« C’est dans le nouveau regard que porte sur moi, au-delà de mes proches, la société tout entière que je me sens lavé de l’accusation [1]. »
1Il peut paraître surprenant, dans cet ouvrage sur l’œuvre réparatrice de la justice, de faire figurer un hommage à Raymond Lindon, éminent avocat général près la Cour de cassation au siècle dernier. Pourtant, c’est à cette haute juridiction que l’on doit les révisions des affaires dont nous traitons ici, qu’il s’agisse d’Alfred Dreyfus, bien sûr, mais aussi de Jules Durand et de Charles Baudelaire. Dans cette perspective, Claude Gauvard a rassemblé les contributions de trois colloques de l’Association française pour l’histoire de la justice : « Punir et réparer de Jeanne d’Arc à nos jours » (cour d’appel de Rouen, 25 et 26 novembre 2016), « Le centenaire de la réhabilitation de Jules Durand » (Cour de cassation, 18 juin 2018) et « Hommage à Raymond Lindon » (13 octobre 2017). Trois colloques qui convergent pour lever un coin du voile sur cette part d’ombre de l’office du juge, qui consiste à réparer l’honneur brisé d’un homme à la suite d’une erreur, voire d’une faute commise par la justice.
2Les pages qui suivent montrent qu’il n’est pas simple pour une institution de réparer sur la scène publique ses propres erreurs, surtout quand elle est chargée d’une dette de vérité envers les victimes. Au milieu des passions que déclenchent ces affaires, les magistrats et les avocats doivent résister aux pressions de toutes sortes pour remplir leur office à l’image de Lindon lui-même au cours de sa longue carrière, comme l’évoque Didier Cholet. Claude Gauvard rappelle justement dans l’introduction de cet ouvrage à quel point « les juges sont le fruit de leur temps et de leur condition sociale, ici frileux devant les fulgurances du poète considérées comme indécentes, là pétris de liens qui les unit à la bourgeoisie locale ou nationale ».
3La référence à Raymond Lindon s’impose à la lecture du texte d’un autre avocat général, François-Louis Coste, qui revient sur des dossiers où il fut mal jugé. Dans ces cas, il importe d’écouter sa conscience au-delà de la loi et de requérir en fonction de ce qui est conforme au bien de la justice. C’est ainsi que devant la commission de révision, souvent longtemps après le dommage subi, se présente le « cortège intemporel » des blessés de la justice pour demander réparation, comme l’évoque Jean-Pierre Royer dans sa note de lecture sur l’ouvrage La Chambre des innocents, du journaliste Mathieu Delahousse.
4Le mal est fait sans doute, dira-t-on, et il est irréparable. Mais il est une part du mal réparable dont il faut s’acquitter d’un strict point de vue indemnitaire. Il y a aussi l’écoute et le respect de la parole entendue qui sont une authentique réparation émotionnelle. Ainsi en témoigne la perception par Loïc Sécher de son procès en révision. De quoi est faite cette réparation ? D’abord, du dédommagement accordé pour les sept ans d’emprisonnement. Mais il y a plus : la présence de ses parents bouleversés à la barre, la confrontation enfin possible avec la victime, la parole de l’avocat général évoquant son courage, le regard des jurés où se lit la vacuité des charges, et la motivation orale du verdict de réhabilitation. « La cour et le jury tiennent à vous dire qu’ ils ont acquis la certitude qu’ il n’y avait aucune charge contre vous. Il ne s’agit pas d’un acquittement au bénéfice du doute. Nous vous souhaitons de vous reconstruire dans les mois et les années qui viennent [2]. » Il n’y aurait pas eu de véritable réhabilitation sans que la certitude de l’innocence ait ainsi le dernier mot.
5Cette recherche du bien de la justice est au cœur de l’œuvre de Raymond Lindon. Il travaille inlassablement à l’unité de la jurisprudence qui est l’office même de toute cour suprême. Cela suppose une liberté de pensée qui serait impossible sans indépendance. En 1948, à l’occasion du classement des poursuites d’un patron suspect de collaboration, le jeune substitut Raymond Lindon n’a pas hésité à protester « en conscience » contre sa hiérarchie. La campagne de presse qui s’est ensuivie a provoqué la démission du ministre de la Justice André Marie. Ainsi, à cette époque, un simple substitut (certes ancien résistant) pouvait tenir tête à un ministre ! Il lui fallait un certain courage pour se métamorphoser en lanceur d’alerte, même s’il est vrai que, sous la ive République, les gouvernements placés sous la tutelle des Chambres pouvaient être renversés sur une simple interpellation.
6Si cela est possible – et c’est la haute leçon que nous enseigne le parcours de Lindon –, c’est que le bien de la justice est le maître intérieur du magistrat. Pardessus tout, la référence à l’équité et au sentiment de justice surplombe l’acte de juger. Comme le relève Pascale Deumier, le souci du juste apprécié dans chaque cas est constant chez lui. Il ne manque jamais de dire qu’il y a une réalité humaine sous les principes : les conséquences de la pauvreté, les vies familiales brisées et les insupportables iniquités qui frappent (à son époque) les enfants naturels. « Je suis convaincu, écrit-il, qu’il y a des milliers d’enfants naturels pour lesquels leur mère ne désire qu’une pension alimentaire et qui, en ce moment, ne peuvent l’obtenir… C’est en pensant à ceux-là que je veux envisager l’éventualité d’un changement à l’occasion de votre arrêt d’aujourd’hui, de votre jurisprudence [3]. » Tant il est vrai que le droit pensé dans le cadre de la Cour de cassation, loin d’être une pure technique, est irrigué par l’empathie, le souci de l’autre et sa personne concrète.
7En œuvrant à réparer les fautes des autres et les siennes, en luttant contre les injustices, le juge tisse inlassablement le lien social déchiré pour offrir à la société le miroir d’une harmonie retrouvée.