Couverture de RHIS_191

Article de revue

Comptes rendus

Pages 133 à 218

English version

Marie-Laurence Haack (éd.), Les Étrusques au temps du fascisme et du nazisme, Bordeaux, Ausonius, 2016, 337 p.

1Contrairement à la période de l’étruscomanie (xviiie et xixe siècles) qui a suscité un vif intérêt scientifique depuis plus d’une trentaine d’années, celle du nazisme et du fascisme est restée dans un oubli inconscient ou volontaire (damnatio memoriae ?). Marie-Laurence Haack, étruscologue, professeur d’histoire ancienne à l’université de Picardie Jules Verne, présente les objectifs des actes du colloque qu’elle a organisé à Amiens du 22 au 24 décembre 2014 : « Les actes […] visent tout à la fois à mesurer les effets du fascisme et du nazisme sur le développement institutionnel et scientifique de la jeune étruscologie et à comprendre pourquoi ces années ont été oubliées de l’histoire de l’étruscologie. On s’est intéressé d’abord à l’image qu’avaient des Étrusques des peuples vivant sous un régime fasciste ou nazi et des étruscologues, embarrassés par la question controversée des origines étrusques et en quête de reconnaissance auprès d’autorités multipliant les discours sur la race, sur la nation et sur l’empire. On a cherché à savoir si le discours sur les origines des Étrusques était influencé par les discours politiques sur les ancêtres de chacune des nations » (p. 11-12). Pour répondre à ces questions délicates, Mme Haack a convoqué une quinzaine de spécialistes italiens, allemands et français, et structuré leurs communications en trois grandes parties thématiques : 1- Les Étrusques dans l’imaginaire des peuples, 2- L’engagement politique des savants, 3- Une crise de la science étruscologique ?

2Dans la première partie, trois articles sont consacrés chacun à une personnalité du IIIe Reich et un quatrième et dernier article à une approche comparée entre les programmes scolaires et leurs supports didactiques en Italie et en Allemagne entre 1928 et 1945. Parmi les trois personnalités, l’une (Alfred Rosenberg) a joué un rôle très important auprès d’Adolf Hitler, des balbutiements de sa carrière politique jusqu’à la chute du régime, l’autre (Eugen Fischer) est connue pour sa théorisation de la politique raciale nazie par l’interprétation « scientifique » du phénomène de métissage et la classification des groupes humains en races et la dernière (Carl Diem) est encore célébrée pour son implication dans le mouvement sportif du xxe siècle, principal organisateur des Jeux Olympiques de Berlin en 1936 et ayant reçu jusqu’à sa mort les honneurs de différents pays. Il s’agit de trois personnalités allemandes très différentes qui nous présentent chacune une vision du peuple étrusque, la première (Martin Miller, « Alfred Rosenberg, die Etrusker and die Romfrage », p. 81-94) sous l’angle des mœurs, la deuxième (Marie-Laurence Haack, « Eugen Fischer et la race des Étrusques », p. 95-113) sous celui des caractéristiques physiques permettant de définir une unité raciale et la troisième (Jean-Paul Thuillier, « Carl Diem et le sport étrusque », p. 67-80) sous celui de l’originalité du sport étrusque. À la différence d’Alfred Rosenberg, Carl Diem ne sombre pas dans le fantasme idéologique et se contente de souligner chez les Étrusques la place occupée par la musique et la danse ainsi que le statut particulier des femmes alors que son contemporain assène son idéologie raciale à grands coups d’arguments arbitraires sur la société étrusque : matriarcat, collectivisme sexuel, magie malsaine des prêtresses, mollesse physique et morale, cruauté et barbarie, telles sont les descriptions faites de tout un peuple affaibli par le pouvoir des femmes et par des générations de métissages méditerranéens. L’ouvrage d’Alfred Rosenberg, Le Mythe du xxe siècle, est dès sa parution amplement critiqué pour son absence de méthode scientifique. Il en est de même des articles d’Eugen Fischer. La problématique de ce médecin généticien, théoricien de la classification des groupes humains en races, est simple : évaluer les caractéristiques physiques des Étrusques afin de déterminer s’il s’agit d’une véritable race ou d’une simple composante d’une des races de l’Italie actuelle. À partir de l’étude des représentations figurées des Étrusques (urnes, sarcophages, peintures), il conclut à l’unité raciale de ce peuple qui aurait continué à exister au Moyen Âge et jusqu’à nos jours en Toscane. Son approche bioanthropologique se présente comme moderne mais repose en fait sur de vieux préceptes déjà en cours dans les années 1850-1860. Ces quelques écrits allemands sur les Étrusques ne rencontrent en fait que très peu d’échos auprès des publics allemand et italien. Le débat sur les Étrusques est secondaire car nous ne sommes plus à l’époque – le xixe siècle et le début du xxe siècle – où ce peuple fascinait une partie de l’Europe. La meilleure preuve est constituée par l’article de Raffaella Da Vela (« L’immagine degli Etruschi nell’educazione scolastica in Italia e in Germania », p. 17-66). Les manuels scolaires et autres supports didactiques destinés à la jeunesse n’accordent que très peu de place aux Étrusques, si ce n’est, sous le régime nazi, les références fugaces à une contamination de la race nordique – celle des origines de Rome – par les apports asiatiques – évidemment étrusques. Ce thème de la décadence étrusque et de la contamination romaine, pourtant amplement développé par Alfred Rosenberg dans son ouvrage, n’est pas exploité dans les manuels scolaires allemands du temps du nazisme, sans doute par souci diplomatique de ne pas froisser l’allié italien. Quant aux manuels scolaires italiens, ce sont les héros de la Rome antique qui y sont exaltés – dont ceux qui ont lutté contre les Étrusques –, dans le contexte de l’exaltation fasciste du mythe de la romanité.

3La deuxième partie est consacrée aux portraits de deux savants allemands (Alexander Langsdorff et Franz Altheim) et de deux savants italiens (Massimo Pallottino et Vittorio Spinazzola). L’article de Jean-Pierre Legendre (p. 117-142) retrace la vie tumultueuse d’Alexander Langsdorff, archéologue nazi engagé très tôt dans la SS. Bien que l’article soit passionnant, nous ne comprenons pas ce qu’il vient faire dans cet ouvrage puisque ce n’est qu’au tout début de sa vie de savant qu’Alexander Langsdorff travaille, sous la direction de Paul Jacobsthal, sur un sujet concernant les Étrusques : les œnochoés de type Schnabelkanne. Ce long article aurait trouvé sa place dans un ouvrage sur l’archéologie allemande au temps du nazisme mais apparaît dissonant dans ces actes de colloque puisque les thèmes de l’étruscologie ou de l’imaginaire autour des Étrusques n’y sont pas traités. Comme Alexander Langsdorff, Franz Altheim (Robinson Peter Krämer, « Von Ritzzeichnungen, Runen und Rom. Franz Altheim und seine Studien zu Italikern während des Nationalsozialismus », p. 143-168) qui était aussi idéologue et membre du NSDAP, a beaucoup voyagé et s’est intéressé à de multiples sujets concernant la préhistoire et l’histoire ancienne mais avec une bien plus grande renommée scientifique. Une partie importante de ses recherches concerne les gravures du Val Camonica pour lesquelles il fait des rapprochements avec les gravures rupestres de Suède et propose que nombre de motifs représentent un système d’écriture sous la forme d’un alphabet nord-italien. Les conclusions sur le plan idéologique rejoignent les théories connues où le nord germanique représente le berceau du monde civilisé (ex septentrione lux) avec des rapprochements concernant par exemple l’architecture religieuse protohistorique entre l’Allemagne, le nord de l’Italie et l’Italie centrale (urnes cinéraires en bronze villanoviennes). Du racisme biologique d’Eugen Fischer au racisme culturel de Franz Altheim, le constat de l’influence idéologique du nazisme sur nombre de savants allemands est sans appel. La situation est très différente en Italie puisque le fascisme ne parvient pas à exercer le même contrôle idéologique sur le monde savant. Toutefois, un jeune savant comme le futur fondateur de l’étruscologie moderne, Massimo Pallottino (Maurizio Harari, « Pallottino africanista », p. 169-187), doit s’éloigner de l’étruscologie pour faire une histoire romaine plus « politiquement correcte » qui lui permet en outre d’entrer dans les bonnes grâces du pouvoir en légitimant la présence italienne en Afrique par le rappel de la conquête romaine et de ses conséquences politiques et culturelles présentées comme positives pour les indigènes. Les mésaventures de Vittorio Spinazzola (Filippo Delpino, « Ascesa e caduta del soprintendente Spinazzola », p. 189-210), archéologue romaniste de réputation internationale, limogé de son poste de surintendant aux fouilles de Pompéi et au musée de Naples en 1924 pour raisons politiques, sont révélatrices du contexte de doutes, d’incertitude et d’insécurité dans lequel entraient les archéologues italiens dès le début de l’ère du fascisme. C’est ce lourd contexte politique et social qui explique sans aucun doute l’attitude prudente de Massimo Pallottino, qui, sans céder aux fantasmes idéologiques propres à cette période, se détourne en partie de l’étruscologie pour embrasser les thèses d’une romanité civilisatrice et triomphante qui sert alors de modèle au nationalisme italien.

4Dans la troisième partie, deux articles sont consacrés à la linguistique étrusque (Valentina Belfiore, « La linguistique étrusque en Autriche et en Allemagne : 1928-1942 », p. 213-227 et Enrico Benelli, « La linguistica etrusca in Italia : 1928-1942 », p. 229-239), un troisième à la réception de la sculpture étrusque (Giuseppe Pucci, « La sculpture étrusque dans les années vingt et trente : entre esthétique et idéologie », p. 241-250), un quatrième aux recherches sur la religion étrusque (Vincenzo Bellelli, « Ricerche sulla religione etrusca fra la prima e la seconda guerra mondiale, con particolare riferimento alla situazione italiana », p. 251-271) et un dernier au positionnement des étruscologues français (Sarah Rey, « Les étruscologues français à l’heure de régimes autoritaires », p. 273-280). La situation de la linguistique étrusque connaît une crise grave tant en Italie qu’en Allemagne pour des raisons différentes. En Allemagne pour des raisons directement politiques, à savoir le contrôle exercé sur le monde savant par le nazisme et en Italie pour des raisons méthodologiques et à cause de l’isolement scientifique dont souffraient certains savants. Alors que les études sur l’art étrusque ont de même connu une profonde récession due à l’image de dégénérescence donnée par la presse fasciste à partir de 1938 à un art jugé inférieur par rapport à celui des mondes grec et romain, la recherche sur la religion étrusque reste dynamique durant les longues années du pouvoir mussolinien. Selon Vincenzo Bellelli, les étruscologues italiens n’auraient été concernés que très superficiellement par les débats scientifiques allemands sur les questions de race et de contamination des peuples par les migrations méditerranéennes. Ainsi les études italiennes sur les religions étrusque et romaine des premiers siècles de l’Urbs se seraient poursuivies sans discontinuité, en toute indépendance idéologique, ne reposant objectivement que sur la documentation archéologique et littéraire, restant fidèles à la grande tradition académique italienne. Il est pourtant douteux que le climat politique et idéologique de l’Italie des années 1930 n’ait pas contaminé ceux qui travaillaient sur un sujet aussi sensible que la religion des origines de l’Italie antique. En France, l’étruscologie connaît de même une importante crise dans l’entre-deux-guerres, les recrutements se faisant rares, exception faite de Jacques Heurgon qui s’oppose au romanocentrisme de cette époque, et de Raymond Bloch qui, partant d’interrogations sur la part étrusque de certaines pratiques religieuses romaines, ne commencera une réelle carrière d’étruscologue qu’au lendemain de la guerre.

5Les années 1930 représentent sans surprise une période de repli de chaque nation scientifique sur elle-même, exception faite des membres de l’Axe Rome-Berlin qui entretiennent des relations amicales plus qu’une véritable collaboration scientifique. C’est donc une grave période de crise pour l’étruscologie, crise qui touche le monde savant bien entendu mais aussi le grand public puisque les Étrusques disparaissent en partie de l’imaginaire collectif ou ne sont vus en filigrane que par le prisme négatif d’un peuple décadent et inférieur aux Grecs et aux Romains. Alors que nombre de savants allemands sombrent dans les abysses mortifères des théories raciales du régime nazi, les étruscologues italiens gardent une certaine indépendance vis‑à-vis du régime fasciste et adoptent une attitude mêlée d’indifférence et de prudence face aux fantasmes idéologiques de leurs collègues allemands. C’est un pan important d’une histoire culturelle, politique et scientifique qui est ainsi révélé grâce à l’initiative de Marie-Laurence Haack, en souhaitant qu’il y ait une suite concernant, par exemple le monde anglophone absent de cette étude ou la période de l’après-guerre où peut s’épanouir une étruscologie renaissant des cendres du fascisme, dans un contexte politique et intellectuel désormais propice à de véritables échanges internationaux et collaborations scientifiques.

6Dominique Frère

Michel Lauwers (dir.), Monastères et espace social. Genèse et transformation d’un système de lieux dans l’Occident médiéval, Turnhout, Brepols, « Collection d’études médiévales de Nice » 15, 2014, 620 p.

7Cet ouvrage collectif constitue une impressionnante somme proposant une analyse inédite de l’organisation spatiale des monastères et de la manière dont ils participent du mouvement global de territorialisation du sacré et d’inscription matérielle de l’Église dans la société en Occident. Le monastère y est envisagé comme un complexe cultuel et social, articulant lieu(x) de culte, lieux de vie, lieux de production et de domination. Rassemblant 19 articles rédigés, en français, par des historiens et des archéologues de différentes nationalités, l’ouvrage est principalement centré sur une période allant du viie au xiie siècle, avec des éclairages sur la fin du Moyen Âge et l’époque moderne. Il traite d’établissements majoritairement situés dans l’espace carolingien (Gaule, Provence, Suisse, Allemagne et Italie), auxquels s’ajoutent des monastères irlandais (Picard) et anglais (Lauwers). Il propose à la fois des études de cas sur des établissements particuliers, qu’ils abritent une communauté féminine, masculine ou double (Marmoutier, Lérins, Saint-Vincent au Volturne, Novalaise, Saint-Claude dans le Jura, Saint-Bénigne de Dijon, Fontevraud), et des synthèses thématiques fort utiles pour le chercheur et l’enseignant (Uggé, Lauwers, Caby, Marazzi, Cantino Wataghin et Destefanis). De longueur très variable (d’une dizaine à une centaine de pages), ces articles examinent les espaces monastiques sous toutes les coutures, dans une louable volonté d’exhaustivité : fonctions cultuelle, funéraire (Lorans, Cantino Wataghin et Destefanis), rôle dans la fixation de l’habitat, mise en défense des sites (Bourgeois, Louis), etc. L’ouvrage est riche de plus de 250 illustrations médiévales et contemporaines (cartes, plans, vues figurées, photographies des chantiers de fouilles, vues cavalières, etc.), dont on trouvera une table aux pages 611-618. Si ce foisonnement figuratif sert le plus souvent la démonstration très argumentée des auteurs, il s’apparente parfois à une juxtaposition à visée purement illustrative.

8Partis d’un cahier des charges commun et articulant constamment données textuelles et archéologiques, dans des contextes où les monastères ont souvent été profondément remaniés (Fontevraud), quand ils n’ont pas tout simplement disparu (Hamage), les auteurs réfléchissent aux processus d’agencement, d’articulation et de hiérarchisation des lieux de vie, de culte et de production constitutifs des monastères occidentaux. Cette grille d’analyse commune permet d’effectuer de très nombreuses passerelles entre les contributions, les unes répondant aux autres, ce qui fait de ce livre bien plus qu’un collectif compilant divers dossiers. On regrette par conséquent que l’ouvrage ne comporte qu’un court avant-propos, là où une introduction et une conclusion auraient pu mettre en valeur les apports de l’ouvrage. De même, la lecture et la navigation dans cet ouvrage très dense, artificiellement divisé en trois parties, auraient pu être facilitées par l’ajout de résumés et d’indices, d’autant plus que les auteurs se référent souvent à des exemples communs, qu’ils éclairent sous des angles variés.

9L’ouvrage analyse chacun des lieux structurels du monastère (mur de clôture, porte(s), lieu(x) de culte, réfectoire, dortoir, bâtiments de service, lieux destinés à l’accueil des visiteurs, lieux de production artisanale, lieux d’inhumation…) ainsi que les espaces articulant ces bâtiments entre eux (galeries, portiques, corridors, cours et cloîtres), lesquels jouent un rôle liturgique et funéraire (Bully, Baud). L’un des principaux apports du livre est de montrer que la topographie monastique n’obéit pas à des schémas rigides, les règles monastiques ne donnant guère de directives en la matière. Les auteurs insistent, pour le début du Moyen Âge, sur la fluidité et la variabilité de l’organisation spatiale des monastères, du fait de l’installation fréquente des moines dans des bâtis préexistants ou encore de la coexistence de fonctions nombreuses au sein du même espace. Ils soulignent la disposition multipolaire des grands complexes monastiques carolingiens, inspirés des palais impériaux, et plus généralement, dans les fondations du haut Moyen Âge, la pluralité des églises, la succession des enclos et la multiplicité des lieux d’inhumation, qui renvoient à la diversité de personnes fréquentant le monastère (moines, laïcs, bienfaiteurs…) (Reveyron, Sennhauser, Codou). Le modèle canonique du monastère organisé autour d’une seule église abbatiale et d’un cloître, cœur et symbole du monastère, ne se met en place que très progressivement. À l’époque carolingienne, dans le même temps qu’émerge une rhétorique de la description des lieux monastiques (Lauwers, Caby), la topographie monastique se fixe et s’homogénéise. Afin de préserver les moines des perturbations engendrées par le monde extérieur, les structures monastiques se répartissent en aires fonctionnelles : au centre, le pôle religieux associant église et cloître et polarisant les autres bâtiments ; à la périphérie, les zones d’accueil, de soin et de service (Lorans). Cette configuration récurrente, née entre le viiie et le ixe siècle, ne s’impose en Occident qu’au cours des siècles suivants (Cantino Wataghin, Baud, Prigent) et n’est pas immuable. Ainsi, les restaurations opérées par la congrégation bénédictine de Saint-Maur modifient profondément l’organisation médiévale de nombreux monastères (Baud, Reveyron, Codou). À Cluny, au xviie siècle, le cloître n’est plus le cœur du monastère, ni le pivot des circulations monastiques et liturgiques. Plusieurs articles montrent également comment les déplacements pragmatiques des moines et des laïcs ainsi que les déambulations liturgiques ont contribué à structurer les complexes monastiques en favorisant la mise en place d’une topographie monastique polarisée (Rauwel, Baud, Reveyron). Enfin, l’ouvrage analyse la manière dont les moines s’attachent à la topographie de leur établissement au moment même où ils organisent l’ensemble de leurs dépendances dans le cadre des polyptyques. La production de « vues figurées » marque la domination socio-spatiale des monastères, à l’instar des « plans monastiques » représentant monastère et possessions foncières dans les censiers et cartulaires des xiie-xve siècles (Kleine) ou encore des « cartes de contestation » des xive-xve siècles visant à faire valoir les droits des moines sur certains espaces économiques contestés, comme les pêcheries (Fermon). En étudiant les fonctions, les usages et les transformations progressives des différents espaces qui composent le monastère, l’ouvrage démontre magistralement comment se met en place un système de lieux articulés et hiérarchisés au Moyen Âge.

10Élisabeth Lusset

Annie Renoux, Château et pouvoirs en Champagne. Montfélix, un castrum comtal aux portes d’Épernay, Caen, Presses universitaires de Caen, coll. « Publications du CRAHAM », 2018, 456 p.

11Ce livre témoigne des remarquables résultats obtenus par la conjonction d’une recherche archéologique minutieuse et d’une étude exhaustive des sources textuelles. Le sujet pouvait apparaître mineur, un obscur castrum de second rang dont ne subsistent aujourd’hui que deux mottes et un rempart de barrage en terre juchés à la pointe d’un éperon de la Côte d’Ile-de-France, à 5 km au sud de la vallée de la Marne, non loin d’Épernay. Le seul témoin notable de la présence humaine est une église paroissiale isolée au milieu des vignes, à l’écart du village de Chavot, dont elle accueille désormais les fidèles. Montfélix a disparu. Et voilà que Montfélix revit dans ces pages, reprenant toute sa place dans la genèse et l’essor de la principauté champenoise aux xe-xiie siècles. À l’origine, il y a la fouille programmée (sur une superficie de 1 570 m2) qui, de 1983 à 1995 sous la direction d’A. Renoux, a vu se succéder des centaines de bénévoles, majoritairement des étudiants de Reims et du Mans. En parallèle les archives ont été dépouillées et 35 ans après le premier coup de pioche paraît l’ouvrage attendu. Le temps long était nécessaire à la synthèse historique, à côté de la mise en forme des données techniques (coupes et plans, propositions de restitution, étude du mobilier, de la céramique, des ossements animaux, des monnaies…).

12Fait rare, la date de construction du château est connue : 952. Flodoard l’attribue à Herbert le Vieux, comte d’Omois (Château-Thierry) et abbé laïc de Saint-Médard de Soissons, associé à son frère Robert, comte de Meaux et de Troyes. Le site était digne d’intérêt : à l’extrémité du plateau briard il permettait de surveiller un secteur stratégique, la vallée assurant la liaison entre le cœur du Bassin parisien et la Champagne médiane, ainsi que des routes conduisant à Reims, Troyes et Provins. Aux confins des diocèses de Soissons, Reims et Châlons, c’était une zone de marche convoitée où les Herbertides et leurs compétiteurs devaient s’affronter. A. Renoux propose une fine analyse du contexte si complexe des enjeux de pouvoirs à une époque de bouleversements des équilibres. Un lignage ambitieux, descendant de Charlemagne, cherchait à se tailler une aire de domination entre Picardie et Meuse ; il a connu des succès et des revers en raison de décès prématurés et de rapports plus ou moins conflictuels avec les rois et les ducs des Francs. L’obsession des Herbertides a été longtemps la cité de Reims, qui aurait donné un chef-lieu à une principauté. Mais l’archevêché, un moment tenu par le frère des bâtisseurs de Montfélix, leur a échappé et s’est progressivement ancré dans la mouvance royale. Développant une agressive politique castrale, ils ont alors jeté leur dévolu sur Épernay et les riches villae des alentours appartenant à l’Église de Reims, dont la spoliation a été légalisée a posteriori par des concessions en bénéfices. Avec les châteaux de Mareuil, en amont, de Châtillon, en aval de la Marne, et Vertus plus au sud, Montfélix appartenait à un dispositif cohérent.

13Son apparat militaire était à l’origine assez modeste, une palissade et une tour carrée en bois sur un mamelon à peine remodelé, le relief naturel assurant une protection efficace. Le résultat des fouilles est la mise en évidence de sept phases d’occupations successives aux xe-xiie siècles, un chantier quasiment perpétuel, avec retouches d’ampleurs inégales tous les 10-15 ans et un réaménagement tous les 25‑30 ans. Ces travaux ont pu être la conséquence des intempéries et de l’instabilité du sous-sol, mais surtout d’une volonté d’évolution. De la fonction d’abord, avec construction d’un bâtiment résidentiel, à usage privé et public. De l’art de bâtir ensuite, avec le remplacement (fin xe-début xie siècle) du bois par la pierre pour les éléments majeurs. Les trouvailles (verrerie, jeu de trictrac, traces d’activités cynégétiques et guerrières) révèlent un petit centre politico-résidentiel, doté d’une basse-cour. Dans le deuxième tiers du xie siècle, un grand édifice maçonné, avec niveau noble à l’étage, est doté d’une cuisine avec cheminée murale, réserves et annexe turriforme. Un prévôt de Montfélix est mentionné à partir de 1138, une châtellenie en 1172/78, avec une modeste garnison (23 vassaux comptabilisés). La petite forteresse de campagne s’est transformée en un castrum de qualité apte à la résidence – épisodique – du comte et surtout à l’exercice et à la représentation du pouvoir. Au début du xiie siècle, la reconstruction de la demeure noble et l’adjonction d’une motte de barrage améliorent sensiblement l’impact castral sur le plan pratique et symbolique. C’est l’apogée du site. L’auteure prend soin de proposer la datation de tous ces remaniements en fonction du contexte historique, principalement celui de la famille comtale, dite des Thibaudiens depuis son implantation sur les rives de la Loire. Tant qu’Épernay et Montfélix, en cas de partage successoral, se trouvaient dans les domaines de deux branches distinctes, cela justifiait l’existence de ce castrum si près du bourg : il a même été doté d’une collégiale (mentionnée en 1135) au pied de laquelle se rassemblait un petit village. Les trois ordres de la société étaient représentés, mais Montfélix n’a pas servi de base au développement d’une seigneurie châtelaine ni de tremplin à un puissant lignage. Les comtes y ont veillé. Quand c’est la partie champenoise qui s’est imposée comme l’élément primordial du patrimoine thibaudien, notamment grâce à une politique économique volontaire développant les grandes foires de Troyes, Provins, Bar-sur-Aube et Lagny, plus au sud, quand le comté de Champagne s’est structuré avec un déplacement du centre de gravité, la châtellenie de Montfélix a été absorbée par Épernay, le point fort septentrional face aux évêchés-comtés « royaux » de Reims et Châlons. Broussailles et friches ont alors envahi le site castral, démilitarisé avant la Guerre de Cent Ans ; il s’est éteint en douceur, puis le hameau lui aussi a fini par disparaître « par fait de guerre et faute de peuple », laissant la place au vignoble.

14La vie et la mort de Montfélix ont fait l’objet d’une enquête impeccable, croisant les sources et évitant l’écueil de l’étude micro-régionale. C’est le lien entre château et pouvoir qui est le fil conducteur de ce livre. L’histoire du site est indissociable de celle des princes champenois et des jeux d’influence dans le royaume ; l’examen des bâtiments successifs, toujours comparés aux chantiers contemporains, permet au lecteur de suivre l’évolution de l’art de bâtir forteresses et résidences nobles aux xe-xiie siècles. Des conclusions partielles, une conclusion générale, un résumé (traduit en anglais et en allemand), des cartes, généalogies et illustrations, facilitent la consultation de ce gros volume.

15Patrick Demouy

Dominique Barthélemy, La Bataille de Bouvines. Histoire et légendes, Paris, Perrin, 2018, 544 p.

16Peut‑on encore écrire sur Bouvines après Georges Duby ? Lors de sa parution en 1973, Le Dimanche de Bouvines, avait été salué comme un jalon historiographique majeur, un « coup d’état méthodologique » selon la formule de Pierre Nora dans la préface de la réédition de 2005. Loin de marquer un « retour à l’événement », le Bouvines de Duby offrait une lecture socio-ethnographique du fait militaire aux xiie-xiiie siècles et une analyse novatrice des structures de la société féodale. L’A., renonçant ici à croiser le fer avec son illustre devancier, souligne « la valeur séminale » de ce « livre exceptionnel » et loue ses « intuitions fulgurantes » (p. 433). La démarche n’est d’ailleurs pas si différente puisqu’il s’attache, dans le prolongement des deux importants colloques auxquels il a pris part en 2014 (Lille, Genech et Bouvines en mai et Francfort en novembre), à restituer la mémoire de la bataille, celle des chroniqueurs médiévaux comme de ceux qui, depuis des siècles, ont mis en intrigue et fabriqué la légende de Bouvines. Toutefois, reprenant méthodiquement l’abondant dossier documentaire, il accorde une large place à l’événement, qu’il s’emploie à contextualiser en l’éclairant de sa connaissance superlative de la chevalerie et de son rôle dans la guerre féodale, une guerre régulée, faite de « viscosités » et d’« interactions » entre les dominants (voir en particulier sa Nouvelle Histoire des Capétiens 987-1214, publiée au Seuil en 2014 et que cet ouvrage prolonge par bien des côtés).

17La première partie inscrit la bataille dans le temps long, celui d’une royauté féodale amenée à composer en permanence avec les barons, s’employant à consolider ses droits, en jouant avec plus ou moins de bonheur de la « conflictualité féodale », d’alliances et d’allégeances, toujours incertaines. De courts chapitres conduisent le lecteur du sacre de 1179 à la constitution de la coalition de 1211-1214. Des décennies de confrontations limitées – l’esquive est la règle en contexte féodal – et de menées obliques que l’A. résume efficacement en s’attardant sur les réseaux européens, avec leurs connexions lignagères complexes. S’interrogeant sur les objectifs des coalisés, il ne croit pas que ce « ramassis d’excommuniés » (p. 63) aient voulu prendre en tenailles l’armée royale et marcher sur Paris. Rallier des fidèles, soumettre quelques villes et, plus encore, piller, brûler et rançonner permettent de gagner quelques pièces sur l’échiquier de la guerre féodale. Jean sans Terre n’est sans doute pas un grand stratège, mais il n’est pas non plus un piètre chef de guerre. À La Roche-aux-Moines, le 2 juillet 1214, le Plantagenêt, sagement, renonce à la « bataille champel » craignant d’être abandonné par ses barons poitevins. N’est-ce pas d’ailleurs la même logique qui conduit, prudemment, Philippe Auguste à se dérober face à l’empereur Otton de Brunswick en organisant le repli de l’ost royal de Tournai sur Lille ? Bref, « la probabilité était plutôt qu’il n’y ait pas de bataille de Bouvines » (p. 70), celle‑ci résultant surtout du désir imprudent des chevaliers flamands, les plus nombreux et les plus déterminés au sein de la coalition, de s’illustrer en surprenant l’arrière-garde capétienne.

18Près d’une centaine de pages, les plus neuves, sont ensuite consacrées à la bataille, de l’évaluation des forces en présence au bilan humain, celui des victimes et des prisonniers. La confrontation systématique des sources conduit l’A. à prendre souvent ses distances avec le récit « canonique » de Guillaume le Breton et à avancer quelques hypothèses convaincantes : une bataille largement improvisée, partielle et d’intensité très inégale, le « choc » entre les osts de Philippe et d’Otton étant finalement secondaire, si on corrige les Gesta et, plus encore, la Philippide du chapelain capétien à la lueur d’autres récits, comme la Chronique de l’anonyme de Béthune ou le fragment de l’Histoire de Michel de Harnes. Sur de nombreux points, l’A. apporte un éclairage neuf, dont il ne sera pas facile aux historiens de ne pas tenir compte demain. Il montre par exemple qu’il n’y a pas de préméditation régicide de la part des comtes capétiens, Ferrand de Flandre et Renaud de Boulogne, et que, si Philippe Auguste s’est retrouvé un temps exposé, ses adversaires se sont bien gardés de l’attaquer frontalement. D’ailleurs, s’il semble bien avoir été mis à terre, son cheval ayant été abattu, c’est moins « la main de Dieu » que la plume de Guillaume le Breton qui confère à cette péripétie secondaire valeur édifiante (p. 123-125). Les éléments non chevaleresques, les piétons et la cavalerie légère, sont nombreux à prendre part aux combats, mais point de routiers mercenaires parmi eux. Les « Brabançons » sont des sergents qui ont suivi leur prince, le duc Henri de Louvain (p. 136). Sur le rôle des communes, l’A. déconstruit aussi la vulgate « nationale » élaborée au xixe siècle : elles sont sans doute moins nombreuses que les différentes milices féodales, à commencer par les contingents d’abbayes, et leur avoir remis un certain nombre de prisonniers prestigieux est moins un hommage rendu à leur contribution à la victoire qu’une corvée imposée (p. 154-155). Quant à la bataille proprement dite, elle ne relève d’aucune stratégie d’ensemble, ce qui invalide les multiples tentatives de disposer les « échelles » comme des corps d’armée modernes. Seule l’aile droite (française) est en ordre de bataille et semble avoir réellement combattu. Ailleurs, les combats sont sporadiques. Au cœur du dispositif, Otton et les vassaux allemands et lorrains qui l’accompagnent se débandent assez vite, abandonnant les insignes impériaux, alors que leurs gens de pied sont massacrés par centaines. Sur l’aile gauche, le renégat Renaud de Dammartin, un des rares à ne pas avoir fui, s’illustre par une vaillance qui fait honneur à son sang comme l’écrit Guillaume le Breton dans une page célèbre du chant XI de la Philippide. Au total, la reconstitution de la bataille semble bien délicate et on se perd un peu dans les péripéties des combats, l’A. peinant à concilier des récits souvent contradictoires. Il faut attendre la page 400 pour découvrir incidemment deux cartes du théâtre des opérations, empruntées à des travaux anciens et assez largement invalidées par le commentaire. On éprouve en particulier quelques difficultés à comprendre le rôle du contingent anglais et les circonstances de la reddition de Guillaume Longue Épée, le comte de Salisbury, un des grands protagonistes de la bataille, mal traité par les chroniques il est vrai, mais aussi curieusement oublié par l’index !

19Ayant rendu la bataille à ses justes proportions, l’A. va, dans la même logique, montrer que ses effets sont finalement assez limités, contrairement à ce qu’affirmaient encore récemment John Baldwin et Walter (et non William, p. 517) Simons (« Bouvines, un tournant européen (1214-1314) », Revue historique, no 138, 2014, p. 499-526). Pas de mise au pas des barons, de conquête de la Flandre, d’effacement de l’Empire, ni de règlement de paix avec l’Angleterre avant Saint Louis, lequel, tout à son rôle d’apaiseur, se garde bien d’exalter la victoire de 1214. Bref, « Bouvines n’est pas cette défaite décisive de la “grande féodalité” qu’imaginera le xixe siècle » (p. 192). Il faut attendre Philippe le Bel, au tournant du siècle, pour que la guerre change de nature (p. 185) et devienne véritablement « nationale », ce qui conduit à susciter une nouvelle floraison de récits qui, le plus souvent, n’empruntent plus qu’à la vulgate de Guillaume le Breton. Autant dire qu’avec ses premières 192 pages, on dispose déjà d’un ouvrage majeur, indispensable pour comprendre « le moment Philippe Auguste ». Mais, l’A. ne s’arrête pas là et, « emboîtant le pas à Georges Duby » (p. 195), s’emploie à éclairer l’invention du mythe, ses successifs enrichissements et inflexions, sensible à la fois à leur insertion dans le récit national en construction et à leur apport à la connaissance de la bataille.

20Dans la deuxième partie, il reprend la lecture critique des récits, ceux des premières générations et ceux, plus tardifs, qui brodent avec une fantaisie grandissante sur l’événement, le transformant dans les derniers siècles du Moyen Âge en fiction littéraire où la chevalerie a le beau rôle pour la plus grande joie des cours princières. Si la version capétienne, celle de la Philippide plus encore que celle des Gesta, s’impose peu à peu, des versions concurrentes mettent en valeur le baronnage, comme le « ménestrel » de Reims pour qui la haine inexpiable entre Gaucher de Saint-Pol et Renaud de Boulogne est au cœur de l’intrigue, exaltent l’oriflamme comme Philippe Mousket ou Richer de Senones, ou cherchent à sauver l’honneur des coalisés. Elles réduisent la gloire du Capétien en soulignant sa supériorité numérique (Jean d’Early), l’accusent d’avoir simulé la fuite pour attirer ses adversaires dans un piège (Bouchard d’Ursperg) ou font de lui un simple « fléau de Dieu », punissant pour leur impiété Flamands (le cistercien de Clairmarais) ou Anglais : l’infraction du dimanche, apparue discrètement dans la Philippide, devient, sous la plume de clercs insulaires un véritable exemplum (p. 242) ! Quant à la légende selon laquelle Philippe Auguste aurait offert la couronne au plus valeureux de ses compagnons, elle ne gagne en importance qu’après le procès d’Enguerran IV de Coucy en 1259, quand les barons veulent opposer à l’intraitable Saint Louis la figure de son grand-père et rêvent d’une improbable monarchie élective (p. 280-282). Reprise par les chroniqueurs italiens, comme Thomas de Pavie, puis par les humanistes (Jean-Papyre Masson), elle devient une des pages les plus célèbres de Bouvines, immortalisée en 1827 par le pinceau d’Horace Vernet.

21Le corpus légendaire est, pour l’essentiel, constitué dès le xive siècle. Reste à l’intégrer dans un récit national dont les enjeux vont considérablement changer au cours des siècles. L’A. est attentif à l’ensemble des variations sur la bataille, qu’elles soient littéraires, historiennes ou artistiques. Sous l’Ancien Régime, on fait de Bouvines, à l’instar de François Eudes Mézeray (1642), une victoire aristocratique et chrétienne, où la maisnie royale n’est pas sans annoncer, par son dévouement à la personne du roi, le corps des mousquetaires (p. 342). Guillaume Guiart, un sergent ayant vaillamment combattu à Mons, en 1304, avait pourtant déjà mis en avant le rôle des milices populaires à Bouvines dans une chronique rimée, mais il faut attendre le xixe siècle pour qu’on s’enthousiasme pour l’intervention des communes dans le cadre d’un « récit d’unanimité nationale » propre à faire oublier Waterloo et qu’on associe ces « braves bourgeois » à la gloire royale (Baptiste Capefigue). Particulièrement stimulantes, de belles pages sont consacrées aux nombreux auteurs qui ont, à la suite de Gabriel Daniel (1713), tenté, non sans anachronisme, de reconstituer la disposition et les mouvements des troupes en créditant le frère Guérin – élevé au grade de général en chef ! – d’un talent de stratège digne du Grand Condé… À la fin du xixe siècle, Bouvines est devenu un « théâtre d’éducation » en particulier dans les milieux catholiques et nationalistes comme en témoigne le succès de la pièce du jésuite Georges Longhaye (1879). L’apogée mémoriel a lieu en 1914, le septième centenaire suscitant une double commémoration – loi de 1905 oblige ! – aux mêmes accents germanophobes : rares sont les voix discordantes qui rappellent alors que la coalition anticapétienne était essentiellement anglo-flamande (p. 416) !

22On n’omettra pas de souligner l’intérêt particulier qu’offrent les différents développements consacrés à l’image de Bouvines, jusqu’au happening que l’affrontement inspire en 1954 au peintre abstrait Georges Mathieu, un dimanche, d’un jet et dans le temps de la bataille ! (p. 425-427). L’étude des enluminures des Grandes Chroniques de France confirme qu’il ne faut pas surdimensionner la bataille : sur les 44 manuscrits retenus, 17 lui consacrent une ou plusieurs miniatures (p. 330). Fontenoy est bien plus souvent représentée et Bouvines identifie moins la dynamique d’expansion du règne que les scènes de siège et de capitulation. La confrontation entre le récit de Guillaume le Breton – matrice de celui du Roman des Rois – et les images de la bataille est stimulante. Peut‑on pour autant avancer que, après 1422, la représentation est « de plus en plus convenue », voire qu’elle occulterait les « traits saillants de la narration » (p. 332-333) ? Ce n’est pas l’impression qui se dégage du fol. 219 v du Ms. BnF, fr. 2609 (et non latin comme il est écrit en légende dans le cahier documentaire), pas plus, par exemple, que du célèbre fol. 313 de la Bibliothèque nationale de Russie (Erm. Fr 88). Certes, dans les deux cas, les anachronismes sont légion, mais les artistes – ici Robinet Testard et Simon Marmion – font preuve d’un intérêt nouveau pour les circonstances de l’affrontement (le pont et la chapelle bien visible sur la miniature de Saint-Pétersbourg) et à son intensité dramatique : à Paris, frère Guérin, déjà évêque, ordonne les « échelles » pendant que le roi harangue l’ost, alors qu’à Saint-Pétersbourg, le roi est au cœur de la mêlée, dans un ballet de bannières et d’armoiries colorées, Otton se retirant déjà honteusement du champ de bataille.

23Il apparaît en définitive bien difficile d’épuiser la richesse d’un ouvrage qui, non content de renouveler le récit de la bataille, propose une relecture féconde de son historiographie. Le propos est dense et « les inévitables redondances » (p. 318), loin d’être inutiles, donnent plus d’efficacité à la démonstration. On regrette d’autant plus le choix éditorial, malheureusement largement partagé aujourd’hui, de déporter les notes en fin de volume, ce qui en rend la consultation fort malaisée, alors qu’elles enrichissent souvent substantiellement le propos.

24Enrique León

René Verdier, La Bataille d’Anthon (1430), Lyon et le Dauphiné restent français, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2018, 203 p.

25La capture de Jeanne d’Arc devant Compiègne (23 mai 1430) éclipse souvent la bataille d’Anthon (11 juin 1430), qui s’est déroulée de plus aux marges du royaume de France. Les chroniques du temps (le héraut Berry et Monstrelet en particulier) y accordent cependant de l’importance, du fait des effectifs mis en cause et de la gravité de la défaite pour le camp bourguignon. René Verdier rouvre le dossier de cette bataille, déjà bien documentée, en apportant plusieurs pièces d’archives inédites. Il s’agit notamment de deux enquêtes conduites en 1431 sur les nobles défaillants dans le bailliage de Viennois-Valentinois et dans la Terre de la Tour, d’une enquête de 1437 portant sur les réclamations du prince d’Orange, de nombreux comptes de châtellenies du Dauphiné, de Savoie et du Comté de Bourgogne, enfin de recours de feux dauphinois. Ces documents s’ajoutent à un long compte rendu de l’affaire d’Anthon élaboré dès juillet 1430 par un membre du conseil delphinal : le Processus super insultu guerrae Anthonis, édité par Ulysse Chevallier (Choix de documents historiques inédits sur le Dauphiné, Montbéliard-Lyon, 1874, p. 300-338), qui a édité également un procès en cour de chevalerie entre deux nobles s’opposant à propos d’une rançon (Idem, p. 338-369).

26Cette bataille résulte de l’initiative de Louis de Chalon, dont la biographie a été écrite par Frédéric Barbey en 1926. En tant que principal noble du Comté de Bourgogne, Louis de Chalon est un fidèle capitaine du duc Philippe le Bon, mais a également une carte personnelle à jouer. Il a en effet hérité de sa famille de plusieurs fiefs en Dauphiné et de sa mère, Marie de Baux, de la principauté d’Orange, enclavée dans le Comtat Venaissin, à laquelle sont annexées quelques seigneuries dauphinoises. À une époque où le duc de Savoie Amédée VIII revendique les comtés de Valentinois et de Diois – qu’il occupe en partie –, le prince d’Orange peut rêver du Dauphiné car il compte parmi ses ancêtres Béatrice de Viennois. Il commence en 1426 par défier la ville de Lyon à cause de la saisie de quatre de ses chevaux. En 1428, il entre en Viennois et prend Anthon mais négocie rapidement. Il obtient en août de conserver Anthon, en attendant que le procès avec les Saluces soit réglé, et reçoit également Fallavier, Theys, La Pierre et Domène. Cet accord permet un an et demi de paix, tandis que le duc de Savoie est choisi comme arbitre. En avril 1430, les garnisons dauphinoises du prince d’Orange entrent en action. Les razzias visent en particulier Frontonas dont l’ensemble du cheptel, évalué à 1 100 têtes, est capturé et conduit au‑delà du Rhône (p. 136). Le gouverneur du Dauphiné, l’expérimenté Raoul de Gaucourt, et le maréchal du Dauphiné Humbert de Grolée mobilisent la noblesse locale et obtiennent l’appui décisif du chef des routiers Rodrigue de Villandrando et de compagnies lombardes. Cette armée, forte de 1 500 à 1 600 combattants, reprend en quelques jours quatre places orangistes. De l’autre côté, le prince d’Orange a mobilisé ses vassaux dans le comté de Bourgogne et dans le pays de Vaud. Il a le soutien de 300 lances venues du duché de Savoie, avec à leur tête Humbert Maréchal, seigneur de Meximieux et François de la Palud, sire de Varambon. Soit un total de 1 600 à 1 800 combattants. La rencontre a lieu le dimanche 11 juin 1430. Rodrigue de Villandrando prend l’initiative d’attaquer alors que l’armée du prince d’Orange traverse un bois et n’est pas en ordre de bataille. Peu de Bourguignons parviennent à résister. La bataille tourne à la débâcle pour eux. Selon le Processus, ils ont 460 morts, dont 200 noyés en franchissant le Rhône, et 500 prisonniers, contre à peine un mort chez les Rodriguois. Le prince d’Orange peut s’échapper en traversant le Rhône à cheval selon Jean Chartier : telle est la version qui s’imposa même si le Héraut Berry indique qu’il utilisa un bac. Le butin est important. Le sire de Varambon, défiguré par un coup d’épée qui l’obligea à porter une prothèse de nez en argent, dut payer par exemple une rançon de 8 000 florins, tandis que 1 200 chevaux furent revendus à Crémieu le 13 juin…

27Cette victoire mit pratiquement le Dauphiné à l’abri de la guerre dans les années qui suivent. « Bourgogne et Savoie comprirent que la région n’était pas le ventre mou du royaume de Bourges et orientèrent leur dynamisme vers d’autres directions » (p. 143). À l’inverse, le sud du duché de Bourgogne subit des attaques répétées. Le prince d’Orange perdit tous ses fiefs dauphinois, dont Orpierre dans les Baronnies, qui fut pillé. La principauté d’Orange n’offrit pas de résistance : Orange capitula dès le 3 juillet, mais la population put chasser les occupants le 21 août. La principauté fut alors confiée au pape puis au comte de Provence. Le prince d’Orange ne la récupère qu’après le traité de Loches (22 juin 1432) où il renonce à toute revendication sur le Dauphiné et devient un allié des Français. En 1436, il récupère la pleine souveraineté sur sa principauté, après avoir prêté de l’argent au roi René, comte de Provence, contraint de payer une lourde rançon. L’auteur passe rapidement sur le sort de la principauté d’Orange : il aurait pu en dire plus du fait de la conservation du registre de délibérations couvrant cette période (Archives municipales d’Orange, BB 4, fol. 159r-160v pour le traité de capitulation d’Orange).

28La participation des nobles du Dauphiné à la bataille et à ses suites est documentée par une enquête diligentée pour recenser les nobles et les fieffés n’ayant pas répondu à l’arrière-ban. Dans la Terre de la Tour, le commissaire s’en tient à cela, mais dans le bailliage de Viennois-Valentinois, le commissaire a recensé également ceux qui ont participé à la guerre : son enquête est donc un document de premier ordre sur la noblesse (188 familles) de cette région, dont le revenu moyen est de 90 florins par an (p. 157-164). Au total, 85 nobles ont participé à la guerre sur 183 mobilisables – en déduisant une femme mariée et quatre résidents hors du Dauphiné. La plupart des absents avaient des raisons (trop jeunes, trop âgés, trop pauvres). L’A. cite des passages très évocateurs sur ce qu’il appelle la « plèbe nobiliaire » (p. 93) dont le statut est discuté lors des enquêtes fiscales. Ainsi dans la châtellenie de Morestel en 1430, les trois frères Burnon « ne vivent pas noblement et ne s’armèrent jamais pour le roi dauphin et autrement pour la défense de la patrie, mais labourent leurs terres avec bœufs et araire, bêchent leurs vignes et nettoient les étables de leurs bœufs. Et quoiqu’ils soient réputés nobles, ils sont pauvres et ne peuvent acheter chevaux et harnais » (p. 164-165).

29Au passage, l’A. discute (p. 95-96) la fiabilité des listes dressées par Guy Allard au xviie siècle sur les nobles originaires du Dauphiné décédés lors des batailles de la Guerre de Cent Ans, et en particulier lors de la bataille de Verneuil (1424). Ces listes élaborées à partir d’une documentation disparate, et parfois inspirée par Salvaing de Boissieu – dont on connait par ailleurs les falsifications sur l’origine de sa famille – sont à prendre avec précaution, même si Guy Allard a consulté de nombreux documents inédits, conservés en partie dans ses manuscrits de la Bibliothèque municipale de Grenoble.

30Cette étude apporte du neuf sur les origines de la bataille d’Anthon et sur ses conséquences. Elle complète une dense historiographie sur la région lyonnaise durant la seconde phase de la guerre de Cent Ans (livres de Louis Caillet et de Jean Deniau notamment). On peut regretter que les cartes proposées soient minimalistes, ne donnant pas les frontières des principautés. Au-delà de la bataille, le livre comprend des développements bienvenus sur la noblesse du Dauphiné au xve siècle grâce à des documents que l’A. connaît très bien.

31Germain Butaud

Marie-Blanche Cousseau, Étienne Colaud et l’enluminure parisienne sous le règne de François Ier, Tours/Rennes, Presses universitaires François-Rabelais de Tours/Presses universitaires de Rennes, coll. « Renaissance », 2016, 373 p.

32Durant la première moitié du xvie siècle, le livre manuscrit coexistait à part égale avec l’imprimé. Sa production réunissait plusieurs métiers, parmi lesquels celui d’enlumineur suscite la plus grande attention des chercheurs. Les archives parisiennes du règne de François Ier conservent une soixantaine de noms d’enlumineurs et d’apprentis et les spécialistes distinguent une trentaine de mains dans le livre historié de l’époque. La plupart de la production de ces artistes reste pourtant anonyme, et l’on ne parvient à associer un nom qu’à trois des artistes dont le style a été clairement identifié : Jean Pichore, Noël Bellemare et Étienne Colaud. Dans cette perspective, le livre que Marie-Blanche Cousseau a consacré à ce dernier enlumineur est particulièrement précieux, car il vient augmenter considérablement le corpus identifié de ses œuvres.

33Cet ouvrage est issu d’une thèse préparée sous la direction de Guy-Michel Leproux à l’EPHE et soutenue en 2009. Après la soutenance, un manuscrit enluminé d’un livre d’heures, explicitement signé du nom d’Étienne Colaud, jusqu’alors complètement inconnu, est passé en vente. Le style de sa décoration est venu confirmer les attributions proposées par l’auteure. Cette nouvelle pièce du corpus devait être intégrée dans le texte, mais la disparition tragique de l’A. en 2011 ne lui a pas permis de terminer la préparation de cette publication. Celle‑ci fut alors achevée par son directeur de thèse et ses collègues, les historiens de l’art Audrey Nassieu Maupas, Maxence Hermant et Élisabeth Pillet, dans le respect maximum du travail original réalisé par Marie-Blanche Cousseau. Le présent livre n’est donc pas seulement un ouvrage important pour les spécialistes de la Renaissance, mais également un monument à la mémoire de l’auteure et un témoignage de la portée de ses travaux de recherche.

34Le nom d’Étienne Colaud apparaît dans l’historiographie dès le milieu du xixe siècle, mais jusqu’ici sa vie demeurait méconnue et son nom était seulement rattaché à quelques commandes dispersées de manuscrits enluminés. Il convenait donc de rassembler toutes les informations disponibles sur cet artiste pour, à travers sa trajectoire individuelle, mieux comprendre le métier de l’enlumineur sous le règne de François Ier. Cette époque est en effet un des moments cruciaux pour les professionnels du livre manuscrit devant affronter la nouvelle politique culturelle du roi, s’adapter à la concurrence croissante de l’imprimerie et suivre l’évolution des nouveaux courants stylistiques. La recherche de Marie-Blanche Cousseau montre l’importance de la place occupée par Étienne Colaud dans ce contexte mouvementé. Enlumineur déjà actif en 1513, il meurt entre 1541 et 1542. Mais c’est au cours des années 1520 que sa carrière semble avoir atteint son apogée. Il n’était pas seulement un artiste prolifique, célèbre pour sa participation à l’importante commande des Statuts de l’ordre de Saint-Michel et à seize autres manuscrits d’origine diverse ; Colaud fut également un talentueux organisateur, capable de coordonner les travaux de plusieurs artistes œuvrant sous son patronage.

35L’ouvrage est divisé en trois parties. La première présente une synthèse sur le métier de l’enlumineur et son cadre professionnel : son apprentissage, ses méthodes de travail, les matériaux qu’il utilisait et les modèles qu’il copiait. On y découvre également le cadre juridique de son travail et l’organisation de son atelier, les prix et les délais de l’exécution des commandes et le profil de ses commanditaires. L’étude du métier d’enlumineur nécessite en effet la prise en compte de son réseau professionnel et de ses collaborateurs. Une attention particulière est ainsi accordée dans cette partie du livre à la confrérie de Saint-Jean l’Évangéliste, qui réunissait plusieurs métiers du livre, à la distinction entre les enlumineurs et les historieurs, à la collaboration des écrivains avec les enlumineurs et à la concurrence de ces derniers avec les peintres. Les informations fournies par l’A. sont étayées par de larges dépouillements des documents du Minutier central des notaires de Paris et par l’étude des cas particuliers. Ces recherches archivistiques et l’étude de la bibliographie ont ainsi permis de constituer un dictionnaire des enlumineurs actifs sous le règne de François Ier placé en annexe du livre. Celui‑ci est également accompagné de 32 pièces justificatives sous forme de transcriptions intégrales ou partielles des documents conservés aux Archives nationales de France et aux fonds des manuscrits de la BnF. La plupart de ces documents n’avaient jamais été ni signalés ni transcrits et leur publication est l’un des grands apports de cet ouvrage.

36La deuxième partie du livre est consacrée à la présentation de la carrière et de l’entourage d’Étienne Colaud, ainsi qu’à sa participation à l’importante commande des manuscrits des Statuts de l’ordre de Saint-Michel, passée par François Ier. Celle‑ci consistait en la fabrication de 24 manuscrits enluminés, dont quatre ont aujourd’hui disparu ou ont perdu leur miniature. Seuls seize manuscrits et une feuille volante des Statuts ont pu être recensés. L’A. a analysé l’ensemble des œuvres repérées, dont elle a vu et étudié chaque exemplaire. Chacun bénéficie ainsi d’une description minutieuse présentée en annexe dans un catalogue des manuscrits historiés des Statuts. Les fiches descriptives de chaque exemplaire sont organisées selon le même schéma : description codicologique, présentation du contenu du manuscrit et de son décor, commentaire sur le style de sa décoration, information sur la provenance et références bibliographiques. L’étude des exemplaires inclut le recensement des éléments de datation et des annotations pour identifier leurs possesseurs. Cette étude a permis à la chercheuse de distinguer les groupes de manuscrits et les œuvres isolées selon des critères stylistiques et de définir le rôle d’Étienne Colaud. Selon Marie-Blanche Cousseau, seul un des manuscrits des Statuts a été décoré par l’artiste, qui fut cependant le principal receveur de la commande, et qui fut seul capable de réunir plusieurs enlumineurs sous sa direction. L’auteur a également pu identifier et décrire le style des principaux collaborateurs de Colaud dont les noms demeurent malheureusement toujours méconnus.

37La troisième partie de l’ouvrage est consacrée à la reconstitution du corpus des œuvres de Colaud et à l’organisation de son atelier. L’auteur du livre commente et corrige les anciennes attributions données à l’artiste et en propose de nouvelles, augmentant considérablement le corpus de ses œuvres. L’analyse de l’organisation de l’atelier de Colaud permet de décrire les liens multiples entre plusieurs professionnels du livre manuscrit ainsi que leurs méthodes de travail, et d’analyser la circulation des motifs et de compositions entières, d’un atelier de l’enlumineur à l’autre.

38Le texte de ce livre est très dense, rempli d’exemples, d’analyses de documents d’archives et de descriptions de manuscrits très détaillées. Cette abondance factuelle et la diversité des fonds consultés, aussi bien que de problèmes soulevés, en font bien plus qu’une simple monographie pour en faire un véritable ouvrage de référence sur l’enluminure du premier tiers du xvie siècle. Ce livre intéressera les historiens de l’art de très large profil grâce à l’abondance des noms des artistes cités. Il sera également utile à ceux qui étudient les aspects techniques et sociologiques du livre manuscrit et imprimé de cette époque. Les imprimés servaient souvent de modèle pour les enlumineurs ou, inversement, copiaient les ouvrages historiés de grande importance, tandis que les spécialistes travaillant sur les deux supports étaient en interaction continue. Par ailleurs, les aspects juridiques et sociaux de la vie et du travail des enlumineurs, aussi bien que la description du contenu matériel de leurs ateliers seront utiles plus largement aux historiens de Paris.

39La collection « Renaissance » dans laquelle a été publié l’ouvrage, est le fruit de la collaboration des Presses universitaires François-Rabelais de Tours et des Presses universitaires de Rennes. L’élégance de la maquette, la mise en page claire et équilibrée, le choix d’une couverture rigide, le format des livres et l’abondance des illustrations rendent la lecture d’autant plus agréable. La rapidité avec laquelle les dernières recherches sur la Renaissance se trouvent publiées, ainsi que leur large diffusion, sont très appréciables, tant pour les chercheurs que pour un large public. Fidèle à l’esprit de la collection, cet ouvrage est abondement illustré : on y trouve plus d’une centaine d’images en couleur, de bonne qualité et souvent d’assez grand format. Beaucoup de ces photographies de manuscrits sont publiées par la première fois.

40Digne héritière de François Avril, qui a rédigé la préface de ce livre, et de Guy-Michel Leproux, son directeur de recherche, Marie-Blanche Cousseau, trop tôt disparue, nous laisse à titre posthume une recherche importante qui conservera la mémoire de ses grandes qualités de chercheuse.

41Anna Baydova

Alain Hugon, Alexandra Merle (éd.), Soulèvements, révoltes, révolutions dans l’empire des Habsbourg d’Espagne, xvie-xviie siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2016, 374 p.

42L’ouvrage dirigé par Alexandra Merle et Alain Hugon est l’un des résultats des travaux conduits dans le cadre du projet ANR « Cultures des révoltes et des révolutions ». Réunissant les contributions d’historiens français, espagnols et italiens, ce livre est d’un grand intérêt historique, pour deux raisons au moins. La première est d’avoir posé le mouvement insurrectionnel dans l’Espagne moderne comme objet d’étude, relevant un double défi : celui de confronter des événements par nature extrêmement complexes et celui, heuristique, de saisir des mouvements populaires à travers une perspective qui se réduit très souvent au point de vue des élites. Le second mérite de l’ouvrage est d’avoir maintenu un équilibre et une cohérence de propos, alors même que les contributions réunies traitent de territoires, de périodes et, par conséquent, de situations juridiques, culturelles, politiques, économiques et sociales radicalement différentes.

43L’ouvrage se divise en quatre sections, allant de l’analyse de la teneur des discours produits en contexte de révolte (première section) jusqu’à la question des modèles politiques défendus ou rejetés par les révoltés (quatrième section). Entre les deux, sont examinés, d’une part, les outils et les mécanismes de réalisation des révoltes à travers l’étude des supports de la communication et leur performativité (seconde section) et, d’autre part, les usages et l’exploitation des célébrations (troisième section), qui participent à la mise en scène des révoltes, dans l’espace public, alors même qu’elles sont en train de se dérouler, ou après qu’elles se sont terminées.

44L’un des premiers constats qui apparaît à la lecture de l’ouvrage est l’impossibilité d’enfermer un type d’acteurs ou un groupe social dans une position déterminée à l’avance. La diversité des rôles assumés par la noblesse est en ce sens paradigmatique : championne de la défense des intérêts de la couronne, elle est aussi la plus efficace instigatrice des révoltes. Mais elle n’est toutefois pas la seule à afficher une telle ambivalence. Les officiers royaux, qui servaient si souvent de bouc-émissaires aux revendications locales comme au pouvoir royal, étaient ceux qui avaient le plus à perdre et dont les prises de position sont les plus difficiles à discerner. Car c’était bien eux les véritables victimes de la célèbre formule « Viva el rey, muera el mal gobierno », que citent plus de la moitié des auteurs de l’ouvrage. Mal servir le roi et se rendre coupable de desgobierno, telle était l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de tous ceux qui, détenteurs d’offices ou de charges, avaient pour fonction d’articuler la volonté royale aux particularismes locaux, de mener dans les territoires la politique de Madrid tout en garantissant le respect du foralisme, ou bien encore d’accroître les finances du patrimoine royal sans porter atteinte aux mosaïques territoriales de l’impôt ou aux prérogatives fiscales. Surtout, en manifestant combien ils sont fidèles au roi et ne souhaitent rien plus que le servir au mieux, les révoltés finissent par faire apparaître cette formule comme un levier permettant de faire pression sur la couronne. S’en remettre – parfois davantage par posture qu’en y croyant vraiment – à l’intervention d’un roi redresseur de tort, fons justitiæ, vertueux et miséricordieux, permettait ainsi aux insurgés de persister dans le refus politique tout en se montrant fidèles à la souveraineté habsbourgeoise.

45La même diversité et la même instabilité sont observées au niveau des causes des révoltes. Aux soulèvements en réaction aux politiques fiscales de la couronne s’ajoutent et se juxtaposent des mouvements d’ordre religieux ou politiques. Les discours qui sont alors élaborés, en faveur des insurgés ou à leur encontre, jouent sur cette multiplicité d’enjeux et de causes afin de légitimer leur position ou de condamner celles de leurs adversaires. En ce sens, les auteurs de la première partie de l’ouvrage révèlent des nuances entre causes profondes et prétextes et, surtout, invitent à se méfier des constantes évolutions des révoltes qu’épousent les stratégies de leur justification ou de leur condamnation.

46La deuxième partie du livre met en lumière l’usage des différents supports, écrits et iconographiques, des révoltes. La plupart des textes montrent qu’au‑delà de permettre à l’historien de définir les différentes positions au sein du champ politique, ces traces étaient aussi, pour les acteurs, des outils, voire des armes, leur dimension performative devenant ainsi un élément constitutif de la production artistique ou politique en temps de révolte. De même, il est clairement démontré que ces écrits protéiformes – et l’on s’aperçoit d’ailleurs que l’établissement d’une typologie des écrits politiques de la révolte est extrêmement complexe – évoluent, se transforment et s’influencent au gré des événements. De sorte qu’il est pratiquement impossible à l’historien de saisir toute la portée d’un libelle, d’un pasquin ou d’une gravure sans prêter une attention méticuleuse, non seulement à la position des scripteurs ou de l’artiste, mais aussi au contexte de leur production, de leur diffusion ou bien encore de leur financement. En ce sens, certains auteurs relèvent l’importance de l’activité des officiers du livre (imprimeurs, prototypographes, etc.), dont le rôle était intimement lié au contexte culturel des différents royaumes et aux moyens économiques des commanditaires. L’exploitation par les défenseurs de la couronne de ces mêmes armes est également envisagée, l’ensemble des contributions mettant en scène un jeu de propagande et de contre-propagande aussi ductile qu’instable.

47Dans un troisième temps, l’ouvrage examine la question de la mise en scène des révoltes à travers le motif des cérémonies et des fêtes religieuses ou populaires. Ici, il est intéressant de voir comment les pouvoirs locaux se saisissent des mouvements de révoltes et du rétablissement de l’ordre pour asseoir leur pouvoir individuel ou, dans le cas du Portugal des Bragance, pour légitimer la nouvelle couronne et confirmer une indépendance de fait. L’exploitation du calendrier religieux ou carnavalesque montre combien purent être efficaces les décalages, les dits et les non-dits, les caricatures, les récupérations, les réappropriations de la culture politique ou religieuse sur l’opinion des populations comme sur celle des élites. De même, le réaménagement urbain permit en certaines occasions de resémantiser certains espaces afin de légitimer de nouvelles formes du pouvoir ou encore à des fins d’intégration.

48La quatrième partie, enfin, offre un élargissement des perspectives en replaçant la question des révoltes dans le cadre plus général des modèles politiques au sein desquels elles s’enracinaient. À travers trois exemples, l’ouvrage met en lumière la force des conceptions constitutionnaliste et pactiste en divers points de la monarchie. Fragilisant – s’il était encore besoin de le faire – l’idée d’absolutisme monarchique, ces contributions révèlent combien, dans les révoltes, d’autres enjeux étaient à l’œuvre qui, au‑delà des conflits ponctuels entre la couronne et ses royaumes, tendaient à la réalisation d’un idéal citoyen amplement incarné par les grandes villes et les cités-États italiennes. Dépassant ainsi le cadre resserré des révoltes, l’ouvrage s’élève au niveau de cultures politiques dont le développement s’inscrivait dans des échanges entre les territoires et les villes de la monarchie, mais aussi avec les puissances voisines. Le républicanisme, a priori incompatible avec la monarchie, paraît dès lors, par le biais d’un constitutionalisme défendu bec et ongles, puiser sa source et s’épanouir, lors des révoltes, en correspondance avec les notions de bon gouvernement, de politique nécessaire, de guerre juste, défendues dans l’empire espagnol depuis Charles Quint.

49La richesse des cas étudiés et la diversité des points de vue abordés permettent de mieux saisir les enjeux, les développements et les discours de révolte et mettent en lumière la récurrence de ces phénomènes dans l’Espagne moderne. À tel point d’ailleurs, que l’on finit par se demander comment la monarchie des Habsbourg a pu résister si longtemps à ces pressions qui, à travers l’empire, ne cessaient de s’exercer sur Madrid. À tout prendre, et à la notable exception des Flandres en 1648 et du Portugal en 1668, aucune des révoltes qui agitèrent les xvie et xviie siècles n’aboutit in fine à une rupture du pacte avec la monarchie. Dès lors se pose la question cruciale de savoir au nom de quels intérêts et sous quelles modalités s’opère le retour à l’ordre. Pardon général, exécutions sommaires, condamnations exemplaires, élargissement des prérogatives locales et, à l’inverse, renforcement du pouvoir royal, ou bien encore campagnes de propagande en faveur du roi forment la part visible des épilogues des révoltes, mais n’épuisent pas le champ des enjeux politiques qui président au rétablissement de l’autorité. Or si ces révoltes ne prennent qu’exceptionnellement la forme de véritables révolutions – au sens moderne –, elles ne sauraient en aucun cas être tenues pour de simples révolutions, c’est‑à-dire – au sens étymologique –, pour d’inlassables retours au point de départ. Ne peut‑on dès lors envisager que les révoltes purent, en certaines occasions, servir de régulateur des rapports de force, permettant ainsi de renégocier selon des intérêts divers le pacte liant la couronne à ses territoires ? Voilà sans aucun doute une hypothèse que les passionnantes études réunies par Alexandra Merle et Alain Hugon invitent à explorer.

50Sylvain André

Antoine de Baecque, La Révolution terrorisée, Paris, CNRS Éditions, 2017, 240 p.

51S’insérant dans la cohorte toujours dense des travaux relatifs à la Révolution française, le présent recueil d’Antoine de Baecque rassemble huit articles de l’auteur parus au cours des trente dernières années, entre 1987 et 2014 ; il met en valeur la cohérence de travaux qui mettent tous en exergue l’importance de l’imaginaire, du maniement des symboles et des caricatures dans l’exacerbation de passions antagonistes et dans le déchainement des violences révolutionnaires jusqu’à l’apothéose de la Terreur, scrutée depuis sa genèse jusqu’aux tentatives de résilience post-traumatique sous le Directoire. Il permet ainsi de passer au crible l’apport de cette histoire des représentations qui a sensiblement contribué au renouvellement historiographique, amorcé un peu avant la préparation du Bicentenaire de 1989, en dépassant ou reconfigurant les confrontations homériques antérieures.

52L’évolution du protocole et la place dévolue au monarque dans l’enceinte parlementaire entre 1789 et 1792 ont constitué des affrontements symboliques lourds de signification, dès les débuts de la Révolution. L’affrontement protocolaire auquel se livrent royalistes et révolutionnaires a pu sembler d’abord prolonger la fronde des Parlements d’Ancien régime, confrontés au protocole humiliant des lits de justice ; très vite, toutefois, la décomposition subite et nouvelle de l’ordre établi dont il est le marqueur accélère la désacralisation spectaculaire du pouvoir. Encore faudrait‑il souligner que cette dernière n’a pas seulement dépouillé de son autorité le titulaire en voie de déchéance – le roi nu – ; les éphémères vainqueurs du jour ont été rapidement à la merci du délitement symbolique qu’ils avaient eux-mêmes suscité, et se sont trouvés, dès lors, exposés à la surenchère des plus radicaux et à la violence de la rue.

53Précisément, la narration complaisamment détaillée par les deux camps du supplice de la princesse de Lamballe montre à quel point la férocité cruelle devient un air central de la partition rhétorique en temps de révolution. Cela permet aux uns de se draper dans une posture victimaire, aux autres de se donner l’allure d’un nouveau pouvoir redoutable, lors même que toute autorité reste précaire et réversible, du fait même de la désacralisation précédemment évoquée. Quelle que soit l’exacte matérialité des faits – pas sûr qu’il faille prendre pour parole d’évangile un procès-verbal laconique de la justice révolutionnaire –, chacun trouve donc son intérêt à cette surenchère narrative de l’horreur.

54Par-delà ce massacre exemplaire, ce sont l’ensemble des adversaires, « aristocrates » entendus dans un sens toujours plus large et métaphorique, qui font l’objet d’une violente dégradation par la caricature, où homophobie graveleuse et déshumanisation animalière se mêlent allègrement sous la plume de tous ces « Rousseau des ruisseaux » devenus les chiens de garde du régime révolutionnaire. Ce procédé systémique qui fut copié plus tard devrait, à lui seul, inciter à plus de prudence avant de révoquer catégoriquement des filiations généalogiques longtemps revendiquées par les épigones mêmes de cette tradition fondatrice.

55La dégradation symbolique des adversaires se double d’une promotion inverse de figures emblématiques issues de la Révolution, dont le régime et ses propagandistes s’emploient à faire des héros ou des martyrs. Autour de quelques morts jugés aptes à remplir cet office, tel Marat immortalisé par David, s’agrège une profuse rhétorique paranoïaque et inquisitrice contre les « traîtres » de voisinage à débusquer au quotidien par les citoyens vigilants ; ce complotisme permanent, érigeant la délation au rang de devoir civique, devient la clé de voûte de la rhétorique révolutionnaire, officieuse et officielle. L’héroïsation patriotique permet, quant à elle, les projections fantasmatiques les plus improbables. Et l’auteur de nous donner à voir, en de belles pages quasi-flaubertiennes, l’orateur de tribune, l’écrivaillon en mal de destin ou le boutiquier sans-culotte des faubourgs se rêver en foudre de guerre sur le champ de bataille, aidé en cela par la médiation iconique de l’enfant-soldat Bara promu par Robespierre. Les germes du bonapartisme sont déjà là.

56Par la suite, malgré tous les faux-semblants du pouvoir thermidorien riches de désillusions, la fin de la Terreur puis l’avènement du Directoire entraînent un retour à la normale et à l’humanité commune, qui se traduit aussi dans l’évolution des représentations. Parmi les figures archétypales promues par la propagande nouvelle, l’enfant-soldat qui servait de faire-valoir idéologique sous la Convention se transmue désormais en un sage écolier cultivant les valeurs domestiques et familiales. Le rire déferle à nouveau comme une vague irrépressible dans la rue, au théâtre ou dans les brochures satiriques, à l’exemple des provocations potaches d’un Martainville, archétype du dissident littéraire tâchant d’ébranler l’autorité d’un régime persécuteur par la force de son humour droitier. Parallèlement, loin de l’insensibilité euphorique d’ailleurs peu lucide des Constituants qui avait accueilli l’invention mortifère du docteur Guillotin, une vive controverse scientifique s’engage à l’automne 1795 sur l’intensité de la souffrance infligée aux victimes par cette technique moderne de mise à mort.

57En somme, la dignité propre à la civilisation opère un retour balbutiant qui, pour manquer de finesse et d’élévation peu de temps après l’ensauvagement brutal de 1793, n’en est pas moins frappant. La France revient à la vie, à ses frivolités insouciantes et les publicistes brûlent les idoles maudites, encensées peu de temps avant, avec une outrance manichéenne qui permet aux uns de prendre leur revanche, aux autres de faire oublier leurs complaisances passées.

58Sous la plume des thermidoriens, la subite damnatio memoriae qui frappe Robespierre permet, par esprit de symétrie, la réévaluation rhétorique de Danton ; le bouillonnement jouisseur de l’Indulgent sert de contrepoint à la froideur cadavérique de l’Incorruptible, antithèse stylistique idéale pour escamoter la réflexion potentielle sur les crimes de masse et la réduire à un simple problème de personnalité. Cette réécriture de fantaisie pseudo-historique se prolonge ensuite jusqu’à nos jours, au théâtre puis au cinéma. Les projections militantes les plus anachroniques s’y donnent joyeusement à voir : dès la fin des années 1930 avec Romain Rolland, les contre-révolutionnaires annoncent les heures les plus sombres – la reductio ad hitlerum n’attend pas –, tandis que Robespierre, qui monopolise l’imaginaire, évoque, selon l’époque, un odieux bolchevik (David Griffith) ou au contraire un promoteur avant-gardiste de la société multiraciale et multiculturelle (Gilles Aillaud). Dans la production récente, le discours social de l’Incorruptible, souvent abandonné car jugé « illisible », laisse volontiers la place à une exaltation émotive de ses discours hors du commun, de son caractère ou de son agonie, donnant à ces panégyriques à peine dissimulés un petit air passablement brejnévien.

59Quant à la production universitaire du dernier quart de siècle, dont l’A. dresse un panorama synthétique, elle accorde, elle aussi, une place de choix à Robespierre, généralement pour diluer, contester ou nier sa responsabilité dans le bilan macabre de la Révolution, ce qui a l’intérêt de mettre l’accent sur les prémices de la Terreur, antérieurs à 1793, et sur l’autonomie au moins partielle de certaines exactions locales ; l’histoire culturelle, enfin, souligne l’incidence de la littérature gothique et de l’engouement d’époque pour l’horreur « sublime » dans la résignation suicidaire d’une société à se voir submerger par la barbarie et par le déchaînement de violence : loin d’être apprivoisé, le monstre s’échappe.

60Olivier Tort

Nathalie Sage Pranchère, L’École des sages-femmes. Naissance d’un corps professionnel (1786-1917), Tours, Presses universitaires François Rabelais, coll. « Perspectives historiques », 2017, 456 p.

61Ce livre est une version revisitée d’une thèse soutenue en 2011 à l’Université de Paris IV Sorbonne. C’est un travail important qui vient combler une lacune historiographique. En effet, si les sages-femmes de l’époque moderne sont désormais bien connues par les travaux de Jacques Gélis, il manquait une synthèse sur l’histoire de ces accoucheuses en voie de devenir un corps professionnel. C’est maintenant chose faite grâce à Nathalie Sage Pranchère.

62On suit les étapes, depuis la fin du xviiie siècle, de la mise en place d’un corps professionnel que l’État souhaite voir devenir un « agent de transformation » de la population et qu’il cherche à mettre au service de ses objectifs populationnistes. Les bornes chronologiques retenues vont de la première enquête nationale de 1786 sur les sages-femmes et sur leur instruction aux premières années du xxe siècle, qui voient l’unification des sages-femmes en un seul corps professionnel, et la réforme de leurs études.

63L’histoire de la formation des sages-femmes est à la croisée entre histoire de l’enseignement médical et histoire de l’éducation des femmes. C’est dire l’intérêt et l’ampleur du projet. Les sources dépouillées ont été considérables puisque tous les départements ont fait l’objet d’investigations poussées ; le tableau récapitulatif des modalités de formation obstétricale par département, publié en annexe I, donne une bonne idée du travail accompli. La bibliographie française et internationale sur l’histoire des sages-femmes depuis le xviiie siècle est aussi d’un grand apport. Des analyses générales voisinent avec des études de détail qui viennent illustrer le propos. Un ensemble de cartes, très réussi, enrichit le texte et la démonstration. Neuf chapitres, bien construits, permettent de voir les évolutions et tous les aspects de la question, dispositions législatives et réglementaires, créations de cours d’accouchement, portrait social des élèves, savoirs et méthodes, personnel des écoles, attentes et revendications d’une profession.

64En partant des travaux de J. Gélis, l’auteure montre la continuité des discours sur la formation des accoucheuses. Dès la fin du xviiie siècle, l’accent est mis sur la nécessité d’un encadrement médical dans le domaine de la naissance. Ce discours sur l’importance de l’instruction des sages-femmes est repris dès le début de la période révolutionnaire. Les matrones, comme elles l’avaient déjà été au xviiie siècle, sont stigmatisées et exclues au profit de sages-femmes formées, seules considérées comme des femmes de l’art. Tout un ensemble de textes, règlementaires et législatifs, fleurissent jusqu’au vote de la loi du 19 ventôse an xi, loi relative à l’exercice de la médecine et qui fixe jusqu’en 1892 les modalités de formation et d’exercice des accoucheuses. On peut d’ailleurs noter que ces dernières sont systématiquement associées aux décisions générales visant le corps médical.

65La situation de l’enseignement obstétrical diffère beaucoup en fonction des départements. Des cours ont été interrompus, certains se maintiennent, d’autres enfin sont créés. Les aléas politiques et les difficultés financières ne sont pas sans entraver le bon fonctionnement des cours. De la même manière qu’avant la Révolution, les leçons sont de courte durée (six à huit semaines), mais l’abandon des cours d’accouchement ambulants constitue une véritable rupture dans la formation. Deux modèles coexistent : celui d’une école nationale, l’Hospice de la maternité, et celui du cours d’accouchement départemental. Si l’école parisienne est présentée comme une réalisation exemplaire, elle n’est pas pour autant destinée à demeurer unique. La loi de ventôse ouvre justement des perspectives nouvelles pour les institutions départementales et, dès la première décennie du xixe siècle, le ministre de l’Intérieur renonce à l’unicité de l’Hospice de la maternité. Les cours apparaissent selon des rythmes propres, en fonction des particularités locales, des initiatives personnelles, des décisions ministérielles. De 1803 à 1893, les créations, suppressions et réformes sont le lot commun des cours d’accouchement, des évolutions qui contribuent à redessiner continuellement la carte de la formation obstétricale. On mesure l’important travail de dépouillement qui a été entrepris pour écrire ce chapitre. L’A. montre bien que différentes logiques sont à l’œuvre et parvient à proposer une typologie en trois groupes : 24 départements font le choix d’un enseignement local corrélé à l’absence de politique d’envoi d’élèves à l’extérieur ; 46 autres font alterner ou coexister enseignement sur place et envoi d’élèves hors du département. Enfin, 21 départements, ayant renoncé à organiser des cours, délèguent cette mission à l’école parisienne ou à leurs voisins. Quelques écoles, en plus de Paris, ont un rayonnement régional : Bordeaux, Marseille, Bourges ou encore Bourg-en-Bresse.

66À côté des cours départementaux, on trouve aussi des initiatives privées, lesquelles tendent toutefois à s’effacer progressivement. À l’intérieur des écoles, les modalités de fonctionnement sont également variables, certaines structures optant pour l’internat attaché à un hospice tandis que d’autres pratiquent l’externat et une formation clinique plus réduite. On voit malgré tout que, dans de nombreux cas, la collaboration entre le département et les structures hospitalières est souvent fructueuse. Le contraste entre écoles se lit également du point de vue des sommes allouées par les conseils généraux. Les allocations traduisent l’enjeu que constitue pour les départements la formation des sages-femmes.

67À partir de cas concrets, l’A. tente de dresser le portrait social de l’élève sage-femme. Le monde paysan, l’atelier et la boutique sont les lieux de recrutement privilégiés des futures accoucheuses. On observe une transmission familiale, mère-fille notamment, mais le mariage favorise aussi la vocation. L’exemple de la Corrèze, déjà bien étudié par l’auteure, fournit des modèles de destins très intéressants.

68Toute la politique de formation menée au xixe siècle aboutit à une mutation majeure : la professionnalisation de la sage-femme. Il s’agit de façonner de nouvelles accoucheuses, jeunes, célibataires, dotées de qualités physiques (taille du corps et de la main), de capacités (agilité, adresse, force) et aussi de qualités morales. On exalte, durant la scolarité, ces qualités et ces vertus, si bien que l’école-internat apparaît comme la configuration idéale. Les sages-femmes étant désormais des agents de santé publique de l’État, on étend leur champ d’intervention à de nouveaux domaines : la vaccination et les soins au premier âge.

69Dans les écoles, sous la dépendance du professeur d’accouchement, les sages-femmes en chef restent des figures essentielles de l’enseignement obstétrical. Certaines, à Paris, en Gironde ou en Corrèze, ont les attributions de professeures d’accouchement. Toute une équipe pédagogique, dans la plupart des cas féminine, vient relayer le professeur et la sage-femme en chef. On observe, tout au long du xixe siècle, des transformations quantitatives et qualitatives des cours : allongement de la durée, approfondissement et diversification des savoirs. Les sources ne permettent pas de bien connaître les supports et les modalités de l’enseignement. Certains manuels, comme ceux de Baudelocque et de Marie-Anne Boivin, sont longtemps des outils privilégiés. On leur substitue, dans les années 1830, des ouvrages plus récents. Les publications pédagogiques à destination des sages-femmes ne sont d’ailleurs guère différentes de celles proposées aux étudiants en médecine. À partir du milieu du siècle, la formation des élèves sages-femmes s’ouvre vers d’autres domaines tels que la gynécologie, la puériculture et la pédiatrie en cours de constitution, une extension qui n’est pas sans susciter de réactions de la part du corps médical. À la fin des années 1870, les élèves sages-femmes sont associées à la mise en œuvre des méthodes antiseptiques. On peut parler d’un véritable élargissement des compétences des sages-femmes. Pour passer de la théorie à la pratique, toutes les écoles ne pouvant pas proposer une formation clinique, on utilise des supports pédagogiques tels que des recueils pédagogiques, des modèles anatomiques en cire ou en papier mâché, le mannequin demeurant la pièce maîtresse de l’enseignement.

70Les sages-femmes ont fait, avec la loi de ventôse an xi, leur entrée officielle dans le corps médical. Alors que s’ouvre, dans la dernière décennie du xixe siècle, une ère de réformes, elles luttent désormais pour l’unification de leur profession, faisant preuve d’une réelle conscience professionnelle. Le chemin parcouru en un siècle est immense ; son étude permet de mieux comprendre les enjeux actuels de la naissance et de ses acteurs. Cette belle publication apporte beaucoup à la connaissance des professions de santé, mais aussi à l’histoire des femmes et de la professionnalisation. L’A. propose un travail d’une grande érudition qui, grâce à une écriture soignée et à de nombreux exemples, se lit avec aisance.

71Scarlett Beauvalet

Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au xixe siècle, Paris, Fayard, 2017, 711 p.

72L’histoire du monde au xixe siècle est avant tout une œuvre colossale par son volume : 88 historiens, français pour la plupart, 687 pages de texte, 97 articles. Ce livre « monstrueux et discordant » – du dire même des deux directeurs –, offre l’expérience rare d’un vrai plaisir de lecture où l’on butinera d’articles en articles au gré de ses intérêts ou de ses goûts, se laissant surprendre, charmer même, par mille découvertes. Ce livre n’a pas pour autant pour but de cultiver l’exotisme mais de proposer un décentrement systématique du point de vue porté sur des phénomènes historiques que l’on croyait cernés depuis longtemps. Il n’est pas affirmation d’une méthode spécifique ni « délimitation disciplinaire », pour reprendre les termes de Patrick Boucheron (p. 331), mais avant tout exigence de révision d’un récit européocentré (ou occidentalocentré) de l’histoire. « Provincialiser l’Europe » : l’injonction est séduisante en ce qu’elle offre une multitude d’horizons nouveaux. Mais l’entreprise est risquée à double titre : d’une part, elle pourrait apparaître comme l’écho retardé d’une historiographie anglophone en pointe dans ce domaine ; d’autre part, les auteurs de ce volume portent nécessairement en eux une culture, une langue, des manières de faire de l’histoire qui ressortent, au moins pour partie, de l’histoire française et donc européenne. Il faut donc saluer les historiens qui ont participé à l’aventure : loin d’être tous spécialistes de l’histoire globale ou de la mondialisation, ils se sont courageusement prêtés au jeu. Ils y parviennent avec des bonheurs nécessairement inégaux et avouent parfois l’impasse de l’entreprise. Ce n’est pas rien que de savoir reconnaître qu’une telle démarche, aussi féconde soit‑elle, n’est pas toujours adaptée (p. 265).

73Décentrer un siècle si profondément caractérisé par la domination de l’Europe sur le monde, le pari semble relever de l’impossible. Cependant, l’ouvrage distingue clairement mondialisation et occidentalisation pour souligner un paradoxe de l’époque : si l’unification du monde est bien à l’œuvre – quoique jamais absolue –, elle ne rime pas avec l’uniformisation des pratiques sociales, et moins encore avec la passivité de ceux qui s’y confrontèrent, y compris dans cette Europe censée être motrice. Ce que Jérôme David et Thomas David nomment « la dialectique de l’uniformisation différenciante ». On découvre ainsi que l’intensification des interactions politiques, économiques, sociales et culturelles ouvrit le champ à des contacts inattendus où l’Europe n’était pas un passage obligé. De même, le livre détaille de surprenants effets de retour qui favorisèrent « l’indigénisation » du Vieux continent – expression significative de cette vision matricielle de l’histoire où l’Europe primerait en toute chose par son antériorité sur le chemin du progrès. Il n’est pas surprenant, dès lors, que les auteurs aient privilégié une histoire circulatoire à une histoire immobile, en concentrant leur attention sur les flux, les nœuds, les agents (« les passeurs ») et les institutions favorisant ces transmissions tout azimut. Se dessine alors en creux l’histoire de ce qui ne circula pas, de ces pans entiers des sociétés parfois insensibles ou simplement moins exposés à la mondialisation.

74L’ouvrage se découpe en quatre parties inégales. Il s’ouvre sur « les phénomènes qui transformèrent le monde » : démographie, migrations, échanges, révolutions, etc. Il faut bien reconnaître que les objets s’offrent avec plus ou moins de résistance au regard renouvelé des chercheurs : l’industrialisation, l’urbanisation ou les guerres semblent pour ainsi dire absorbées par la puissance d’attraction européenne, alors que les migrations, les colonisations ou les mutations culturelles mettent en valeur la pluralité des voies de la modernité et la variété des réappropriations locales. Partout, l’exceptionnalisme européen est nuancé, voire contesté. « Le décentrement qu’impose une histoire globale n’est pas seulement géographique et chronologique, mais également conceptuel » lorsqu’il s’agit, par exemple, d’évaluer la circulation des idées et des pratiques révolutionnaires.

75Dans la deuxième partie, le livre propose de relire une quarantaine d’événements ayant ponctué le xixe siècle mondial, présentés par ordre chronologique. Si l’Europe et l’Asie l’emportent au palmarès des entrées, reflet sans doute de l’historiographie française actuelle, la variété des événements retenus montre toute la force de la proposition : des congrès politiques, des épidémies, des catastrophes naturelles, des révolutions, des conflits, des explorations, etc. La discordance des temps de l’événement prend ici un relief particulier, invitant à une révision en profondeur des périodisations qui scandent l’histoire traditionnelle et universitaire. Si certains faits se plient aisément à l’histoire globale, telles les épidémies ou les éruptions volcaniques, d’autres que l’on croyait irrémédiablement liés à l’histoire de la mondialisation réservent des surprises : la prise d’Alger, la révolution de 1830, la conférence de Berlin, etc. À l’inverse, de nombreuses thématiques, habituellement cantonnées dans l’horizon national, ouvrent des perspectives post-nationales très prometteuses : la naissance de la Colombie, la fondation du Libéria, la révolution mexicaine pour n’en citer que quelques-unes. La perception d’une Terre ou d’une époque unifiée s’effrite à mesure que les points de vue des contemporains sont pris en compte : c’est qu’au xixe siècle, si la conscience de la finitude du monde est acquise pour beaucoup, les « taches blanches » que constituent les intérieurs des continents, les profondeurs marines ou les sommets les plus élevés font encore de la Terre une grande inconnue, comme en témoigne la recherche d’un pôle nord inaccessible, se dérobant à ceux qui croyaient l’avoir conquis. Il appartiendra au xxe siècle de colorer définitivement les cartes, donnant à cette terre un air de planète s’inscrivant dans des horizons bien plus vastes encore.

76La troisième partie offre un biais qui reflète l’expansion récente de l’histoire de la culture matérielle et des objets. Ces derniers sont pris comme des unités signifiantes de la mondialisation comprise dans son immense diversité. Il en résulte une « bibliothèque » d’objets, un dictionnaire ou un catalogue – renforcé par la présentation par ordre alphabétique –, ou bien un « magasin » de bazar que le lecteur est invité à parcourir librement. Là encore, le panorama n’est pas exhaustif, loin s’en faut : les éclairages se veulent ponctuels, offrant une vision positivement impressionniste d’une mondialisation kaléidoscopique. Le lecteur peut néanmoins continuer sa route grâce aux indications bibliographiques qui concluent chacun des articles. L’exercice est périlleux et quelques objets n’échappent pas au risque de l’a-historicisme, tel le barbelé ou le bibelot. Certains de ces objets ont du mal à se débarrasser d’un eurocentrisme qu’on cherche à dépasser : ainsi, si le fauteuil révèle l’évolution d’un rapport au corps occidental, qu’en est‑il des différents modes de l’assise dans le monde, susceptibles de révéler autant de manières d’être au monde ? Si le daguerréotype raconte l’histoire du portrait dans son usage occidental, que raconte-t‑il de l’histoire du monde ? Les démonstrations se font d’autant plus efficaces qu’on a affaire à des objets-monde qui laissent prise à une multiplicité infinie des usages : par exemple, le fez, le verre, la carte, la frippe. Ici, l’acculturation fait place à l’inculturation inventive de l’objet, permettant d’interroger la capacité d’adaptation de sociétés qu’on rangeait au rang des « civilisations barbares ». Ces objets deviennent fascinants lorsqu’ils se font les vecteurs d’une mondialisation croisée où l’Europe est située dans le monde mais où, consubstantiellement, le monde vient à l’Europe : le thé qui devint boisson nationale britannique, les estampes japonaises qu’on fabriquait à Paris, les fétiches et les tatouages qui prirent en Occident un sens qu’on ignorait dans leurs cultures d’origine.

77La quatrième et dernière partie s’efforce de reprendre l’histoire de dix « aires culturelles » afin de multiplier les points de vue sur une mondialisation par trop européisée. Les découpages retenus, avouent les initiateurs de l’ouvrage, reprennent des cadres spatiaux qui, le plus souvent, ont été inventés par les Européens, tels « l’Amérique latine » ou « le Pacifique ». « Fictions utiles ou nécessaires » ? Certes, P. Singaravélou et S. Venayre ont beau jeu de rappeler qu’il n’existe pas d’échelle d’observation idéale et que ce découpage a l’avantage d’établir un équilibre forcé entre des régions dont on surestime ou sous-estime l’importance. Pour autant, est‑ce une garantie suffisante pour ne pas focaliser l’histoire du monde sur un centre unique ? Le risque est grand de naturaliser des aires culturelles que le xixe siècle appelait « civilisations », ou de céder à la mode des « études aréales ». D’autres critères, établis à la lumière des trois premières parties du livre, pouvaient être tentés : ainsi, pourquoi séparer l’histoire de l’Amérique dite latine de celle de l’Amérique dite anglo-saxonne (États-Unis et Canada), alors même que le contrôle du territoire et la hiérarchisation raciale des sociétés sont des traits communs qui unissent le continent ? Quoi qu’il en soit, il faut saluer les tours de force que représentent pour les auteurs impliqués dans cette partie les synthèses effectuées : l’article consacré à l’Europe, on s’en doute, était singulièrement difficile, tant cette « réalité globale » qu’est le Vieux Continent s’effrite au contact de l’observateur qui souligne le caractère polycentrique, hétérogène et multidirectionnel de la modernisation à l’européenne. Finalement, alors même qu’il s’agissait de briser le consensus d’une mondialisation européenne, l’Europe serait‑elle insaisissable, tel un trou noir ?

78Christophe Charle a raison d’écrire en conclusion que « périodisations, dynamiques internes et externes, délimitation des objets et des espaces, tout peut être remis en question par le changement de regard et d’échelle, sans parler de la forme de l’écriture et de la traductibilité possible ou non des notions entre langues et cultures » (p. 679). En l’occurrence, il suggère l’écriture d’une « histoire des mondes des deux xixe siècles », tant la diversité des voies modernisatrices et la puissance du basculement opéré vers 1860 semblent s’imposer au lecteur. Le propos souligne assez l’extraordinaire fécondité de l’entreprise. Pour l’heure, il est à parier que L’histoire du monde au xixe siècle ne tardera pas à devenir une référence historiographique aussi importante que le furent les collectifs de l’Histoire de la France ou des Lieux de mémoire dans les années 1980. Pour cela, certains choix de l’éditeur devront être révisés : appareil de cartographie trop souvent « européocentré », illustrations en quantité réduite, papier glacé aussi coûteux que pesant, maniabilité relative. Ce formidable ouvrage qui dépoussière si efficacement les cadres de l’histoire du monde telle que nous l’avons apprise jusqu’à présent, mérite infiniment mieux que le destin d’un coffee-table book.

79Stéphane Michonneau

Les Sentiers de l’ouvrier. Textes de John Colin, Charles Manby Smith et William Duthie, traduits de l’anglais par Sabine Reungoat, édités et présentés par Fabrice Bensimon, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2017, 136 p.

80Les extraits des autobiographies de trois ouvriers britanniques, ayant travaillé en France au cours de la première moitié du xixe siècle, présentés dans cet ouvrage, sont particulièrement éclairants. Les témoignages de ce type sont rares, comme le rappelle dans son introduction Fabrice Bensimon qui a pris l’heureuse initiative de les rassembler. S’il est maintenant bien connu que de nombreux mécaniciens anglais sont venus accompagner des machines – comme cette Super Royal Stanhope (p. 55) qui, dans les années 1820, trône dans une imprimerie parisienne – commandées par des chefs d’entreprises français, en revanche plus exceptionnels sont les souvenirs de travailleurs comme John Colin, apprêteur de cuir à Saint-Denis, William Duthie, orfèvre dans différents ateliers parisiens, ou encore Charles Manby Smith, typographe. Les récits des deux premiers, bien qu’apportant beaucoup moins d’informations sur le milieu dans lequel ils évoluent que celui de Smith, montrent néanmoins que ces « aristos de la classe ouvrière » (p. 107), dînent « superbement », se divertissent, vont au théâtre, lisent, écrivent parfois et se retrouvent souvent entre compatriotes. Pourtant, aucun d’entre eux n’a l’intention de s’installer en France ; leurs séjours y sont relativement courts.

81Les souvenirs du typographe ouvrent enfin, aux historiens, les portes des imprimeries qui travaillent pour la librairie étrangère parisienne, si active dans les premières décennies du xixe siècle. Six rue du Pont de Lodi, chez Jules Didot aîné, comme 16 rue de Montmorency chez James Smith, imprimeur anglais breveté en 1813 qui a pris la suite de son compatriote John Hurford Stone, C. M. Smith croise des ouvriers du livre allemands, anglais, italiens, espagnols et russes. Tous s’activent à la fabrication d’ouvrages en langues étrangères, piratés. Les commandes proviennent sans aucun doute, en grande partie, de la maison Galignani par le biais de laquelle cet ouvrier anglais a trouvé de l’embauche après un long mois d’attente. En effet, ne travaille-t‑il pas à la composition de Woodstock (1826), avant même que ce roman de Walter Scott n’ait été publié outre-Manche, mais également à celle du Dernier des Mohicans de Fenimore Cooper (1826), ainsi qu’à une édition de poche des œuvres de Byron (1826) ? L’homme s’interroge, d’ailleurs, sur la fabrication de livres contrefaits à laquelle il participe. Est‑il légitime de les vendre deux fois moins cher à Paris qu’à Londres ?

82Charles Manby Smith classe les ouvriers imprimeurs anglais présents à Paris avant 1830, en deux catégories. Les premiers, jeunes, peu formés et moins expérimentés, sont des « rejetons ou des protégés » (p. 46) de professionnels britanniques qui pensent plus aux divertissements qu’offre la capitale qu’à l’apprentissage de leur métier. Les autres, qui n’ont que leurs bras, sont venus en France pour gagner leur vie. Souvent cultivés – Charles Manby Smith ne fréquente-t‑il pas régulièrement le cabinet de lecture de Galignani ? – ces ouvriers qualifiés acquièrent parfois une très bonne maîtrise de la langue française. Ils sont donc, pour quelques-uns d’entre eux, en mesure d’écrire des articles sur la vie politique du pays qui les accueille, et pour sa presse, qu’ils font par précaution relire et corriger. Smith, quant à lui, finit par exercer deux métiers : typographe quand il y a de l’ouvrage, et professeur d’anglais quand celui‑ci manque. Parmi ses élèves, il signale un moine, une danseuse, des modistes, un joueur professionnel qui a constaté à quel point les Anglais aimaient les jeux d’argent, des ouvriers et des artisans, ainsi qu’un restaurateur. Il ne s’étend malheureusement pas sur les raisons qui les poussent à faire appel à ses services.

83Sur la question de la connaissance du français chez les étrangers de milieu modeste Smith note, par exemple, avoir travaillé avec un Espagnol, excellent ouvrier, qui ne parlait ni le français, ni l’anglais, mais que cela ne gênait pas puisqu’il était responsable de la composition de livres dans sa langue maternelle. Le regard que Smith porte sur ces collègues anglais est à la fois critique – certains d’entre eux arrivent très tard au travail – et, dans le même temps, respectueux de ceux qui mettent en œuvre les méthodes d’exécution rapides élaborées outre-Manche, parfois reprises par les ouvriers français les plus performants. Il considère, cependant, qu’en général ces derniers sont lents et maladroits !

84Comme les ouvriers pauvres aux « semelles de vent » – référence à Rimbaud –, souvent évoqués pour leur errance à la recherche d’un travail moins pénible et mieux rémunéré, les travailleurs hautement qualifiés sont eux aussi itinérants, à l’instar des compagnons du Tour de France qui franchissent quelquefois les frontières pour se former aux différents secrets de leur métier. Les typographes qui voyagent sont, ainsi, une véritable aubaine pour les maisons parisiennes spécialisées dans l’édition d’ouvrages en langues étrangères, telles Galignani, Bossange ou Baudry (Voir Jean-Benoît Francou, « Baudry, un éditeur pirate du xixe siècle ou l’histoire de la Librairie européenne de 1815 à 1852 », mémoire de maîtrise soutenu en 1999 à l’Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines). Sans eux, comment les hommes à la tête de ces établissements auraient‑ils pu faire composer correctement les livres en espagnol, en italien, en anglais, voire en russe et en allemand, qui assuraient leur renommée internationale ?

85Diana Cooper-Richet

Francesco Benigno, La Mala setta. Alle origini di mafia e camorra (1859-1878), Turin, Einaudi, 2015, 403 p.

86« Il faut faire de l’ordre avec du désordre ». La devise attribuée à Marc Caussidière, préfet de police pendant la révolution de 1848, introduit parfaitement les heures sombres que fait revivre Francesco Benigno, professeur d’histoire moderne à l’École Normale Supérieure de Pise, dans son dernier livre. Crime et politique se mélangent dans huit chapitres denses, passionnants et érudits. L’auteur exploite une quantité imposante de sources policières, judiciaires, politiques et littéraires pour relancer de manière novatrice le débat historiographique sur les organisations criminelles à l’époque de l’unification italienne et dans les premières années de l’État libéral. La question, d’ailleurs très débattue, des origines de la Camorra à Naples et de la Mafia en Sicile – mais aussi d’autres « mauvaises sectes », comme les Malfattori dans les Romagnes ou la Balla à Bologne – est abordée par le biais d’une démarche explicitement révisionniste et historiciste. Le volume conteste le récit actuellement dominant qui plaide pour une continuité organisationnelle des camorristi et des mafiosi depuis leur apparition au milieu du xixe siècle. Cette perspective tend à projeter les caractéristiques et les structures contemporaines du crime organisé dans le passé, alors que l'A. invite le lecteur à s’immerger dans la « confusion sémantique » propre à l’imaginaire social de l’époque.

87Considérer la construction culturelle et linguistique du crime au xixe siècle, c’est envisager la nature essentiellement littéraire des mécanismes d’identification des marges sociales, ces bas-fonds urbains (et ruraux) conçus par la bourgeoise européenne comme un monde à part, peuplé par de voleurs, de mouchards et de bagnards. Une société parallèle, maudite et pittoresque, où crime et sédition se mélangent, où l’honnête ouvrier partage lieux, coutumes et langages avec l’assassin professionnel. Il s’agit là d’évoquer, en faisant référence aux Mystères de Paris d’Eugène Sue ou aux Misérables de Victor Hugo, le paradigme classique des « classes dangereuses ». Bien que l’A. reconnaisse l’importance du livre de Louis Chevalier (Classes laborieuses et classes dangereuses pendant la première moitié du xixe siècle, 1958), il en critique deux points méthodologiques et interprétatifs fondamentaux. Tout d’abord, après le linguistic turn, il est évident que les historiens ne peuvent plus remplir les vides laissés par la statistique sociale en utilisant le miroir des feuilletons. Au lieu de comprendre l’univers déviant à travers la narration balzacienne ou dumasienne, il faut plutôt analyser la capacité performative des textes littéraires, en mesurant leur contribution à l’édification des modèles sociaux. Ensuite, il faut repenser la « dangerosité » de l’univers populaire, car il ne s’agit pas, comme on l’a souvent retenu, d’une angoisse purement sociale. Plus subtilement, l’auteur montre comment la crainte latente suscitée par l’underworld a pour l’essentiel des significations politiques, liées à la peur constante de l’insurrection plébéienne et du fantôme de la révolution.

88L’adoption du paradigme des « classes dangereuses », transféré dans le contexte italien avec une démonstration très convaincante, amène l’A. à reconstruire d’une façon presque philologique l’enchevêtrement de l’imaginaire littéraire, de l’urgence politique et des pratiques policières consacrées à la répression des phénomènes criminels. Le livre montre ainsi comment l’évocation de la secte criminelle dans les rapports de police ou de préfecture, loin de décrire simplement une réalité telle qu’elle est, sert à légitimer un système de « cogestion » de l’ordre public emprunté au modèle de la haute police de Joseph Fouché et confié à l’activité d’obscurs agents provocateurs ou d’espions effrontés, aussi bien que de certains regroupements délinquants avec lesquels il convient de transiger. Le but, au fond, est la protection de l’ordre politique libéral du nouveau royaume d’Italie, dirigé par la « Droite historique », contre les efforts des républicains radicaux ou les ambitions réactionnaires des bourboniens. Du reste la société secrète, perçue comme une fabrique de conspirations, a représenté un trait marquant de la culture européenne tout au long du xixe siècle. Par ce biais l’identification d’une classe criminelle organisée et hiérarchisée – dévoilée par les Mémoires de Vidocq et ensuite repensée à travers l’imaginaire mythique de la secte – éclaire le point de contact entre monde prolétaire et univers de la subversion, dont il faut exorciser, et surtout prévenir, les inquiétantes implications.

89Cette perspective relève clairement de l’histoire culturelle du crime, car elle se focalise sur la construction des identités sociales et sur leurs manipulations dans la sphère publique prise en un sens large. Néanmoins le travail de l’A. ne se borne pas au simple inventaire des représentations, car il fait justement l’effort de plonger ces images – images de chair et de sang – dans le rythme éclatant du conflit politique. Il en résulte le récit détaillé, presque jour par jour, d’une lutte sans merci, dans laquelle les divagations littéraires croisent une réalité concrète et souterraine, nourrie par des intrigues diplomatiques, des manœuvres indicibles, des législations exceptionnelles. Le discours sur le crime, en effet, est toujours un discours sur le peuple, c’est‑à-dire un discours sur le potentiel politique du peuple, à contenir, à diriger, à rallier le cas échéant. Le paradigme des « classes dangereuses » devient ainsi un paradigme d’acculturation des milieux marginaux traditionnellement exclus de la participation politique. Et il devient en même temps un paradigme d’acculturation criminelle, puisque l’imaginaire de la secte peut fournir, au‑delà des prévisions des fonctionnaires et des ministres de l’Intérieur, un modèle de référence majeure pour les groupes délinquants. Autrement dit, l’A. se pose en opposition au modèle, largement majoritaire, qui imagine les phénomènes appelés camorra et mafia comme des éléments nés de manière autonome dans quelques obscurs quartiers populaires de Naples ou de Palerme. Au contraire, son livre montre comment le crime organisé se forme dans et non hors des circuits, des structures et des pratiques policières et judiciaires avec lesquelles le jeune État unitaire organise l’ordre public.

90Faut‑il donc croire aux romanciers (Alexandre Dumas, Francesco Mastriani), journalistes (Marc Monnier) et ministres italiens (Silvio Spaventa) quand ils dénoncent l’existence d’une secte ténébreuse et tentaculaire, douée de rites initiatiques, de structures hiérarchiques et d’un langage argotique – comme on décrit d’abord la Camorra et ensuite la Mafia –, ou s’agit‑il d’une exagération romanesque, peut-être fondée sur les activités effectives des figures criminelles qu’on appelle camorristi et mafiosi, mais qui ne sont au fond que des voleurs, escrocs et assassins toujours prêts à jouer un rôle dans la lutte politique ? Sur ce point, la réponse de l’A. bouleverse la perspective historiographique traditionnelle en soutenant que les traces documentaires ne dévoilent pas les racines primitives des organisations criminelles qu’on connaîtra, au xxe siècle, sous le nom de Nuova camorra organizzata ou Cosa nostra. Toutefois elles montrent comment les processus d’identification, de folklorisation et de répression des criminels se mêlent à ceux concernant les ultra-catholiques et les bourboniens, les garibaldiens et les mazziniens, les réactionnaires et les républicains, et plus tard les anarchistes, les internationalistes et les socialistes, tous également successeurs d’une tradition sectaire qui avait connu une grande fortune dans l’Italie de la première moitié du xixe siècle. Ainsi, ces pages éclairent la manière dont les acteurs du conflit politique peuvent influencer l’analyse de la réalité et, en s’appropriant des catégories construites dans d’autres contextes, comment ils arrivent même à transformer un tissu criminel en un sujet aux objectifs subversifs autonomes.

91Giulio Tatasciore

Marie-Thérèse Cloître, Les Catholiques et la République. Finistère, 1870-1914, Brest/Vannes, Centre de recherche bretonne et celtique/Institut culturel de Bretagne, 2017, 408 p.

92Il fut un temps où, en hommage à un maître qui prenait sa retraite, ses anciens élèves devenus eux-mêmes membres du sérail publiaient un recueil de Mélanges. Le genre existe toujours, mais s’y substitue ou s’y ajoute peu à peu le recueil d’articles du maître lui-même qui donne à lire en un commode ouvrage des articles dispersés tout au long d’une carrière et souvent peu accessibles. Quel exercice préférer ? Le premier souligne la postérité d’un enseignement et trace des lignes entre une actualité historiographique foisonnante et ce qu’elle doit aux renouvellements qui l’ont précédée. Le second redonne une cohérence à une œuvre désormais à peu près close et me semble présenter surtout un intérêt historiographique.

93En l’occurrence, on lira là l’histoire religieuse telle que l’ont conduite Marie-Thérèse Cloître et sa génération. L’auteure soutient en 1974 à l’université de Paris IV – on disait ainsi alors – sa thèse de troisième cycle sur Brest et la mer, 1848-1914. Michel Lagrée présentait cette même année à Rennes 2 Aspects de la vie religieuse en Ille-et-Vilaine, 1815-1848, Claude Langlois publiait à l’Institut armoricain de recherches historiques de Rennes Un diocèse breton au xixe siècle. Vannes, 1800-1830, Gérard Cholvy soutenait à Paris I une thèse d’État sur le diocèse de Montpellier (1973) et Yves-Marie Hilaire à Paris IV sur le diocèse d’Arras (1976). Ces quelques exemples disent une histoire religieuse qui, comme l’histoire sociale, a pris pour cadre le diocèse-département, qui a ses commodités archivistiques à l’heure concordataire. Mais ce cadre limité favorise aussi une recherche intensive qui s’appuie sur une connaissance fine des « pays » et de leurs infinies nuances. L’enracinement des « patrons » de cette génération en leur université l’a aussi permis. L’A. offre ainsi de belles réflexions sur le clergé léonard ou l’inscription du religieux à Brest (rôle de la rade et des marins, influente paroisse Saint-Louis).

94C’est aussi une histoire qui dialogue principalement avec l’histoire politique. Comme Émile Poulat et Jean-Marie Mayeur, souvent cités, mais aussi André Siegfried et Yves Le Gallo, l’auteur a surtout travaillé sur la démocratie chrétienne, la deuxième, celle des années 1890 après celle de 1848. Elle exploite le schéma d’interprétation du catholicisme intégral et de la relation triangulaire entre catholicisme, libéralisme et socialisme. L’utilisation intensive de la presse locale lui permet de décrire l’univers des représentations des catholiques finistériens, ainsi de L’Écho paroissial de Brest, qui est beaucoup plus qu’un bulletin paroissial. À la lecture de ces pages, Léon XIII, pape du ralliement à la République mais surtout de Rerum novarum sur la condition ouvrière, apparaît comme la figure religieuse majeure marquant un clergé qui forme une véritable « génération Léon XIII ». Le cours des « œuvres », au grand séminaire de Quimper, en est une illustration. Le clergé veut sortir de ses sacristies et multiplie les initiatives pour des milieux populaires dont il est lui-même issu : syndicats agricoles, caisses, assurances mutuelles, coopératives de pêche, etc.

95Cette histoire à la fois politique et religieuse se plaît aussi à la sociologie électorale, avec ses campagnes parlementaires et sa géographie, qui révèle les rapports de forces locaux et les divisions internes entre clergé démocrate et noblesse royaliste. L’élection de l’abbé Gayraud comme député de la 3e circonscription de Brest en 1897 est à ce titre tout à fait passionnante. Sans avoir cédé à la conversion biographique, l’A. offre quelques portraits de fortes figures cléricales, ainsi de l’abbé Roull – né en 1843, fils d’un postillon de Landernau – qui ont façonné ce qu’elle appelle joliment la « démocratie des presbytères » (p. 18). On voit enfin pointer, dans les années 2000, des articles nés de la sollicitation du contexte – centenaire de la loi de Séparation, approche de celui de la Première Guerre mondiale – mais aussi une histoire des femmes encore très peu genrée, quoique telle réflexion puisse laisser supposer une riche enquête en pays léonard si clérical : ainsi de ces recteurs qui goûtent peu les ligues féminines qui contestent la hiérarchie verticale et masculine de l’Église (p. 293) ou de la répartition des rôles sexués dans la résistance aux inventaires de 1906. « Pendant que les femmes prieront et chanteront Nous voulons Dieu !, les hommes s’en prendront aux gendarmes » (Le Réveil du Finistère, 24 février 1906, cité p. 302) : la réalité est beaucoup plus complexe, au grand dam du clergé comme des républicains qui, pour des raisons différentes, se retrouvent pour repousser l’encombrante présence des femmes dans l’espace public masculin.

96Une utile bibliographie des cinquante-huit publications de Marie-Thérèse Cloître de 1972 à 2014 clôt l’ouvrage qu’avait ouvert l’hommage d’un de ses anciens élèves, Laurent Le Gall, aujourd’hui professeur à l’université de Bretagne occidentale. Celui‑ci, ainsi que l’A. elle-même dans son avant-propos, livrent quelques éléments d’ego-histoire mais avec une grande discrétion. Il y a sans doute un peu du Mona Ozouf et de sa Composition française (2009), entre un enracinement breton – mais ici, il s’agit de la « civilisation paroissiale » de la presqu’île de Plougastel-Daoulas – et l’ouverture au national par l’école républicaine. Une manière personnelle de conjuguer ce qui a fait l’objet d’une vie de recherche : l’accommodation de deux régimes de vérité, l’un catholique, l’autre républicain, en terre bretonne.

97Matthieu Brejon de Lavergnée

Marion Aballéa, Un exercice de diplomatie chez l’ennemi. L’ambassade de France à Berlin, 1871-1933, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2017, 424 p.

98Marion Aballéa publie ici sa thèse, dont elle a tiré un ouvrage captivant qui vient enrichir l’histoire diplomatique d’une période sur laquelle on pourrait à tort penser tout connaître. Grâce à une écriture limpide, le propos très dense et nourri d’archives – au premier rang desquels des fonds inédits sauvés de l’ambassade en ruines en 1945 – vient nous faire découvrir un épicentre des relations internationales au tournant des xixe et xxe siècles.

99L’ambassade de France à Berlin est traitée comme un organisme vivant, et c’est donc bien une succession d’expériences de diplomatie qui est ici analysée, avec leur empirisme, leur pragmatisme et leur nécessaire adaptation au biotope berlinois. Cette démarche originale conduit ainsi l’auteure à donner aux problématiques architecturales une importance tout à fait novatrice dans l’histoire diplomatique. La place de l’ambassade face aux relations franco-allemandes et au système international – les deux autres échelles d’étude – sont l’occasion de dégager des logiques d’action, indépendantes ou réactives à l’histoire de l’Europe, mais qui ne remettent pas en cause l’une des forces principales de l’ouvrage : mettre en scène un objet d’étude qui a son identité propre. Au centre de la réflexion, la notion même d’ennemi que ce travail approche aussi bien dans l’histoire européenne que sur la scène intérieure allemande : notion qui soulève en fait la question de la perception par la diplomatie française des différentes forces sociales et politiques, les catholiques ou la gauche par exemple, et de leurs rapports vis‑à-vis de leur gouvernement. C’est un aspect tout à fait fondamental des rapports franco-allemands : rappelons que l’idée selon laquelle les catholiques traumatisés par le Kulturkampf sont pro-Français, comme le serait la gauche allemande supposément admirative du paternalisme à la française, fait partie des clichés courants de la France de la fin du xixe siècle, et nourrissent même chez certains le rêve d’un démembrement du Reich à la fin de la Grande Guerre.

100Comment valser sur un champ de mines ? La démarche intellectuelle de l’auteure vise à caractériser clairement les différentes stratégies que dicte cette présence française en un territoire plus souvent ennemi que réconcilié : l’affrontement bien sûr, mais aussi le contournement et le rapprochement, ce dernier mettant particulièrement en jeu l’éventail des tactiques de négociation. Se révèle dès lors ce que l’auteur nomme « les parallélismes et discordances » entre les chroniques de la Pariser-Platz d’une part, et les relations franco-allemandes d’autre part. Car des décalages significatifs peuvent effectivement apparaître : c’est le cas lorsque les échanges et l’œuvre du couple Briand-Stresemann restent un point aveugle de l’histoire de l’ambassade dans la seconde moitié des années 1920.

101En renouvelant de façon stimulante l’histoire des rapports entre Paris et Berlin, ce livre nous plonge dans une nouvelle histoire diplomatique, au carrefour de la sociologie, de l’anthropologie et de l’urbanisme.

102Isabelle Davion

François Jarrige et Thomas Le Roux, La Contamination du monde. Une histoire des pollutions à l’âge industriel, Paris, Seuil, coll. « L’univers historique », 2017, 478 p.

103L’accumulation des mauvaises nouvelles et nombre d’ouvrages académiques sur la dérive de notre monde vers « le grand effondrement » environnemental pourraient nous convaincre d’une rupture avec le passé. Or le livre de F. Jarrige et T. Le Roux conteste cette vision en réinsérant l’évolution des perturbations apportées à l’environnement dans la profondeur historique, depuis la percée des innovations chimiques et les débuts de l’industrialisation au tournant du xixe siècle. Malgré quelques chevauchements chronologiques ou thématiques entre chapitres, il construit des ponts entre l’histoire économique classique et l’histoire des déséquilibres environnementaux, en mêlant des études de haut niveau de connaissances techniques et des analyses des effets de l’usage de plus en plus intensif et varié de produits chimiques et de méthodes de production et de circulation polluantes.

104Un premier ensemble reconstitue l’émergence de la chimie industrielle et de son usage dans nombre d’activités artisanales (chapellerie, porcelaine) et d’activités industrielles, notamment les acides (d’abord dans le textile, pour l’acide sulfurique), dont la production bondit à partir des années 1860-1870. Les auteurs insistent sur la structuration d’un espace urbain pollué – Londres devenant une smoke city, en anglais – par une consommation croissante de charbon dans la vie quotidienne des foyers, des ateliers urbains et des transports. Mais leur originalité est de faire l’histoire de la prise de conscience de ces risques, des études savantes et des tentatives d’établir des normes de régulation. L’auteur de ces lignes connaît bien les archives des dossiers des enquêtes commodo/incommodo, indispensables pour bâtir l’histoire économique d’un département. Or leur normalisation par le décret de 1810 sur les établissements insalubres entre dans le cadre du mouvement d’hygiénisme qui perce dans le monde académique, médical et administratif. Le paradoxe réside dans la floraison des études, des contrôles, des instances de contrôle (Conseil de salubrité de Paris dès 1802, à Bordeaux en 1831) afin de mettre en œuvre notamment la régulation de l’environnement urbain et la modestie des mesures imposées aux pollueurs.

105Les années 1830-1914 poussent à leur apogée les dérives d’un système industriel qui se diffuse à travers l’Europe puis le monde. L’usage massif du charbon de terre, l’essor de la vie urbaine et de banlieues industrielles – d’où « l’Europe enfumée », la percée de la chimie organique et de l’agrochimie, le boom de la production de plomb et le saturnisme –, suscitent des réactions hygiénistes aiguës. Mais l’administration et les instances hygiénistes (études, contrôles) nouent avec les communautés industrielles une sorte de pacte informel ! « L’hygiène publique tend à acclimater les nuisances en rassurant l’opinion ».

106Malgré la parution des Annales d’hygiène publique & de médecine légale en 1829 et de la Revue d’hygiène & de police sanitaire en 1879, la vigilance des Conseils d’hygiène & de salubrité publiques (nom pris en 1848) et la multiplication des études dans tous les pays concernés, l’action régulatrice, sinon répressive, manque de vivacité. L’essentiel des décisions concerne la gestion des services publics urbains, des systèmes de l’eau, face aux « miasmes » et endémies. Pourtant, les « imaginaires industrialistes », la culture des ingénieurs, la relative admiration pour les « paysages industriels » et les « grandes usines », d’un côté, et les besoins de la compétition et de la croissance, de l’autre, expliquent les compromis, malgré la progression de la science de la toxicité en France ou en Allemagne à la fin du siècle : « Le médecin hygiéniste reste un conseiller qui se veut l’arbitre de plusieurs intérêts ».

107En France, un système réglementaire domine, alors que le Royaume-Uni pratique surtout les décisions de la jurisprudence. Puis des lois tentent de maîtriser les excès (1863 ou 1876, outre-Manche ; 1866/83/86 en France). Des nomenclatures et des systèmes d’indemnisation au civil prennent corps. Le résultat est le même : au‑delà des rappels à l’ordre, la croissance innovante est favorisée, au nom du progrès des techniques et de la science et d’un esprit industrialiste, d’où de bonnes études des mentalités des parties prenantes – sans expression de « la base », faute de démocratie locale ou de syndicats pouvant dénoncer les maladies et la mortalité causées par les pollutions.

108On compte en fait sur l’amélioration des modes de réduction des émissions polluantes plus que sur des mesures de coercition. Heureusement, des progrès sont accomplis, aux dépens des émissions de fumées, avec ainsi des tours de condensation des vapeurs acides, des processus de recyclage de matières polluantes. Cette partie présente un avantage décisif : nous faire prendre conscience des racines en profondeur des mauvaises pratiques polluantes et des faibles mesures de contrôle ou de répression sous la pression des enjeux de la croissance compétitive, de la liberté d’entreprise ou de l’exaltation du progrès.

109Malheureusement, la deuxième révolution industrielle relance la poussée de la pollution. Les révolutions chimiques constituent le premier danger, avec le paroxysme des guerres chimiques (Corée, Vietnam). Le boom pétrolier bouleverse l’équilibre fragile esquissé à la fin du xixe siècle puisque les normes sont mises entre parenthèses ou deviennent obsolètes. Les marqueurs du progrès (chimie, aéronautique, nucléaire, matières plastiques, engrais chimiques etc.) font bondir, de façon exacerbée en volume d’atteintes à l’environnement, les dérives, dans le cadre d’un « modèle de croissance » peu ou prou partagé, valorisé et diffusé dans le monde entier, atteint par la forte urbanisation et la multiplication des modes de production ou de consommation de masse.

110La mortalité industrielle progresse encore, avec les mines de charbon à leur apogée ou les branches utilisant des éléments dangereux (silicose, cancers provoqués par le plomb ou l’amiante, etc.). La chaîne du pétrole inclut des pollutions sur les gisements eux-mêmes, les pollutions automobiles et le début de l’inondation par les objets en matière plastique, fruits de la pétrochimie. Des « écosystèmes » potentiellement dangereux se cristallisent, autour de gammes de produits chimiques (PCB-polychlorobiphényle, agrochimie, etc.) ou métallurgiques (aluminium) grâce à des firmes devenues géantes (Monsanto, etc.). Urbanisation et consommation de masse nous paraissent plus familières, mais ceux qui les ont vécues dans les pays développés et les vivent dans les pays émergents ont ignoré ou ignorent les effets de levier négatifs, comme la production de déchets.

111La force du livre (ch. 10) est de démontrer les fondements des stratégies de déni portées par les industriels, leurs groupes de pression et certains pans des autorités, ennoyées dans des conflits d’intérêts. Il évoque même « la fabrication délibérée de l’ignorance scientifique par des groupes » (tabac, chimie), pratiques maintenant bien scrutées par les réseaux sociaux, les lanceurs d’alertes et les associations militantes. Pourtant, le corpus législatif se renforce sans cesse (épuration de l’eau en 1956 en Angleterre, pollution atmosphérique en France en 1961 et 1976, etc.). Mais ce sont de véritables jeux de négociations diplomatiques qui accompagnent la préparation de lois répressives et protectrices, comme aux États-Unis en 1947-1948 – avant, tout de même, l’interdiction du DDT en 1972.

112Ce mouvement débouche sur la prise de conscience des notions de « bio-capacité de la planète », lors de la conférence de Rio de Janeiro en 1992. Une véritable histoire des étapes récentes de la structuration des courants de mobilisation puis d’action environnementalistes est alors rédigée : l’histoire du mot « recyclage » (années 1960), des agences de protection de l’environnement (1970 aux États-Unis), des figures animant les campagnes de mobilisation (René Dumont), des excès enfin constatés au tournant du xxie siècle. Paradoxalement, l’ultime chapitre présente à la fois la progression des études, de la prise de conscience, des initiatives publiques même, et « la course à l’abîme » provoquée par de nouveaux tsunamis pollueurs (déchets électroniques, tourisme mondialisé, révolution du transport aéronautique de masse, diffusion du modèle du tout-automobile dans les pays émergents).

113On aura compris que cet ouvrage ne pourra que nourrir les méditations sur la « civilisation » que se sont imposée les communautés de production et de vie au fil des deux derniers siècles, sur le conflit entre la lucidité nécessaire et l’attrait – parfois naïf – pour des formes de progrès qui alimentent la conviction qu’une forte croissance est indispensable pour la compétitivité, l’emploi, la distribution de pouvoir d’achat, etc. On sort de ce livre solidement informé, évidemment, mais aussi quelque peu désenchanté sur le manque de lucidité, la force des groupements de représentation d’intérêts, la faiblesse de l’appareil d’État ou des diverses instances de contrôle.

114Banalement, l’on pourrait conclure qu’il ne peut que susciter des réflexions sur les risques de confiscation ou de détournement des circuits d’information scientifique, les pratiques d’un capitalisme débridé, les lacunes d’autorités étatiques ou municipales soit désarmées soit aveuglées par les « mentalités dominantes » de chaque « époque » de croissance. À l’inverse, certains pourront penser que cette histoire environnementale serait marquée de quelque anachronisme car elle plaquerait les critères d’aujourd’hui sur le passé… Certes, les pollutions ont été abondantes et souvent dramatiques ; mais ne peut‑on suggérer que les exigences réglementaires ne pouvaient être qu’adaptées aux moyens techniques de chaque époque du développement de l’industrie, des transports et de l’agrobusiness ? Est-ce que l’industrie d’alors était en état de respecter les normes qu’on impose, avec pertinence, aujourd’hui ?

115On en revient, grâce aux auteurs, aux débats classiques sur les contraintes du fameux « progrès », source par ailleurs d’une hausse de l’espérance de vie, tandis que certains vantent la « décroissance »… En revanche, des industriels adeptes des « bonnes pratiques » affirment être chacun un acteur utile de son époque, non seulement conscient, mais porteur de savoir-faire technologique et de civilisation et en quête d’un équilibre judicieux entre le respect de l’environnement et de la vie des hommes au travail d’une part, et la performance générale et la réussite par la compétitivité, d’autre part. C’est le propre de toute étude de cette envergure que de susciter le débat !

116Hubert Bonin

Anne Carol, Au Pied de l’échafaud. Une histoire sensible de l’exécution, Paris, Belin, 2017, 326 p.

117Au point de départ du projet d’Anne Carol sur l’exécution capitale au xixe et xxe siècles, il y a une lecture doublée d’une question. L’ouvrage, c’est Surveiller et punir de Michel Foucault considéré par l’historienne comme un maître livre, mais qui impose une thèse : avec l’exécution capitale, le corps du condamné qui était au centre de l’âge des supplices aurait été effacé. Or – et c’est la question que pose l’historienne – depuis la parution du livre en 1975, cet effacement n’a jamais été interrogé. On a beaucoup travaillé sur le spectacle de l’exécution publique (on mentionnera la thèse de doctorat de Nicolas Picard, « L’application de la peine de mort en France, 1906-1981 » soutenue en 2016 à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), mais personne n’a considéré que cet acte extrêmement violent pouvait susciter des émotions chez les principaux intéressés, les condamnés, et pas seulement dans la foule qui y assistait. Toute l’entreprise de l’auteure vise à montrer qu’au contraire ce corps du condamné est au centre du dispositif et qu’on peut en esquisser une véritable histoire sensible à partir de certaines sources. Le parti pris de l’auteure est de travailler principalement à partir d’une source : les rapports produits par les procureurs ou leurs substituts en charge de l’exécution, conservés aux Archives nationales (BB/24/2000 à BB/24/2122). Dans cette source administrative a priori peu stimulante, l’A. a pourtant trouvé de nombreux rapports dans lesquels les procureurs « notent d’une écriture soignée les réactions des condamnés, la façon dont leur corps trahit leurs émotions ; évaluent la fermeté de leur démarche, observent leur teint, écoutent leur voix, décrivent leurs larmes ou leurs tremblements. » (p. 19). Sans pour autant disqualifier les autres sources, notamment la presse qu’elle sollicite de manière périphérique, l’historienne privilégie ces dossiers (environ 400 sur 120 cartons dépouillés) car ils offrent une vision méconnue sur les exécutions en province, ce qu’elle désigne comme « le flot des exécutions ordinaires ».

118Le spectaculaire est donc ici évacué au profit d’exécutions capitales ordinaires, étudiées sur presque un siècle (1830-1914), l’enquête se voulant un « essai ». L’A. propose ainsi une série d’hypothèses qu’elle soumet à la discussion, posture rare, et qui n’est pas ici un effet de manche. Elle procède en trois étapes ; elle part du code pour aller jusqu’au corps. Dans un premier moment, elle analyse les écarts entre le droit (la procédure) et l’exécution. Elle rappelle d’abord le laconisme du Code pénal de 1810 et des trois courts articles (12 à 14) dont un seul concerne l’exécution : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ». On apprend que si, depuis la Révolution, chaque département dispose d’une guillotine, elles ne sont pas toutes de même fabrique. Le lecteur découvre surtout la marche vers l’échafaud et ses multiples séquences, de l’annonce à l’arrivée devant la terrible machine. La toilette met pour la première fois le condamné et l’exécuteur en présence et elle a d’abord pour objectif de ligoter le prisonnier, de l’entraver afin qu’il ne se débatte pas jusqu’à sa mise à mort. Ces différentes étapes, aussi réglementées deviennent‑elles, ne garantissent pas la non-survenue d’un incident.

119Aussi, dans une deuxième partie, traquant ces « incidents » dans ses sources, l’historienne adopte le point de vue de ceux qui en ont la charge en examinant ce qu’est une exécution « réussie » ou plus précisément comment chacun participe à rendre l’exécution « acceptable ». L’A. montre de quelle manière, dans ce rituel, chacun doit tenir sa « bonne place ». La figure de l’aumônier fait l’objet d’un beau chapitre. Le religieux doit en particulier amener le condamné à se résigner, tout en maintenant un minimum d’espoir par une série de gestes, de formules, d’attitudes. L’aumônier n’est pas le seul acteur de la tragédie bien réglée – il y a aussi les gardiens et l’exécuteur – mais son omniprésence jusqu’à la fréquence des baisers que lui portent les exécutés aux derniers instants amène l’historienne à suggérer que « la culture chrétienne de l’échafaud a pu fournir un vade-mecum efficace aux condamnés pour affronter le pire » (p. 149).

120Enfin, et c’est sans doute la partie la plus novatrice de l’ouvrage, l’A. tente d’appréhender comment l’exécuté « vit » ces derniers instants. Cette dernière partie de son livre est l’occasion de questionner les formes de « résistances » des condamnés. L’histoire des résistances aux peines d’enfermement connaît depuis quelques années un regain d’intérêt ; progressivement une histoire des révoltes, bien qu’encore très fragmentaire, se fait jour. L’A. vient ainsi contribuer à ces recherches amorcées, en particulier par Jean-Claude Vimont. Cette troisième partie, par son intitulé même (« L’irruption du corps-sujet »), dévoile son ambition. Il s’agit, à travers une lecture extrêmement fine des rapports des procureurs, de repérer d’infimes gestes et de minuscules détails qui renseignent sur la manière dont le condamné peut « revendiquer fugacement sa propre dignité, se réapproprier autant que faire se peut sa mort. » (p. 181). Ici, l’auteure n’hésite pas à citer très longuement ses sources et à soumettre au lecteur ses hypothèses et interprétations. Sa thèse la plus convaincante est que la plus notoire des résistances des exécutés est la manière dont ils tentent de s’approprier le temps de l’exécution, soit en accélérant son rythme (en tentant de se suicider en particulier), soit au contraire en le ralentissant, en l’étirant. L’A. suggère enfin une ultime manière de « gripper » l’exécution ; celle‑ci est post-mortem. Certains condamnés prennent des dispositions pour leurs dépouilles, tel l’anarchiste Vaillant qui demande que son corps « soit remis à la médecine le plus vite possible après [s]on exécution afin que l’on puisse y étudier, à temps, les phénomènes semi-vitaux ». Une manière de garder jusqu’au bout un contrôle sur son propre destin et de faire échec à l’exécution totale de la peine, à la négation du corps du condamné ; en somme, réduire le pouvoir de l’exécution capitale en devenant un acteur.

121Philippe Artières

Joël Michel, Colonies de peuplement. Afrique, xixe-xxe siècles, Paris, CNRS Éditions, 2018, 417 p.

122On ne peut qu’approuver l’approche menée par Joël Michel pour étudier les colonies européennes de peuplement en Afrique durant la période contemporaine d’expansion coloniale, depuis le début du xixe siècle jusqu’aux années 1960. Par colonies de peuplement, on n’entend pas forcément des groupes très importants quantitativement, en particulier en Afrique, mais néanmoins suffisamment nombreux pour constituer des sociétés complètes, composées d’hommes et de femmes désireux de faire des pays où ils s’installent leur pays, et de le modeler, autant que faire se peut, selon leurs aspirations ou leurs rêves, sans respect pour le milieu humain forcé de recevoir leurs entreprises. Ce projet seul légitime un rapprochement que l’ensemble de l’étude achève de justifier.

123L’enquête menée est exhaustive, puisque l’auteur s’est intéressé en fonction de leur importance, aux établissements d’Afrique du Nord (dans l’ordre chronologique Algérie, Tunisie, Maroc, Libye), et à ceux d’Afrique australe (colonie du Cap, républiques boers, puis Union sud-africaine). Mais il n’a pas négligé les colonies portugaises d’Angola et Mozambique et les colonies britanniques du Kenya et de Rhodésie. La recherche et la réflexion s’organisent en huit chapitres thématiques. Ce choix est indispensable pour une synthèse aussi vaste, et qui ne laisse pas d’aspects importants dans l’ombre. Le risque aurait pu être de ne pas suffisamment tenir compte des évolutions, voire des tentatives de réformes – il y en eut, trop tardives, il est vrai –, qui tentèrent de gommer les aspects les plus honteusement discriminatoires. L’auteur a su éviter ce risque, de même que les assimilations forcées qui consisteraient, par exemple, à faire de la doctrine et du régime de l’apartheid une réalité générale, extra sud-africaine.

124Le premier chapitre « Marginalité africaine » souligne l’aspect relativement limité des migrations des Européens vers le continent africain, qu’il s’agisse des Français, des Anglo-Saxons ou des Portugais : rien qui puisse se comparer aux mouvements qui peuplent le continent américain ou océanien. Il faut évidemment rendre responsable du caractère chétif de ce courant un milieu physique peu accueillant, mais aussi un peuplement autochtone vigoureux. Pour les responsables des puissances conquérantes, les colons ne sont pas faciles à trouver, ni à maintenir sur place. S’ils sont assez nombreux pour assurer leur renouvellement et présenter une physionomie variée de conditions et d’emplois, ils ne constituent jamais qu’une faible minorité, incapable de peser véritablement sur la composition démographique du pays, et donc sur ses choix à long terme. C’est sans doute, même en faisant abstraction de tous les autres éléments de fragilité, un élément fondamental de faiblesse qui, à long terme, finira par ruiner toutes les prétentions à conserver une place privilégiée, voire un rang de partenaires égaux.

125Comment se manifeste l’installation des colons ? Le deuxième chapitre « La terre » recouvre une série de questions à la fois pratiques et symboliques, tant la possession du sol doit constituer la principale ressource économique et légitimer une présence qui doit être durable. C’est l’occasion d’analyser toute une série de mécanismes de dépossession des autochtones, qui détenaient la propriété ou la jouissance de la terre, au profit des nouveaux venus, acquéreurs de vastes portions des pays occupés, voire, comme en Afrique du Sud, de la quasi-totalité. Mais la mise en valeur, faute de colons suffisamment nombreux, serait impossible sans le recours à la main d’œuvre maghrébine ou africaine, nombreuse et moins coûteuse, étudiée en détail au troisième chapitre « Mobiliser le travail ». Cette mobilisation permet un recrutement dans les activités primaires, agricoles et minières, parfois au détriment des cultures vivrières et de l’artisanat, mais exclut tout projet de formation poussée qui amènerait les autochtones à concurrencer les colons dans les emplois qualifiés. Les travailleurs employés dans le secteur européen sont astreints à un statut à la fois discriminatoire et dépourvu des garanties conquises par le prolétariat des pays colonisateurs.

126Après ces chapitres, qui décrivent un mode d’appropriation, les chapitres suivants s’efforcent de montrer la nature des rapports que supposent ces initiatives. Tout d’abord, la violence, étudiée dans le quatrième chapitre, qui apparaît comme la garantie de la présence coloniale. Cette violence s’exprime soit au moment de la conquête, soit à l’occasion des révoltes des autochtones ; c’est alors une violence de guerre, qui n’exclut pas de véritables crimes. Par la suite, la violence a pour fonction d’imposer un statut discriminatoire, et une réglementation qui fait abstraction des garanties auxquelles ont droit les colons autant que les citoyens des métropoles. Cet état de fait consolide un type de société clivée entre dominants et dominés, sans que les dominants soient jamais assurés de leurs privilèges, ni les dominés résignés à leur condition. Cette situation est analysée au cinquième chapitre, dont la formulation « Prospero et Caliban : l’épuisant refus de l’Autre », fait allusion à la pièce de Shakespeare qui a retenu nombre de spécialistes de la colonisation. Ce face-à-face est d’autant plus obsédant que les métropoles, dont l’arbitrage pourrait être décisif, ne se soucient guère d’intervenir, laissant les colons se bercer de certitudes, et élaborer des récits fondateurs qui font abstraction des réalités. C’est ce qu’illustre le sixième chapitre, sous le titre significatif de « Lointaine Europe ».

127Finalement, les Européens d’Afrique auront édifié, pendant un temps bref, il est vrai, ce que le septième chapitre désigne comme une « démocratie raciale ». Ce concept qui traduit l’expression de Herrenvolk Democracy, utilisé par l’historien Pierre L. Van den Berghe à propos de l’Afrique du Sud, désigne un système politique dans lequel les droits civiques n’existent que pour une minorité immigrée qui ne les tient, ni de sa nationalité, ni de sa religion, ni de sa fortune ou de sa naissance, mais de son identité ethnique. Les distinctions d’origine entre Européens issus de pays différents ou encore les distinctions sociales sont loin d’être absentes, comme le remarque l’auteur, mais elles restent secondaires par rapport au clivage qui oppose colons et colonisés. Faut‑il s’étonner que ces formations coloniales, incapables de se mêler aux populations conquises, et trop peu nombreuses pour les absorber, aient été forcées de disparaître ou de s’effacer dans des conditions que l’auteur ne pouvait que traiter brièvement (chapitre huitième : « l’effacement ») ?

128L’ouvrage repose sur une bibliographie impressionnante. Plus que dans les brèves indications bibliographiques (p. 405-407), cette richesse de documentation s’apprécie tout au long des quatre-vingts pages de notes (p. 323-404) qui, loin d’indiquer de simples références, s’accompagnent très souvent de commentaires fort bien venus, à valeur historiographique ou méthodologique. C’est l’occasion ici de souligner le nombre et la valeur des travaux récents en matière d’histoire de la colonisation. Ces travaux, sans disqualifier les études de base, permettent aujourd’hui de porter sur la période un regard bien mieux documenté et, partant, toujours plus nuancé, du moins pour qui sait les lire derrière une couche de « politiquement correct ». Inutile de dire que cette remarque ne s’adresse pas au livre dont il est rendu compte ici.

129On a d’ailleurs très peu de reproches à faire à un tel livre. On remarque que deux noms propres sont erronés : l’architecte urbaniste des villes marocaines était Henri Prost et non Probst (p. 178) ; le sénateur d’Alger pendant l’entre-deux-guerres se nommait Jacques Duroux et non Ducroux (p. 211). L’expression « petit-Blanc » est‑elle adéquate pour le Maghreb où, sauf erreur, la population est composée de Blancs dans sa quasi-totalité ? À propos de la bibliographie, on regrettera que le remarquable ouvrage de Jacques Berque, Le Maghreb entre deux guerres, qui analyse si finement les rapports entre Français et Maghrébins musulmans ne soit pas cité.

130Sur le fond, l’auteur de ces lignes est tenté d’exprimer quelques réserves. Il n’est pas tenté de dire beaucoup de bien des colons, et il fait partie de ceux qui ont jugé peu opératoire de se livrer à un bilan de la colonisation en balançant les aspects négatifs par des aspects positifs, comme le proposait une certaine loi de 2005. Est-ce une raison pour les condamner collectivement, en leur attribuant des défauts qui s’appliqueraient aussi bien à leurs contemporains d’Europe ? Est‑il juste, par exemple, d’estimer comme médiocre la vie intellectuelle en Algérie en la comparant à celle de la métropole vue à travers Paris, en oubliant la bêtise de la province française dénoncée dans d’innombrables pamphlets ? Ne faut‑il pas aussi, rappeler quelques mérites des colons ? Doit‑on passer sous silence la contribution des Français d’Algérie à la libération de la France, toujours oubliée ? Faut‑il ne jamais parler du dévouement des médecins ou des instituteurs, souvent issus de ces sociétés ? Ne devait‑on pas, enfin, évoquer ces mouvements politiques ou religieux qui tentèrent de rapprocher les communautés, et où les leaders des indépendances firent souvent leurs premières armes ? Il est vrai qu’il est difficile, pour qui s’est plongé dans l’insupportable autosatisfaction véhiculée par la littérature coloniale, de ne pas se laisser entraîner à la sévérité, surtout lorsqu’on connaît le coût de certitudes qui, vues de loin, pourraient paraître d’innocentes vantardises.

131Ces réserves, d’ailleurs, ne sont que très mineures, et ne doivent pas entraîner la moindre prévention. Au total, Joël Michel a écrit un livre important, remarquablement documenté, à la démarche fort bien ordonnée, avec toute l’impartialité souhaitable. Sa consultation sera sans doute indispensable à tout lecteur désireux de s’informer sur ces « vivantes et fragiles Europe » d’Afrique, telles que les évoqua un jour Fernand Braudel. Il fournira certainement aussi une base de réflexion aux chercheurs désireux d’explorer cette histoire du « vivre ensemble » imposé et avorté que fut la colonisation.

132Jacques Frémeaux

Hubert Bonin, L’Empire colonial français : de l’histoire aux héritages, xixe-xxie siècle, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2018, 432 p.

133Hubert Bonin, professeur émérite à Sciences Po Bordeaux est d’abord un grand spécialiste d’histoire bancaire et plus largement d’histoire économique mais il est aussi un important historien des outre-mers. Ici c’est une magistrale synthèse sur l’empire colonial français à l’époque contemporaine qu’il nous offre. Il aime aussi s’en prendre aux tabous, précédemment ceux de l’extrême droite ou ceux de l’esclavage, ici ceux de l’histoire coloniale française et des débats qu’elle a suscités. C’est là un exercice périlleux puisque l’historien doit sans cesse multiplier les allers et retours entre les faits de notre histoire coloniale et les passions qu’ils ont pu générer. Il le fait avec beaucoup de brio et de rigueur dans cinq parties, obéissant à une logique à la fois chronologique et thématique, vingt-six chapitres dont un introductif sur les enjeux et problématiques et plus de 430 pages.

134La première partie sur « le mouvement de colonisation » traite à la fois des héritages du premier empire colonial français, et en particulier le plus encombrant de ces legs, à savoir les traites négrières et les spécificités de la colonisation française à la fois sur le plan géopolitique et sur celui des rythmes des conquêtes en revenant sur les stéréotypes des « conquêtes douces » (îles du Pacifique…) opposées aux « conquêtes brutales » ou « ardues » (Algérie évidemment).

135La deuxième partie analyse la maîtrise par la France de son empire autour des questions de l’administration et du maintien de l’ordre, ce qui permet à l’auteur de faire un sort aux fameuses oppositions véhiculées par les manuels scolaires entre la colonisation française et la colonisation britannique. Dans le chapitre VI « conduire l’empire outre-mer », l’auteur fait la part belle aux grandes « figures » de la colonisation des conquérants aux gouverneurs, de Faidherbe à Pierre Messmer et ouvre la voie à une classification des « bons », ceux qui laissèrent une trace positive dans l’histoire, et des « mauvais » gouverneurs qui pourrait être étendue aux agents de la colonisation dans leur ensemble. C’est d’ailleurs l’un des grands mérites de cet ouvrage que de ne jamais perdre de vue le fait que la colonisation, n’en déplaise à certains analystes, fut toujours une affaire d’hommes et c’est aussi ce qui rend si difficiles les jugements définitifs sur le sujet.

136Dans la troisième partie sur l’empire économique, il aborde ces questions qu’il connaît parfaitement sous trois angles : celui, classique, de la mise en valeur à travers notamment les questions agricoles et foncières et celle de la quête des ressources du sous-sol et ceux, moins connus des services et du patronat sur lequel l’auteur a tant écrit. On apprécie particulièrement que, dans le dixième chapitre, l’auteur nous offre une « vue synthétique » à travers la question de la conjoncture et un essai de typologie du patronat impérial français. Il achève cette partie sur la fort intéressante question du financement d’un « lobby colonial » par ce patronat français intéressé à l’empire. Le onzième chapitre met véritablement « la colonisation économique en débat » à travers les grandes controverses qui secouèrent les contemporains du fait colonial et se prolongent jusqu’à aujourd’hui : l’empire fut‑il le levier de la croissance française ? Quel fut le lien entre empire colonial et développement du protectionnisme ? Pourquoi n’a-t‑on pas davantage industrialisé l’empire colonial français ? Y a‑t‑il eu un grand capitalisme colonial ? L’empire a‑t‑il fini par devenir un fardeau pour l’économie française ? etc. Le douzième chapitre, lui, revient sur les héritages économiques de la période colonial en particulier pour ce qui est des rapports Nord-Sud.

137La quatrième partie, sur « l’empire immatériel », aborde, après le capital matériel le capital immatériel constitué par l’empire colonial. Elle aborde de manière très éclairante l’histoire des représentations à la fois à travers les échanges culturels entre métropole et colonies dans leur réciprocité (le chapitre XIII a pour titre provocant : « la France colonisée par son empire ? »), les cultures et les notions d’identités coloniales.

138La dernière de ces cinq parties : « des aspirations émancipatrices aux héritages actuels » est particulièrement nécessaire et novatrice. Il y revient sur les âpres débats qui marquèrent les décennies des décolonisations, après la Deuxième Guerre mondiale, quand la France, ou du moins une bonne partie de sa classe politique, pensait que sauver l’empire était le seul moyen de ne pas finir à la remorque des États-Unis ou de l’URSS. Mais surtout il offre de lumineux chapitres sur « l’entrée dans l’histoire », « histoire versus mémoire » ou « l’empire source de compréhension des troubles sociétaux » qui parviennent, pour paraphraser le général De Gaulle, à nous conduire avec des idées simples vers des contrées pour le moins compliquées. Et à mettre de la clarté dans un foisonnement intellectuel pour le moins confus… La bibliographie, présentée par chapitres à la fin de l’ouvrage, permet à ceux qui le veulent d’aller plus loin et quelques belles illustrations (cartes postales d’époque), viennent agrémenter une lecture toujours stimulante.

139Cet ouvrage, à la hauteur de ses ambitions, devrait absolument être lu par nombre de journalistes et de responsables politiques dont l’inculture sur les questions liées à l’histoire coloniale désole souvent. H. Bonin y montre une fois de plus à la fois ses qualités de chercheur et sa maîtrise encyclopédique de vastes sujets.

140Claire Laux

Pierre Singaravélou, Tianjin cosmopolis. Une autre histoire de la mondialisation, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 2017, 380 p.

141Le positionnement de Pierre Singaravélou est ici triple : histoire chinoise, histoire du monde « connectée » et histoire des grands événements impliquant les puissances, les forces impérialistes européennes, japonaise et américaine. La cité-port de Tianjin/Tientsin faisait déjà office de plate-forme commerciale et diplomatique pour permettre aux pays impliqués dans la pénétration économique et impérialiste d’une Chine engagée de façon disparate et fragmentaire dans un processus de « modernisation ». Elle-même devenait « un laboratoire d’incubation de la modernité » sous l’égide du gouverneur Li Hongzhang : université, télégraphe, liaison ferroviaire avec Pékin, arsenal, etc. C’était donc déjà un levier vers cette « première mondialisation » ou « anglobalisation » qui caractérisait le tournant du xxe siècle. Le livre présente d’abord en quoi Tianjin pouvait constituer un enjeu ; mais cette histoire économique, socio-mentale et portuaire est suspendue, car il se concentre non sur ces thèmes mais sur un événement-choc : une véritable guerre civile et internationale qui ébranle la région du Zhili.

142Si la révolte des Boxers et la guerre de répression en 1898-1901 sont bien connues, la crise qui secoue Tianjin méritait cet ouvrage, à la fois récit précis et documenté et réflexion sur la coordination internationale qui permet aux puissances de prendre le contrôle de la cité-port pendant quelques semestres et d’y imposer leur domination, par le biais des concessions, pour un petit demi-siècle. L’auteur reconstitue de façon vivante la chute de Tianjin aux mains des Boxers le 14 juillet 1900, après la chute de Pékin elle-même, désormais assiégée par les troupes étrangères. La cité accueille nombre de combattants nationalistes et « brigands » (des forces privées actives ici et là) ; certains groupes de l’armée chinoise se rallient, tandis que les concessions internationales existantes sont assiégées, dont la française (victime d’un gros incendie), dans un contexte où l’État chinois lui-même vient de déclarer la guerre aux puissances (21 juin).

143Paradoxalement, Tianjin devient d’abord un symbole des ambitions d’un farouche nationalisme chinois et ensuite celui d’un impérialisme multinational répressif puis dominateur. Une coalition de troupes étrangères se constitue en effet ; et une véritable guerre urbaine éclate, où les Japonais jouent un rôle clé dans la prise de la cité chinoise. En soi, par conséquent, cette mini-guerre incarne la coopération internationale dans la volonté de faire respecter la liberté d’action de l’impérialisme et de protéger ses représentants et territoires sur place – ou à Pékin, attaquée en août. Une seconde étape du livre vise à scruter le mode de fonctionnement et l’action du gouvernement international qui se saisit de facto de la gestion de Tianjin de juillet 1900 à août 1902. C’est là que son originalité s’affirme, sur la base d’un dépouillement d’archives intensif. Avec une grande clarté didactique, il présente les institutions provisoires, l’influence respective de tels ou tels dirigeants, des fonctionnaires étrangers promus responsables de l’ensemble de la cité, des médecins français en charge de la gestion du service de santé, des chefs de la police, sous l’égide d’un gouverneur militaire. Néanmoins, ces délégués reconstituent une administration chinoise fiable et s’appuient sur les réseaux de notables lettrés et ruraux qui deviennent des intermédiaires indispensables pour la collecte de l’information et l’application des décisions concernant la vie courante.

144La priorité va au maintien de l’ordre dans la ville, la province environnante et sur le fleuve (contre la piraterie), encadré par une force de police elle aussi internationalisée et relayée par des groupes chinois. Mais une philosophie d’apaisement social et de philanthropie est adoptée dans le même temps, avec une lutte contre la mendicité et la mise à l’abri des pauvres. On lance une politique de santé dynamique, avec le combat contre les endémies (choléra en 1902) et les maladies contagieuses – consolidée par le lancement d’une politique d’assainissement (latrines, réseaux d’eau et d’égouts, cimetières). Les puissances transfèrent une partie de leurs acquis en incluant le social dans leur stratégie de rétablissement de la stabilité sociale dont la perturbation avait poussé nombre de Chinois vers les Boxers.

145L’économie est elle aussi prise en compte, notamment avec l’aménagement et l’approfondissement du fleuve Hai He, ce qui ne peut que favoriser l’essor des relations commerciales et maritimes. Un véritable pont (métallique) est construit (par la société française Fives-Lille). La société belge Compagnie internationale de tramways & éclairage électrique reprend la gestion de l’Electric Lightning & Traction en charge des réseaux de transport et de la production d’électricité nécessaire.

146Cependant, l’internationalisation se veut aussi politique, en ce sens que les puissances victorieuses imposent une reconfiguration de la cité : des concessions sont étendues, dont la française – l’extension de facto jusqu’au canal de Haï Kouang Tze étant ratifiée de juris en 1912 – et l’anglaise, ou créées ; l’ensemble de la ville, internationalisée ou chinoise, est munie désormais d’un cadastre et de droits de propriété explicites. Un plan d’urbanisme exprime ce désir mixte de modernité et de contrôle. Une stratégie internationale d’appropriation et de contrôle du territoire urbain et de ses réseaux de transport a pris corps, avec quelques rivalités entre les pays. Pourtant, Tianjin ne devient pas un nouvel Hong Kong ou une colonie internationale. La victoire des puissances a été d’abord suivie d’une politique de rétablissement de l’ordre et de contrôle ; mais la cogestion étrangère n’est que provisoire. L’État chinois récupère ainsi rapidement la gestion matérielle et fiscale des circuits du sel, en liaison avec les riches marchands autochtones. Puis le vice-roi Yuan Shi Kai supervise la rétrocession de la ville par le gouvernement provisoire. Il ne s’agissait pas d’humilier la Chine (comme en 1860…), mais seulement d’étouffer la violence nationaliste : la priorité va au rétablissement des bases d’action commerciale et bancaire.

147Après que les troupes étrangères ont quitté Pékin en septembre 1901, Tianjin est reprise en charge par le vice-roi après l’accord de juillet 1902, d’où le transfert du pouvoir le 15 août 1902. Mais la nouvelle administration chinoise ne manque pas de continuer à s’appuyer sur nombre d’experts étrangers, incorporés dans la dynamique réformatrice du nouveau pouvoir, symbolisée par la création d’une véritable banque de dépôts chinoise à Tianjin en 1905, puisqu’elle devient un pôle de maturation de la future révolution de 1911.

148Le terme de « cosmopolis » suggèrerait quelque science-fiction. Mais la réalité de cette histoire serait plutôt la cristallisation d’une force militaire et d’une gestion administrative cosmopolites, le temps de réprimer l’insurrection des Boxers et de leurs alliés et de rétablir un ordre de police et de gestion dans Tianjin. Ces années sont originales car, au fond, la cité-port est conduite dans le cadre d’une coopération internationale, un peu comme l’isthme et le canal de Suez ont vu converger les intérêts français et britanniques ou comme des conventions garantissent le respect de la circulation internationale sur le Danube ou à travers les Dardanelles.

149Le livre aurait pu se livrer à de telles comparaisons, analyser les phénomènes de « coopétition » multinationale déjà actifs. Il aurait dû en sus, à mon sens, aborder plus précisément les questions financières : financement de la guerre de reconquête, des politiques sociales, sanitaires, portuaires, etc. Enfin manque une évaluation des rapports de force commerciaux et logistiques dans une cité-port dont l’auteur ne manque pas de montrer en quoi elle est un enjeu pour la pénétration dans le Nord-Est chinois. Mais ce livre brillant et rigoureux tout à la fois, parfois même « épique », n’est qu’un jalon dans un programme collectif de recherches sur l’insertion des ports et concessions chinois dans ce que François Gipouloux a appelé « la Méditerranée asiatique ».

150Hubert Bonin

Éric Anceau, Jacques Olivier Boudon et Olivier Dard (dir.), Histoire des Internationales. Europe, xixe et xxe siècles, Paris, Nouveau Monde éditions, 2017, 304 p.

151Encadrés par une introduction qui pose clairement les enjeux historiographiques et épistémologiques du sujet, et une conclusion stimulante dans les perspectives qu’elle ouvre mais un peu décalée dans la synthèse qu’elle propose des thèmes abordés, onze essais interrogent le mythe et la réalité des Internationales aux xixe et xxe siècles.

152Après avoir écarté l’adéquation fortement enracinée dans les esprits entre l’internationalisme et l’univers politique des gauches, l’introduction met en relief deux autres idées clés. La première est l’actualité de la notion d’internationale dans le contexte de « la création d’un espace public mondial avec, entre autres, l’explosion d’Internet, la montée des instances supranationales, la construction européenne… ». La seconde idée est que « le développement de l’histoire globale, de l’histoire connectée et de l’histoire transnationale » (p. 8) offre une méthodologie en mesure de répondre aux enjeux portés par cette notion. De ces idées découle la nécessité de questionner et la nature des Internationales et leur inscription dans l’histoire. De manière significative la moitié des articles comporte un point d’interrogation ou l’expression « à la recherche ». Si l’Internationale suppose « un projet, un horizon idéologique, une conscience partagés, mais aussi une organisation, une structure et une stratégie clairement définies et précisément appliquées, et enfin un ennemi commun identifié et combattu » (p. 13), la très grande majorité des onze Internationales étudiées dans ce livre ne répondent pas à tous les critères, ni même souvent à la majorité d’entre eux. Faut‑il en déduire l’inconsistance de ce type d’organisation qui n’existerait que dans la sphère abstraite des idées ou des mythes, dont on sait depuis les écrits de Georges Sorel qu’ils sont éminemment mobilisateurs et, à ce titre, qu’ils ont une effectivité en histoire ? Il faut plutôt considérer que la définition reportée ci‑dessus pose l’idéaltype de la notion d’Internationale à l’aune duquel se mesurent les différents mouvements se revendiquant ou étant reconnus comme telle. Au demeurant, les auteurs de cet ouvrage ont fait le choix assumé d’une définition moins restrictive de l’Internationale privilégiant « les liens repérables à partir de la mise en évidence de réseaux, de circulations et de transferts, qui accorderait une part aux contingences, à l’aventure et à l’opportunisme et qui n’omettrait ni les solidarités générationnelles, ni les affinités individuelles » (p. 13) ; autant de concepts ici mobilisés qui sont au cœur du renouvellement de l’historiographie politique à l’œuvre depuis plusieurs décennies.

153Les deux premiers essais interrogent l’existence d’une Internationale libérale. Tandis que Walter Bruyère-Ostells centre son analyse sur les officiers napoléoniens en lutte contre les régimes restaurés en Europe, Delphine Diaz élargit le spectre de l’enquête aux exilés, en France sous les monarchies censitaires. S’il existe « un contre-monde libéral » (p. 38), celui‑ci n’arrive jamais à se formaliser et à prendre l’aspect d’une Internationale dans laquelle les forces centripètes l’emporteraient sur celles centrifuges. En effet, si les tentatives de rapprochement existent entre les officiers de Napoléon démobilisés et les patriotes européens, et plus encore, entre les différentes familles de réfugiés politiques entre elles ainsi qu’avec les libéraux et républicains français, les divergences idéologiques, qui recoupent très souvent les nationalités mais passent aussi au sein de celles‑ci, sans oublier la volonté des gouvernements de la monarchie de Juillet d’éviter les contacts entre les réfugiés, interdisent de parler d’Internationale libérale, à laquelle Delphine Diaz préfère « l’image de la nébuleuse libérale avec ses îlots, ses discontinuités » (p. 68). Avec les Internationales ouvrières étudiées par Emmanuel Jousse entre 1864 et la Grande Guerre, le heurt est encore plus radicalement affirmé, qu’il ne l’est dans les cas des libéraux, entre l’horizon d’attente « sans limites » (p. 73) que cette notion implique pour les ouvriers et les faiblesses et les contradictions de la construction d’une association internationale des travailleurs. L’Internationale ouvrière répond en ce sens parfaitement au mythe, « discours à la fois déformant et mobilisant » (p. 73). La difficulté de s’affranchir et de l’État-nation et de la démocratie représentative rend prisonnière l’IO « des cadres intellectuels de la démocratie bourgeoise » (p. 83). Toutefois la capacité de résistance de ce mythe, alors même que les ouvriers et les partis socialistes sont de plus en plus intégrés à l’État-nation bourgeois, témoigne de la réalité de « solidarités transfrontalières [nourries] par les expériences de la proscription » (p. 95). Un affranchissement, relatif, de l’État-nation se manifeste paradoxalement dans les politiques policières et judiciaires anti-anarchistes conduites par les gouvernements européens au tournant des xixe et xxe siècles analysées par Thomas Bausardo.

154L’article d’Olivier Dard aborde une nouvelle problématique, à savoir celle de l’écart entre fantasme et réalité de la notion d’Internationale. Si la volonté de mettre sur pied une Internationale anti-judéo-bolchevique existe depuis les années 1920, elle se révèle impossible à concrétiser à cause du refus de l’Action française des initiatives germano-russes anticommunistes puis, plus tard, de la tension entre un modèle mussolinien et un modèle hitlérien. Alors que les néofascistes des années 1950 ne se reconnaissent pas dans un terreau idéologique identique, il faut attendre les décennies 1960 et 1970 pour qu’une Internationale informelle des droites radicales commence réellement à se dessiner. Mais « la séquence ouverte après 1917 se referme dans les années 1990 » (p. 154), sans qu’on puisse parler d’une Internationale noire, qui reste du domaine du fantasme même s’il existe des relations transnationales entre les penseurs et les militants des droites radicales. De même, comme le montre Philippe Chenaux, il existe au sein de la famille des démocrates-chrétiens la volonté de bâtir, depuis la fin des années 1940, « un réseau transnational de partis, de mouvements et de personnalités » (p. 159). Mais, là encore, cette tentative ne pourra pleinement se développer faute de trancher entre une position résolument hostile au communisme et une posture en mesure de jouer un rôle de médiation entre les blocs atlantiste et soviétique. En revanche, grâce à une communication transnationale, une diplomatie parallèle et les usages de l’anticommunisme bien orchestrés, un triptyque analysé par Johannes Grossmann, une série d’organisations vont réussir à donner corps à un « microcosme transnational d’idées et de politiques conservatrices en Europe » formant une véritable « épine dorsale de l’internationalisme conservateur » (p. 196). Tout aussi ambitieuse et efficace est la politique culturelle, étudiée par Frédéric Attal, conduite par les universités des États-Unis pour séduire une partie des élites européennes et les convaincre des bienfaits de la civilisation américaine. Les réussites des programmes Fulbright puis « Leaders et spécialistes » sont indéniables puisqu’ils donnent naissance à une « internationale académique » (p. 220), dont il ne faudrait toutefois pas surévaluer l’influence en faveur de la diplomatie étatsunienne. S’il existe depuis 1907 une section des jeunes de la Deuxième Internationale ouvrière, c’est surtout après 1945 que se multiplient les projets pour fédérer les étudiants avec l’objectif de préparer « une nouvelle génération de jeunes dirigeants » (p. 228). Comme le montre Mathieu Dubois, cette logique entre en crise avec 1968 au profit d’un modèle laissant plus de place et à l’autonomie organisationnelle et à la politisation de la jeunesse. S’il existe une véritable Internationale, il s’agit peut-être de celle regroupant les négationnistes étudiés par Valérie Igounet et Pauline Picco. Si elle reste longtemps groupusculaire et en gestation, elle s’affirme franchement après la Guerre des Six jours. Elle se rapproche alors le plus de l’idéaltype rappelé dans l’introduction de ce livre puisque tous les négationnistes partagent un même horizon idéologique fondé sur la haine des juifs et d’Israël, l’ennemi par antonomase. Comme en écho au précédent article, Gilles Ferragu se demande s’il existe une « Internationale des terroristes » (p. 271) qui trouverait ses raisons d’être dans le combat en faveur de la Palestine. Seule une lecture hâtive peut conduire à une telle analyse à laquelle l’auteur préfère opposer l’idée que « si l’Internationale terroriste existe, c’est comme un mythe mobilisateur et parfois instrumentalisé par les États qui, à leur tour, usent d’une violence légitime devenue terreur légitimée » (p. 289-290). Triste constat, qui rappelle un des enseignements fondamentaux qui se dégage en creux de ce livre : la prégnance, pour le meilleur et quelquefois pour le pire, de l’État-nation dans les esprits, dans les cœurs et dans les faits dans les deux derniers siècles et encore aujourd’hui.

155Jean-Yves Frétigné

Pauline Prevost-Marcilhacy (dir.), Les Rothschild : une dynastie de mécènes en France, Paris, Louvre éditions/BnF éditions/Somogy éditions d’art, 2016, 3 vol., 319, 383 et 495 p.

156Dirigé par Pauline Prevost-Marcilhacy, maître de conférences à l’université de Lille III, cet ouvrage collectif offre une synthèse complète du mécénat de la famille Rothschild envers les quelque deux cents institutions publiques françaises ayant reçu en don, legs ou dation près de 120 000 œuvres entre 1873 et 2016. Foisonnant et spectaculaire, à l’image des collections qu’il décrit, ce livre tire son origine des travaux de P. Prevost-Marcilhacy dont la thèse, Les Rothschild bâtisseurs et mécènes, a été publiée chez Flammarion en 1995.

157Cette énorme monographie en trois volumes se situe à la croisée de plusieurs champs d’étude, de l’histoire de l’art à l’histoire des collections, sans oublier l’histoire des institutions patrimoniales et culturelles, mobilisant 53 chercheurs français et étrangers. Issus d’un travail de recensement entamé dès les années 1980 et achevé en 2016, ces volumes auront eu pour conséquence première de retrouver ou d’identifier des œuvres dont la provenance avait été oubliée ou dont l’histoire n’avait jamais été approfondie : aux 25 750 manuscrits, autographes, livres et gravures formant le « fonds Rothschild » de la Bibliothèque nationale de France (BnF) sont ainsi venus se rajouter plusieurs milliers d’œuvres, monnaies, costumes ou fers à dorer. Au-delà des hommages déjà rendus dans des publications spécialisées, la parution d’un ouvrage d’une telle ampleur vient pleinement marquer le rôle joué par la famille Rothschild dans la vie des institutions patrimoniales françaises depuis un siècle et demi.

158L’arbre généalogique du premier volume, de même que les préfaces respectivement signées par cinq membres de la famille Rothschild et par les présidents du Louvre et de la BnF, rappellent que l’ouvrage traite aussi d’une famille, de ses rapports à l’art et aux institutions, et des goûts incarnés par des personnalités fortes, en avance sur leur temps ou ayant au contraire pleinement épousé leur époque. On se souvient que plusieurs études avaient déjà débroussaillé l’histoire de la famille Rothschild, à commencer par celle d’Egon Caesar Corti (Paris, Payot, 1930, 2 vol.), de Frédéric Morton (Gallimard, 1962), de Gilles Bertrand (Droz, 1965-1967, 2 vol.), de Jean Bouvier (Fayard, 1967), d’Herbert Lottman (Seuil, 1995), de Niall Ferguson (Penguin, 1999-2000, 2 vol.), de Tristan Gaston-Breton (Tallandier, 2017). Cependant, la plupart de ces essais se situaient à la croisée des chemins, entre la biographie et l’histoire économique. On devrait aussi mentionner la thèse de Suzanne Coblentz sur la collection d’estampes d’Edmond de Rothschild offerte au Louvre en 1947, le catalogue de l’exposition de la bibliothèque d’Henri de Rothschild, publié par la Bibliothèque nationale en 1949. Plus récemment, une étude de Christopher de Hamel est venue documenter l’histoire des collections de manuscrits de la famille (Éditions de la BnF, 2004). Après ces travaux resserrés sur un seul angle d’étude, seul le catalogue de l’exposition Les Rothschild en France, organisée en 2012 à la BnF, avait effleuré le sujet du rapport des différentes générations à l’art, en proposant une synthèse à présent dépassée sur de nombreux points.

159En ouverture du premier volume, un essai de P. Prevost-Marcilhacy retrace les contours de cette « galaxie Rothschild », à cheval sur trois siècles, en laissant entrevoir la complexité de cette famille qui n’est pas seulement française, mais aussi européenne. Quelques figures ressortent de ces propos liminaires, à commencer par les premiers mécènes, tel Edmond James de Rothschild (1845-1934), mais aussi Amschel Mayer (1744-1812), second fils du fondateur de la dynastie installé à Francfort, son fils James (1792-1868) et son petit-fils Salomon de Rothschild (1835-1864), les deux représentants de la branche parisienne de la famille, le premier ayant notamment fait reconstruire le château de Ferrières, qui servit d’écrin de ses collections. Parmi la branche anglaise de la famille, citons encore Arthur de Rothschild (1851-1903), héritier de la collection de peintures hollandaises de son père Nathaniel (1812-1870), sans oublier la baronne Salomon de Rothschild (1843-1922), dont les collections étaient héritées de Carl Mayer (1788-1855), fondateur de la branche napolitaine de la banque Rothschild en 1821. Les ramifications généalogiques, favorisées par l’éclatement de la famille sur tout le continent, donnent naissance à des collections à l’identité propre. On comprend aussi, à lire cet essai, la situation particulière de cette famille, qui disposait de branches dans chacune des grandes capitales et qui a pu ainsi avoir accès à des sources de premier choix : champs de fouille archéologiques inexploités, grandes familles forcées de se séparer de collections, institutions ecclésiastiques supprimées à la suite des guerres révolutionnaires et impériales. Les travaux de Bénédicte Savoy avaient déjà bien étudié le sujet des saisies d’œuvres d’art, mais une telle étude permet d’étudier l’autre revers de la médaille, à savoir l’irruption, sur le marché de l’art, de milliers d’œuvres inestimables qui ont ainsi été sauvées de l’oubli. L’action de cette famille cosmopolite disposant de moyens financiers quasi illimités s’insère aussi dans une période complexe de mutation des goûts artistiques, d’invention de la notion de patrimoine et des premières études sur des périodes jusqu’alors dépréciées, comme le Moyen Âge.

160Le reste de l’ouvrage suit une progression chronologique. Un premier volume évoque les premières générations, de 1873 à 1922 ; le deuxième la période qui s’étend de 1922 à 1935, et le troisième celle de 1935 à 2016. Chaque volume est divisé en chapitres couvrant chacun un membre de la famille, ou éventuellement un couple. À l’évocation de ces personnalités s’ajoutent souvent les descriptions de résidences, châteaux ou hôtels particuliers, essentiels du point de vue des arts décoratifs. Des essais pourvus d’un appareil critique abondant éclairent l’histoire des grands dons consentis aux institutions culturelles françaises et l’histoire des objets, offrant des ouvertures vers l’époque médiévale, l’art oriental, la sculpture ou l’orfèvrerie antique. Citons entre autres, dans le chapitre du premier volume consacré à Edmond James de Rothschild, l’essai sur le don du trésor de Boscoreale au musée du Louvre par François Baratte en 1895, ou encore, dans le deuxième volume, celui consacré à la collection de la baronne Mathilde de Rothschild (1874-1926), qui collectionnait les objets ou œuvres représentant des têtes de mort, quels que soient leur époque ou leur support, ensemble qu’elle légua à sa mort au musée des Arts décoratifs. L’essai consacré à cette collection macabre trouve d’ailleurs son prolongement dans une exposition organisée à la Fondation Bemberg de Toulouse (29 juin-30 septembre 2018), dont le catalogue (Même pas peur ! Collection de la baronne Henri de Rothschild, Paris, Somogy, 2018) permet d’approfondir l’historique de certains objets, preuve s’il en est que ces trois volumes constituent un jalon, de nouvelles recherches pouvant être menées à l’avenir.

161Autre apport notable de l’ouvrage, celui concernant l’étude du soutien apporté par la famille Rothschild aux artistes contemporains, le mécénat de la famille ayant lui aussi servi à enrichir les collections publiques. Le chapitre consacré à Alphonse de Rothschild (1827-1905) constitue ainsi une évocation des plus abouties de l’importance du mécénat « envers les artistes vivants en faveur des musées de région » sous la IIIe République, concernant parfois des personnages peu connus hors de certains cercles de spécialistes, tels les peintres Alfred Stevens ou Eugène-Louis Boudin, ou d’autres bien plus réputés comme Camille Claudel.

162L’outil offert aux lecteurs peut tout aussi bien servir des spécialistes de l’Antiquité, du Moyen Âge, des époques moderne ou contemporaine. Le choix de présenter les dons en suivant une logique familiale plutôt que la chronologie des œuvres, loin de dérouter, offre de multiples niveaux de lecture, faisant passer le lecteur des collections de dentelles de la baronne Edmond James de Rothschild aux monnaies grecques et romaines de son mari, et enfin à ses collections de poteries découvertes en Palestine (volume III, p. 211-216 ; 218-221 ; 222-225). Une telle vision kaléidoscopique, loin de lasser, est particulièrement enrichissante.

163Certains essais, par l’ampleur de leur documentation, sont de véritables traités d’histoire de l’art. Le chapitre consacré à la donation Edmond James de Rothschild au département des Arts graphiques du Louvre en 1935 (volume III, p. 10-207) occupe à lui seul la moitié du troisième volume. Une première série de neuf essais constitue un historique des plus complets de l’histoire de la gravure de la fin du Moyen Âge au xviiie siècle, offrant en outre des aperçus sur les « incunables » de la gravure que sont les nielles, et une ouverture efficace sur l’histoire des collections et du marché de l’estampe en France aux xixe et xxe siècles. La qualité de l’érudition de ces essais, divisés en sections chronologiques et géographiques (gravures allemandes, italiennes, françaises, etc.), reflète l’ambition initiale du collectionneur, attaché à son idée de création d’un « Musée de la gravure ». L’étude détaillée de l’ordonnancement de cette collection par écoles constitue à elle seule un apport important pour l’histoire de l’art, et tout particulièrement l’histoire des classements, en plein renouveau grâce aux travaux de Frédéric Barbier en ce qui concerne l’histoire du livre. Cette dernière thématique est abordée par ailleurs dans l’essai suivant consacré à la collection de livres illustrés d’Edmond de Rothschild, conservée au Louvre.

164Le chapitre suivant, divisé en trois essais, évoque en premier le don de la collection de dentelles de la baronne Edmond James de Rothschild (1853-1935) au musée des Arts décoratifs, rappelle que la conservation du patrimoine ne se limite pas à l’inventaire et au maintien des bonnes conditions de température ou d’hygrométrie. Sans cesse, les objets doivent être étudiés, inventoriés et signalés : la « redécouverte » en 2010 de ce don des années 1930 montre que le patrimoine peut sombrer dans l’oubli faute de mise en valeur. Cet essai constitue également une belle introduction à l’histoire de la dentelle, trop souvent négligée. En 1934, la baronne légua également à la Bibliothèque nationale la collection de monnaies et médailles de son mari, complétant ainsi deux premiers dons de 1907 et 1911. Leur fils James Armand (1878-1957) compléta cet ensemble de dons en offrant au Louvre une série de vases en terre cuite du iiie siècle découverts par Edmond James. L’essai consacré à ce don permet d’évoquer le rôle marquant des Rothschild dans l’essor de l’archéologie en Palestine.

165Après ces deux premiers chapitres consacrés à Edmond James, son épouse et leur fils James Armand, le troisième est consacré aux legs à la Bibliothèque nationale. Le premier legs d’Henri de Rothschild en 1947 fait d’abord l’objet d’un bref retour en arrière avec un historique de la collection qui en est à l’origine, celle de James Édouard de Rothschild (1844-1881), de son épouse Thérèse (1847-1931) et de leur fils Henri (1872-1947), qui forme une belle étude de cas sur le goût bibliophilique dans la seconde moitié du xixe siècle. Les manuscrits, incunables, recueils de dessins et de gravures et éditions rares, richement reliées, forment une collection que les spécialistes considèrent comme une des plus précieuses jamais rassemblées. Ce don faisait suite à un premier don, en 1933, de 72 volumes contenant plus de 5 000 autographes classés par ordre chronologique.

166Tout en esquissant l’historique de deux œuvres majeures de l’art médiéval, l’essai suivant constitue aussi une analyse exemplaire de deux cas de spoliations intervenues en temps de guerre, enjeu qui préoccupe toujours les institutions patrimoniales. Volées pendant la seconde guerre mondiale au baron Maurice de Rothschild, retrouvées sur un quai d’une gare allemande en 1945 puis entrées en possession d’un chanoine breton, les Heures de Jeanne de Navarre, chef d’œuvre de l’enluminure du xive siècle, entrèrent ainsi dans les collections nationales en 1972, la famille Rothschild ayant renoncé à en revendiquer la possession. Les Très belles heures de Notre-Dame, provenant de la collection de Jean de Berry, dérobées en 1940, retrouvées en 1945 à Berchtesgaden puis emportées aux États-Unis, purent revenir en France en 1956 grâce au baron Maurice, qui racheta son propre manuscrit pour le donner à l’État. L’essai dû à Marc Bascou sur la récupération et la restitution des collections spoliées de la famille Rothschild (1943-1953) s’inscrit dans la même thématique, les restitutions ayant été suivies de plusieurs dons par les héritiers des barons Édouard et Robert de Rothschild, qui vinrent enrichir le Louvre.

167Un chapitre plus que bienvenu, consacré au château de Ferrières, permet de revenir sur cette extraordinaire réalisation architecturale du baron James de Rothschild qui le fit construire de 1856 à 1868. Entretenu et occupé par Marie-Hélène et Guy de Rothschild, le château fut par la suite légué à la chancellerie des Universités de Paris en 1976. Il abrite encore de remarquables collections de sculptures, copies d’antiques ou commandes du xixe siècle, des décors majeurs dans l’histoire des arts décoratifs et même du mobilier, notamment une salle de bains dans le style « art déco ».

168Les derniers essais du troisième volume évoquent les dons de la seconde moitié du xxe siècle et du début du xxie siècle, la générosité de la famille Rothschild s’inscrivant désormais dans un cadre législatif à la fois contraignant et rassurant, avec la mise en place du système des dations en paiement de droit de succession, les classements de trésors nationaux, destinés à empêcher la dispersion des grandes collections ou les sorties du territoire de biens culturels reconnus pour leur intérêt majeur, mais aussi les possibilités accrues de défiscalisation pour des opérations de mécénat. Un essai consacré aux dons des héritiers du baron Robert de Rothschild (1880-1946) recouvre une longue période allant de 1947 à 2013 et retrace les destins de peintures, de meubles et d’objets d’art donnés à des institutions diverses, non seulement le Louvre, mais aussi le musée des Arts décoratifs de Strasbourg, le musée de la Chasse et de la Nature de Paris, le château de Versailles ou le château d’Urfé. Les deux essais suivants, consacrés l’un au don d’un ensemble de mobilier « art déco » au musée des Arts décoratifs de Paris par les héritiers de Robert de Rothschild en 1966, et l’autre aux dons de Maurice (1881-1957) et Miriam de Rothschild (1908-2005) au musée Gustave Moreau confirment que les dons répondent désormais aux politiques d’enrichissement fixées par les conservateurs. Au château de Versailles, les dons d’Edmond de Rothschild (1926-1997) de 1966, 1969 et 1988, qui font l’objet d’un essai, s’inscrivaient ainsi dans une entreprise de remeublement systématique du château, selon une doctrine patrimoniale fixée au lendemain de la seconde guerre mondiale. Deux essais, évoquant les dons et les dations du baron Edmond en 1990, montrent l’importance du système des dations pour les familles de collectionneurs, tout en rappelant que celles‑ci sont régulièrement complétées par des dons. Le dernier chapitre du catalogue, consacré aux dons et au mécénat d’Alix de Rothschild (1911-1987) et d’Élie et Liliane de Rothschild (1917-2007 et 1916-2003) s’inscrit pleinement dans cette nouvelle histoire des collections patrimoniales, structurée par une législation clairement définie. La baronne Alix fut ainsi une des premières personnes de la famille à s’intéresser à l’art contemporain ainsi qu’aux collections ethnographiques. Dans un autre domaine, la baronne Élie de Rothschild, attachée à la figure de Marie-Antoinette, collectionna de nombreux objets et œuvres d’art qui bénéficièrent au château de Versailles. Son époux fit quant à lui don de sa collection d’art contemporain au Centre Pompidou. Un dernier essai conclut – de manière temporaire –, la série des dons familiaux des Rothschild, avec les photographies offertes au musée d’Orsay par Béatrice Rosenberg (née Rothschild). Un chapitre final est consacré à la participation des membres de la famille Rothschild à des opérations de mécénat au profit de musées de province ou de la capitale, de 1963 à 2016 : achats suivis de dons immédiats à des institutions publiques, participation à des levées de fonds, financements de restauration, font désormais partie de la vie quotidienne des musées.

169Une série d’annexes vient compléter ces volumes. On y trouve une édition des actes notariaux et des correspondances administratives concernant le don de la collection Edmond de Rothschild au Louvre. La bibliographie ne reprend pas l’intégralité des références citées dans les essais, mais fournit de précieuses références sur les Rothschild, ainsi que la totalité des sources exploitées, à la fois dans les archives des musées nationaux, celles de la famille Rothschild conservées à Londres, celles de l’Union centrale des Arts décoratifs ou des différents musées bénéficiaires des dons successifs. Un index des lieux de conservation, ainsi qu’un index des noms de personnes offre un précieux outil pour se repérer au sein des trois volumes. Complémentaire des bases de données déjà mises en ligne sur l’histoire des Rothschild (https://www.rothschildarchive.org/), outil indispensable pour les historiens de l’art, cet ouvrage attirera nécessairement l’attention des historiens, par la richesse de ses analyses sur l’histoire du goût, du marché de l’art, des institutions patrimoniales ou des circulations de biens culturels.

170Charles-Éloi Vial

Ferdinand Buisson, Dictionnaire de pédagogie, préf. de Pierre Nora, éd. établie et présentée par Patrick Dubois et Philippe Mérieu, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2017, 969 p.

171Pierre Nora, en 1984, qualifiait de « cathédrale de l’école primaire » un dictionnaire de pédagogie alors aussi oublié que son maître d’œuvre, Ferdinand Buisson ; c’était dans les fameux Lieux de mémoire, un article – beau morceau de littérature par ailleurs – qui a fait date et suscité des vocations, et que les éditeurs de la présente publication ont bien fait de placer au début du volume. Pour Pierre Nora, ce monumental ouvrage « n’était pas fait pour qu’on s’en souvienne, mais pour qu’on s’en nourrisse » et sa vraie réussite « est de s’être fondu dans le capital mémoriel d’une collectivité pratiquement disparue ». On pourra toujours vétiller en regrettant que cette préface n’ait pas été assortie de quelques notes infrapaginales, celles, par exemple, de la réédition du même texte chez Gallimard (Recherches de la France, 2013), ce qui eût permis d’étoffer quelque peu une bibliographie étique ; ou en regrettant qu’elle n’ait pas été corrigée d’une ou deux imprécisions vénielles (ainsi Buisson fut député de 1902 à 1914 puis de 1919 à 1924).

172Suit un avant-propos de Philippe Meirieu dont on appréciera le style et la subtilité. Reprenant la métaphore de P. Nora, il rappelle que la cathédrale fait lever les yeux et baisser la voix, avec raison qu’elle ne se résume pas à la somme des éléments si épars qui la composent, donnant à la fois une « sensation de complétude et d’inachèvement, de solidité dans l’intention et de foisonnement dans l’expression. D’où la force de l’édifice et la place symbolique qu’il occupe dans la Cité ». L’architecte Meirieu aime mélanger les genres : le classique avec l’importance des savoirs, de la discipline ; le moderne, voire le post-moderne, avec les mots « apprenant », « le vivre ensemble », « sociétal », « le commun »…

173On ne saurait donner tort à P. Meirieu d’écrire que la lecture du Dictionnaire déjoue les interprétations caricaturales de la pédagogie républicaine, mais on ne souscrira pas à l’idée, pour le coup quelque peu caricaturale, selon laquelle « sévit », à l’époque, un « nationalisme exacerbé » et qui « sous-tend, de toute évidence, l’ambition de l’école républicaine », à l’idée selon laquelle Buisson aurait vu « son projet pédagogique pour une “République fraternelle” inscrit sous le signe du nationalisme conquérant ». Puisque l’auteur y note une « contradiction », c’est qu’il prend en mauvaise part le mot « nationalisme », du reste fort peu ou pas en usage au moment de la rédaction et de la parution du dictionnaire – 1882-1887, soit avant le boulangisme et le développement du nationalisme contemporain. Or, quitte à employer le terme, il eût fallu, pour reprendre la typologie de Michel Winock, le qualifier de « républicain » – « nationalisme républicain » : équivalent de patriotisme. En effet le « nationalisme » tel que le conçoit P. Meirieu ne saurait caractériser ni les auteurs du dictionnaire ni ceux qui créent jour après jour, en ces années 1880, l’école de la IIIe République. Plus tard, pendant ce que l’historiographie appellera la troisième affaire Dreyfus, après ce que Léon Blum décrira comme « un effet de catalyse » opéré par l’Affaire, Buisson expliquera en quoi les républicains ne peuvent qu’être patriotes – parce que fils des principes de 1789 – et, donc, en rien nationalistes – ces derniers se mouvant dans les courants issus de la contre-Révolution. Il n’y a donc pas de hiatus entre le projet pédagogique de Buisson et son patriotisme fervent. En fait, si l’on doit chercher un paradoxe chez Buisson, et encore n’est‑il qu’apparent, il tient en sa volonté de concilier l’instruction publique émancipatrice (Condorcet) et l’éducation nationale intégratrice (Quinet).

174Mais les temps changent et, fort d’un diagnostic lucide sur la mondialisation, la clanification et l’individualisme narcissique du monde actuel, P. Meirieu écrit que pour y répondre, il nous faudrait « un nouveau Dictionnaire ou […] une mobilisation éducative du même ordre que celle qu’a animée Ferdinand Buisson ». Or « il n’y a sans doute pas d’autre “commun en surplomb” possible aujourd’hui que la solidarité ». Buisson démentirait‑il ? Sans doute pas et même il irait plus loin : en 1926, dans ses Leçons de morale à l’usage de l’enseignement primaire, après avoir rappelé le sens et l’articulation des deux premiers termes de la devise républicaine, il s’attarde sur le troisième, « Fraternité », qui donne une belle idée « de la solidarité humaine et particulièrement de la solidarité nationale » ; et s’il préfère « fraternité » à « solidarité », c’est que la première « fait appel à un sentiment qui doit animer et réchauffer l’idée de justice ».

175C’est Patrick Dubois qui a rédigé l’introduction. Auteur d’une thèse remarquée sur le dictionnaire, soutenue en 1994, il offre au lecteur un éclairage complet sur le contexte intellectuel, pédagogique et politique de l’édification par 358 auteurs des quatre épais volumes comptant au total près de 5 600 pages d’environ 7 800 signes chacune ! Il met bien en évidence le tour de force qu’a été pour F. Buisson de composer une harmonie avec de si nombreux rédacteurs provenant d’univers disparates, du catholicisme à l’anarchie, du scientisme au spiritualisme (ici dominant) – une harmonie qui donc laisse apparaître des dissonances. Si P. Dubois rend hommage à un Buisson chef d’orchestre rigoureux, souple et fin, il rend justice au travail de forçat de « l’indispensable » James Guillaume, bien davantage qu’un secrétaire de rédaction. On doit également à P. Dubois une centaine de notices biographiques des auteurs ainsi que les notes de fin de volume, qui forment un outil de déchiffrement des plus instructifs de tel ou tel passage des quelque 250 articles sélectionnés pour la présente édition. Ces scrupuleux commentaires sont un précieux guide pour le lecteur ainsi à même de se repérer parmi des controverses dont on s’amuse tantôt de la désuétude, dont on s’étonne tantôt de l’actualité.

176Pour le seul Buisson, l’exercice n’est pas facile, puisqu’il demande qu’on l’analyse toujours globalement, tout se tenant toujours chez lui : pensée religieuse, réflexions pédagogiques et convictions politiques. Le syncrétisme de celui qui ne se contente jamais d’une illusoire synthèse faite de la juxtaposition d’éléments hétérogènes voire contraires, le rend irrécupérable par un camp (« républicain ») ou un autre (« pédagogiste »)… Ainsi pour la pédagogie est‑il justement rappelé que si le directeur du dictionnaire est partisan, pour les enfants du primaire, d’un enseignement intuitif, d’un enseignement qui sollicite l’intelligence de l’élève par l’insinuation, la persuasion, rejetant donc une instruction trop abstraite, trop fondée sur une mémorisation aussi rebutante qu’elle est mécanique, le plaisir n’est toutefois pas une fin en soi, l’école doit émanciper plus qu’épanouir : « Il n’y a pas d’éducation passive ; il n’y a pour personne d’éducation sans peine. Il n’est pas nécessaire que l’éducation soit dure, ennuyeuse ou chagrine, mais il est impossible qu’elle dégénère en une sorte de jeu. Il faut qu’elle tende les ressorts de l’âme, qu’elle aguerrisse l’esprit et le corps, qu’elle exige un travail ; sinon elle n’est rien. On pourrait dire : elle vaut ce qu’elle coûte. »

177Bloc erratique, fragment charrié loin de son milieu d’origine (Réforme, Renaissance, Révolution) par la IIIe République, déposé dans nos bibliothèques avant la phase cataglaciaire contemporaine, le Dictionnaire de pédagogie de Ferdinand Buisson est une sorte d’unicum, sans précédent, sans équivalent et sans imitation digne de ce nom – sinon sa version révisée et refondue de 1911 –, œuvre d’une telle richesse qu’on ne peut que se réjouir d’en avoir enfin, ici, l’essentiel sous la main ; et on se demandera avec P. Dubois si, vraiment, les interrogations des pédagogues des années 1880 ne sont plus les nôtres… Enfin, de la part de tous les contributeurs, quelle belle langue, simple, précise, d’une clarté d’exposition qui fera rougir nos modernes et jargonnants pédagogues ; car ce dictionnaire est aussi le plus bel éloge de la langue française et poussera les enseignants qui à nouveau seront amenés à s’y ressourcer à porter toujours plus haut leurs exigences vis‑à-vis d’eux-mêmes puisque l’on ne rappellera jamais assez que tant vaut l’instituteur tant vaut l’école et, en République, pour reprendre Buisson, tant vaut l’école tant vaut la nation.

178Samuël Tomei

François Lecointre (dir.), Le Soldat. xxe-xxie siècle, préface de Jean-Pierre Rioux, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2018, 448 p.

179Le général d’armée François Lecointre a dirigé la publication de cette série d’articles publiés à l’origine dans la revue Inflexions, dont la première publication remonte à 2005. Emmanuelle Rioux a su faire de cette revue une passerelle entre monde civil et monde militaire dans le registre d’une réflexion globale sur les questions tournant autour de la condition de soldat, des problèmes de défense et de sécurité. Ici, il s’agit de réunir une sorte de florilège d’un certain nombre d’articles parus dans la revue. En vingt-quatre chapitres, l’ouvrage rend compte de la multiplicité, de la diversité, de la complexité des tâches qui incombent désormais à la condition militaire dans des conflits, interventions, ou missions qui ont profondément évolué également. Les vingt-quatre chapitres sont organisés en trois grandes parties : « du soldat », « au combat » et « le retour ».

180La première partie reprend tout à la fois des grands classiques, comme le « dressage des corps » (Pierre Joseph Givre), expression courante au xixe siècle, la « bravoure, vertu du passé » (Jean René Bachelet), la « conquête du courage au combat » (Hervé Pierre), qui aurait d’ailleurs dû se trouver dans la deuxième grande partie, ou une réflexion sur « L’autorité ne s’exerce pas dans le vide » (André Thiéblemont), qui montre très bien l’écart qui peut exister entre l’autorité théorique des officiers et leur nécessaire adaptation empirique en fonction de contraintes institutionnelles ou humaines. La réflexion sur « Ordre légal, ordre illégal » (Ronan Doaré), du Centre de recherche des Écoles de Coëtquidan (CREC), à la lumière des événements de 1940 ou de la guerre d’Algérie est également fort riche. Dans un registre connexe, l’entrée en dissidence évoquée par Patrick Clervoy et le choix fait par certains officiers de l’armée d’armistice d’entrer dans une résistance moins nettement visible (Rémy Porte), pose opportunément la question du légalisme des milieux militaires et celle de la question de possibles franchissements de seuils par rapport au pouvoir perçu comme légal.

181La deuxième partie concerne le combat. Un des auteurs s’interroge : « Quoi de neuf depuis la guerre du Péloponnèse et les considérations de Thucydide sur la force morale des cités ? Probablement peu de chose si l’on admet que le combat fait partie de la condition humaine. » Effectivement, un des grands mérites de cet ouvrage collectif consiste à considérer les permanences, les invariants du combat, même si la technologie guerrière évolue profondément. L’article de Brice Erbland sur le combattant « augmenté » (« La tentation de l’Hubris ») en apporte la preuve évidente. Différentes expériences combattantes sont exprimées, notamment celle de Xavier Pineau évoquant le temps où, jeune officier, il a connu, en 1995, la guerre d’ex-Yougoslavie en étant encerclé avec son peloton sur un poste isolé. Michel Goya, qui a aussi connu l’expérience du feu à Sarajevo sait déployer son double regard de combattant et d’historien pour faire partager son témoignage de lutte contre les snipers. Brice Houdet explique fort bien comment dans les conflits asymétriques d’aujourd’hui la manipulation des foules est essentielle tant elle permet de rompre la distinction entre combattants et civils. François Lecointre rapporte lui-même l’assaut de Vrbanja du 27 mai 1995. Les recettes sont toujours les mêmes : gérer sa peur – l’activité constituant un bon antidote – se connaître soi-même, savoir s’inscrire dans une action collective dans laquelle chacun a un rôle particulier à jouer. En d’autres termes, il s’agit d’exprimer les fondamentaux de la camaraderie au feu connue de longue date. En cela les multiples témoignages rassemblés ici vont bien tous dans le sens de la permanence des comportements de long terme. Hervé Pierre décrit fort bien des modalités de guerre que l’on pensait disparues depuis le xviie siècle, à savoir le massacre pour raisons religieuses, amenant ce qu’il nomme fort bien « une cruauté de proximité ».

182La troisième partie est organisée autour des phénomènes de « retour » après le combat. Cette thématique a vu son importance croître scientifiquement dans les dernières années, à juste titre, car elle pose des questions de toute première importance, celles de la réinsertion mentale et sociale de celui qui a combattu. Après le système de récompense des médailles (Xavier Boniface et Hervé Pierre) vient le temps du retour à la vie ordinaire (Michel Delage) et éventuellement celui des traumatismes (Yann Andruétan) et de la prise de parole, bien rare en fait (André Thiéblemont). Après la Bosnie comme c’était déjà le cas après 1918, les véritables combattants ont tendance à se murer dans le silence, laissant aux combattants de l’arrière-front le soin de remplir les gazettes. Henri Hude, philosophe du CREC, aborde la question fondamentale de la judiciarisation du héros, le soldat se voyant de plus en plus reproché d’être « la flèche d’acier du pouvoir », alors qu’il n’existe pas de pouvoir sans force.

183Le parti pris est résolument interdisciplinaire. Des militaires, des civils, des historiens, des médecins militaires, un juriste, un philosophe, présentent leurs savoir-faire. Certains auteurs apparaissent plusieurs fois dans le volume et révèlent une des limites de l’exercice de sélection d’articles. Les communications rassemblées ici relèvent de deux grands genres assez nettement différenciés. Le plus grand nombre des chapitres émane de témoins-acteurs se faisant historiens. Officiers supérieurs ou généraux, ils rapportent des expériences de combat connues quelques années ou quelques décennies plus tôt. La communication de Frédéric Gout, qui fut à la tête du 5e régiment d’hélicoptères de combat, relève de ce premier genre. Il nous montre combien « l’ennemi théorique » – c’est‑à-dire imaginé et quasiment planifié – peut être différent de celui connu véritablement sur le terrain. La plupart des communications relèvent de ce regard du témoin-acteur et les officiers supérieurs ou étoilés sont largement les plus nombreux dans l’ouvrage et parmi eux des historiens-officiers patentés et reconnus. Les analyses d’universitaires construites sur des programmes de recherche constituent le deuxième grand genre – minoritaire – de l’ouvrage. D’où, parfois, l’impression de lire un volume un peu de l’entre-soi. Les travaux universitaires réalisés à Paris-Sorbonne, Montpellier ou Metz auraient pu être évoqués. Preuve d’une écriture parfois éloignée des canons de production universitaire, certaines communications sont pauvres en références.

184Mais l’essentiel n’est pas là. Construit surtout à partir et autour du statut du témoignage, cet ouvrage collectif présente une véritable réflexion d’ensemble sur les comportements de l’homme au combat, mais également dans le prolongement de celui‑ci. Dans sa préface, l’éditeur précise qu’il s’agit d’une « approche fractionnée et plurielle » en revendiquant la vocation à être « une leçon d’histoire immédiate ». Si d’autres travaux méritent ces qualificatifs (thèse sur le Génie au combat en Afghanistan de Christophe Lafaye), cet ouvrage mérite pleinement d’être lu pour qui s’intéresse aux évolutions récentes de la condition de soldat.

185François Cochet

Denis Pernot, Henri Barbusse. Les discours du Feu, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, coll. « Écritures », 2018, 202 p.

186Après une excellente édition du Feu, munie d’un fort dossier documentaire, dans la collection « GF » (Flammarion) en 2014, Denis Pernot procure cette année un essai, lui aussi très informé, sur le titre le plus connu d’Henri Barbusse, dont la célébrité – prix Goncourt 1916 – repose sur un certain nombre de paradoxes. Divisé en trois parties, l’ouvrage s’intéresse d’abord à la situation de Barbusse au front – engagé volontaire à quarante ans passés, il est à la fois vaillant combattant et critique à l’égard de l’armée –, puis au statut même du roman, qui n’en devint un qu’après un sérieux remaniement du feuilleton paru dans L’Œuvre du 3 août au 9 novembre 1916, enfin à sa réception dans la presse, émaillée de malentendus. Le premier mérite de cette analyse du Feu est de la faire reposer sur d’autres écrits de l’auteur, notamment les Lettres à sa femme (1914-1917) parues en 1937, venant doubler en quelque sorte le récit de fiction, ainsi que Paroles d’un combattant, réunissant des articles et discours (1917-1920), dans lesquels Barbusse a cherché à préciser sa position. Mais l’A. a trouvé également dans différents fonds d’archives des correspondances – comme celle d’Henry Dispan de Floran – qui permettent d’éclairer une situation qui a fait de Barbusse un héros alors que son livre n’exaltait en rien l’héroïsme, au moins celui des cocardiers et des « bourreurs de crâne » ; ce sont d’ailleurs ces derniers qui font l’objet de la plus forte ironie, la presse nationaliste – Barrès en tête – soutenant une vision de la guerre démentie par la plupart des romans ou témoignages publiés pendant le conflit, L’Appel du sol d’Adrien Bertrand (1916), Vie des martyrs de Georges Duhamel (1917), Sous Verdun de Maurice Genevoix (1916), pour ne citer que les plus connus. Car, au fond, tout le débat tourne autour d’une question essentielle : comment dire la vérité de la guerre pendant qu’elle se déroule ? « L’écrivain combattant qui nourrit le projet d’écrire la guerre telle qu’il la fait et la voit est ainsi mis dans l’impossibilité de prendre la parole au moment où il est au feu et tant que dure la bataille » (p. 63). Et pas seulement à cause de la censure mais surtout d’un discours ambiant qui refuse de regarder la réalité en face, par sentiment ou idéologie. L’A., dans les articles de réception défavorables, a retenu ceux qui dénonçaient « un livre faux », ce qui rejoint l’opinion du père Moreau, écrivant du front à sa mère, le 3 juin 1917 : « Le Feu, très mauvais livre, et aussi faux que possible ; mensonge par prétérition ! Sans parler des choses nettement mauvaises et de son influence démoralisante » (François Josaphat Moreau, Un moine dans les tranchées. Lettres de guerre (1914-1919), Éditions Saint-Léger, 2018, p. 296). Les historiens, et l’A. ne les ignore pas (p. 83), se sont intéressés au cas des prêtres ou pasteurs, aumôniers en première ligne, souvent affectés dans les services sanitaires, prêchant à la fois l’amour du prochain et la haine du « Boche ».

187 Le Feu en feuilleton, sans prendre ouvertement parti, offre un « contre-discours » à la prose officielle s’étalant dans les journaux en un mode de publication subtilement résumé : « Une littérature fictionnelle de vérité est ainsi opposée à une littérature factuelle de mensonge : aux mensonges des hauts de page répond alors une vérité de rez-de-chaussée » (p. 77). Le roman, lui, sera plus directement engagé, se faisant le porte-parole des soldats dont la souffrance au quotidien – le sous-titre en est Journal d’une escouade – n’est pas transcendée par une foi quelconque : l’A. insiste à juste titre sur la dimension orale du récit, l’une des singularités du Feu ayant été de reproduire les voix des poilus, avec leur gouaille, leur pittoresque, leur argot aussi, réalisme choquant pour les uns, plein de sel pour les autres. Se pose alors une question subsidiaire : comment dire la vérité de la guerre en un langage marginal ? « Les Gros Mots », titre d’un des chapitres du roman, montre la difficulté, pour un écrivain, de sonner juste sans devenir illisible ; l’un des personnages dit au narrateur, réputé leur « secrétaire » : « Tu n’entendras jamais deux poilus l’ouvrir pendant une minute sans qu’i’s disent et qu’i’s répètent des choses que les imprimeurs n’aiment pas besef imprimer. Alors, quoi ? Si tu ne les dis pas, ton portrait ne sera pas r’ssemblant » (p. 91). En l’occurrence, on constate que le travail de Barbusse a porté davantage sur la syntaxe que sur le lexique, selon la méthode que Céline emploiera quinze ans plus tard pour faire « parler » son Voyage au bout de la nuit, manière finalement adoptée par les auteurs qui, ayant opté pour la langue du peuple, ont choisi de s’adresser à ceux qui ne la pratiquent pas. Il y a donc forcément une bonne part d’artifice dans cette écriture « authentique » et Barbusse n’en était pas dupe. Le Feu est‑il un roman « vrai » ou un roman « faux » ? La fausseté dénoncée par la presse de droite n’est qu’idéologique et sans surprise, même si Barbusse a pu rejoindre par certains aspects de son récit l’Union sacrée, mettant la politique hors de jeu, du moins en apparence. De même, l’adhésion de la gauche n’étonne pas beaucoup et c’est sous son influence que l’auteur du Feu va évoluer vers un pacifisme étranger, au départ, à ses convictions, lui inspirant Clarté (1919), roman « vécu de la guerre […] œuvre très forte, pénétrée d’un magnifique souffle d’internationalisme et de révolte humaine » (Le Populaire de Paris, cité p. 135). Pour le coup, la carrière de Barbusse va s’orienter vers un militantisme qui fera passer au second plan une œuvre romanesque beaucoup plus complexe qu’on ne pourrait s’y attendre, notamment dans son rapport à la spiritualité (Jésus, 1927, Élévation, 1930), complexité présente dès l’origine, Le Feu, on l’a dit, étant pétri de paradoxes, pour ne rien dire de L’Enfer (1908).

188Cette enquête est passionnante, non seulement parce qu’elle s’attache à « démonter » le succès d’un livre qui, au fond, était inattendu à ce point mais aussi parce que c’est l’histoire d’un « discours » qu’elle retrace, celui de la littérature en temps de guerre, prise entre l’arbre et l’écorce ; c’est à cette aune qu’il faut mesurer les fictions qui paraîtront dans les années trente, dramatisant après coup des scènes vécues par des écrivains dont le « témoignage » avait eu le temps de mûrir, le Giono du Grand Troupeau (1931) ou le Drieu de La Comédie de Charleroi (1934) : « à chacun sa vérité », dit à peu près D. Pernot (p. 147), la formule de Pirandello (1917) jetant une pierre dans le jardin des études littéraires, voire des sciences historiques.

189Bruno Curatolo

Tyler Stovall, Paris and the Spirit of 1919. Consumer Struggles, Transnationalism and Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, 342 p.

190Au cœur des recherches en histoire sociale, la société française a fait l’objet de nombreuses investigations et interprétations mais singulièrement l’année 1919 manquait encore d’une synthèse mêlant les enjeux de court terme et les perspectives de moyen et long terme. C’est la tâche et l’objectif que s’est assigné Tyler Stovall, professeur d’histoire à l’Université de Californie à Berkeley, dans cet ouvrage entendant interroger le développement d’un activisme politique virulent chez les travailleurs parisiens pendant cette année 1919 si complexe et si charnière au moment où la capitale française était le théâtre des négociations de paix mettant fin à la Première Guerre mondiale. À la confluence du local et du global, Paris, momentanément centre du monde, a été, selon l’auteur, le lieu d’une transformation majeure de l’identité des « classes laborieuses », pour reprendre l’expression de Louis Chevalier, marquée par l’emprise de plus en plus forte des questions de consommation, du consumérisme, dont l’impact politique aurait été à l’origine de l’agitation révolutionnaire parisienne.

191Pour forger sa thèse, l’auteur se repose sur un corpus documentaire riche mais limité par l’étude de la seule région parisienne : il s’agit en particulier de sources primaires provenant des archives nationales, du Service historique de l’armée de terre ou encore de fonds d’archives parisiens. Des journaux, mémoires ou témoignages de contemporains complètent utilement ce dispositif en permettant de mener une micro-histoire dont les conclusions ont enrichi le raisonnement de l’A. Néanmoins, le point fort de l’étude réside surtout dans sa pléthorique bibliographie tant en langue anglaise que française qui met à jour bon nombre de strates historiographiques sur les sujets développés.

192Comme premier axe de sa recherche, l’auteur tente de réfuter une théorie développée jusqu’alors par l’école de Francfort qui postulait l’aspect réactionnaire du consumérisme et de la société de consommation ce qui empêchait les acteurs sociaux d’entrer dans le champ politique. S’appuyant sur les recherches récentes sur l’histoire de la consommation – on pense aux travaux de Patrick Fridenson en France – et du « consomm’acteur » ou consommateur-citoyen, l’A. tente de démontrer l’impact majeur de ces questions sur l’activisme à Paris en 1919. Il remonte pour cela aux années de guerre elles-mêmes marquées par des biens de plus en plus rares et chers – la « vie chère » pour reprendre l’expression de l’époque – et donc par des privations de plus en plus socialement marquées. L’A. démontre ainsi avec raison que l’Union sacrée n’a pas empêché – loin s’en faut – les conflits autour de la nourriture, de l’habillement ou du logement. Ainsi, dès les premiers effets de l’entrée en guerre, les thèmes de l’économie morale apparurent à nouveau pour imposer une vision du consumérisme basée sur le respect de règles tacites au nombre desquelles il fallait compter une répartition relativement égalitaire des denrées comme une contrepartie « alimentaire » de l’Union sacrée, le refus de toute spéculation et enfin, nouveauté des temps, la lutte contre la consommation des biens ennemis ou jugés comme tels. Le pain, par exemple, symbole social et politique depuis fort longtemps, en particulier depuis la Révolution française, fit l’objet d’une attention toute particulière des autorités. En effet, les accusations de spéculations contre les « profiteurs de guerre » ne tardèrent pas à se faire entendre avec les premières pénuries. Tout en étant un aliment fondamental des familles françaises, ses différentes variétés pouvaient faire l’objet de différences sociales importantes et de récriminations : conscientes de ces implications, les autorités décidèrent de limiter la consommation des « pains de fantaisie » ou pains spéciaux puis de la bannir en février 1917 comme une manière d’assurer une certaine équité entre consommateurs. La consommation de viande, encore plus socialement marquée, suivit les mêmes logiques : discours contre les spéculateurs ou les grossistes accusés de s’enrichir sur le dos des travailleurs alors même que la nation était en danger et tentative de promotion par les autorités de la viande congelée comme un moyen de lutter contre la hausse des prix et de fabriquer du consensus dans ce domaine. La promotion de « produits de base de la victoire » par l’État – la « chaussure nationale » par exemple – sera pensée comme une manière d’incarner une nouvelle fois l’Union sacrée dans l’habillement. Le refus de ces biens par les plus aisés a été vécu par les travailleurs comme une manière d’apparaître comme des ennemis de la nation en guerre. La contestation sociale sur ces sujets ne fit que s’accentuer tout au long de la guerre et « la politisation de la jalousie » entre classes sociales ne faiblit pas en dépit même de l’intervention accrue de l’État à la fin du conflit avec la mise en place du rationnement. La discussion d’une taxe sur les biens luxueux fut ainsi symptomatique et alimenta un discours des travailleurs visant non à inclure mais à exclure les plus riches. Malgré les tentatives des autorités, les contestations en termes de consommation alimentèrent, selon l’A., un discours révolutionnaire qui trouva sa concrétisation dans les mouvements sociaux qui secouèrent la région parisienne pendant et après la guerre.

193En effet, la démobilisation du secteur de la consommation fut plus complexe que celle des soldats et contribua à des contestations importantes pendant l’année 1919 : le logement fut le secteur le plus touché avec la pénurie entamée pendant le conflit et aggravée à sa sortie. L’opposition entre locataires et propriétaires, que les moratoires sur les loyers et la loi du 9 mars 1918 réaffirmant le principe d’une exemption du paiement des loyers pour les plus pauvres ne calmèrent pas, trouva une nouvelle expression après la guerre dans les conflits autour des expulsions pour des arriérés de paiement. Les associations de locataires trouvèrent dans ce contexte une nouvelle vigueur et utilisèrent de nouvelles méthodes de protestations marquées par l’action parfois directe contre les propriétaires et les expulsions. On trouve la même action directe lors des émeutes alimentaires de l’été 1919 ou encore lors de la création des « comités de vigilance » censés surveiller l’évolution des prix des denrées de base à la même période. Ces derniers comités traduisaient bien l’évolution des modes de contestation sociale alors en cours : ouverts aux classes moyennes et aux hommes alors que précédemment ces mouvements étaient plutôt féminins, ces comités, boudés par les dirigeants syndicaux, ont expérimenté de nouveaux modes d’action contre la hausse des denrées comme les achats groupés en commun, ce qui les fait apparaître à bien des égards comme des précédents originaux des mouvements sociaux du second xxe siècle.

194À côté de cette politisation progressive du consumérisme, Tyler Stovall attribue l’activisme politique des travailleurs parisiens à la nature instable et changeante de leur identité. Étudiant la classification sociale de ces travailleurs à l’aide des listes nominatives du recensement, l’auteur conclut à sa très grande diversité. Travaillant sur les mémoires de deux ouvriers, Louise Deletang et René Michaud, en utilisant les méthodes de la micro-histoire appliquées à deux trajectoires politiques très différentes allant du soutien affiché de l’Union sacrée à l’anarchisme, l’A. n’hésite pas à montrer les convergences identitaires entre les deux individus : sentiment de division de classe et d’oppression, identification à une situation sociale commune et politisation progressive. L’identité de la classe des travailleurs s’est également opérée par la différence et l’exclusion progressive de deux groupes qui en faisaient partie pendant le conflit : les femmes et les travailleurs coloniaux. Avec l’armistice, ces derniers sont exclus de France tandis que les premières doivent quitter leur travail par décision des autorités craignant que les soldats démobilisés ne retrouvent pas un emploi dans cette période de transition entre l’économie de guerre et la paix. Malgré les protestations des « munitionnettes », les ouvriers, même syndiqués, n’ont pas forcément lourdement protesté contre ces deux exclusions. Une nouvelle classe laborieuse en sortit qui ne tarda pas à investir la chose politique.

195En effet, et c’est le troisième et dernier axe de cette étude, l’activisme politique des travailleurs parisiens fut alimenté par la concaténation des luttes politiques locales et globales. Paris devint le centre du monde pendant les négociations de paix et les contestations de la part des ouvriers français eurent ainsi une résonnance jamais égalée par la suite en raison de cette concomitance. Cela forgea la volonté des travailleurs d’utiliser la politique-spectacle comme moyen de protestation d’abord en investissant de manière pacifique la capitale, le 6 avril 1919, lors d’une manifestation suite à l’acquittement de l’assassin de Jaurès puis de manière plus violente, le 1er mai. Les blessés et surtout les deux morts donnèrent une coloration dramatique à cet investissement de la capitale par ses travailleurs et laissèrent penser à une tentative révolutionnaire. Celle‑ci en réalité échoua un mois plus tard malgré le succès initial de la grève des ouvriers métallurgistes. Peu populaire et limitée à la seule région parisienne, cette grève échoua également par manque de soutien des autorités syndicales.

196Pour conclure, l’A. dresse un portrait complexe et convaincant de l’activisme de cette classe ouvrière, de sa lutte en tant que groupe de consommateurs. Les réflexions sur l’identité de cette classe laborieuse et les difficultés de sa captation par l’historien sont très enrichissantes et devraient être un passage obligé de tout chercheur en histoire sociale. L’étude de l’impact des symboles et des grands rassemblements dans l’activisme politique de ces travailleurs, de la potentialité révolutionnaire de ces groupes est riche en enseignements. Néanmoins, on aurait souhaité dans cet ouvrage une plus grande attention aux enjeux internationaux eux-mêmes, dans l’analyse des discussions des travailleurs afin de mettre à jour les travaux déjà anciens d’Arno Mayer sur le sujet : quid en particulier de la question allemande chez les travailleurs parisiens ? Toutefois, cet ouvrage a fait date par sa rigueur, son étude de l’impact sur le long terme de cet activisme (on pense ici à l’intervention de l’État dans l’économie comme une de ses conséquences) mais aussi par son attention fine portée aux travailleurs parisiens de cette année sans pareil dans l’histoire de la France et du monde.

197Vincent Laniol

Benjamin Ziemann, Contested Commemorations. Republican War Veterans and Weimar Political Culture, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, 315 p.

198Benjamin Ziemann a débuté sa carrière par une histoire sociale des campagnes allemandes pendant la Première Guerre mondiale (War Experiences in Rural Germany, 1914-1923, 2007). Dans un contexte de désaffection des historiens allemands pour la Première Guerre mondiale, qui plus est dans la dimension sociale de l’expérience de guerre et de l’arrière, il y avait fort à parier que ce type de focalisation, relativement rare, était appelée à faire date. C’est en poursuivant cette analyse que l’historien de Sheffield s’est intéressé à un sujet relativement méconnu : la plus grande association d’anciens combattants allemands de la République de Weimar, qui n’était ni le « Casque d’Acier » (les vétérans nationalistes et conservateurs) ni les Sections d’assaut hitlériennes, mais bien une association républicaine, la « Bannière d’Empire ». Celle‑ci, largement sous-estimée en Allemagne comme en France, fut pourtant l’union la plus importante des vétérans allemands, comptant jusqu’à 900 000 membres en 1925. C’est ce monde qu’a exhumé l’historien, celui d’une mémoire pacifiste de la guerre, beaucoup plus importante que ce que l’on considère habituellement, et pour cause : les nazis ont méthodiquement détruit cette mémoire, une fois parvenus au pouvoir. Cette question dépasse largement la seule question de la République de Weimar : en effet, depuis les écrits de George L. Mosse sur la « brutalisation » de la culture politique allemande après 1918, l’idée d’un basculement de l’Allemagne dans une culture de la violence et de l’autorité était dominante ; elle était devenue une pièce maîtresse de la théorie du Sonderweg – la « voie particulière » allemande qui mène au national-socialisme –, considérant que c’était avec la guerre, et surtout avec la défaite, que s’était joué le basculement de l’Allemagne vers l’abîme (p. 11 et 13). Ainsi, comme le souligne la présentation de l’ouvrage, le travail de B. Ziemann ne concerne pas uniquement la mémoire de la guerre : c’est également une réévaluation radicale du potentiel démocratique de la culture politique de la République de Weimar. De là à tomber dans le récit d’une « success story » de la Bannière d’Empire et de la culture pacifiste dans les années 1920 (p. 9), il n’y a qu’un pas, que l’auteur ne franchit pas. Car l’association n’était pas, d’une part, exempte de toute ambiguïté par rapport à la militarisation du politique ; et il faut, d’autre part, bien expliquer pourquoi elle n’est pas parvenue à imposer une lecture pacifiste, face aux organisations patriotiques.

199L’A. fonde sa recherche sur les quelques mémoires et fonds privés existants, mais surtout sur une analyse extensive de la presse, nationale, locale et spécialisée, ainsi que sur les rapports de police de surveillance de l’organisation. Il délivre, à partir de ce corpus, une histoire sociale et culturelle de l’organisation et de sa culture politique. La Reichsbanner a été fondée en 1924 ; mais dès la sortie de guerre, une culture pacifiste a émergé. Dans le contexte difficile de la fin 1918, la « légende du coup de poignard dans le dos », cette explication paranoïaque de la défaite, gagnant du terrain, un discours critique émerge à gauche : il se focalise sur la corruption et l’inefficacité de l’armée impériale (p. 30). Une ligue pacifiste des anciens soldats est établie à Berlin, et compte de 25 000 à 30 000 membres à la fin 1919. De même, l’Union nationale des invalides de guerre, proche du milieu social-démocrate, compte 830 000 membres en mars 1922. Ce foisonnement d’organisations n’aide pas, mais les sensibilités se retrouvent sous le slogan du « Nie wieder Krieg ! » (« plus jamais la guerre ! »). Les soldats, dans ce cadre, sont avant tout représentés comme des victimes d’une grande boucherie. Et si les vétérans républicains n’hésitent pas à utiliser un topos de la culture combattante, en critiquant les « cochons de l’arrière » (Etappenschweine), l’équivalent allemand des « planqués », pour montrer l’inégalité structurelle de l’armée wilhelminienne dans le sacrifice, son principal combat est de lutter contre le mensonge du « coup de poignard ». C’était une tâche difficile, car il fallait, notamment pour les vétérans socialistes, décrire avec précision le lien entre désertion, mutinerie, défaite et révolution. Mais dans une période, avant 1923, où le traumatisme de la guerre – peut-être plus encore que celui de la défaite – était dans toutes les têtes, le mythe du « coup de poignard » restait maîtrisable. C’est avec l’arrivée des troupes françaises et belges dans la Ruhr, en 1923, qu’une partie de l’opinion commence à basculer vers un jingoïsme bien plus marqué (p. 58).

200Une fois la crise de 1923 passée, des vétérans proches du Parti social-démocrate, du parti libéral et du parti catholique (Zentrum), fondent la Bannière d’Empire, à Magdebourg. Ses membres se pensent comme une ligue républicaine, à l’exact opposé des ligues nationalistes. Elle défend, par exemple, la mémoire du sacrifice des soldats juifs pendant la Grande Guerre, considérés comme des frères de tranchées (p. 63). Cependant, une analyse anthropologique de la vie quotidienne révèle rapidement les ambiguïtés de la militarisation du politique qu’incarne la Bannière d’Empire. Outre les défilés en uniforme, la recommandation de porter les décorations militaires en public témoigne de la difficulté à créer un discours mémoriel de la guerre expurgé de toute forme patriotique. Il ne s’agit pas ici de « brutalisation » telle que l’aurait entendu Mosse, mais bien d’une certaine adoption des valeurs militaires. S’agissait‑il, comme le défend l’A., d’un simple moyen vers une fin, à savoir montrer la force collective de la Bannière ? Ces éléments ne remettent pas en cause le contenu de la mémoire républicaine des vétérans, dont le récit de la guerre différait considérablement de celle des ligues de droite (p. 91), soulignant la position de victimes des soldats et la hiérarchie sociale dans l’armée. Cependant, il y avait bien également ici une gêne perceptible entre un rejet de principe de la guerre, d’une part, et l’affirmation basique de l’expérience de la guerre. L’A. analyse l’ensemble des pratiques mémorielles, que ce soit les différents débats qui ont agité la Bannière, la pratique des commémorations publiques ou la tentative de participer à la construction d’un monument national. Devant les atermoiements dans cette dernière entreprise, l’organisation finit par construire un monument provisoire, en 1929, nommé « Monument de la République », qui défile dans les rues de Berlin.

201Comment expliquer que la culture des vétérans républicains soit entrée en crise à la fin des années 1920 ? L’intérêt porté à la mémoire de la guerre, ou son contenu, avait, finalement, peu évolué, dans le conflit qui existait entre mémoire républicaine et mémoire nationaliste radicale. Mais à la fin des années 1920, des cohortes entières de jeunes hommes, beaucoup plus nombreux du fait de l’explosion démographique allemande des années d’avant-guerre, entrent sur un marché du travail en pleine crise. Par ailleurs, la part des anciens combattants diminue dans la société. Les vétérans s’attendent clairement à des changements dans la culture des jeunes : les attitudes belliqueuses se développent chez eux (p. 241). La crise économique et les nouvelles formes de consommation de masses faisaient basculer une part de la jeunesse vers les romans de guerre nationalistes. Les vétérans républicains répondirent en adoptant ce qu’ils percevaient comme le grand roman pacifiste, À l’Ouest rien de nouveau, d’Erich Maria Remarque, et en en assurant la promotion. Mais celui‑ci, érigé bien vite en best-seller pacifiste, était loin d’être aussi clair. Dénoncer les horreurs de la guerre pouvait aboutir, dans un certain sens, à souligner d’autant plus l’héroïsme des soldats (p. 251). Les membres de la Bannière d’Empire ne tiraient plus, comme dans les années 1919-1929, des leçons politiques de leur expérience guerrière ; ils étaient contraints, par les changements du temps, de réinterpréter leur expérience à travers leurs valeurs politiques. Les nazis l’avaient compris, eux qui n’hésitaient pas à utiliser l’expérience de guerre de manière totalement instrumentale à des fins politiques.

202Les ambiguïtés de la mémoire républicaine ou la vivacité du discours nazi sur la guerre n’expliquent pas à eux seuls la victoire des troupes hitlériennes, loin s’en faut. C’est une fois au pouvoir que les nationaux-socialistes détruisirent le pacifisme vivace des années weimariennes (p. 277). Cela voulait‑il dire qu’il avait été exempt de toute fragilité ? L’A., tout en montrant l’importance décisive de cette culture mémorielle républicaine, en souligne également les très nombreuses ambiguïtés. Avec ce livre, il apporte donc une pièce essentielle à notre compréhension de l’après-guerre en Europe, tout comme de la culture politique de la République de Weimar. Ce faisant, il ajoute son travail à ceux de Richard Bessel, Robert Whalen, Élise Julien ou Arndt Weinrich, qui ont permis de penser de manière plus fine les conséquences de la guerre en Allemagne, au‑delà du concept de « brutalisation », appliqué souvent de manière trop automatique.

203Nicolas Patin

Béatrice Joyeux-Prunel, Les Avant-gardes artistiques (1918-1945). Une histoire transnationale, Paris, Gallimard, coll. « Folio histoire », 2017, 1186 p.

204Deuxième volet de l’ambitieuse histoire transnationale des avant-gardes artistiques entreprise par Béatrice Joyeux-Prunel, le présent ouvrage couvre les années 1918-1945, soit la période dite historique des avant-gardes, dont l’évolution est conditionnée à la fois par l’essor « d’un marché réel, solide, international et durable pour l’art novateur » et par l’ampleur inédite qu’atteignent alors les circulations « d’œuvres, d’idées, d’images et de textes, d’un pays et d’un continent à l’autre » (p. 17).

205Si les principaux jalons de cette histoire sont aujourd’hui bien connus – en témoigne notamment la richesse de l’appareil de notes et de la bibliographie rassemblés en appendice – l’auteure fait ici le choix de l’aborder sous un double prisme social et transnational qui met l’accent sur la reconstitution des structures et des circulations humaines, artistiques et marchandes. Elle s’intéresse ainsi particulièrement à la dimension collective de l’histoire des avant-gardes, aux logiques à l’œuvre dans la constitution de mouvements à la dimension et à la longévité variables, aux mécanismes d’adhésion dont ils procèdent, aux stratégies de reconnaissance publique qu’ils déploient mais aussi à leurs échecs, aux problèmes de rivalités artistiques, aux tensions générationnelles, voire aux conflits d’intérêts qui ponctuent l’existence de ces formations et en entachent parfois le succès commercial et/ou critique.

206Pour ce faire, l’A. livre un panorama exhaustif des vecteurs de communication et des lieux de sociabilité qui participent à la construction de réseaux artistiques transnationaux. Elle rappelle notamment l’importance des ateliers, des cafés, des galeries, des conférences et des expositions dans l’animation des débats d’avant-garde, lesquels trouvent un prolongement efficace dans les quelque trois cent cinquante revues associées aux mouvements progressistes éditées entre 1914 et 1945 en Europe, mais aussi en Amérique latine, aux États-Unis et au Japon, dont elle esquisse une précieuse cartographie spatiale et temporelle.

207L’une des principales ambitions de cette étude est de démontrer que Paris n’a pas été la capitale mondiale des avant-gardes dans l’entre-deux-guerres. En pratiquant une « histoire connectée » des avant-gardes à l’échelle mondiale, l’A. entend montrer comment s’amorce, dans les années 1920, une nouvelle phase dans l’internationalisation de ces mouvements, non pas tant du seul fait de l’apparition de nouveaux foyers, en Europe de l’Est, en Amérique latine et jusqu’au Japon, qu’en raison de la démultiplication des références culturelles, d’une avant-garde à l’autre, qui a permis à de « nouveaux centres secondaires d’exister sur une réelle scène internationale dont le centre n’était plus automatiquement Paris » (p. 151). Les États-Unis regardent alors vers l’Allemagne et l’Europe centrale, Dada et le constructivisme autant voire plus que vers Paris, tandis que le futurisme italien inspire indéniablement les avant-gardes brésiliennes, même si le poids d’une référence aux accents idéologiques totalitaires a souvent été minoré dans le récit qu’en ont livré ses principaux représentants. Et si, comme le souligne l’A., au cours de la décennie suivante, l’exil massif consécutif aux persécutions contre les avant-gardes a profondément bouleversé les réseaux modernistes européens et a brièvement permis à Paris de redevenir le centre d’un débat artistique novateur, le deuxième conflit mondial, en précipitant la migration des avant-gardes vers l’Ouest, a marqué un nouveau moment de rupture dans l’histoire et la géopolitique de ces courants.

208La mise en évidence de trois champs internationaux des avant-gardes – Paris, une vaste scène constructiviste et un axe latino-américain – conduit également l’A. à revenir sur les tensions entre le cosmopolitisme fantasmé des avant-gardes et la relecture de certains mouvements au prisme d’une histoire nationale. Et bien qu’elle relativise l’importance de la « différence indigène, locale et antieuropéenne » (p. 300) dans la construction d’une modernité culturelle et sociopolitique en Amérique latine, elle insiste sur la résonance idéologique de la « canonisation » de certaines avant-gardes telles que le cubisme et le fauvisme en France dans les années 1920, ou sur le poids symbolique du retour à un imaginaire artistique national, qui s’est notamment manifesté chez les peintres allemands à la même époque.

209La question du politique occupe donc, à plusieurs égards, une place essentielle dans cet ouvrage. L’A. revient notamment dans le détail sur l’importance du renouvellement des engagements gouvernementaux à l’égard de l’art vivant dans l’entre-deux-guerres, en termes de commandes publiques et de « légitimation muséale » des avant-gardes, mais aussi sur l’intégration de ces mouvements à de vastes entreprises étatiques de propagande extérieure par la culture, au sein desquelles l’organisation d’expositions d’art d’avant-garde à l’étranger joue un rôle évident. Mais il s’agit surtout pour la chercheuse de combattre « l’idée qu’avant-gardes artistiques et avant-gardes politiques et idéologiques se rejoignirent dans un vaste combat frontal contre l’hydre du fascisme, pour la liberté » (p. 13), de dénoncer l’association systématique, dans le récit canonique des avant-gardes, entre progressisme artistique et politique, et d’éclairer sous un jour nouveau l’ambiguïté de leur position face à la montée des totalitarismes.

210Du propre aveu de son auteure, cette histoire mondiale des avant-gardes comporte néanmoins une part aveugle : celle des pays d’Afrique et d’Orient, dont on ne peut que regretter l’absence et souhaiter qu’elle soit rapidement comblée par de nouvelles études. De même, le recours revendiqué à plusieurs « raccourcis » dans l’écriture de cet ouvrage de synthèse ne manquera pas de susciter quelques réserves quant à l’incidence de ces imprécisions factuelles dans l’élaboration d’une analyse dont certaines conclusions mériteraient sans doute d’être nuancées. Il n’en reste pas moins qu’en adoptant « une problématique sociologique, avec le prisme interprétatif sociologique du “champ artistique” » (p. 908) et en livrant au lecteur les résultats de vastes enquêtes prosopographiques et sérielles, l’A. rappelle une fois encore la nécessité, pour l’histoire de l’art, de repenser ses outils traditionnels et de s’ouvrir à de nouvelles perspectives méthodologiques, dont l’approche proposée ici incarne une voie féconde et stimulante.

211Marie Tchernia-Blanchard

Nathalie Roussarie-Sicard, Les Ennemis de l’intérieur. Communistes, juifs et francs-maçons en Corrèze (1934-1944), Limoges, Presses universitaires de Limoges, 2016, 383 p.

212Avec cet ouvrage, version remaniée d’une thèse de doctorat soutenue en 2013 et dirigée par Michel Dreyfus, qui signe la préface, Nathalie Roussarie-Sicard apporte un éclairage innovant, en synthétisant les travaux existants et en approfondissant de nombreux aspects encore peu étudiés, sur le thème général de l’exclusion et de la répression en Corrèze, des années 1930 aux lendemains de la Libération. L’ouvrage illustre à l’échelle locale des tendances nationales relativement bien connues, mais qui reçoivent nombre de nuances dans leur incarnation particulière. Ce travail exploite une grande quantité d’archives administratives, aussi foisonnantes que délicates à manier, tant les apparences de rationalité bureaucratique peuvent être trompeuses, mais aussi de nombreux entretiens, des sources autobiographiques, ainsi que la presse régionale. L’exposé procède, de manière chronologique, en deux grandes étapes, avec une première partie intitulée « Le temps des peurs » (1934-1940), et une seconde partie consacrée à la séquence « 1940-1944 ».

213La première partie traite des origines et de la mise en place, dans la Corrèze d’avant-guerre, de la répression contre les étrangers et les communistes. Le chapitre inaugural dresse un portrait social et politique du département dans les années 1930, un monde à dominante paysanne dont l’auteure souligne notamment les archaïsmes et la tendance au repli sur soi. Dans ce cadre se développe, à partir du 6 février 1934, une conflictualité politique croissante, dont témoigne la violence des manifestations paysannes antimilitaristes de 1935. Comme dans une machine infernale, la période voit s’accumuler les « peurs ». Il y a d’abord « La peur de l’autre », qu’attise principalement l’installation administrative massive de réfugiés de la Guerre d’Espagne (la Corrèze fait partie des départements d’accueil de « seconde urgence »). Les réfugiés espagnols subissent durement la mise en application des mesures de surveillance fixées par le gouvernement, en particulier dans les petites communes où ils ont été administrativement répartis pour faciliter leur contrôle. Du côté de la population locale, malgré « quelques élans de compassion », force est de constater que l’« accueil est réservé, parfois hostile, rarement chaleureux » (p. 88). La Corrèze connaît aussi « La peur des rouges », qui trouve à s’alimenter avec l’arrivée des miliciens espagnols et les progrès électoraux du parti communiste, bien implanté en milieu rural et à la Manufacture d’armes de Tulle. Puis vient « La peur de la guerre », nourrie par les tensions politiques internationales, qui brouille les repères des grandes forces politiques locales, avec des tensions croissantes entre antifascisme et pacifisme. La première partie de l’ouvrage se termine avec une description très détaillée de la « chasse aux communistes » (p. 129) mise en œuvre par les autorités dans le département après la signature du Pacte germano-soviétique.

214La seconde partie, qui étudie la répression en Corrèze du 10 juillet 1940 à l’été 1944, s’ouvre avec la description de l’installation du régime de Vichy dans le département, qui s’effectue, selon l’auteure, « sans opposition notable » (p. 164), sous les yeux d’une population visiblement tétanisée par la défaite. L’ouvrage présente ensuite les divers relais locaux du nouveau pouvoir, en dressant notamment les portraits des principaux responsables, comme Fernand Musso, préfet de Corrèze de 1940 à 1943, et Joseph Lacoste, le président départemental de la Légion des combattants. Puis l’auteure explore les premiers temps de la politique de répression menée en Corrèze par les autorités contre les « ennemis de l’intérieur », catégorie qui englobe désormais, outre les étrangers et les communistes, les francs-maçons et les juifs. Contrairement à l’affirmation très répandue qu’« il n’y avait pas de juifs en Corrèze », ils sont nombreux à être venus y trouver refuge. L’administration locale les soumet rapidement à une surveillance et à un contrôle particulièrement étroits. À quelques exceptions près, la population locale se montre assez largement indifférente à leur sort. L’A. étudie également la répression menée contre la franc-maçonnerie corrézienne. Pratiquée de manière sévère en matière d’exclusions professionnelles, cette répression semble néanmoins relativement atténuée par de discrètes solidarités mises en œuvre au sein de la bourgeoisie locale.

215La politique répressive menée en Corrèze contre l’« anti-France » se radicalise au cours de l’année 1942, marquée notamment par la grande rafle de juifs du mois d’août, mise en œuvre jusque dans les plus petits villages du département. Au sein de la population locale, de nombreux Corréziens agissent pour sauver des juifs, mais, constate l’auteure, « si la vague d’indignation déclenchée par la rafle révèle une prise de conscience, il n’y a cependant aucun mouvement de masse comparable à ce qui va suivre avec la relève et le STO et même l’élan est de courte durée » (p. 263). La répression devient « impitoyable » (p. 279) l’année suivante, avec l’apparition de l’infernal engrenage attentats-représailles qui accompagne la montée en puissance de l’action armée des maquisards. En 1944, dans un emballement terriblement meurtrier, la « guerre frappe cette fois la Corrèze directement, pour la première fois dans son histoire » (p. 293). Les forces de répression de l’occupant et de Vichy (en particulier la Milice) multiplient les arrestations, déportations et exécutions, qui s’abattent désormais également contre des civils. Les juifs, traqués et raflés avec « acharnement » (p. 294), sont très souvent ciblés en priorité, avec les communistes, lors des représailles. Le paroxysme de la violence est atteint avec les « événements » du 9 juin 1944 à Tulle, qui soulèvent, comme le souligne l’auteure, de nombreuses et polémiques questions concernant les causes – avec notamment la question de la responsabilité des FTP – et les modalités – critères retenus et implication des autorités administratives et des notables de la ville dans le tri des victimes.

216Le dernier chapitre de l’ouvrage, intitulé « Traumatisme et mémoire », expose les souffrances, les culpabilités, les ressentiments et les silences générés au sein de la population locale par les pendaisons et les déportations du 9 juin 1944. L’épuration, trop douce pour les uns et trop dure pour les autres, laisse « un goût amer » (p. 318), tout comme le procès d’après-guerre des SS impliqués dans le drame de Tulle (absence des principaux responsables, clémence des verdicts, indifférence au niveau national). Sur le terreau des souvenirs contradictoires et des sourdes rancœurs « concernant la responsabilité des uns et des autres » (p. 321) dans les représailles de Tulle, va naître et perdurer une intense et très politisée « guerre des mémoires » (p. 323).

217Les qualités de cet ouvrage sont multiples. Le corpus d’exemples et d’études de cas mobilisés est impressionnant, en particulier pour ce qui concerne la répression et la déportation des juifs. De cette masse factuelle, l’A. tire un certain nombre d’enseignements qui permettent, notamment, de mieux cerner, en regard du contexte national, les éléments qui expriment des spécificités locales. De celles‑ci, souvent plus saillantes dans les campagnes que dans les centres urbains, on retiendra en particulier l’importance de la violence, qui se manifeste dans les attitudes des populations locales – de l’agitation antimilitaristes des années 1930 aux actions de la Résistance pendant la guerre – comme dans l’exercice de l’autorité préfectorale. L’auteure met aussi en évidence la prégnance de solidarités villageoises, qui ont pu atténuer l’impact des mesures répressives, et ce de manière très inégale. En effet, les communistes et les réfractaires au Service du travail obligatoire, enfants du pays, ont semble-t‑il, pu en bénéficier davantage que les étrangers et les juifs.

218Kevin Valais

Olivier Dard et Ana Isabel Sardinha-Desvignes, Célébrer Salazar en France (1930-1974). Du philosalazarisme au salazarisme français, Bruxelles, Peter Lang, coll. « Convergences », 2018, 326 p.

219Le titre de ce livre sur la réception du salazarisme et de l’image de Salazar en France peut surprendre, puisque le verbe célébrer a plusieurs sens. Mais on comprend d’emblée qu’Olivier Dard et Ana Isabel Sardinha-Desvignes ne se proposent pas de faire le panégyrique du dictateur. Leur volume porte en effet sur les voies et moyens du philosalazarisme dans la culture politique française du xxe siècle. Le sujet avait déjà été traité d’un autre point de vue par João Medina (Salazar em França, 1977). Mais, recherche plus ample, ce livre propose une étude sur la politique de propagande internationale de l’Estado Novo ainsi qu’une contribution à la connaissance des transferts culturels et politiques entre deux pays.

220Ce travail est fondé sur une enquête effectuée dans les Archives nationales de la Torre do Tombo à Lisbonne, aux Archives de la Fondation António Quadros à Rio Maior et dans un ensemble varié de sources : documents sur le dictateur, incluant correspondance, œuvres littéraires, récits de voyage, mémoires, comptes rendus dans la presse périodique. Il est organisé en deux grandes parties : une première traite de la mise en scène de l’image de Salazar de 1932 à la fin de la Seconde Guerre mondiale (1945) ; une seconde va jusqu’à la fin de la dictature (1974), y compris, de façon plus rapide, la période du successeur de Salazar, Marcello Caetano (1968-74).

221António Ferro, le directeur de la SNP (Secrétariat national de propagande) a eu un rôle central, non seulement dans la politique culturelle du régime mais aussi dans sa politique de propagande à l’étranger. Journaliste et homme de culture cosmopolite, Ferro, l’un des grands partisans du modernisme au Portugal, a interviewé des dictateurs : Primo Rivera (1924), Mussolini (1926, 1934) et Hitler (1930). Le lecteur ne manque pas alors de se poser une question : comment un homme de la modernité, fasciné par les avant-gardes esthétiques et l’art moderne, a‑t‑il pu devenir le grand propagandiste d’un régime traditionaliste, teinté d’une forte propension à l’isolement et à une idéologie rurale ? Les auteurs notent que, comme Maritain, Ferro était à la fois antimoderne et moderne et que le côté « provincial » de Salazar n’a pas été remarqué par l’opinion publique française.

222Les liens entre Ferro et Salazar reposaient peut-être précisément sur l’apologie d’un régime autoritaire et un certain nationalisme. Mais dans quelle mesure le « nationalisme cosmopolite » de Ferro était‑il compatible avec celui, traditionaliste, de Salazar ? Dans l’État Nouveau existent deux vecteurs, tradition et modernité, qui ne sont pas contradictoires : une tendance à la modernisation dans le domaine de l’économie, des travaux publics ou des arts – comme ce fut déjà le cas sous d’autres régimes dictatoriaux –, se traduisant par l’embauche de quelques artistes modernes dans les domaines de l’architecture, de la sculpture ou de la peinture ; dans le même temps, encouragé par un antilibéralisme, un antidémocratisme et un corporatisme militants, il a cultivé une composante doctrinale fortement traditionaliste, en faisant l’apologie des vertus du pays rural et archaïque et de l’isolement. Les auteurs soulignent la singularité de Salazar et la spécificité de son régime. La plupart des intellectuels philosalazaristes ont noté le profil spécifique du dictateur et n’ont pas vu dans son régime un fascisme mais une troisième voie entre fascisme et libéralisme. D’ailleurs, Salazar et Ferro se sont efforcés de marquer les différences entre l’Estado Novo portugais et d’autres régimes dictatoriaux, en particulier celui de Mussolini.

223La rencontre de Ferro avec Salazar a été décisive dans l’affirmation internationale du régime. L’importante interview du dictateur qu’il réalise, initialement publiée dans le Diário de Notícias à la fin de 1932, rapidement proposée l’année suivante en volume sous le titre Salazar, o homem e a sua obra, constitua le point de départ d’un vaste programme de propagande du régime. Et ce, notamment, parce que Ferro entretenait un important réseau de contacts avec des intellectuels européens de premier plan tels qu’Eugenio d’Ors, Austen Chamberlain ou Paul Valéry. Ceux‑ci ont rédigé des préfaces aux traductions du livre, Valéry ouvrant la version française de 1934 par une « note en guise de préambule sur l’idée de dictature » ; en 1938, il refusa cependant une invitation officielle à visiter le pays.

224Avec ce livre « fondateur du salazarisme », montrent les auteurs, Ferro « faisait directement entrer Salazar dans l’Histoire ». Entre les années 1930 et 60, des invitations sont lancées aux intellectuels pour qu’ils écrivent sur le Portugal et le SPN a encouragé la traduction et le parrainage d’éditions qui louaient l’œuvre ou les livres de Salazar ; ce fut le cas de Comment on relève un État (Paris, Flammarion, 1938). Autres exemples : Le Portugal renaît (1936) de Léon de Poncins, savant érudit du salazarisme contre-révolutionnaire et antimaçonnique qui note l’indépendance d’esprit et la prudence politique de Salazar. Ou Émile Schreiber, journaliste économique qui, fasciné par Salazar, dans lequel il a vu un Marc-Aurèle « moderne » en le comparant aussi à Poincaré. Mais le philosalazarisme français est très varié : il comprend des secteurs de la droite conservatrice, des adeptes du corporatisme – entre autres, des disciples de La Tour du Pin –, des maurrassiens – c’est le cas d’Henri Massis, à qui Salazar envoya « les compliments les plus affectueux » lors de son entrée à l’Académie Française – et des secteurs de la droite radicale. Ce philosalazarisme n’a cependant pas réussi à fédérer le militantisme de droite au Portugal et en France.

225Vingt-deux livres aux caractéristiques très variées (économie, carnets de voyage, analyse politique, etc.) sont publiés en France sur le Portugal, au temps de la construction de l’État Nouveau de 1934 à 1942, avec ou sans le parrainage du SPN. Des années trente aux années soixante, de nombreux journalistes font l’éloge du régime et de son chef dans la presse périodique, dont Le Temps, Découvertes, La Revue française de Lisbonne ; de 1937 à 1942, on compte dans le seul Petit Journal 120 articles. La Casa du Portugal, rue Scribe à Paris, est un important centre de propagande et de recrutement de publicistes français conviés à visiter le Portugal. Ainsi, en 1935, Ferro et son épouse Fernanda de Castro lancent des invitations à des intellectuels tels que Mauriac, Romains, Maritain, Duhamel, Maeterlinck, Maetzu, Unamuno et Mistral.

226L’image la plus fréquente de Salazar dans la littérature apologétique est celle d’un politique prudent, sage, providentiel et même saint (Charles Maurras, le qualifie ainsi en février 1940). Quelques-uns de ses partisans voient dans le régime portugais et dans sa singularité une étude de cas et une expérience politique précieuse qui pourraient être utiles à la France. O. Dard et A. Desvignes n’oublient pas non plus Vacances avec Salazar (1952), le best-seller de Christine Garnier qui n’apporte pas de grandes nouveautés en ce qui concerne le portrait déjà répandu du leader mais humanise toutefois l’image du dictateur. Le livre est lu avec des réserves par Ferro, grand créateur du mythe de Salazar, relevé en 1949 de ses fonctions de chef de la SNP. L’étonnant est que, dans la presse périodique, des intellectuels éminents tels que Robert Kemp, André Maurois ou Angel Marvaud aient écrit sur ce livre.

227Toutefois, si le ton dominant dans les écrits sur le Portugal de Salazar a été celui de l’apologie, dans Célébrer Salazar en France, il est également clair que plusieurs intellectuels français présents dans des camps politiques proches de l’État Nouveau n’ont pas cessé d’exprimer des points de vue critiques sur la situation : ainsi, Pierre Debray, ancienne plume de Témoignage chrétien et compagnon de route des communistes passé au maurrassisme, qui a dénoncé « la dépolitisation du peuple portugais » ; Gonzague de Reynold, qui déplore l’analphabétisme et regrette que la relation entre l’Église et l’État portugais soit toujours régie par le régime de séparation établi par la Ire République portugaise en 1911. Ou encore Maritain qui craignait en 1937 une dérive totalitaire du régime de Salazar. Notons aussi que Duhamel et Romains ont refusé des invitations à écrire sur le Portugal de Salazar. Déjà en 1952, l’anthropologue et sociologue brésilien Gilberto Freyre, qui a accepté l’invitation du gouvernement à visiter le pays et ses colonies, a publié deux livres (Aventura e rotina et Um brasileiro em terras portuguesas, tous deux en 1953), où est bien marqué un sens réflexif et critique. Y a‑t‑il eu des échos du lusotropicalisme et de lusophilie dans la presse en langue française des années cinquante et soixante ?

228Ce précieux livre, doté d’un utile guide de sources et d’une riche bibliographie, révèle une mosaïque variée de regards extérieurs sur le Portugal de Salazar et de Marcello Caetano ; il est aussi intéressant sur le « marcellisme » quand il rappelle la critique virulente de Ploncard d’Assac. C’est aussi un panorama de la lusophilie française qui, comme le font remarquer les auteurs, est né bien avant l’État Nouveau. Rassemblant des éléments pertinents par l’étude de la politique de propagande européenne, il permet une nouvelle compréhension du salazarisme.

229Sergio Campos Matos

Chantal Metzger, Le Maghreb dans la guerre, 1939-1945, Paris, Armand Colin, 2018, 312 p.

230Si l’environnement général de cette histoire est grosso modo déjà bien connu, à la suite de nombreux ouvrages ou articles, tous mobilisés par ce livre, l’originalité de ce dernier est d’abord de s’appuyer sur des archives françaises mais aussi sur des fonds d’archives allemandes, conservés à Berlin et à Fribourg-en-Brisgau et que l’auteure a dépouillés grâce à sa connaissance de la langue. On dispose à la fois par conséquent du point de vue allemand, ce qui change l’approche de cette histoire, et du point de vue du gouvernement de Vichy et des Alliés, plus classique. La seconde originalité réside dans un emboîtement chronologique entre la Grande Histoire quand elle concerne le Maghreb dans son ensemble et des histoires spécialisées pour chacun des trois territoires concernés ; cela permet d’afficher la spécificité des évolutions parallèles et donc les différences dans les prises de position, les mentalités, le degré de rapprochement entre nationalismes anti-français et les soutiens éventuels du côté des alliés germano-italiens. Disons-le franchement, enfin, l’A. ne s’est guère préoccupée d’histoire économique, avec seulement quelques allusions au ravitaillement notamment, ou à quelques récoltes et leurs lacunes ; or l’on aurait aimé voir évoquer les plans vichystes de développement du Maghreb, le devenir des industries et de l’économie viticole, et les flux d’importation en provenance des pays anglo-saxons en 1943-1944.

231Classiquement, l’ouvrage présente l’état du Maghreb en 1939-1940 : institutions, population, société, idées. Il reconstitue les visées allemandes et italiennes sur l’Afrique du Nord, en une sorte de fantasme impérialiste ; l’on sait que la Tunisie séduisait l’Italie. Mais, finalement, tout est resté à l’état de projet car les Allemands ont imposé leur seule préoccupation, centrée autour de l’enjeu militaire : affaiblir les Alliés, résister à leurs offensives, servir de base arrière en 1942-1943. Seules les fournitures économiques ont été attractives pour la machine de guerre nazie, mais sans ampleur décisive. Cela dit, le Maghreb est soumis à des instances de contrôle intrusives, allemandes et italiennes, car la Commission de l’armistice y a essaimé afin de veiller au respect des plafonds imposés aux armées françaises et au suivi des réquisitions couramment exigées, d’où parfois des frictions quand les représentants de Vichy entendent ne rien céder de la souveraineté française.

232Les degrés d’engagement des dirigeants locaux (hauts fonctionnaires, tel Le Beau ou Peyrouton, et militaires, tel Esteva ou Noguès) au fil du temps sont finement analysés : si leur vichysme semble fort et constant, leur mobilisation aux côtés de l’occupant allemand en Tunisie, leur admission des nouvelles autorités au Maroc et en Algérie, en 1942-1943, et leur attitude finale sont fort variables selon les circonstances et leur personnalité. Une contrainte est la continuité d’un approvisionnement nécessaire à la vie quotidienne. Or les accords Murphy-Weygand de janvier 1941 maintiennent la règle fondamentale selon laquelle les États-Unis continuent d’approvisionner le Maghreb (surtout en charbon ou produits pétroliers) à condition que celui‑ci ne devienne pas une grande source de fournitures à l’Allemagne qui, elle-même, tente de conclure un accord en mai 1941, qui n’est pas appliqué stricto sensu mais se traduit par des missions d’achat (phosphates, huile, etc.). Il faut marcher sur trois jambes (Anglo-Saxons, Vichy, Allemands), et ce encore au tournant de 1943, le temps qu’un pouvoir rallié à la France libre s’impose vraiment aux dépens des ex-Vichystes.

233La guerre de la propagande est elle aussi scrutée avec précision. Il est surprenant d’apprendre que les Allemands disposaient de réseaux d’information dans tout le Maghreb et qu’ils les transformaient en noyaux de contacts ou de diffusion d’une propagande subtile auprès des nationalistes. L’idée est moins de susciter de l’agitation que de freiner toute implication antiallemande dans l’effort de guerre et des doutes quant à la légitimité française. Quoi qu’il en soit, nombre de passages indiquent la prégnance de la surveillance policière durant ces années, aux dépens des agents allemands ou italiens, des partisans des Alliés, des nationalistes. L’exigence du maintien de l’ordre s’accentue plus encore durant le conflit, même si c’est au service d’un pouvoir qui louvoie de plus en plus sous les rafales de la guerre.

234L’A. reconstitue comment le régime de Vichy a voulu faire du Maghreb un modèle de la Révolution nationale : au‑delà de la politique d’exclusion aux dépens des israélites, la propagande pétainiste est déployée. Un programme de modernisation économique, déjà retracé, est mis en place. L’un des apports du livre est d’insister sur les réseaux collaborationnistes et vichystes qui se cristallisent en 1940-1943 avec une ampleur croissante : nombre de Français du Maghreb ont rallié la cause extrémiste, tout comme en métropole ; quelque antisémitisme a prévalu bien sûr, mais c’est surtout l’ardeur nationaliste qui les a entraînés et a provoqué chez eux une animosité croissante contre les opposants à Vichy puis contre ceux qui étaient tentés de rejoindre les Français libres. On est surpris de l’importance et de la vigueur des forces vichystes, en particulier de la Légion française des combattants, qui incorpore 80 000 Musulmans parmi ses 250 000 militants algériens.

235L’A. ne manque pas de traiter du thème classique du devenir du nationalisme anticolonial durant ces années. Elle enrichit cette étude grâce aux rapports allemands qu’elle a utilisés. De façon paradoxale, au fond, il semble que l’attentisme ait prévalu, voire de la passivité. Si des dizaines de milliers de Musulmans sont poussés vers le vichysme militant, à l’inverse, les chapitres qui abordent le thème ne détectent finalement que de faibles quantités de nationalistes séduits, à un moment ou à autre, par les propositions allemandes d’un après-guerre mythique. Mais ils identifient les groupes attirés par des contacts avec le vainqueur provisoire en Europe, leur fragmentation, les divisions au sein même des pouvoirs tunisien et marocain. Les Allemands établissent des liens avec des tenants de la Résidence à Tunis, par exemple, grâce à un délégué habile, Rudolf Rahn (p. 187). Un moment, ils jouent sur le Néo-Destour : ses chefs sont transférés de la métropole à Tunis en février-avril 1943, mais Bourguiba ne suit pas cette voie collaborationniste, alors que des speakers arabes parlent sur des radios allemandes. Jusqu’au bout, le Bey hésite, ce qui explique sa destitution par les Alliés en avril 1943 : peut-être ce thème aurait‑il mérité plus d’approfondissement en rapport avec la perception de l’histoire de la Tunisie en général.

236Un ultime chapitre soupèse les mutations du nationalisme en 1943-1944, quand il faut lever des troupes coloniales pour mener la guerre en Europe, soit 230 000 Maghrébins au total, dans le sillage des 53 000 déjà membres de l’Armée d’Afrique (dont 11 000 sont décédés au combat). Est étudié le « malaise » qui parcourt les communautés nationalistes désireuses d’obtenir des compensations en échange de cet engagement : « Manifeste du peuple algérien », le 31 mars 1943, auquel répond peu ou prou le discours de De Gaulle à Constantine, le 12 décembre. La guerre militaire finit par s’imposer, que ce soit à propos des événements suivant le débarquement de novembre 1942 ou le repli allemand en Tunisie en janvier 1943, mais évidemment sans originalité, vu la richesse de la littérature déjà disponible. Mais les effets de cette guerre sont appréciés au fil des mois sur l’évolution intérieure du Maghreb lui-même. C’est surtout celle‑ci qui est retracée, avec le doigté nécessaire pour reconstituer une transition de quelques mois, le temps que le pouvoir gaulliste s’affirme à l’été 1943, comme le rappelle l’A.

237On aurait aimé une conclusion plus substantielle qui aurait mieux inséré l’apport de cet excellent livre dans l’histoire générale de l’empire colonial. Elle aurait pu établir des comparaisons avec les effets de la Première Guerre mondiale, lancer des ponts avec l’Afrique noire et surtout avec l’Égypte de la fin de la guerre, susciter des comparaisons avec l’empire britannique, voire l’empire hollandais. Cela dit, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale elle-même sort notoirement plus étoffée de cet ouvrage, qui aura, disons-le une nouvelle fois, mobilisé des fonds d’archives originaux et suivi une démarche analytique toute en finesse.

238Hubert Bonin

Robert Gildea, Comment sont‑ils devenus résistants ? Une nouvelle histoire de la Résistance (1940-1945), Paris, Les Arènes, 2017, 550 p.

239Événement structurant et phénomène inédit de la France contemporaine, la Résistance a immédiatement produit une multitude de textes, écrits dans des registres diversifiés. Essais, brefs historiques, récits de vie, témoignages et journaux personnels, fictions, correspondance jusqu’à la dernière lettre du fusillé, tous cherchent à rendre compte d’une expérience singulière qui s’est affirmée entre 1940 et 1944 contre l’humiliation de la défaite, l’occupation allemande et le gouvernement collaborateur de Vichy. Henri Michel en 1964 dans sa Bibliographie critique de la Résistance, Jean-Marie Guillon et Pierre Laborie en 1995 dans les actes du colloque Mémoire et Histoire : la Résistance (Privat), puis Laurent Douzou en 2005 dans La Résistance française : une histoire périlleuse (Le Seuil), ont successivement démêlé les strates accumulées d’une historiographie commencée dans la clandestinité et qui se prolonge encore aujourd’hui.

240Parmi de nombreuses publications récentes, trois synthèses se démarquent. Elles relèvent chacune de conceptions différentes de l’écriture de l’histoire et présentent des analyses distinctes, parfois éloignées, de la Résistance : le Dictionnaire historique de la Résistance, ouvrage collectif dirigé par François Marcot en 2006 (Laffont), L’Histoire de la résistance publiée en 2013 par Olivier Wieviorka (Perrin) et enfin cette « nouvelle histoire de la Résistance » proposée par l’historien britannique Robert Gildea, traduction d’un ouvrage édité en 2015 sous le titre : Figthers in the Shadows. A New History of the French Resistance (Faber & Faber). Ce dernier fait le choix plutôt original d’une grande fresque qui retrace des parcours de vie et cherche à restituer « l’expérience de la résistance et le sens que les résistants ont donné plus tard à leur action » (p. 23). Il s’appuie pour ce faire essentiellement sur les témoignages écrits et oraux, recueillis parfois par ses soins et pour la plupart déposés au fil du temps dans les fonds d’archives français et britanniques. Les historiens de la période rencontreront donc sans grande surprise quelques ressources documentaires familières, en particulier la série AN 72 AJ constituée dans les années d’après-guerre par les correspondants du Comité d’histoire de la Seconde Guerre mondiale.

241Rythmée par le découpage classique des grandes étapes de la Résistance (tâtonnements des débuts, premiers rapprochements, unification, attente du jour J, Libération, après-guerre), la chronique de R. Gildea parvient à saisir l’infinie diversité des engagements et des formes de l’action clandestine. De destins individuels dispersés aux vues d’ensemble contextualisées, de plans rapprochés aux larges perspectives, son récit balise un cheminement qui tisse peu à peu une minutieuse cartographie de la Résistance. Des figures de la clandestinité, plus ou moins célèbres, plus ou moins attendues, incarnent dans la complexité des êtres, du temps et des territoires, les multiples composantes de l’identité de la Résistance. Rien ou presque n’échappe à ce tableau panoramique, dont chaque détail est illustré par les itinéraires attachants de femmes et d’hommes engagés dans l’aventure clandestine : motivations, idées politiques, convictions et valeurs, origines sociales et familiales, actions et formes de la lutte, groupes d’appartenance, risques encourus, stratégies politiques et militaires, enjeux de pouvoirs et rivalités personnelles, ancrages géographiques, lieux et milieux, sensibilités morales et spirituelles, sinuosité des parcours, variabilité des prises de conscience, renseignements, mouvements, presse clandestine, réseaux, maquis, répression, prisons, déportation, Résistance de l’intérieur, France libre, etc. À travers ces portraits ainsi esquissés, on retrouvera aisément les grands traits d’une histoire désormais bien connue des organisations et des institutions de la Résistance.

242L’introduction d’une réflexion sur le genre, sur le vécu clandestin, sur la part des étrangers et sur les actions de sauvetage, thèmes auxquels l’auteur consacre des chapitres spécifiques, apporte quelques réponses à des questionnements apparus ces dernières années. L’A. rappelle à juste titre les conditions et le cadre singulier dans lesquels il convient d’appréhender les engagements féminins dans la Résistance. Le prisme du genre met en lumière des formes d’action moins spectaculaires mais nécessaires à la survie des organisations clandestines : hébergement, aide à l’évasion, services sociaux dont l’histoire reste encore largement méconnue, manifestations de ménagères et une multitude de solidarités simples. Les pages qui décrivent les nombreux exemples de ces rouages indispensables rejoignent l’étude approfondie proposée récemment en 2015 par Catherine Lacour-Astol dans son ouvrage Le Genre de la Résistance (Presses de Sciences-Po). De même, l’évocation détaillée des actions de sauvetage recoupe les analyses avancées par Jacques Semelin dans son livre publié en 2013, Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des juifs en France ont échappé à la mort ? (Les Arènes/Le Seuil). Enfin, l’attention toute particulière accordée aux étrangers dans la Résistance reprend et prolonge les travaux publiés depuis les années 1990.

243Les questions mémorielles parcourent en filigrane un récit dont la trame repose pour l’essentiel sur les témoignages produits a posteriori par les protagonistes. En ouverture de son livre, l’A. reprend telle quelle, sans discuter vraiment de sa réalité et de son bien-fondé, la conception du mythe unificateur de la Résistance, version gaulliste ou version communiste. L’essai publié en 2011 par P. Laborie, Le Chagrin et le venin (Bayard, réédité chez Folio en 2014), nuance pourtant fortement une interprétation dominante dont l’existence reste à prouver dans les années d’après-guerre, et qui aurait plutôt été construite rétrospectivement dans les années 1970. La chronologie fine des récits successifs de la Résistance, proposée dans la conclusion, corrige en partie le survol étonnamment rapide de son introduction. On peut ainsi suivre, des années 1940 à nos jours, les multiples avatars d’une mémoire aussi fragile qu’éclatée : « mythe » gaulliste et communiste ; contre-mémoires vichystes ; désillusions et amertume ; déchirements de la Guerre froide ; rejeux et ambiguïtés de la guerre d’Algérie ; institutionnalisation d’une mémoire gaulliste officielle ; réappropriation et « démystification » des années 1968 ; querelles des grands chefs de la Résistance ; résurgences des mémoires singulières des étrangers, des juifs ou des femmes ; effacement et dénigrement au moment du procès Barbie ; prise en charge de la transmission par les associations et les musées ; témoins malmenés (table ronde autour des époux Aubrac en 1997) ; prisme des droits de l’Homme et du sauvetage des juifs.

244Les adeptes des grandes synthèses historiques trouveront largement leur compte dans cet ouvrage, ils en apprécieront la performance, la mise en intrigue séduisante et l’empathie. Mais son livre et son parti pris obligent plus fondamentalement à s’interroger sur l’écriture et l’épistémologie de l’histoire. « L’histoire de la Résistance reste à faire », constataient en 1995 J.‑M. Guillon et P. Laborie. Faire entrer la Résistance dans l’histoire, et la sortir un peu du seul récit, n’est‑ce pas aussi la penser au prisme de problématiques qui sont largement défrichées depuis les années 1980 ? Ainsi, pour ne prendre que deux exemples : au‑delà des figures exemplaires et des êtres d’exception, resituer la Résistance dans son environnement social, par une approche culturelle du phénomène, en interaction avec l’analyse plus large des comportements collectifs sous l’Occupation ; proposer une étude sensible de la Résistance, inspirée de l’anthropologie historique, qui permette de mieux comprendre son rapport à la mort, à la violence, à la peur, au futur, son étrangeté, son mystère, sa singularité, son « esprit », sa dimension légendaire, ses héritages. L’histoire de la Résistance serait‑elle aujourd’hui à la croisée des chemins, entre grande fresque historique, « historicisation » revendiquée « sans que la plume ne tremble » (O. Wieviorka), et intelligibilité d’une histoire-problème ? C’est peut-être cette dernière voie qu’il lui faut à nouveau emprunter, explorer et cultiver pour assurer son avenir.

245Cécile Vast

François Rouquet et Fabrice Virgili, Les Françaises, les Français et l’Épuration, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2018, 820 p.

246Grâce à leur longue expérience de ce sujet, François Rouquet et Fabrice Virgili publient avec Les Françaises, les Français et l’Épuration une ample synthèse, s’appuyant sur une abondante bibliographie et sur les recherches menées pour leurs travaux antérieurs. L’ouvrage, qui constitue au fond un manuel, est enrichi de cartes, d’une très copieuse bibliographie et d’une originale filmographie qui, toutes deux, soulignent d’ailleurs la prégnance du thème de l’épuration dans les œuvres de fiction. Il n’a toutefois pas été possible de donner une liste des sources archivistiques disponibles, sous peine de transformer le livre en répertoire aux dimensions impressionnantes.

247Au fil de chapitres d’abord chronologiques puis thématiques, les auteurs mettent en valeur deux idées qui, pour être classiques, demeurent pertinentes : l’épuration a bien eu lieu et elle a commencé, avant 1944, en particulier dans l’Empire colonial français. De cette lecture se dégage aussi le thème du renouvellement, en particulier générationnel, suscité par l’épuration. Les chapitres les plus originaux, qui offrent une approche commode et bienvenue de sujets encore délaissés par l’historiographie, portent sur le jugement des occupants de la France et de ses colonies (avec un grand souci d’exhaustivité) et sur l’épuration dans l’Europe occupée par les nazis (dépassant le catalogue des cas nationaux). Un court chapitre est également consacré au cas particulier de l’Alsace-Moselle.

248Cet ouvrage montre à quel point de mûrissement est parvenu ce sujet, méconnu et dédaigné il y a quinze ans encore, grâce au travail dans les archives qui a nourri de très nombreux articles et livres. La mémoire, le domaine judiciaire, l’épuration spontanée – que les auteurs nomment avec à-propos revanche patriotique – paraissent particulièrement bien labourés. Reste le cas de l’épuration économique sur laquelle on commence à avoir des aperçus très convaincants, mais qui nécessitera un travail considérable en termes de quantité de dépouillements d’archives et de maîtrise de sujets très techniques. Avis aux chercheurs.

249Bénédicte Vergez-Chaignon

David Bellamy (dir.), Max Lejeune (1909-1995). La carrière politique d’un Picard, Amiens, Encrage, 2017, 274 p.

250Cet ouvrage rassemble les actes d’un colloque tenu à Amiens en novembre 2015 et consacré à la carrière politique de Max Lejeune (ML) qui fut, à bien des égards, exceptionnelle, par la longévité et la multiplicité des mandats mais qui est aujourd’hui une figure bien oubliée. En introduction, D. Bellamy étudie l’image conservée de ML (patriotisme, attachement aux valeurs républicaines, à la laïcité, enracinement local, simplicité, force de caractère… mais aussi moments délicats de sa carrière générateurs de polémiques : guerre d’Algérie, rupture avec le Parti socialiste (PS), soutien à la coalition du centre et de la droite) dont il a pu pâtir. Il convient d’y ajouter l’anticommunisme souligné par plusieurs contributeurs. L’évocation des cérémonies abbevilloises qui suivirent sa mort témoigne du lien particulier avec les habitants de la capitale du Ponthieu pour lesquels il était à la fois « le grand homme et une sorte de père protecteur » ; elle rappelle aussi « l’imprégnation chrétiennes des cérémonies républicaines ». Puis O. de Solan présente le fonds Lejeune aux AD de la Somme d’une grande richesse (23 mètres linéaires) et facile d’accès.

251Dans un premier temps, l’ouvrage traite de l’homme et de l’élu local. Fils d’instituteurs, lui-même professeur d’histoire-géographie, il s’engage très jeune dans le militantisme socialiste. Pour lui, la guerre, la défaite et la captivité (J.‑M. Binot) sont un traumatisme : il évolue de l’ardent pacifisme (pivertiste, munichois) à l’impératif de la défense nationale puis à l’attachement à la grandeur et à l’indépendance de la France (N. Castagnez). Bien que député, il décide de rejoindre l’armée puis est fait prisonnier. Reconnu officiellement résistant, à sa demande, pour son comportement pendant sa détention il bénéficie, à la Libération, dans la Somme, de la réputation d’un héros, entretenu par son père, ce qui accélère sa carrière au sein de la SFIO à la recherche d’« hommes irréprochables ». Toutefois, s’il a rompu avec la franc-maçonnerie dont le comportement l’a déçu, en revanche il n’approuve pas l’épuration intransigeante menée par la direction de la SFIO. Ses compétences pour les questions militaires que lui confère son passé récent peuvent être utiles à un parti sans affinités particulières en la matière. Aussi, rapidement, (re)conquiert‑il de nombreux mandats et se fait‑il remarquer à Paris (rapporteur du budget de la Défense nationale, participation au gouvernement).

252Plusieurs contributeurs présentent les ressorts de sa notabilité : le cumul des mandats, la qualité des réseaux politique (SFIO, MDSF), économique (la CCI d’Abbeville dont le président est son premier adjoint à la mairie), syndical (contacts étroits avec FO via le personnel municipal), son appartenance à la catégorie supérieure des notables – ceux qui exercent ou ont exercé des fonctions ministérielles et dont l’influence auprès des administrations est d’autant plus forte. R. Lefebvre explique comment sa carrière politique locale est emblématique du processus de notabilisation de la SFIO qui tend à se replier sur ses mairies, dont les élus deviennent des cumulards et des intercesseurs cultivant l’apolitisme et la recherche de la concorde qu’incarne la Troisième force. P. Roger étudie avec précision les différents scrutins dans le canton d’Abbeville-Sud où il est élu conseiller général – au premier tour et avec des scores souvent flatteurs – et les majorités départementales sur lesquelles le président de l’assemblée départementale peut s’appuyer (1945-1988). Souhaitant éviter l’intrusion de la politique dans les assemblées locales et craignant l’affaiblissement de l’échelon administratif départemental, il est le seul sénateur à s’opposer à la loi de décentralisation de 1982. De son action à la tête du département, on peut retenir la reconstruction, l’amélioration de la desserte autoroutière, la politique sociale (institution des « compléments locaux de ressources », préfiguration du RMI), quelques réalisations touristiques et culturelles, comme l’Historial de Péronne. À Abbeville, avec un conseil municipal où la proportion des ouvriers n’a cessé de diminuer, il est un maire (1947-1989) reconstructeur (A. Fournier, L. Noyer-Duplaix, R. Zechser) qui édifie une cité « agréable et coquette » qu’il étend et dote d’un nouveau palais communal « symbole de la renaissance d’une ville, de la continuité historique du pouvoir communal, de la puissance d’un maire ». Il mène une importante politique d’aides sociales, d’équipements (éducation, sports, culture, logement) et de développement économique qui n’empêche pas la ville d’être particulièrement touchée par la crise à partir des années 1970.

253La seconde partie s’intéresse à sa carrière nationale, au parlementaire, un des plus jeunes députés en 1936 et un des plus anciens sénateurs en 1995, au ministre, au responsable politique. Dès le début, il est un député très actif (J. Cahon) : secrétaire du groupe SFIO, mission en Algérie… Après la guerre, il siège dans des commissions prestigieuses (Défense nationale – dont il se fit une spécialité –, Finances) et se montre rapidement indiscipliné par rapport à la ligne de son parti (CED ; affaires d’Algérie entre 1960 et 1962). Favorable au retour de De Gaulle, « sauveur de la République », il s’oppose rapidement à celui qui abandonne l’Algérie et affaiblit le Parlement. Dès lors son influence est moindre mais il demeure une figure (deux fois vice-président), notamment au sein du groupe SFIO où il est toutefois progressivement marginalisé (A. Dupin). Avec G. Defferre, il est favorable à une stratégie centriste pour relancer le parti et s’oppose à l’entente avec le PCF et le programme commun prônés par F. Mitterrand avec lequel les relations ne furent jamais bonnes (A.-L. Ollivier). Il passe alors au centrisme d’opposition (1972) puis rallie la majorité giscardienne. Il demeure le défenseur inlassable de ses administrés et de son département.

254Son entrée au Palais du Luxembourg en 1977 (F. Conord) est représentative de l’histoire parlementaire française : le mandat de sénateur est un couronnement et une position de repli. Son siège de député passe au PCF en 1978 puis au PS en 1981. Il prépare soigneusement son élection et remporte un large succès. En revanche, le scrutin de 1986 est plus délicat. Inscrit au groupe de la gauche démocratique, il déploie au Sénat une grande activité, se fait remarquer par certains votes (abstention sur l’abolition de la peine de mort, opposition à la décentralisation, au traité de Maastricht, à l’intervention militaire contre l’Irak).

255Plusieurs fois secrétaire, d’État notamment à la Guerre, dans six gouvernements entre février 1948 et juin 1957 (P. Vial et T. Vaisset), il passe pour un « socialiste militariste », engage avec succès le réarmement et s’efforce d’« adapter l’armée de terre aux nouvelles exigences du moment » : la guerre froide, la contre-guérilla en Afrique du Nord sous le gouvernement de G. Mollet dans lequel il a d’importantes responsabilités. Sous l’autorité renforcée de son ministre de tutelle, il est « l’homme de la Guerre d’Algérie » puisqu’il assure la coordination des forces des trois armées participant aux opérations de maintien de l’ordre. Pour lui, tout doit être soumis à ce combat, quitte à perdre de vue les principes républicains (choix du secret, acceptation de l’autonomisation croissante de l’armée et de la généralisation de la torture), même s’il estime que cette guerre, qu’il compare à celle de Vendée, « menée contre le fanatisme religieux le plus primitif » au nom de la République, universaliste, une et indivisible est juste (N. Castagnez, P. Belmin). Il n’a pas compris le vaste mouvement de décolonisation, pas pu ni voulu percevoir la montée du sentiment national en Algérie où il est « un des responsables des errements et des erreurs de la France » (G. Grunberg), ce qui ternit son image aux yeux de nombreux socialistes avec lesquels le fossé se creuse de plus en plus.

256L’évolution de ML, devenu « inajusté à la culture politique du PS » (R. Lefebvre), vers un centrisme affirmé (A. Dupin, P. Nivet), n’est pas étonnante. L’éternel dirigeant d’une fédération socialiste « moribonde » (1952-1969) subit la concurrence de « jeunes et brillants universitaires », partisans de l’union de la gauche : J.‑P. Cot et D. Taddéi. Exclu du PS en décembre 1972, il fonde le Mouvement démocrate socialiste de la Somme devenu MDSF (de France) en 1973 puis Parti social-démocrate en 1982, composante centre gauche de l’UDF créée en 1978. Ces formations rassemblent notamment des socialistes opposés au rapprochement avec le PCF, tel É. Muller qu’il soutient au premier tour de la présidentielle de 1974 avant de se rallier à VGE pour le second. ML se revendique toujours du socialisme, mais son discours est souvent marqué du sceau du conservatisme et l’histoire du PSD est un échec.

257Comme le souligne G. Grunberg en conclusion, les différentes contributions convainquent du rôle non négligeable de M. Lejeune, « archétype du notable socialiste de la IVe République », au cœur de l’histoire politique entre 1945 et 1958. Ses positions, souvent dépourvues de visions d’avenir, expliquent pourquoi il a été « le plus souvent du côté des perdants » et incarne un monde politique disparu.

258Jean-Marc Guislin

Myriam Tsikounas, La Caméra explore le crime. Les causes célèbres du xixe siècle à la télévision, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2017, 286 p.

259Inventé par l’avocat Gayot de Pitaval dans la première moitié du xviiie siècle, le genre des Causes célèbres a une longue histoire, qui commence à intéresser les chercheurs et notamment les dix-neuvièmistes ; les travaux d’Amélie Chabrier sur la chronique judiciaire ou des collègues de l’université de Bochum (et en particulier le colloque organisé par Rudolf Behrens et Carsten Zelle les 10‑12 novembre 2016 avec le soutien de la fondation Fritz Thyssen, « Die Causes Célèbres des 19. Jahrhunderts in Deutschland und Frankreich. Institutionelle Kontexte, erzählerische Darstellungen, anthropologische Funktionen ») ont éclairé quelques-unes des évolutions qui l’ont affecté au xixe siècle avec notamment le passage des gros recueils à dimension encyclopédique aux publications par livraisons. Ces récits de procès du passé se maintiennent au xxe siècle où ils connaissent d’autres évolutions dans leurs formes et leurs supports. C’est tout l’intérêt de La Caméra explore le crime, me semble-t‑il, que de nous faire découvrir une page peu connue – et relativement récente – de cette histoire au long cours des Causes célèbres. Spécialiste des sources audiovisuelles et de l’image, Myriam Tsikounas a pris pour objet d’étude la série judiciaire « En votre âme et conscience », conçue par Claude Barma et Pierre Dumayet et diffusée à la télévision française entre 1955 et 1969.

260Nous voici dans les premiers temps de la télévision française, une période d’émergence riche en expérimentations comme en témoigne justement « En votre âme et conscience ». Nous voici aussi dans le prétoire, car il s’agit d’une série judiciaire qui montre aux téléspectateurs des procès d’assises du passé pour les familiariser avec le fonctionnement de la justice française et les faire réfléchir sur la difficulté de juger. De manière convaincante, l’auteure propose de considérer cette émission comme un observatoire privilégié de la façon dont le nouveau média audiovisuel tente d’affirmer sa spécificité et de se construire une légitimité. La série est quasi complète – sur les 66 fictions qui la composent, 62 sont conservées – et bénéficie d’une documentation complémentaire variée, écrite, radiophonique et visuelle, permettant de reconstituer le contexte de création et de réception des affaires judiciaires. Le premier apport de l’ouvrage est d’ailleurs méthodologique, s’agissant de sources audiovisuelles trop peu exploitées par les historiens et trop souvent traitées comme des documents écrits. M. Tsikounas commence par une présentation précise des outils que l’InaTHEQUE met à disposition (hyperbase, Médiacorpus, imagettes, etc.) et des sources qui permettent de reconstituer les conditions de production (PV des réunions hebdomadaires du comité de télévision et du Conseil des programmes, presse professionnelle, scénarios et dossiers de production de certaines affaires), de programmation (rapports de chefs de chaîne, magazines de programmes) et de réception : notes de visionnement établies par les hauts fonctionnaires de l’audiovisuel, critiques parues dans les quotidiens et les magazines de radio-télévision, mais également synthèses de courriers mensuelles, lettres de téléspectateurs publiées dans des magazines de programme, sondages du Service des relations avec les auditeurs, pour tenter de retrouver l’avis des téléspectateurs, M. Tsikounas réinscrivant leur écoute dans les pratiques culturelles de l’époque (on regarde la télévision le soir, de manière collective).

261De manière tout à fait passionnante, La Caméra explore le crime nous fait entrer avec précision dans la fabrique d’une émission qui éclaire les premiers temps de l’institution télévisuelle. Comment remplir une mission de service public tout en captivant un auditoire de plus en plus nombreux qui recherche avant tout la distraction ? La réponse de C. Barma et P. Dumayet prend la forme de la « dramatique en direct » : ce genre télévisuel aujourd’hui disparu était alors pensé comme l’avenir du petit écran, comme un nouveau langage spécifiquement adapté au futur média de masse qu’est la télévision et capable de rivaliser avec le 7e Art. Pour adapter le petit écran à la représentation de drames judiciaires, les concepteurs font le choix de cette forme sérielle – ô combien éloignée de nos actuelles séries judiciaires ou policières – et, à une époque où les caméras ne peuvent entrer dans les prétoires, de procès anciens, vieux d’au moins cinquante ans afin d’éviter d’éventuels démêlés judiciaires avec des survivants ou de leur payer des droits.

262Comme le montre l’A., ces dramatiques ne peuvent être étudiées sans considérer les contraintes qui pèsent sur elles et qui déterminent ce qui est donné à voir. La première de ces contraintes est budgétaire dans une époque où la télévision tire ses recettes de la redevance et de la vente de ses programmes audiovisuels. Les équipes travaillent donc sans beaucoup de moyens, d’où la réalisation en direct, à la hâte, sur un seul décor, toujours le même de fiction en fiction, une salle de Palais, inspirée du tribunal de Rouen ; d’où les costumes anachroniques, les acteurs qui ressemblent peu aux prévenus, les personnages un peu simplistes et donc faciles à juger, les comédiens n’ayant pas vraiment le temps d’étudier leur rôle. D’autres contraintes sont narratives, car la nécessité de faire rentrer une affaire judiciaire dans un format de 90 minutes oblige à une sélection drastique et à des procédés permettant de synthétiser ce qui ne peut se détailler, ainsi les interventions dans la fiction des scénaristes pour résumer les faits. La contrainte des horaires est essentielle elle aussi, car la diffusion en prime time oblige à sélectionner les affaires présentées ou à en édulcorer le contenu ; d’abord diffusée à 20 h 30, le mardi, jour de relâche des théâtres afin de trouver des comédiens disponibles, elle est ensuite diffusée après le journal télévisé le samedi, visible donc par des familles pour lesquelles mieux vaut éviter les affaires de parricide ou inversement de parents maltraitants ou incestueux.

263Malgré quelques variations introduites progressivement, le dispositif présente une grande stabilité, de même que l’équipe : deux réalisateurs attitrés (Claude Barma et Jean Prat), les deux scénaristes (alternativement P. Dumayet et P. Desgraupes), les costumiers, les techniciens. Les acteurs – toujours des comédiens de théâtre ou de radio, dont certains, à peine sortis du Conservatoire comme Piccoli, jouant l’assassin-poète Lacenaire, ou sociétaires de la Comédie française ou du TNP comme Maria Casarès, jouant Marie Lafarge, ont connu de brillantes carrières – sont toujours les mêmes, passant d’un rôle à l’autre suivant les dramatiques, sauf pour les accusés qui ne sont jamais interprétés par les mêmes acteurs. Pour le choix des affaires, les réalisateurs n’innovent pas et reprennent au contraire les plus appréciées, c’est‑à-dire celles qui ont déjà eu les honneurs du cinéma ou de la bande dessinée Le crime ne paie pas publiée dans France-Soir. Les causes célèbres de Pierre Bouchardon ou d’Albert Bataille servent aussi à sélectionner les procès remarquables. Ensuite les scénaristes travaillent à partir des comptes rendus d’audience publiés dans la presse judiciaire (La Gazette des tribunaux et Le Droit). Tout est fait pour donner au téléspectateur, appelé à se muer en 13e juré, le sentiment d’être dans un vrai prétoire, dans lequel il est amené à se déplacer virtuellement. M. Tsikounas analyse finement la place évolutive qui lui est ménagée dans le dispositif, au gré de laquelle le béotien et consommateur passif qu’il était au début devient à la fin un expert et un citoyen susceptible d’être appelé un jour à juger en son âme et conscience. Moment décisif, juste avant le verdict, quand le spectacle s’interrompt 60 secondes pour permettre au téléspectateur de délibérer chez lui tandis que la caméra reste braquée sur le balancier de l’horloge et que la voix off du scénariste lui pose les questions cruciales « L’accusé est‑il coupable ? », « Y a‑t‑il eu préméditation ? », etc. et l’invite à sonder son intime conviction.

264Instructive sur le nouveau média émergeant, la série l’est aussi sur l’actualité fait diversière, les normes et les préoccupations des Trente Glorieuses : par les affaires qui sont privilégiées et la manière dont elles sont reconfigurées, elle trahit plus le présent qu’elle n’informe sur le passé, comme le reconnaît l’A. – même si en réalité l’analyse hésite entre représentations et faits criminels et ne renonce pas à étudier les affaires pour elles-mêmes (par exemple l’analyse des deux affaires Troppmann et Frigard). « En votre âme et conscience » privilégie la criminalité féminine, qui est plus appréciée par les téléspectateurs (une dramatique sur trois lui est consacrée), alors qu’elle est très minoritaire aux assises. Globalement, les meurtriers appartiennent à des milieux sociaux qui ne regardent pas le petit écran : « châtelains des Cévennes ou du Limousin, où les émetteurs ne captent pas la RTF, paysans, domestiques et étudiants de bonne famille venus se perdre à Paris, dont les fermes ou les chambres de bonne ne sont pas équipées de téléviseurs » (p. 47) ; les ouvriers, qui sont les principaux consommateurs de télévision, sont absents du prétoire.

265Mais la série s’essouffle, malgré l’introduction régulière de modifications ; critiquée pour son immoralité – faire méditer sur les limites de la justice est‑ce vraiment fabriquer des jurés idéaux ou au contraire des criminels ? –, jugée monotone, trop lente, dans un contexte de plus en plus concurrentiel – on aimerait en savoir plus sur les émissions judiciaires qui lui font de l’ombre, comme « le Tribunal de l’impossible » –, elle est interrompue en 1961, puis reprise en 1965 sous la pression de téléspectateurs nostalgiques, mais sans parvenir à reconquérir son public, et s’achève finalement en 1969. C’est la fin d’une expérience télévisuelle, liée aux débuts de la télévision mais reliée à une longue histoire du récit d’affaires criminelles qui a encore de beaux jours devant lui.

266Anne-Emmanuelle Demartini

Bernard Bruneteau, Combattre l’Europe de Lénine à Marine Le Pen, Paris, CNRS éditions, 2018, 304 p.

267Rendre compte d’un ouvrage aussi riche et aussi documenté relève d’un exercice délicat. Bernard Bruneteau professeur de science politique à l’Université de Rennes 1, spécialiste des totalitarismes, est également l’auteur de deux précieux recueils de textes sur l’histoire de l’idée européenne, l’un consacré au premier xxe siècle et l’autre au second xxe siècle. S’il connaît très bien les principaux penseurs de l’idée européenne, il montre ici que sa connaissance des principaux courants adverses, qui naissent en même temps, est tout aussi importante.

268Dans cet ouvrage, il revient à un moment opportun sur les oppositions, les résistances idéologiques à l’unité politique, économique, sociale, culturelle de l’Europe, afin de comprendre toutes les logiques antieuropéennes qui aujourd’hui se révèlent et pourraient se conjuguer à la faveur de la crise systémique que traverse l’Union européenne (UE) : qu’il s’agisse de la montée des populismes, du Brexit en passant par les vagues d’euroscepticisme et d’europhobie ; si les symptômes et ses traductions sont divers, on y retrouve toujours le rejet de la mondialisation et du libéralisme allant jusqu’à l’apparition en Europe de l’est de démocraties « illibérales ». C’est en entreprenant un voyage au long cours grâce à un recensement détaillé que Bernard Bruneteau traque les différentes formes d’hostilité à l’égard de l’Europe en montrant bien au lecteur que le phénomène relève du temps long et que ses premières apparitions datent du début du xxe siècle. Trois temps scandent son essai : le premier s’intéresse aux matrices idéologiques du refus de l’idée d’Europe unie (1900-1950), le second passe de l’idée à la phase de construction européenne en insistant sur les résistances nationales à la construction (1950-1992), et le dernier s’attache à la remise en cause globale politique et intellectuelle de l’UE (1992-2017).

269La première partie identifie – toujours textes à l’appui – trois idéologies non seulement incompatibles avec l’idée d’une union de l’Europe mais se posant en adversaires résolus ; l’internationalisme tout d’abord, où l’hostilité viscérale des créateurs du matérialisme historique à toute idée d’Europe unie, récusant la logique de la lutte des classes, ou d’union des peuples de l’Europe n’est plus à démontrer. Lénine fixera pour très longtemps les positions qui seront reprises par l’URSS et les partis communistes affiliés dénonçant « l’Europe des trusts et du capital ». Staline traitait le comte Coudenhove-Kalergi de « suppôt de l’impérialisme occidental » et voyait dans le plan Briand de 1929-1930 une croisade antisoviétique… De même l’idée européenne associée au pacifisme à la fin du xixe siècle (Conférences de La Haye de 1899 et de 1907) n’a cessé de perdre du terrain devant le développement du nationalisme sous toutes ses formes, barrésien ou intégral. Si le national-socialisme a été la négation absolue des idéaux européens, la méfiance de Mussolini ne l’a pas empêché de bâtir un contreplan à celui d’Aristide Briand au nom d’une Paneurope fasciste s’opposant au « déclin de l’Occident ». Enfin, le dernier ennemi dans un jeu d’échelle qui oppose souvent l’universalisme à l’européen, est le mondialisme. Ses tenants rêvent des États-Unis du monde et non des États-Unis d’Europe, d’un libéralisme universel et d’une Europe sans rivage (François Perroux).

270La deuxième partie débute lors du commencement de la construction européenne avec l’épisode de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) et déconstruit peut-être un peu rapidement la thèse du « consensus permissif » qui aurait laissé, en raison du ralliement des élites au processus communautaire, toute latitude à ces dernières en oubliant les peuples européens. Certes B. Bruneteau a raison, il n’y a pas une unanimité totale des élites envers la construction européenne mais leur ralliement progressif a tout de même été orienté dans le sens de cette construction. L’auteur passe donc en revue les concepts de culture nationale, puis s’attache à l’opinion partisane, groupes et partis politiques et à leurs différentes attitudes. Ne pouvant prétendre à l’exhaustivité, il choisit chaque fois des études de cas pertinentes pour étayer ses démonstrations : dans le chapitre sur les cultures nationales, trois modèles évoquent la peur de la perte de souveraineté nationale ou de transferts de souveraineté au profit de Bruxelles : l’exception républicaine française, la peur de la dilution continentale britannique résumée par la célèbre formule du leader travailliste Hugh Gaitskell « la fin de milliers d’années d’histoire » et les menaces sur le modèle social nordique au Danemark. L’analyse des groupes professionnels, qu’il s’agisse par exemple des industriels face au Marché commun de 1957, déconstruit une fois de plus la croyance d’une Europe des affaires enthousiasmée par l’Europe économique en montrant l’ambivalence de ces milieux et suit bien le cheminement des adversaires (PCF) de la Politique agricole commune (PAC) dont on retrouve trace, au début des années 1990, dans un certain vote paysan pour le FN. En revanche, l’analyse de la stratégie antieuropéenne des partis politiques est plus partielle, mais elle demanderait un ouvrage entier ! Retenons que ces critiques qui se cristallisent autour du moment Maastricht débouchent en France sur des courants souverainistes de droite (autour de Philippe Séguin) comme de gauche (autour de Jean-Pierre Chevènement).

271La troisième partie qui étudie la remise en cause de l’UE débute avec raison en 1992 où l’euroscepticisme se forge et montre bien le décrochage dans tous les pays des opinions favorables face à l’Europe. Ce n’est plus le souverainisme qui est en cause, mais la montée des populismes dans quasiment tous les pays avec des variables selon le pays : national-populisme et social-populisme en France, populisme patrimonial en Europe du nord et populisme ethno-nationaliste en Europe centrale et orientale. On aurait aimé des développements sur ce qui lie dans ce domaine le groupe des pays de Visegrad. Finalement, l’auteur conclut que la conjonction des opposants ne s’est jamais réalisée, toutefois et si on cherche un seul dénominateur commun à tous ces populismes, c’est bien la dénonciation et la haine de l’Union européenne néolibérale !

272On l’aura compris, un essai incisif, qui resitue les oppositions à l’Europe unie en tant qu’idée et construction dans un long terme, à conseiller aussi bien à un public cultivé qu’universitaire, permettant de mieux appréhender la campagne pour les élections au Parlement européen de mai 2019.

273Christine Manigand

Georges-Henri Soutou, La Guerre froide de la France (1941-1990), Paris, Tallandier, 2018, 588 p.

274Georges-Henri Soutou est l’un des principaux maîtres en France de l’histoire diplomatique. Depuis L’Or et le Sang. Les buts de guerre économiques de la Première Guerre mondiale, publié en 1989, on lui doit plusieurs ouvrages majeurs sur le xxe siècle, toujours accompagnés d’un appareil scientifique, notes, bibliographies, impressionnant. L’histoire diplomatique est l’un des piliers universitaires de l’étude et de la recherche en relations internationales en France. Albert Sorel, Pierre Renouvin, Jean-Baptiste Duroselle notamment l’ont illustrée. À côté, l’héritage de Raymond Aron est un autre pilier, plus philosophique, sociologique et stratégique qu’historique, même si l’histoire est aussi l’un des axes de sa réflexion. L’histoire diplomatique peut être entendue au sens des rapports entre chancelleries, à partir de l’examen et de l’analyse des dépêches, notes et télégrammes, comme des mémoires des diplomates. Elle peut aussi être élargie aux « forces profondes » chères à Renouvin, incorporant une approche plus extensive de l’ensemble complexe, politique, économique et social qui conditionne la politique des États. Les deux s’attachent de façon préférentielle à leur politique extérieure, moins à leur politique intérieure. Cet ouvrage est plus proche de la logique Sorel que de celle de Renouvin, car délibérément centré sur les rapports internationaux et sur ceux qui intéressent diplomates et stratèges.

275Aussi bien la Guerre froide de la France ici présentée n’est pas la Guerre froide des Français, qui aurait impliqué un compas plus large. Elle est celle de l’État. La Guerre froide, si l’on retient ce terme générique pour désigner l’ensemble des rapports Est-Ouest entre 1947 et la chute de l’URSS, a comporté une succession de phases de détente et de crises, jusqu’à la chute finale. Elle s’est déroulée sur plusieurs registres, idéologique, politique, conflictuel, stratégique, économique. L’auteur traite surtout des trois dimensions centrales : politique avec la dimension géopolitique et diplomatique, surtout axée sur la recherche de la sécurité ; conflictuelle, sans toutefois analyser les caractéristiques militaires des guerres périphériques qui ont marqué la période ; stratégique à partir du moment où les questions nucléaires semblent avoir pris le dessus sur le reste et dominé, comme le regrettait Kissinger, la relation américano-soviétique dont tout le reste dépendait. On constate au demeurant la présence croissante des militaires dans les négociations importantes à partir de la décennie soixante. La manière dont la France s’est longtemps tenue à l’écart de l’arms control, qu’il soit multilatéral ou bilatéral, afin de préserver l’indépendance de sa force de dissuasion, a été une constante de la politique française, ce qui ne signifiait pas qu’elle s’en désintéressait et n’en tenait pas compte.

276On admire la virtuosité intellectuelle avec laquelle l’A. analyse, décrypte et commente les documents diplomatiques, souvent inédits, tirés des archives et parfois de ses documents personnels – ainsi ceux de Jean-Marie Soutou, son père, qui joua un rôle actif et parfois décisif dans ce contexte. G.‑H. Soutou excelle à déceler et à maîtriser nuances, évolutions, non-dits, oppositions plus ou moins discrètes au sein des administrations et entre partenaires. Le style est enlevé, direct, le livre se lit comme un roman. Même si l’on connaît la fin, on n’a pas le sentiment d’un texte repensé et écrit à partir de sa conclusion, mais d’un développement ouvert à toutes les éventualités. Il n’anticipe pas mais souligne à l’inverse les dynamiques contrastées qui auraient pu conduire à d’autres suites. La Guerre froide n’est pas présentée comme un destin à l’avance écrit, mais comme une aventure dans laquelle les acteurs ont souvent agi dans la perplexité voire l’incertitude, la méthode des essais et des erreurs, des ajustements progressifs. Une constante cependant qui se dégage de l’étude : personne ne voulait la guerre comme affrontement direct entre l’Est et l’Ouest – mais personne ne voulait céder, d’où la Guerre froide ou la confrontation armée.

277L’A. met l’accent sur l’importance du Quai d’Orsay sous la IVe République, et l’ouvrage montre bien qu’avec de Gaulle et ses successeurs les hommes d’État ont repris la main. Une exception sous la IVe, Robert Schuman, appuyé par Jean Monnet. Le « plan Schuman » n’a‑t‑il pas été élaboré en dehors, sinon contre le Quai, comme le relevait Jacques Dumaine ? Le récit qui ressort de la synthèse de ces documents est trop riche, subtil et évolutif pour être ici résumé en quelques mots. Un seul exemple, celui des rapports noués indirectement dès avant la fin de la guerre par le « Groupe Chauvel », qui avait ses communications aussi bien à Vichy qu’à Alger. On peut retenir simplement durant cette longue période un axe majeur de la politique française, un fil rouge qui survit aux régimes et aux majorités, celui de la « double sécurité », contre l’URSS de façon ostensible, contre l’Allemagne de façon plus discrète. Se trouve ainsi en l’occurrence infirmée la formule d’Alexis de Tocqueville, pour lequel « les démocraties règlent les questions du dehors par les raisons du dedans ».

278On retiendra aussi la conclusion sur la chute de l’URSS, résultat inattendu, au moins à cette date, de cet après-guerre de près d’un demi-siècle : elle procède de deux éléments complémentaires. D’un côté la pression stratégique exercée par l’administration Reagan, notamment mais pas seulement avec l’IDS, qui fit prendre conscience aux dirigeants soviétiques du retard technologique irrémédiable qui était le leur. De l’autre, le processus d’Helsinki, qui mit le ver dans le fruit, grâce à la fameuse Troisième corbeille – et l’ouvrage mentionne justement dans sa promotion le rôle de l’ambassadeur Jacques Andréani, à quoi l’on pourrait ajouter celui, discret mais efficace, du Vatican. Elle accéléra la déréliction du marxisme, auquel les dirigeants et cadres soviétiques croyaient encore moins que ceux des démocraties populaires. D’une certaine façon, logique dure et logique douce, confrontation et apaisement se sont efficacement épaulés, globalement la stratégie des États-Unis et celle de l’Europe occidentale. Dans ce contexte, la France a participé pleinement à la Guerre froide, mais avec une certaine réserve, et son principal apport réside dans la CSCE.

279C’est dire que l’ouvrage comporte des jugements et n’est pas un simple procès-verbal commenté. Ces jugements peuvent appeler parfois discussion. Pas lorsque l’auteur constate les réticences, voire les vaines tentatives de retardement de François Mitterrand face à la réunification allemande. Pas non plus lorsqu’il observe que « La France n’a pas “gagné” la Guerre froide », mais que « elle ne l’a pas perdue ». En revanche, on peut discuter l’assertion de l’avant-propos qui estime que la France a été la principale bénéficiaire de la Guerre froide, ce qui est au demeurant un peu contredit par la conclusion précédente. On peut soutenir que le principal bénéficiaire a été l’Allemagne, qui a pu se reconstruire, prospérer, garantir sa sécurité, se réunifier à l’abri d’une protection extérieure, de la rédemption que lui offrait la construction européenne, et pour finir revenir sans traité de paix, hégémonique en Europe et les coffres pleins. Le grand perdant à l’inverse est le Royaume-Uni qui, suivant le mot d’Arthur Koestler, a perdu un empire sans retrouver un rôle, rôle que le Brexit ne lui rendra vraisemblablement pas.

280Désaccord plus profond sur une approche trop stratégico-politique de la chute de l’URSS, alors qu’elle a fondamentalement été abattue par son retard économique, son sous-développement, l’échec de son système face à la prospérité de l’Occident. L’Allemagne pacifique et démocratique a ainsi atteint l’objectif manqué par l’Allemagne hitlérienne, détruire l’URSS et dominer l’Europe centrale et orientale. Voici une nouvelle illustration de l’échec historique des politiques guerrières, illustration qui ne peut que réjouir les partisans d’une organisation juridique et pacifique de la société internationale, le droit international trop souvent brocardé par les observateurs des relations internationales, mais toujours résilient et en définitive instrument indispensable de la paix et de la sécurité.

281Et puisque l’on parle du droit, concluons avec quelques précisions juridiques. L’ouvrage évoque très peu le tiers-monde, alors que le tiers-mondisme, largement répandu en France et souvent considéré avec sympathie par sa diplomatie, aurait pu lui fournir un argument contre le droit international. Le thème du « Nouvel ordre économique international », la refonte du droit sous tous ses aspects au profit des États nouvellement indépendants, dont Mohammed Bedjaoui a été le chantre, s’est développé à l’ombre de la Guerre froide. Il n’en reste rien aujourd’hui, le NOEI a été une victime collatérale de sa fin. C’est qu’il reposait sur une vision fausse du droit international comme droit déclaratoire, wishful thinking, ce qui est sa caricature.

282En revanche, la construction européenne, l’OTAN et même l’ONU, ont été des entreprises juridiques, mais avec un droit opérationnel, architectural, un droit sans lequel la société internationale n’existerait tout simplement pas. On n’en regrette que davantage quelques approximations juridiques de l’ouvrage. Pour n’en citer que deux, Nasser n’a pas « nationalisé » le canal de Suez, qui relevait évidemment de la souveraineté territoriale de l’Égypte, mais les avoirs et les instruments de la Compagnie universelle qui le gérait, ce qui est tout à fait différent. Et l’OTAN n’a pas été créé sous l’égide de l’article 52 de la Charte, qui dans son chapitre VIII traite du régionalisme, mais sous celui de l’article 51 qui consacre, dans le chapitre VII, la légitime défense individuelle et collective. Ce n’est pas un détail mais une différence de fond.

283Ces questions et précisions ne portent en rien atteinte à la puissance de synthèse de l’ouvrage, à la richesse de son contenu, à l’intérêt de ses analyses ni à son apport essentiel à l’étude de la Guerre froide, et pas seulement à celle de la France.

284Serge Sur

Amaël Cattaruzza, Frédéric Dessberg (dir.), L’Européanité en Europe médiane, Paris, Honoré Champion, coll. « Bibliothèque d’études de l’Europe centrale » 21, 2018, 293 p.

285Europe médiane : terminologie nouvelle exonérée des dévalorisantes appellations d’Europe de l’Est et d’Europe balkanique, soit le vaste isthme, entre les espaces allemand et russe, de la Baltique à la Méditerranée ; elle se décline du nord au sud en Europe baltique, Europe centrale et Europe balkanique. Européanité ensuite, soit le sentiment d’adhésion, sinon d’appartenance à un socle commun de valeurs, de références partagées qui sont celles de l’Occident, une aspiration ancienne parfois, mais plus encore une acculturation à sens unique, synonyme d’occidentalisation, de refus de l’Est (i.e. les 40 ans de communisme), résultat ambigu d’une européanisation volontaire dont il convient de mesurer les limites dans le temps et l’espace. Au beau temps de la construction européenne, alors que l’intégration dans l’Union Européenne (UE) faisait miroiter l’abolition des frontières et le primat du supranational, les pays de cette Europe médiane, libérés de la glaciation soviétique, recouvraient une souveraineté nationale qui s’alimentait des revendications identitaires, incompatibles avec l’identité transcendante de l’UE. Néanmoins, l’intégration parut à tous les pays libérés du communisme soviétique la seule issue possible pour atteindre un niveau de vie convenable et, plus encore, pour garantir une sécurité menacée par une Russie qui n’avait nullement renoncé à ses ambitions dans son ancienne zone d’influence. D’où souvent l’adhésion à l’OTAN, Europe atlantique, précéda celle à l’UE. Cette contradiction majeure, volonté d’intégrer mais hostilité à tout abandon de souveraineté, rend compte à la fois des tensions à l’intérieur de cette Europe médiane, comme des réticences – et parfois des blocages – de l’UE à accepter dans le club des membres dont on doutait de leur volonté de se plier aux exigences de l’État de droit, démocratie, droits de l’homme, respect des minorités, etc. L’actuelle crise de l’Europe rebat les cartes. Pour beaucoup, les fruits n’ont pas répondu aux promesses des fleurs et l’euroscepticisme a succédé à l’europhilie de la période des élargissements (2004-2007). Le populisme, qui triomphe trop souvent dans cette Europe médiane, mais qui gagne aussi les États fondateurs de l’UE, exalte le souverainisme et met en danger le projet européen qui fut – et doit rester – la belle espérance et la grande réalisation des années d’après la seconde guerre mondiale.

286Examiner les liens, les échanges, les discours, les circulations entre cette Europe médiane et le reste de l’Europe, tel est l’objet de cet ouvrage fort technique – 15 articles plus une introduction des éditeurs et une conclusion d’Antoine Marès – qui promène son lecteur dans un vaste espace dont on peut déplorer qu’il ne soit jamais représenté : aucune carte… L’hyperbalkanisation de l’ancienne Yougoslavie et les localisations des minorités ethniques à l’intérieur des nouveaux États semblaient pour le moins rendre indispensable une cartographie précise. Et même pour des aires mieux connues, il n’est pas inutile de rappeler quelques évidences géographiques de relief ou de réseau fluvial. Craignons que le lecteur inattentif, constatant que la macrorégion du Danube, définie comme le bassin versant du fleuve, englobe la République tchèque, n’en conclue que le système des cours d’eau de la Bohême ne se dirige pas vers la mer du Nord !

287Une première séquence traite de l’idée européenne avant la construction européenne en Slovaquie, en Hongrie, dans les pays baltes. En Slovaquie, l’européanité fut un fait récent. Depuis Ludovít Štúr vers 1840 et le Memorandum de la nation slovaque de 1861, s’affirmait une revendication identitaire, institutionnelle contre le royaume de Hongrie, et culturelle contre la Bohême-Moravie. On sait l’avatar de l’union tchécoslovaque. Après 1993, l’adhésion à l’OTAN se fit dans une perspective de rivalité avec la République tchèque. Mais il fallait combler le déficit d’Europe en exaltant un vrai Slovaque européen. Štefánik, de la troïka fondatrice de la Tchécoslovaquie avec Masaryk et Beneš, manquait d’épaisseur. On promut Milan Hodža qui, en réalité, était bien plus un héritier du parti du Belvédère et dont l’horizon se limitait à l’Europe centrale, qu’un véritable Européen. En revanche, le Polonais Josef Retinger, qui fut secrétaire de Sikorski, le premier ministre du gouvernement polonais en exil, et s’installa à Londres dès 1946, le fut pleinement. Il fit le lien entre la LECE (Ligue Européenne de Coopération Économique) et l’Angleterre et les États-Unis ; il fut un des artisans du congrès de La Haye dont sortit le Mouvement Européen (1949), il en fut secrétaire général et promut la collaboration avec le Conseil de l’Europe (CE). À la différence de beaucoup d’émigrés qui demeuraient partisans d’une fédération régionale étroite en Europe centrale, Retinger était persuadé que l’intégration européenne profiterait à la longue, non seulement à la Pologne, mais à toute l’Europe centrale et orientale. Coincées entre l’Allemagne et la Russie, l’Estonie et la Lettonie développèrent un désir d’Europe pour échapper à l’emprise culturelle germanique et au joug russe. Les luttes nationales en 1918-1919 contre l’armée rouge et les corps francs germaniques aboutirent à des États indépendants où les élites économiques, souvent germano-baltes, jouèrent le jeu et manifestèrent une volonté de compromis. Ces pays baltes, bons élèves de l’Europe nouvelle, vécurent une européanisation silencieuse. Le choc de 1940 fut d’autant plus rude. Mais pendant le demi-siècle qui suivit, les populations conservèrent l’évidence d’être « un bout de l’Europe ». Les émigrés hongrois des différentes vagues, appartenant à une vieille nation qui avait été un rempart de la Chrétienté contre les Turcs – Antemurales Christianitatis – et demeurait très sensibilisée au danger venu de l’Est, furent de chauds soutiens de l’union européenne. Pál Auer, diplomate en France où il resta après 1947, fut vice-président du CECO (Commission de l’Europe Centrale et Orientale) ; il était persuadé que la Hongrie était européenne, en dépit de l’occupation soviétique, et qu’il serait alors vital pour ce petit pays de rejoindre la communauté. Dès sa fondation, le CE manifesta sa solidarité avec l’Europe « captive » ; il soutint les exilés ; en novembre 1950, il créa une commission spéciale pour les intérêts de cette Europe, devenue en 1956 la Commission des nations non-représentées qui alimenta le CE en rapports ; suivit en 1959 un Fonds culturel pour la protection du patrimoine. Le Comité National pour une Europe libre fut subventionné par la CIA.

288La seconde séquence porte sur les réalisations et perspectives pour l’Europe médiane dans l’intégration européenne. La Hongrie, pionnière du déblocage des pays de l’Est par l’ouverture de sa frontière avec l’Autriche, fut le premier État à se porter candidat à l’UE, le résultat advint en 1990 ; cinq ans plus tard, elle intégrait la CEE. Il lui avait fallu éviter que les litiges avec la Roumanie et la Slovaquie ne lui fermassent les portes. En Pologne, l’adhésion fut un véritable credo (OTAN en 1999 et UE en 2001). Mais ce pays, à cause de sa situation géographique, devait aussi gérer ses rapports avec l’Est, Russie (Katyn), Ukraine (les drames de la seconde guerre mondiale) et Biélorussie, avec l’aire baltique, avec les pays au sud (la Pologne fut pionnière pour la constitution du groupe de Visegrád), et, bien sûr, avec l’Allemagne (la ligne Oder-Neisse et l’expulsion des populations allemandes, des tabous pendant la période communiste). Actuellement le « plus d’Europe en Pologne » de Donald Tusk est battu en brèche par le « plus de Pologne en Europe » du parti Droit et Justice. La Tchécoslovaquie, grâce à ses performances économiques, fut le premier pays à entrer dans l’OCDE. La Slovénie, qui jouissait d’un bon niveau de vie, fut bloquée par l’Italie. Dans les années 1990, la Roumanie ne répondait pas aux conditions occidentales. Bref, enthousiasme réel, ou absence d’autre solution ? Et partout, persistance de forces centrifuges nuisibles aux coopérations régionales qui devaient ignorer les frontières politiques. Les macrorégions – celle du Danube créée en 2010 –, non adossées aux régions historiques ou institutionnelles, impliquaient ce changement d’échelle, avec un objectif de compétitivité. Sans fondement démocratique, menaçant les identités nationales, elles demeurèrent souvent des coquilles vides. Le monde balkanique, arrivé plus tard dans le jeu, surtout stigmatisé par les conflits barbares dans l’ex-Yougoslavie, se heurta pour le moins au manque d’enthousiasme quant à son intégration. Deux mondes s’affrontaient : on opposait la séparation douce entre la République tchèque et la Slovaquie, et la cruauté des combats, Slovénie mise à part, entre les composantes de la Yougoslavie, pays qui avait pourtant bénéficié d’un préjugé favorable à cause du non alignement de Tito. Se réveillait une sauvagerie ancestrale, atavique, bref une civilisation balkanique, héritière de l’Empire ottoman, partiellement islamisée, incompatible avec l’intégration. Il appartenait à l’Occident de débalkaniser, d’apporter la civilisation avant d’entamer des négociations. Cette approche racialiste fut encore nourrie par les politiques de purification ethnique. Pour la Croatie et la Serbie, 2000 fut l’anno divinis. La mort de Tudjman en 1999, l’éviction de Milošević et l’arrivée au pouvoir des oppositions démocratiques en 2000, ouvrirent de nouvelles perspectives. Mais l’UE imposa ses conditions : la lutte contre la corruption, le respect des droits de l’homme, les garanties pour une justice indépendante et, surtout, la comparution devant le TPIY (Tribunal Pénal International pour l’ex-Yougoslavie) de ceux qui passaient pour des héros du peuple ; c’était la condition sine qua non et le prix à payer. Les pro-Européens passèrent alors pour des traitres ! Au vu des nombreux acquittements, la note ne fut pas très lourde. Les oligarques, pour lesquels le vaste marché européen était une nécessité, se convertirent à l’Europe tout en demeurant nationalistes. L’Albanie intégra l’OTAN en 2009 pour des motifs de sécurité, la guerre était à ses portes. Mais elle n’a pas le statut de candidat à l’UE, en dépit du vœu des élites du pays qui veulent sortir d’un long isolement, ottoman puis communiste, pallier le déficit démocratique et assurer le développement économique. On fait consciemment ou inconsciemment l’impasse sur l’Islam et la glaciation soviétique, pour exalter de part et d’autre les héros chrétiens, Skenderberg et Mère Térésa. Quant au Kossovo, création occidentale, mais aussi dangereux exemple de sécessionnisme, il attendra son billet d’entrée. Les peuples des Balkans dans l’UE, Bulgares, Roumains, Croates vivent‑ils mieux ? Oui, pour les oligarques, protégés par Bruxelles. Mais la Croatie a dû renoncer à ses chantiers navals… Cela dit, y avait‑il une autre solution pour ces petits pays ? Souffriraient‑ils encore du syndrome du 28 juin 1914, journée qui précipita l’Europe dans le cataclysme que l’on sait ? Sarajevo, en serait une des principales causes et pas seulement le prétexte (p. 193), si l’on suit la thèse – très contestée – de Christopher Clark (Les Somnambules, 2013).

289La dernière partie concerne les échanges culturels et les mutations du transfrontalier face à l’européanisation. Dans les années qui suivirent 1989, le lien entre l’adhésion et la solution des tensions interétatiques, dont la protection des minorités nationales, devint une règle. La conception wilsonienne de l’homogénéité ethnique avait fait son temps. Les lois croates (2002) et serbes (2002 et 2009) garantirent aux minorités leurs droits civiques, l’usage de la langue, de l’alphabet, l’accès à l’école dans sa propre langue… Dans les faits, les discriminations subsistent pour les emplois de bon niveau, les tensions sont palpables (la double écriture à Vukovar pour la minorité serbe), les conseils de minorité, en Croatie, ont peu de poids, il est souvent difficile aux expulsés de rentrer (les Magyars en Voïvodine, les Serbes en Croatie). En Croatie, les minorités ne votent que peu sur les listes qui leur sont réservées ; voter sur les listes générales classiques est une façon de revendiquer une égalité institutionnelle. Paradoxalement, les garanties aux minorités, consenties sous la pression de l’UE, enferment ces dernières dans des bulles patrimoniales, accentuent les séparations, rendent l’intégration d’autant plus difficile. Le double système scolaire pousse les étudiants des minorités à rejoindre une université du pays-mère et souvent, ils ne rentrent pas. Bref, le système cristallise les discriminations. Les tentatives pour briser les frontières, ou faire avec, déjà entrevues avec les macrorégions, se déclinent aussi dans des coopérations transfrontalières dont une application est celle qui unit la Macédoine, la Grèce et l’Albanie. Il s’agit, sous l’égide de l’UE, de désenclaver des zones marginales et fragmentées, où la multiplicité ethnique, linguistique et religieuse est maximale. De fait, les bénéficiaires sont les pôles urbains comme Thessalonique ou Bitola et les territoires excentrés de la frontière linéaire ne sont pas revitalisés. La Roumanie – qui n’a pas grande place dans ce volume – eut une situation un peu particulière à cause de sa diplomatie hétérodoxe par rapport à l’URSS, qui coexistait avec le régime le plus stalinien du bloc. La France fut longtemps le premier partenaire occidental de la Roumanie. Les rapports franco-roumains furent durablement empoisonnés, entre 1968 et 1977, par la question de l’église roumaine de Paris, ouverte en 1882, propriété de l’État roumain, et devenu le centre de l’opposition au régime. Bucarest voulait récupérer l’édifice pour faire taire les émigrés. La France remit l’affaire dans les mains de la justice, ne voulant pas en faire une affaire d’État.

290On le voit, le courant vers l’intégration de cette Europe médiane n’est pas un long fleuve tranquille. Les temporalités non concordantes entre l’Ouest, pour parler vite, et des pays ayant recouvré, après des épreuves traumatisantes, leur souveraineté, générèrent dès les débuts du processus, des incompréhensions, des malentendus que l’on voulut dissimuler sous l’évocation lyrique et incantatoire d’une Europe démocratique, moderne, développée. Ce ne furent pas qu’illusion et mirage, loin de là. Il suffit de voyager dans cette Europe médiane pour constater le prodigieux bond en avant qui s’y est produit, grâce à l’Europe. Mais s’il n’y a guère de perdants, certains sont restés au bord de la route, et la crise économique aidant, les écarts risquent de s’accentuer. Quant au passé, surtout lorsqu’il a été broyé par cinquante ans de guerre et de joug étranger, il ne peut que resurgir, et cette résurrection rime trop souvent avec populisme et nationalisme. On ne remise pas aisément le Panthéon national au bénéfice d’un Panthéon européen à inventer.

291Un tel ouvrage est le produit d’un moment, celui du désenchantement de l’opinion publique pour les questions européennes. Qu’en sera‑t‑il dans dix ans ? Il faudra reprendre le chantier. Tel qu’il se présente, ce livre apporte une information de prix à l’historien, au citoyen, à l’Européen du monde. Regrettons encore l’absence, coupable, d’une cartographie, et celle d’un index des sigles ; cela aurait évité des phrases du type « mettre les territoires concernés en adéquation avec les NUITS et à réordonner les échelles de CBC » (p. 259) ! Tout lecteur n’est pas un familier des arcanes bruxelloises !

292Claude Michaud

Ismaïl Ferhat, Socialistes et enseignants. Le Parti socialiste et la Fédération de l’Éducation nationale de 1971 à 1992, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2017, 282 p.

293Issu de sa thèse de doctorat, soutenue en 2013 sous la direction de Marc Lazar, l’ouvrage d’Ismaïl Ferhat propose une approche très politique de l’histoire du syndicalisme enseignant. La question est de savoir quelles relations entretiennent le PS – et parfois même certains courants du PS – et la FEN – elle-même divisée en « tendances ». C’est donc une analyse très fine qui est proposée, soutenue par un important travail de dépouillement d’archives, complété par des témoignages d’acteurs.

294L’empan chronologique mentionné dans le titre s’étend du Congrès d’Épinay à l’éclatement de la FEN. En fait, toute la première partie est consacrée à l’avant-1971, en partant du début du xxe siècle : s’opère alors un « rapprochement décisif » entre les socialistes et les instituteurs. Dans les années 1950, se met en place un « axe privilégié » entre la SFIO et la FEN. Les Cercles Jean-Jaurès constituent pour la SFIO un relais d’implantation dans le monde enseignant. Il serait faux toutefois d’imaginer un âge d’or : la FEN trouve alors décevante la politique de la SFIO en matière de laïcité, et inversement certains socialistes sont exaspérés par les rivalités catégorielles au sein de la FEN, qui rendent difficile la mise au point d’un projet de réforme de l’enseignement. De là, selon l’auteur, « une crise des rapports entre la FEN et la SFIO à partir de 1956 », qu’accentue le différend au sujet de la guerre d’Algérie, puis le soutien apporté par une fraction de la SFIO au retour au pouvoir du général de Gaulle. Cela explique les services que rend discrètement la FEN, en 1959, au nouveau Parti socialiste autonome (PSA). Cependant, les dirigeants de la FEN se font rapidement critiques vis‑à-vis du PSU (qui a succédé au PSA), car celui‑ci fait le choix de se tenir à équidistance entre la SFIO et le PC et surtout accueille des militants issus du catholicisme de gauche. Inversement, la lutte contre la loi Debré sur l’enseignement privé rapproche la FEN et la SFIO.

295En 1971, F. Mitterrand prend la tête du PS, avec d’ailleurs les réserves – mais non l’hostilité agissante – de la direction de la FEN : du fait de la surreprésentation parmi ses partisans des professeurs du second degré et du supérieur, le nouveau Premier secrétaire trouve plutôt ses soutiens du côté de la minorité « Unité et action » (UA), pourtant dominée par les communistes (UA est majoritaire au SNES comme au SNESup). À la direction de la FEN, on critique d’ailleurs le fait que des socialistes puissent appartenir à cette tendance et l’on souhaiterait que la direction du PS intervienne. La situation est donc plus complexe que ne pourrait le laisser croire le simple constat de la participation de James Marangé, secrétaire général de la FEN, à un meeting de soutien à F. Mitterrand, le 15 mai 1974, lors de l’élection présidentielle. En outre, il est difficile de s’accorder sur un projet scolaire : soit, pour complaire à la direction de la FEN – dominée numériquement par les instituteurs –, les socialistes adoptent le projet d’« École fondamentale », qui vise à associer école primaire et premier cycle du second degré, et ils risquent de s’aliéner les professeurs du second degré ; soit ils ne le reprennent pas à leur compte, et ils risquent de hérisser une de leurs bases électorales les plus solides. Finalement, les socialistes adoptent en 1977 le programme « Libérer l’école », plutôt favorable aux thèses du SNI et de la majorité de la FEN. Mais le SNES fait savoir son mécontentement, si bien que, dans les années suivantes, le PS préfère ne pas donner de précision concernant la tranche d’âge 11-15 ans. Par ailleurs, par crainte de repousser l’électorat catholique de gauche, le discours du PS, en dépit de son programme officiel, ne semble pas aussi clair sur la question laïque que ne le souhaiterait la FEN, ce qui conduit l’A. à considérer que « la rupture entre socialistes et syndicalistes enseignants sur le sujet de la laïcité précède donc l’expérience du pouvoir ».

296L’arrivée des socialistes au pouvoir en 1981 va effectivement s’avérer « perturbante » pour les relations entre la FEN et le PS. Certes, après le 10 mai, le secrétaire général de la FEN devient ministre du Temps libre et Robert Chéramy, représentant de la FEN auprès de F. Mitterrand depuis 1975, rejoint l’Élysée comme conseiller à l’éducation. Mais on ne saurait s’en tenir à ces constats bien connus. La proportion de 47,9 % d’enseignants et de personnels éducatifs dans le groupe socialiste à l’Assemblée nationale, en 1981, a frappé l’opinion, mais de son côté la FEN est déçue de la place accordée à ses militants dans les sphères gouvernementales. En fait, et c’est là une des idées-forces du livre, l’influence des enseignants au sein du PS commence à être contrebalancée par celle des collaborateurs d’élus ainsi que par celle des conseillers issus de la haute fonction publique, qui ont parfois tendance à dénoncer le « corporatisme » des enseignants. En outre, au sujet de l’école, les élus locaux ne veulent pas s’enfermer dans leurs relations avec les enseignants et considèrent avec attention le point de vue des parents d’élèves. Le projet socialiste « Libérer l’école », qui avait subi l’influence de la FEN, n’est pas appliqué. Quant au projet de « grand service public unifié et laïque de l’éducation nationale » (SPULEN), il est retiré en 1984 dans les conditions que l’on sait. L’accès des socialistes au pouvoir a par ailleurs attisé les divisions de la FEN : alors que le SNI-PEGC (à majorité UID, ex-« autonomes ») souhaite apparaître comme un partenaire responsable n’effectuant pas de surenchère revendicative, les militants UA estiment que l’« action syndicale » ne doit pas être mise entre parenthèse. Le souci de la direction de la FEN de ne pas mettre le gouvernement socialiste en difficulté est d’ailleurs récompensé : en 1983, le ministère lui laisse le soin d’annoncer les créations de postes dans chaque département. Comme l’écrit l’auteur, « le pouvoir socialiste tente de favoriser un partenaire syndical déstabilisé par le tournant de la rigueur et la baisse du nombre des adhérents » (p. 218). De fait, entre 1981 et 1986, la FEN perd 150 000 membres. En 1987, l’irruption des « coordinations », à l’occasion de la volonté de R. Monory de donner un statut aux « maîtres directeurs », témoigne de sa perte d’audience. Par ailleurs, la « galaxie laïque », au centre de laquelle se trouvait la FEN, se lézarde. Surtout, en 1986, la décision de R. Monory de mettre fin au recrutement des PEGC menace la prépondérance de la majorité UID au sein de la FEN. Pour parer cette menace, la direction de la FEN décide de négocier avec le PS un véritable contrat à appliquer en cas d’alternance. Seulement, cette négociation est effectuée avec des partisans de L. Fabius. Or, après l’élection présidentielle de 1988, c’est le rival de celui‑ci, L. Jospin, qui est nommé rue de Grenelle. De plus, alors que la FEN cherche à constituer un axe réformiste avec d’autres syndicats, L. Jospin estime que les socialistes ne doivent pas rompre avec la logique d’union de la gauche et donc qu’ils ne doivent pas se couper des syndicats dits « protestataires ». La direction de la FEN voit dans cette vision stratégique une complaisance vis‑à-vis de la tendance U et A. En tout cas, le projet négocié entre la FEN et le PS avant les élections n’est pas appliqué. L. Jospin préfère négocier avec les syndicats nationaux (SNI, SNES) plutôt qu’avec la fédération. Le projet de création d’un corps des professeurs de collège, qui aurait pu empêcher les professeurs certifiés et agrégés de devenir majoritaires dans le monde enseignant, est enterré, rendant inéluctable à court terme la fin de la majorité UID au sein de la FEN, sauf à modifier les structures de la FEN en créant un syndicat des enseignants (premier et second degrés) unique. C’est désormais le dessein de la direction de la FEN. Le PS s’est‑il prêté à cette manœuvre ? L’A. en doute. On sait en tout cas que ce projet se solde par la scission de la FEN et la naissance de deux fédérations rivales, l’UNSA et la FSU.

297Par-delà ces péripéties, l’analyse est sous-tendue par une hypothèse forte : le PS balance constamment entre d’une part soutien – plus ou moins ferme – à une FEN dirigée par une tendance proche des socialistes du point de vue idéologique mais dominée par les instituteurs, et d’autre part « sa sociologie enseignante qui tendrait à le faire plutôt pencher en faveur des syndicats du second degré ». La « démocratisation » de l’enseignement du second degré qui se déroule en arrière-fond, et dont le projet est au fondement de l’alliance entre FEN et PS, accroît paradoxalement cette tension. Il pourrait résulter de cette hypothèse une vision sinon déterministe, du moins un peu mécanique, à laquelle l’analyse échappe en mettant l’accent sur la particularité de chaque moment – au risque de donner l’impression que les relations entre la FEN et le PS sont toujours dans une phase de crise.

298Après une introduction qui multiplie les références à des concepts proposés par la sociologie et la science politique, l’A. propose en fait un récit de facture classique, bien charpenté. Pourvu d’un utile index nominum, son livre offre un éclairage original et nuancé, qui permet de mieux comprendre à la fois la gauche politique et le syndicalisme enseignant de la deuxième moitié du xxe siècle.

299Yves Verneuil

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.81

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions