Notes
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[1]
Publié dans Deguergue (M.) (dir.), L’Art et le droit : écrits en hommage à P.-L. Frier, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 203-224. Le comité éditorial de la collection « Histoire de la justice » remercie Mme Christine Mengin d’avoir accepté de republier cet article avec un complément iconographique, ainsi que M. le Professeur Bertrand Hirsch, directeur des publications de la Sorbonne, pour son autorisation et Mme Laurence Landrieux pour son aide technique.
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[2]
Bien que les juridictions du State Circuit soient, dans des proportions bien supérieures à celles du Federal Circuit, confrontées à l’accroissement constant de l’activité judiciaire et, partant, amenées à édifier chaque année des millions de mètres carrés de surface judiciaire, il ne sera ici question que du programme fédéral, seul à être financé par le Congrès. De plus, la maîtrise d’ouvrage des juridictions locales, par nature décentralisée, est difficile à appréhender dans sa globalité et la qualité des opérations très inégale. On peut en avoir un aperçu à partir du Centre de ressources pour les tribunaux d’État (National Center for State Courts) créé en 1971 et qui, ayant progressivement étendu ses missions à la définition de lignes directrices pour la construction des lieux de justice, a publié plusieurs sélections d’opérations. Cf. par exemple : Building a Better Courthouse : Technology and Design in New Court Facilities : Participant Guide, Williamsburg, 2003 ; Don Hardenbergh et Todd S. Phillips (dir.). Retrospective of Courthouse Design, 1991-2001, Williamburg, 2001. Au sein de l’American Institute of Architects, une commission pour l’architecture judiciaire (récemment transformée en Academy of Architecture for Justice) publie depuis 1992 un volume annuel, Justice Facilities Review, présentant les projets primés par un jury.
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[3]
Alors que le terme britannique est lawcourt.
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[4]
Pour reprendre l’expression du président Lyndon Johnson qui, au cœur de ce qui est rétrospectivement apparu comme un âge d’or de la société américaine avant la guerre du Vietnam, lance le mot d’ordre de lutte contre la pauvreté, de défense des droits civiques et d’accès à l’éducation et à la santé.
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[5]
Le palais de justice de Nanterre, conçu à partir de 1964 et inauguré en 1974, est dû à l’architecte André Wogenscky ; celui de Créteil à Daniel Badani et Pierre Roux-Dorlut (1964-1978) ; celui d’Évry à Guy Lagneau, Michel Weill et Jean Dimitrijevic (1965-1976).
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[6]
Les termes sont extraits de deux rapports de l’époque, respectivement de 1973 et 1974, cités par L-E. Moulin, « L’architecture judiciaire en France sous la ve République », thèse de doctorat d’histoire de l’art, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, décembre 2006, p. 388 et 392.
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[7]
Entretien de l’auteur avec Stephen Breyer, Washington, 8 juin 2006.
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[8]
Conséquence paradoxale des lois de décentralisation, le transfert des charges de justice des collectivités locales à l’État s’est fait en deux étapes : charge financière en 1981 et gestion en 1987.
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[9]
Entretien de l’auteur avec René Eladari, Bayeux, 11 octobre 2004.
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[10]
La DGPPE prend la suite de la DREP (Délégation à la réalisation d’établissements pénitentiaires) créée au début des années 1980 par A. Chalandon pour mettre en œuvre le programme des « 13 000 » puis des « 4 000 ».
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[11]
La nomination en 2006 comme conseiller à PBS de l’architecte Thomas Gordon Smith, virulent partisan du retour au classicisme, marquait ce changement d’orientation.
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[12]
La loi d’orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002 prévoyait la construction de 27 nouveaux établissements pénitentiaires. L’Établissement public du palais de justice de Paris (EPPJP), créé par le décret du 20 février 2004, a pour mission la programmation et la construction d’un nouvel édifice pour le TGI de Paris.
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[13]
1994-2004, NBBJ Architectes.
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[14]
En particulier, les modalités de conception des œuvres d’art liées aux nouveaux palais de justice (1 % en France ; Art Program aux États-Unis) aboutissent le plus souvent à des œuvres en décalage avec l’image que le public et les magistrats ont de la justice.
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[15]
Cette liste recense les principales publications consacrées à l’histoire du type architectural du palais de justice en France et aux États-Unis, à l’exclusion des monographies. Pour la période récente, l’enquête dont cet article présente un bref résumé s’appuie sur le témoignage de nombreux acteurs : je remercie en particulier MM. Robert Andrukonis, Stephen Breyer, Edward Feiner, Todd Phillips, Gerald Thacker (États-Unis), René Eladari, Jean-Marc Sauvé, Quang-Dang Tran, Jean-Paul Miroglio ainsi que Mme Marie Bels (France) pour les entretiens qu’ils m’ont accordés. La recherche documentaire a été facilitée par un séjour comme fellow au Center for advanced studies in the visual arts, National Gallery, Washington, à l’été 2004. Ma coopération avec Andrea Leers, architecte de plusieurs palais de justice et professeur associé d’architecture à l’École d’architecture de Harvard, où elle organise chaque année le séminaire « The New American Courthouse », a abouti au colloque « L’architecture du palais de justice : une rétrospective franco-américaine, 1992-2002 », organisé par l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et la Harvard Graduate School of Design à l’Institut national d’histoire de l’art, 26-28 mars 2009.
1L’architecture du palais de justice est un domaine de recherche nouveau, car l’histoire de la justice, qui n’a elle-même pas une très longue tradition, s’est peu intéressée aux aspects formels et spatiaux du tribunal. Les travaux généraux sur l’histoire architecturale des lieux de justice sont rares ; les monographies consacrées à un palais de justice demeurent exceptionnelles. Pourtant, l’architecture judiciaire est un sujet d’actualité, comme en témoignent les tribulations du projet de tribunal de grande instance de Paris ou l’édification de nouveaux lieux pour les juridictions européennes (à Strasbourg, Luxembourg, La Haye). La fin du xxe siècle a posé de façon renouvelée la question de l’architecture des lieux de justice, les modèles historiques n’offrant plus de solution satisfaisante au phénomène généralisé de la judiciarisation. Face à cette situation, deux pays ont, dans les années 1990, lancé d’ambitieux programmes de construction judiciaire : la France et les États-Unis. Cet article ambitionne de retracer les grandes lignes de cette évolution.
2Nous verrons que, dans les deux pays, l’épisode révolutionnaire ayant donné naissance à une justice démocratique a suscité la mise au point d’un type architectural identifiable, le tribunal. Néoclassique en France, le palais de justice connaît aux États-Unis différentes écritures architecturales. Dans la seconde moitié du xxe siècle, la diffusion du fonctionnalisme architectural et la promotion d’une justice progressiste transforment profondément les modèles antérieurs, ouvrant la voie aux cités judiciaires modernistes. Au début des années 1990, le rejet de ces réalisations, tout comme la nécessité d’actualiser le programme du palais de justice conduisent les pouvoirs publics à mettre en place des politiques de construction de tribunaux modernes, à la fois fonctionnels et solennels, nombre d’entre eux étant confiés à des architectes en vue [2].
Le type historique du palais de justice en France et aux États-Unis
3Si la situation française se caractérise par la domination, tout au long du xixe siècle, du modèle néoclassique, aux États-Unis, le palais de justice revêt différents types architecturaux, dans le temps et dans l’espace. Tous ces modèles sont clairement identifiables par le citoyen comme le lieu où justice est rendue.
Aux États-Unis, différents prototypes cohabitent, dans le temps et dans l’espace
4Aux États-Unis, les lieux de justice sont marqués par le rôle central que joue la justice dans l’organisation politique et sociale du pays. L’expression américaine de courthouse (maison de la justice) est en elle-même un indice de cette place familière de la justice dans la vie de la communauté [3]. Le système judiciaire américain, fondé sur la common law, se caractérise par la dualité des ordres de juridiction : State Circuit, ou circuit local, et Federal Circuit. Le premier joue, dès les débuts de la République, un rôle essentiel dans l’organisation civique des différents États américains, car les juridictions locales ont à connaître de l’ensemble des litiges civils et criminels. Le second s’est développé tardivement, car le rôle des juridictions fédérales, dont les juges sont nommés par le gouvernement, est bien plus circonscrit : elles sont compétentes pour les conflits portant sur le commerce entre États, relatifs à l’environnement et aux droits civiques. En conséquence, le US courthouse est loin de jouer le même rôle que le county courthouse au sein de la communauté locale.
5À l’origine, la « maison de la justice » est située sur le town green, à côté de l’église, qu’elle supplante dès l’Indépendance. Située au centre de la communauté, elle sert aussi à mailler l’immense territoire américain. Le tribunal est le garant de l’ordre local, et notamment du droit de propriété. Mais il sert également de lieu de rencontre pour la community, et peut à ce titre abriter aussi bien des services religieux, des rencontres maçonniques que des soirées dansantes. Le passage du circuit judge, juge itinérant officiant les jours de marché, attire au chef-lieu toute la population du comté, curieuse d’assister aux procès et d’échanger des nouvelles.
6À ses débuts, le county courthouse se compose d’une unique salle d’audience ainsi que d’un local servant à entreposer les archives. En façade, les arcades permettent d’abriter les étals du marché et la foule (photo 1). Rapidement, la jeune démocratie américaine adopte l’architecture de l’Antiquité classique, qui symbolise le pouvoir de la loi, les valeurs civiques et le patriotisme. En 1823, Jefferson invente un modèle de palais de justice inspiré du temple grec, avec un portique surmonté d’un fronton (photo 2). L’architecte Robert Mills perfectionne ce type architectural, en l’organisant sur deux niveaux : la salle d’audience est désormais située à l’étage, au-dessus des locaux d’archives (photo 3). Devant la façade, le portique à fronton héberge l’escalier menant à la salle d’audience. Ce style Greek revival domine jusqu’à la guerre de Sécession. En Nouvelle-Angleterre, au climat rigoureux, l’escalier est placé à l’intérieur et les courthouses ont une allure plus britannique ; l’architecte qui laisse son empreinte sur ce programme est Charles Bulfinch (photo 4). La conquête de l’Ouest suscite une vague de construction de tribunaux. Dans leur compétition pour accueillir le county courthouse, les villes nouvellement créées rivalisent d’ambition architecturale : emplacement en vue, architecture éloquente, matériaux de choix. Le phénomène nouveau est le palais de justice à plusieurs salles d’audience, qui nécessite de trouver une expression symbolique adaptée à ce changement d’échelle : une nouvelle génération de palais de justice voit le jour, dans la lignée des expérimentations de Henry Hobson Richardson. Le chef-d’œuvre en est le fameux Allegheny County Courthouse construit à Pittsburgh (1884-1888), caractérisé par son porche à trois arcades, sa maçonnerie puissante, sa tour-signal (photo 5). Les larges fenêtres indiquent l’emplacement des salles d’audience, aménagées dans toute la hauteur, alors que les autres espaces sont agencés sur deux demi-niveaux. Rapidement accepté par le public, il devient le type dominant, des années 1870 aux années 1910, sur l’ensemble du territoire américain. Précisons que les réalisations dont il a jusqu’à présent été question concernent les tribunaux d’État. En effet, ce n’est qu’au début du xxe siècle, avec l’extension des missions de l’État central, que le système judiciaire fédéral se voit contraint d’édifier des palais de justice. Tous sont construits sous le contrôle du supervising architect : James Knox Taylor, en poste de 1897 à 1912. Pour ces palais de justice, il développe un style spécifique, dérivé du néoclassicisme en vogue à l’École des beaux-arts, où de nombreux architectes américains ont fait leurs études. Les palais de justice fédéraux, de Providence à San Diego, utilisent divers éléments classiques : la coupole, le fronton, un porche d’entrée à arcades. Tous comprennent une salle des pas perdus (dite great hall). Les services publics y sont situés au rez-de-chaussée tandis qu’un escalier monumental mène aux salles d’audience à l’étage, toutes à double hauteur (photo 6). La seconde grande vague de construction de palais de justice fédéraux est le fait du New Deal. En réponse à la Grande Dépression, la Works Progress Administration suscite une campagne de grands travaux, qui comprend un volet judiciaire. Ces palais de justice fédéraux sont caractérisés par un classicisme simplifié, orné de motifs Art déco (photo 7). Les consignes données aux architectes concernent les accès, monumentaux, les halls d’accès, richement décorés, et l’élégance des espaces publics. Cet ambitieux programme intègre aussi les progrès technologiques (ascenseurs, chauffage central, lumière et ventilation électriques). Les bureaux connaissent un accroissement considérable et l’espace qui leur est dévolu devient plus important que celui des salles d’audience (photo 8). Ce renversement perturbe la monumentalité et donc la lisibilité du palais de justice, surtout lorsque les bureaux sont construits en hauteur. Si bien que c’est à l’iconographie de signifier la fonction de l’édifice : les bas-reliefs, fresques ou statues commandités par la puissance publique viennent en préciser le sens. Le programme est numériquement considérable, puisque quatre-vingt-quatre palais de justice fédéraux en service aujourd’hui ont été construits sous le New Deal (photo 9). Cependant, il est paradoxal de noter que, au même moment, l’édifice construit à Washington pour la Cour suprême affirme le néoclassicisme comme quintessence de l’architecture judiciaire. Il faut dire que la juridiction supérieure n’est pas soumise aux mêmes contraintes en ce qui concerne les espaces de bureau, si bien que l’architecte Cass Gilbert peut produire un temple de marbre pour les neuf juges suprêmes.
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King William County Courthouse (Virginie), vers 1710. Brique, toit en pente et porche à cinq arcades sont une réminiscence du market anglais2
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Charlotte County Courthouse (Virginie), Thomas Jefferson architecte, 17233
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Orangeburg Courthouse (Caroline du Sud), Robert Mills architecte, v. 1825. La gravure sur bois montre que l’incendie de 1865 a épargné le tribunal, dont la salle d’audience surmonte les locaux d’archives (South Carolina Historical Society)4
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Worcester County Courthouse (Massachusetts), Charles Bulfinch architecte, 1801-1803 (élévation de la façade principale, 1812 : American Antiquarian Society, Worcester)5
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Allegheny County Courthouse, Pittsburgh, Henry Hobson Richardson architecte6
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William Augustus Bootle Federal Building and US Courthouse, Macon (Georgie), James Knox Taylor architecte, 1905-1908 (Jefferson Collins/General Services Administration)7
7
Eldon B. Mahon US Courthouse, Fort Worth (Texas), 1933-1934, Paul Philippe Cret architecte (Gerald Moorhead/ General Services Administration)8
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Thurgood Marshall US Courthouse, New York, Cass Gilbert architecte, 1932-19369
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Cour suprême des États-Unis, Washington, Cass Gilbert architecte, 1926-1935En France, c’est le palais de justice néoclassique qui domine
7Lorsque la révolution de 1789 entraîne la création d’une justice rendue non plus au nom du roi, mais au nom du peuple français, il faut inventer un lieu nouveau. La solution mise au point par les architectes se caractérise par sa très grande homogénéité, dont le Conseil des bâtiments civils, chargé depuis 1798 de contrôler l’architecture publique, se veut le gardien vigilant.
8Le palais de justice républicain est néoclassique et monumental. Il est le plus souvent situé sur les nouveaux boulevards aménagés en lieu et place des anciens remparts, qui concentrent les édifices publics apparus au xixe siècle. Bien que côtoyant ces nouveaux bâtiments, le palais de justice en est isolé, puisqu’il constitue un espace sacré, séparé du monde ordinaire. Cette séparation se manifeste par un décalage de niveau : l’entrée du palais est surélevée par rapport à la rue – mais l’étage inférieur, à la différence de ce qui se passait sous l’Ancien Régime, n’abrite plus de prison. Le palais de justice domine l’effervescence et les passions de la cité. Les éléments architecturaux qui permettent de le reconnaître sont d’abord son important emmarchement, qui mène au péristyle à colonnes, lui-même surmonté d’un fronton triangulaire – tous éléments évoquant le temple grec – puis la colonnade (photo 10). Sur le perron, une lourde porte de bois ou de bronze lui permet de franchir l’épais mur, souvent aveugle, qui sépare l’agitation extérieure du recueillement des lieux. Puis il entre dans une salle des pas perdus, impressionnante par son volume et son dépouillement (photo 11). Au xixe siècle, l’espace du palais se concentre sur l’audience. En son cœur, la principale salle d’audience est située dans l’axe principal d’un bâtiment organisé symétriquement. Les autres salles sont disposées selon leur importance hiérarchique (photo 13). Toutes sont recouvertes à mi-hauteur de lambris de bois, réminiscence de l’enceinte végétale où se rendait originellement la justice. Les fenêtres soulignent que la justice, éclairée, est rendue de jour. Toutefois, leur positionnement en hauteur interdit d’observer ce qui se passe à l’extérieur (photo 12). Par rapport à l’Ancien Régime, deux types d’espaces font leur apparition : un bureau pour le juge et une bibliothèque, où sont conservés les codes et les lois. Le dispositif architectural, clairement identifiable par le passant comme par le justiciable, annonce la répression. Du reste, la prison, devenue le lieu privilégié d’exécution des sanctions, jouxte souvent le palais de justice. Ce type architectural du palais de justice républicain est construit sur tout le territoire, en faisant bien sûr l’objet de quelques variantes. Plus du tiers des palais de justice actuels ont été construits dans la deuxième moitié du xixe siècle.
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Palais de justice d’Angoulême, Paul Abadie père architecte, 1825-182811
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Palais de justice de Bordeaux, salle des pas perdus. Joseph-Adolphe Thiac, 1831-184812
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Première chambre du palais de justice de Bordeaux13
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Palais de justice d’Amiens, 1861-1880, plan du 1er étage, Jean Herbault et Natalis Daulé (Jacques Hittorff pour le porcheLe fonctionnalisme architectural au service d’une justice progressiste
9La seconde moitié du xxe siècle voit la diffusion, dans l’ensemble des pays occidentaux, de ce qu’il est convenu d’appeler le fonctionnalisme architectural. Inégalement expérimenté entre les deux guerres, il devient, à partir des années 1950, le langage commun de l’architecture. Aux États-Unis comme en France, cette écriture moderniste va correspondre pendant quelques décennies à l’image d’une justice progressiste et plus accessible.
La Great Society [4] adopte l’architecture fonctionnaliste
10Après la Seconde Guerre mondiale, la plupart des palais de justice sont conçus selon les principes du fonctionnalisme architectural, largement diffusé aux États-Unis à partir des années 1950. La nation américaine, qui a victorieusement combattu pour libérer l’Europe du nazisme, connaît une phase d’optimisme et de croyance en le progrès. Dans son combat pour la démocratie, elle se convertit à une architecture exprimant l’ouverture et la transparence. Pour le modernisme architectural, résolu à rompre avec la tradition, les édifices de cette époque totalement nouvelle reposent sur l’analyse rigoureuse de leur fonction et sur l’utilisation audacieuse des nouveaux matériaux et des nouvelles techniques. Le progrès doit être incarné par des lignes pures, des surfaces planes, des formes claires. Dans sa volonté de renoncer à l’ornement, l’architecture moderne abandonne les éléments architecturaux qui caractérisaient les palais de justice : l’emmarchement monumental, les colonnes, le soubassement, la coupole, la tour. L’expression de l’innovation prend le pas sur la mise en scène de l’autorité : les nouvelles constructions publiques cherchent à être à la fois fonctionnelles et accueillantes, sur le modèle du siège de l’ONU (1947-1950), dont la silhouette transparente abrite un « atelier de paix ». L’architecture moderne devient le symbole d’un nouvel ordre politique, répondant au désir de participation citoyenne qui s’exprime dans les années 1960. Les pouvoirs publics, locaux et fédéraux, y répondent par l’aménagement de grands centres civiques matérialisant les vertus d’accessibilité et d’intégration.
11Dans ce contexte, l’activité des palais de justice fédéraux est dopée par la législation sur les droits civiques. Sous la houlette de son agence logistique (US General Services Administration, GSA) créée en 1949, l’administration fédérale est, des années 1950 aux années 1980, incarnée par des édifices fonctionnalistes. L’exemple le plus abouti est celui que construit Ludwig Mies Vander Rohe à Chicago (1959-1964), à la fois centre fédéral et palais de justice (photo 14). Il s’agit d’un gratte-ciel de trente étages où alternent les espaces de bureaux et de vastes salles d’audience. Cette tour d’acier revêtue d’une paroi de verre est l’une des icônes du Mouvement moderne en architecture. Elle est caractérisée par son équilibre, classique, et par la qualité des matériaux employés.
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Everett M. Dirksen US Courthouse (Chicago), Ludwig Mies van der Rohe architecte, 1959-196412Cependant, cette recherche de la fonctionnalité et le rejet de tout élément décoratif, additionnés à l’importance quantitative des espaces de bureaux, aboutissent à ce qu’édifices publics et édifices privés se confondent. Quelles que soient ses qualités plastiques, cette architecture conduit à ce que les nouveaux palais de justice ne soient plus identifiables en tant que tels (photo 15).
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James A. Byrne US Courthouse, Philadelphie, achevé en 1970L’architecture moderne donne forme à la cité judiciaire
13À la différence de ce qui se passe aux États-Unis, très peu de palais de justice ont été construits pendant le premier xxe siècle, et les Trente Glorieuses ne suscitent que quelques réalisations. La transformation de l’architecture judiciaire se produit au milieu des années 1970, sous l’impulsion du ministère de la Justice, qui place la cité judiciaire au cœur de sa réflexion sur les lieux de justice.
14Certes, dans le prolongement de la réforme judiciaire de 1958, quelques édifices marquant ont vu le jour. À Lille, le palais de justice construit de 1958 à 1969 par Marcel Spender et Jean Willerwal comprend une très haute tour (photo 16), qui manifeste la montée en puissance des tâches institutionnelles. À partir de 1964, des maîtres d’œuvre inventent, pour abriter les nouveaux tribunaux créés dans la région parisienne et répondre à la demande d’une justice moderne et efficace, des dispositifs formels et spatiaux inédits [5]. À Nanterre, Créteil ou Évry, le vocabulaire de l’architecture fonctionnaliste (pilotis, toit-terrasse…) est mis à contribution pour tout à la fois dédramatiser l’accès et organiser les espaces de bureaux, dont le volume s’est considérablement accentué (photo 17). Mais, en l’absence de réflexion institutionnelle sur l’architecture judiciaire, il s’agit là de réponses marquées par l’individualité de l’architecte. À partir de 1974 en revanche, l’institution judiciaire procède à une réflexion sur l’organisation spatiale des lieux de justice. Le groupe de travail qu’elle met en place promeut le concept de cité socio-judiciaire, par opposition au palais de justice, dont la monumentalité est désormais perçue comme accentuant la fonction répressive de la justice. Les nouveaux lieux de justice doivent « atténuer les barrières d’ordre psychologique entre magistrats et justiciables », et servir « à aider, éduquer, rééduquer. Ensuite : à rendre justice [6] ». Il s’agit d’humaniser et de banaliser les lieux où se rend la justice. Un corps de doctrine s’élabore progressivement, proscrivant l’antique et magistrale colonnade et transformant la salle des pas perdus en un hall d’accueil distribuant les services sociaux et locaux de l’aide juridictionnelle, désormais abrités par le palais. Le terme de cité signale le regroupement de diverses juridictions, dont il faut respecter l’originalité tout en les intégrant dans un ensemble cohérent. Ces principes régissent la douzaine de cités judiciaires alors mises en chantier : à Montbéliard, Nancy, Senlis (photo 18), Villefranche-sur-Saône, Draguignan, Albertville, Rennes, Meaux, Bobigny, Dijon, Le Mans et Clermont-Ferrand. Deux éléments sont essentiels : l’attention aux justiciables et l’insertion dans la ville. Le premier objectif suppose une architecture sobre, un dispositif d’accès modeste, le confort du public. À la différence du parti qui avait été adopté pour Lille ou Créteil, il n’est plus question de constructions en hauteur. Un soin particulier est apporté à l’espace d’accueil : à Bobigny, par exemple, le patio, avec ses plantes vertes et son éclairage naturel, cherche à évoquer l’ambiance d’un jardin d’hiver (photo 19). Le second objectif prône l’insertion harmonieuse de l’édifice dans le contexte urbain : l’emmarchement est banni et le plain-pied préconisé. À Lyon, pour favoriser la familiarité des habitants du quartier avec l’édifice judiciaire, l’architecte Yves Lion transforme la salle des pas perdus en rue intérieure traversante (aujourd’hui condamnée). Ainsi, à l’instigation de la chancellerie, cette génération d’édifices judiciaires renonce-t-elle à la monumentalité du palais de justice historique au profit d’un message de modestie, celui du service public rendu au justiciable. Mais à la fin des années 1980, la sobriété de ces édifices fonctionnels fait l’objet d’un mouvement de rejet. Aussi bien aux États-Unis qu’en France, on reproche aux palais de justice récents leur manque de grandeur. Ce qui se voulait dédramatisation est désormais perçu comme banalité ; la simplicité comme médiocrité. De l’autre côté de l’Atlantique, les judicial centers des mêmes années sont également qualifiés de uninviting, impersonal, uninspired, standardized, unimaginative, anonymous.
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Palais de justice de Lille, Marcel Spender et Jean Willerval architectes, 1958-196917
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Palais de justice de Créteil, Daniel Badani et Pierre Roux-Dorlut architectes, 1964-197818
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Cité judiciaire de Senlis, Chauveau architecte, 1976-198019
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Cité judiciaire de Bobigny, E.T.R.A. architecture, 1979-198715En réponse à cette insatisfaction, les deux gouvernements lancent, au début des années 1990, d’ambitieux programmes en vue de remédier à ce déficit de solennité.
À la recherche du palais de justice contemporain
16Prenant acte de la banalisation de l’architecture judiciaire et, plus encore, sous la pression du véritable phénomène de société que constitue la « judiciarisation », les États-Unis comme la France ont, ces dernières années, développé des programmes volontaristes de construction de tribunaux modernes. Ces programmes ont pour objectif l’édification de palais de justice adaptés à l’exercice actuel de la justice, tout en suscitant une monumentalité à la fois contemporaine et démocratique.
17Dans ce processus, la mise en œuvre des programmes est assurée, aux États-Unis, par l’Agence fédérale de logistique et, en France, par la délégation ad hoc mise en place par la chancellerie, devenue ministère constructeur. En une dizaine d’années, les deux maîtres d’ouvrage ont suscité la construction de dizaines d’édifices phares, souvent dus à des ténors de l’architecture contemporaine.
Un New Deal pour les palais de justice : le Courthouse Program fédéral
18En 1987, l’enquête menée par l’Office administratif des tribunaux américains (Federal Judiciary) montre que les deux tiers des palais de justice fédéraux sont, dans un avenir proche, condamnés à un sévère manque d’espace, en raison de l’accroissement de l’activité judiciaire, de l’augmentation du nombre de juges fédéraux (au nombre de 868) et du personnel d’accompagnement.
19Sur ce, un épisode décisif, celui de la construction du nouveau palais de justice de Boston, vient bouleverser la routine de la maîtrise d’ouvrage fédérale. Alors que le Service des bâtiments publics de l’Administration fédérale des services généraux (GSA) prévoit d’agrandir le palais de justice, exigu, deux jeunes juges fédéraux, Douglas Woodlock et Stephen Breyer – aujourd’hui juge à la Cour suprême – s’y opposent. Ils obtiennent en 1991 que soit organisé un processus de sélection d’un panel d’architectes, dont ils vont visiter les bâtiments. Leur choix se porte sur Henry Cobb, associé d’Ieoh Ming Pei. Pendant deux ans, les deux magistrats et l’architecte travaillent à la conception d’un palais de justice contemporain au service du public [7]. Le palais de justice, achevé en 1998, entend combiner solennité, exprimée par l’imposant mur de brique émaillé de citations (photo 20), et transparence, avec son immense paroi de verre donnant sur le port (photo 21).
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John Joseph Moakley US Courthouse, Boston, Henry Cobb architecte, 1995-199821
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John Joseph Moakley US Courthouse, Boston, Henry Cobb architecte, 1995-1998. Paroi de verre bordant la salle des pas perdus20En 1992, un architecte en chef est nommé au Public Buildings Service de GSA : Edward Feiner. Convaincu qu’il faut améliorer la qualité architecturale des bâtiments fédéraux, considérée comme médiocre, il rebondit sur la réflexion en cours au Federal Judiciary ainsi que sur l’expérience de Boston. Aussi pugnace que dynamique, il réforme la procédure de sélection des architectes et convainc les grands noms de l’architecture de collaborer avec l’État fédéral. Dans la foulée est créé le Courthouse Management Group, afin de piloter le très ambitieux plan d’architecture judiciaire. Ce programme, qui prévoit de reconstruire ou rénover 160 tribunaux (sur les 731 équipements judiciaires fédéraux) en treize ans, est estimé à 10 millions de dollars. Depuis 1993, un plan pluriannuel fait donc l’objet d’une décision du Congrès, qui vote les subsides nécessaires à la construction de ces nouveaux palais de justice (en moyenne 3,5 millions de dollars par an entre 2001 et 2007). Une cinquantaine d’opérations sont achevées, une dizaine en construction, une vingtaine dans la phase d’acquisition du site et d’élaboration du projet d’architecture.
21Tous les palais de justice fédéraux (dans lesquels chaque juge dispose de sa propre salle d’audience et de son cabinet) font l’objet d’un traitement architectural soigné. À la différence de la situation française, où l’architecte est sélectionné à l’issue d’un concours, GSA a mis en place un mode de désignation qui concerne non pas un projet, mais un architecte. Le président du tribunal, magistrat fédéral nommé à vie et, partant, certain d’y achever sa carrière, est impliqué dès le début de la conception. Il n’est pas rare que cette étroite coopération entre architecte et magistrat soit appelée à durer plusieurs années.
22Les opérations relèvent d’un programme d’excellence ouvert à tous les courants architecturaux, conformément à la volonté, exprimée par John Kennedy en 1962, d’avoir recours à la « meilleure réflexion architecturale contemporaine », tout en évitant la création d’un style fédéral. L’œcuménisme architectural est respecté, et toutes les tendances actuelles représentées : nous ne citerons que HOK, Bill Pedersen, Richard Meier, Thom Mayne, Henry Cobb, Robert Stern, Antoine Predock, Morphosis, Moshe Safdie. Le néoclassique (photo 24 et 25) côtoie l’architecture la plus moderne (photo 22 et 23).
22 et 23
22 et 23
Lloyd D. George US Courthouse, Las Vegas, Cannon Dworsky architecte, 1995-200024
24
John M. Shaw US Courthouse, Lafayette (Louisiane), Lafayette Design Group25
25
Diana Moore : Urns of Justice, 1998Devenu maître d’ouvrage, le ministère français de la justice lance un plan pluriannuel
23En France, la création de la Délégation générale au programme pluriannuel d’équipement (DGPPE) répond à un triple phénomène : l’explosion du contentieux, l’augmentation du nombre de magistrats, la dévolution de l’immobilier judiciaire au ministère de la Justice. Les deux premiers sont comparables à la situation américaine. Le troisième en revanche est propre à la France.
24De 1975 et 1995, le contentieux a triplé. Parallèlement, le nombre de magistrats a augmenté de 40 % dans les années 1990. De 5 500 sous le ministère Badinter, il est actuellement supérieur à 7 000. Toutefois, le facteur déclenchant vient du transfert à l’État, en 1987, de la gestion immobilière des équipements judiciaires [8]. Face à cette responsabilité nouvelle, le ministère de la Justice procède en 1989-1990 à l’inventaire du patrimoine judiciaire. Le parc immobilier est évalué à 1,7 million de mètres carrés ; le déficit moyen en surfaces est estimé à 30 % (60 % dans certains bâtiments). La moitié des lieux de justice est antérieure à 1900 ; 35 % du parc est constitué de palais de justice hérités du xixe siècle. Cet état des lieux suscite l’élaboration de schémas directeurs de renouvellement du parc bâti pour 27 départements et d’un plan pluriannuel pour la justice destiné à améliorer l’organisation des quelque 2 000 juridictions. Pour la mise en œuvre de ce programme de construction sans précédent, le garde des Sceaux, Henri Nallet, qui a décidé de transposer dans le domaine judiciaire l’« opération coup de poing » menée pour les prisons par son prédécesseur Albin Chalandon, crée la DGPPE [9]. Instituée par le décret du 6 mai 1991, elle est essentiellement composée de cadres du ministère de l’Équipement. Pendant dix ans, cette délégation, dirigée par l’ingénieur général des Ponts et chaussées René Eladari, anime la réflexion sur l’évolution de l’architecture judiciaire [10] et pilote les nouvelles réalisations. La mise en œuvre du plan directeur, qui prévoit la construction d’une vingtaine de tribunaux et la rénovation de douze autres, commence en 1993. Il est confirmé par la loi de programme du 6 janvier 1995 relative à la justice, dont le volet immobilier vise la réduction du déficit de 250 000 m2 de surfaces utiles hors Paris, pour un montant de 4,5 milliards de francs. Au total, les opérations prévues dans le programme pluriannuel devaient déboucher sur la construction de 300 000 m2, soit la moitié environ de ce que le xixe siècle avait construit.
25La conception et la réalisation de ce programme s’appuient sur la réflexion que la chancellerie, confrontée à cette tâche de grande ampleur, décide de mener. À l’initiative de Jean-Marc Sauvé, alors directeur de l’Administration générale, paraît en 1988 le recueil Architecture et justice. Deux siècles d’évolution. Puis une vaste enquête pluridisciplinaire aboutit en 1992 à la publication du recueil La Justice en ses temples, que prolonge en 1994 le colloque « Palais de justice, héritage et projets ». Ce savoir nouveau connaît une transcription opérationnelle : à l’issue d’une enquête menée auprès de magistrats interrogés sur ce qui représente l’essence de la justice, le dossier « Conception architecturale des palais de justice », rédigé par l’architecte Arnaud Sompairac, est, à partir de l’automne 1992, joint à tous les dossiers de concours.
26Le programme, qui abandonne la notion de cité judiciaire pour revenir à celle de palais de justice, vise l’équilibre entre le caractère solennel du lieu pénal et l’humanisation de l’institution judiciaire. Il est attentif à l’articulation de ses différentes fonctions : justice de sanction, justice de conciliation, accueil des justiciables (salle des pas perdus, signalétique, lieux d’attente), bureaux des magistrats et des auxiliaires de justice (dont l’amélioration des conditions de travail constitue un objectif prioritaire), combinaison des circulations. Enfin, la question de la localisation est perçue comme hautement symbolique.
27La délégation organise vingt-cinq concours qui attirent les plus grands noms de la profession. En novembre 1992, la première compétition concerne le palais de justice de Bordeaux (photo 26). Il est remporté par l’architecte britannique Richard Rogers, qui propose une solution d’une audace spectaculaire, avec des salles d’audience situées dans des coques. Se succèdent ensuite les concours pour les palais de Montpellier (décembre 1992), Caen (mars 1993), Grasse (avril 1993), Nantes (octobre 1993), Melun (janvier 1994) (photo 30), Grenoble (mai 1994), etc. Cette série de concours attire les plus grands noms de l’architecture française : Architecture-Studio (photo 27), Christian de Portzamparc (photo 31 et 32), Claude Vasconi, Jean Nouvel (photo 28 et 29), Paul Chemetov, Henri Ciriani (photo 33 à 35), Henri Gaudin, pour ne citer qu’eux. Fin 2001, à l’échéance initialement fixée, les deux tiers des palais de justice ont été livrés : onze constructions nouvelles : Lyon, Nanterre, Montpellier, Caen, Melun, Bordeaux, Grasse, Nantes, Avignon, Fort-de-France, Grenoble, et sept rénovations/extensions : Nice (palais Rusca), Aix-en-Provence (palais Montclar), Béthune, Rennes (parlement de Bretagne), Nice (tribunal de commerce), Nice (palais de justice), Moulins. Les réalisations nouvelles, variées et inventives, dénotent, là aussi, la grande latitude laissée aux architectes pour renouveler le programme de l’architecture judiciaire.
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Palais de justice de Bordeaux, Richard Rogers architecte, 1992-199827
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Palais de justice de Caen, Architecture-Studio, 1992-199828
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Palais de justice de Nantes, Jean Nouvel architecte, 1993-199729
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Palais de justice de Nantes, Jean Nouvel architecte, 1993-1997 : la salle des pas perdus30
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Palais de justice de Melun, Françoise-Hélène Jourda et Gilles Perraudin architectes, 1994-1998. La colonnade classique est réinterprétée en arbre de justice31
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Palais de justice de Grasse, Christian de Portzamparc architecte, 1993-199932
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Palais de justice de Grasse : l’accès principal33
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Palais de justice de Pontoise, Henri Ciriani architecte, 1997-2005. À la demande des magistrats, les salles d’audience bénéficient à nouveau de l’éclairage naturel34 et 35
34 et 35
Palais de justice de Pontoise, Henri Ciriani architecte, 1997-200528Quelles que soient les différences entre les États-Unis et la France, aussi bien judiciaires qu’architecturales, le parallèle entre les deux programmes nationaux de construction de palais de justice ne laisse pas d’impressionner : au même moment, les deux pays procèdent à un bilan de leur immobilier judiciaire, prélude à l’entrée en scène de deux maîtres d’ouvrage exceptionnels, qui, sur la base d’une réflexion de fond sur l’architecture judiciaire et forts de leur capacité à convaincre les autorités gouvernementales et parlementaires, parviennent à impliquer des ténors de l’architecture dans l’expérimentation du palais de justice contemporain. Dans les deux pays, l’aventure prend fin à peu d’intervalle : René Eladari part à la retraite fin 2001 et Ed Feiner démissionne de son poste de Chief Architect en janvier 2005. Dans les deux cas, leur départ coïncide avec la mise sous le boisseau de l’ambition architecturale qu’ils avaient l’un et l’autre voulue et mise en œuvre pour la justice – qualifiée de dispendieuse pour les deniers publics.
29Aux États-Unis, l’actuel plan quinquennal (2008-2012) marque le pas, le Congrès, qui donne désormais la priorité aux constructions pénales, n’ayant accepté de financer qu’une vingtaine d’opérations, dont nombre d’extensions d’édifices existants. De nombreux départs ont modifié l’organigramme du Service fédéral des bâtiments publics, qui revoit à la baisse les critères d’excellence architecturale adoptés lorsque Ed Feiner était le responsable [11]. En France, la création de la DGPPE répondait à une situation de crise, aussi sa mission était-elle limitée dans le temps : le 1er janvier 2002, un établissement public administratif, l’Agence de maîtrise d’ouvrage des travaux du ministère de la Justice (AMOTMJ), a pris le relais pour assurer dans la durée la politique de construction et de rénovation des bâtiments judiciaires. Depuis cette date, même si un certain nombre de palais de justice sont en cours de construction ou à l’étude, le centre de gravité de la maîtrise d’ouvrage du ministère de la Justice s’est déplacé vers l’architecture pénitentiaire et la programmation du tribunal de grande instance de Paris [12].
30Quel regard porter sur ces programmes, au moment de leur achèvement ? Les deux ont pris acte que tant le modèle néoclassique inspiré du temple antique que l’immeuble de bureaux banalisé sont désormais incompatibles avec les conditions actuelles d’exercice de la justice et avec son image. D’une part, l’échelle des palais de justice s’est considérablement modifiée. À titre d’exemple, le palais de justice de Seattle comprend dix-huit salles d’audience réparties sur vingt-trois étages [13] et la programmation du nouveau TGI de Paris concerne 100 000 m2, là où la superficie de la plupart des palais de justice français est comprise entre 10 000 et 20 000 m2. Comment ces édifices colossaux peuvent-ils exprimer leur fonction judiciaire ? Car il est de fait que la symbolique judiciaire des opérations est moins lisible qu’auparavant. Mais la diversité des solutions proposées par les architectes ne reflète-t-elle pas la demande ambivalente d’une magistrature tout à la fois nostalgique de la monumentalité d’antan et attachée à une pratique plus humaine de la justice ? Au demeurant, quelles réponses spatiales apporter à l’avenir à ces deux phénomènes nouveaux que sont, par rapport à la transparence antérieure, le terrorisme et la violence du justiciable ?
31Si aucun des deux programmes n’a produit d’archétype comparable aux différents modèles légués par l’histoire [14], la détermination de ces exceptionnels maîtres d’ouvrage publics à promouvoir et explorer les voies d’une architecture judiciaire contemporaine a donné lustre et actualité à la question de l’agencement de lieux de justice performants et solennels.
Bibliographie
Indications bibliographiques [15]
- Association française pour l’histoire de la justice, La Justice en ses temples, Poitiers/Paris, éd. Brissaud/éd. Errance, 1992.
- Dossier « Construire pour la justice », Architecture intérieure-Créé, no 265, mai-juin 1995, p. 42-145.
- Dossier « Les palais de justice », Les Monuments historiques, no 200, janvier-février 1996, p. 5-94.
- GARAPON Antoine, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997, 359 p. (en particulier le chapitre consacré au rituel américain).
- LOUPIAC Claude, « Du temple de Thémis à la maison des Droits de l’homme », Sociétés & représentations, no spécial sur la justice, Université de Paris I, CREDHESS, novembre-décembre 2001.
- La Nouvelle Architecture judiciaire. Des palais de justice modernes pour une nouvelle image de la justice, recueil d’impressions et d’éclairages à l’occasion du colloque de Nanterre, 12 mai 2000, Paris, La Documentation française, 2002.
- MOULIN Laure-Estelle, L’Architecture judiciaire en France sous la ve République, thèse de doctorat d’histoire de l’art, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, décembre 2006, 559 p. dactyl.
- PARE Richard (dir.), Court House, a Photographic Document, New York, Horizon Press, 1978.
- FLANDERS Steven (dir.), Celebrating the Courthouse. A Guide for architects, their clients, and the public, New York/Londres, Norton, 2006.
Notes
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[1]
Publié dans Deguergue (M.) (dir.), L’Art et le droit : écrits en hommage à P.-L. Frier, Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, p. 203-224. Le comité éditorial de la collection « Histoire de la justice » remercie Mme Christine Mengin d’avoir accepté de republier cet article avec un complément iconographique, ainsi que M. le Professeur Bertrand Hirsch, directeur des publications de la Sorbonne, pour son autorisation et Mme Laurence Landrieux pour son aide technique.
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[2]
Bien que les juridictions du State Circuit soient, dans des proportions bien supérieures à celles du Federal Circuit, confrontées à l’accroissement constant de l’activité judiciaire et, partant, amenées à édifier chaque année des millions de mètres carrés de surface judiciaire, il ne sera ici question que du programme fédéral, seul à être financé par le Congrès. De plus, la maîtrise d’ouvrage des juridictions locales, par nature décentralisée, est difficile à appréhender dans sa globalité et la qualité des opérations très inégale. On peut en avoir un aperçu à partir du Centre de ressources pour les tribunaux d’État (National Center for State Courts) créé en 1971 et qui, ayant progressivement étendu ses missions à la définition de lignes directrices pour la construction des lieux de justice, a publié plusieurs sélections d’opérations. Cf. par exemple : Building a Better Courthouse : Technology and Design in New Court Facilities : Participant Guide, Williamsburg, 2003 ; Don Hardenbergh et Todd S. Phillips (dir.). Retrospective of Courthouse Design, 1991-2001, Williamburg, 2001. Au sein de l’American Institute of Architects, une commission pour l’architecture judiciaire (récemment transformée en Academy of Architecture for Justice) publie depuis 1992 un volume annuel, Justice Facilities Review, présentant les projets primés par un jury.
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[3]
Alors que le terme britannique est lawcourt.
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[4]
Pour reprendre l’expression du président Lyndon Johnson qui, au cœur de ce qui est rétrospectivement apparu comme un âge d’or de la société américaine avant la guerre du Vietnam, lance le mot d’ordre de lutte contre la pauvreté, de défense des droits civiques et d’accès à l’éducation et à la santé.
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[5]
Le palais de justice de Nanterre, conçu à partir de 1964 et inauguré en 1974, est dû à l’architecte André Wogenscky ; celui de Créteil à Daniel Badani et Pierre Roux-Dorlut (1964-1978) ; celui d’Évry à Guy Lagneau, Michel Weill et Jean Dimitrijevic (1965-1976).
-
[6]
Les termes sont extraits de deux rapports de l’époque, respectivement de 1973 et 1974, cités par L-E. Moulin, « L’architecture judiciaire en France sous la ve République », thèse de doctorat d’histoire de l’art, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, décembre 2006, p. 388 et 392.
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[7]
Entretien de l’auteur avec Stephen Breyer, Washington, 8 juin 2006.
-
[8]
Conséquence paradoxale des lois de décentralisation, le transfert des charges de justice des collectivités locales à l’État s’est fait en deux étapes : charge financière en 1981 et gestion en 1987.
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[9]
Entretien de l’auteur avec René Eladari, Bayeux, 11 octobre 2004.
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[10]
La DGPPE prend la suite de la DREP (Délégation à la réalisation d’établissements pénitentiaires) créée au début des années 1980 par A. Chalandon pour mettre en œuvre le programme des « 13 000 » puis des « 4 000 ».
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[11]
La nomination en 2006 comme conseiller à PBS de l’architecte Thomas Gordon Smith, virulent partisan du retour au classicisme, marquait ce changement d’orientation.
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[12]
La loi d’orientation et de programmation pour la justice du 9 septembre 2002 prévoyait la construction de 27 nouveaux établissements pénitentiaires. L’Établissement public du palais de justice de Paris (EPPJP), créé par le décret du 20 février 2004, a pour mission la programmation et la construction d’un nouvel édifice pour le TGI de Paris.
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[13]
1994-2004, NBBJ Architectes.
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[14]
En particulier, les modalités de conception des œuvres d’art liées aux nouveaux palais de justice (1 % en France ; Art Program aux États-Unis) aboutissent le plus souvent à des œuvres en décalage avec l’image que le public et les magistrats ont de la justice.
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[15]
Cette liste recense les principales publications consacrées à l’histoire du type architectural du palais de justice en France et aux États-Unis, à l’exclusion des monographies. Pour la période récente, l’enquête dont cet article présente un bref résumé s’appuie sur le témoignage de nombreux acteurs : je remercie en particulier MM. Robert Andrukonis, Stephen Breyer, Edward Feiner, Todd Phillips, Gerald Thacker (États-Unis), René Eladari, Jean-Marc Sauvé, Quang-Dang Tran, Jean-Paul Miroglio ainsi que Mme Marie Bels (France) pour les entretiens qu’ils m’ont accordés. La recherche documentaire a été facilitée par un séjour comme fellow au Center for advanced studies in the visual arts, National Gallery, Washington, à l’été 2004. Ma coopération avec Andrea Leers, architecte de plusieurs palais de justice et professeur associé d’architecture à l’École d’architecture de Harvard, où elle organise chaque année le séminaire « The New American Courthouse », a abouti au colloque « L’architecture du palais de justice : une rétrospective franco-américaine, 1992-2002 », organisé par l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et la Harvard Graduate School of Design à l’Institut national d’histoire de l’art, 26-28 mars 2009.