Notes
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[1]
À l’endroit des bâtiments judiciaires, ces manifestations physiques de l’État et de la justice sous la ve République, restées dans l’ombre du phénomène « palais de justice » au xixe siècle, n’avaient pas encore donné lieu à des travaux scientifiques. Cet article fait suite à une thèse de doctorat. Cf. bibliographie : Laure-Estelle Moulin, 2006.
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[2]
Commaille (J.), « Droit et politique », dans Alland (D.) et Rials (St.) (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Quadrige/Lamy-PUF, 2003, p. 477-481.
-
[3]
Salas (D.), Le Tiers Pouvoir. Vers une autre justice, Paris, Hachette, 2000.
-
[4]
Commaille (J.), Territoires de justice. Une sociologie politique de la carte judiciaire, Paris, PUF, 2000.
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[5]
D’autres textes ont conduit à des aménagements immobiliers pendant la période, comme le code de procédure pénale (loi du 31 décembre 1957 et ordonnance du 23 décembre 1958) et l’ordonnance du 23 décembre 1958 relative à la protection de l’enfance et de l’adolescence en danger. Le premier a institué la fonction de juge à l’application des peines, ce qui nécessitait un bureau et l’obligation de disposer de salles séparées pour les témoins et les prévenus. Le jury de la cour d’assises était désormais constitué de douze personnes. Le second texte impliquait une augmentation du nombre et du rôle du juge pour enfants, donc celle des locaux afférents.
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[6]
Edmond Michelet, ministre de la Justice et garde des Sceaux, lettre à M. Lobut, cabinet du Premier ministre, 20 juin 1960.
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[7]
Édifices de Lille, Charleville-Mézières, Beauvais, Nanterre, Créteil, Evry, La Roche-sur-Yon, Annecy.
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[8]
Ballé (C.), Bastard (B.), Emsellem (D.) et allii., Le changement dans l ‘institution judiciaire. Les nouvelles juridictions de la périphérie parisienne, Paris, La Documentation française, 1981.
-
[9]
Pierre Arpaillange dans Anonyme, Procès-verbal de la réunion du 15 mai 1974, ministère de la Justice, p. 2.
-
[10]
En France, il est présent dès les années 1940, voire avant. Une cité judiciaire est alors uniquement une formule pratique et économique de gestion des finances locales, par regroupement de tous les services judiciaires d’une même ville dans un lieu unique ou un seul édifice. Les considérations d’ordre social ou idéologique étaient absentes.
-
[11]
Les bâtiments devaient s’adapter aux besoins engendrés par les réformes législatives promulguées, comme la loi no 84-576 du 9 juillet 1984 renforçant le droit des personnes en matière de détention provisoire et d’exécution d’un mandat de justice. Au sein des services d’instruction des TGI, elle a nécessité la création de locaux permettant aux inculpés de s’entretenir avec leur défenseur et l’installation de bureaux destinés aux secrétariats communs aux cabinets d’instruction.
-
[12]
Conformément à la loi du 3 janvier 1977 sur l’architecture déclarant d’intérêt public l’insertion harmonieuse de l’architecture dans le milieu environnant.
-
[13]
Pierre Arpaillange, ministre de la Justice et garde des Sceaux, note à Pierre Bérégovoy, ministre d’État, ministre de l’Economie, des Finances et du Budget, 30 juin 1989, p. 3.
-
[14]
Anonyme, conseiller technique du garde des Sceaux, note « Le problème particulier des équipements du ministère de la Justice », 15 février 1990, p. 3.
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[15]
Définition du besoin à satisfaire (avec la direction des services judiciaires), établissement des programmes fonctionnels et techniques par référence aux programmes-types (avec le concours de programmistes extérieurs), négociation de l’insertion urbaine avec les autorités locales, organisation des concours et désignation des équipes de maîtrise d ‘œuvre, contrôle des études et de la réalisation avec le concours de la direction départementale de l’Equipement.
-
[16]
Jean Lorcy, sous-directeur de l’Équipement, DAGE, ministère de la Justice, note sans titre, 29 mars 1989, p. 1.
-
[17]
Parmi les mesures ayant des incidences directes sur l’architecture ou la politique patrimoniale : le décret du 26 janvier 1994, l’arrêté du 31 mai 1994 et la circulaire du 7 juillet 1994 sur l’accessibilité des établissements et installations recevant du public aux personnes handicapées ; l’arrêté du 4 août 1994 relatif à la protection contre les risques d’incendie et de panique des établissements de l’ordre judiciaire et la circulaire du 5 août 1994 ; la circulaire de 1998 commune aux ministères de la Justice et de la Culture ayant fixé les règles de conservation des archives ; le décret du 30 juillet 1999 portant réforme de la carte judiciaire et entraînant la suppression de tribunaux de commerce ; la loi du 15 juin 2000 relative au renforcement de la protection de la présomption d’innocence et des droits des victimes.
-
[18]
Sozzi (Ch.), « Territoires, espaces et formes de la justice dans la ville », Justices, no 2 : Justice et Ville, Dalloz, juillet-décembre 1995, p. 25-34 ; Beauchard (J.), « La justice judiciaire de proximité », Justices, no 2 : Justice et Ville, Paris, Dalloz, juillet-décembre 1995, p. 35-46.
-
[19]
Garapon (A.), L ‘âne portant des reliques. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Centurion, 1985 ; Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, 1997.
-
[20]
Troper (M.), « Les discours de la réforme » dans Cadiet (L.) et Richer (L.) (dir.), Réforme de la justice, réforme de l’État, Paris, PUF, 2003, p. 31.
L’architecture judiciaire comme instrument politique
1La dimension politique de l’architecture a toujours retenu l’attention des historiens. L’architecture participe en effet à la « dramaturgie » et à la mise en images du politique, nécessaires à sa pérennité, sa légitimité et sa sacralité [1]. Tous les régimes n’éprouvent pas le même besoin de « parler d’abord aux yeux », les plus hégémoniques et durables privilégiant peut-être ce mode. La ve République devrait figurer en bonne place parmi eux, pourtant, malgré la force du gaullisme, la symbolique républicaine ne semble pas avoir fait l’objet d’innovations majeures depuis 1958.
2Dans la mesure où le pouvoir peut recourir au marquage monumental de son territoire, l’architecture publique est éminemment politique. Ses enjeux sont à la fois fonctionnels et symboliques. Elle pose, plus que tout autre, la question de l’identité, laquelle connaît un regain d’intérêt aujourd’hui. L’architecture est un art visuel qui, par ses dimensions et son ancrage géographique, s’impose à tous et porte les repères culturels des nations. D’ailleurs, la naissance de l’architecture publique coïncide avec celle de l’État-nation. En France, le modèle politique et l’ancienneté de l’émergence de l’État ne sont pas sans relation avec le rôle d’instrument politique qui lui est donné. L’architecture, souvent mise en œuvre comme une politique publique, participe à l’exercice par l’État de ses droits régaliens, qu’il soit centralisé ou non.
3Elle est, ainsi, révélatrice d’enjeux politiques, instrument de rapports de pouvoir et angle d’approche historique et sociologique privilégié des institutions publiques. Sous ce dernier aspect, la justice est méconnue. Cela, à l’image du relatif désintérêt de l’État français pour la question jusqu’à une époque récente, les conditions matérielles d’accomplissement de cette noble activité étant considérées secondaires face à l’excellence du droit et des institutions judiciaires. De même, alors que le lien entre justice et politique est très présent, celui qui existe entre droit, politique et société est souvent occulté [2]. Bien que notre culture politique l’ait considérée jusque-là comme une administration sous la dépendance de l’exécutif, la justice est, aujourd’hui, à la fois un service public essentiel et un pouvoir naissant dans un État affaibli [3]. Elle concentre des attentes très fortes.
4Or, l’architecture est non seulement un des vecteurs de l’image de l’institution auprès du public, mais également un ressort de sa transformation. Elle est à même de traduire, dans l’espace et dans la forme, son évolution. Le fait n’est pas inédit dans l’histoire de l’architecture judiciaire – les parlements royaux de l’Ancien Régime et les chantiers du xixe siècle ayant montré la voie – mais il a repris de l’ampleur sous la ve République. C’est ce que révèle l’étude de la politique de constructions neuves pour les services judiciaires depuis 1958.
Efficacité, modernité, dignité : l’architecture, reflet des impératifs de la jeune Ve République (1958-1973)
5La conjonction de trois éléments durables explique, à partir de 1958 et jusqu’à aujourd’hui, le retour de l’architecture comme instrument au service de la politique judiciaire. D’une part, avec le nouveau régime républicain commencent un moment de refondation de politique générale et une phase d’investissement politique inédit depuis la Révolution pour la réforme de la justice. D’autre part, les trente premières années de la ve République voient la naissance et la mise en place progressive d’une politique d’équipement à la chancellerie, constituant un second changement. Enfin, le contexte politique, économique et culturel d’ensemble est favorable à la reprise des campagnes de constructions d’édifices judiciaires, en sommeil relatif depuis la Première Guerre mondiale.
6S’il semble que la véritable rupture, pour la justice au xxe siècle, se situe au cours de la décennie 1970 plus qu’en 1958, pour l’histoire de l’architecture judiciaire cette date est bien un point de départ. La relance de l’effort immobilier et la refonte de l’institution allèrent de pair. Le regain d’intérêt pour la justice, parmi le premier train de mesures engagées, n’était pas dénué de considérations politiques. L’ordonnance du 22 décembre 1958 relative à l’organisation judiciaire s’inscrivait dans une stratégie de reconquête du pouvoir, son volet sur la carte judiciaire étant même un modèle du genre [4]. Dans le contexte d’une crise de recrutement aiguë de la magistrature en raison de la désaffection générale que connaissait la justice – auquel l’état misérable des locaux participait certainement – la réforme visait à redonner prestige et attrait à la fonction. La suppression de petites juridictions et l’accentuation de la concentration des tribunaux dans les villes devaient garantir une activité et une visibilité supérieures mais aussi une réduction des coûts. Ce mouvement répondait à la logique ancienne de constitution de pôles judiciaires départementaux.
7Dans les faits, la réorganisation que les pouvoirs publics firent passer pour une simple transposition terminologique du nom des tribunaux, eut de multiples incidences, patrimoniales, financières et fonctionnelles. À cause de l’extension de la zone géographique de compétence des tribunaux, elle se traduisit par une aggravation du déficit de surfaces déjà existant et rendit urgente l’ouverture de chantiers. La croissance démographique et économique engendrait aussi les conditions et la nécessité d’un renouvellement du parc immobilier. Ainsi, dans la région parisienne démunie en matière de service public judiciaire, furent institués, par le décret du 16 octobre 1967, les tribunaux de grande instance de Nanterre, Créteil et Bobigny, chefs-lieux des départements créés en 1964. Les dépenses immobilières pesaient sur le budget des collectivités locales qui avaient la charge de la quasi-totalité des tribunaux. À terme, un rôle plus important du ministère de la Justice dans la gestion du patrimoine était indispensable. Enfin, la concentration des tribunaux et l’incitation ministérielle au regroupement des juridictions dans un même édifice contribuaient à créer des « supertribunaux » aux problèmes organisationnels accrus. De ces travaux dépendait pour beaucoup la réussite de la réforme [5], dans un contexte où l’échec de celle de 1926 était omniprésent : « […] Faute de pouvoir disposer de locaux nécessaires, les nouvelles juridictions ne pourront assumer les conséquences de la suppression d’un grand nombre de tribunaux de première instance et de justice de paix. […] il existe un risque non négligeable de voir réapparaître par ce biais des demandes tendant au rétablissement des tribunaux supprimés, motif pris du mauvais fonctionnement des nouvelles juridictions. […] [6] » D’autant plus que, prise en vertu de pouvoirs spéciaux, elle appelait une mise en place rapide (entrée en vigueur le 2 mars 1959).
8Cette situation exceptionnelle entraîna une refonte structurelle de l’administration centrale pour lui permettre d’avoir un contrôle sur l’équipement immobilier. Argument de sa banalisation comme service public, elle inscrivait la justice dans les processus de modernisation et de rationalisation appliqués à l’ensemble des appareils d’État et orchestrés par le ministère des Finances.
9Par le décret du 25 juillet 1964, pour la première fois dans son histoire, le ministère de la Justice disposait d’une direction des moyens de l’action judiciaire, la Direction de l’administration générale et de l’équipement (DAGE), et d’un service spécifique, la sous-direction de l’équipement. Il obtint une enveloppe pour gérer son patrimoine (réduit alors aux cours d’appel et aux tribunaux d’Alsace-Lorraine) jusque-là détenue par le ministère des Affaires culturelles au titre des bâtiments civils. Pour les trois secteurs, administration pénitentiaire, services judiciaires et éducation surveillée, un socle commun fut constitué : commissions techniques de l’équipement, du plan et des programmes (1964), « Fichier central des opérations immobilières » (1967-1968) et magistrat délégué à l’équipement nommé dans chaque cour d’appel (1968). Ces mesures, motivées par une inscription future des équipements des services judiciaires au plan de développement économique et social, répondaient au souci de meilleure coordination. Ce fut chose faite avec le vie plan (1971-1975). En 1968, avec l’institution des antennes régionales d’équipement, le ministère bénéficia d’organes déconcentrés à l’échelon régional. L’insertion de la justice dans l’entreprise nationale de planification et de déconcentration administrative fut vécue comme son entrée dans la modernité.
10Le ministère de la Justice disposa, à partir de 1964, de crédits pour subventionner les opérations menées par les collectivités locales. Ceux-ci favorisèrent leur adhésion à un ensemble de principes de fonctionnement des services judiciaires et à un système de programmation et de prospective, ce qui engendra une forme de délégation de leur maîtrise d’ouvrage. Le magistrat délégué à l’équipement en fut le relais. L’administration centrale incitait au lancement de grands chantiers plutôt qu’au maintien du bâti existant, car modernité et fonctionnalité ne semblaient pouvoir rimer qu’avec équipement neuf. L’amélioration du parc immobilier visait avant tout la qualité et l’efficacité du travail juridictionnel. Un processus de normalisation des surfaces eut lieu à partir de 1967-1968, sans commune mesure toutefois avec les projets types mis au point au même moment par les ministères constructeurs (ministères du Logement, de la Santé, de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports…). La gestion des flux et l’organisation des services firent l’objet de toutes les attentions. Il en fut de même, à partir de 1970, de l’accueil des justiciables (ils purent désormais pénétrer dans l’ensemble des bureaux). Les impératifs fonctionnels primaient et l’édifice devait être d’une qualité architecturale « convenable » (en termes de niveau de prestations), d’un coût raisonnable et s’harmoniser avec la cité administrative, s’il se trouvait à proximité.
11La plupart des réalisations de la phase 1958-1973 furent l ‘œuvre des départements, mais en programmant et finançant par exception les tribunaux de Nanterre, Créteil et Évry, le ministère trouva le moyen de donner une certaine visibilité à son action. Cependant, le manque de moyens humains et financiers, le nombre dérisoire d’opérations de constructions neuves lancées chaque année (une par an en moyenne) et une maîtrise d’ouvrage bicéphale faisaient de la chancellerie un petit constructeur. Faute d’avoir désigné clairement laquelle, de la Direction des services judiciaires (DSJ) ou de la DAGE, serait chargée de la définition de la politique immobilière, l’ambition de la réforme structurelle de 1964 ne fut pas atteinte.
12La première génération de bâtiments judiciaires nés sous la ve République [7] est le résultat des forces et faiblesses de cette politique autant que des conditions générales de production de l’architecture publique (absence de cadre réglementaire strict). Face au défaut de maîtrise d’ouvrage, les attributions du maître d‘œuvre – choisi sans concours excepté à Lille – s’étendaient souvent à la définition des besoins propres à chaque opération et une grande liberté lui était laissée. Les édifices furent divers, par le parti et les solutions formelles. Jusque-là dominée par la référence au type architectural historique – le temple à emmarchement, colonnes et fronton –, l’architecture judiciaire entrait dans une ère d ‘œuvres uniques. La recherche d’une autre monumentalité échoua dans l’expression d’une identité spécifique, car seule restait la mise en scène de l’adhésion à un ensemble de principes architecturaux et urbanistiques contemporains.
13Les questions fonctionnelles devinrent omniprésentes. Des services collectifs furent introduits (garderie, restaurant, bureau de poste, infirmerie, parc à voitures), les bureaux de greffe et des magistrats du siège furent implantés dans les tribunaux, et l’accent fut mis sur la qualité des espaces de travail et le matériel (salles de réunion, de classement et de consultation des dossiers, monte-charge, ascenseur, liaisons téléphoniques, microphones, conditionnement de l’air, automatisation des tâches). La salle d’audience connut parfois une configuration inédite de son plan et de son mobilier fixe. L’importance prise par les tâches administratives et la justice de cabinet aboutit, quelquefois, à une dissociation formelle de celles-ci par rapport à l’activité d’audience. Le circuit des prévenus et déférés fut davantage sécurisé. Une réflexion sur la réorganisation des services et sur la prise en compte de l’accueil, de l’information et de l’orientation du justiciable eut lieu [8]. Ces innovations furent caractéristiques des œuvres prestigieuses de Lille (1956-1969, Jean Willerval, Marcel Spender, Pierre Rignols), Nanterre (1964-1974, André Wogenscky, Henri Chauvet, Alain Richard), Créteil (1964-1978, Daniel Badani, Pierre Roux-Dorlut) et Évry (1965-1976, Guy Lagneau, Michel Weill, Jean Dimitrijevic). À travers leur modernité architecturale affirmée – à l’instar de l’ensemble de la commande publique d’alors – celle de l’institution tout entière s’offrait au regard. Les tribunaux, bien que de qualité inégale, illustraient, enfin, la perméabilité de la justice aux évolutions de la société.
14L’État se donnait les moyens d’une maîtrise plus grande et directe des lieux d’exercice de la fonction judiciaire, afin que ceux-ci ne soient pas une entrave à la politique judiciaire. On passait de l’idée d’un ministère n’ayant pas vocation à construire à celle d’une architecture devant concourir à la réalisation de la réforme judiciaire. L’intervention du ministère de la Justice, modeste et tardive, fut toutefois à l’image de la logique quantitative des pouvoirs publics pendant la période.
L’âge d’or des cités judiciaires (1974-1990) : l’architecture au service d’un nouvel idéal judiciaire
15À partir de 1974, l’administration centrale donna à l’architecture un rôle plus étendu et actif, dans un contexte mobilisateur. Le monde judiciaire vivait de profonds bouleversements, reflet des transformations de la société, tel l’accroissement considérable de la demande de justice sous forme d’une explosion des contentieux et d’attentes fortes de la part de l’opinion. Autre « révolution », la centralisation du patrimoine judiciaire fut décidée le 7 janvier 1983. Elle s’inscrivait dans la continuité du processus de rationalisation et d’unification de la gestion de la justice commencé en 1958 et dans la logique d’une prise en charge croissante par l’État des dépenses nécessaires au bon fonctionnement de l’institution judiciaire. Elle indiquait un repositionnement de l’État sur ses fonctions régaliennes, contrepartie politique et financière de la décentralisation mise en place par ailleurs. Le ministère de la Justice eut l’opportunité de développer son action avec une ampleur, une cohérence et une visibilité nouvelles. Cela constituait aussi un immense défi, son domaine passant de 200 000 à 1,2 million de mètres carrés soit 1 200 juridictions. La réforme de la commande publique et la promotion de la qualité architecturale menées par les pouvoirs publics à partir des années 1970 sont un autre signe de l’impact des décisions politiques sur les réalisations judiciaires sous la ve République. Désormais, les concours furent systématiques (loi d’ingénierie de 1973).
16Dans un contexte de crise de l’institution judiciaire, l’architecture fut perçue comme un facteur d’évolution des comportements et des mentalités. À partir de 1974, un des aspects de la consolidation de la politique d’équipement fut la définition d’une doctrine architecturale par la chancellerie, issue d’une volonté explicite de rompre avec l’ère des « palais de justice » : « […] la conception même des équipements judiciaires (tribunaux, prisons, établissements d’éducation surveillée) doit être modifiée. En ce qui concerne les tribunaux, la conception traditionnelle du “palais de justice” doit être abandonnée au profit d’une “cité judiciaire” […] [9]. » Le terme symbolisait tous les défauts à combattre : une justice répressive, insensible au progrès et au facteur humain. L’âge d’or des « cités judiciaires » avait sonné. Les constructions neuves furent baptisées ainsi pour signifier l’existence d’une autre conception de la justice, mise en œuvre par la législation comme en témoignent par exemple l’institution de l’aide juridique en 1972 et celle de la gratuité des actes de justice civile en 1977 puis pénale en 1982.
17Le concept de cité judiciaire des années 1940 [10] fut repris mais avec un contenu social, à l’aune de celui de la « cité socio-judiciaire », apparu en 1970 dans le rapport de pré-programmation de l’opération de Nancy (1969-1981, André Biro, Jean-Jacques Fernier), réalisé par un bureau d’études privé à la demande du département. Il traduisait la transformation profonde de l’institution judiciaire dans le sens de l’humanisation et de la démocratisation, non pas seulement de la rationalisation. Ce retour illustrait aussi le succès de la formule du regroupement des services judiciaires auprès de l’État et des collectivités locales. Le coût de revient était inférieur à celui de lieux dispersés et la concentration était pratique pour les professionnels de la justice et les justiciables. Le prestige, la visibilité de la justice dans la ville et celle de l’action du ministère étaient renforcés par des ensembles judiciaires imposants. Au cours de la phase 1974-1990, la recherche d’une présence judiciaire unique dans la ville fut ainsi portée à son paroxysme.
18Une ambition sociale, éducative, préventive, une ouverture au public et aux habitants de la ville se firent jour. La fonction judiciaire devait être dédramatisée et plus accessible. L’implantation au cœur de la ville et à proximité des autres services publics fut préconisée. Entrer dans le bâtiment devait être naturel, les accès piétons et automobiles séparés pour garantir la sécurité, et l’architecture horizontale pour favoriser les contacts avec l’extérieur. Le parti architectural était plus lisible, le justiciable trouvait tout ce dont il avait besoin sur place et était déculpabilisé dans son rapport à la justice par la simplicité, la sobriété et la chaleur des différents espaces. Les salles d’attente spécifiques étaient préférées à une salle des pas perdus vide et immense. Les salles d’audience, volontiers polyvalentes, recherchaient l’équilibre entre solennité et intimité, la spécificité des lieux résultant de l’expression du principe de publicité des débats et de leur caractère contradictoire. L’édifice devait être flexible, son extension future prévue et l’économie dans la conception, les circulations et l’entretien observée.
19Enregistrant les modifications contemporaines de la pratique judiciaire [11], cette doctrine anticipait aussi les phénomènes à venir. Elle se fondait, notamment, sur le développement de l’accompagnement social et psychologique du justiciable par des professionnels et sur l’existence d’une chambre de la famille unique, traitant l’ensemble des problèmes des mineurs et de leurs parents. Ces deux tendances ne connurent pas le succès escompté. Cette ambition caractérisa aussi les projets architecturaux dont les propositions les plus novatrices furent annulées pour des raisons de sécurité (rues intérieures, boutiques, utilisation des salles d’audience pour un usage non judiciaire les soirs et week-ends).
20La normalisation des édifices fut poursuivie au niveau central avec la mise au point d’un programme type en 1975, comme outil d’aide à la maîtrise d’ouvrage départementale. Un détournement de cet objectif initial par les départements en fit le canal de diffusion de la doctrine. Le regroupement des services par « secteurs fonctionnels » était le principe clé. Tout au long de la période 1958-1991, la programmation – entièrement ou presque maîtrisée par la chancellerie – se révéla être le principal levier de son action.
21L’amélioration de l’exercice de la maîtrise d’ouvrage, l’introduction de nouveaux acteurs et pratiques firent évoluer l’architecture vers une qualité supérieure. La recherche d’une relation étroite des édifices avec la ville et leur insertion dans le site [12] y contribuèrent. Si l’implantation de la justice dans les grands centres urbains constituait une des priorités de l’administration centrale, elle se fit plutôt au gré des opportunités. Le recours à la formule de la cité judiciaire rendit la création en centre-ville très onéreuse ou impossible. À l’échelon local, la priorité fut parfois donnée aux quartiers en développement, situés à la frontière entre secteurs anciens et récents. Était-ce le résultat de l’absence de politique foncière et de planification des équipements judiciaires dans les plans d’urbanisme ? La plupart des exemples montrent au contraire leur intégration à un projet de ville : Senlis, 1972-1980, Pierre-André Chauveau ; Bobigny, 1965-1987, Robert Bernard-Simonet, Éric Dubosc, André Le Meur, Philippe Maillard, Christian Vilette ; Draguignan, 1978-1983, Yves Lion, Alan Levitt, Daniel Tajan, Catherine Degas ; Rennes, 1975-1985, Jean-Louis Brajon, Jean-Pierre Nicolas, Luc Ressaudière ; Le Mans, 1977-1991, Aldo Coutine, Ernesto Avellaneda. On favorisa par ailleurs la proximité de l’ex-bâtiment et des autres juridictions ou l’inclusion dans la cité administrative (Lyon, 1976-1995, Yves Lion, Alan Levitt, Daniel Tajan).
22La meilleure inscription dans le contexte urbain fut le résultat d’un investissement fort du maître d’ouvrage départemental (lancement d’études, de concours d’urbanisme, rédaction des programmes et critères de jugement des offres des candidats). Le dispositif d’accès des édifices progressa de manière positive et devint la traduction de la volonté d’ouverture de la justice. De nombreux lieux publics extérieurs, aux abords du tribunal, furent conçus en liaison avec d’autres places et cheminements piétonniers dans la ville, et les formules de transition entre l’édifice et la ville, plus que jamais variées. À l’intérieur, la salle des pas perdus laissait la place à un réseau d’espaces offrant la possibilité d’une promenade architecturale.
23L’autonomie spatiale des services et des juridictions fut une conséquence majeure du programme type (plan en étoile des réalisations de Nancy et Senlis). À Lyon, Bobigny et Clermont-Ferrand (1978-1992, Bernard Kohn, Bernard Faye), le plan n’était plus centré et montrait un fractionnement des volumes en entités séparées. Le projet social s’exprima par une intimité avec le justiciable et une urbanité plus grandes. La cité judiciaire a réussi le pari d’être un équipement au service du public, surtout en ce qui concerne son abord, l’accueil et les renseignements fournis, la lisibilité du parti architectural.
24L’interprétation de la doctrine définie au niveau central différa d’un architecte à l’autre. Les défis étaient plus complexes et précis, les projets adaptés à un programme et à un site particuliers. D’où l’hétérogénéité et l’identité spécifique de chaque réalisation. L’absence de message cohérent fut aussi le fait d’attentes contradictoires : solennité tout en donnant l’image d’une institution accueillante et bienveillante, distance et sérénité du travail mais aussi ouverture à la ville, insertion harmonieuse et discrète dans le site avec un visage architectural propre à la fonction judiciaire. L’adéquation forte de l’architecture avec l’activité judiciaire et son public tendit à ramener le bâtiment à sa seule fonctionnalité, avec un message symbolique réduit. Le 1 % décoratif fut introduit en 1980 pour les équipements judiciaires mais les œuvres reflétaient les tendances de l’art contemporain plus que l’institution qui les accueillait.
25Entre 1974 et 1990, la politique d’équipement de la chancellerie se renforça et créa des outils à son service. Les réalisations s’insérèrent dans la logique qualitative désormais promue par le gouvernement. Mais le transfert des charges immobilières révéla l’impuissance de la DAGE. Jusqu’à la création de la délégation générale au programme pluriannuel d’équipement en 1991, le ministère de la Justice demeura un petit maître d’ouvrage, faute de moyens et de structures adaptées. De sorte qu’en 1989 le ministre et garde des Sceaux Pierre Arpaillange décida de faire de l’équipement des services judiciaires sa priorité et renouvela le constat : « […] l’état des équipements judiciaires nuit gravement à la politique de modernisation du service public de la justice tant au regard des justiciables que du monde judiciaire [13]. »
La « nouvelle architecture judiciaire » (depuis 1991), à l’image du rôle dévolu à la justice par la société ?
26L’architecture comme la politique d’équipement des services judiciaires depuis 1991 sont plus que jamais liées à la réforme de la justice en chantier, et l’illustration de la place acquise par cette dernière dans la société. Depuis le milieu des années 1990 se dessine une volonté politique pour une justice au service des citoyens et des libertés, indépendante et impartiale. La continuité des efforts financiers consentis pour le budget ministériel, concrétise cet engagement. La poursuite des travaux d’amélioration du parc immobilier judiciaire suit le même chemin et marque de manière éclatante la priorité politique accordée à ce secteur, en lien avec une justice devenue gardienne de la règle démocratique. La judiciarisation des rapports sociaux la met dans la position d’assurer à la fois la mise en scène de l’État et celle du pacte social qui nous lie tous. Dans le contexte d’une « démocratie d’opinion », l’idée d’une architecture contribuant à changer son image de manière positive tient une place importante.
27Les décideurs de la chancellerie l’ont bien compris et, en 1989-1990, un projet de programme de construction exceptionnel est formulé, dans la lignée des grands chantiers présidentiels. L’un des objectifs est de « produire un choc sur les mentalités et l’image de la justice par une action rapide et quantitativement significative [14] ». Aujourd’hui, par un renversement historique, le ministère de la Justice est devenu le premier ministère constructeur pour les opérations d’investissement immobilier réalisées directement par une administration d’État. Les chefs de juridiction ont salué en 2000 ce qu’ils considèrent comme un moment unique dans l’histoire de la justice et de l’architecture publique. À cette date, les surfaces créées depuis 1958 étaient évaluées à 300 000 m2, soit la moitié de celles bâties au cours du xixe siècle.
28À partir de 1987, la politique d’équipement est remise en cause par des groupes de travail successifs, réunis à l’initiative de la chancellerie et du gouvernement. La maîtrise d’ouvrage ministérielle, partagée entre la DSJ et la DAGE, est perçue comme un frein à l’imagination et à l’action tant elle manque d’unité, et l’architecture dénoncée pour son peu de spécificité, sa médiocrité et son éloignement des centres. Le transfert des charges ne s’est accompagné d’aucun accroissement réel des moyens ni de réforme structurelle notable. En 1990, il convient d’augmenter significativement le nombre d’édifices judiciaires procurant au personnel de bonnes conditions de travail et de poursuivre la départementalisation des services judiciaires. Le vaste programme de construction est prévu pour l’année 1992, après l’achèvement de celui des 13 000 places de prison.
29Sa mise en place nécessite une forme d’administration différente et une radicale modernisation des méthodes d’évaluation des besoins et de conduite d’opérations. C’est pourquoi est créée la Délégation générale au programme pluriannuel d’équipement (DGPPE) par décret du 6 mai 1991. Succédant à la Délégation pour la réalisation des établissements pénitentiaires (DREP) instituée en 1987, et s’en inspirant, elle est dirigée par le même homme, René Eladari, ingénieur général honoraire des Ponts et Chaussées. Structure technique légère, administration de mission indépendante de la DAGE, elle est chargée des grandes opérations maîtrisées directement par l’administration centrale et inscrites au programme pluriannuel. D’un point de vue structurel, la création de la DGPPE, venant après celle de la DAGE en 1964, constitue une seconde rupture. Le ministère accède à une maîtrise d’ouvrage de plein exercice [15], condition indispensable à la mise en œuvre d’un plan national ambitieux, avec l’accroissement des ressources et leur maintien sur une longue période.
30Il est aujourd’hui doté de deux établissements publics spécialisés, à la fois maîtres d’ouvrage et services constructeurs : l’Agence de maîtrise d’ouvrage des travaux du ministère de la Justice (AMOTMJ) au 1er janvier 2002 et l’Établissement public du palais de justice de Paris (EPPJP) depuis le 18 février 2004. Le premier doit permettre de renforcer le pilotage des opérations immobilières et de les accélérer, le second de rénover l’édifice de l’île de la Cité et de réunir les conditions permettant l’implantation du nouveau tribunal de grande instance. Avec ce dernier projet, l’action immobilière ministérielle atteint une ampleur exceptionnelle, puisque le plus grand TGI d’Europe nécessitera une surface d’environ 100 000 m2, coûtera près d’un milliard d’euros et comprendra 69 salles d’audience. Le lancement en 2006 d’un concours d’idées international sur son implantation par l’EPPJP marque bien cette dimension.
31L’architecture est aussi, pour de tels programmes, le résultat du prix qu’on lui accorde, au sens propre et figuré. Depuis les années 1990 s’affirme le désir d ‘œuvres signées par des architectes de renom, français ou internationaux, vitrines de l’architecture contemporaine comme de l’action de l’État. Fait nouveau, les campagnes de construction sont très médiatisées. Elles sont certes plus nombreuses. Mais ce phénomène tient tant à la visibilité accrue de la justice dans l’espace public qu’aux effets d’une politique de communication active initiée par la place Vendôme à la fin des années 1980. Ce processus de valorisation est relayé par les revues d’architecture.
32Certains aspects principaux de la réforme ou de l’évolution de la justice ont connu une traduction architecturale et/ou idéologique. Le changement opéré depuis 1991 a eu, en effet, un impact sur le plan des idées. L’administration centrale ne cache pas sa volonté de rupture. Le président de la République lui-même souhaite, dès 1989, une redéfinition de l’architecture judiciaire et en appelle aux architectes [16]. L’échec du modèle de la cité socio-judiciaire tel que défini dans les années 1970 est manifeste dans la terminologie (retour aux « palais de justice »), dans le discours (les productions de son âge d’or sont prises comme contre-exemples) et dans les faits. Avec les maisons de justice et du droit, les antennes de justice et les conseils départementaux d’accès au droit, les tribunaux ne sont plus les seuls lieux de justice dans la ville. La réception critique négative des œuvres de la période 1958-1990 fait contraste avec celle, largement positive, de l’après-1991. Le changement est pourtant à relativiser. Le rejet cyclique des réalisations antérieures est une justification historique et un facteur du renouveau de l’architecture judiciaire, et, à la lumière d’analyses récentes, la continuité – des objectifs assignés à l’architecture notamment – l’emporterait depuis les années 1970. La réunion des services judiciaires dans la ville perdure et, si le changement d’appellation des édifices signe le vœu de renouer avec la monumentalité, le vent d’ouverture à la ville et l’attention portée au justiciable trouvent, aujourd’hui, un second souffle.
33Bien que le seul principe officiel soit la diversité des réponses architecturales, l’analyse des propos du maître d’ouvrage, des architectes concepteurs et des chefs de juridictions révèle l’existence d’un ensemble de concepts et valeurs communs. Les mots « lumière », « transparence », « solennité », « accessibilité » et « lisibilité » sont très présents mais leur contenu diffère d’un acteur à l’autre et ils sont revendiqués dans l’architecture contemporaine en général. Le discours, comme l’architecture construite, montre qu’ils sont utilisés en lien avec les grandes orientations de la réforme en cours [17]. Cela tendrait à prouver qu’une doctrine se serait formée au cours des quinze dernières années. Et ce même si ses auteurs n’en ont peut-être pas conscience et que tel n’était pas leur objectif, ou même s’ils refusent cette idée.
34La thématique de l’accessibilité de la justice rejoint le vœu présidentiel d’une réforme pensée du point de vue des citoyens et de l’accès au droit et à la justice comme mission prioritaire. On considère que l’architecture doit favoriser et exprimer le dialogue avec le citoyen, dans son accueil et par la modulation de la nature et de l’ambiance des espaces en fonction de sa situation judiciaire. Le retour à un service public judiciaire de proximité, après la suppression des justices de paix en 1958, est une autre réponse. La logique de concentration des services judiciaires dans la ville laisse place à une logique de réseau. La justice traditionnelle localisée dans un « palais de justice » se double d’une justice de proximité plus informelle, répondant à des partenariats extra-judiciaires, et logée dans des bâtiments banalisés proches des populations concernées par la politique de la ville [18]. Jusqu’aux années 1990, on ouvrait des annexes du tribunal par manque de locaux, depuis, on crée, par conviction, des antennes délocalisées de celui-ci. Ces évolutions s’inscrivent dans un processus de démocratisation, d’humanisation et d’ouverture de la justice commencé à la fin des années 1960.
35Les campagnes de construction sont aussi l’occasion de repenser l’organisation et les modalités d’exécution des tâches pour améliorer la rapidité, autre injonction gouvernementale. Le regroupement spatial de l’ensemble du traitement pénal est préconisé pour réduire la durée de la procédure. Le traitement en temps réel mis en place par les parquets oblige la réunion de plusieurs magistrats pour un travail collectif. La recommandation de placer les services recevant du public près des accès demeure.
36La revendication de la transparence et de la lumière est sans doute liée à celle de la lisibilité de l’action judiciaire, condition de sa légitimité. Cette question, sans doute en lien avec le principe de publicité de la justice, n’est pas sans résonance avec le succès de l’idée de transparence en politique. Mais les interrogations actuelles sur les contours de l’activité judiciaire n’aident pas à éclairer la fonction. En répondant principalement par l’emploi du verre, les architectes risquent de donner une visibilité accrue à ces questionnements. De ce point de vue, les édifices de Bordeaux (1992-1998, Richard Rogers & Partners) et d’Asnières-sur-Seine (1992-1996, Olivier Arène et Christine Edeikins) entretiennent la confusion. L’un offre aux justiciables une sorte de pont des soupirs à franchir avant d’atteindre la salle d’audience, l’autre, largement vitré, est ressenti par les habitants du quartier comme un œil permanent sur leurs activités. Antoine Garapon a maintes fois souligné les dangers d’un vide de représentation et de signification des lieux de justice [19].
37La demande d’architecture symbolique est au cœur des attentes, non sans lien avec la crise identitaire de la justice et l’écho rencontré par les travaux d’Antoine Garapon et Robert Jacob sur le rituel et le symbole judiciaires. Cette préoccupation reçoit trois réponses principales.
38La première est le retour d’une conception de l’édifice judiciaire comme monument public, affirmant la place du pouvoir judiciaire dans la cité. Les mots « autorité », « rigueur », « monumentalité », « sévérité » ou « distance » ne font plus peur et sont à nouveau prononcés. Les architectes traduisent cette recherche de plusieurs façons. En réinterprétant le type architectural historique (Nantes, 1993-2000, Jean Nouvel ; Melun, 1992-1998, Françoise-Hélène Jourda, Gilles Perraudin) ou certains de ses aspects (symétrie, surélévation et portique). En s’inspirant du paysage alentour pour faire fi de toute référence (Grasse, 1993-1999, Christian de Portzamparc ; Avignon, 1992-2001, Adrien Fainsilber ; Montpellier, 1992-1996, Bernard Kohn). En affichant une forte singularité fondée, entre autres, sur une volumétrie autonome des différentes fonctions (Bordeaux, Caen, 1992-1997, Architecture Studio). Ces modes peuvent se combiner dans une même opération.
39La deuxième orientation, l’affirmation des valeurs contemporaines de la démocratie et, partant, de la justice, est encore largement à mettre en œuvre. La proposition artistique faite par Gérard Garouste pour le palais de justice de Lyon, inauguré en 1995, est, à cet égard, la plus riche. Elle reflète le transfert d’objet de la représentation de la justice, de la loi au juge souligné par Denis Salas, en présentant la justice par ses métiers, sur certains des 35 panneaux de faïence peinte et de fer forgé accrochés aux piliers de la salle des pas perdus. À plusieurs reprises sont évoqués les textes fondateurs (comme la Déclaration universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1948) par des extraits ou des mots faisant principe comme « Égalité ». L’idée d’ancrer la justice actuelle dans une culture démocratique à la fois récente et héritée des Lumières se retrouve dans les textes inscrits sur les parois vitrées de la salle des pas perdus du palais de justice de Nantes (Jenny Holzer). Ces deux interventions montrent l’actualité et la présence de l’écrit dans l’architecture contemporaine. D’autres créations issues du 1 % artistique illustrent la tendance cérébrale et conceptuelle de l’art contemporain, sans être toujours aussi accessibles au grand public.
40La dernière réponse apportée est celle de formes symboliques empruntées à l’histoire, tel l’arbre de justice (Lyon, Grasse) ou la tendance à l’autonomisation de la salle d’audience, qui renvoie à l’enclos sacré où se tenaient en plein air les plaids médiévaux (Nantes, Bordeaux, Caen). C’est au final l’expression d’une justice plurielle qui domine, dans la superposition de plusieurs formes de justice dans la ville, au sein du palais de justice et même entre salles d’audience.
Conclusion
41En cinquante ans, la relation architecture/politique judiciaire a été marquée par un certain nombre de permanences et d’évolutions. La modernisation de l’État est un objectif constant sous la ve République. En raison du retard colossal pris dans le domaine de l’équipement des services judiciaires depuis le début du xxe siècle, l’une des priorités fut d’éviter d’aggraver les dysfonctionnements de l’activité judiciaire, que ne manquent pas d’occasionner le déficit de surfaces, la vétusté, l’inadaptation et la dispersion des locaux. À ce titre, la ve République est le premier régime à s’investir, les collectivités locales ayant supporté seules cette charge jusqu’en 1964. Pour autant, la modernisation des équipements ne peut remplacer la réforme de fond, celle-ci nécessitant une représentation cohérente de la nature et de la fonction de la justice [20], tout aussi indispensable pour faire œuvre symbolique en architecture. L’architecture des tribunaux a répondu à des impératifs essentiellement quantitatifs, rationnels et fonctionnels au départ, avant d’intégrer une dimension plus socio-éducative et symbolique ensuite. Les politiques ont donné l’impulsion d’une amélioration des conditions matérielles d’exercice de la justice, avant qu’elle ne soit mise en œuvre par la chancellerie, et récemment par un établissement public jouissant d’une relative autonomie. Toutefois, et au regard de l’histoire de l’architecture judiciaire française dans la longue durée, la maîtrise d’ouvrage exercée par le ministère de la Justice depuis 1958 apparaît comme une manifestation du pouvoir central sous la ve République, dans un contexte qui est pourtant celui d’une relativisation de l’État depuis quelques décennies. Il est vrai que cette architecture n’accueille que la fonction de justice la plus institutionnalisée. Cette politique est-elle la marque d’un État fort ou celle de la justice comme pouvoir montant et visible ?
Bibliographie
- Bels Marie, « Palais pour l’an 2000 : concours gagnés, concours perdus : vers l’élaboration d’un modèle ? », dans Architecture Intérieure/Créé, no 265, mai-juin 1995, p. 94-103
- Loupiac Claude, « Du temple de Thémis à la maison des droits de l’homme », dans Sociétés & Représentations, no 12 : Dramaturgie du politique, Paris, CREDHESS, octobre 2001, p. 287-305
- Ministère de la Justice, direction de l’administration générale et de l’équipement, Architecture et Justice : deux siècles d ‘évolution, Paris, ministère de la Justice, 1988.
- Ministère de la Justice, La Nouvelle Architecture judiciaire. Des palais de justice modernes pour une nouvelle image de la justice, recueil d’impressions et d’éclairages à l’occasion du colloque de Nanterre, 12 mai 2000, Paris, La Documentation française, 2002.
- Moulin Laure-Estelle, L’Architecture judiciaire en France sous la ve République, thèse de doctorat d’histoire de l’art sous la direction de Gérard Monnier, Université Paris I Panthéon-Sorbonne, décembre 2006.
Notes
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[1]
À l’endroit des bâtiments judiciaires, ces manifestations physiques de l’État et de la justice sous la ve République, restées dans l’ombre du phénomène « palais de justice » au xixe siècle, n’avaient pas encore donné lieu à des travaux scientifiques. Cet article fait suite à une thèse de doctorat. Cf. bibliographie : Laure-Estelle Moulin, 2006.
-
[2]
Commaille (J.), « Droit et politique », dans Alland (D.) et Rials (St.) (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, Paris, Quadrige/Lamy-PUF, 2003, p. 477-481.
-
[3]
Salas (D.), Le Tiers Pouvoir. Vers une autre justice, Paris, Hachette, 2000.
-
[4]
Commaille (J.), Territoires de justice. Une sociologie politique de la carte judiciaire, Paris, PUF, 2000.
-
[5]
D’autres textes ont conduit à des aménagements immobiliers pendant la période, comme le code de procédure pénale (loi du 31 décembre 1957 et ordonnance du 23 décembre 1958) et l’ordonnance du 23 décembre 1958 relative à la protection de l’enfance et de l’adolescence en danger. Le premier a institué la fonction de juge à l’application des peines, ce qui nécessitait un bureau et l’obligation de disposer de salles séparées pour les témoins et les prévenus. Le jury de la cour d’assises était désormais constitué de douze personnes. Le second texte impliquait une augmentation du nombre et du rôle du juge pour enfants, donc celle des locaux afférents.
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[6]
Edmond Michelet, ministre de la Justice et garde des Sceaux, lettre à M. Lobut, cabinet du Premier ministre, 20 juin 1960.
-
[7]
Édifices de Lille, Charleville-Mézières, Beauvais, Nanterre, Créteil, Evry, La Roche-sur-Yon, Annecy.
-
[8]
Ballé (C.), Bastard (B.), Emsellem (D.) et allii., Le changement dans l ‘institution judiciaire. Les nouvelles juridictions de la périphérie parisienne, Paris, La Documentation française, 1981.
-
[9]
Pierre Arpaillange dans Anonyme, Procès-verbal de la réunion du 15 mai 1974, ministère de la Justice, p. 2.
-
[10]
En France, il est présent dès les années 1940, voire avant. Une cité judiciaire est alors uniquement une formule pratique et économique de gestion des finances locales, par regroupement de tous les services judiciaires d’une même ville dans un lieu unique ou un seul édifice. Les considérations d’ordre social ou idéologique étaient absentes.
-
[11]
Les bâtiments devaient s’adapter aux besoins engendrés par les réformes législatives promulguées, comme la loi no 84-576 du 9 juillet 1984 renforçant le droit des personnes en matière de détention provisoire et d’exécution d’un mandat de justice. Au sein des services d’instruction des TGI, elle a nécessité la création de locaux permettant aux inculpés de s’entretenir avec leur défenseur et l’installation de bureaux destinés aux secrétariats communs aux cabinets d’instruction.
-
[12]
Conformément à la loi du 3 janvier 1977 sur l’architecture déclarant d’intérêt public l’insertion harmonieuse de l’architecture dans le milieu environnant.
-
[13]
Pierre Arpaillange, ministre de la Justice et garde des Sceaux, note à Pierre Bérégovoy, ministre d’État, ministre de l’Economie, des Finances et du Budget, 30 juin 1989, p. 3.
-
[14]
Anonyme, conseiller technique du garde des Sceaux, note « Le problème particulier des équipements du ministère de la Justice », 15 février 1990, p. 3.
-
[15]
Définition du besoin à satisfaire (avec la direction des services judiciaires), établissement des programmes fonctionnels et techniques par référence aux programmes-types (avec le concours de programmistes extérieurs), négociation de l’insertion urbaine avec les autorités locales, organisation des concours et désignation des équipes de maîtrise d ‘œuvre, contrôle des études et de la réalisation avec le concours de la direction départementale de l’Equipement.
-
[16]
Jean Lorcy, sous-directeur de l’Équipement, DAGE, ministère de la Justice, note sans titre, 29 mars 1989, p. 1.
-
[17]
Parmi les mesures ayant des incidences directes sur l’architecture ou la politique patrimoniale : le décret du 26 janvier 1994, l’arrêté du 31 mai 1994 et la circulaire du 7 juillet 1994 sur l’accessibilité des établissements et installations recevant du public aux personnes handicapées ; l’arrêté du 4 août 1994 relatif à la protection contre les risques d’incendie et de panique des établissements de l’ordre judiciaire et la circulaire du 5 août 1994 ; la circulaire de 1998 commune aux ministères de la Justice et de la Culture ayant fixé les règles de conservation des archives ; le décret du 30 juillet 1999 portant réforme de la carte judiciaire et entraînant la suppression de tribunaux de commerce ; la loi du 15 juin 2000 relative au renforcement de la protection de la présomption d’innocence et des droits des victimes.
-
[18]
Sozzi (Ch.), « Territoires, espaces et formes de la justice dans la ville », Justices, no 2 : Justice et Ville, Dalloz, juillet-décembre 1995, p. 25-34 ; Beauchard (J.), « La justice judiciaire de proximité », Justices, no 2 : Justice et Ville, Paris, Dalloz, juillet-décembre 1995, p. 35-46.
-
[19]
Garapon (A.), L ‘âne portant des reliques. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Centurion, 1985 ; Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, Odile Jacob, 1997.
-
[20]
Troper (M.), « Les discours de la réforme » dans Cadiet (L.) et Richer (L.) (dir.), Réforme de la justice, réforme de l’État, Paris, PUF, 2003, p. 31.