Notes
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[1]
C. Dickens, Oliver Twist, trad. Francis Ledoux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade n° 133 », 1958, 48, 1360.
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[2]
Ibid., 48, 1366-1367.
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[3]
Ibid., 52, 1412-1413.
-
[4]
C. Dickens, Les Grandes Espérances, 42, 508-509, trad. Sylvère Monod, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1999.
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[5]
Ibid., 54, 652.
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[6]
C. Dickens, La Maison d’Âpre-Vent, 53, 853-855, trad. Sylvère Monod, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1979.
1Le plus grand romancier anglais n’a jamais cessé, tout au long de sa carrière, d’être hanté par l’idée de la justice et du crime. Mais avant d’aborder cette question qui occupe une place essentielle dans son œuvre, quelques remarques liminaires semblent s’imposer, car Dickens va ici apparaître dans une langue qu’il aimait beaucoup mais qui n’était pas la sienne, et ses textes vont être donnés en français.
2La première remarque, c’est que nous avons apparemment une équivalence parfaite entre le mot français « crime » et le mot anglais « crime ». Mais il faut prendre conscience que les deux mots recouvrent des réalités légèrement différentes. L’anglais désigne par ce mot plusieurs types de comportements socialement inacceptables, allant des délits plus ou moins graves, comme le vol, la prostitution, jusqu’à ce que le français appelle un « crime », par exemple un meurtre. Le terme est plus précis en français, alors qu’il englobe une réalité plus large en anglais, même si l’expression « crime fiction » correspond bien à ce que nous appelons « roman policier », avec meurtre et tentative de découverte du ou des coupables.
3La deuxième remarque découle de la première. Dickens n’est pas un auteur de romans policiers, au sens où nous l’entendons maintenant, même si l’intrigue policière ne lui est pas étrangère, comme nous le verrons. C’est d’abord un romancier « social », qui se préoccupe de la justice. Le crime a pour lui une dimension sociale, avant d’être une énigme à résoudre, sollicitant l’ingéniosité du lecteur, cherchant à savoir qui a fait le coup (whodunnit).
4Enfin, troisième et dernière remarque liminaire, il faut tenir compte d’une réalité que nous avons tendance à oublier désormais, mais que ses contemporains connaissaient bien : Dickens n’est pas seulement un romancier, même si cette activité est celle qui est passée à la postérité, mais il est aussi un journaliste. Et ce qu’il dit sur la question du crime dans ses ouvrages de fiction ne coïncide pas nécessairement avec ce qu’il écrit dans le domaine journalistique ou celui de la non-fiction.
5Un rappel biographique montrera ces activités parallèles de journaliste et de romancier et expliquera aussi une des raisons qu’il avait de s’intéresser personnellement au crime, aux criminels et aux prisons. Ensuite, un retour sur l’époque où il a vécu permettra de comprendre pourquoi le problème du crime se posait alors plus spécialement. À partir de ce double contexte, celui de sa vie et celui de son temps, nous verrons comment se présente sa réflexion sur la justice et le crime, en dehors de ses romans. Enfin, nous en arriverons aux romans eux-mêmes, non pas dans leur totalité, ce qui serait trop long, mais à partir de trois exemples de périodes distinctes, montrant les différences entre le point de vue du romancier et celui du journaliste.
Rappel biographique
6Charles Dickens est né le 7 février 1812, dans la ville de Portsmouth, un grand port de guerre de la côte sud de l’Angleterre, proche de Southampton, dont il est en quelque sorte le prolongement. Son père est un petit employé de la Royal Navy, la marine de guerre britannique, qui joue alors un grand rôle dans la protection du pays en guerre contre Napoléon. Ce père travaille au service de la comptabilité de la Navy et, malgré un salaire convenable, ce petit bourgeois est toujours menacé par la déchéance, car il a beaucoup de difficultés à nourrir une famille de plus en plus nombreuse (Charles est en effet l’aîné des garçons d’une famille qui comptera huit enfants). Le problème crucial pour cet homme qui est comptable, c’est qu’il ne réussit pas toujours à dépenser moins qu’il ne gagne : ce sera également le drame de M. Micawber, le personnage de David Copperfield, partiellement inspiré par ce père prodigue.
7La famille ne reste pas longtemps à Portsmouth et va s’installer à Chatham dans le Kent, au sud-est de l’Angleterre, une région qui restera chère à Dickens toute sa vie et où il retournera dans ses dernières années. Quand le jeune garçon n’a que dix ans, la famille déménage encore, et s’installe cette fois à Londres, une ville qui jouera un rôle essentiel dans ses romans, au point que l’on a pu dire que Londres, c’est Dickens, et que Dickens, c’est Londres.
8Les difficultés financières du père obligent le jeune garçon à travailler dès l’âge de douze ans. Il est alors employé dans une usine de cirage, où il est chargé de mettre le produit dans des pots et de les sceller. Cet épisode, qui ne durera que quelques mois, constituera un traumatisme majeur pour lui : mêlé à de jeunes garçons brutaux qui le tiennent à l’écart en l’appelant « le petit gentleman », parce qu’ils sentent bien qu’il n’est pas de leur monde, il se sent profondément humilié et craint de ne plus jamais pouvoir étudier comme il en a l’ambition. Il ne parlera jamais de cette expérience douloureuse à sa femme et à ses enfants, comme pour la censurer. Seul son ami Forster, qui écrira sa première biographie, sera en mesure d’en parler après sa mort et d’apporter, à partir d’un « fragment autobiographique » que lui avait laissé Dickens, des révélations qui expliquent l’intérêt du romancier pour l’enfance maltraitée et exploitée. Il faut dire qu’en plus de cette découverte précoce et douloureuse du monde du travail, Dickens vit alors un autre traumatisme : ses parents sont emprisonnés pour dettes, comme c’était le cas à l’époque lorsque les créanciers n’avaient plus aucun autre moyen de recouvrer leurs créances. Grâce à un héritage, cependant, les parents sont tirés d’affaire assez rapidement, mais Charles en veut à sa mère d’avoir insisté pour qu’il reparte travailler à l’usine, alors que son père ne le souhaitait pas. Il retourne en fait à l’école, mais sa scolarité, ainsi perturbée, s’arrête à l’âge de quinze ans. Il exerce alors divers métiers : il est clerc chez un avocat, puis il apprend la sténo pour devenir reporter auprès d’un tribunal poussiéreux, le Doctors’ Commons, c’est-à-dire le Collège des docteurs en droit civil, dont il fait une description accablante dans sa première œuvre publiée en 1836, Esquisses de Boz (« Scènes », chapitre viii).
9Ce Collège archaïque était l’étrange survivance d’une institution juridique et ecclésiastique fondée en 1567 et implantée à Londres près de la cathédrale de Saint-Paul. Elle était subdivisée en différents tribunaux qui avaient à juger des affaires très diverses : querelles paroissiales, délivrance de licences spéciales permettant des mariages rapides à des amoureux pressés ne pouvant pas attendre la publication des bans… Mais dans l’esprit du public, l’institution était surtout connue pour son tribunal qui pouvait, dans certains cas, prononcer des divorces, et pour un autre tribunal ayant à connaître de successions contestées, car à l’origine, c’était là un privilège délégué à l’archevêque de Canterbury. Les procédures concernant les successions pouvaient durer et s’éterniser des dizaines d’années, au point que les plaignants pouvaient décéder avant toute décision, ou bien perdre en frais de justice tout l’argent et tous les biens dont ils comptaient hériter. On reconnaît là le modèle du processus juridique infernal dont Dickens devait faire une satire féroce dans La Maison d’Âpre-Vent (1852-1853), avec les lenteurs de la cour de la chancellerie, mais aussi, peut-être, de l’engrenage pervers, décrit dans La Petite Dorrit (1855-1857), qui devait priver les héritiers de leur fortune légitime, par l’impéritie de bureau des circonlocutions (image de l’administration inefficace et stérile). Ce travail à Doctors’ Commons, un Collège si peu performant qu’il devait d’ailleurs être supprimé du temps de Dickens, en 1857, a probablement convaincu durablement le jeune écrivain confronté à cette caricature de la justice qu’il n’y avait rien à attendre de l’institution, car les juges – ou du moins ceux qu’il avait pu observer de près dans ces tribunaux – étaient des personnages vaniteux, paresseux, cent fois plus soucieux du décorum et de leur prestige que de l’intérêt des justiciables.
10Après cette expérience malheureuse mais assez courte, il alla exercer ses talents de reporter sténographe au Parlement, où il découvrit d’autres débats, plus en phase avec le dynamisme du pays, mais aussi d’autres exemples de la vanité humaine.
11À l’âge de vingt ans, il écrit des articles pour divers journaux et magazines et, à vingt-quatre ans, il connaît ses premiers succès et bientôt la gloire. Il est en effet engagé pour écrire des textes humoristiques accompagnant des représentations de scènes de chasse, de sports et d’exercices de plein air, qui sont l’œuvre d’un célèbre dessinateur de l’époque, Seymour. Très vite, avec le décès brutal de Seymour, ses textes prennent plus d’importance que les illustrations. L’inspiration comique de Dickens assure ainsi le succès phénoménal des Papiers posthumes du Pickwick Club (1836-1837). Dès le début, dans l’euphorie du succès, le jeune homme épouse la fille d’un journaliste influent, Catherine Hogarth, qui lui donnera dix enfants, dont neuf vont survivre.
12Après avoir découvert le succès auprès du public avec la publication en feuilleton, Dickens reste fidèle à cette formule, tout d’abord avec les quatre romans suivants : Oliver Twist (1837-1839), Nicholas Nickleby (1838-1839), Le Magasin d’antiquités (1840-1841), Barnaby Rudge (1841). Ces premiers romans portent encore l’empreinte du talent comique de Dickens et de son goût de la farce, mais ils témoignent d’une attention de plus en plus marquée aux problèmes sociaux de l’époque.
13À l’âge de trente ans, cette jeune gloire de la littérature populaire entreprend une tournée aux États-Unis, où il est reçu chaleureusement à chacune de ses conférences, dans différentes villes, mais il y perd toutes ses illusions sur l’Amérique et la « République de son imagination », notamment à cause du problème de l’esclavage. Il exprime ses déceptions dans ses Notes sur l’Amérique (1842), et dans son roman Martin Chuzzlewit (1843-1844), dont certains épisodes se déroulent outre-Atlantique.
14En 1843, il inaugure un genre nouveau avec Un chant de Noël, célébrant la bonne volonté et l’esprit de Noël. Au fil des années, il ajoutera de nouvelles histoires de la même veine, jusqu’en 1867, dans ses Livres de Noël. Cette inspiration lui vaudra d’être connu du grand public, au-delà même de ses lecteurs, comme une figure quasi mythique incarnant la bienveillance et la générosité de Noël.
15Les romans de la maturité de Dickens – Dombey et Fils (1846-1848), David Copperfield (1849-1850), La Maison d’Âpre-Vent (1852-1853), Les Temps difficiles (1854) et La Petite Dorrit (1855-1857) – sont beaucoup plus sombres que les premiers et donnent une image parfois insupportable de la société victorienne. Dickens y expose la misère ouvrière, les tares de la justice, et plus généralement le matérialisme d’individus seulement soucieux de réussite matérielle, de fortune, de pouvoir et de prestige. De plus en plus, Dickens place au centre de ses romans l’enfant, qui est à la fois la victime du système et son observateur privilégié.
16Dans les années 1850, il poursuit deux carrières parallèles : le journalisme d’une part et, d’autre part, son travail de romancier, en y ajoutant des lectures publiques d’extraits de ses romans. Le journalisme a toujours fait partie de sa vie. C’est ainsi qu’il a commencé sa carrière, en rédigeant des articles. Avec le succès, il est devenu le rédacteur de Bentley’s Miscellany (1837-1839), puis du The Daily News (1846), avant d’être le rédacteur et le propriétaire d’un magazine hebdomadaire : Household Words à partir de 1850, puis All the Year Round, à partir de 1859. Il faut donc se rappeler que, pendant les vingt dernières années de sa vie, de 1850 à 1870, il menait de front ses activités de journaliste et de romancier. Les lectures publiques de ses romans lui permettaient de donner libre cours à ses remarquables talents de comédien et de rencontrer un contact chaleureux avec son public. Il y trouvait en outre de quoi oublier ses soucis conjugaux et les complications de sa vie sentimentale avec la jeune actrice Ellen Ternan, qui ont abouti à une séparation d’avec sa femme en 1858.
17Même si sa santé se dégrade, à cause d’une activité débordante, avec le journalisme, les actions philanthropiques, les lectures publiques qui le stimulent mais l’épuisent, les déplacements fréquents entre le Kent où il a acheté une maison et Londres où l’appelle son travail de journaliste, il écrit alors ses meilleurs romans. Un conte de deux villes (1859), situé à l’époque de la Révolution française, Les Grandes Espérances (1860-1861), Notre ami commun (1864-1865) sont parmi ses créations les plus originales et les plus achevées, du point de vue artistique.
18En 1870, il a une attaque et meurt peu de temps après. Il a droit à des funérailles nationales et à un enterrement dans l’abbaye de Westminster, où il repose dans le Poets’ Corner, qui est en quelque sorte le Panthéon des hommes de lettres en Angleterre. Il est devenu en effet un grand personnage. Son dernier roman, Le Mystère d’Edwin Drood, restera inachevé.
Rappel du contexte historique
19Ce rappel biographique doit être complété par un bref rappel du contexte historique, si l’on veut comprendre l’intérêt personnel de Dickens pour la criminalité, qui est l’un des problèmes sociaux majeurs de son époque.
20Le règne de Victoria est-il marqué par une augmentation de la criminalité ? Probablement pas, mais plusieurs facteurs contribuent à rendre le crime plus visible, et donc plus préoccupant. D’abord, la première moitié du xixe siècle correspond à une augmentation démographique considérable de l’Angleterre, dont la population double de 1801 à 1851, passant de 10,5 millions d’habitants à 21 millions. Cette population a tendance à se concentrer dans les villes, qui connaissent un développement sans précédent, à cause de la Révolution industrielle. Certains quartiers, à Londres et à Manchester, par exemple, échappent à tout contrôle policier et constituent des zones particulièrement dangereuses. Les périodes de crise économique, notamment dans les années 1840, mettent de nombreux ouvriers au chômage et poussent certains au vol ou à la prostitution, pour échapper à la misère noire. Les classes populaires sont perçues par les possédants comme des classes dangereuses, où se recrutent les criminels.
21La police traditionnelle n’est pas prête à faire face à ces changements. D’où la nécessité d’une force nouvelle, plus nombreuse et plus efficace, créée en 1829, dans la métropole d’abord, puis dans les grandes villes. C’est le début de Scotland Yard. La presse ne manque pas de relater les succès de cette nouvelle police, quand il y a lieu, mais ces succès, bien réels, ne permettent pas d’oublier la permanence du crime. À côté des petits délinquants, qui commettent des vols par opportunisme, on trouve des véritables professionnels du crime, qui en vivent habituellement. Un premier stade de la délinquance est constitué par des bandes d’enfants très habiles pour réaliser de petits larcins et organisés en équipes de pickpockets, comme celle que l’on voit dans Oliver Twist, sous la direction de l’odieux Fagin. Une tradition voudrait que ce personnage de Dickens ait été inspiré par un célèbre receleur de l’East End de Londres, un certain Isaac Solomons, qui aurait été arrêté et déporté en Australie en 1827. Même s’il n’en existe aucune preuve précise, il est sûr que le personnage de fiction correspond bien à une réalité. Fagin compte dans sa bande un criminel, Sikes, qui vit avec une prostituée. Ainsi Dickens aborde-t-il concrètement le problème de la prostitution féminine, auquel il était spécialement sensible, au point d’avoir créé, avec l’aide d’une amie philanthrope disposant de moyens financiers, une institution destinée à venir en aide aux jeunes prostituées qui voulaient changer de vie et émigrer dans les colonies (Urania Cottage).
22Dickens connaissait bien certains quartiers dangereux de Londres, car la capitale avait peu de secrets pour lui, et il n’hésitait pas à s’y aventurer, rarement seul, le plus souvent avec des amis ou sous protection policière. Ces incursions étaient vitales pour alimenter sa fiction, mais plus encore sa réflexion sur la criminalité, telle qu’elle s’exprime en dehors de sa fiction.
Dickens et le crime en dehors de la fiction
23Nous l’avons vu, l’expérience personnelle de la prison pour dettes, où ses parents ont été enfermés, a beaucoup traumatisé le jeune Dickens. Elle explique en grande partie pourquoi il s’intéressait toujours aux prisons : il en visitait souvent, aussi bien en Angleterre qu’à l’étranger, et il cherchait à savoir comment on pouvait réformer les prisonniers, car il avait conscience d’un problème social important à son époque.
24Avant même le succès des Papiers posthumes du Pickwick Club, Dickens publia en 1836 une première œuvre intitulée Esquisses de Boz, déjà mentionnée, qui rassemblait des petites scènes de la vie quotidienne à Londres. Pour obtenir la taille critique des deux volumes, il avait dû ajouter quelques articles. Et il est curieux qu’il ait pensé à proposer alors le récit d’une visite à Newgate, la grande prison londonienne, qu’il fit spécialement pour l’occasion.
25En mars 1842, lors de son séjour en Amérique, il a visité une prison très célèbre à Philadelphie, ouverte depuis peu et dont les Américains étaient spécialement fiers, car l’architecture permettait de mettre en œuvre un système carcéral fondé sur la séparation totale des prisonniers. Ses hôtes furent déçus et même furieux lorsque Dickens en fit une critique sévère dans son récit de voyage, Notes sur l’Amérique, publié à son retour. Selon lui, les autorités pénitentiaires américaines ne se rendaient absolument pas compte des souffrances qu’elles infligeaient aux prisonniers avec ce système de punition littéralement déshumanisant, s’il était appliqué pendant des années. Il est possible que la description du docteur Manette, à sa sortie de la Bastille, dans Un conte de deux villes, soit une illustration fictive de ce que Dickens percevait comme la destruction de la personnalité engendrée par ce type de système carcéral.
26Séparer les prisonniers et les empêcher de communiquer entre eux était à ses yeux une forme de torture, et Dickens préférait les voir travailler en groupes, avec un système de notes basé sur les récompenses et les punitions, inspiré par le pénologue Alexander Maconochie. Selon ce système, chaque prisonnier se voyait accorder des points de bonne conduite, ou retirer des points pour mauvaise conduite, et en accédant à une meilleure « classe » de prisonniers, il pouvait même envisager une amélioration des conditions de détention et éventuellement une remise de peine, en cas d’assouplissement du système. Dickens n’adhérait pas entièrement aux idées de Maconochie, mais il trouvait que son système simple et efficace allait dans le bon sens parce qu’il donnait de l’espoir aux prisonniers. En tout cas, il s’en inspira à Urania Cottage pour essayer d’obtenir la discipline et la coopération des jeunes prostituées qui voulaient échapper à leur condition.
27Ce respect de la vie des prisonniers est allé encore plus loin, puisque Dickens s’en est pris au châtiment suprême, la peine de mort, qu’il a voulu abolir. C’est le sens des quatre longues lettres qu’il a publiées en 1846 dans le journal The Daily News dont il était rédacteur en chef. Par principe, l’idée d’organiser des exécutions publiques de criminels lui paraissait choquante. Les quelques exemples qu’il avait pu voir l’avaient révulsé, puisqu’ils donnaient lieu à de grands rassemblements populaires, presque festifs, où les instincts les plus bas de la foule se donnaient libre cours. Il en concluait que les exécutions publiques n’avaient aucune valeur pédagogique et qu’elles ne dissuadaient en aucune façon les criminels. La petite minorité qui militait alors pour l’abolition de la peine capitale a cru pouvoir compter sur lui pour soutenir sa cause. Mais elle a dû déchanter trois ans plus tard, en 1849, lorsque Dickens a envoyé plusieurs lettres au Times montrant qu’il avait changé d’objectif. Sans que l’on sache très bien pourquoi, il n’était plus question pour lui d’abolir la peine capitale, mais seulement de mettre un terme aux exécutions publiques, de manière à les réaliser à l’intérieur des murs de la prison, sans encourager ni le voyeurisme ni les manifestations indécentes. En fait, les exécutions publiques furent abolies près de vingt ans plus tard, en 1868. Malgré son engagement personnel dans ce combat, il est difficile de lui reconnaître le mérite de la victoire, comme on le fait assez souvent. Mais il est juste de mettre à son crédit cette initiative, puisqu’il a combattu en ce sens dès la première heure et de façon efficace.
28On peut se demander, cependant, pourquoi il s’est rétracté sur la question de la peine capitale, pour se contenter d’obtenir plus de discrétion, avec des exécutions réalisées derrière les murs des prisons. La réponse à cette question n’est pas simple ni nécessairement à la gloire de Dickens. Il semble qu’avec le temps il ait durci ses positions, au point de croire de moins en moins à la possibilité de « réformer » les criminels. Ou plutôt, si l’on observe ses différentes déclarations sur la question, on s’aperçoit qu’il a toujours approuvé les mesures pénales sévères pour les criminels, mais qu’avec les années il s’est tourné vers une politique répressive plutôt que préventive.
29La seule exception à cette sévérité devait être le traitement réservé aux enfants, pour qui il était prêt à faire preuve de plus d’indulgence. Il pensait que les enfants criminels étaient victimes d’un manque d’éducation et il croyait à l’intérêt d’ouvrir des écoles spéciales pour enfants défavorisés (les ragged schools, « écoles pour les gueux »). Il ne connaissait sans doute pas la célèbre formule de Victor Hugo (qu’il avait pourtant rencontré à Paris), selon laquelle « ouvrir une école, c’est fermer une prison », mais il aurait pu y souscrire.
30Il croyait beaucoup moins à l’idée de réformer les adultes et il tenait à ce que le travail proposé dans les prisons restât ingrat, pour que l’incarcération représente une véritable punition en soi.
31Cette attitude sévère du citoyen Dickens, très sensible au problème que posait la criminalité à la société, n’était toutefois pas incompatible, dans ses romans, avec une certaine compréhension allant parfois jusqu’à de la sympathie pour les criminels.
Oliver Twist (1837-1839)
32Le premier exemple de ce divorce entre le citoyen et le romancier nous est fourni par Oliver Twist, un de ses premiers romans. Il s’inscrit dans la tradition des Newgate Novels, c’est-à-dire des romans consacrés à de fameux criminels étant passés par Newgate, la tristement célèbre prison de Londres. Le jeune héros, Oliver Twist, est un enfant abandonné, recueilli dans un asile où il est soumis à une discipline inhumaine et à un régime alimentaire insuffisant. Mis en apprentissage, il s’échappe pour fuir des conditions de vie insupportables. Arrivé à Londres, il tombe dans les griffes d’une bande de jeunes voleurs, dirigée par Fagin et encadrée par Sikes. La compagne de Sikes, Nancy, une prostituée au grand cœur, tente d’aider Oliver à échapper à ce milieu. Quand Sikes découvre la trahison de Nancy, il l’assassine sauvagement, mais on le voit alors en proie au remords, hanté par l’image des yeux de Nancy, qui finissent par provoquer sa chute et sa mort, dans sa fuite. On voit ainsi que le personnage n’est pas une brute insensible et qu’il garde le sentiment de sa culpabilité, qui finit par l’obséder :
« L’homme n’avait pas bougé ; il avait eu peur de remuer. Il y avait eu un gémissement, un mouvement de la main, et, la terreur s’ajoutant à sa rage, il avait frappé, frappé encore… À un moment, il avait jeté sur la chose une couverture ; mais c’était encore pire de se représenter les yeux, de les imaginer dirigés sur lui, que de les voir fixés en l’air comme pour observer les reflets tremblotants de la mare de sang qui dansaient au plafond dans la lumière du soleil. Il avait arraché la couverture… et le cadavre gisait là… de la chair et du sang, rien de plus… mais quelle chair, et que de sang [1] ! »
34Lorsque Sikes prend la fuite, ces yeux ne le quittent pas : ils prennent une dimension obsessionnelle et quasi hallucinatoire, qui lui rappelle sa responsabilité terrible :
« Car, à présent, une nouvelle vision s’offrait à lui, aussi constante et plus terrible encore que celle à laquelle il avait échappé. Ces yeux largement écarquillés, au regard fixe et sans éclat, ces yeux si vitreux qu’il avait mieux supporté de les voir que de penser à eux, ces yeux lui apparaissaient au milieu des ténèbres, lumineux, mais ne répandant aucune lumière. Ils n’étaient que deux, mais ils étaient partout. S’il se bouchait la vue, alors la chambre surgissait avec tous les objets familiers – tous, même ceux qu’il aurait sûrement oubliés s’il avait essayé de les passer en revue de mémoire – chacun à sa place habituelle. Le corps lui aussi était à sa place, avec les yeux tels qu’il les avait vus en sortant à reculons de la pièce. Il se leva et se précipita dehors, dans le champ. Le fantôme était derrière lui. Il rentra dans la baraque et se tassa de nouveau sur le sol. Les yeux étaient là avant même qu’il se fût étendu [2]. »
36La technique narrative de focalisation interne choisie par Dickens permet ici à son lecteur d’éprouver une certaine forme de compréhension, sinon de sympathie, pour le criminel, du fait même qu’elle lui donne à voir les sentiments qui l’habitent. On retrouve un phénomène identique quand il évoque les sentiments de Fagin, le chef de bande, au moment où, dans sa cellule de prison, il prend conscience que sa mort approche :
« Ce ne fut pas avant le soir de cette horrible journée que ce sentiment écrasant de sa situation désespérée s’imposa dans toute son intensité à son âme défaite ; non qu’il eût jamais entretenu aucun espoir de grâce défini ou positif, mais il n’avait jamais pu envisager jusqu’alors que d’une façon très vague la probabilité d’une mort prochaine. Il n’avait guère parlé aux deux hommes qui se relayaient pour le surveiller, et eux, de leur côté, n’avaient nullement cherché à exciter son attention. Il était resté assis là, en une sorte de rêve éveillé. À présent, il se dressait toutes les minutes et, la bouche ouverte comme s’il étouffait, la peau brûlante de fièvre, il se précipitait de côté et d’autre dans un tel paroxysme de terreur et de rage que ses gardiens eux-mêmes, habitués pourtant à de tels spectacles, s’écartaient de lui avec horreur. Les tortures de sa conscience coupable finirent par le mettre dans un état si terrible qu’un homme seul ne pouvait plus supporter de rester assis là à le regarder, et les deux gardiens se décidèrent à veiller de compagnie.
Il se blottit sur sa couche de pierre et se mit à méditer sur le passé. Il avait été blessé par certains projectiles lancés par la foule le jour de sa capture, et il avait la tête enveloppée d’un bandage de toile. Ses cheveux roux pendaient sur son visage exsangue ; sa barbe, à demi arrachée et emmêlée, formait des nœuds ; ses yeux brillaient d’un éclat terrible ; sa peau non lavée se fendillait sous l’effet de la fièvre qui le consumait [3]. »
Les Grandes Espérances (1860-1861)
38Si nous faisons maintenant un bond chronologique pour aborder un roman de la dernière période, Les Grandes Espérances, nous voyons que Dickens va encore plus loin dans le sens de la sympathie envers les criminels.
39C’est l’histoire du jeune Pip, racontée par lui-même. Ce petit orphelin est élevé par sa sœur et son beau-frère, Joe, un forgeron auquel il est très lié affectivement. Il fait la connaissance d’une vieille dame excentrique, Miss Havisham, qu’il prend pour sa bienfaitrice, lorsqu’il apprend qu’il a de « grandes espérances » et qu’il doit aller vivre à Londres pour y recevoir l’éducation d’un gentleman. Il s’éloigne ainsi de Joe, qui n’est plus assez bien pour lui, et il connaît toutes sortes de déconvenues et d’échecs. C’est alors qu’il découvre que son bienfaiteur est Magwitch, un ancien forçat à qui il a rendu service dans sa jeunesse. Magwitch, déporté en Australie, a fini par y faire fortune et il veut prendre sa revanche sur la société en finançant la formation de Pip pour faire de lui un authentique gentleman.
40Alors que l’image du criminel, dans Oliver Twist, véhicule encore une bonne part d’horreur, conformément à la double tradition des Newgate Novels, mais aussi du mélodrame victorien, qui produisait ses effets saisissants lors des lectures publiques, nous constatons que, dans Les Grandes Espérances, apparaît une authentique sympathie pour le bagnard. On en trouve deux exemples frappants. Le premier vient du récit émouvant que fait Magwitch de son enfance abandonnée, sans nourriture, sans éducation, quand il évoque une vie où voler est devenu une nécessité et où toutes les tentatives de rééducation sont mal inspirées et mal adaptées à sa situation, une spirale infernale menant tout naturellement vers une criminalité plus grave à l’âge adulte, faute de prévention réelle :
« Mon cher petit, et vous, le camarade de Pip, je vais pas vous raconter toute ma vie comme dans une chanson ou dans un livre d’histoires. Mais, pour vous en donner une idée simple et commode, je vous la mets tout de suite en quatre ou cinq mots de tous les jours. En prison, hors de prison, en prison, hors de prison, en prison, hors de prison. Comme ça, vous voyez. C’est à peu près ça, ma vie, jusqu’à temps que j’aye été embarqué, après que Pip, il avait essayé de m’aider.
On m’a fait à peu près tout ce qu’on pouvait […] sauf de me pendre. J’ai été mis sous clef aussi souvent qu’une bouilloire en argent. On m’a transporté ici et là, on m’a chassé d’une ville ou d’une autre, on m’a collé au pilori, on m’a fouetté, on m’a tourmenté, on m’a fait circuler. J’ai pas plus d’idée que vous de l’endroit où je suis né… et peut-être même moins. La première fois que je me suis rendu compte que j’existais, j’étais dans l’Essex, en train de chiper des navets pour subsister. Y avait quelqu’un qui m’avait plaqué… un homme… un rétameur… et il avait emmené le feu avec lui et il faisait très froid là où il m’avait laissé.
Je savais que je m’appelais Magwitch, baptisé Abel. Comment que je le savais ? À peu près comme je savais que les oiseaux des haies, ils s’appelaient des chardonnerets, des moineaux, des mésanges. J’aurais pu croire que tout ça, c’étaient des mensonges ; seulement, comme les noms d’oiseaux se vérifiaient, j’ai pensé que le mien, il était vrai aussi.
Autant que j’aie pu m’en rendre compte, tous les gens qui voyaient le petit Abel Magwitch (avec rien sur la peau et rien dans le ventre), ils avaient peur de lui et alors, ou bien ils le chassaient ou bien ils l’arrêtaient. Je me suis fait arrêter, arrêter, arrêter, et je peux dire que j’ai pas arrêté de me faire arrêter pendant mon enfance.
« C’est comme ça que ça s’est passé et quand j’étais encore la plus pitoyable des petites créatures déguenillées que j’aie jamais vues (c’est pas que je me soye vu dans la glace, parce qu’y en avait pas beaucoup dans le genre de maisons meublées que je fréquentais) je me suis fait une réputation d’être endurci. “Celui – là”, qu’on disait aux visiteurs de prisons, en me montrant du doigt, “il est terriblement endurci. On peut dire qu’il passe sa vie en prison, ce petit-là”. Alors, les visiteurs ils me regardaient, et je les regardais, et ils me mesuraient la tête (ils auraient mieux fait de me mesurer l’estomac)… et y en avait d’autres qui me donnaient des brochures que je savais pas lire, et qui me faisaient des discours que j’y comprenais rien [4]… »
42Même si Dickens ne souscrit pas à la logique du « tout comprendre, c’est tout pardonner », il est apparemment acquis à la notion des circonstances atténuantes, et ce détour par l’enfance gâchée du personnage lui redonne son humanité. Et la sympathie du lecteur pour le criminel, qui porte le prénom d’Abel, prédestiné pour une victime, ne peut que s’intensifier lorsque Pip, en charge de la narration dans ce roman à la première personne, fait cette étonnante confession, au moment où Magwitch est mourant :
« En effet la répugnance qu’il m’avait inspirée avait complètement fondu maintenant, et dans l’être traqué et blessé qui tenait ma main dans la sienne, je ne voyais plus qu’un homme qui avait voulu être mon bienfaiteur et qui avait éprouvé à mon égard, avec beaucoup de constance pendant une longue suite d’années, des sentiments d’affection, de gratitude et de générosité. Je ne voyais plus en lui qu’un homme infiniment meilleur que celui que j’avais été envers Joe [5]. »
La Maison d’Âpre-Vent (1852-1853)
44Les exemples précédents pourraient conduire à voir une certaine ambiguïté chez Dickens, puisqu’il semble prêt à stigmatiser le criminel comme danger pour la société, dans son travail de journaliste, tout en se montrant compréhensif à son égard, dans son travail de romancier. Pourtant, dans ce conflit entre l’ordre et la déviance, en dépit de son attirance indiscutable pour la déviance, Dickens laisse le dernier mot à l’ordre. C’est ce que l’on voit clairement dans un roman de la maturité, La Maison d’Âpre-Vent, en anglais Bleak House, qui se situe chronologiquement entre les deux récits que nous avons déjà cités. Résumer l’intrigue labyrinthique de ce roman est une gageure, et quelques lignes suffiront ici à éclairer notre point de vue. Sir Leicester Dedlock, un vieux baronnet assez raide, est très attaché à sa femme, la belle lady Dedlock. Celle-ci cache un secret derrière ses dehors hautains et froids. Avant son mariage, elle a été la maîtresse du capitaine Hawdon qui lui a donné une fille, qu’elle croit morte, mais qui en réalité est la narratrice d’une partie de l’intrigue, sous le nom d’Esther Summerson. Un document juridique récent, rédigé par Hawdon, tombe sous les yeux de lady Dedlock et lui révèle que Hawdon n’est pas du tout mort depuis longtemps, comme elle le croyait. L’avoué de la famille, Tulkinghorn, devine un secret qui le met en éveil. Après des recherches, lady Dedlock retrouve la piste de Hawdon, qui vient de mourir. De son côté, Tulkinghorn découvre la clef du mystère et menace de tout révéler à sir Dedlock. Toutefois, au cours de la nuit suivante, il est tué par une arme à feu. Tout semble indiquer la culpabilité de lady Dedlock, mais l’inspecteur de police Bucket apprend à sir Dedlock ce que Tulkinghorn a découvert et il arrête l’ancienne femme de chambre de lady Dedlock, qui est la véritable coupable du meurtre.
45L’inspecteur Bucket représente une contribution essentielle de Dickens au genre policier. C’est en effet le premier inspecteur de police à mener une enquête dans le roman anglais, en 1852-1953, soit dix ans après le célèbre Auguste Dupin de Poe dans Le Double Assassinat de la rue Morgue (1843), pour la littérature américaine, et moins longtemps encore après le Vautrin de Balzac, dans Splendeurs et misères des courtisanes (1839-1947), pour la littérature française.
46Le personnage de fiction de Dickens, l’inspecteur Bucket, est fondé sur un personnage réel, que Dickens admirait beaucoup, l’inspecteur Charles Frederick Field, défenseur de la loi et de l’ordre, auquel il a consacré des articles élogieux dans son magazine Household Words en 1850 et 1851. Aux yeux du romancier, Field était un héros, un expert pour traquer et neutraliser les criminels. Son équivalent fictif, l’inspecteur Bucket, s’y entend pour mener ses enquêtes en se rendant agréable à tout le monde, avec sa conversation familière et ses questions redoutables parce qu’elles sont camouflées dans un aimable babil auquel il est impossible de se dérober. Son nom, d’une grande banalité, comme le sera plus tard celui d’Hercule Poirot, désigne un simple seau d’eau (a bucket), mais on ne voit jamais l’inspecteur « patauger » bien longtemps. La description du personnage tourne autour de son index, une métonymie qui semble concentrer tout son pouvoir d’investigation :
« M. Bucket et son gras index tiennent dans les circonstances actuelles de fréquentes consultations. Quand M. Bucket doit réfléchir à une question d’intérêt aussi pressant, il semble que le gras index acquière la dignité d’un démon familier. Il le porte à ses oreilles, où l’index chuchote des informations ; il le porte à ses lèvres, où l’index lui enjoint de garder le secret ; il se frotte le nez avec cet index, qui en aiguise le flair ; il le brandit devant un coupable, qui se trouve conduit à sa perte comme par enchantement. Les augures du Temple des Détectives prédisent invariablement que, quand M. Bucket et le doigt en question tiennent de fréquentes conférences, on ne tardera pas à entendre parler d’un redoutable châtiment.
Étant à d’autres égards d’une application modérée dans son étude de la nature humaine, philosophe dans l’ensemble bienveillant et peu enclin à être sévère pour les folies de l’humanité, M. Bucket hante un grand nombre de maisons et se promène par une infinité de rues ; vu de l’extérieur, il a un peu l’air de se languir faute d’occupations précises. Son attitude envers les membres de son espèce est des plus amicales et il est prêt à trinquer avec la plupart d’entre eux. Il fait des largesses, il a des manières affables, il tient des propos inoffensifs… mais, sous le cours placide de son existence son index circule comme une lame de fond.
M. Bucket ne se laisse pas restreindre par l’heure et le lieu. Comme l’homme dans l’abstrait, il est un jour dans un endroit et n’y est plus le lendemain… mais, et en cela il ressemble fort peu à l’homme, il est de retour le surlendemain. Ce soir il va jeter un coup d’œil négligent sur les éteignoirs métalliques de l’hôtel particulier de sir Leicester Dedlock à Londres, demain matin il se promènera sur le toit en terrasse de Chesney Wold, où se promenait naguère le vieillard dont le fantôme se voit offrir cent guinées propitiatoires. M. Bucket examine les tiroirs, les bureaux, les poches, tout ce qui appartenait à cet homme. Quelques heures plus tard, il sera en tête à tête avec le Romain, pour comparer leurs index.
Il se peut que ces occupations soient inconciliables avec les joies du foyer ; en tout cas il est certain qu’en ce moment M. Bucket ne rentre pas chez lui. Bien qu’en général il ait beaucoup de goût pour la compagnie de Mme Bucket (personne possédant un génie naturel de détective, qui, s’il avait été cultivé par la pratique professionnelle, aurait pu produire de beaux résultats, mais en est resté au niveau de l’amateurisme distingué), il se tient à l’écart de ce précieux réconfort [6]. »
48En dépit de ces remarques légèrement sexistes de la part du narrateur, M. Bucket trouve un soutien efficace en sa femme, qui l’aide à identifier l’assassin de Tulkinghorn. Dickens inaugure brillamment le genre policier avec l’inspecteur Bucket. Il sait indiquer les fausses pistes, souligne lourdement les indices de la culpabilité de lady Dedlock, pour embrouiller le lecteur et faire d’autant mieux ressortir la clairvoyance de son inspecteur. Ce maître de l’observation et de la déduction impressionne par son sens de l’enquête, qui le conduit à suivre les pistes méthodiquement. Pourtant, il montre ses limites, puisqu’il ne parvient pas à empêcher la mort de lady Dedlock. Mais on peut se demander si cela vient d’une volonté de Dickens d’indiquer qu’il n’est pas un surhomme, malgré ses qualités exceptionnelles, ou de condamner irrémédiablement lady Dedlock, qui, par ses fautes morales, n’a plus sa place dans le monde du roman… En tout cas, une chose est sûre : autant Dickens a une vision négative du monde des juges et de la justice, comme nous l’avons vu, autant il admire les inspecteurs et le monde de la police en général.
49Au-delà de cette conclusion rapide, un bref appendice montrera que le genre policier, découvert par Dickens au cours de ses réflexions sur le crime, n’est pas nécessairement un accident sans lendemain dans son œuvre, mais peut-être l’ébauche d’une orientation future. Dans le dernier de ses romans, resté inachevé à sa mort et dont nous n’avons qu’une moitié environ, Le Mystère d’Edwin Drood, le héros disparaît mystérieusement, à la suite de ce qui pourrait bien être un meurtre. Son oncle John Jasper, qui est foncièrement un méchant homme, a des mobiles pour le tuer. Il en a les moyens et la volonté. Il fait des préparatifs en ce sens et s’arrange pour détourner les soupçons. Six mois après la disparition du jeune homme, le mystère reste entier sur ses causes. Arrive alors un curieux inconnu, Datchery, qui semble décidé à enquêter sur sa disparition et qui accumule des renseignements sur Jasper. Il semble déguiser sa véritable identité et le lecteur s’attend à voir en lui un personnage déjà connu. Mais l’intrigue s’arrête là, brutalement.
50En dépit des éléments assez concordants dont nous disposons, certains spécialistes se sont amusés à inventer une suite dans laquelle Edwin Drood est vivant, contrairement à ceux qui soutiennent le contraire. Il n’est pas question ici de faire rebondir le débat sur cette affaire qui garde sa part d’ombre. Mais cet exemple ultime peut laisser penser que, dans l’œuvre romanesque de Dickens, le genre policier commence à émerger. Plutôt que d’ajouter aux nombreuses hypothèses sur la suite du roman, nous pouvons nous livrer à une petite spéculation intellectuelle. Si Dickens n’était pas mort épuisé par ses nombreuses activités à l’âge de cinquante-huit ans, il aurait pu terminer Edwin Drood. Et ensuite, quelle place aurait-il accordée dans son œuvre à la littérature policière, à la littérature de détection ? Et si c’était là le vrai mystère d’Edwin Drood ?
Notes
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[1]
C. Dickens, Oliver Twist, trad. Francis Ledoux, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade n° 133 », 1958, 48, 1360.
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[2]
Ibid., 48, 1366-1367.
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[3]
Ibid., 52, 1412-1413.
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[4]
C. Dickens, Les Grandes Espérances, 42, 508-509, trad. Sylvère Monod, Paris, Gallimard, coll. « Folio Classique », 1999.
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[5]
Ibid., 54, 652.
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[6]
C. Dickens, La Maison d’Âpre-Vent, 53, 853-855, trad. Sylvère Monod, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1979.