1 Le colloque annuel de la Société d’Histoire Littéraire de la France a été cette année organisé par Luc Fraisse et Éric Francalanza et porte sur « Correspondances d’écrivains et histoire littéraire ».
2 Avant que nous entrions dans le vif du sujet, je voudrais me féliciter que nous puissions chaque année désormais jouir de l’hospitalité de la fondation Del Duca, de son décor magnifique et de son personnel si accueillant. C’est un grand avantage que nous devons à Monsieur le Chancelier Gabriel de Broglie, et je lui transmets une fois de plus mes remerciements pour la générosité qu’il ne cesse de nous manifester.
3 Ce sujet que vous avez choisi, que nous avons choisi, mais que vous avez mis en œuvre, Messieurs, « Correspondances d’écrivains et histoire littéraire », est relativement nouveau. On ne pense pas spontanément, lorsqu’on édite des correspondances, ou même lorsqu’on en lit, qu’elles aient un rapport à l’histoire littéraire autre que celui de matériaux.
4 Or, l’intention de ce colloque, si je la perçois bien, c’est plutôt de montrer que les correspondances sont partie prenante au premier chef de la littérature et qu’à ce titre elles sont objet et sujet de l’histoire littéraire et non pas simplement l’une de ses sources documentaires ou archivistiques. C’est une prise de conscience relativement récente et que ce colloque va ponctuer. Il intervient à un moment qui nous rend témoins de la fin d’un monde de culture fondé sur l’écrit, la lecture, les lecteurs, et dont les vecteurs de communication auront été, depuis la Renaissance jusqu’à nos jours, la correspondance manuscrite et le marché du livre imprimé. La correspondance est aujourd’hui en voie d’être remplacée par la communication sur internet et le livre imprimé est menacé d’une concurrence de plus en plus agressive de la part du livre numérique. Les messages internet s’effacent, quand les lettres demeuraient. Ils se diffusent dans un espace à bien des égards public, alors que les missives restaient en principe et parfois pour des siècles de l’ordre jalousement privé.
5 Ce n’est pas par hasard si l’on a inventé au XVe siècle — peu avant les débuts de l’imprimerie, la notion toute privée de République des Lettres, c’est-à-dire d’une communauté construite par la circulation des lettres manuscrites et des livres —, eux-mêmes d’abord manuscrits, puis imprimés. Les principaux acteurs de cette communauté étaient les auteurs et les récepteurs de lettres, leur rang dans la République était confirmé par la publication posthume de leur correspondance. Ils publiaient de leur vivant des livres, dont la genèse et la réception faisaient souvent l’objet de leurs lettres. Les principaux officiers de cette République étaient les libraires-imprimeurs et la poste, invention elle aussi de la Renaissance. Ses électeurs étaient le public des lecteurs et acheteurs de livres. Au cœur du système, l’acte d’écrire et l’acte de lire, devenus l’un et l’autre silencieux, solitaires, privés, lieu d’un échange intense in abstentia.
6 Le mot littérature dans l’ancienne langue est à peu près synonyme de République des Lettres, dans le même sens encyclopédique qui englobe les écrits de toutes disciplines, pas encore réparties entre scientifiques et littéraires. Certes la gravure — apparue presque en même temps que l’imprimerie — a donné à l’image et au livre illustré de planches un rôle considérable. Mais ce rôle n’a jamais cessé d’être subordonné au sens du texte écrit et imprimé. Aujourd’hui, dans le monde numérique qui se met en place sous nos yeux, l’image précède le verbe. Elle a conquis sur lui une sorte d’hégémonie, réduisant le texte à une fonction souvent seconde. Nous sommes aujourd’hui dans la position intermédiaire d’héritiers d’une République des Lettres encore très vivace il y a trente ans et de témoins d’un nouveau système à la fois mondial et local on ne peut plus flou, et où la littérature cherche encore sa place, si toutefois elle en a encore une à tenir.
7 Cette situation « entre deux rives » a au moins le mérite de nous faire voir plus clairement ce qui est en train de disparaître et de nous faire mieux sentir le devoir qui est le nôtre, de la faire comprendre et d’en sauver la mémoire, voire l’exercice. On peut en effet dès maintenant être au moins sûr d’une chose : quel que sera le monde en gestation, la culture, au sens goethéen de Bildung, de développement personnel aussi complet que possible, ne s’accommodera jamais que l’on s’enferme dans l’actuel et sa forme de vie, elle exigera toujours le voyage et l’exploration par la pensée d’autres formes de vie, d’autres modes d’humanité que la dernière venue, surtout « globalisée ».
8 Il nous faut donc faire l’histoire littéraire de ce monde en voie de disparition d’auteurs, de lecteurs, de critiques, de censeurs et recenseurs, dont les correspondances ne se contentent pas de nous renseigner sur eux-mêmes et sur leur époque, mais réfléchissent sur leur propre dialogue, consubstantiel à l’espace littéraire. Les premiers journaux périodiques eux-mêmes ont été souvent pourvus d’une rubrique de lettres de lecteurs, parallèle à leur rubrique de recensions d’ouvrages récemment parus. Notons que dans l’archétype de toute correspondance moderne, l’Epistolario de Pétrarque — on trouve outre des « nouvelles » qui relèvent de ce que nous entendons par journal, des recensions de livres, des réponses à des questions posées par les correspondants, bref toute une conversation sur plusieurs modes, et pas seulement, comme ce sera le cas dans la lettre intime du XIXe siècle, restreinte au dialogue intime avec le seul correspondant nominal. Chez Pétrarque, qui écrivait ses lettres en prévoyant qu’elles deviendraient un recueil, le privé et l’intime se modulent en fonction d’une future publication. Néanmoins, cette publication est tardive, posthume. Le journal est le fils immédiat et grégaire de cette forme de correspondance plurielle.
9 L’apparition au XVIIe siècle de journaux comme le Journal des Sçavans, les Nouvelles de la République des Lettres, L’Histoire des ouvrages des sçavans, le Journal de Trévoux, ancêtres des Lundis de Sainte-Beuve, a fait accéder à la forme imprimée et à un vaste public un dialogue jusque-là réservé à la correspondance manuscrite et à son caractère privé, sinon clandestin.
10 La sociologie du public littéraire a connu beaucoup de succès, soit dans le sillage de Robert Escarpit et surtout de Pierre Bourdieu, soit dans celui de Jürgen Habermas et de son concept « d’espace public » qui fait glisser la société lettrée de l’Ancien Régime du côté du forum démocratique.
11 Ces travaux ne doivent pas nous faire oublier — et c’est en partie ce que nous attendons des communications d’aujourd’hui — combien la République des Lettres, qui est d’abord une république des correspondances, est une institution à caractère fondamentalement privé, dont le temps d’exercice est celui de l’otium litteratum, par opposition aux negotia de la sphère publique, politique et professionnelle.
12 La notion allemande de Bildung inventée par Wilhelm von Humboldt à la fin du XVIIIe siècle suppose un retrait personnel des affaires publiques et une conception de l’État ne se mêlant en rien de la formation des individus et de la haute culture dont ils sont susceptibles. C’est un point de vue extrême que Goethe a incarné dans son grand roman d’éducation, les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. Il s’ajuste à la création d’universités de recherche désintéressée, comme celle que Humboldt créa à Berlin, mais non au système encyclopédique d’académies royales qui, notamment en France, réussissaient à concilier services rendus à l’État, développement privé de recherches personnelles, et coopération entre pairs.
13 Dans le lointain sillage de Pétrarque, la correspondance manuscrite elle-même, dont le caractère principal est d’être d’ordre privé, n’a pas manqué de connaître une certaine publicité immédiate dans des cercles restreints d’amitiés et de collaborations. Sous Richelieu et Mazarin, les séances de la fameuse académie Dupuy chère à René Pintard étaient en partie consacrées à la lecture à haute voix de lettres envoyées par des habitués en voyage. On sait aussi que les lettres de la marquise de Sévigné étaient lues et recopiées dans un cercle limité mais tout de même plus large que celui de ses seuls correspondants directs.
14 Le savant livre récent de l’historien anglais Laurence W.B. Brockliss, Calvet’s Web, reconstitue le réseau de près de 400 interlocuteurs de ce médecin antiquaire avignonnais. À lui seul il s’était construit à partir d’Avignon une petite république européenne des Lettres, dont les citoyens occupaient leurs loisirs à faire progresser en commun ce que l’on appelait alors antiquariat et que nous appellerions aujourd’hui archéologie, une science entre toutes désintéressée de toutes choses antiques, textes et objets.
15 Encore s’agissait-il d’une cellule modeste du grand organisme de l’antiquariat européen du XVIIIe siècle, où nombre de réseaux semblables à celui de Calvet se recoupaient et fonctionnèrent de concert. Il est difficile de croire que cette communauté, parmi tant d’autres qui se donnèrent d’autres objets de travail partagé, préfigurait que ce fut, en quelque manière, l’espace public politique de nos futures démocraties. On peut invoquer cependant, à l’appui de la thèse d’Habermas et des travaux de Daniel Roche sur les Académies de province, le cas de Rousseau romancier, qui transforme avec La Nouvelle Héloïse, roman par lettres, correspondance fictive, le vaste public de lecteurs français de romans en public philosophique, ou encore celui de Voltaire, de son réseau de correspondants, de son public de lecteurs, engagés l’un et l’autre par le célèbre philosophe dans ses combats pour la justice, dont le caractère est en effet déjà politique.
16 On peut enfin se demander (on trouve cet argument dans de nombreux textes des XVIIe et XVIIIe siècles, je pense entre autres à Baudelot de Dairval, De l’utilité des voyages, 1684), si le régime monarchique, répandu dans toute l’Europe, et qui ne réclamait pas de ses sujets un civisme à plein temps, n’était pas le plus favorable à cet otium operosum, à ce loisir studieux, qui rendait possible, désirable, passionnante, la coopération scientifique et littéraire librement choisie comme vocation privée et libre appartenance à la République des lettres. La Révolution jacobine s’est faite au nom d’une liberté qui demandait des citoyens la totalité de leur temps et à la limite le sacrifice de leur vie. « La République n’a pas besoin de savants [oisifs]. » Le nationalisme prussien, dans son combat contre Napoléon, a fait sienne une forme de jacobinisme réactionnaire hostile à la Bildung de Humboldt et de Goethe et à ce qu’elle suppose de retrait des affaires publiques. Goethe, né dans le Saint-Empire, est resté fidèle à l’idée de Bildung, et en France, par étapes successives, souvent sur le mode de la nostalgie, la République des lettres s’est réveillée autour de Germaine de Staël, de ses amies, de Chateaubriand, dans leurs correspondances croisées, en attendant l’émergence sous la Restauration, d’une nombreuse famille de cénacles, et d’une génération de grands poètes qui fréquentent en terrain privé une grande génération de savants. C’est le grand mérite de Sainte-Beuve d’avoir tour à tour introduit la notion d’« intimité », l’équivalent français de la « privacy » anglaise, et d’avoir pris pour vecteur de ses propres « Nouvelles de la République des lettres », ses « Lundis », la presse à grand tirage de la société de masse. De l’extrême intériorité à l’extrême publicité.
17 C’est sans doute du côté de l’intimité (ce trésor menacé de nos jours par la transparence en dernière analyse publicitaire du Net) que vont nous conduire aujourd’hui les études annoncées sur les correspondances entre écrivains, c’est-à-dire la mise en pratique d’un espace littéraire moderne, plus assiégé et sur la défensive que ne l’avait été la République des Lettres de l’âge classique…