieure à celle de la productivité, la hausse mondiale des matières premières de 1956, renforcent les tensions à la hausse;« si de gros efforts de freinage ont été accomplis… certaines forces économiques ont joué spontanément dans le même sens ».
25 Les personnes interrogées conviennent qu’il s’agit d’un beau projet mais estiment qu’il dépasse les capacités d’un comité ou d’un gouvernement.À l’approche des discussions budgétaires d’automne, une étape s’impose. Jacques Rueff rédige un texte de 25-30 pages qu’il communique ou soumet en présence de tous les membres du Comité, dans la première quinzaine de novembre, à Georges Pompidou (le 7) assisté de Roger Goetze, puis à Antoine Pinay (le 12), et enfin au général de Gaulle (le 18). Après discussion dans les sphères gouvernementales, le texte est définitivement rédigé pour le 8 décembre, signé par ses huit rédacteurs et communiqué le 9 au président René Coty, qui l’accepte. Les membres du Comité ne sont pas unanimes sur la totalité du texte; l’un d’entre eux écrit une lettre séparée à Jacques Rueff mentionnant les risques de crise sociale grave (syndicats de paysans et de salariés) qu’il peut susciter.
UN PLAN STABILISATEUR, OUVERT ET COMPACT
26 Le contenu, libéral et gestionnaire, compte des aspects audacieux dont l’application risque d’être grinçante. À partir du problème central de l’inflation, le plan distingue trois groupes d’issues :
- Des solutions budgétaires : le budget courant des dépenses à caractère définitif doit être équilibré, par limitation des dépenses et par augmentation des recettes; pour la partie investissements publics, le Comité propose de distinguer le logement social financé par l’État sur un budget extraordinaire et le logement « privé» financé par l’épargne.
- Des solutions monétaires : pour obtenir « une monnaie respectable », il faut réviser le taux de change, diminuer les mécanismes d’indexation inflationniste, définir un franc « lourd » et convertible.
- Des solutions commerciales et extérieures : accélérer l’ouverture du marché français sur l’extérieur, OECE et CEE.
Une architecture vigoureuse, des réactions plutôt négatives
27 Ce plan est indiscutablement intéressant, même si ses conséquences sur la progression du niveau de vie paysan et salarié sont immédiatement perceptibles.
28 Dans la typologie des plans français de stabilisation, destinés à rétablir un équilibre à moyen terme, on peut le ranger dans la catégorie des plans « complexes et fondateurs », centrés sur le budget et les changes, comme le plan Poincaré de 1926; on peut le distinguer des plans conjoncturels centrés sur les prix comme le plan Pinay de 1952 et des plans conjoncturels centrés sur les salaires (et la monnaie) comme le plan Barre de 1976 [12]. Par rapport à ses écrits des années 30-40, ou même à ce qui était connu de ses positions en juin 1958, l’évolution de Jacques Rueff est perceptible. Les propositions figurant dans la note du 10 juin ont été considérablement approfondies et surtout des choix monétaires, qui n’apparaissaient pas en juin, sont désormais en bonne place en novembre.
29 Le nouveau franc qui restera dans la mémoire collective comme le trait le plus marquant du plan « Pinay-Rueff » est une idée du mois d’octobre, à la paternité discutée [13]. Le taux de la dévaluation proposé par le Comité, compte tenu de la hausse des prix, était de -13 à -15%. W. Baumgartner, gouverneur de la Banque de France, lança -17, 5%, à la fois pour dynamiser les exportations au moment de l’ouverture commerciale et pour fixer un rapport simple du franc à l’or ( 200 mg d’or à 900/1 000ème ou 180 mg d’or fin) et au dollar ( 35 $ l’once). Le dollar passait de 420 F à 493 F On aurait pu choisir aussi le dollar à 500 F, mais la dévaluation apparaissait alors trop creusée, -19, 4%. La création d’un nouveau franc posait quelques problèmes : en divisant le franc par 1/100, soit 4, 93 F au lieu de 493 F, on retrouvait quasiment le taux de change de 1914, 5, 15 F pour un dollar et celui de 1, 00 DM ou d’1 franc suisse pour un franc français. Diviser par 1/1 000 eût signifié le dollar à 49 centimes et le Mark à 10 centimes, ce qui était peut être un peu audacieux !
30 Le nom de la nouvelle monnaie reste « Franc », temporairement découplée en « anciens francs » et en « nouveaux francs » ( 1 NF = 100 AF), parfois en « francs lourds » ( 1 franc lourd = 1 NF = 100 AF). Dans l’entourage de Roger Goetze, il avait été question de deux autres mots, la livre et le gallia. Pour la livre, terme séculaire, il y avait un embarras de taille : c’était la monnaie britannique… Aucun des membres du cabinet n’osa le proposer au général de Gaulle. Le gallia eût mieux convenu, mais sonnait curieusement, soit un peu archéologique (gaulois) soit un peu régalien (de Gaulle) et on y renonça. La SEITA l’utilisa plus tard pour l’une de ses cigarettes. On ne dira cependant pas le « Franc de Gaulle » comme il y avait eu le « Franc Poincaré», à la fois parce que le chef du gouvernement avait couvert de son autorité une décision dont le détail technique lui échappait et parce que le fait majeur était moins la dévaluation que la conversion en « nouveaux francs », terme qui resta en usage dans l’opinion pendant les années 1960. La Direction Générale des Prix fut chargée de calculer l’incidence des mesures budgétaires, de la dévaluation et de l’ouverture commerciale sur le niveau des prix. Elle évaluait le chiffre entre + 6 et + 7% pour une dévaluation de -17 à -18%. La hausse fut effectivement de + 6, 5%.
31 Du 18 novembre, date de présentation au général de Gaulle, au 28 décembre, date de parution des premières ordonnances au Journal Officiel, de nombreuses péripéties accompagnent la traduction du texte en dispositions légales. Le détail des controverses nous est bien connu par le colloque de 1985 où les acteurs, Roger Goetze en tête, ont précisé avec scrupule leurs rôles respectifs et les moment les plus dramatiques [14]. Les opposants au projet sont rapidement nombreux, au moins à partir de la mi-décembre quand la presse commence à diffuser son contenu. Antoine Pinay lui-même déclare à la réunion du 18 novembre à Matignon ses fortes réticences; le 24 décembre, il menace clairement de présenter sa démission et demande des atténuations fiscales et monétaires au dispositif. L’homme de 1952 qui n’augmente pas les impôts et qui ne dévalue pas peut difficilement présenter l’image contraire en 1958. Comment justifier, selon son propos, « toutes ces taxes »! Vétéran de 1914-1918, il refuse par exemple d’endosser la suppression de la retraite du combattant [15] ! Les autres ministres de ce gouvernement de coalition ne sont pas plus enthousiastes : Michel Debré et Maurice Couve de Murville sont les seuls à l’appuyer nettement; l’UNR gaulliste n’est pas convaincue, les CNIP (droite libérale)
32 suivent les réticences de leur chef, le MRP (démocrate-chrétien) est réservé, les radicaux ne sont pas favorables, la SFIO est hostile. La Banque de France et le CNPF maintiennent leur opposition, le Conseil Économique et Social fait savoir la sienne ( 16-17 décembre). Dans les états-majors politiques, la gauche critique la compression du pouvoir d’achat salarié, la droite la faible efficacité antiinflationniste. Albin Chalandon, secrétaire général de l’UNR fait savoir son opposition.
33 Raymond Aron est un des rares chroniqueurs connus à défendre la validité du plan.
34 Tout dépend du chef de gouvernement, qui dispose désormais de larges pouvoirs. Le général de Gaulle se convainc progressivement de la solidité du plan : Roger Goetze en affirme les chances de succès, Jacques Rueff garantit sa cohérence interne [16], tandis que Georges Pompidou ou François Bloch-Lainé attestent de ses qualités politiques et économiques. « J’adopte le projet des experts… Du point de vue technique, je m’en remets dans l’ensemble aux spécialistes… Mais c’est ce que le projet a de cohérent et d’ardent, en même temps que d’audacieux et d’ambitieux, qui emporte mon jugement » [17].
35 La phase la plus dramatique intervient entre le 24 et le 27 décembre, alors que toutes les échéances se conjuguent : vote du budget, fin des pleins pouvoirs gouvernementaux, première étape de l’ouverture douanière à la CEE. Aux élections législatives des 29-30 novembre, l’UNR obtient 36% des sièges, presque 200 députés. Depuis le 21 décembre, le général de Gaulle a été élu chef de l’État par les 81000 grands électeurs. Il sera intronisé à l’Élysée le 8 janvier 1959. Le 24 décembre 1958, veille de Noël, Antoine Pinay menace de démissionner;
36 Roger Goetze, avec tout le cabinet de Matignon, s’emploie à l’en dissuader. Le vendredi 26 décembre, de 15 heures à minuit passé, un conseil interministériel puis un conseil de cabinet débattent pied à pied du projet budgétaire, préparé dans les temps par la Direction du Budget, et le plan « Rueff », mais ne tranchent pas puisque ce n’est pas un conseil des ministres. L’opinion financière n’est pas en reste, des fuites laissant entendre qu’il y aurait dévaluation et on peut évaluer à 10 milliards de F les pertes de change du franc pendant cette journée. Le conseil des ministres du 27 décembre faillit ne jamais avoir lieu. Les mesures d’austérité effraient les quatre ministres SFIO du gouvernement qui proposent leur démission. De Gaulle leur enjoint instamment de venir, pour achever de « remettre la République en place » et d’attendre le 8 janvier 1959, date d’expiration de la période constitutionnelle transitoire, pour prendre une décision définitive de retrait. L’ombre de l’Algérie plane sur tous les débats. Antoine Pinay songe aussi à partir. Les MRP sont réservés. De Gaulle ouvre alors le conseil des ministres en annonçant que si le budget préparé par les Finances et A. Pinay et le plan Rueff n’étaient pas acceptés, il quittait ses fonctions ! Moins d’une demi-heure après, tout était adopté…
37
Comme le gouvernement dispose des pleins pouvoirs, le vote
parlementaire n’est pas indispensable et le Journal Officiel du dimanche 28 décembre publie
une cinquantaine d’ordonnances, de notifications et d’avis à caractère
financier :
lois et décrets budgétaires des 30 décembre et 2 janvier,
ordonnance 58-1341 instituant un nouveau Franc, notification du changement de
parité adressée au FMI, avis 662 à 665 de l’Office des Changes relatifs à la
convertibilité externe du franc et avis concernant la libération des échanges (
29 décembre).
38 À partir de là, Antoine Pinay applique loyalement le plan Rueff, que l’on appellera ainsi le plan Pinay-Rueff. Le général de Gaulle, suivi par Antoine Pinay, annonce le dimanche soir même, à vingt heures, devant la radio et la télévision, les mesures qui sont prévues : « J’ai décidé de remettre nos affaires en ordre réellement et profondément… Notre pays va se trouver à l’épreuve…
39 (mais) le rétablissement visé est tel qu’il peut nous payer de tout… Sans cet effort et ces sacrifices, nous resterions un pays à la traîne, oscillant perpétuellement entre le drame et la médiocrité». Saisis par le verbe gaullien, les termes désagréables de dévaluation, d’impôts supplémentaires, de concurrence extérieure deviennent ainsi des défis collectifs.
40 L’opinion nationale et internationale est indiscutablement étonnée : la fermeture de la Bourse de Paris les 26-27 décembre laissait présager une opération monétaire, non un plan aussi dense. La presse, en cette période hivernale, est plus déconcertée qu’enthousiaste. Le 1er janvier, de Gaulle, appuyé par Dupont-Fauville pour les questions techniques, reçoit les directeurs de tous les grands journaux. Dans le détail, personne ne relève vraiment que de Gaulle, officiellement hostile à l’Europe politique, accepte, en les dépassant, les objectifs de la CEE. Dans la presse, les réactions sont inégales. Peu de choses avaient filtré des travaux de la rue de Rivoli et du comité Rueff. Quelques articles autour des 21-23 novembre évoquaient les rumeurs de dévaluation et les démentis d’Antoine Pinay. À l’approche de la fin de l’année et des traditionnels projets budgétaires, les articles réapparaissent, mais jusqu’au 26 décembre inclus, la question de la dévaluation est posée et décortiquée, sans réponse définitive. Depuis 1952, chaque échéance politique ou économique s’accompagne de rumeurs de dévaluation, la surévaluation du franc français étant de notoriété publique dans les milieux spécialisés.
41 Après l’annonce du plan Pinay-Rueff, la presse internationale est impressionnée pendant les jours qui suivent l’annonce, puis cesse de s’y intéresser. La presse nationale commence plutôt par souligner l’importance de la réforme et sa cohérence. Après quelques jours d’étonnement et d’expectative, se développent des opinions plutôt défavorables. En janvier 1959, Raymond Aron classe les critiques en trois catégories : 1) le plan est socialement injuste, 2) il est libéral et déflationniste, 3) il n’est pas certain d’obtenir des succès, notamment parce que la politique algérienne n’est pas modifiée. La première critique est unanime, les deux secondes viennent tantôt de la gauche tantôt de la droite, pour des raisons différentes. « La France paiera » écrit Gilbert Mathieu dans Le Monde, « Derrière le rempart de la monnaie, une relance économique difficile », note L’Express du 4 juin 1959. Raymond Aron dans Le Figaro et René Sédillot dans La Vie Française, un des principaux journaux financiers, sont un peu isolés dans leur plaidoyer positif.
42 Les organisations syndicales ou associatives ne se manifestent pas, sauf les associations d’anciens combattants, qui protestent les 21-22 janvier 1959 contre la suppression de la retraite, mesure plus symbolique que véritablement coûteuse. Tous s’opposent mais décident, comme la FNSEA, de prendre contact avec le gouvernement avant de « passer à l’action ». Le patronat n’est pas très favorable. Jean-Marcel Jeanneney, ministre de l’Industrie dans le nouveau gouvernement Debré, raconte qu’il reçoit continuellement, en 1959, des représentants des patrons qui annoncent la faillite de leur secteur [18]. Sur l’ensemble de l’année 1959, les banques, le CNPF, les professions libérales et les commerçants semblent hésitants ou favorables, les ouvriers, les agriculteurs et les PME sont mécontents. Les agriculteurs pourraient protester. La suppression de leur régime fiscal particulier, et la désindexation des prix les touchent sensiblement;
43 l’ouverture vers la CEE peut les inquiéter [19]. En 1960 éclateront d’ailleurs des manifestations, pour des raisons plus complexes. Il faut compter cependant avec l’opinion favorable dont bénéficie le général de Gaulle auprès de la FNSEA et le poids moderniste de la JAC au sein du monde rural.
Une mise en œuvre programmée
44 Une fois lancé, le plan doit être appliqué. À partir du 8 janvier 1959, le véritable ministre de l’Économie semble être le Premier ministre lui-même, Michel Debré, soutenu par le ministre de l’Industrie, Jean-Marcel Jeanneney. Antoine Pinay, comme son successeur W. Baumgartner (janvier 1960), se cantonne dans la fonction de gardien de l’équilibre budgétaire pour la réussite du plan Rueff.
45 De surcroît, la SFIO quitte le gouvernement, désormais composé d’UNR, de CNIP, de MRP et de radicaux, mais le parti socialiste ne passe pas dans une opposition ouverte. Les principales mesures demandent un délai de réalisation inégal et se conditionnent les unes les autres. L’arrière-plan politique de la guerre d’Algérie avec la perspective d’un vide politique de court terme sans alternative immédiate crédible, l’accumulation du capital depuis les années 50, les dispositions modérées de la politique salariale, la pression discrète des organismes internationaux (OECE, UEP-AME, CEE, FMI) représentent autant de contreforts positifs qui contraignent au succès.
46 Prenons l’exemple de l’orientation salariale, qui n’est plus une « politique salariale » puisque les salaires sont librement négociés entre employeurs et employés depuis février 1950. De Gaulle avait reçu les syndicats de salariés les 9-10 juin 1958, quelques jours seulement après son investiture, au retour de son voyage en Algérie. Le comité Rueff avait recommandé la fin de toute indexation, c’est-à-dire de la répercussion salariale systématique de toute hausse des prix.
47 L’article 79 de l’ordonnance portant loi de finances du 31 décembre abrogea toute indexation, sauf celle du SMIG, et l’interdit à l’avenir. La hausse des prix pour 1959 étant estimée à + 6 ou + 7% (avec des hausses de + 10 à + 15% pour les tarifs publics) et le rapport du Comité n’ayant évoqué que la préservation minimale du SMIG, il fut décidé de programmer hors plan Rueff, hors budget et même hors publication d’ordonnance, une recommandation appuyée du gouvernement en faveur d’une hausse maximale de + 3% pour les salaires, à commencer par les traitements de la fonction publique; le SMIG serait augmenté exceptionnellement de + 4% au 1er mars. Si les syndicats de salariés restent extérieurement calmes, des turbulences sociales accompagnent l’année 1959.
48 Quelques reculs symboliques n’entament pas l’essentiel du dispositif.
49 J. M. Jeanneney attribue cela au souci de ne pas gêner le gouvernement dans la solution de la question algérienne, tandis que R. Goetze souligne la capacité de persuasion du Premier ministre qui avait complètement intériorisé les objectifs du plan. On peut ajouter l’affaiblissement momentané de la CGT depuis la modestie des résultats du « Non » au référendum de septembre 1958.
50 En janvier 1959, les droits de douane en vigueur entre la France et la CEE sont diminués de 10%, plusieurs plafonds de quantités échangées de pays à pays sont relevés. Alors que Benelux, Italie ou RFA avaient atteint ce stade dès 1954 et que le gouvernement Pflimlin avait annoncé en mai 1958 que la France ne pourrait tenir cet engagement, 90% des échanges France-OECE sont libérés, c’est-à-dire dispensés de licences, autorisations ou contingentements. Le directeur des Relations économiques extérieures, Bernard Clappier, dut passer trois jours pleins à Matignon pour établir la liste de libération [20]. Les échanges entre la France et la zone dollar étaient libérés à hauteur de 11% en juin 1957, contre 68 à 86% pour Italie, RFA, Benelux.
51 Sur le plan budgétaire, le déficit courant est maintenu à 600 milliards d’AF, soit 6 milliards de NF, en partie grâce à l’inflexibilité d’Antoine Pinay. Ce chiffre n’apparaît pas dans le tableau statistique joint qui concerne le seul budget ordinaire. En fait, sont touchées d’un côté des exonérations (bénéfices agricoles, entreprises publiques), des indexations et des subventions, de l’autre les dépenses des « interventions publiques » (titre IV). La plupart des taux fiscaux restent inchangés pour éviter une flambée de mécontentement et la croissance économique permet une augmentation mécanique du rendement fiscal de 200 miliards d’AF.
52 Sur le plan monétaire, le Franc redevient convertible avec les autres monnaies européennes. La Grande-Bretagne, la RFA et le Benelux s’y étaient engagés; ils totalisaient 55% des quotas de l’UEP, ce qui les autorisait à demander sa dissolution par notification au secrétariat général de l’OECE, sous condition de l’entrée en fonctionnement de l’Accord Monétaire Européen. Si depuis 1955, le solde des compensations à l’intérieur de l’UEP s’effectuait pour les trois quarts en dollars, les comptes des non-résidents, ceux des entreprises britanniques en France par exemple, restaient partiellement intransférables. Au 21 janvier 1959, les mouvements de capitaux et de devises sont totalement libres. Onze pays d’Europe, dont la France, libèrent ainsi leur monnaie des contraintes de l’inconvertibilité en janvier 1959. Le rétablissement de la convertibilité dans le cadre du système de Bretton Woods engage une conséquence de prestige, la redéfinition officielle du franc par rapport à l’or; ce n’est pas l’étalon-or de type 1878-1913, mais plutôt le Gold Exchange Standart de Gênes ( 1922). L’équivalence-or du franc de décembre 1958 est de 1, 8 mg d’or à 900/1 000e, 179 fois moins que le franc germinal, mais celle de janvier 1960 est de 180 mg, soit 56% de celui de 1803. Le deustche mark cote désormais 1, 17 F (le franc vaut 0, 85 DM) et le franc suisse 1, 10 F La France, dépose au FMI la nouvelle parité d’un dollar pour 493, 70 F, qu’elle s’engage à défendre dans une bande de ± 1% selon les accords de Bretton Woods, soit entre 490 et 497, 40 F pour le dollar. Pierre-Paul Schweitzer, directeur du Trésor, se rend le 27 décembre à Washington pour cette opération. Le FMI constate avec satisfaction l’amélioration de la situation économique européenne et l’effort de coopération du continent. Un nouveau franc, symbole d’une nouvelle époque monétaire, doit être mis en place en 1960.
53 Sur deux questions, Jacques Rueff n’eut pas satisfaction. Pour le problème des « corporatismes intérieurs », il estimait qu’il fallait faire un autre plan ou un autre Comité. Ce fut, en 1959, le comité Armand-Rueff, dont le célèbre « Rapport » devint plus une référence morale qu’opératoire. Pour la politique monétaire de la Banque de France qu’il voulait restrictive, il ne fut pas écouté.
54 L’ensemble de ces mesures coïncide avec le réaménagement de la coopération européenne. L’UEP se dissout, remplacée par un discret AME (Accord Monétaire Européen), tandis que la CEE semble concurrencée par les Sept de l’AELE [21]. Au moment du plan Rueff, se place presque exactement l’opération Unicorn en Grande-Bretagne (Unic Convertibility Return) [22]. Officiellement le groupe Unicorn et le groupe Rueff n’étaient pas informés de leurs travaux respectifs. Sur le plan commercial, il fut annoncé le 15 décembre au conseil de l’OECE qu’il y aurait d’un côté la CEE, de l’autre l’AELE. Sur le plan monétaire, France et Grande-Bretagne parvinrent à une certaine simultanéité. Le 10 décembre, Baumgartner fit savoir à la Banque d’Angleterre que la France allait rétablir la convertibilité de sa devise. À l’occasion de plusieurs rencontres au sommet à Paris, notamment les conseils respectifs de l’OECE et de l’Alliance Atlantique, eut lieu le 17 décembre un dîner entre les trois ministres des Finances, français, allemand, britannique, qui permit de rapprocher les points de vue. La France avait obtenu de plusieurs partenaires de l’UEP finissante 400 millions de dollars de prêts destinés à étouffer toute spéculation consécutive au rétablissement de la convertibilité du franc. Pour Mac Millan, il fallait éviter que la Grande-Bretagne ne se retrouve isolée. Les convertibilités sont rétablies presque simultanément avec la dissolution de l’UEP. L’Europe du Plan Marshall prenait fin. Londres semblait plutôt avoir conduit le mouvement de convertibilité monétaire et Paris le mouvement d’association commerciale et douanière.
55 L’idée d’une conversion monétaire interne s’impose dans les dernières semaines de 1958, mais ne peut entrer en application avant un an, le temps que les différentes dispositions techniques soient au point [23]. L’opération est très bien organisée et doit effacer le souvenir des échanges de billets de 1945 et 1948 [24]. L’ordonnance n° 58-1431 du 27 décembre 1958 institue une nouvelle unité monétaire, sur la base de 1 NF = 100 AF et le décret du 18 novembre 1959 (n° 59-1313) fixe la date au 1er janvier 1960. Pour le FMI, une notification suffit. La nouvelle unité monétaire, le franc, temporairement appelée « nouveau franc », est divisée en 100 centimes. Elle circule en métropole, dans les trois départements d’Outre-Mer (Guadeloupe, Guyane, Martinique) et en Algérie-Saharajusqu’en juillet 1962 pour cette dernière [25].
56 La conversion en nouveaux francs allait surtout devoir être psychologique. D’un seul coup, l’ouvrier moyen allait toucher 500 NF à la fin du mois au lieu de 50000 AF, le salarié moyen 610 NF au lieu de 61000 AF, mais le kg de pain rétrogradait de 60, 4 AF à 0, 60 F ou le kg de beefsteack de 1064 AF à 10, 64 NF Sur le plan comptable, les difficultés ont été mineures, même si la Banque de France, prise de court par la décision, n’a pas été à même de fournir les nouveaux billets en une seule année. Pour faciliter la transition culturelle, la Monnaie reprit des anciens modèles et la « Semeuse » est une gravure de 1897, œuvre du sculpteur Oscar Roty [26]; toutefois, si les comptes s’effectuent en nouveaux francs, les conversations et une bonne part des transactions restent en anciens francs. La plupart des individus comptent en AF jusqu’à 2000 AF ( 20 NF). Un sondage de la fin des années 1970 montrait que la majorité de la population continuait à compter mentalement en anciens francs [27]. Au 1er janvier 1963, l’appelation « nouveau franc » s’efface définitivement devant l’expression « franc ».
UNE « STABILISATION » À CONFIRMER
57 Le plan Pinay-Rueff fut très ausculté dans les quatre ou cinq années qui suivirent. La France parvient progressivement à l’âge statistique moderne, disposant de séries complètes, en quantité et en qualité croissantes. Dans les réunions internes ou devant la presse, le ministre en fait largement usage. La première Ve République, qui réaffirme l’importance du plan et de la maîtrise politique de la croissance, déploie volontiers ces évaluations « objectives » de ses succès économiques. Le souci constant d’atteindre les grands équilibres et de rompre avec les déficits passés conduit le gouvernement et les Finances à surveiller les indices avec la plus grande attention. La décision prise par Valéry Giscard d’Estaing de réaliser en septembre 1963, cinq ans après l’opération Pinay-Rueff, un « plan de stabilisation » est à la fois l’occasion de recadrer certains dérapages conjoncturels et de réaffirmer les objectifs de croissance maîtrisée.
58 À une génération de distance, les indicateurs du début des années 1960 apparaissent très favorables. Il est cependant difficile de démêler ce qui revient aux facteurs directement économiques de croissance – combinaison du travail et du capital – et ce qui est imputable au plan lui-même. Par ailleurs, le plan Rueff est tout sauf « interventionniste »; libéral dans l’optique, il cherche à rétablir les équilibres du marché, pas à corriger des « structures ». Il faut donc le juger sur ses résultats conjoncturels.
59 De 1954 à 1965, les résultats de la France sont brillants, mais sans césure particulière en 1958. Le PIB s’accroît de + 5, 1% par an, les prix progressent de + 4, 4% par an, le budget courant devient excédentaire à partir de 1959 (à l’exception des années 1962-1963). On pourrait nuancer le tableau : si la progression annuelle rapide de la masse monétaire (+ 12, 6%) n’appelle pas de commentaire particulier, il faut signaler jusqu’en 1963, le maintien d’un déficit discret des charges de Trésorerie, allant de 2 à 10% des dépenses ainsi qu’une augmentation rapide des salaires (+ 9, 7% en francs courants, soit + 5, 0% en francs constants ou « salaire réel »). Si les dépenses budgétaires reculent de 23, 1% du PIB en 1954 à 20, 2% en 1965, la masse salariale progresse dans le même temps de 43, 5% à 46, 9% du PIB, accumulant des pressions sur les coûts. La forte croissance des années 60 permet exceptionnellement de faire cohabiter une hausse des prix modérée et une hausse des salaires plus élevée.
60 L’endettement public reste stable, autour de 90 milliards de francs, ce qui diminue très nettement son rapport au PIB, 32% en 1958, 16% en 1968.
61 La couverture des importations par les exportations approche des 100%, chiffre atteint et dépassé à partir de 1966. L’insertion dans les cadres ouverts de l’OECE-OCDE et de la CEE a été réussie sans à-coups. En 1960, la France dirigeait 10% de ses exportations vers les Six et encore 30% vers la zone franc, en 1970, les chiffres sont respectivement de 50 et 10%. Si l’on considère la balance des paiements, déjà positive en 1954-1955, elle s’installe dans l’excédent dès 1959, car les revenus des services et les échanges de capitaux équilibrent les transactions commerciales extérieures.
62 Sur le plan monétaire, la France, endettée auprès du FMI en 1958, pour un quart de la totalité de l’aide fournie par le FMI à ses membres, rembourse toute sa dette ( 900 millions de dollars) en 1959 et devient créancière en 1961 (de 1, 1 milliard de dollars) au point que le FMI juge cette monnaie assez solide pour la prêter à des pays tiers [28]. Les réserves monétaires de la France augmentent fortement, sa dette internationale se réduit aux seuls débits à long terme des années 1944-1950. En trois ans, le franc encore fragile des années 50 est devenu le franc solide des années 1960.
63 Toutes ces performances étaient largement en gestation sous la IVe République. Que peut-on attribuer au plan de 1958 ? Le plan Rueff lui-même s’insère à la charnière de deux années de croissance médiocre du PIB, + 2, 4% en 1958 et en 1959. S’il est difficile de lui affecter le ralentissement de 1958, on peut dire qu’il contribue à tasser le chiffre de 1959, en considérant qu’il s’agit d’une remise à niveau nécessaire; les années suivantes dépassent + 5% par an.
64 Le plan Rueff avait trois objectifs : stabiliser le budget, consolider la monnaie et préparer l’ouverture commerciale de la France. Ces trois objectifs sont indiscutablements atteints. Si l’on considère par classement décroissant les points de réussite spécifique du gouvernement de Gaulle, vient en premier lieu l’effort budgétaire, suivi par la stabilité monétaire, l’insertion commerciale internationale, et l’incitation à la stabilité des prix. La politique des salaires et du crédit reste souple tandis que la croissance du PIB, l’absence de chômage ou celle des exportations se rapportent à des facteurs macro-économiques plus larges.
Les limites du Plan et leur amendement
65 Cette réussite est-elle complète ? Est-elle perçue comme telle à ce moment-là? En 1961, le principal auteur du plan de 1958 dénonce son inachèvement. Jacques Rueff avait été chargé avec Louis Armand, en automne 1959, d’un « Rapport sur les obstacles à l’expansion économique ».
66 Ce travail devait compléter celui de décembre 1958. Touchant trop d’intérêts en place, ratissant large et parfois de manière imprécise (les bouchers, les taxis, etc.), le rapport Rueff-Armand ne reçut aucune suite directe.
67 La question qui lui tenait cependant à cœur, le contrôle de la progression des crédits bancaires, était expressement exclue de son champ de travail, en partie à la demande du gouverneur de la Banque de France, Wilfrid Baumgartner. En janvier 1960, W. Baumgarnter est nommé ministre des Finances après le départ d’Antoine Pinay. Fin 1961, alors que la hausse des prix manifeste une légère tension, Jacques Rueff prononce devant le Collège Libre des Sciences Sociales et Économiques un « Discours sur le crédit », qu’il destine à la Banque de France et au ministère des Finances. L’analyse est assez décalée par rapport à la réalité des pressions inflationnistes et se déploie en un catalogue de critiques hétérogènes sur la gestion monétaire interne : l’inflation n’est pas dans la hausse des salaires, mais dans l’excès de moyens de paiement;
68 le budget étant désormais en voie d’équilibre, le réveil des tensions infationnistes est imputable à la politique du crédit; le système bancaire est cartellisé en un oligopole de connivence qui freine le progrès; la Banque de France coiffe le système et bloque toute modernisation; elle maintient des taux d’intérêt trop élevés. Même si le marché financier français n’est pas exempt de surcoûts protectionnistes, cette diatribe n’eut aucun effet pratique sinon de renforcer l’animosité entre les deux hommes, J. Rueff et W. Baumgarnter.
69 Cependant la réévaluation du deutsche mark bouscula partiellement la valeur extérieure du Franc fixée en 1958 [29]. La RFA accumulait des excédents continus de sa balance des paiements depuis le début des années 50, mais à partir de 1957, des mouvements spéculatifs portaient des capitaux en abondance vers le mark, à la fois pour garantir des avoirs liquides dans une monnaie solide et dans l’attente d’une réévaluation qui valoriserait ces avoirs. La hausse des prix allemande des années 50 était très faible, plus faible que celle de ses voisins : + 1, 75% par an dans les années 50, + 2, 65% dans les années 60.
70 L’affaiblissement du dollar à partir de 1958-1960 renforçait ces tendances.
71 Cette abondance de liquidités en DM pouvait créer des conditions inflationnistes – que les statistiques rétrospectives démentent – mais on le croyait à l’époque. Les autorités monétaires allemandes – la Bundesbank réorganisée en 1957 – se trouvaient devant une alternative délicate : ou bien relever le taux de réescompte (inférieur alors à 3%) de la Banque Centrale pour « refroidir » la croissance, mais cela aggraverait l’attraction des capitaux flottants pour le mark, ou bien maintenir ce taux à bas niveau pour privilégier la croissance de la RFA et décourager l’entrée des capitaux extérieurs. Après de longs débats internes, devant l’inanité des relèvements de taux comme le refus américain d’une conférence internationale sur les monnaies, à l’approche des élections législatives allemandes, la RFA décida le 4 mars 1961 de réévaluer le DM de 4, 75%, ce qui donnait le dollar à 4 DM au lieu de 4, 20 et le mark à 1, 23 F au lieu de 1, 17 F
72 L’opération était présentée comme une mesure de stabilité du DM contre l’inflation importée; elle ne provoqua pas de réduction des excédents commerciaux car les produits Made in Germany étaient achetés pour d’autres raisons que monétaires. On ne releva pas de retraits sensibles des capitaux placés à long terme;
73 seuls les capitaux courts refluèrent momentanément. La RFA enregistra simplement un déficit de ses paiements extérieurs en 1962. En France, l’opinion spécialisée regretta le caractère unilatéral de la décision – mais il n’existait plus d’instance permanente de coopération monétaire européenne – salua discrètement avec un peu d’envie la performance rare d’une réévaluation, et continua de s’interroger sur la viabilité à long terme du système monétaire international de 1944.
74 Une légère reprise de l’inflation en France menaçait de réduire l’avantage de compétitivité donné par la dévaluation de 1958 et la réévaluation du DM. Le président de la République, mis en éveil par Jacques Rueff, envisage un bref planrappel à la mi-août 1963 [30] et s’en ouvre, par l’intermédiaire du Premier ministre G. Pompidou, à V. Giscard d’Estaing, ministre des Finances. Le plan de septembre 1963 s’appuie sur la recherche d’un équilibre budgétaire plus exact, d’un blocage général des prix au niveau atteint le 31 août 1963 et, en novembre, d’un contrôle des crédits bancaires [31]. Le plan s’accompagne d’une importante publicité avec affiches, étiquettes, annonces ou émissions de télévision sur les meilleures manières d’acheter, sous l’égide de la « défense du franc ». En 1964-1965, les prix de détail ralentissent leur course (+ 3, 4%, puis + 2, 5%). Le PIB, légèrement tassé en 1963 (+ 4, 2%), reprend sa course (+ 6, 5% en 1964, et + 4, 8% en 1965), le budget ordinaire devient excédentaire, le commerce extérieur est équilibré, la hausse des salaires horaires s’établit autour de + 6%. Le nouveau franc est consolidé, au moins jusqu’à la crise de mai 1968.
75 Au départ, le choix d’Antoine Pinay comme ministre des Finances, guidé par des impératifs de politique générale et financière, semblait déboucher sur un grand emprunt et la recherche de l’équilibre budgétaire. Une note de Jacques Rueff au général de Gaulle permet au chef du gouvernement et à ses conseillers, notamment à Roger Goetze, d’inciter le ministre des Finances à élargir son programme. En charge d’un Comité d’experts restreint à huit membres, hauts fonctionnaires et dirigeants d’entreprises, soucieux d’auditionner de nombreux responsables, Jacques Rueff donne forme à un texte qui sera largement traduit en décisions politiques. Le programme Pinay devient le plan Pinay-Rueff.
76 Les réticences sont nombreuses. Les partis politiques, dont la SFIO et un courant de l’UNR, la Banque de France, dirigée par W. Baumgartner, une fraction des hauts fonctionnaires, la majorité des ministres hésitent ou s’opposent à ce plan, Antoine Pinay et Guy Mollet présentant même leur démission.
77 Le général de Gaulle couvre le tout de son autorité et insiste sur la liaison entre tous les éléments du nouveau cours, Constitution, Algérie, stabilisation financière. Il emporte la décision. Les mesures se concentrent en quelques jours fin décembre 1958 et bénéficient de l’effet de surprise. Seule l’introduction du nouveau franc est fixée à janvier 1960. L’objectif est de stabiliser les prix, le budget de l’État et les comptes extérieurs. Trois orientations peuvent être distinguées : la recherche de l’équilibre budgétaire, la stabilisation monétaire et le souci d’une plus grande ouverture commerciale.
78 Les effets du plan proprement dit sont difficiles à isoler du reste de l’évolution économique de la France. Soulignons ce qui peut être identifié comme spécifique à son actif : 1) le souci de l’équilibre budgétaire, qui stabilise la charge de l’État sur le PIB et impressionne favorablement les détenteurs de liquidités;2) la solidité monétaire du franc, la première depuis les années qui entourent le plan Poincaré ( 1926-1935), et la poursuite de la décélération des prix amorcée en 1952;3) la dynamisation supplémentaire des échanges extérieurs français et l’apparition d’une balance des paiements excédentaire.
79 Le plan n’était pas sans limites. Il contribue à ralentir la croissance du PIB pendant les deux années; 1958 et 1959 et ses effets conjoncturels sur prix et changes se dégradent une première fois à partir de 1967-1968, une seconde après 1974, mais il n’avait ni pour objectif ni pour moyens une stabilité longue des prix et de la monnaie. Le plan-rappel de stabilisation de l’automne 1963, centré sur le verrouillage des prix, montrait à l’évidence non pas l’échec de 1958, mais bien la nécessité de maintenir une vigilance collective autour de la stabilité. Ainsi, avec le recul du temps, même si sa pérennité n’atteint pas celle de la constitution, le plan Pinay-Rueff reste une belle et solide opération de stabilisation, à la fois compacte et efficace.
FRANCE. PRINCIPAUX INDICATEURS, 1954-1965
Notes
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[1]
Paule ARNAUD -AMELLER, Les mesures économiques et financières de décembre 1958, Paris, Armand Colin, 1967; INSTITUT CHARLES DE GAULLE, 1958 : la faillite ou le miracle. Colloque de 1985, Paris, Economica, 1986; Jean LACOUTURE, De Gaulle, Le politique, 1944-59, Paris, Seuil, 1985, chap. 30.
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[2]
François BLOCH -LAINÉ l’a raconté plusieurs fois, par exemple dans Profession fonctionnaire, Paris, Seuil, 1976, p. 168.
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[3]
Il faut tenir compte de la concurrence entre Indépendants et RPF-UNR.
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[4]
Nathalie CARRÉ DE MALBERG, Entretiens avec Roger Goetze, 1937-58, Paris, Comité pour l’Histoire Économique et Financière de la France (CHEFF), Imprimerie Nationale/LGDJ, 1997.
-
[5]
Ministère des Finances, Paris, Archives Économiques et Financières (désormais AEF), B 23506-23508.
-
[6]
Afin de ne pas officialiser une dévaluation nécessaire, le gouvernement Bourgès-Maunoury avait instauré un système de taxe (de 20%) sur devises à l’importation et de subvention (de 20%) sur devises à l’exportation : ministère des Finances, AEF. Z 14268, et 1 A 441 Cabinet Ramadier.
-
[7]
J. KAPLAN, G. SCHLEIMINGER, The European Payments Union, Oxford, Clarendon Press, 1989.
-
[8]
Jacques RUEFF, Combats pour l’ordre financier, Paris, Plon, 1972. Voir la note du 10 juin p. 153 sq.
-
[9]
INSTITUT CHARLES DE GAULLE, 1958, op. cit., p. 49-50.
-
[10]
Olivier FEIERTAG, Wilfrid Baumgartner, les finances de l’État et l’économie de la nation, 1902-1978, à paraître au CHEFF.
-
[11]
Jacques LE BOURVA, « La théorie de l’inflation, le rapport des experts et l’opération de décembre 1958 », Revue économique, septembre 1959, p. 713-754.
-
[12]
Frédéric TEULON, Dictionnaire d’histoire, économie, finance, géographie, Paris, PUF, 1997 : « Stabilisation (plans de)».
-
[13]
Michel-Pierre CHÉLINI, Histoire du Franc français au XXe siècle, Paris, Picard, 2001, p. 253-259.
-
[14]
INSTITUT CHARLES DE GAULLE, 1958, op. cit.
-
[15]
Antoine PINAY, Un Français comme les autres, Entretiens avec A. Veil, Paris, Belfond, 1984, p. 126.
-
[16]
« J’accepte que l’opinion que vous aurez de moi à l’avenir dépende entièrement du résultat obtenu », J. RUEFF, op. cit., p. 233.
-
[17]
Charles DE GAULLE, Mémoires d’espoir, Paris, Plon, 1971, p. 152.
-
[18]
INSTITUT CHARLES DE GAULLE, 1958, op. cit., p. 67.
-
[19]
L’indexation concernait aussi certains prix agricoles depuis 1946-1648, notamment le sucre, le blé et le lait dont les prix à la production tenaient compte des hausses de coûts salariaux. Depuis le début des années 1950, la plupart des grands produits agricoles sont subventionnés.
-
[20]
INSTITUT CHARLES DE GAULLE, 1958, op. cit., p. 61.
-
[21]
Association Européenne de Libre Échange, moins intégrée, plus contractuelle et uniquement commerciale, lancée par la Grande-Bretagne en 1958 et comptant notamment la Scandinavie, la Suisse et l’Autriche. La plupart de ses membres finirent par rejoindre la CEE, entre 1972 et 1995.
-
[22]
P. M. PITMAN, « Le programme de réforme finanière français et le rétablissement de la convertibilité en Europe occidentale », in Du Franc Poincaré à l’Écu, Paris, CHEFF, 1993, p. 449-471.
-
[23]
Ministère des Finances, AEF, B 50782.
-
[24]
M-P. CHÉLINI, Inflation, État et opinion en France, 1944-52, Paris, CHEFF, 1998, chapitres 4 et 6.
-
[25]
L’Algérie formait un territoire composé de trois préfectures, Alger, Oran et Constantine; les territoires du Sud saharien constituaient un espace distinct.
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[26]
Intéressant musée Oscar Roty à Jargeau (Loiret).
-
[27]
Sondage évoqué par Paul Fabra dans Le Monde daté du 27-28 novembre 1988 « Le nouveau Franc, la conversion monétaire de 1958-60 », mais resté introuvable malgré nos recherches.
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[28]
M. LELART, « Le Franc et le FMI depuis 1960 », in Du Franc Poincaré à l’Écu, op. cit., p 623-638.
-
[29]
G. MOINE, « Le Deutschemark », Notes et Études Documentaires, janvier 1981, Paris, La Documentation française, et A. SAMUELSON, Le mark, Paris, Didier, 1971.
-
[30]
C. DE GAULLE, Mémoires d’espoir, II : L’effort, Paris, Plon, 1971, p. 212.
-
[31]
L. FRANCK, Les prix, Paris, PUF, « Que-sais-je ?», plusieurs éditions de 1957 à 1982.