Christian Bouchet, Pascale Giovannelli-Jouanna (dir.), Isocrate, entre jeu rhétorique et enjeux politiques, actes du colloque de Lyon 5-7 juin 2013, université Jean-Moulin-Lyon-III, HiSoMA UMR 5189, Paris, De Boccard, 2015, 414 p.
1 Isocrate, entre jeu rhétorique et enjeux politiques est la publication d’un colloque international organisé par le laboratoire HiSoMa à l’université Lyon-III du 5 au 7 juin 2013. Ce volume rassemble vingt-trois communications de philologues, linguistes, historiens et philosophes d’universités françaises, italiennes et grecques qui, en confrontant les différents angles d’approche des traités isocratiques, proposent de redéfinir l’image de l’orateur, sa place dans le contexte d’émulation intellectuelle du iv e siècle ainsi que ses engagements politiques et moraux. Comme le rappelle Maddalena Vallozza dans l’introduction et ainsi que l’atteste la riche bibliographie proposée en fin de volume, la parution de cet ouvrage s’inscrit dans un contexte de renouveau des études isocratiques menées depuis une vingtaine d’années et se singularise par l’ouverture de la réflexion sur des aspects inexplorés de la pensée d’Isocrate. L’index des sources et le dense lexique général constituent d’utiles outils de recherche qui offrent la possibilité de mise en cohérence des différentes thématiques abordées. Le plan d’ouvrage en deux parties reprend la répartition thématique initiale du colloque autour de cinq champs que sont la transmission et l’édition des traités isocratiques, les procédés rhétoriques utilisés et ce qu’ils révèlent des positions de l’orateur quant à la pratique politique et au rôle des institutions, les liens qu’il établit entre le mythe et l’histoire et leur fonction dans ses traités, le rôle essentiel qu’il accorde à la paideia pour le bon fonctionnement de la cité et, enfin, l’influence de son école et de ses enseignements.
2 La première partie s’attache aux textes isocratiques, des problèmes soulevés par leur transmission aux questionnements posés par les procédés rhétoriques utilisés jusqu’à la réception des œuvres de l’orateur par les Anciens et les Modernes. Stephano Martinelli Tempesta signale ainsi que la transmission des traités a été biaisée par les nombreuses modifications et interpolations effectuées par Isocrate et ses élèves, ce qui explique que les vingt-et-un discours et les neuf lettres attribués à l’orateur posent, encore aujourd’hui, des problèmes d’authenticité et favorisent les conjectures dans le travail de différenciation du texte original et du traité final modifié. Bernard Eck revient sur la nature et la fonction du plaidoyer Sur l’Attelage, un des six discours isocratiques attestés que Friedrich Blass avait classé dans les discours d’apparat, pour l’inscrire comme l’un des premiers écrits du genre épidictique qui apparaît et se construit dans la deuxième moitié du iv e siècle. L’analyse minutieuse du lexique révèle la manière dont Isocrate parvient à dépolitiser le discours et à déformer certains événements afin de mieux convaincre son public. Ces torsions isocratiques de l’histoire sont également identifiées dans l’Evagoras par Evangelos Alexiou qui les conçoit comme une stratégie de l’orateur pour conduire l’auditeur-lecteur à défendre les valeurs morales qu’il juge essentielles à la bonne marche de la cité. Pierre Chiron explicite ainsi certaines réflexions ambivalentes et contradictoires du Panathénaïque qui avaient donné lieu à des interprétations erronées de la pensée et des desseins de l’orateur. De même, Paul Demont éclaircit certaines ambiguïtés de l’Aéropagitique en en analysant les procédés rhétoriques et démontre que l’idéalisation par Isocrate de la démocratie des époques mythiques solonienne et clisthénienne et de ses vertus éducatives est un moyen de dénoncer les dysfonctionnements des institutions politiques du iv e siècle. Car, Isocrate se veut personnellement engagé comme le rappelle Pascale Giovannelli-Jouanna en soulignant l’omniprésence du « moi » et l’emploi de la première personne du singulier dans ses traités. Il s’agit cependant d’un « moi extraverti » qui nie toute introspection et qui témoigne de la volonté de l’orateur de contrôler son image pour s’affirmer face à ses détracteurs. Isocrate a ainsi mis en place un protocole complexe de lecture de ses écrits, que dévoile habilement Vincent Azoulay, afin de contrer toute tentative de la part de ses adversaires de modifier ses textes. Cette stratégie isocratique a contribué à véhiculer des messages ambivalents, voire contradictoires, à l’origine de difficultés d’interprétation de son œuvre. Et Roberto Nicolai d’ajouter qu’en s’attachant à lier la littérature à la perfection formelle, Isocrate a créé un genre littéraire différent sans qu’on parvienne pour autant à le définir de manière univoque tant ses logoi diffèrent dans leur matière et leurs sujets. Enfin, pour conclure cette première partie, Annie Hourcade rappelle le rôle essentiel que l’orateur accorde aux activités de conseil et de délibération au sein de la cité, qui sont pour lui les garantes de l’accès à la connaissance et d’une prise de position éclairée. Il se présente ainsi, dans ses discours, comme un bon conseiller et, en suscitant l’échange de points de vue entre les citoyens, cherche à favoriser la prise de bonnes décisions pour la cité et pour chacun.
3 Christian Bouchet ouvre la deuxième partie de l’ouvrage consacrée aux liens entre le mythe, l’histoire et les institutions en révélant les appréciations très nuancées qu’Isocrate distille sur les lois athéniennes. Contrairement à Platon qui leur attribue une vertu pédagogique, l’orateur considère qu’elles ne se suffisent pas à elles-mêmes pour ordonner la vie de la cité, la phusis et la paideia étant les deux éléments primordiaux auxquels elles doivent être combinées. Cinzia Bearzot souligne également le peu de considération qu’Isocrate confère aux dikastes athéniens dont il critique le manque d’impartialité et l’absence d’autorité qui ne leur permettent pas selon lui de veiller au bien-être et à l’équilibre social de la cité. Certains positionnements politiques de l’orateur sont parfois déroutants et Alexandra Bartzoka les explicite en démontrant que ce qui peut parfois laisser penser à une orientation oligarchique, voire monarchique d’Isocrate, n’a pas d’autre objectif que de provoquer un sursaut dans les consciences de son temps. Car, bien que critique, Isocrate demeure un fervent défenseur de la démocratie athénienne et de ses institutions, comme le rappelle Alberto Maffi qui signale, par la même occasion, combien les considérations de l’orateur sur ces questions ont fortement contribué à la connaissance du droit attique du début du iv e siècle. Dans cette époque bouleversée, traversée par de nombreux changements, Isocrate défend des valeurs et des idées traditionnelles. C’est le cas en ce qui concerne la pratique de la guerre qui, en se professionnalisant au iv e siècle, devient de plus en plus indépendante du politique. Or, comme l’explique précisément Marco Bettalli, pour l’orateur, la fonction politique et collégiale du stratège demeure la garantie d’un commandement fort et unifié en référence aux grands personnages qui ont contribué à la puissance athénienne du siècle précédent. Ce fréquent recours d’Isocrate à un passé idéalisé doit être compris, selon Gianluca Cuniberti, dans un objectif éthique d’éducation des citoyens aux vertus qui ont construit la grande Athènes. Pour ce faire, l’orateur réhabilite des personnages controversés et gomme certains aspects douloureux de l’histoire, contribuant ainsi à construire de nouvelles représentations historiographiques dont nous avons hérité. Elisabetta Bianco et Anna Cannavò dévoilent que, pour mieux convaincre du bien-fondé de ses idées, Isocrate a fréquemment recours au mythe et aux personnages légendaires tels que Teucros, fondateur mythique de Salamine de Chypre, et son descendant charismatique, Evagoras, figure du souverain idéal et éclairé qui a su conserver des liens avec l’Attique tout en se construisant un pouvoir indépendant face à la domination perse. Selon Nikos Birgalias, cela traduit le souhait de l’orateur d’un retour à un pouvoir fort de type monarchique considéré comme le seul moyen pour gérer le fonctionnement de la cité et les relations entre les poleis. Sa position n’en demeure pas moins ambivalente à l’égard de cités aux structures traditionnelles comme Sparte dont il critique le système politico-social dans certains traités et en fait l’éloge ailleurs. Edmond Lévy lève ces ambiguïtés en précisant, à partir d’une fine analyse lexicale, que si Isocrate considère le régime spartiate comme un modèle à imiter pour Athènes, il n’en apprécie pas pour autant la politique qui y est menée. Ce sont ces nuances de la pensée isocratique, mal ou non identifiées par le passé, qui ont parfois mené à des interprétations erronées sur son œuvre. Dominique Lenfant révèle ainsi que, si les rapports gréco-perses ont longtemps été présentés comme conflictuels, c’est aussi parce que les historiens modernes ont repris et véhiculé les jugements de valeur de l’orateur. Il s’agit dès lors, comme en témoignent les diverses communications de ce colloque, de s’affranchir de telles considérations vraisemblablement exagérées et déformées pour les besoins de la rhétorique isocratique. Hélène Olivier souligne qu’en s’affirmant penseur et engagé politiquement, Isocrate s’est progressivement imposé comme une autorité morale en matière d’éloquence et d’éducation. Jean-Pierre Levet ajoute qu’il est devenu un auteur à imiter en transmettant sa démarche intellectuelle dans ses traités et au sein de son école. Son enseignement se fonde sur la rhétorique pédagogique au sein de laquelle il attribue au logos une fonction essentielle en tant qu’il permet l’accès à un raisonnement juste et, de fait, contribue au développement de la phronesis. Massimo Pinto clôture l’ensemble de ces réflexions en faisant le point sur les dernières découvertes concernant l’école isocratique, son emplacement probable, le nombre de ses disciples et leur origine « internationale », avant de rappeler le rôle éminent de la fondation isocratique dans la transmission des œuvres de l’orateur.
4 Ce riche ouvrage se distingue par la rigueur des recherches proposées et la complémentarité des communications qui lèvent progressivement le voile sur la pensée et le système de raisonnement d’Isocrate. La confrontation des points de vue permet de rendre cohérentes les représentations morales, juridiques et philosophiques de l’orateur, longtemps demeurées sujettes à controverse. Il ne fait nul doute que l’objectif du colloque lyonnais de « rendre à Isocrate la place centrale qui lui est due aux côtés de grandes figures du quatrième siècle comme Platon et Aristote » (M. Vallozza) est rempli avec, en prime, l’envie laissée au lecteur de relire ces traités d’un nouvel œil critique.
5 Gwenaëlle Le Person
Frédéric Hurlet, Auguste, les ambiguïtés du pouvoir, Paris, Armand Colin, 2015.
6 Frédéric Hurlet (FH), professeur des universités à Paris-Ouest-Nanterre-La-Défense et directeur de la Maison d’archéologie et d’ethnologie René Ginouvès, est actuellement l’un des meilleurs spécialistes de la période augustéenne. On ne sera donc pas étonné que Maurice Sartre l’ait sollicité pour la biographie d’Auguste dans la collection des « Nouvelles biographies historiques », dirigée chez Armand Colin par Vincent Duclert. Complémentaire de la biographie d’Auguste publiée par Pierre Cosme en 2005 chez Perrin, le livre de FH adopte, conformément à l’esprit de la collection, une perspective résolument historiographique, qui s’attache à rendre compte, jusqu’aux acquis les plus récents de la recherche, de l’évolution de l’image d’Auguste au fil des siècles. L’ouvrage est structuré en trois parties : I. La (longue) marche vers le pouvoir (63-30 av. J.-C.) ; II. Le fondateur d’empire (29 av. J.-C.-14 ap. J.-C.) ; III. Les métamorphoses du mythe d’Auguste. S’y ajoutent, outre la conclusion et la bibliographie, huit planches centrales en couleur, deux index et une table des matières (consultable en ligne à l’adresse URL : http://www.armand-colin.com/auguste-les-ambiguites-du-pouvoir-9782200275310).
7 Les premières pages, consacrées aux origines sociales et familiales d’Auguste, sont accompagnées de considérations générales sur l’histoire, qui indiquent d’entrée la hauteur de vue adoptée. L’histoire étant « guidée par le talent et l’ambition de certains hommes » autant que « par le poids du hasard et des événements », la biographie d’Auguste ne peut ainsi être que « le récit ordonné des actions désordonnées entreprises par un homme qui chercha d’autant plus à être reconnu par ses contemporains qu’il ne jouissait pas à sa naissance d’une forme ou d’une autre de “capital symbolique”... » (p. 23). De fait, le jeune Octave était issu d’une famille municipale qui n’avait pas accédé à la nobilitas romaine – son père décéda avant de parvenir au consulat. Il put néanmoins compter sur les relations familiales et amicales entretenues par ses parents avec l’aristocratie romaine (p. 32) et sur l’intérêt que César manifesta très tôt à son égard (p. 37).
8 Il était donc nécessaire pour lui, bien que dangereux (p. 40), d’accepter l’héritage de son grand-oncle, devenu par testament son père adoptif : cela lui apportait la noblesse patricienne et consulaire qui lui manquait ; le réseau d’alliances, d’amitiés et de clientèles de la gens Iulia ; et, bien sûr, la fortune et le nom de César (pp. 41-42) ; il est rappelé que le surnom Octauianus, conventionnellement utilisé par les Modernes pour la période allant de l’adoption posthume d’Octave à l’octroi du surnom Augustus en 27 av. J.-C., ne fut en réalité jamais officiel, mais était utilisé de manière dépréciative par ses adversaires ; nous suivrons donc dans ce compte rendu l’appellation conventionnelle recommandée par l’A. : Auguste. La réactivation de la concurrence aristocratique entraînée par les ides de mars 44 (p. 44) obligea le jeune Auguste, comme ses rivaux, à mener une guerre d’images et de discours autant qu’une guerre militaire (p. 47). Dans son récit de la guerre de Modène, le lecteur appréciera que FH, bien au fait des questions auspiciales, attribue des auspices publics à Auguste lors de sa propréture de 43 av. J.-C., en qualifiant les auspices d’« attributs indissociables de toute forme de pouvoir » (p. 49). Soulignant à la fois la légalité et le caractère sans précédent de la magistrature collégiale du triumvirat, qui s’inscrivit dans la lignée des commandements militaires d’exception de la fin de la République (pp. 50-51), l’A. évoque la violence « légalisée » de la proscription de 43, les débats historiographiques sur le statut des triumvirs à partir du 1er janvier 32 av. J.-C. (pp. 51-52) et les grandes étapes de l’élimination successive des rivaux d’Auguste, de la bataille de Philippes au suicide de Marc Antoine et Cléopâtre.
9 Dans la deuxième partie, consacrée à la métamorphose d’Auguste de « chef de parti ambitieux et sans scrupule » en « prince consensuel et officiellement paré de toutes les vertus » ( pp. 96-100) – le lecteur trouvera un excellent état des lieux sur les thèmes du consensus et de la dissensio –, FH montre comment ce dernier « inscrivit […] son action dans le cadre des institutions de la res publica tout en veillant à prendre la première place à la tête de celle-ci » ; en d’autres termes, comment il « exploita les institutions existantes dans leur potentialité monarchique » sans créer aucun nouveau pouvoir (p. 67).
10 De fait, la mise en place du nouveau régime ne fut pas un événement ponctuel, mais un processus (pp. 70-71), dont l’A. décortique soigneusement les différents jalons. Renoncer au pouvoir après sa victoire sur Marc Antoine risquant de le mettre en danger et de relancer la concurrence entre aristocrates, Auguste choisit dès 29 av. J.-C. de se présenter comme le seul garant de la paix retrouvée et de la res publica conseruata (p. 72). Consul avec Agrippa en 28 av. J.-C., il veilla à rendre visible le fonctionnement collégial de la magistrature suprême par le rétablissement de l’alternance mensuelle des faisceaux (pp. 73-74) et à diffuser le thème de la restitutio « des lois et des droits du peuple romain » (cf. le célèbre aureus de 28) – les pages 74-77 constituent une précieuse synthèse sur les séances du Sénat de janvier 27 et sur le thème de la res publica restituta. Les mesures les plus innovantes datent cependant de l’été 23, avec l’octroi à Auguste de la puissance tribunicienne, qui devint à la fois un instrument dynastique et une composante permanente du pouvoir impérial ; avec l’affranchissement de son imperium des contraintes pomériales ; et avec l’autorisation qui lui fut donnée d’intervenir dans les provinces publiques (pp. 78-80). Ces prérogatives furent complétées en 19 av. J.-C. par les insignes du pouvoir consulaire, « indissociables d’une certaine capacité à exercer l’imperium consulaire » (p. 80). Les fondements du principat furent bien sûr aussi religieux, non seulement par les cérémonies publiques qu’Auguste accomplit comme magistrat, mais aussi par les nombreuses prêtrises qu’il occupa – à commencer par le grand pontificat, qu’il ne put revêtir et exploiter pleinement qu’à la mort de Lépide – ; par une appropriation augustéenne du temps et de l’espace sacrés ; et par la naissance du culte impérial (pp. 85-93). Les fréquentes absences d’Auguste de Rome entre 29 et 8 av. J.-C. limitèrent les possibilités de conflit avec l’aristocratie romaine et justifièrent le renouvellement de sa prouincia extraordinaire. Mais la sédentarisation du pouvoir impérial à partir de 8 av. J.-C., en raison de l’âge du prince, entraîna à terme, conjointement aux difficultés militaires de 6 apr. J.-C., la reconnaissance d’une supériorité à distance de l’imperium d’Auguste et une stricte hiérarchie des imperia (pp. 83-84). La suprématie d’Auguste reposa enfin sur l’image qu’il sut donner et faire accepter de lui-même et se traduisit par des honneurs extraordinaires qui ne lui donnaient à proprement parler aucun nouveau pouvoir (pp. 94-96) : le titre de princeps, que l’A. a raison de distinguer du statut de « prince du Sénat » ; le surnom Augustus (pour lequel Ovide, Fastes, I, 589-590 et 608-612 aurait pu être cité) ; l’auctoritas (que l’A. rattache à juste titre au Sénat républicain, mais en oubliant les prêtres, qui détenaient eux aussi une fonction d’auctoritas) ; le titre et le surnom de père de la patrie.
11 Le nouveau régime, sous lequel apparut l’acception spatiale du substantif imperium, suscita une nouvelle conception de l’espace à contrôler (pp. 103-104), espace qui connut d’ailleurs de profondes mutations (pp. 106-109). Ce contrôle fut possible sans bureaucratie : l’administration romaine, qui vit le prince se surimposer à ses structures traditionnelles (pp. 109-122), comptait quelques centaines d’individus seulement ; en outre, l’action des gouverneurs de provinces – essentiellement des sénateurs, ralliés au régime contre une place dans la haute administration (pp. 126-127) – était loin de concerner tous les domaines de la vie publique (p. 105), l’A. parle même de « soft power ». L’administration n’en fut pas moins rationalisée par une meilleure connaissance des lieux, des habitants et des richesses de l’Empire (pp. 106-109), par une amélioration de la circulation des hommes et de l’information (pp. 122-126) et par l’ajout de nouvelles divisions administratives pour Rome et l’Italie (p. 110).
12 Auguste eut très tôt le souci de perpétuer le nouveau régime par la mise en œuvre d’une politique dynastique. N’ayant pas de fils, il dut pour ce faire élargir sa parentèle à la formation de parenté de la domus, qui regroupait à la fois les Iulii et les parents plus éloignés, à savoir les cognats et les parents par alliance (pp. 132-133). La dynastie évolua constamment pour s’adapter au décès de Marcellus en 23 av. J.-C., à celui d’Agrippa en 12 av. J.-C., puis à ceux de Lucius et de Caius, en 2 et 4 apr. J.-C. Prenant d’abord appui sur sa sœur Octavie, puis sur Agrippa et les deux fils que ce dernier eut avec Julie, Auguste dut finalement promouvoir la descendance de Livie, en adoptant Tibère et en lui faisant adopter Germanicus. Cette reconfiguration dynastique permanente trouva une forte visibilité dans les cités de l’Empire qui, outre la multiplication des dédicaces épigraphiques et des monuments en l’honneur des membres de la famille impériale, érigèrent des groupes statuaires intégrant au fur et à mesure les réorganisations de la domus Augusta (pp. 133-145). Le principe dynastique ne pouvant être affirmé comme tel dans un régime qui prétendait prolonger les pratiques républicaines, Auguste dut compléter le dispositif de transmission du pouvoir impérial par l’institution de la « co-régence », qui lui permit d’associer, de former au pouvoir et de légitimer ses successeurs potentiels (pp. 145-149).
13 L’image que laissa Auguste après sa mort fut globalement positive, bien que réduite, pour l’essentiel, à celle d’un fondateur d’empire et de prince de la paix. À partir des Antonins, Auguste cessa d’être le modèle unique pour l’exercice du pouvoir impérial et d’autres figures entrèrent en concurrence avec lui : César, intégré par Suétone à la liste des empereurs romains ; Trajan, l’Optimus qui agrandit l’Empire ; et Constantin, le premier empereur chrétien – en raison de la synchronie de son règne avec la naissance de Jésus, Auguste devint quant à lui un précurseur du Christ qui, par la monarchie pacifique qu’il instaura, créa des conditions favorables au développement du christianisme (pp. 155-184). Devenu au Moyen Âge un simple nom, pesant peu face aux figures de David, de Constantin, puis de Charlemagne, Auguste fut redécouvert à la Renaissance, grâce au regain d’intérêt pour les sources antiques, en particulier les Annales de Tacite et l’Histoire romaine de Dion Cassius, et à leur diffusion par le biais de l’imprimerie. S’il reste une figure secondaire chez Shakespeare et Corneille, il apparaît en revanche de façon récurrente chez les juristes de l’humanisme juridique des xvi e et xvii e siècles, qui butèrent sur la nature ambiguë du principat. Ce fut cependant l’image du monarque plus ou moins absolu qui finit par l’emporter, soit de manière positive, comme en France lors de son assimilation à Louis XIV, soit de manière négative à l’époque des Lumières (pp. 185-206). Avec la rupture épistémologique du xix e siècle, Auguste fit son entrée dans l’historiographie universitaire, en particulier chez Mommsen, dont l’approche juridique mit en exergue les continuités entre la République et le principat, assimilé à une magistrature et présenté comme une solution juridique ayant permis d’adapter les pouvoirs traditionnels aux circonstances. En réaction tant à l’interprétation mommsénienne qu’à la célébration d’Auguste dans l’historiographie fasciste et nazie, l’approche pragmatique et prosopographique de Ronald Syme présenta le fondateur du principat comme un opportuniste prêt à tout pour s’emparer du pouvoir. L’approche de Mommsen et celle de Syme ne sont nullement contradictoires, la première éclairant avant tout la mise en forme du pouvoir et sa légitimation, la seconde les pratiques elles-mêmes. Mais cette ligne de fracture méthodologique fut si forte qu’elle structura la recherche postérieure bien plus profondément que les spécificités historiographiques nationales (pp. 207-235) – dont on retiendra, pour la France, qu’Auguste, essentiellement perçu comme le fondateur d’un régime ambigu qui contenait en germe l’absolutisme royal, fut longtemps remisé dans l’ombre de César, le glorieux conquérant des Gaules (pp. 237-257).
14 Les coquilles sont rarissimes : on signalera seulement (p. 44), la mention erronée de la « tribu » en lieu et place de la « curie » comme ancienne subdivision des comices curiates. Sur le fond, trois critiques ponctuelles pourraient être formulées. L’A. indique que la prouincia extraordinaire d’Auguste (p. 83) fut renouvelée en 18, 13, 8 av. J.-C., 3 et 13 apr. J.-C., citant à l’appui de cette affirmation l’article de John Rich : « Making the Emergency Permanent: Auctoritas, Potestas and the Evolution of the Principate of Augustus », dans Yann Rivière (dir.), Des réformes augustéennes, 2012, pp. 37-121. Or le savant britannique considère en réalité que le prétendu renouvellement de 13 av. J.-C. fut anticipé en 16, sous prétexte de l’invasion de la Gaule par les Sugambri, les Usipetes et les Tencteri (pp. 75-76). Abordant ensuite la naissance du culte impérial (pp. 92-93), l’A. écrit à la fois que les Romains ne divinisaient personne de son vivant – ce qui est exact – et que la présence de prêtres d’Auguste à Lepcis Magna dès 9/8 av. J.-C. prouve que, comme à l’autel des trois Gaules ou dans les sanctuaires de Pergame et de Nicomédie, « un culte fut rendu au prince de son vivant dans cette cité ». La formule est pour le moins ambiguë et il convient de rappeler qu’à Lepcis Magna comme ailleurs, seuls étaient vénérés « les aspects divins et divinisables » de l’action du prince vivant (J. Scheid, « Sacrifier pour l’empereur, sacrifier à l’empereur. Le culte des empereurs sous le Haut-Empire romain », Annuaire du Collège de France, 107e année, 2006-2007, p. 664). On s’étonnera enfin que l’A. place la préfecture des véhicules (p. 123), pourtant simple fonction de début de carrière équestre, à la tête de la uehiculatio impériale – voir, à ce sujet, Sylvie Crogiez-Pétrequin, « Les préfets des véhicules », dans Julie Dalaison (dir.), Espaces et pouvoirs dans l’Antiquité. De l’Anatolie à la Gaule. Hommages à Bernard Rémy, Grenoble, 2007, pp. 197-201. Ces rares critiques sont bien évidemment marginales et n’enlèvent rien aux innombrables qualités de cet excellent Auguste.
15 Yann Berthelet
Philippe Le Doze, Le Parnasse face à l’Olympe. Poésie et culture politique à l’époque d’Octavien/Auguste, Rome, « Collection de l’École française de Rome » 484, 2014, 664 p.
16 Issu d’une thèse de doctorat, l’ouvrage de Philippe Le Doze (PLD) examine des sources peu exploitées par les historiens, difficiles à analyser en raison de leur nature, et témoignant cependant à leur façon d’un processus politique essentiel, l’établissement du principat : il analyse les œuvres et le rôle des poètes augustéens, en particulier des poètes patronnés par l’un des principaux conseillers du prince, l’énigmatique Mécène (lui-même objet d’une monographie récente de l’A. ). Le livre est divisé en trois parties principales, « La théorie de l’instrumentalisation des poètes par le pouvoir à l’épreuve des réalités romaines », « L’aristocratie romaine et la cohors poetarum : caractéristiques et objectifs d’un compagnonnage » et « Aeterna Italia : poésie et desseins politiques ». Si les nombreuses subdivisions du plan et conclusions partielles rendent la lecture complexe, la démarche suivie est très intéressante et le texte très bien écrit.
17 La première partie développe une argumentation contre la théorie de l’instrumentalisation des poètes en vue d’une propagande d’État, en engageant une réflexion critique sur la notion même de propagande et sur la difficulté d’appliquer un terme moderne à l’Antiquité, ce qui implique un effort de redéfinition. Une particularité de l’ouvrage réside dans l’intérêt de l’A. pour la réflexion sur les concepts et les modes de fonctionnement de la vie politique et de la hiérarchie sociale romaines. L’A. commence ainsi par examiner les modalités de la vie politique, pour mettre en évidence l’absence d’idéologie dans la Rome du i er siècle avant J.-C., l’idéologie étant définie comme un « discours argumenté, incluant une vision politique et sociale, sans préjuger des intentions de celui qui le diffuse » (p. 44). Selon lui, tout d’abord, si l’éloge d’Auguste est indéniable, il manque d’autres éléments susceptibles de conforter l’hypothèse d’une propagande littéraire : le rapport d’Auguste avec le régime républicain n’est pas mis en avant, seule la victoire d’Actium est célébrée, de manière parfois ambiguë car l’idée de guerre civile n’est jamais loin, le rôle d’Antoine n’est pas toujours tu. Les origines illustres de César ne sont pas mises en avant, ses adversaires ne sont pas dépréciés, sauf Cléopâtre, avec modération. L’A. rappelle ensuite l’environnement dans lequel la poésie s’est intégrée à Rome : les modalités de diffusion des livres, le faible degré d’alphabétisation, l’audience des lectures privées et du théâtre, autant d’éléments peu favorables à l’instrumentalisation des poètes par le pouvoir à des fins de propagande. D’autre part, le contexte très particulier de la fin de la République et du début du principat lui paraît impliquer un obstacle circonstanciel majeur : la respublica restituta suppose en effet une continuité avec la tradition républicaine et ses valeurs, comme la liberté d’expression, ainsi que l’idée de consensus. PLD distingue deux dynamiques différentes susceptibles d’orienter le développement de la vie politique, l’une plus offensive (et moderne), dans laquelle le pouvoir veut gagner ou modeler les esprits selon des idéologies et des programmes, et une autre par laquelle il s’inscrit dans des schémas mentaux et des traditions pour renforcer son action. Le choix de la seconde voie amenuiserait l’intérêt des idéologies et des actions de propagande. Est enfin mis en avant un « obstacle anthropologique », qui concerne l’expression de la supériorité sociale à Rome : celle-ci emprunte le mode de l’ostentation pour les aristocrates à la fin de la République, et celui du charisme pour le pouvoir d’Auguste. La réflexion de Paul Veyne sur l’apparat comme expression du pouvoir est sollicitée à l’appui de cette thèse, qui fait apparaître la propagande et l’idéologie comme secondaires par rapport à d’autres modes d’affichage du pouvoir.
18 La démonstration stimulante de l’A. suscite des observations. La propagande relève-t-elle forcément de l’acte de convaincre plutôt que de celui de persuader ? L’idéologie est-elle nécessairement un discours argumenté et cohérent ? Par ailleurs, il existait à Rome une tradition d’écrits de promotion personnelle, dont Cicéron et César nous ont laissé de brillants témoignages, et même si l’on a perdu le contenu de certains débats politiques, on en a conservé des traces, ainsi autour de la figure emblématique de Caton d’Utique : Brutus avait écrit un Caton en l’honneur de son oncle et beau-père, ouvrage peu apprécié par César (Cicéron, Att., XIII, 46, 2) ; Cicéron avait lui aussi écrit un éloge intitulé Caton, qui avait eu du succès, et César se défendit en composant vers 45 av. J.-C. un Anticaton (Plutarque, Caes., 54, 3-6) ; à la fin de sa vie, Auguste avait composé et lu, devant le cercle de ses proches, des « Réponses à Brutus au sujet du Caton » (Suétone, Aug., 85, 2). Un tel jeu d’échos incite à penser que les formes de l’idéologie à Rome, à la fin de la République et au début du Principat, n’ont pas été que « primitives ». La philosophie, en particulier, pouvait jouer à Rome le rôle de substrat idéologique.
19 La seconde partie concerne les relations entre l’aristocratie romaine et les poètes, qui sont définies par rapport aux relations de clientélisme et d’amicitia. La notion de cercles littéraires, dont PLD considère à juste titre qu’elle est une reconstruction a posteriori, influencée par les cercles et salons des xvii e-xix e siècles, est l’objet d’un examen critique. L’A. analyse la singularité du groupe des poètes rassemblés autour de Mécène, en raison, tout d’abord, de la personnalité de celui-ci. Le cercle autour de Mécène, comprenant Virgile, Varius, Horace, Plotius Tucca, Quintilius Varus et d’autres peut-être, est décrit (par Horace) comme une « société d’amis passant du temps ensemble », ayant un intérêt philosophique, et non comme un cercle littéraire. Les relations entre les poètes augustéens et leur protecteur, qui sont examinées précisément, paraissent avoir été dans la plupart des cas des relations de clientélisme, inégales, plutôt que d’amitié. PLD refuse l’hypothèse selon laquelle le groupe littéraire autour de Messala aurait été hostile à Auguste : les relations assez distantes entre Messala et Auguste suffisent à expliquer que les poètes protégés par Messala n’aient pas mentionné le princeps. Les réseaux des poètes (Horace, Virgile, Properce, Tibulle, Ovide) sont ensuite étudiés pour mieux comprendre leur statut dans la société romaine du i er siècle av. J.-C. : les poètes les plus fameux possédaient un large réseau à Rome, où la sociabilité littéraire était forte. La passion pour la versification est expliquée par elle-même plutôt que par un usage politique. Le nombre réduit de dédicaces au prince montre que celui-ci occupait, dans les réseaux des poètes, une place à part. L’examen du statut social des poètes indique que ceux-ci ne dépendaient pas de leur patron pour survivre : Virgile était probablement de rang équestre, comme Horace, Tibulle et Ovide, Properce était issu d’une famille aisée. Ils attendaient de leur patron des dons, perçus par le donataire comme une marque de sa valeur, tandis que le donateur y trouvait l’occasion de montrer sa générosité et sa puissance. Le patronus protégeait aussi contre les médisants et les attaques en justice. À la fois découvreur de talent, critique et commanditaire d’une œuvre, son rôle est comparé à celui des éditeurs modernes. Après la composition du poème, le patron devait faciliter le succès et la diffusion de l’œuvre : il jouait ainsi le rôle d’auctor, celui qui use de son auctoritas pour introduire une nouveauté. Lui-même pouvait y gagner une gloire nécessaire pour maintenir son rang, et son intérêt résidait aussi dans la perspective de l’immortalité que le poète était susceptible de lui offrir.
20 La troisième partie porte sur le contenu politique de la poésie augustéenne. L’A. souligne le patriotisme et l’attente d’un sauveur, qui imprègnent en particulier les poèmes de Virgile et d’Horace. Il défend l’idée que les poètes du cercle de Mécène, quand ils faisaient l’éloge du prince, proposaient un idéal, un modèle politique, plus qu’ils n’idéalisaient le prince réel (par comparaison, l’éloge du Panégyrique de Messala contenu dans le Corpus Tibullianum semble avoir été plus traditionnel), et pose la question de l’efficacité de cette « pression morale ». Les poètes pouvaient aussi ressouder une communauté divisée après les guerres civiles autour de valeurs faisant consensus. Ils apportaient à la cité leur enseignement moral, en complément aux lois. Certains, tels Virgile et Horace, ont également revendiqué le rôle du uates, personnage sacré énonçant des vérités éternelles, pour influer plus efficacement sur la société de leur temps. Selon PLD, les poètes augustéens ont eu des ambitions plus larges que leurs devanciers : ils ont voulu parler dans l’intérêt de la communauté, mais toujours en s’adressant à l’élite. Ils ont donc désiré conseiller le prince, dans un dialogue avec le pouvoir qui était induit par la nature même d’un pouvoir augustéen conçu, ainsi que l’a montré P. Veyne (L’empire gréco-romain, pp. 15-78), comme mandat, délégation, la légitimité du prince reposant sur l’assentiment du peuple romain et sur sa capacité à maintenir la primauté de Rome. Afin d’inciter le prince à se conformer aux attentes du peuple et aux impératifs politiques du moment, ils ont exploité la pédagogie du modèle, dont l’importance à Rome est à juste titre mise en relief : ils ont ainsi œuvré à la constitution d’Auguste en modèle. Dans cette partie, l’influence de la philosophie, notamment épicurienne, est relevée pour expliquer la dimension civique caractérisant les œuvres des poètes proches de Mécène. Virgile et Horace ont défendu un idéal de vie simple, à la campagne, et de mœurs simples. Même chez Properce, la moralité traditionnelle transparaît derrière les valeurs de la fidélité et du mariage. En dénonçant les dangers de l’Orient, du luxe et de l’argent, les poètes ont construit un discours qui traduisait un attachement partagé aux mores, auquel Auguste a répondu par sa réforme des mœurs. C’est ainsi que les discours des poètes ont été susceptibles d’exercer une pression sur le prince. L’A. examine pour finir la position politique des poètes, en mettant en évidence leur indifférence par rapport aux institutions républicaines ; leur insistance sur la nécessité d’un guide ; l’émergence du personnage de conseiller doté d’une expertise ; l’absence d’hostilité envers l’idée monarchique (le personnage du tyran étant condamné, mais non celui du monarque) ; leur silence vis-à-vis de la succession héréditaire et de la domus Augusta, qui traduit peut-être une hésitation face aux évolutions nouvelles. L’idéal du bon roi, essentiellement dessiné dans l’Énéide à travers les portraits des différents rois (Énée étant le plus susceptible d’offrir un modèle à Auguste), est caractérisé par la modestie du train de vie, la primauté du service de l’État au détriment de l’ambition personnelle, la référence à la figure du père, la pietas envers les dieux et le père, le respect de la fides. La divinisation est replacée dans le contexte culturel plus général de la fin de la République, marqué par l’évhémérisme, les réflexions philosophiques sur la question et le début du culte impérial, ce qui fait apparaître le processus d’héroïsation poétique plus banal. Cette héroïsation peut aussi être comprise comme une forme d’honneur (selon la thèse d’Ittai Gradel), fondée sur la reconnaissance, et elle est naturellement un trait propre au mode de communication poétique. Elle a constitué un moyen de faire apparaître Auguste comme un être exceptionnel.
21 PLD s’inscrit donc en porte-à-faux contre le point de vue de Ronald Syme, selon lequel la littérature, à l’époque d’Auguste, devait « servir plutôt qu’orner », et contre l’usage imprudent du concept de propagande dans l’Antiquité. Sa démonstration s’appuie sur une exploitation directe des textes, qui sont plus présents que le débat moderne sur les objectifs et les messages de la poésie augustéenne. Si ce débat n’est certainement pas clos, l’A. apparaît désormais comme l’un des principaux défenseurs de l’indépendance des poètes augustéens à l’égard du pouvoir.
22 Anne Gangloff
La Geste des rois des Francs. Liber historiae Francorum, texte latin édité par Bruno Krusch, traduction et commentaire de Stéphane Lebecq, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les Classiques de l’histoire au Moyen Âge », 2015, 194 p.
23 En 727, un auteur anonyme achève ce qu’il a présenté en commençant ex abrupto comme « le récit des hauts-faits des premiers rois des Francs » : empruntant d’abord aux traditions savantes (Orose, Isidore) puis à ses prédécesseurs des vi e et vii e siècles (Grégoire de Tours, Frédégaire), l’auteur finit son histoire des rois mérovingiens par une dizaine de pages originales qui constituent la seule source narrative continue sur les années 640-720 dans les royaumes francs. Dès les viii e et ix e siècles, la brièveté commode de ce Livre d’histoire franque (Liber Historiae Francorum ou LHF), ses phrases sans emphase ni aucun style, son goût pour le fait d’armes improbable mais héroïque, en font la lecture favorite des élites franques, et le noyau normal de la nouvelle historiographie carolingienne (Historia Francorum, Gesta Dagoberti). Les historiens contemporains ont été moins enthousiastes : depuis l’édition de référence de Bruno Krusch (1888, MGH, SRM II), la seule question qui a un tant soit peu suscité l’intérêt est le sexe de l’auteur – un auteur si bien dissimulé derrière son anonymat qu’on ne saurait prouver qu’il s’agit davantage d’un homme que d’une femme, d’un clerc que d’un laïc. Cette observation négative pourrait être élargie : l’originalité profonde du Liber Historiae Francorum est de n’être écrit à l’appui d’aucune idéologie explicite, au service d’aucun pouvoir. L’auteur raconte. Ce faisant, il livre ses préjugés – les seuls vrais Francs sont ceux qui habitent en Neustrie ; il laisse voir sa culture biblique ordinaire, sans aucune bigoterie – Dieu intervient ici et là, mais sans qu’on puisse percevoir la moindre économie divine dans le récit ; il montre qu’il apprécie que le pouvoir soit du côté de la compétence et de la stabilité – c’est dire qu’il ne prend pas partie contre les maires du palais d’Austrasie par principe, ni n’est un thuriféraire de la monarchie mérovingienne par réflexe. Il critique les mauvais rois, selon les critères d’un moralisme conventionnel : Clovis II « vautré dans toutes les ordures, fornicateur, dupeur des femmes, adonné à la gloutonnerie et à l’ivrognerie » (LHF 44, ma traduction) fait contraste avec son père Dagobert « roi de tous les courages, un maître pour les Francs, très strict dans ses jugements, bienfaiteur des églises » (LHF 42, idem). Stéphane Lebecq (SL) connaît parfaitement ces faits et les présente en y ajoutant sa conviction personnelle, bien fondée : l’auteur du LHF, qui manifeste une remarquable maîtrise du vocabulaire militaire, est un clerc de la chancellerie ou un laïc cultivé proche du palais du roi Thierry IV (721-737) et de la région de Soissons.
24 L’essentiel est bien sûr la traduction française que le médiéviste propose, fort de l’expérience d’un séminaire de latin médiéval dont le Liber a longtemps été le sujet d’étude. L’exercice d’une traduction française n’avait jamais été tenté in extenso : la fausse simplicité du texte, qui se prête à une lecture distraite en diagonale, jointe à une utilisation toute mérovingienne des cas et du lexique, se sont conjuguées pour dissuader les bonnes volontés. SL doit donc être remercié et félicité : ayant choisi un texte écrit dans un latin vivant, il en comprend la langue comme telle, créative et non fautive, fluide et non artificiellement reconstruite. L’auteur du Liber par exemple ne donne pas une valeur causale à itaque, qu’il utilise plutôt comme un synonyme de vero ; il donne à igitur un sens temporel (alors) plutôt que logique (donc) ; il prend souvent quoque pour sa valeur adversative (mais, en retour) plutôt que cumulative (aussi) : qu’on lise seulement ce curieux passage …in quarum amore rex Charebertus nimis exarserat, Ingoberga quoque adfligebat eas [c’est à dire ses rivales !] nimio odio… (LHF 30). SL est un guide fiable pour se repérer dans la progression d’un récit qui reste parataxique pour l’essentiel.
25 Un retour à Grégoire de Tours ou Frédégaire aurait-il dû aider à mieux en comprendre le sens ? L’historien hésite : par respect pour l’autonomie de sa source, il traduit par exemple la fameuse exhortation de Clotilde chez Grégoire « Pour que je n’aie pas à me repentir de vous avoir élevés avec tendresse, révoltez-vous contre l’insulte que j’ai reçue » (non me paeneteat…, DLH III, 6) en fonction de la leçon que donne le Liber, bien difficile à comprendre, « Je ne regrette pas de vous avoir élevés dans la facilité… » (non me penitet…, LHF 20, trad. p. 69). Ailleurs au contraire, il aligne les techniques combri que le roi Clotaire dresse dans la forêt de Brotonne (LHF 25) sur les « arbres abattus » un peu ternes de Grégoire (DLH III, 28) : Du Cange, qui rapproche ce terme du français « encombrer », sait pourtant qu’il s’agit de fabriquer des « obstacles », des barrages. Dans le même épisode, un retour au texte de Grégoire permet de comprendre que les projectiles qui frappent les hommes de Childebert et Théodebert, a lapidibus cesi, ne sont pas des « pierres » (LHF 25, trad. p. 85) mais ces « grêlons » que l’évêque avait déjà cités… Il n’existe à l’évidence pas de bon choix systématique, entre la lecture littérale respectueuse qui risque la myopie et la lecture savante qui peut sur-interpréter. L’un des grands plaisirs que procure la lecture continue du Liber est d’ailleurs de voir naître un auteur et sa propre langue, au fur et à mesure qu’il se dégage du corset de ses modèles.
26 Ce qui distingue l’historien du viii e siècle de ses devanciers est sa frappante neutralité : il ne décrit pas pour la déplorer la situation d’anarchie ou l’ambiance de guerre civile attendue chez le chroniqueur des années décisives de la conquête du pouvoir par les Pippinides. Tant qu’il empruntait à Grégoire de Tours, l’auteur reproduisait les accents imprécatoires et moralisateurs de l’évêque (Chilpéric par exemple regrette, male pervasimus, « nous avons eu tort de nous emparer… », comparer LHF 34, p. 119) ; dès qu’il s’en affranchit, il raconte plus qu’il ne condamne, ou plutôt signale, tout en dénonçant les agissements coupables de tel ou tel grand, tous les indices d’une certaine stabilité institutionnelle : des maires du palais sont élus, les Mérovingiens se succèdent sur le trône, les Francs sont cette élite gouvernante qui veille au respect du droit ; Plectrude elle-même « gouverne d’une façon juste » (sub discreto regimine, LHF 51, comparer trad. p. 171). SL y voit la preuve qu’un parti de Neustriens pouvait envisager le pouvoir austrasien sans angoisse ; dans la mesure où les virulentes critiques ad hominem de l’auteur ne frappent personne après Berchaire (m. 687) et Gislemar (m. 686), on peut aussi penser qu’il fait preuve de la plus nécessaire prudence. Reste qu’il s’agit sans conteste d’un homme qui aime l’ordre : il n’a que du mépris pour ceux qui ne sont pas fidèles à leur chef, les « parjures » (LHF 38, trad. distraite p. 137) et les « traîtres » (adulatores, plutôt qu’« opportunistes », LHF 48, p. 165). En donnant pour la première fois la possibilité de lire en continu le Liber Historiae Francorum, sans notes inutilement érudites mais avec tout le bagage commode qu’apporte un vrai savant, SL nourrit une vaste réflexion sur la culture et les fonctions sociales de l’histoire dans les royaumes francs : dans les années 720, un auteur pouvait écrire pour un public instruit une histoire latine qui emprunte à la fois à l’épopée, à la tradition orale et aux meilleurs classiques, pour offrir à cette élite l’analyse politique fédératrice et consensuelle dont elle avait besoin – avec ce qu’il faut de crimes odieux et de hauts-faits pour soutenir son intérêt. À lire.
27 Marie-Céline Isaïa
Liudprand de Crémone, Œuvres. Présentation, traduction et commentaire par François Bougard, Paris, CNRS éditions, coll. « Sources d’histoire médiévale publiées par l’Institut de Recherche et d’histoire des textes » 4, 2015, 648 p. + 6 pl. h.t.
28 François Bougard (FB), s’appuyant sur un texte établi et édité en 1998 par Paolo Chiesa (Liudprandi Cremonensis, Opera omnia, Turnhout, 1998, [CCCM 156]), propose une traduction des œuvres complètes de Liudprand, évêque de Crémone (v. 920-v. 970), c’est-à-dire une Homélie de Pâques, une œuvre historique, l’Antapodosis, couvrant la période 888-960, une Histoire d’Otton et enfin le récit de l’ambassade que Liudprand effectua en 968 à Constantinople pour le compte d’Otton Ier. Ces textes sont des sources majeures pour l’histoire de l’Italie et de l’Empire au x e siècle et il est heureux que le public français puisse y accéder de façon pratique : il existe en effet une traduction italienne, de Massimo Oldoni, des traductions espagnoles et anglaises mais pas de traduction intégrale en français. L’entreprise est donc pleinement justifiée et n’est en aucune manière redondante.
29 FB n’en est pas à son coup d’essai puisqu’il a déjà donné en 1994 une excellente traduction de L’Histoire des Lombards de Paul Diacre qui fait désormais référence. Avec Liudprand, il s’est attaqué à un autre monstre sacré du haut Moyen Âge italien, moins prisé peut-être que Paul Diacre, mais aussi moins isolé que lui. À juste titre, il rappelle dans son introduction que Liudprand figure à côté de Flodoard, Richer, Widukind et Hrosvitha, parmi les sources narratives du x e siècle et que l’histoire est désormais un genre bien établi dans la culture ecclésiastique et dans la culture de cour comme un héritage de la période carolingienne. D’autre part en Italie, Liudprand n’est pas, il s’en faut, le seul homme de savoir de sa génération, qui compte, avec Atton de Verceil et Rathier de Vérone, des esprits brillants et profonds. Lui-même écrit admirablement le latin, sait le grec, dont il truffe littéralement ses écrits avec pas mal de suffisance, d’ailleurs, voire de cuistrerie.
30 L’Homélie de Pâques, qui s’adresse aux juifs, semble un exercice académique, une sorte de morceau de bravoure écrit par un diacre qui est en train de faire carrière et donner des preuves de son habileté rhétorique et de son érudition. Il paraît destiné à informer la réflexion sur l’attitude à avoir à l’égard des juifs, un thème important pour les évêques au moins depuis Agobard de Lyon et n’est pas d’une très grande originalité quant à sa thématique ou à ses références. Découvert et édité voici une trentaine d’années par B. Bischoff, il attend encore d’être étudié à fond.
31 L’œuvre maîtresse de Liudprand, l’Antapodosis (La rétribution), est écrite à la demande d’un évêque de Tolède, Recemundo, rencontré au cours d’une ambassade à la cour d’Otton Ier. Il était destiné à combler une lacune historiographique concernant la période contemporaine en Europe. Le monde de Liudprand, celui sur lequel il a des informations fiables, c’est celui de la péninsule Italique et de ses pourtours (Bavière, Bourgogne, Provence) ainsi que Byzance. Il ne dit rien des principautés lombardes et est totalement silencieux sur le royaume de Francie occidentale. Les relations avec Byzance constituent comme une toile de fond du travail de Liudprand, l’un de ses horizons personnels. Son père puis son beau-père y ont été ambassadeurs de souverains italiens ; lui-même y a dirigé par deux fois au moins des ambassades, la première pour Bérenger II (947-966), la seconde pour Otton Ier en 968-969. Elles sont pleinement intégrées à son cursus d’homme de cour et de membre du haut personnel administratif de Bérenger II puis d’Otton Ier.
32 Liudprand n’est en effet pas un historien de cabinet. S’il travaille au plus près des sources et des témoignages oraux, il est aussi un acteur de premier rang. Il a travaillé à l’écriture des textes diplomatiques au sein de deux chancelleries très savantes, celle de Bérenger II en Italie, qui a hérité de solides traditions carolingiennes et, surtout, celle d’Otton Ier aussi bien en Germanie qu’en Italie. Cela rend son travail extraordinairement précieux. C’est un témoignage de première main et de haute qualité, produit par un technicien de l’écriture, sur l’exercice du pouvoir à une période où celui-ci traverse en Italie des crises très violentes : Liudprand n’a pas peu contribué à la mauvaise réputation du x e siècle italien (« le siècle de fer » écrivait Baronio au xvi e siècle), forgeant par exemple la représentation totalement phantasmatique de la soi-disant pornocratie romaine et celle d’une déstructuration politique totale de la péninsule. Liudprand est cependant un homme de haute culture, maîtrisant parfaitement le savoir dispensé dans les écoles italiennes, connaissant un certain nombre de classiques latins, citant Boèce, utilisant Térence, frotté aussi de culture grecque, au point d’utiliser des épithètes homériques : la femme de Constantin VII Porphyrogénète, Hélène, est ainsi qualifiée de « glaucopis » et sa fille, Hélène également, de « leucolenos », ce qui renvoyant à Athéna et à Nausicaa est réellement d’un bon courtisan (Antapodosis, p. 217, l. 3, § 35). Appartenant à une aristocratie de service, il semble en être l’un des éléments les mieux doués et manifeste aussi un véritable tempérament d’écrivain qui se révèle dans le récit de sa seconde ambassade. Celle-ci est en fait une longue invective, écrite de la plume indignée d’un homme apparemment meurtri dans son orgueil par les outrages qu’il estime avoir subis à Constantinople. Il excelle dans la vitupération de ses ennemis. Les épithètes et qualificatifs qu’il emploie, par exemple dans un discours prêté aux autorités grecques accablant les ambassadeurs pontificaux ignorants des formes et des usages (Ambassade, pp. 404-405, § 47) sont féroces, drôles et vraiment bien traduits, ce qui ne gâte rien. La description de Nicéphore Phocas dans le récit de l’ambassade (homo satis monstruosus) est un morceau de bravoure et sa restitution en français est extrêmement savoureuse (« le type qu’on ne voudrait pas croiser sur le coup de minuit, bedonnant, sec des fesses », Ambassade, pp. 368-369, § 3). L’écrit, il est vrai, n’était pas destiné à circuler au-delà de l’entourage d’Otton et d’Adélaïde et, de fait, ne circula pas – un seul témoin connu au xvii e siècle et perdu depuis.
33 Liudprand est un grand écrivain, servi ici par un excellent traducteur qui n’hésite pas à quitter le registre académique pour accentuer dans son texte les effets littéraires recherchés par l’auteur. Cela surprend parfois, mais donne au récit une verve et une force rares dans les exercices de ce type. FB a d’ailleurs des audaces assez divertissantes : dans l’Antapodosis (p. 331, livre VI, § 9), des sous-vêtements devant être des cache-sexes voire des pagnes ou même des caleçons, des succinctoria, deviennent sous sa plume des slips, ce qui est peut-être incongru mais somme toute pas si faux, puisqu’il s’agit d’acrobates exécutant des tours au cours d’un banquet et donc presque nus. La traduction fourmille de trouvailles qui, familières ou décalées, font de la lecture de ce texte un vrai divertissement et, ce qui est sans doute le but recherché, appellent le lecteur à se référer aussi au texte latin, pour voir ce qui amène ces transgressions légères mais réelles : un cupedenarius devient ainsi un bistrotier, un presbiterulum, […] statura brevem, un prétraillon bas sur pattes (Antapodosis, p. 319, l. 5, § 32) : les exemples pourraient être multipliés : ils font honneur à la richesse lexicale et à l’inventivité du traducteur qui sait jouer sur plusieurs niveaux de langage, ce que fait aussi Liudprand.
34 La qualité de la traduction, qui s’adapte à un style qui est tout sauf plat, fait une grande partie de la valeur de ce livre. L’autre est la remarquable érudition déployée par François Bougard pour faire de ce livre un instrument de travail utile. Outre l’index, très fourni, le traducteur donne aussi une liste des sources et des références implicites ou explicites, prenant la forme d’emprunts ou de citations, donnant un tableau d’un grand intérêt de la culture d’un prélat savant du x e siècle. On pourra évidemment le compléter, telle ou telle référence n’étant pas encore repérée – le recenseur, pour sa part, pense que les allusions à la pauvreté contenues dans l’Homélie viennent de Julien Pomère, absent du répertoire des sources. On pourra aussi trouver peu satisfaisantes les deux cartes hors-texte. Mais on ne peut que se féliciter de la présence de tableaux généalogiques sans lesquels il serait difficile de se repérer dans les vastes parentèles de la haute aristocratie.
35 L’appareil de notes commentant le texte et destiné à faciliter le travail de ses utilisateurs est plus que satisfaisant, parce qu’il est utile et éclairant et que son abondance ne verse jamais dans la gratuité. La présentation de l’introduction est un exposé solide, clair et complet. Bref, on a plaisir à saluer ici la réussite d’une entreprise bien conduite et utile. Ce livre rendra les plus grands services aux spécialistes tout comme il permettra à ceux qui ne sont pas familiers de l’Italie de cette période de l’aborder au travers d’un travail aussi savant que plaisant.
36 Laurent Feller
Theodore Evergates, Henry the Liberal, Count of Champagne, 1127-1181, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2016, x + 310 p.
37 Il n’existait pas encore à ce jour d’ouvrage biographique sur l’un des plus fameux princes de l’Occident du xii e siècle, loué par ses contemporains pour sa culture et sa générosité. Henri le Libéral a donné à la Champagne un rayonnement économique et littéraire sans pareil ; aujourd’hui encore le souvenir des foires n’est pas effacé et Chrétien de Troyes est toujours édité. Depuis un demi-siècle, les historiens ont publié des travaux de fond qui permettent de mieux cerner la personnalité et l’action du comte Henri et de les replacer dans leur contexte : la formation d’une grande principauté, la politique efficace qui en a fait un carrefour d’échanges internationaux, un mécénat éclairé au profit de clercs lettrés gravitant autour de la cour de Troyes, le milieu féodal, etc. Ce livre n’aurait pu voir le jour sans l’apport fondamental qu’a été la récente édition du Recueil des actes d’Henri le Libéral – près de 550 documents – entreprise par John Benton et achevée par Michel Bur. Theodore Evergates (TE) lui-même, qui a consacré ses premières recherches, en 1975, à la société féodale du bailliage de Troyes de 1152 à 1284, puis donné en 2007 une étude sur l’aristocratie du comté de Champagne aux xii e-xiii e siècles, était bien placé pour entreprendre cette synthèse. Celle-ci, qui se lit agréablement, est d’une facture classique et chronologique, de la jeunesse à l’héritage laissé par le défunt.
38 Grâce aux actes, TE suit précisément l’apprentissage du jeune comte, qui accompagnait souvent ses parents. Il est certain que Thibaud II, qui avait renoncé à entrer dans les ordres sur l’injonction de saint Norbert, lui a laissé l’exemple d’un prince pieux et généreux pour les moines. Saint Bernard était un ami de la famille, Cisterciens et Templiers bénéficiaient des largesses comtales. Sans négliger les réguliers, Henri a surtout favorisé les chapitres séculiers, fondant 150 prébendes à Troyes, Provins, Bar-sur-Aube, etc. Il trouvait parmi ses chanoines les officiers loyaux et lettrés dont il avait besoin. Si l’on retient surtout aujourd’hui l’émergence en Champagne de la littérature en langue romane, mettant à profit la matière de Bretagne, c’est plutôt à la comtesse Marie qu’il faut l’associer. Henri n’avait que des auteurs latins dans sa bibliothèque, qu’il avait enrichie au contact des clercs anglais exilés avec Thomas Becket ; il entretenait des relations érudites avec les prélats et recherchait dans les livres les leçons de l’histoire et des instructions morales.
39 La deuxième croisade a marqué toute sa vie. Après trois ans d’engagement aux côtés de Louis VII, il est reparti trente ans après en Terre sainte, pour mourir à Troyes huit jours après son retour, en mars 1181. Là aussi il s’agissait d’un engagement récurrent chez les Thibaudiens. Compagnon d’armes du roi dans les épreuves, il a entretenu ensuite avec lui des relations apaisées, contrastant avec celles qui prévalaient aux générations précédentes. Il a inauguré avec la famille capétienne des liens étroits qui ne devaient plus être remis en cause jusqu’à la fin du xiii e siècle, quand son héritière Jeanne épousa le futur Philippe IV, préparant le rattachement de la Champagne à la Couronne. Non seulement Henri a été fiancé dès 1153 à la princesse Marie, fille de Louis VII et Aliénor d’Aquitaine – elle avait 8 ans et lui 36 –, mais son frère Thibaud de Blois a épousé Alice, sœur de sa promise, puis le roi, veuf en 1160, s’est uni à Adèle, la jeune sœur de ses gendres, qui lui donna enfin l’héritier attendu, Philippe Dieudonné, dit plus tard Auguste. Mais les alliances ne s’arrêtaient pas là. Henri était le neveu du roi d’Angleterre Étienne de Blois, sa sœur Isabelle a épousé le fils du roi Roger II de Sicile, sa nièce Agnès de France l’empereur Alexis Comnène, tandis que par sa mère Mathilde de Carinthie, il cousinait avec l’aristocratie germanique. Les réseaux entretenus par ce grand aristocrate expliquent le rôle de médiateur entre roi, pape et empereur, dont il fut investi lors du schisme qui a suivi l’élection d’Alexandre III… sans succès. TE pointe une naïveté qui était plutôt ambiguïté voire duplicité.
40 Henri appartenait à une nouvelle génération au pouvoir : Louis VII, Frédéric Barberousse, Henri Plantagenêt. Son titre même, comte palatin de Troyes, était une innovation. D’abord parce qu’il avait hérité de la partie orientale des possessions thibaudiennes. Alors qu’auparavant l’aîné recevait en héritage les domaines ligériens, lui avait été investi des comtés champenois, preuve indéniable de la prospérité que leur donnait la réussite des foires. Le vieux titre palatin, porté par un ancêtre, sentait bon les temps carolingiens et marquait une position éminente parmi les grands vassaux de la Couronne, ceux-là même qui devenaient alors pairs de France. Le choix de Troyes – il y avait aussi Vitry ou Bar-sur-Aube – désignait la ville dont il voulait faire sa résidence principale et la capitale administrative de la principauté. C’est sans doute là l’apport principal de ce livre, la mise en perspective de la fondation d’un « campus comtal » à la lumière des expériences du jeune Henri. Il avait vu en 1141 la cathédrale de Sens, modèle de sa propre chapelle dotée du même vocable, il avait admiré en 1144 le grand projet monumental de Suger à Saint-Denis, il avait visité en 1147 le sacré palais de Constantinople et les églises aux innombrables reliques, il s’était arrêté en Sicile en 1149, à Palerme, exemple de capitale nouvelle, dont la chapelle palatine était presque terminée. À Troyes, il a bâti une résidence inscrite dans un nouveau quartier urbain, avec sa grande aula, les maisons des chanoines, l’hôtel-Dieu et une église gothique plus grande que la vieille cathédrale carolingienne, qui comptait au xiv e siècle plus de 240 reliquaires. Dans le chœur, il a préparé sa tombe, avec un gisant en bronze doré qui ne le cédait en rien aux mausolées royaux de Saint-Denis ou Saint-Remi de Reims, une tombe qui était quasiment un reliquaire. Rien de tout cela n’a survécu au vandalisme révolutionnaire, mais le comte Henri, exhumé en 1792, repose toujours dans la cathédrale de la cité.
41 Le lecteur retirera de ce livre de bonnes informations, étayées par des lectures nombreuses et la connaissance des sources. La maîtrise d’une telle somme est un exercice périlleux et il faut corriger quelques points de détail. Le pape Urbain II en 1089 n’a pas conféré à l’abbé de Saint-Remi le privilège de sacrer les rois, mais au successeur de saint Remi, autrement dit l’archevêque de Reims, pas plus qu’Odon a obtenu quoi que ce soit en ce domaine (p. 42 et p. 142). Le juriste anglais Philippe de Calne n’a jamais été « archidiacre du chapitre de Reims » (titre imaginaire) en 1170 ; les deux archidiacres assistant alors l’archevêque étaient Boson et Philippe de Dreux, de 1163 à 1175 (p. 116). Enfin, dire (p. ix) que la constitution du comté de Champagne préfigure la province moderne, c’est passer un peu vite sur une réalité plus complexe. Même si Henri a réussi, en particulier grâce à son frère Guillaume aux Blanches Mains, devenu archevêque de Reims en 1176, à reprendre pied dans l’actuelle Ardenne par la médiatisation d’hommages dus au prélat, la Champagne septentrionale était tenue par des hommes du roi. Les évêques-comtes de Reims et de Châlons, qui faisaient aussi partie des pairs de France, avaient été investis de pouvoirs seigneuriaux pour contenir les comtes de Champagne au sud de la vallée de la Marne. Au Moyen Âge, la Champagne était une expression géographique, sans unité politique.
42 Patrick Demouy
Philippe Josserand, Luis F. Oliveira et Damien Carraz (dir.), Élites et ordres militaires au Moyen Âge. Rencontre autour d’Alain Demurger, Madrid, Casa de Velázquez, coll. « Collection de la Casa de Velázquez » 145, 2015, 478 p.
43 Les textes réunis dans ce recueil sont issus d’une rencontre qui s’est tenue à Lyon, en 2009, à l’occasion des 70 ans d’Alain Demurger (AD) et grâce à Nicole Bériou, alors professeur d’histoire médiévale à l’université Lyon-II. Bien que le terme de « mélanges » ne soit jamais employé, c’est bien à ce genre que ressortit un volume qui s’ouvre d’ailleurs par une évocation pudique, par les soins de Michel Balard, de la carrière d’A. Demurger. Celui-ci, pour des générations d’étudiants, pour les médiévistes comme pour le grand public cultivé, est par excellence l’historien de l’ordre du Temple, dont le sombre destin continue toujours de fasciner. Depuis le fameux Vie et mort de l’ordre du Temple, il a poursuivi ses travaux, d’érudition ou de synthèse, en les mettant constamment à jour et en les étendant progressivement aux autres ordres religieux-militaires, notamment à travers une belle synthèse sur l’ordre de l’Hôpital de Saint-Jean de Jérusalem. D’autres publications sont à venir, parmi lesquelles on retiendra tout particulièrement la prosopographie des frères du Temple qu’AD annonce dans sa propre contribution à ce volume ; un tel travail, explique-t-il, n’est réellement possible que pour les dernières décennies de l’existence de l’ordre, celles qui sont couvertes par les dépositions des Templiers arrêtés sur l’ordre de Philippe le Bel. Inutile de préciser que la publication (en ligne) de ce travail est attendue avec impatience !
44 Les trois coordinateurs du volume ont voulu centrer le propos sur un thème, le rapport entre les élites et les ordres militaires, comme l’explique Ph. Josserand dans une introduction dense et claire. Le thème est en fait suffisamment large pour réunir des contributions assez diverses dans leur objet et dans leur chronologie. La première partie rassemble les textes consacrés à la place des « élites » dans les ordres. Une belle contribution de D. Carraz confirme que les ordres recrutent plutôt chez les cadets et les bâtards des familles nobles, auxquels s’ouvrent éventuellement de grandes carrières, et invite à considérer avec davantage d’attention les rapports entre les ordres et leur entourage laïque : donateurs, partenaires économiques, serviteurs – une perspective que ses travaux précédents ont déjà balisée. Sylvain Gouguenheim montre de son côté les perspectives offertes à la petite aristocratie allemande par l’expansion de l’ordre Teutonique en Prusse au xiii e siècle, bien que la part de la haute noblesse y ait été très importante dans la composition de l’ordre. Zsolt Hunyadi traite d’un problème similaire, pour l’Hôpital et pour le xv e siècle, tandis que Carlos de Ayala Martinez étudie la pratique des associations de laïques aux ordres militaires, pour les royaumes de Castille et Léon, aux xii e et xiii e siècles.
45 Dans la deuxième partie, c’est la question des élites des ordres militaires qui est abordée, ainsi dans le Temple (Simonetta Cerrini) et dans l’ordre de Calatrava (Luis Rafael Villegas Diaz). Alan Forey étudie les carrières des dignitaires du Temple et de l’Hôpital aux xii e et xiii e siècles, Jürgen Sarnowsky le cas des prêtres membres des ordres ; deux contributions, celle d’Isabel Ferreira Fernandez et celle, conjointe, de Joan Fuguet Sans et de Carme Plaza Arqué, abordent la question de l’architecture militaire, respectivement au Portugal et dans la couronne d’Aragon. Les rapports entre les frères et les souverains sont au cœur de la troisième partie. Non sans redites, les contributions de Helen J. Nicholson, de Franceso Tommasi et de Kristjan Toomaspoeg prennent la question d’assez haut – sans doute faudrait-il désormais privilégier la mise au point de nouvelles monographies sur telle ou telle figure des ordres en rapport étroit avec les souverains ; ou à tout le moins envisager, plutôt que l’Occident tout entier, un seul royaume, ainsi que le fait, dans ce volume, Marie-Anne Chevalier en mettant l’accent sur le royaume d’Arménie. Pierre-Vincent Claverie reprend la matière de son livre sur la politique du pape Honorius III (1216-1227) vis-à-vis de l’Orient, en centrant le propos sur les relations avec les ordres. Anthony Luttrell propose quelques observations sur un sujet apparemment inépuisable, la chute du Temple, en insistant sur la dimension financière, assez largement abandonnée depuis quelque temps, mais qui pourrait, argumente-t-il, être remise à l’honneur. Fort intéressantes, trois contributions abordent des sujets connexes. Pierre Bonneaud montre la place importante occupée par les chevaliers d’origine catalane à Rhodes, dans un contexte de rivalité entre « langues » – tel est le nom des circonscriptions géographiques qui structurent l’Hôpital – et de contestation de la prééminence longtemps jouée par les chevaliers originaires de France. Jalon supplémentaire d’un travail de longue haleine, Philippe Contamine évoque le projet de Philippe de Mézières de fonder un nouvel ordre, celui de la Passion de Jésus-Christ, destiné comme ses devanciers à la reconquête de la Terre sainte. Jean-Philippe Genet étudie quant à lui le recrutement de l’ordre de la Jarretière au xiv e siècle. Nécessairement divers, enrichi par une précieuse bibliographie, le volume est à la fois une très belle illustration du dynamisme de l’histoire des ordres militaires et un hommage appuyé et mérité à un de ceux qui l’ont le mieux mis en valeur, Alain Demurger.
46 Xavier Hélary
Marta Madero, La Loi de la chair. Le droit au corps du conjoint dans l’œuvre des canonistes (xii e-xv e siècles), Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, 255 p.
47 « Préhistoire de nos sexualités », « reconstruction archéologique d’un objet de droit qui hante encore les débats contemporains » (p. 36), tel est l’horizon social de la minutieuse analyse, conduite par M. Madero, des mécanismes à l’œuvre dans la pensée des canonistes médiévaux soucieux de saisir les incidences juridiques de la fiction de l’una caro qui résulte de l’appréhension sacramentelle de l’union des corps des conjoints. Le premier chapitre est consacré au « débat sur le droit au corps pendant le xx e siècle » ; il vaut spécialement pour l’identification de trois tournants dans le régime des incapacités corporelles : à la fin du xvi e siècle, la question du mariage des eunuques posée par Sixte V ; la condamnation en 1877 de la fécondation artificielle rendant nécessaire la modification de la définition du « coït suffisant » et donc l’abandon de la logique purement séminale ; les relectures officielles en 1977 du bref de Sixte V afin de mieux ancrer cette dernière logique mécanique dans la pensée canonique. Les chapitres suivants insèrent ces débats dans une tradition de pensée qui remonte au xii e siècle. L’A. s’autorise aussi quelques extensions chronologiques au-delà des xii e-xv e siècles pour évoquer la « seconde scolastique » qu’illustre le De sancto matrimonio du théologien jésuite du début du xvii e siècle, Thomas Sanchez. L’exigence d’un « corps puissant » pour que le mariage puisse signifier l’union du Christ et de l’Église se trouve ainsi replacée dans une ancienne tradition de canonistes, dont l’évolution doctrinale est sensible entre le milieu du xii e et le milieu du xiii e siècle et qui travaille à déterminer l’objet du consentement et ce qu’on n’appelle pas encore le jus in corpus. Ce « droit au corps (de l’autre conjoint) » s’impose comme l’obligation de mettre à disposition de l’autre, un corps apte aux gestes propres à l’engendrement ou à défaut, mais selon des limites anatomiques très scrupuleusement définies, à la correction de la concupiscence. Les canonistes se demandent s’il implique un premier coït gratuit (option de l’école de Bologne de la deuxième moitié du xii e siècle) ou déjà dû (lecture triomphante dès le début du xiii e siècle), quels modes d’accomplissement le définissent comme « suffisant » (chap. 3, « naissance de la servitude et (impossible) prescription »), quels actes font cesser ensuite ce droit ou le prescrivent (haine mortelle du conjoint, fornication, dans les chap. 3 et 6), quelles actions juridiques permettent de récupérer ce droit quand le conjoint s’y dérobe (chap. 5) ou s’en prive dans l’adultère.
48 Payant avec humilité sa dette à l’égard du travail de Yan Thomas, l’A. précise qu’elle entend avant tout restituer la logique casuistique des auteurs dont elle nous livre, dans toute leur subtilité, la pensée, mais aussi la lettre, grâce à un appareil critique précis. L’ouvrage s’organise donc en dossiers canoniques à partir de casus – parfois objets de quaestiones ou de disputationes universitaires, de concilia ou de brocards – et des résolutions souvent divergentes des problèmes juridiques qu’ils ont pu poser aux décrétistes, glossateurs et décrétalistes : passage commenté, commentaire, allégations, interprétations des allégations sont reconstitués, pour mieux embrasser tout le spectre de l’« ordinaire » à l’« exceptionnel ». Mettons d’ailleurs en garde le lecteur contre toute tentation de survoler l’ouvrage au risque de manquer les subtilités de ces raisonnements dialectiques, de généraliser ce qui ne serait peut-être qu’une position dans une démonstration arborescente, typique de la pensée scolastique. La fréquentation qu’on devine immersive de ces textes par l’A. a sans doute influencé aussi sa propre tournure d’esprit, puisqu’elle restitue à son tour une pensée en excursus, en distinctions, en dossiers et sous-dossiers canoniques, construisant une nébuleuse intellectuelle qui ne souffre aucun relâchement de l’attention. Mais combien l’effort est-il récompensé une fois le livre refermé. Derrière la technicité du raisonnement juridique, combien d’éclairages passionnants sur les fondamentaux de la pensée occidentale du mariage : institution / contrat ; la sacramentalité et son histoire particulière en matière de mariage (chap. 2) ; les subtilités de la théorie des empêchements, notamment pour ce qui est de l’affinité ; la question de la bigamie et celle de l’adultère ; les enjeux d’un affectus marital aux incidences juridiques considérables. Combien de pistes aussi pour apprécier l’articulation du biologique et du sociétal (ce que signifie être un corps « puissant », et son revers, les formes de l’impuissance et leur lecture genrée ; ce que cela nous dit aussi de l’appréhension complexe de la virilité), pour approfondir le rapport aux corps, aux fluides (semen et sanguis) et l’incidence juridique de leur circulation (dans des développements passionnants sur les « pollutions » ordinaires et extraordinaires) : l’esprit doit dominer le corps et celui qui n’a pas un corps apte au coït et spécialement à la pénétration, active et passive, ne pourra pas se marier. Enfin, les historiens de la conjugalité vécue trouveront matière à décrypter bien des subtilités procédurales, notamment sur l’action en restitution de conjoint.
49 L’A. a pourtant inscrit d’emblée son projet de recherche en délimitant ce qu’il n’était pas : ni travail d’histoire sociale, ni travail sur la symbolique matrimoniale, ni étude de la casuistique de la confession – dont on devine qu’elle seule pouvait espérer, au for des consciences, donner accès à l’élucidation des pratiques sexuelles, des intentions des conjoints dans l’intimité de leur rapport au corps –, ni travail sur la honte, le péché, ou l’honneur qui régissent les conduites sexuelles, ni étude pour elle-même de la sexualité. L’objet central de l’ouvrage est bien ailleurs, dans la restitution de la mécanique précise qui a permis aux canonistes de « transformer ce que nous appelons sexualité en un régime de mise à disposition des corps gouvernés par des techniques qui permettent de saisir des choses matérielles et immatérielles » (p. 20). Le droit canon y apparaît bien comme une matière vivante, et l’audace de la doctrine s’impose aux lecteurs dans sa promptitude à mobiliser la boîte à outils du droit civil renaissant dès le xii e siècle pour s’autoriser (au sens plein du terme) à penser le corps des conjoints comme un objet de droit. La sexualité conjugale est alors appréhendée comme une servitude. La réification des corps a pu heurter la sensibilité des civilistes qui purent aussi rester perplexes devant les complexités procédurales des actions en restitution de conjoints délaissés : Roffredus Beneventanus, dans les années 1230, est de ceux-là. Le coït suffisant, dont la définition par les canonistes mobilise une impressionnante réflexion sur les incidences et les formes de l’impuissance et une approche anatomique d’une fascinante subtilité, fait naître la possession – qui a donc un « goût de propriété » précise Balde – d’un incorporel : la servitude qu’est le droit au corps de l’autre. Elle est par ailleurs d’une nature particulière puisque celui qui possède est aussi possédé (gl. ad. X.2.13.8). Cette servitude rend en outre indisponible ce joug conjugal, expression si courante sous la plume des auteurs médiévaux qu’on en oublie ce qu’elle peut signifier en droit, à savoir une obligation conjugale que même la lèpre du partenaire ne permet pas de refuser. Seule la conviction pour un juge que le mari est animé d’une « haine mortelle » contre sa femme permet dans certains cas bien particuliers de suspendre la servitude – l’épouse doit être placée sous la garde d’honnêtes femmes –, et bien sûr l’adultère qui dès sa première occurrence brise l’unité sacramentelle de la chair et entraîne (non pas en vertu d’une hiérarchie des péchés, et la démonstration du chap. 6 est éclairante sur ce point) la suspension de la servitude corporelle pour le conjoint fautif. Car « le mariage fait partie […] de ces statuts qui, comme l’esclavage, le servage, la prise d’ordres sacrés et la profession de foi monastique, impliquent une soumission, une aliénation totale ou partielle de liberté et de la disponibilité des corps » (p. 196).
50 Carole Avignon
Éric Bousmar, Alain Marchandisse, Christophe Masson et Bertrand Schnerb (dir.), La Bâtardise et l’exercice du pouvoir en Europe du xiii e au début du xvi e siècle, Revue du Nord, Hors-série, coll. « Histoire » 31, 2015, 512 p.
51 L’angle spécifique proposé par les organisateurs du colloque de Liège de 2008 était de prolonger la réflexion engagée dans les années 1970 par la thèse de Philippe Contamine sur la société militaire (1973) et l’article de Michael Harsgor (1975) sur « l’essor social et politique des enfants naturels de pères nobles » dans la France de la fin du Moyen Âge. Vingt contributions – dont deux en anglais – sont donc réunies autour de la question des mécanismes de l’exercice du pouvoir par les bâtards dans l’Europe du xiii e au début du xvi e siècle. Si l’historiographie des années 1975-2000 ne s’est pas aussi peu emparée du sujet que ne le laisse entendre B. Schnerb dans son introduction, reconnaissons toutefois que l’approche combinée de la définition du statut juridique de l’enfant né en dehors d’un mariage légalement reconnu par l’Église (naturel, adultérin, sacrilège) et de l’intégration du fils – et dans une moindre mesure de la fille – illégitime dans la famille et la société politique ne connaît une réelle embellie que depuis une vingtaine d’années. Nombre de contributeurs, B. Schnerb lui-même d’ailleurs, n’ont pas manqué de rappeler l’intérêt d’articles ou de monographies des années 1980 (Françoise Autrand sur la noblesse de robe parisienne ; Myriam Carlier sur la Flandre du xv e siècle, dont la synthèse de 2001, pour qui a la chance de lire le flamand, est un texte de référence ; Chris Given-Wilson et Alice Curteis, sur les bâtards royaux en Angleterre), auxquels on ajoutera d’ambitieuses entreprises collectives, autour du groupe de Cambridge avec Peter Laslett (Bastardy and Its Comparative History. Studies in the History of Illegitimacy and Marital non Conformism in Britain, France, Germany, Sweden, North America, Jamaica and Japon, Londres, 1980) ou autour de Ludwig Schmugge (Illegitimät im Spätmittelalter, Oldenbourg, 1994) dont l’étude des fonds de la Pénitencerie apostolique a produit une magistrale réflexion sur les mécanismes de la dispense super defectu natalium et les incidences sociales de cette ouverture des carrières ecclésiastiques pour des fils (et des filles) illégitimes (Kirche, Kinder, Karrieren, Zürich, 1995). Ajoutons que, depuis lors, le questionnement sur les incidences socio-politiques de la bâtardise quitte le giron des seuls spécialistes de l’histoire du droit ou de la démographie historique (qui poursuivent les uns et les autres leurs études, comme en témoigne la parution en 2014 du numéro 127 des Annales de démographie historique sur L’enfant illégitime et ses parents) pour intéresser la communauté historienne tout entière à la mesure de la fécondité du sujet. L’enjeu est alors de dépasser le paradigme unique de la stigmatisation du bâtard sans gens ni genus, pour mieux affûter les termes du questionnement sur sa place au sein du lignage, dans la société politique ou l’ecclesia.
52 Assumant l’héritage de M. Harsgor, le colloque donne surtout à voir les bâtards au sein des lignages nobles puisqu’il s’y est agi de questionner les contours – mais aussi les limites – de la « bâtardocratie » médiévale, la pertinence du concept dans d’autres États que la France, ainsi que les dynamiques historiques à l’œuvre, selon les systèmes coutumiers, les niveaux sociaux, les types de carrières escomptées (l’armée, l’Église, la Robe). La dimension médiévale de l’étude se justifie par le fait que la période moderne réduit drastiquement les possibilités d’intégration des bâtards nés de père noble – dont la noblesse n’est d’ailleurs plus systématiquement reconnue comme allant de soi, et même refusée sans un anoblissement en bonne et due forme en France à partir de 1600. L’article de Michel Nassiet sur les bâtards dans l’Ouest rappelle ainsi cette fermeture de l’armée au milieu du xvi e siècle, et celui de Godfried Croenen fait remonter à 1356 le refus de l’accès des illégitimes aux grands offices publics en Brabant.
53 La grande richesse du collectif tient à la pluralité des focales mobilisées par les différentes contributions. On a pu regretter de prime abord que les articles se suivent sans qu’un plan articulé n’apparaisse pour baliser la réflexion. À la lecture, ces axes forts se dessinent et s’entrecroisent : en fonction des cadres juridiques en usage dont la dimension coutumière mais aussi canonique implique une profonde diversité à l’échelle européenne, selon que le bâtard puisse hériter de sa mère ou non (comme à Bruges, à rebours de Gand ou Alost), selon que la légitimation par mariage subséquent des parents soit juridiquement reconnue ou non (comme en Angleterre, à rebours de la France ou de l’Écosse, comme le rappelle A. Grant) ; en fonction aussi des échelles politiques envisagées et du degré de perfectionnement de l’appareil d’État, royal ou princier – qui conditionne en grande part les chances d’intégration des bâtards ; selon qu’on envisage des lignages à l’échelle de royaumes (l’Angleterre, l’Écosse, étudiées par Michael Hicks et Alexander Grant ; la Castille et la Navarre où triomphent les dynasties bâtardes dès le xiv e siècle, comme le démontre Maria Narbona Carceles), des principautés territoriales (Bretagne dont la noblesse moyenne est étudiée par M. Nassiet ; les États bourguignons, vivier de bâtards spécialement bien intégrés à la cour ducale, dont les mécanismes sont étudiés à travers des synthèses ou des études de cas, par B. Schnerb, A. Marchandisse, ou C. Berry pour le lignages de Luxembourg-Ligny ; la Lorraine, principauté d’Empire, dont Christophe Rivière nous apprend que les bâtards y font carrière, notamment dans l’armée, mais restent exclus de l’Hôtel), des États seigneuriaux (Piémont-Savoie dont l’étude de Luisa Clotilde Gentile conforte l’image du bâtard princier, significativement surnommé « bardot », comme réserve de fidélité des pouvoirs légitimes, grâce à leur insertion dans l’administration, l’armée ou le gouvernement ; à Este, cas passionnant développé par les articles de Giovanni Ricci et Simona Slanicka où, entre 1352 et 1471, aucun fils légitime n’a pu accéder au pouvoir) ; en fonction des types de carrières escomptées (la carrière militaire domine, notamment dans le contexte propice de la Guerre de Cent Ans ; mais aussi l’Église grâce aux dispenses apostoliques) ; en fonction du rang dans la noblesse des géniteurs (on peut distinguer en effet les trajectoires spécifiques selon qu’on est dans la noblesse riche et moyenne de l’Ouest de la France qui assure à ses bâtards 4 % des emplois militaires dans les compagnies d’ordonnance ou l’échelon intermédiaire dans la noblesse bourguignonne des Luxembourg-Ligny) ; en fonction du prestige de la famille qui conditionne grandement les possibilités d’ascension de ses fils et de ses filles bâtardes à qui l’on fait jouer des partitions spécifiques (militaires, matrimoniales) aux marges du lignage ou de la principauté pour soutenir – à moindre frais que pour un légitime – les stratégies politiques du lignage, et les intérêts paternels (cf. la Lorraine, mais aussi le Rouergue des Armagnacs, étudié par Emmanuel Johans) ; en fonction des degrés de réussites d’intégration dans le lignage, quand l’individu étudié est davantage exemplaire d’un comportement nobiliaire que d’une déclinaison bâtarde de celle-ci, au regard des stratégies à l’œuvre pour constituer son patrimoine foncier, son goût du mécénat, etc. (voir les articles d’A. Marchandisse, C. Deschamps), quand il est même parfois impossible d’en déceler la bâtardise comme chez les Lancastre (étudiés ici par M. Hicks) ; sans oublier les échecs, quand la parenté légitime reprend ses droits (comme pour Denis de Pacy étudié par Jean‑Baptiste Santamaria).
54 Ce parti-pris éditorial permet cependant aux différentes contributions de donner à chaque fois la pleine mesure de leur richesse scientifique. Des lettres de légitimation produites par la chancellerie bourguignonne dont les mécanismes d’attribution sont reconstitués par Alice Duda, aux figurations héraldiques finement analysées par Laurent Hablot ou L. C. Gentile, en passant par l’étude des archives de gouvernement ou des chroniques, les dossiers documentaires sont aussi variés que les interprétations nuancées. Qu’ils présentent des parcours biographiques particuliers d’illustres bâtards (Jean de Bourgogne, par Monique Maillard-Luypaert ; Corneille de Bourgogne, par A. Marchandisse ; Jean, comte de Dunois, par Ph. Contamine ; le couple formé par Louis, bâtard de Bourbon, et Jeanne, bâtarde de France, dont la bibliophilie est étudiée par Claire Deschamps) ou des figures plus modestes (comme Denis de Pacy), qu’ils s’intéressent à une facette de la problématique de leur insertion politique ou tentent une louable synthèse des conditions juridico-sociales de cette intégration, tous ces articles mettent en lumière la diversité des (re)configurations possibles d’une norme sociale plurielle et complexe. Saluons donc le travail accompli et tout spécialement la très stimulante conclusion d’É. Bousmar dans une formidable synthèse des problématiques mises au jour par le colloque, réarticulant destins individuels et dynamiques lignagères, statuts et carrières, échelles de pouvoir et normes sociales.
55 Carole Avignon
Chris Jones (dir.), John of Paris. Beyond Royal and Papal Power, Turnhout, Brepols, coll. « Disputatio », 2015, 424 p.
56 Ce volume sur Jean de Paris – dit aussi Jean Quidort – est le résultat d’une série de sessions tenues en 2010 à Leeds (Leeds International Mediaeval Congress). Il rassemble treize communications réparties en quatre parties, éditées par Chris Jones de l’université de Canterbury, à Christchurch, Nouvelle-Zélande. Malgré la stature que lui avait donnée Brian Tierney en 1955 dans les célèbres Foundations of the Conciliar Theory: The Contribution of the Medieval Canonists from Gratian to the Great Schism, Jean de Paris n’a finalement été que très peu étudié depuis. Aussi ce volume est-il le bienvenu pour cerner de plus près la figure de ce dominicain, insolite disons-le. Dans les esprits et les manuels, Jean de Paris reste avant tout l’homme d’une œuvre, le De potestate regia et papali, situé chronologiquement entre décembre 1301 et novembre 1302, c’est-à-dire au moment de la querelle entre Philippe IV le Bel et Boniface VIII. Il faut pourtant prendre la mesure de sa réception : l’œuvre eut une faible audience à son époque, connue de quelques socii dominicains seulement (Pierre de la Palud et Bernard d’Auvergne) et redécouvert à l’époque du Grand Schisme, date de copie de l’ensemble des manuscrits. Enfin, l’œuvre est appréciée des Gallicans qui l’éditent six fois entre 1506 et 1683. Aujourd’hui, deux éditions existent : l’une de 1942 par Jean Leclercq ; l’autre de 1969 par Fritz Bleienstein. Deux traductions anglaises et une allemande sont également disponibles.
57 Pourtant, ce qui manquait et que vient combler le présent ouvrage, c’était une approche contextuelle de l’homme et de son œuvre, loin des pratiques d’histoire intellectuelle pure qui ne se sont intéressées qu’au texte lui-même ou à ses influences, emprunts, origines, dans une traditionnelle histoire des idées. Au contraire, le présent volume entend appréhender les contextes de production et de réception dans lesquels travaillait Jean de Paris. Aussi s’intéresse-t-il à la carrière universitaire de Jean de Paris, à son appartenance dominicaine, à son rapport aux polémiques politiques et théologiques du temps, à son thomisme et sa défense de Thomas d’Aquin avant la canonisation de ce dernier. En un sens, il s’agit de revisiter le dossier Jean de Paris à nouveaux frais.
58 D’où l’importance et la nouveauté des conclusions acquises. Tout d’abord, Jean de Paris est resitué dans son appartenance dominicaine. Jean Quidort semble avoir été dit de Paris parce qu’il appartenait certainement au couvent de Saint-Jacques au début du xiv e siècle. Là, il hérite d’une tradition philosophique forte, l’aristotélisme mâtiné de lecture thomiste, et notamment l’aristotélisme politique à l’aune duquel il jauge la vertu des régimes politiques et dénonce les dérives absolutistes dès qu’elles pointent. De Thomas d’Aquin, il se veut le défenseur concernant la doctrine de la volonté. Sa dette envers l’épistémologie dominicaine se décèle surtout avec l’emploi de la notion de « juridiction naturelle », notion beaucoup plus pertinente et démonstrative dans ses écrits que celle, canonique, de plenitudo potestatis dont les auteurs du volume s’accordent à penser que Jean de Paris l’évite tant que faire se peut. Ce qui fait la nouveauté et la force de Jean de Paris dans les polémiques ecclésiologiques, c’est son insistance à réfléchir sur la primauté juridictionnelle du pape, en contraste avec la littérature canonique depuis le xii e siècle. Cette insistance est d’autant plus révélatrice que, sur d’autres terrains, Jean de Paris rompt également avec les pratiques dominicaines : à l’université de Paris, il entend travailler à la réconciliation des Mendiants avec les maîtres séculiers ; surtout, il ne s’inscrit pas dans la tradition dominicaine de défense pontificaliste. Son De potestate a longtemps été classé parmi les œuvres pro-royalistes, en décalage avec la structure monarchique de l’ecclésiologie mendiante.
59 La deuxième originalité du volume et son acquis majeur résident dans l’élargissement du champ d’études textuelles. Désormais, le De potestate regia et papali n’est plus seul à être considéré. Jean de Paris a écrit une vingtaine d’œuvres au fil des ans, notamment un traité sur l’antéchrist et l’apocalypse ainsi qu’un traité sur l’Eucharistie. De même, son commentaire sur les Sentences, dans les années 1292-1294, écrit à l’université de Paris, est l’exemple d’une œuvre de jeunesse qui permet de retracer le parcours discursif du maître. Pour Karl Ubl, le commentaire permet de saisir la genèse de sa théorie sur la constitution de l’Église. Le commentaire des Sentences permet de mesurer la profonde intelligence qu’il avait des structures de l’Église, adossée à l’œuvre thomasienne qu’il cite de part en part. D’un texte à l’autre, Jean de Paris évolue vers une conception héréditaire de la souveraineté monarchique limitée par le droit de résistance. Dès les débuts, il réfute la souveraineté pontificale, à la manière des préceptes de droit canon. Il fonde plutôt sa doctrine politique à partir de la théorie du consentement, en insistant sur le rôle de l’élection, dans une ligne de philosophie politique aristotélicienne. Lars Vinx avait déjà noté que les sources de cette théorie inédite du consentement sont bien à rechercher dans la volonté de réfuter le quolibet de Jacques de Viterbe, célèbre avocat du pontificalisme monarchique, dans le contexte des polémiques à la faculté de théologie de Paris. Aussi, l’élaboration de sa doctrine politique remonte-t-elle bien au-delà de la querelle entre Philippe IV et Boniface VIII et s’origine dans une approche ecclésiologique ancienne et mûrie, fondée sur les outils de philosophie politique plus que de droit canon.
60 En conséquence, il faut alors considérer comme décisif le troisième apport de cette étude. Karl Ubl, dans son article « John of Paris and Conciliarism », met en question l’affirmation de Brian Tierney concernant les origines canoniques du conciliarisme et notamment celles de Jean de Paris. Par une audacieuse révision de Tierney, l’historien allemand insiste plutôt sur les fondements de la théorie politique chez Jean de Paris, même s’il n’y a pas eu d’apport venant de Marsile de Padoue et de Guillaume d’Occam. Contre Tierney, il semblerait donc que les canonistes des xii e et xiii e siècles – notamment Huguccio et Henri de Séguse – n’aient contribué en rien au conciliarisme de Jean de Paris, tant sa connaissance et sa familiarité du droit canon étaient faibles. L’ensemble des points forts de sa doctrine – la primauté juridictionnelle du pape et la théorie du consentement par l’élection – sont en réalité issus de l’épistémologie aristotélico-dominicaine. Plus qu’une œuvre de circonstance et de polémique, le De potestate regia et papali s’avèrerait plutôt l’aboutissement d’un héritage ecclésiologique personnellement assumé par Jean de Paris et le signe fort d’un courant de réaction au centralisme pontifical, courant particulièrement vigoureux dans les dernières décennies du xiii e siècle et les premières du xiv e siècle. Cet ouvrage est donc une belle invitation à creuser l’approche contextuelle et intertextuelle de l’œuvre de Jean de Paris et à éprouver la réfutation de B. Tierney quant aux origines du conciliarisme, au sujet duquel l’historiographie aura décidément été ponctuée de puissants mouvements de balancier.
61 Bénédicte Sère
Vincent Tabbagh, Les Évêques dans le royaume de France au xiv e siècle, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, coll. « Histoires », 2015, 442 p.
62 V. Tabbagh propose ici une synthèse de ses nombreux travaux sur le clergé et les évêques du xiv e siècle. Il offre une présentation très complète d’un corps épiscopal aux prises avec une époque marquée par de profondes transformations qui ont affecté tant la monarchie française que la papauté, deux interlocuteurs obligés de l’épiscopat. Le cadre est constitué de 79 sièges épiscopaux au début du siècle, 95 après les créations de Jean XXII. Pour servir sa réflexion, l’A. s’appuie sur une prosopographie de ces prélats, à travers une série de sept tableaux successifs (en 1302, 1316, 1334, 1352, 1364, 1378, 1398), qui lui permettent de saisir, à des moments-clés, les évolutions du siècle. La quatrième de couverture semble annoncer que l’apport de l’Église dans la construction de l’État royal constitue le thème majeur du livre mais ce n’est qu’une des nombreuses questions traitées. Le livre est composé de huit chapitres, pour lesquels la question de l’unité du corps épiscopal peut servir de fil rouge. Le premier chapitre est un état de la situation de ces prélats au début du xiv e siècle. Suivent l’évocation de leur recrutement et de leurs carrières (chapitre II), l’étude du renouvellement de leur profil (III), l’examen de leur maison ainsi que de leurs rapports avec leur diocèse, leur clergé et leurs fidèles (IV, V et VI). Le livre poursuit en s’interrogeant sur la place de ces évêques au sein de la vie politique (VII) pour finir par une approche de leur rayonnement culturel (VIII). L’ouvrage est doté d’une utile carte des diocèses après 1318, placée en début de volume, tandis qu’en fin de volume se trouvent une bibliographie et un double index des personnes et des lieux.
63 Aux alentours de 1300, la situation des pontifes du royaume semble enviable : moyens d’action puissants, richesse, prestige et autorité spirituelle et temporelle apparaissent incontestables. Qu’en est-il dans les décennies suivantes ? Il faut d’abord noter, dans leur recrutement au cours du siècle, le déclin de la voie électorale et la multiplication des provisions apostoliques, des cas de permutations et de résignations apparaissant même après 1350. Le pape n’en devient pas pour autant l’arbitre suprême en matière de nominations, le Parlement jouant un rôle non négligeable. Si le recrutement privilégie toujours les séculiers nobles, il faut noter son élargissement à la petite noblesse voire même aux roturiers. Cette évolution n’entraîne pas une mobilité épiscopale importante, elle n’entrave pas non plus la concentration des aires de recrutement. Les interventions pontificales, devenues majoritaires, n’ont pas distendu de façon nette les attaches locales. Il n’empêche que le milieu épiscopal a connu de réels renouvellements. Le développement de la formation universitaire des pontifes – avec un triomphe des gradués à la fin du siècle – s’affirme. Des traits communs liés aux corporatismes et aux solidarités universitaires sont donc de plus en plus présents. Dominé longtemps par de petites dynasties locales, le corps épiscopal voit ainsi de plus en plus d’hommes nouveaux, portés par leur formation ou leur service auprès du pape ou des princes. C’est en effet un autre trait qui apparaît : le poids des gens de cour dans ce corps a grandi et le service du prince s’impose comme un passage maintenant obligé. En contrepartie, ce milieu hétérogène et mouvant ne favorise pas la conscience d’intérêts communs. Le recours aux testaments tend à montrer néanmoins qu’une conception commune de l’au-delà se fait jour chez les prélats. L’austérité dominante vers 1300 est oubliée au cours du siècle. Le pontife doit tenir son rang : il est à la tête d’une domesticité importante et son train de vie est élevé. À tout prendre, il choisit la générosité plutôt que la pauvreté.
64 Concernant les rapports de l’évêque à son diocèse, il faut reconnaître qu’à une époque où les conciles provinciaux disparaissent, il est difficile de faire une synthèse du rôle normatif des prélats, tant les cas sont variés. Il est plus évident de voir que la pression des demandes fiscales de la cour pontificale ou de l’État royal, ajoutée au recul des recettes spirituelles, entraîne une diminution des revenus épiscopaux. Les liens de l’évêque avec le chapitre et la cathédrale se distendent au contraire de ceux noués avec les fidèles. Son poids sur les paroisses reste évident. On ne peut pas encore parler d’une image de Bon pasteur mais l’évêque du xiv e siècle constitue bien une figure paternelle. Il accompagne volontiers les mouvements de renouveau spirituel (chartreux, célestins), se montre attentif à ses fidèles aussi bien dans les libéralités que dans les fondations de chapellenies, constitue enfin une cour épiscopale plus étoffée et plus efficace. À l’extérieur du diocèse, l’A. constate que la faible intrusion des prélats dans l’Église universelle est compensée par leur insertion dans le financement du royaume (à travers les décimes, aides et subsides) ainsi que dans le gouvernement royal lui-même, avec une pénétration très nette dans les instances dirigeantes, particulièrement sous Charles V et Charles VI. L’A. insiste sur la spécificité du rôle des évêques, parfois niée : les pontifes ont influé dans le gouvernement du royaume dans la mesure où ils ont pu porter haut l’idée du bien commun. En revanche, les limites du rayonnement culturel des évêques du siècle sont soulignées. Si le souci de la formation du clergé existe – notamment avec les fondations de collèges très importantes vers 1320-1340 –, si personnellement de nombreux évêques constituent de remarquables bibliothèques et parfois prennent part aux débats de leur temps, il n’en reste pas moins qu’on note chez eux moins d’audace et moins d’indépendance intellectuelle que précédemment. On est passé, selon les termes de l’A., d’une culture inventive et critique à une culture de participation.
65 En définitive, l’A. peut conclure que les évêques du royaume de France ont eu le choix au xiv e siècle entre deux modèles principaux de construction : celui, de plus en plus attirant, d’un lien étroit avec la royauté, et celui, plus collégial, de la communauté ecclésiale. Face à cette alternative, ils ont répondu diversement et échoué, en fin de compte, à présenter un visage harmonieux et ordonné de l’Église. Les nombreux exemples prodigués par l’A. contribuent à l’impression de diversité du corps épiscopal. Ce livre est marqué, en effet, par l’extrême richesse des cas présentés que les recherches personnelles de l’A., ainsi qu’une participation active à la collection des Fasti ecclesiae gallicanae, qui recense les dignitaires ecclésiastiques des diocèses français pour les xiii e-xiv e siècles, ont permis d’emmagasiner. À plusieurs reprises, l’A. souligne les spécificités (notamment dans le recrutement) de l’épiscopat méridional, peut-être plus cohérent et sans doute bien plus touché par l’influence de la papauté d’Avignon que celui du nord du royaume. Tant et si bien qu’on peut se demander si le tableau d’ensemble ne pourrait pas être plus nuancé encore et si le cadre du royaume est toujours pertinent. Le mérite revient toutefois à Vincent Tabbagh d’avoir tenté pour la première fois une ample synthèse qui se révélera fort utile aux étudiants et aux chercheurs.
66 Laurent Vallière
Gherardo Ortalli, Orella Pittarello (éd.), Cronica Jadretina. Venezia-Zara 1345-1346, Venise, Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti, 2014, 167 p.
67 Voici une chronique brève relatant la guerre menée par Venise en 1345-1346 pour reprendre possession de Zara, révoltée contre la domination ducale, et répondant, cas exceptionnel, à une autre chronique, l’Obsidio Iadrensis publiée à Zagreb en 2007. Deux chroniques, donc, décrivant le même événement, l’une donnant la version des assiégeants, l’autre celle des assiégés, l’une justifiant le droit de combattre des Vénitiens pour étouffer la rébellion, l’autre accusant les prévarications et les cruautés d’une domination vénitienne malveillante et violente. La Cronica a sans doute été rédigée immédiatement après les événements, par un auteur qui reste anonyme malgré les recherches précises des deux éditeurs. Elle a parfois été attribuée à l’un des deux chanceliers de la Sérénissime, Benintendi de’ Ravegnani ou Rafaino de’ Caresini, mais aucun des deux n’était présent à Zara, alors que le détail très précis des événements guerriers suggère une œuvre écrite par un témoin oculaire, peut-être un notaire appartenant à la chancellerie vénitienne. Tout au plus, peut-on rappeler que la Cronica est écrite à une époque où mainte chronique exalte la grandeur de Venise, que ce soit celle du doge Andrea Dandolo, arrêtée à la date de 1280, celle de Rafaino de’ Caresini, couvrant les années 1343 à 1388, ou le poème de Jacopo Piacentino relatant le conflit de 1336-1339 entre Venise et les Scaliger.
68 Les deux éditeurs rappellent que la guerre de 1345-1346 se situe dans le contexte troublé des relations entre Venise et Zara, cette dernière ayant en sept occasions cherché à s’émanciper de la domination vénitienne, devenue permanente de 1409 à 1797. Venise considère Zara comme « la clef de la Dalmatie » et le contrôle de son port comme une nécessité stratégique. Aussi l’auteur de la Cronica insiste-t-il sur la justesse de la cause vénitienne qui cherche de manière légitime à reprendre une ville rebelle, et sur la cohésion d’une société où classe dirigeante et sujets entretiennent un lien fonctionnel, alors que chez l’adversaire, noblesse et plèbe, tout autant corrompues l’une que l’autre, s’opposent violemment. La seconde partie de l’introduction s’intéresse à la source, un manuscrit latin de la Bibliothèque Marciana, datant de la fin du xv e ou du début du xvi e siècle, qui comporte à la fois la Cronica, une exclamation poétique en l’honneur d’Andrea Dandolo, l’acte de reddition de Zara du 7 décembre 1346, une prière de reconnaissance à la Vierge, l’épitaphe de Pietro Civran, commandant des galères vénitiennes et la lettre ducale envoyée en avril 1346 à ce même Civran pour lui préciser les directives afin de mettre fin au conflit. Ces divers appendices complètent la présente édition de la Cronica. Vient enfin l’étude de la traduction de la chronique en vénitien, effectuée à la fin du xviii e siècle par Jacopo Morelli, qui s’éloigne par trop du texte originel et commet nombre d’omissions et de confusions.
69 Le texte de la Cronica donné ici en latin et en vénitien relate en 41 paragraphes, de longueur inégale, les événements de 1345-1346. Comptant sur le soutien du roi de Hongrie, Louis d’Anjou, qui entre en Croatie en juin 1345, les nobles de Zara se soulèvent. Venise envoie immédiatement cinq galères et rappelle ses concitoyens se trouvant sur les lieux du conflit. Marco Giustinian, commandant l’armée de terre, construit une forteresse pour assiéger Zara, dont les habitants ferment l’accès du port par une chaîne. Ils reçoivent l’aide des bans de Slavonie et de Bosnie, qui se retirent vite, alors que Venise reçoit des renforts d’Ancône et de la Romagne. En janvier 1346, Pietro Civran fait briser la chaîne du port, tandis que les assiégés sabordent leur flotte. Une tentative de médiation du duc d’Autriche échoue, de même qu’une tentative d’assaut par les forces vénitiennes en mai 1346. Un collège de provéditeurs et de capitaines généraux reçoit de la Sérénissime totale liberté pour conduire les opérations. Il réorganise les forces de terre et de mer, par peur de l’arrivée de 30 galères génoises qui, finalement, se dirigent vers Chio. En juin, le roi de Hongrie, soutenu par des seigneurs de Slavonie et de Bosnie, arrive à Zara avec 80 000 hommes et envoie aux Vénitiens un ultimatum qui est repoussé. Le 1er juillet la bataille commence et tourne en faveur des assaillants. L’armée hongroise se retire et le roi Louis d’Anjou envoie à Venise une délégation pour négocier la paix, mais les tractations échouent. Les habitants de Zara, affamés, se sentent perdus et veulent traiter, mais en sont empêchés par les nobles. Alors que Venise prépare une nouvelle flotte, finalement le 7 décembre 1346, une délégation de Zara se rend à Venise pour solliciter le pardon du doge, en laissant des otages. Le 21 décembre, les Vénitiens entrent à Zara, les otages sont libérés et les vainqueurs célèbrent leur victoire, la puissance de la Sérénissime et la justesse de leur cause.
70 Tels sont les principaux faits de cette guerre que relate cette brève chronique, parfaitement éditée, et que l’on pourra confronter avec l’Obsidio Iadrensis, donnant des mêmes événements le point de vue des vaincus.
71 Michel Balard
Descripcion ou traicté du gouvernement et regime de la cité et Seigneurie de Venise. Venezia vista della Francia ai primi del Cinquecento, éd. Philippe Braunstein et Reinhold C. Mueller, Venise / Paris, Istituto Veneto di Scienze, Lettere ed Arti / Publications de la Sorbonne, 2015, xiv + 467 p.
72 La collaboration entre deux des plus grands historiens de Venise, Philippe Braunstein et Reinhold Mueller, autour d’un traité en français sur le « gouvernement de Venise » a donné lieu à la publication d’un bel ouvrage en coédition par les Publications de la Sorbonne et l’Istituto Veneto de Venise. Il rend compte de l’immense travail accompli pour éditer de la meilleure façon le texte qui comportait deux fâcheux manques pour la critique historique : l’auteur est anonyme et les différents manuscrits ne comportent pas de datation. Les présentations successives des deux éditeurs sont un modèle de méthodologie pour aborder les problèmes posés par l’absence de telles informations fondamentales. L’édition critique est construite en trois parties principales : les essais successifs des deux éditeurs, le texte de l’édition avec les 116 chapitres du traité et les « notes » (pp. 265-424) regroupées à la fin du livre pour ne pas alourdir l’édition proprement dite (pp. 79-264). Au milieu, un cahier d’illustrations avec des miniatures, notamment celles des manuscrits du traité, qui démontrent la virtuosité des artistes du temps, comme celle du Maître de Philippe de Gueldre (par exemple, voir les figures 3 et 4) et quelques photographies. Les illustrations ne sont pas reproduites pour embellir le volume, mais elles sont aussi étudiées et mises en perspective.
73 Les éditeurs s’attachent dans un premier temps à établir qui pourrait être l’auteur du traité, mais les recherches n’ont pas permis de le découvrir. La quête de l’auteur a été intense, mais les preuves ne sont pas suffisantes pour en déterminer le nom. Il s’agit d’un diplomate de haut rang habitué à traiter avec les plus hautes sphères politiques des deux côtés des Alpes. La note 54 p. 32 rend compte de l’intense activité diplomatique entre Venise et la cour de France avec la présence des deux côtés d’émissaires, d’ambassadeurs ou encore d’espions. La prudence méthodologique des éditeurs leur interdit de tirer des conclusions hâtives sur l’identité de celui qui rédigea le traité et rendit ainsi possible à la cour de France la connaissance des arcanes du pouvoir vénitien, mais aussi de la vie économique. Philippe Braunstein titre son essai « Portrait politique de Venise dans la bibliothèque d’un homme d’État français », l’amiral Louis Malet de Graville, commanditaire du traité, dont la carrière et l’intérêt pour l’Italie sont retracés (pp. 22-31). En effet, le portrait de Venise a été élaboré dans le contexte des appétits royaux pour la péninsule italienne : il s’agissait de « mieux connaître un allié, un voisin, qui peut devenir un adversaire » (p. 4). Le traité a été diffusé à quelques exemplaires dans l’entourage royal.
74 Les éditeurs ont travaillé sur quatre manuscrits différents pour établir le présent ouvrage. Trois des quatre exemplaires sont conservés à la Bibliothèque nationale de France et le quatrième au Musée Condé de Chantilly. Le parcours qui a mené ce traité jusqu’au musée en 1859 est d’ailleurs finement analysé par Philippe Braunstein. La qualité et la minutie de l’édition se matérialisent dans les nombreuses notes faisant état des variantes entre les copies.
75 Pour sa part, Reinhold Mueller s’intéresse au contexte vénitien d’élaboration du traité. Il explique tout ce que le traité n’est pas (p. 51) : il ne cherche pas à expliquer les origines mythiques de Venise, il ne mentionne qu’une seule date, ce qui le différencie fortement des histoires et chroniques généralement écrites sur la Sérénissime et en fait un texte d’une grande originalité pour l’époque. R. Mueller rappelle aussi la volonté d’autres gouvernements, comme la cité de Nuremberg, d’obtenir des informations sur l’organisation de certaines magistratures vénitiennes (pp. 53-54). Les différentes tentatives élaborées entre la fin du Moyen Âge et le début de l’époque moderne pour expliquer le fonctionnement du gouvernement et des institutions de Venise sont remises dans leur contexte et comparées aux sujets exposés dans la Descripcion.
76 Après ces mises au point, le lecteur peut rentrer avec intérêt dans la langue savoureuse du traité. Une vision d’ensemble de la cité et de son fonctionnement est offerte à son commanditaire par l’observateur anonyme : les magistratures, les impôts et taxes sur les marchandises, le ravitaillement, la gestion des ressources, la construction des navires commerciaux et de guerre ou encore le fonctionnement des voyages maritimes sont passés en revue. Chaque chapitre du traité concerne un aspect de la ville et de son gouvernement. Par exemple, le chapitre 70 traite de l’exploitation des mines du domaine de Terre Ferme (pp. 200-201), « Des mynes qui sont soubz la juridicion de la Seigneurie de Venise » et fait suite à la présentation de l’atelier monétaire, la fameuse zecca, « une maison ou office auquel se font les monnoyes d’or et d’argent et aussy quelque foys de cuyvre » (p. 195). Le court chapitre sur les mines permet à la fois de dater plus précisément l’œuvre – avant 1508 – (voir la note du chapitre pp. 376-378) et de démontrer la bonne connaissance que l’auteur avait de la situation de Venise. En effet, il mentionne des mines de cinabre et d’aluns présentes dans le domaine de la Seigneurie et il est justement indiqué dans les notes du chapitre l’existence d’aluns dans la région de Brescia.
77 Les notes renvoient aux différents catalogues de l’Archivio di Stato de Venise et aux chroniques traitant des thèmes abordés par le traité, ainsi qu’à l’éventuelle bibliographie disponible. Ces notes sont donc de véritables notices qui font de l’ouvrage un outil de travail indispensable, et agréable, pour parfaire les connaissances sur l’histoire de Venise et de ses relations avec la France de l’époque. Il est aussi un précieux modèle méthodologique à l’édition scientifique des textes historiques.
78 Matthieu Scherman
Salvatore Marino, Ospedali e città nel regno di Napoli. Le Annunziate : istituzioni, archivi e fonti (secc. xiv-xix), Florence, Leo S. Olschki Editore, coll. « Biblioteca dell’Archivio storico italiano » XXXV, 2014, 152 p.
79 L’institution hospitalière des Annunziate dont il est traité dans ce petit ouvrage a pris naissance dans les années 1318-1320 et a connu un développement continu dans le royaume de Naples jusqu’au xix e siècle. Malgré son titre, son auteur a concentré l’essentiel de ses investigations et de ses analyses, pour sa thèse d’histoire et d’archivistique de l’université de Sienne dont son livre est issu, à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne. On aura compris qu’il ne s’agit pas ici des Annonciades, ordre français de moniales fondé au début du xvi e siècle par Jeanne de France, fille de Louis XI. Le sujet ici traité concerne une institution typiquement italienne, plus précisément napolitaine, dont l’abondante documentation conservée justifiait l’étude.
80 S’agissant de l’Italie, on ne s’étonnera pas du caractère fortement laïcisé des fondations rattachées à ce courant : dès leur origine, les hôpitaux de Naples, Sulmone, Gaëte, Capoue, Aversa, pour ne citer que les plus importants, ont été en effet placés sous l’autorité de maîtres laïcs, provenant des milieux citadins. Néanmoins, l’association classique entre hôpital et chapelle, comme le choix du vocable, celui de l’Annonciation de la Vierge, n’allaient pas manquer, tout au long des xiv e et xv e siècles, de provoquer des tensions entre les autorités politiques et ecclésiastiques à propos du contrôle et de la gestion de ces institutions charitables. Les maisons des Annunziate bénéficièrent des générosités constantes de la part de la dynastie angevine, tout particulièrement l’hôpital napolitain, favorisé par la reine Sancha de Majorque, épouse du roi Robert, au xiv e siècle, puis par Jeanne II au xv e siècle. Elles furent également destinataires des largesses de l’aristocratie et de la bourgeoisie locales, dont les membres peuplèrent volontiers les confréries liées à leurs églises.
81 Si la place des hôpitaux des Annunziate dans les villes, leurs relations avec la société urbaine, les conflits dont ils ont été l’objet sont bien étudiés, en revanche peu de détails sont donnés sur leur fonctionnement interne, pas plus que sur les divers types d’assistance qu’ils offraient, faute de sources qui auraient permis d’éclairer ces aspects essentiels d’histoire hospitalière. L’on ne peut donc que s’interroger : qu’en était-il de la réception des malades et des soins qui leur étaient prodigués ? Des professionnels de la santé, médecins ou chirurgiens, officiaient-ils à leur service ? Des développements détaillés, concernant surtout les xv e et xvi e siècles, sont toutefois consacrés à l’accueil des enfants abandonnés, grâce à l’exploitation des sources notariales, une forme d’assistance urbaine qu’il aurait été intéressant de comparer à celle qui s’illustre au même moment à Florence ou à Milan. S’il est en effet un regret que l’on peut exprimer à la lecture de ce livre, par ailleurs particulièrement bien documenté, il porterait sur sa dimension délibérément monographique. Le lecteur intéressé par l’histoire hospitalière ne trouvera guère ici de mises en perspective un peu larges, qu’il s’agisse de comparaisons avec l’assistance telle qu’elle était pratiquée dans les grandes cités de la péninsule ou encore avec des situations, bien étudiées par ailleurs, rencontrées dans d’autres grands ports de la Méditerranée, comme Barcelone ou Marseille pour ne citer que des villes qui étaient, d’une manière ou d’une autre à l’époque, liées politiquement et/ou économiquement au royaume de Naples. Ce n’était sans doute pas dans les objectifs de ce travail, recherche doctorale au sujet volontairement ciblé. Au reste, la bibliographie qui le nourrit est exclusivement italienne. Ce n’est qu’au détour d’une note de bas de page qu’il est fait référence aux travaux d’André Vauchez ou à ceux d’Henri Bresc. Il faut aborder la deuxième partie de l’ouvrage consacrée aux sources pour voir proposés quelques éléments de comparaison avec l’état des fonds hospitaliers conservés ailleurs (Émilie Romagne, Toscane, Lombardie notamment). Ces précisions archivistiques permettront au passage au lecteur français de réaliser – et d’envier pour les spécialistes – la richesse de la documentation italienne dans le domaine de l’histoire des hôpitaux.
82 Dans la troisième et dernière partie du livre, l’A. offre l’édition complète et érudite de dix documents émanant des souverains angevins et aragonais en faveur de la Casa santa dell’Annunziata de Naples, choisis parmi les importants pour l’histoire de cette maison, depuis le privilège accordé par Charles III en 1383 jusqu’aux lettres patentes de Ferdinand Ier de 1473.
83 Daniel Le Blévec
Éric Schnakenbourg (dir.), Neutres et neutralité dans l’espace atlantique durant le long xviii e siècle (1700-1820), Bécherel, Les Perséides, 2015, 491 p.
84 Au cours des grands conflits du xviii e siècle, les flottes neutres jouent un rôle essentiel dans les échanges transatlantiques, prenant le relais des belligérants sur les routes maritimes que ne peuvent plus fréquenter leurs navires. L’ouvrage dirigé par É. Schnakenbourg (ES) se propose d’étudier la réalité de cette neutralité en s’interrogeant sur les circulations marchandes autorisées, les stratégies mises en place par les différents acteurs du négoce ainsi que sur les conséquences de l’utilisation des neutres comme facteur d’évolution de l’exclusif colonial. Il est divisé en quatre grandes parties dont les thèmes ont cependant parfois tendance à se chevaucher.
85 La première partie s’intéresse aux conséquences de la guerre sur les échanges maritimes. Les marchands cherchent naturellement à profiter de la conjoncture pour continuer leurs trafics ou établir de nouvelles relations commerciales. Les grandes puissances coloniales telles que la France et l’Espagne sont particulièrement touchées par la puissance maritime de la Royal Navy. Les réseaux commerciaux doivent s’adapter à l’exemple des marchands de Cadix (Ana Crespo Solana) ou de la maison de commerce Chauvet de Marseille (Boris Deschanel). L’Exclusif colonial ne peut plus fonctionner et les colonies ont recours à de nouvelles sources d’approvisionnement. Si l’interlope est une constante dans l’histoire du commerce antillais, de nouvelles routes voient le jour comme celles reliant l’Amérique du Nord aux Antilles (ES). Les neutres profitent de la conjoncture. Ainsi, les îles danoises deviennent des plaques tournantes pour la distribution des esclaves dans l’ensemble de l’espace caraïbe (Holger Weiss) alors que les armateurs et négociants américains s’affirment comme de nouveaux acteurs dans la restructuration des flux commerciaux (Silvia Marzagalli).
86 La deuxième partie présente quelques pratiques des acteurs bénéficiant de la neutralité en raison de leur lieu de résidence à proximité de l’espace caraïbe, à l’exemple de la communauté juive d’Amérique du Nord et des Antilles (Barry Stiefel) ou des armateurs et capitaines des États-Unis (Manuel Covo). Les communautés hispaniques, que ce soit à Cuba (Dominique Goncalvès) ou au Venezuela (Clément Thibaud) participent à la remise en cause de l’organisation politique coloniale espagnole en faisant appel aux neutres pour faire face à la conjoncture tout en envisageant des opportunités ultérieures.
87 Quels sont les lieux où s’organise la contrebande ? Cette question fait l’objet de la troisième partie de l’ouvrage. Les pays neutres profitent de leurs possessions aux Antilles, à Saint-Eustache pour les Néerlandais (Victor Enthoven) ou à Saint-Barthélemy pour les Suédois (Ale Pålsson) pour développer de nouveaux trafics. Les gouvernements ou les administrations locales prennent des mesures opportunistes pour favoriser les échanges et attirer les communautés marchandes qui veulent poursuivre leurs affaires. Les ports neutres européens sont bien sûr concernés comme ceux des Pays-Bas autrichiens (François Antoine) ou du Portugal (Miguel Dantas da Cruz). Ceci permet à ces centres d’organisation de la contrebande de s’ouvrir sur le monde Atlantique à l’exemple d’Ostende ou de devenir, comme Lisbonne, des pôles majeurs du commerce international sur la façade occidentale de l’Europe.
88 La dernière partie s’interroge sur les enjeux autour de la neutralité et les rivalités entre les États. La pratique du commerce par les neutres en temps de guerre est une donnée de première importance dans l’élaboration de la politique internationale des belligérants et des neutres. Le recours à la neutralité permet d’apaiser les tensions aux frontières et de trouver un compromis comme en Amérique du Nord où Français et Britanniques jouent sur les alliances conclues avec les Amérindiens pour pacifier ces espaces lointains (François Ternat). Après l’indépendance, les diplomates des États-Unis utilisent la neutralité comme une « stratégie active », véritable pivot de leur politique extérieure (Marc Belissa). L’objectif est de défendre les idées de liberté face aux puissances coloniales européennes et de construire une puissance industrielle et commerciale à l’exemple de l’Angleterre. Plus au sud, les rivalités entre les principales puissances neutres jouent un rôle de premier ordre dans l’effondrement de l’empire atlantique espagnol lors des guerres d’Indépendance latino-américaines des années 1810-1820 (Nicolas Terrien). La course insurgée, qui désorganise totalement le commerce hispanique, utilise systématiquement les ports neutres des Antilles et des États-Unis.
89 L’intérêt premier de cet ouvrage sur la neutralité dans l’espace atlantique est de présenter les pratiques neutres sous de multiples perspectives, du côté des belligérants comme du côté des neutres, du côté européen comme du côté américain. L’affirmation des États-Unis, acteur majeur de la politique internationale à la fin du xviii e siècle, fait désormais de la neutralité une réalité structurante des relations entre Europe et Amérique.
90 Pierrick Pourchasse
Hanna Hodacs, Silk and Tea in the North. Scandinavian Trade and Market for Asian Goods in Eighteenth Century Europe, Londres, Palgrave Macmillan, 2016, 216 p.
91 Bien que souvent relégués dans l’ombre des grandes compagnies occidentales, l’EIC britannique ou la VOC néerlandaise, les Scandinaves ont néanmoins participé au commerce asiatique au xviii e siècle. En 1731, les Suédois fondent la Svenska Ostindiska Kompaniet, établie à Göteborg, qui se consacre quasi-exclusivement au commerce de la Chine. Quant aux Danois, bien qu’ils aient inauguré le commerce de l’Inde depuis le début du xvii e siècle, ce n’est qu’avec la fondation de l’Ostindisk Kompagni, en 1732, qu’ils disposent des moyens de développer les échanges entre Copenhague et l’Orient. L’activité des compagnies scandinaves a été l’objet de plusieurs travaux portant principalement sur les transactions commerciales à proprement parler, en langue anglaise le principal travail est celui de Christian Koninckx, The First and Second Charters of the Swedish East India Company (1731-1766) (1980). Le livre d’H. Hodacs se situe dans une perspective différente et résolument nouvelle. Le propos se concentre principalement sur les années 1730-1760, qui sont celles des débuts de l’activité des compagnies scandinaves, pour s’interroger sur l’impact global des importations de thé et de soie depuis la Chine vers Copenhague et Göteborg. Ainsi, l’ouvrage s’ouvre à des champs historiographiques divers et va bien au-delà d’une étude d’histoire commerciale ou économique. L’activité des compagnies danoise et suédoise est replacée dans le contexte de la forte croissance (facteur 12) du marché du thé dans l’Europe du xviii e siècle. C’est, en effet, la demande européenne de thé et l’émergence d’une société de consommation, en Grande-Bretagne avant tout, qui motivent le commerce oriental des Scandinaves.
92 Les compagnies danoises et suédoises sont qualifiées à juste titre de « small players » (p. 37) dans le commerce européen en Asie. Aux xvii e et xviii e siècles, on ne compte que 380 départs de navires danois vers l’Asie, 110 pour les Suédois, contre 4 720 pour les Hollandais, 2 676 pour les Anglais et 1485 pour les Français. La demande intérieure étant trop limitée, Danois et Suédois réexportent entre les trois quarts et 90 % des cargaisons ramenées de Chine. Les Scandinaves participent activement à la contrebande de thé en Grande-Bretagne, soit en utilisant les circuits interlopes de l’Écosse et du nord de l’Angleterre, soit en passant par Amsterdam où le thé scandinave intègre le flux général de la contrebande hollandaise. Comme leur raison d’être est la satisfaction du marché européen, les Scandinaves doivent s’adapter à la demande générale. Hanna Hodacs montre bien comment l’information circule entre Copenhague, Göteborg et Canton. Elle insiste, à juste titre, sur la manière de travailler des représentants des compagnies installés en Chine pour rassembler les cargaisons, et souligne l’expertise dont ils font preuve pour choisir les meilleures qualités de thé et s’adapter aux conditions de la production locale. L’achat du thé en amont des expéditions donne lieu à une rude rivalité avec les acheteurs des autres compagnies européennes. À la différence de leurs concurrents, les Scandinaves n’ont pas accès au crédit local et doivent payer immédiatement leurs achats. C’est la raison pour laquelle les voyages entre le Nord et l’Asie comprennent généralement une étape à Cadix pour y revendre les produits septentrionaux et charger des piastres espagnoles. Le développement du commerce de thé s’accompagne des progrès du conditionnement, en particulier pour l’étanchéité des boîtes. Celles-ci sont uniformisées et marquées d’une lettre permettant d’en connaître le contenu. L’identification du transporteur est un élément important, puisque la qualité du thé est souvent associée à sa nationalité.
93 La soie est le second article important que les compagnies scandinaves transportent depuis la Chine. Ce textile est connu en Europe, y compris dans le Nord, depuis le Moyen Âge. Au xviii e siècle, l’utilisation de la soie n’est plus réservée aux élites. Les consommateurs européens peuvent acheter de la soie chinoise ou des productions venues des principaux producteurs occidentaux (France, Angleterre) sur lesquelles sont imprimés des motifs évoquant la Chine ou le Japon. À la différence de ce qu’elle avait fait pour le thé, H. Hodacs se concentre moins sur la diffusion européenne de la soie que sur sa consommation en Scandinavie, apportant ainsi des informations précieuses sur un sujet peu connu. L’A. a recours à la notion de « populuxe » qui désigne la version bon marché de produits évoquant le luxe. Elle montre comment la soie de Canton, généralement de qualité médiocre, permet de faire illusion face aux productions françaises voire suédoises qui sont bien plus coûteuses. Les chargements scandinaves de soie présentent une grande irrégularité, en raison de la variation des prix en Chine, mais surtout en fonction des disponibilités de transport, car la priorité reste l’achat de thé. Certaines expéditions danoises et suédoises comptent entre 50 et 100 pièces de soie, d’autres plusieurs milliers. Les Scandinaves achètent ce que les manufactures chinoises leur proposent, mais commandent également des pièces particulières. Dans ce cas, il existe tout un circuit commercial qui commence en Europe avec des commandes répercutées aux fabricants chinois. Les contrats passés en Chine précisent les couleurs, les longueurs, le poids et les assortiments des pièces de soie. Les manufactures chinoises livrent le produit 80 à 90 jours après la commande, la soie est alors prête pour être expédiée vers l’Europe. Des nomenclatures sont peu à peu établies et sont diffusées par le biais des catalogues de vente qui distinguent bien les soies plus lourdes et plus coûteuses, qui servent notamment pour l’ameublement, et celles plus légères destinées à l’habillement qui représentent plus de la moitié des pièces transportées par les Scandinaves.
94 L’histoire du commerce scandinave de la soie ne se limite pas à l’organisation de son transport entre la Chine et le Nord. H. Hodacs propose également une étude de l’impact de cette marchandise sur les sociétés. Elle se diffuse largement au xviii e comme le révèle l’étude des inventaires de boutiques d’Helsinki. Au Danemark comme en Suède, les gouvernements hésitent entre la prohibition et la libre importation. Il s’agit de protéger les industries textiles nationales dans la logique de la législation somptuaire, en réservant la soie à certaines catégories de la population. En 1766, un décret suédois limite le port de la soie aux chapeaux pour les femmes, les filles et les veuves des plus basses catégories de la population. Le succès de la soie est considéré dans une perspective européenne à travers, notamment, l’adoption d’une dénomination des couleurs et des nuances fortement marquée par l’usage du français. Les importations de produits chinois sont l’objet d’un âpre débat autour des sorties des richesses nationales qu’elles nécessitent. L’un des plus farouches opposant à l’importation des produits exotiques est le naturaliste Carl von Linné. En 1746, il dénonce les effets sur la santé de la consommation excessive de denrées coloniales et les dommages que leur achat cause à la richesse nationale. Il tente même la culture du théier en Suède, et cherche à remplacer le thé par des herbes qui poussent dans le pays.
95 Cet ouvrage est une étude originale du commerce du thé et de la soie de Chine par les Scandinaves. Il ne s’agit pas tant de s’intéresser à l’importation de ces produits, que de replacer leur arrivée dans le Nord dans un contexte européen global. Si le rôle des compagnies scandinaves dans la contrebande de thé en direction des îles britanniques était déjà connu, ce livre en propose une nouvelle approche en insistant sur le système de distribution du thé avec ses acteurs et ses mécanismes. Par ailleurs, l’A. montre bien les différentes conséquences de l’arrivée de la soie en Scandinavie comme, par exemple, le développement des travaux de l’Académie royale des sciences de Suède sur les colorants et les pigments. Même si l’on peut regretter qu’en raison des modalités fort différentes du commerce et de la consommation du thé et de la soie, il soit difficile de tirer un véritable enseignement général de cet ouvrage, il n’en reste pas moins que la lecture de ce livre est à conseiller non seulement aux chercheurs intéressés par l’histoire du commerce scandinave, mais plus largement à tout ceux qui travaillent sur la mondialisation au xviii e siècle.
96 Éric Schnakenbourg
Régis Bertrand et Anne Carol (dir.), Aux origines des cimetières contemporains. Les réformes funéraires de l’Europe occidentale (xviii e-xix e siècles), Aix-en-Provence, Aix-Marseille université, Presses universitaires de Provence, coll. « Corps & âmes », 2016, 377 p.
97 Cet ouvrage collectif, coordonné par R. Bertrand et A. Carol, entend combler une lacune étonnante mais réelle : répertorier et faire l’histoire des grands textes fondateurs de ce que Michel Vovelle a appelé la « révolution du cimetière » et que Régis Bertrand préfère appeler la « transition funéraire ». Il se compose de deux grandes parties. La première est chronologique et centrée sur la France. La seconde est davantage transnationale et dresse un panorama des réformes funéraires influencées par le modèle français dans les pays européens voisins.
98 Même si la direction est collégiale, R. Bertrand s’impose comme le principal maître d’œuvre de la première partie de l’ouvrage en rédigeant, seul ou en collaboration, six des huit premiers chapitres, soit 75 % de cet ensemble. Une place centrale est accordée au décret impérial sur les sépultures du 23 prairial an XII, que les auteurs n’hésitent pas – à raison – à qualifier de bloc de granit le plus méconnu de la législation napoléonienne. Ses antécédents et sa postérité sont étudiés dans des contributions essentiellement chronologiques qui se présentent comme des synthèses qui font fortement songer à des notices de dictionnaire. On y retrouve les principaux acquis de la recherche depuis les travaux pionniers de Philippe Ariès, mais on y lit aussi des approfondissements importants ou des relectures, par exemple sur le fameux Essai sur les lieux et les dangers des sépultures de Vicq d’Azyr (1778) qui se saisit du Saggio de Piattoli pour en faire un « outil de propagande savante » au service d’un programme de police funéraire conforme à la doctrine médicale majoritaire et aux projets monarchiques (pp. 52-53) – ce qui montre tout l’intérêt d’une approche européenne sur le sujet.
99 Les temps révolutionnaires apparaissent comme une période sombre où les cimetières entrent en crise : désacralisés et « nationalisés » implicitement, ils peuvent théoriquement être vendus comme des biens nationaux dans un délai de dix ans après leur désaffection. Laissés à l’abandon dans les grandes villes, les anciens cimetières laissent place à de nouveaux « champs de repos » républicains aménagés à la va-vite tandis que se généralisent la fosse commune anonyme et égalitaire et l’enterrement laïc et express. Transformés en repoussoirs dès l’époque du Directoire, leur réforme devient un sujet du concours de l’Institut en l’an VIII (1800) à l’époque consulaire. Les projets qui émergent alors irriguent les réflexions des rédacteurs du décret du 23 prairial an XII dont le texte est intégralement publié en annexe II et commenté au chapitre IV. Il devient le cadre juridique général d’un nouveau régime funéraire amendé tout au long du xix e siècle, favorisant la création de nouveaux cimetières et l’émergence d’un nouveau culte des morts. Ni point de départ, ni point d’arrivée, ce décret laisse subsister toute une série d’angles morts ou propose des compromis compliqués à gérer entre espace public et espaces privés, entre laïcs et religieux, entre villes des morts et jardins paysagers. Deux périodes apparaissent comme critiques pour la survie de ce décret : les années 1840, qui aboutissent à la refonte du régime des concessions contenue dans l’ordonnance royale du 6 décembre 1843 qui est « le second texte majeur de la législation funéraire française du xix e siècle » (p. 137), et les années radicales de la Troisième République (1881-1905) qui amènent à la laïcisation du décret. Des moments de tensions qui correspondent aussi à la réactivation des deux grandes peurs principales du siècle : celles de la saturation de l’espace et de l’empoisonnement de l’air, de l’eau ou du sol, qu’analyse Anne Carol au chapitre VI.
100 La deuxième partie composée également de huit chapitres est l’apport le plus original : différents chercheurs synthétisent leurs travaux sur l’évolution des législations funéraires dans les pays voisins de la France. Il y est question de la Belgique, du Portugal, de l’Espagne, de différentes parties de l’Italie (contributions de Serenella Nonnis-Vigilante, de Gian Marco Vidor, de Diego Carnevale et Brigitte Marin). Le décret de prairial, imposé au moment des invasions françaises ou bien imité et refondu avec les réformes antérieures, y apparaît comme un modèle exportable mais difficile à mettre en œuvre pour différentes raisons. C’est souvent la question des relations entre municipalités et églises qui est problématique. Le dernier chapitre rassemble un peu plus rapidement quelques réflexions sur les théorisations américaines et allemandes portant sur le cimetière idéal, en relation plutôt cette fois-ci avec le cimetière du Père-Lachaise, préexistant au décret de prairial.
101 On quitte l’ouvrage en se disant que l’édition d’un dictionnaire sur le funéraire en Occident pourrait être précieuse, qui rendrait les informations encore plus aisément disponibles et viendrait compléter avec de nouveaux cas le paysage ainsi formé.
102 Stéphanie Sauget
Valérie Sottocasa, Les Brigands et la Révolution. Violences politiques et criminalité dans le Midi (1789-1802), Seyssel, Champ Vallon, collection « Époques », 2016, 406 p.
103 D’Eric John Hobsbawm (Les Bandits, 1969) à Benoît Garnot (Être brigand du Moyen Âge à nos jours, 2013), les brigands ont suscité nombre de travaux de la part des historiens s’interrogeant sur le sens d’une criminalité prenant, à l’occasion, une forte résonance sociale et politique sous forme de rébellion aux autorités établies qui peinent de plus à la réprimer, ce qui est pour beaucoup dans la légende entourant certains de ses représentants, tels Cartouche ou Mandrin. Valérie Sottocasa nous livre une synthèse alerte et brillante sur une période relativement peu explorée sur ce thème, la Révolution française, lors de laquelle pourtant le vocable de brigands est très présent dans les discours des contemporains, notamment des autorités. Elle le fait en proposant une histoire totale du phénomène dans le cadre des départements du Midi, le Languedoc, le Midi toulousain et la Provence ayant été particulièrement affectés par cette forme de criminalité pendant la décennie révolutionnaire. Pour confronter représentations et réalité, elle a mené son enquête en constituant une base de données de 696 faits relevant du brigandage, collectant tous les récits ou rapports faisant référence à cette forme de criminalité dans l’ensemble des sources disponibles (particulièrement policières et judiciaires) pour trois départements : Vaucluse, Ardèche et Basses-Alpes. C’est ce corpus, ajouté aux textes législatifs et débats parlementaires, qui nourrit, pour l’essentiel, une analyse qui déborde largement l’étude d’une criminalité particulière pour reprendre les questions de la violence pendant la Révolution, violence exacerbée dans les épisodes proches de la guerre civile comme violence étatique s’éloignant des principes de 1789 posant les premiers jalons d’un « État de droit ».
104 La première partie de l’ouvrage retrace la trame des événements depuis 1789 jusqu’au Consulat, ses cinq chapitres développant autant de périodes au profil particulier. Le fait de privilégier alors l’usage du terme de brigands par les contemporains – une histoire des représentations donc – donne au lecteur familier de la période révolutionnaire le sentiment d’être en terrain connu. Si le chapitre I (« Les Premiers brigands de la Révolution : entre héritage et rupture ») commence par rappeler le terreau favorable de la guerre civile – avec l’exemple des guerres de religion – et l’héroïsation d’un Mandrin justicier au xviii e siècle, il relève comme événement majeur la Grande Peur avec la jacquerie antiseigneuriale qui s’ensuit. Dès 1789, « l’ambiguïté du brigandage » devient une « donnée politique de la Révolution » (p. 61), les victimes de ces jacqueries criminalisant leurs auteurs pour mieux les discréditer. Dès lors, dans la lutte des partis en présence, jusqu’à la fin de la Révolution, le terme de brigand est le stigmate par excellence convoqué pour désigner les auteurs des actions violentes de l’adversaire. Le stigmate peut être retourné comme dans le Comtat Venaissin en 1790-1791 (chapitre II « Violences méridionales : entre guerre civile et brigandages dans le Comtat Venaissin ») quand l’armée des « Braves Brigands » d’Avignon (souhaitant le rattachement à la France) assiège la cité rivale de Carpentras : c’est aussi le seul moment où le terme est revendiqué dans le sens d’une héroïsation des « brigands » patriotes, dans un contexte proche de la guerre civile se traduisant par les massacres de Nîmes (13-15 juin 1790) et d’Avignon (16-17 octobre 1791) étudiés dans le chapitre III (« La place des massacres dans le processus révolutionnaire »). À partir de 1793, de la Vendée et des révoltes fédéralistes, le « brigandage change de camp » (p. 154) pour ne plus qualifier que les rebelles contre-révolutionnaires (chapitre IV « Des brigands patriotes aux brigands royaux »). Après le 9 thermidor, le brigandage royaliste s’accroît d’année en année pour culminer à la fin du Directoire : assassinats de Montagnards, d’acheteurs de biens nationaux et représentants de l’autorité, pillages des fonds publics se multiplient. Cette « Terreur blanche » (chapitre V « Terreur blanche et brigandages ») s’accompagne de tentatives insurrectionnelles qui échouent par manque de coordination avec les émigrés. On l’a compris, le suivi de l’usage de la notion de brigandage par les contemporains épouse le cours politique, qualifiant presque naturellement les protagonistes de ses épisodes les plus marqués par la violence exercée contre les biens et les personnes.
105 La seconde partie se fixe pour objectif de comprendre les raisons de cette confusion voulue entre criminalité et opposition politique (« La mort de l’ennemi : violences criminelles et violences d’État sous la Révolution ») par l’analyse concrète des pratiques du brigandage, de ses acteurs comme des modalités de sa répression. Utilisée jusqu’alors pour suivre l’intensité de cette criminalité et identifier ses victimes (patriotes, royalistes), la base de données est pleinement mobilisée pour étudier le discours sur le crime (notamment les mots qui lui sont associés) comme ses modalités et rituels qui permettent, en partie, de différencier brigands de droit commun et brigands politiques. Les seconds, pour ce qui est des royalistes, agissent davantage en ville, en plein jour, cherchant la publicité, ciblant leurs victimes (percepteurs, forces de l’ordre, représentants de l’autorité) : il s’agit pour eux d’exécuter des ennemis, dans une logique de guerre civile, les tortures étant davantage présentes chez les brigands de droit commun cherchant à obtenir des informations dans un but de pillage (chapitre VI « Rebelles et voyous. Les pratiques de la violence au temps de la Révolution »). Quant aux bandes, elles ont rarement des effectifs importants, hormis les quelques tentatives insurrectionnelles. Le plus souvent, elles sont constituées de quelques dizaines de personnes, le recrutement étant fait en fonction de l’objectif fixé, avec un caractère temporaire marqué. Les cadres royalistes sont à leur tête – nobles, prêtres réfractaires, anciens soldats, hommes de loi – à l’exemple du curé Jean-Louis Solier dit « Sans Peur » ou du baron de Saint-Cristol dont les biographies sont données au chapitre VII (« Chefs de bandes »). La sociologie des bandes (chapitre VIII « Bandes armées, guérilla et terreur ») confirme une insertion locale : loin d’être des vagabonds et des marginaux, les brigands sont à l’image de la société dans laquelle ils vivent, avec sans doute une proportion plus faible de cultivateurs dont l’état est peu compatible avec mobilité et clandestinité, même occasionnelle. Déserteurs et réquisitionnaires y prennent une place grandissante à partir de l’an V, rappelant ainsi les liens entre gens de guerre et bandes de brigands dans les siècles passés. Armées de fusils, harcelant les représentants de l’État, les bandes royalistes donnent l’impression d’animer une véritable guérilla, contrôlant certains territoires, pratiquant l’assassinat pour terroriser ou éliminer leurs adversaires politiques. Face à ce brigandage, le nouvel État révolutionnaire apparaît d’abord désarmé devant la difficulté de réprimer une opposition que l’on sait de nature politique, alors que la liberté est placée au premier rang de la nouvelle société (chapitre IX « Sécurité et insécurité : le brigandage au cœur des missions de l’État »). L’Assemblée nationale délègue d’abord le maintien de l’ordre aux élus locaux (loi martiale de 1789). La progression de la Contre-Révolution et les insurrections (Vendée, fédéralisme) conduisent la Convention à adopter une politique d’exclusion des ennemis politiques. Les mesures d’exception survivent à la fin de la Terreur, le brigandage se développant surtout dans les années postérieures : l’aggravation de la pénalité sanctionne son assimilation à la rébellion et la responsabilité du crime prend une dimension collective (système des amendes pour indemniser les victimes, loi des otages de 1799). À suivre la chronologie des faits de brigandage, une telle répression reste vaine. Dès lors, comment comprendre le déclin rapide du phénomène au tout début du xix e siècle ? Le dernier chapitre (chapitre X « Punir, pardonner, normaliser ») avance trois hypothèses : reflux du brigandage politique avec l’échec des projets insurrectionnels royalistes ; affermissement du pouvoir central et répression exemplaire (déjà en place sous le Directoire) combinée à une politique du pardon (amnisties) ; perte du soutien de la population plus favorable au nouveau pouvoir affichant sa volonté de pacifier la société.
106 On ne saurait, à travers ce bref résumé, donner une idée de toute la richesse d’un ouvrage très dense en informations sur les faits de brigandage analysés. Ceux-ci sont toujours replacés dans leur contexte, alimentant une réflexion permanente, au fait des renouvellements historiographiques comme de l’apport d’autres disciplines (sur la question des massacres, des rituels de cruauté par exemple). L’historien de la justice appréciera toute l’analyse de la criminalisation d’une opposition politique et la difficulté qu’ont les autorités à élaborer un cadre juridique pour la répression de comportements visant à terroriser et éliminer des adversaires. L’intérêt du travail de Valérie Sottocasa va toutefois bien au-delà de l’étude de criminalité. Il apporte beaucoup à la réflexion sur le rôle de la violence politique dans la période révolutionnaire, tant au niveau des représentations (le brigand, terme stigmatisant par excellence, désigne toujours l’ennemi) que dans ses usages qui s’inscrivent toujours dans un rapport de force entre adversaires politiques. Il interroge également sur la difficulté pour le nouveau régime issu de la Révolution à intégrer une opposition politique dans un contexte où il doit défendre son existence sur plusieurs fronts. Ne faudra-t-il pas plus d’un demi-siècle et plusieurs révolutions pour que cette question trouve sa solution ?
107 Jean-Claude Farcy
Keith Michael Baker, Dan Edelstein (dir.), Scripting Revolution. A Historical Approach to the Comparative Study of Revolutions, Stanford, Stanford University Press, 2015, 438 p.
108 Au début des années 2010, l’éclosion du « printemps arabe » et la crise du récit libéral, dominant depuis les années 1990, se sont traduites – dans le domaine des sciences sociales – par le retour en grâce de l’objet « révolution », qui s’est entre autres manifesté par un engouement éditorial. Comme nombre de livres récents, le volume collectif Scripting Revolution propose une approche historique du fait révolutionnaire. Il se distingue cependant sur deux points préalables : les auteurs réunis dans ce volume ont de longues trajectoires dans ce champ d’étude, autrement dit ils ne le découvrent pas par effet de mode ; dans le même sens, la démarche du livre ne s’inscrit pas dans une réponse à une demande éditoriale aux visées commerciales. Des historiens de renom y livrent des textes de qualité et les chapitres qui le composent dialoguent entre eux, se répondent et se complètent, grâce notamment aux deux modernistes de Stanford – l’historien Keith Michael Baker et le littéraire Dan Edelstein – qui, en véritables chefs d’orchestre, ont assuré l’édition scientifique de l’ouvrage.
109 L’ambition de Baker et Edelstein – présentée dans l’introduction du livre – est de proposer une étude comparée des révolutions se différenciant des précédentes marquées, selon eux, par l’approche sociologique. Cette dernière aurait condamné l’analyse comparée des révolutions à un structuralisme objectiviste, réduisant ainsi leur compréhension à la comparaison de déséquilibres structurels censés être la cause exclusive des éclosions révolutionnaires. Les auteurs proposent une approche qu’ils espèrent nouvelle, qui a pour fil conducteur la notion de script. Ils définissent le script révolutionnaire comme « the self-conscious awareness with which revolutionaries model their actions on those of revolutions past » (p. 4). La notion apparaît ainsi comme normative, les éditeurs ont cependant su laisser aux auteurs suffisamment de liberté pour la manier à leur guise. Le résultat est séduisant et la notion de script – dont l’interprétation varie selon chaque auteur – prend une tournure intéressante.
110 Dans la première partie de l’ouvrage, consacrée aux périodes antérieures à 1789, l’enquête sur le script révolutionnaire s’avère une histoire du concept « révolution ». Ainsi, Tim Harris, David Como et K. M. Baker (ce dernier à travers une étude lexicographique passionnante) montrent que déjà avant 1789 l’usage de la notion de révolution en politique ne signifiait pas seulement un retour à l’ordre antérieur. Dès le xvii e siècle, « révolution » signifiait rupture. Mais la rupture politique était pensée comme une manifestation de la volonté divine, la Révolution française en fait une affaire terrestre. Selon ces auteurs, la modernité de la notion de révolution n’est donc pas la rupture « objective » avec l’ordre antérieur, mais plutôt l’agency, la prise de conscience par les acteurs révolutionnaires que la révolution est le résultat de leur propre action.
111 Dans la deuxième partie, la notion de script renvoie surtout à la construction d’une légitimité politique durant et après la rupture révolutionnaire. Jack Rakove montre que, dans le cas de la révolution des treize colonies, la principale source de légitimité des révolutionnaires provient, paradoxalement, de leur capacité à mettre fin à la révolution par la promulgation d’une constitution. Selon l’hypothèse d’Edelstein, la grande rupture introduite par la Révolution française serait de s’être hissée elle-même – dans une opération tautologique – comme principe légitimateur suprême de l’action révolutionnaire. L’étonnante conclusion à laquelle parvient, quant à lui, Malick Ghachem, est que le Code noir, qui régissait l’esclavage sous le régime colonial, se convertirait en principal script légitimateur de la Révolution haïtienne.
112 Dans les chapitres de Stedman Jones sur le Manifeste du Parti Communiste, de Cook sur le Petit livre rouge, d’Ian Thatcher sur les différents scripts de la Révolution russe et d’Abbas Milani sur les récits concurrents de la Révolution iranienne (3e-4e parties), la notion de script renvoie aux théorisations des expériences révolutionnaires, à la concurrence entre ces théories et, dans une moindre mesure, à leur réception.
113 Certains chapitres – plus précisément, celui de Guillaume Mazeau sur l’assassinat de Marat et la Terreur, de Dominica Chang sur la Commune, de Claudia Verhoeven sur le terrorisme russe de la fin du xix e siècle et de Lillian Guerra sur le cinéma documentaire cubain – enrichissent la notion de script en la rendant moins normative. Ils en démontrent ainsi l’intérêt. Les trois premiers nuancent la définition du script donnée par les éditeurs dans l’introduction (comme procédé conscient entrepris par des agents rationnels). Chang s’intéresse, ainsi, au basculement qui s’opère entre les débuts et la fin de la Commune. Elle constate qu’initialement les acteurs miment consciemment 1793, ce qui confirme l’hypothèse des éditeurs de Scripting Revolution. Mais elle remarque aussi qu’avec l’accélération du temps historique qu’accompagne la crise révolutionnaire, la « mimique révolutionnaire » est abandonnée au profit de l’improvisation et de la recherche de nouveauté dans et par l’action. Verhoeven voit, quant à elle, dans le terrorisme russe la recherche d’une voie originale qui refuse d’imiter la geste révolutionnaire française, considérant que l’échec des révolutionnaires occidentaux du xix e siècle découle de la répétition du même script. Mazeau et Guerra soulignent, pour leur part, la centralité des scripts visuels dans la construction d’une mémoire révolutionnaire, des scripts faisant bien plus appel aux affects qu’à une conscience de soi rationnelle.
114 Malgré l’indéniable intérêt et la qualité de l’ouvrage, l’introduction révèle – malgré elle – certaines inconsistances dans l’hypothèse initiale et la démarche globale que les chapitres ne pallient qu’en partie. La première faiblesse réside certainement dans la prétention en une nouveauté méthodologique alors que la démarche s’inscrit bien plus dans la lignée – comme le souligne d’ailleurs David Bell dans sa postface – du linguistic turn et de l’histoire politique française des années 1980 dominée par François Furet. Quant à la charge de Baker et Edelstein contre la sociologie, elle est pour le moins injustifiée. Elle nous semble d’autant plus déplacée que la notion de script diffère peu de celle, fort sociologique, de « cadres de l’action collective ». D’autre part, les apports de la sociologie, notamment celle de Tilly, à l’étude comparée des révolutions restent une référence obligée. Dans le dernier chapitre de Scripting Revolution consacré aux révolutions égyptienne et yéménite de 2011-2012, l’analyse que nous offre Silvana Toska est, ainsi, tout à fait « tillyenne ».
115 La querelle disciplinaire entre l’histoire et la sociologie dont se revendiquent Baker et Edelstein, est donc à relativiser. Bien qu’il ne soit pas assumé comme tel, le fond du désaccord est probablement idéologique. Que la démarche soit sociologique ou historienne intéresse, en définitive, assez peu les éditeurs de l’ouvrage. Ce qu’ils cherchent à abattre est ailleurs : c’est l’interprétation marxiste ou marxisante du phénomène révolutionnaire. Ils prônent pour cela une lecture furetienne du fait révolutionnaire qui voit en la révolution un processus subjectif et idéologique, la révolution devenant même par moments une fiction (d’où la notion de script). Dans cette perspective, l’histoire sociale se trouve exclue. Quant aux acteurs autres que les intellectuels et les dirigeants, ils sont – comme le signale Julian Bourg dans son chapitre sur mai-juin 68 – généralement absents de ce type de démarche historiographique, car ils ne sont pas des producteurs de scripts. À la lecture de l’ouvrage, notamment de l’introduction et du chapitre de David Armitage « Every Great Revolution is a Civil War », on se demande par moments si la révolution – phénomène que l’on croyait essentiel à l’ère contemporaine – a une quelconque transcendance et spécificité. Cette impression est heureusement pondérée par les autres chapitres d’un ouvrage qui, dans l’ensemble, a le mérite de relancer avec sérieux et envie d’innover un débat historiographique central.
116 Eugénia Palieraki
Jacques-Olivier Boudon, Les Naufragés de la Méduse, Paris, Belin, coll. « Histoire », 2016, 336 p.
117 Ce livre accessible au plus grand nombre est une enquête minutieuse, très documentée, écrite par un des meilleurs spécialistes universitaires de la période, qui place au cœur de son interrogation l’un des naufrages les plus célèbres de la période contemporaine – celui de la frégate de La Méduse, survenu en juillet 1816. D’une composition très claire, l’ouvrage présente pendant les cinq premiers chapitres toutes les circonstances du drame ou de la tragédie, depuis les raisons qui ont poussé le régime de Louis XVIII à envoyer une escadre à faire route vers Saint-Louis du Sénégal pour renouer avec le premier empire colonial perdu jusqu’aux détails des erreurs d’appréciation et des choix criminels qui ont amené à la ruine de l’expédition. Grâce à une documentation exhaustive mais uniquement française (existe-t-il d’autres témoignages que ceux qui figurent dans les fonds français ?), Jacques-Olivier Boudon se livre à une minutieuse reconstitution des mois et des journées qui ont constitué le naufrage en événement. En ce sens, l’écriture du livre – événementielle – révèle l’extraordinaire potentiel d’un naufrage perçu d’emblée, à l’époque, comme extraordinaire et construit comme tel par ceux qui l’ont constitué en événement. Parmi les nombreux mérites du livre, notons une écriture fluide, claire, érudite qui a l’ambition de ne rien laisser dans l’ombre. L’A. s’est intéressé non seulement à La Méduse mais aussi à l’ensemble de l’escadre (et donc à L’Argus, L’Écho et à La Loire) dont la mission a échoué. Même si l’expérience courte du radeau (13 jours) tient une place d’honneur, elle n’occulte pas d’autres expériences : celles des quatre canots, de la yole et de la chaloupe. Il a également été attentif à l’ensemble de la mission dont était porteuse La Méduse, à savoir reprendre pied au Sénégal pour un régime rarement décrit comme refondateur d’un projet colonial. Le projet est celui d’une histoire totale, résolument politique et sociale qui mêle approche de groupes (les marins, les soldats et officiers, les fonctionnaires, d’autres passagers) et parcours individuels, saisis dans un contexte précis et dans une historicité particulière. On note aussi une volonté de ne pas oublier – comme ce fut le plus souvent le cas – les victimes dont il essaie de rétablir les identités et les circonstances de la mort, même si les sources principales qu’il utilise racontent l’histoire des rescapés et leurs drames.
118 Les cinq autres chapitres analysent les suites du naufrage, constitué finalement en une sorte de drame humain (mais pas national et c’est d’ailleurs un point intéressant qui aurait pu être davantage exploré). Le chapitre VI montre comment le naufrage est instrumentalisé politiquement par le ministre Decazes et par le camp des libéraux dans un contexte d’élections au suffrage censitaire dont l’enjeu est l’éviction d’un maximum de députés ultraroyalistes. La presse, pourtant soumise à la censure, joue un rôle important qui contraint le roi à ne pas maintenir durablement sa confiance à son ministre de la Marine et à ne pas épargner le capitaine de Chaumareys, jugé en conseil de guerre. Le chapitre VII revient sur le volet judiciaire de l’affaire, des enquêtes préliminaires au procès puis à l’application de la peine de trois ans ferme dont écope le commandant de la frégate, encore soutenu par de nombreux appuis dans le milieu ultra. Les chapitres VIII et IX se focalisent sur ce que l’on peut connaître de la réception de ce naufrage et sur l’état de l’esprit public. L’A. examine en particulier la fascination des contemporains pour les scènes de nécrophagie et de cannibalisme qu’il interprète à partir de leurs grilles de lecture : celles de l’interdit religieux d’abord, celles des expériences de guerre (25 ans de campagnes militaires napoléoniennes) et des récits de voyage publiés alors. La pathologisation du cannibalisme est en cours dans le discours aliéniste – ce que l’A. signale mais sans sonder plus en profondeur les évolutions du discours médical. Un chapitre entier est consacré au célèbre Radeau de la Méduse de Géricault – de sa réalisation à sa réception. L’A. fait de l’acquisition du tableau par le Louvre en 1824 le point de départ de l’élaboration d’un mythe, c’est-à-dire plus précisément le moment où le naufrage perd sa part d’actualité pour transmettre un message à la fois intemporel et aux contours plus ambigus. Le dernier chapitre retourne cependant aux acteurs du « drame » et revient à une histoire sociale qui privilégie le récit individuel au portrait de groupe. L’épilogue conclut sur l’actualité toujours brûlante des naufrages en mer, même si l’A. se garde bien – et à raison – de comparer les situations. De fait, c’est l’intérêt actuel, bien réel, pour le radeau de La Méduse qui interroge, même si le livre ne l’évoque pas. Pourquoi un tel engouement au point qu’en 2014, Philippe Mathieu, administrateur du musée de la Marine de Rochefort, a fait construire une réplique du radeau en suivant les plans de Corréard (qui fut plus tard l’architecte de la première gare d’Austerlitz, soit dit en passant) afin d’y simuler l’entassement de 151 adultes ? Une enquête qui a donné lieu à un remarquable documentaire-fiction diffusé par Arte en mars 2015 (http://www.musee-marine.fr/sites/default/files/dp_radeau_de_la_meduse.pdf).
119 Stéphanie Sauget
Ludovic Frobert et George Sheridan, Le Solitaire du Ravin. Pierre Charnier canut lyonnais et prud’homme tisseur, Lyon, ENS Éditions, 2014, 380 p.
120 Bien que les recherches historiques du dernier demi-siècle aient dissipé le mythe qui fait des canuts ou tisseurs de soie de Lyon des années 1830 les ancêtres du prolétariat moderne, l’épopée des travailleurs de cette grande ville industrielle et de ses trois révoltes de 1831, 1834 et 1849 garde son pouvoir de fascination. Dans ce livre, L. Frobert et G. Sheridan, deux spécialistes connus pour leurs multiples contributions dans ce domaine, nous racontent la vie et l’œuvre de Pierre Charnier, un personnage incontournable dans l’effort pour comprendre ce qui s’est passé sur les pentes de la colline de la Croix-Rousse, centre de la fabrique pendant la première moitié du xix e siècle. Fondateur en 1827 du mouvement mutuelliste pour la protection des intérêts des chefs d’atelier, petits producteurs qui s’opposaient aux négociants bourgeois dans les conflits de l’époque, Charnier est un homme de paradoxes. Sincèrement dévoué à ses collègues, il rompt avec la majorité d’entre eux en refusant le militantisme de gauche et la violence. Chrétien convaincu, il incarne ce que les auteurs appellent un « légitimisme rouge » (p. 275) favorable à l’alliance entre l’église et le prétendant Henri V contre les Orléanistes et les économistes libéraux de l’époque.
121 Charnier occupe une position-clé dans l’histoire du mouvement canut à Lyon, non seulement à cause de ses multiples interventions au cours de trois décennies mais parce qu’il a soigneusement rassemblé des archives personnelles, découvertes dans les années 1930 par Fernand Rude, l’un de grands pionniers de l’histoire de la classe ouvrière française, et conservées maintenant à la Bibliothèque municipale de Lyon. Grâce à cette documentation, on peut suivre la carrière de Charnier presque jour après jour pendant trente ans, ce qui fait de lui un cas unique parmi la population « canute ». Comme le montrent Frobert et Sheridan, cette richesse des sources permet de jeter une lumière nouvelle, non seulement sur l’histoire des conflits sociaux lyonnais de l’époque, mais aussi sur le fonctionnement de l’institution des prud’hommes, cette instance censée régler les conflits entre tisseurs et négociants, sur l’évolution de la fabrique dans sa dernière période de prospérité et enfin sur le mouvement légitimiste dans lequel Charnier a voulu s’intégrer.
122 La grande difficulté à laquelle les deux auteurs sont confrontés vient du fait, comme ils le reconnaissent, que Charnier n’est nullement un chef d’atelier ordinaire. Fils d’un père épicier et d’une mère issue d’une famille paysanne, Charnier reçoit une bonne éducation. Il choisit librement le métier de tisseur et, à la fin de son apprentissage, il épouse la fille de son maître ; dès 1840, l’héritage de son beau-père et de sa mère lui donne une indépendance économique hors du commun parmi les canuts. Dans les crises de 1831, 1834 et 1849, il rejette toute stratégie de confrontation avec les négociants et les autorités, se mettant en marge des mobilisations des canuts. Il est reconnu par tous pour ses connaissances à l’égard de la fabrique, mais il se trouve presque toujours isolé à cause de ses prises de position insolites. Comme l’écrivent Frobert et Sheridan, « il se décrivait donc comme un solitaire, un étrange solitaire car en rapport avec tous, et en tant que tel, ayant une connaissance privilégiée des intérêts, des attentes et des valeurs de chaque camp » (p. 66).
123 Comme le montrent les A., Charnier est infatigable quand il s’agit de défendre les canuts contre ceux qui les décrivent comme des êtres abrutis, incapables de raison. Il montre un rare courage en se portant témoin à décharge pour des militants arrêtés pour leur participation dans les révoltes auxquelles il s’est personnellement opposé. Entrant dans le détail de son travail comme prud’homme, les A. nous le montrent venant en aide aux jeunes apprentis et surtout aux apprenties maltraitées par leurs maîtres. Au sein du conseil des prud’hommes, où il siège pendant vingt-cinq ans, il plaide pour la conciliation entre tisseurs et négociants, mais il n’hésite jamais à s’opposer aux abus infligés aux premiers par ces derniers. Ses convictions légitimistes ne l’aveuglent pas sur les excès du parti de l’Ordre de 1848 ; il essaie sans succès de convaincre ses alliés de la possibilité d’une démocratie chrétienne qui peut rassembler les ouvriers et les intérêts conservateurs contre le capitalisme sauvage.
124 Néanmoins, une histoire des canuts de Lyon écrite du point de vue de Pierre Charnier apparaît comme une histoire à contre-courant. On n’est pas obligé de souscrire au mythe des canuts formant un bloc unifié dont le rejet de la société libérale et capitaliste préfigure le socialisme, mais on doit reconnaître que Charnier se trouve presque toujours dans une position minoritaire au sein de la population des pentes. Peut-être un peu trop épris de leur sujet, Frobert et Sheridan donnent parfois l’impression de penser que Charnier a effectivement eu raison : que les conflits entre tisseurs et négociants auraient pu se résoudre pacifiquement, et surtout que la fabrique, cette machine tellement compliquée, dépendant toujours des méthodes artisanales, aurait pu tenir tête aux forces économiques qui sévissent avec de plus en plus de violence au cours du xix e siècle. Si Charnier, malgré ses qualités personnelles exceptionnelles, se trouve si souvent ignoré par ses camarades canuts et par les conservateurs qu’il voit comme ses alliés naturels, n’est-ce pas parce qu’ils pensaient comprendre mieux que lui leurs véritables intérêts ?
125 Charnier aurait peut-être été mieux servi aussi si les deux auteurs, soucieux de n’omettre aucun détail en rapport à leur sujet, avaient été plus sélectifs dans leur présentation des faits. Les lecteurs du Solitaire du ravin n’ignoreront rien des moyens de repérer la pratique du piquage d’once, le vol de fil de soie par les tisseurs aux dépens des négociants. Le récit ne suit pas l’ordre chronologique, ce qui complique la compréhension pour ceux qui ne sont pas familiers des événements de Lyon entre 1830 et 1857 ; même les extraits des sources d’archives insérés entre les chapitres ne sont pas organisés par date. La focalisation quasi-exclusive sur Charnier amène les auteurs à traiter sommairement le contexte dans lequel il a évolué. D’autres porte-parole des canuts, comme Joachim Falconnet, Henri-Joseph Bouvery et Joseph Benoît sont évoqués seulement en passant. Le journaliste des ouvriers, Marius Chastaing, qui a joué un grand rôle dans l’invention de la rhétorique prolétarienne et qui a souvent croisé le fer avec Charnier, reçoit un peu plus d’attention, mais le grand chroniqueur de la bourgeoisie libérale lyonnaise, Jean-Baptiste Monfalcon, qui a connu le milieu artisanal aussi bien que Charnier, ne mérite pas une seule référence. La bibliographie sommaire omet quelques titres importants sur l’histoire des mouvements sociaux lyonnais de l’époque, entre autres le volume dirigé par L. Frobert lui-même, L’Écho de la Fabrique. Naissance de la presse ouvrière à Lyon (2010).
126 Malgré ces critiques, il faut remercier les auteurs d’avoir tiré de l’oubli la figure originale de Pierre Charnier. Comme ils le montrent, sa carrière et les archives qu’il a créées jettent une lumière importante sur la croissance des institutions nouvelles de la société civile après le séisme de 1789. Marginalisé à l’époque par les mouvements contestataires des ouvriers et par les conservateurs qu’il a essayé sans succès de convaincre des mérites de la démocratie, Charnier a anticipé quelques-uns des moyens par lesquels la société française allait éviter à la fois la révolution prolétarienne et le retour impossible à l’ancien régime. On retient aussi de la lecture du Solitaire du ravin l’image d’un homme qui a vraiment pratiqué les vertus de la compassion et de l’empathie à une époque où une telle conduite a été assez rare.
127 Jeremy D. Popkin
Aurélien Lignereux, Chouans et Vendéens contre l’Empire. 1815 : l’autre guerre des Cent-Jours, Paris, Vendémiaire, 2015, 384 p.
128 C’est sur un épisode doublement oublié qu’A. Lignereux (AL) se penche dans cet ouvrage : une péripétie mineure de la période des Cent-Jours – si on la compare à l’affrontement entre Napoléon et l’Europe coalisée et à la littérature qu’elle a suscitée (qui, scientifique ou non, a par ailleurs connu un sensible regain avec les célébrations du bicentenaire de Waterloo en 2015) ; la plus petite des « guerres de Vendée », ces soulèvements des populations de l’Ouest contre le gouvernement central qui jalonnent l’histoire de France de 1793 à 1815. De quoi s’agit-il ? D’une guerre menée entre mai et juin 1815 contre « l’Usurpateur » revenu après le Vol de l’Aigle, par les contre-révolutionnaires de l’Ouest de la France : Vendéens sur la rive gauche de la Loire, Chouans sur la rive droite. Voilà une guerre civile sans mémoire, ou presque, une secousse historique qui n’est jamais considérée pour elle-même, comme le rappelle la conclusion. Pourquoi, alors, rouvrir le dossier ?
129 À la lecture, la dimension militaire revêt une importance somme toute limitée. Dès le mois de mars et le retour de Napoléon à Paris, de nombreux indices laissent penser à un nouveau soulèvement chez ces populations que le retour du roi avait pourtant déçues en 1814. Néanmoins, lorsque Chouans et Vendéens se lancent dans la bataille, leur nombre reste limité – AL l’estime à 25 000 hommes pour la rive gauche. Rien à voir avec 1793, mais les contre-révolutionnaires tiennent la comparaison, en termes numériques, avec les soulevés de décembre 1851 dans la Provence de Maurice Agulhon. S’ils parviennent à contrôler de larges pans du territoire – notamment à cause du retrait des autorités et des troupes napoléoniennes des campagnes –, les Blancs ne sont d’aucun rôle dans la défaite de l’Empire à Waterloo : ils n’auront fixé dans l’Ouest que quelques milliers d’hommes.
130 Par ailleurs, l’affaire est vite entendue sur le champ de bataille : les troupes du gouvernement vainquent sans peine les « armées royales ». La reconstruction minutieuse du déroulement de ces quelques semaines de guerre ne laisse guère de doute sur l’incapacité des Blancs à triompher : faible nombre d’hommes mobilisés, incapacité à prendre et à tenir des villes acquises aux Bleus, luttes d’influence et de pouvoir entre chefs, stratégie militaire dictée par une minutieuse répétition du scénario de 1793, etc. De fait, si militairement il y a un enseignement à tirer de cet affrontement, c’est que, décidément, le monde de 1815 n’est plus celui de 1793, et les contre-révolutionnaires en font l’amère expérience. Alors qu’eux n’ont de cesse de répéter la geste de leurs prédécesseurs – qui sont aussi parfois leurs pères ou leurs frères –, ils se retrouvent confrontés à des troupes qui ont passé les deux dernières décennies à guerroyer sur tous les théâtres de l’Europe et ont donc acquis une expérience considérable que n’ont pas les Blancs. Au passage, AL invite à déconstruire l’Espagne de 1808 comme modèle absolu de la guerre de guérilla : les sources de l’apprentissage guerrier des Bleus sont beaucoup plus variées.
131 Ce n’est donc pas dans l’incidence militaire de la prise d’armes qu’il faut chercher l’intérêt de la guerre de 1815. Les apports de ce travail rigoureux sont à chercher ailleurs. Et d’abord dans la manière de traiter l’épisode à partir des sources. AL suit les recommandations de Jean-Clément Martin sur la façon de s’attaquer à « l’inexplicable Vendée » (Jean-Clément Martin, La Vendée et la France, Paris, Le Seuil, 1987) : par une reconstruction minutieuse des faits qui permet de sortir des grands récits imposés sur les guerres de Vendée et des incessants débats idéologiques entretenus par l’historiographie blanche, dont le dernier avatar est la polémique sur le « génocide vendéen ». Dès lors, et il faut y insister, le récit qui nous est offert ici est un récit informé, de première main, détaillé voire touffu. On pourrait facilement s’y perdre si le fil de la démonstration ne donnait pas une cohérence d’ensemble à ce paysage. Il me semble que deux séries de résultats méritent qu’on s’y arrête.
132 Le premier apport important de ce livre, pour le résumer d’un mot, c’est qu’en 1815 nous ne sommes plus en 1793. Cette évidence dit en fait beaucoup de choses. D’abord, cette maxime est indispensable pour le chercheur : écrasé par le poids de la grande guerre de Vendée, l’épisode de 1815 se trouve habituellement hypostasié sous cette grande sœur encombrante, ce qui le rend incompréhensible. AL explique de façon très convaincante comment il lui a fallu se débarrasser de la référence de 1793 pour étudier 1815 pour ce qu’il est. Cela ne l’empêche d’ailleurs pas de recourir à la comparaison pour dévoiler les permanences – qui existent – mais surtout pour appuyer sa thèse d’une vraie différence entre les deux épisodes. L’A. a d’ailleurs choisi de considérer 1815 comme un soulèvement du xix e siècle, plus semblable à celui de 1851 contre Louis-Napoléon Bonaparte qu’à 1793. Cette redéfinition chronologique du contexte d’étude constitue une intuition excellente dont on peut regretter qu’elle n’ait pas été poussée plus loin.
133 1815 n’est pas 1793, donc. Au fil des pages, on découvre un Ouest français qui, pourtant, garde un certain nombre de caractéristiques socio-politiques issues de la Révolution française. Contrairement à l’image monolithique d’un Ouest blanc longtemps portée par l’historiographie, on retrouve ici la complexité de la géographie politique de cette région, où les campagnes souvent blanches entourent des villes souvent bleues, phénomène renforcé par l’administration napoléonienne qui a créé des villes pour mailler les territoires blancs. On retrouve aussi des élites au sein desquelles les divisions se sont accentuées. Les nobles de l’Ouest ont gardé leur emprise sociale sur les populations paysannes et leur prestige né de 1793, ce qui explique que les chefs de 1815 appartiennent aux mêmes familles que les chefs de 1793. De l’autre côté pourtant, fonctionnaires, administrateurs, acquéreurs de biens nationaux ont renforcé leur domination politique et économique, ce qui en fait des cibles privilégiées, mais aussi plus difficiles à abattre.
134 C’est dans ce paysage fragmenté, marqué aussi par la présence locale d’une gendarmerie associée au pouvoir napoléonien par les habitants, que renaît la guerre civile. Comme les observateurs du temps, sûrs de voir advenir la Terreur blanche après la Restauration dans une région si divisée politiquement, on s’attend à voir se reproduire les épisodes d’atrocités qui ont marqué la Vendée de 1793 et qui caractérisent cette guerre civile dans les mémoires. Or, ce n’est pas du tout ce qui se produit, et c’est peut-être l’un des éléments les plus importants apportés par l’A. Cette guerre est, à n’en pas douter, une guerre civile qui oppose des Français à d’autres Français, mais c’est une guerre civile au double sens que donnait à ce terme l’écrivain espagnol Miguel de Unamuno : guerre entre concitoyens, mais guerre marquée par la civilité, par le respect. De fait, le nombre de morts, 500 à 700, est très limité. Mais surtout, la guerre de 1815 se caractérise par l’absence globale de représailles et de massacres contre les populations civiles. Cela n’empêche pas les vexations, les intimidations, les humiliations, mais peu d’atrocités.
135 C’est que l’Ouest de 1815 vit encore dans le souvenir de 1793. Les épisodes révolutionnaires ont traumatisé, par leur violence, des populations qui entendent bien ne pas les voir se répéter. D’où le rôle essentiel des chefs militaires blancs dans la maîtrise des troupes. D’où le rôle modérateur des femmes et des anciens, quand les premières avaient joué un rôle-clé dans la mobilisation de 1793. D’où une forme d’autocontrôle, aussi, de la part des Vendéens et des Chouans, soucieux de ne pas reproduire le repoussoir de 93. C’est peut-être d’ailleurs ce qui explique que la contre-révolution française ait si tôt abandonné la prise d’armes comme outil politique, quand ses homologues européennes l’utilisent bien plus tard dans le siècle. De l’autre côté aussi, chez les Bleus, les autorités imposent à la troupe une modération dans la répression : l’objectif n’est plus tant d’anéantir l’ennemi que de le convaincre de remiser ses convictions politiques au profit d’une union nationale contre l’ennemi extérieur.
136 C’est que sur le plan de la politisation et de la nationalisation des masses, les choses ont aussi évolué en vingt ans, et c’est sans doute le deuxième apport important de ce livre. Il est vrai que les Blancs sont tentés de collaborer avec l’Europe coalisée, dans un internationalisme contre-révolutionnaire qui a de beaux jours devant lui. Mais les pages consacrées à l’occupation prussienne de l’Ouest après Waterloo montrent que ce n’est pas là l’attitude majoritaire, qui voit d’un mauvais œil la présence d’étrangers sur le sol national. Les divisions politiques et les appartenances nationales s’interpénètrent selon des logiques complexes.
137 Le contexte de 1814-1815, cette rapide succession de régimes et de légitimités opposés, pose aussi la question de la reconstruction de l’État et du pouvoir à l’échelon local. De fait, là encore, les choses sont bien compliquées, notamment pour les Bleus, qui passent de vainqueurs sur le terrain de l’Ouest à vaincus dans le contexte national. AL consacre des pages passionnantes à la gestion de l’après-guerre par le pouvoir royal restauré, entre épuration et modération, récompense des chefs vendéens et chouans et maintien d’une administration « impartiale ». La raison d’État opposée aux revendications des Blancs dans l’Ouest n’est pas sans provoquer des tensions : voilà une monarchie restaurée qui n’accomplit pas ce qu’on attendait d’elle chez les insurgés, une véritable contre-révolution. L’opposition entre la stratégie politique de Louis XVIII et la culture politique blanche dans l’Ouest est une dimension captivante et suggestive de cet ouvrage et qui appellerait sans doute des prolongements sur la construction de l’État et ses permanences entre Empire et Restauration.
138 Enfin, je voudrais souligner une dimension de l’argumentation moins longuement évoquée, sans doute faute de sources, mais à mon sens absolument centrale : celle du sens de l’attitude des paysans de l’Ouest. Pourquoi ces paysans se soulèvent-ils ? Quelles sont leurs revendications, leurs attentes, leurs idées et leurs espoirs ? AL montre combien leur combat n’est pas le combat des chefs blancs, combien leurs visions du monde sont différentes et comment c’est aussi cette « utopie paysanne » (p. 35) que la Restauration déçoit. L’analyse des troubles frumentaires qui éclatent en Vendée à l’automne 1816 et leur signification en termes politiques (p. 288 sq.) ouvre là des perspectives de recherche : on ne peut qu’espérer que l’A. de ce bel ouvrage les explorera dans les années à venir.
139 Alexandre Dupont
Olivier Ihl, La Barricade renversée. Histoire d’une photographie. Paris 1848, Vulaines-sur-Seine, Éditions du Croquant, coll. « Champ social », 2016, 148 p.
140 Ce sont trois prises de vues des barricades de la rue du faubourg du Temple en juin 1848, avant et après la charge des troupes. Elles ont été prises du haut d’un immeuble de trois étages. Elles offrent une profonde perspective le long de la pente d’un faubourg. Trois daguerréotypes d’anthologie, souvent reproduits, mais qui restaient énigmatiques jusqu’à ce qu’O. Ihl décide, selon une minutieuse enquête digne d’un roman policier, d’en restituer toute la trame sociale, culturelle et politique qui en est à l’origine.
141 Les appareils inventés par Louis Daguerre connaissent depuis 1839 de constantes améliorations techniques. Toujours encombrants, réclamant un temps de quelques dizaines de secondes, ils n’en connaissent pas moins un franc succès. 2 000 exemplaires à Paris sont vendus pour la seule année 1846. Ces images que permet le dispositif, fixées sur des plaques de métal, façonnent une nouvelle culture visuelle, et inspirent toutes sortes d’applications : industrielles, scientifiques, à vocation artistique, pour le plaisir mondain. Ces images sont encadrées, exposées, elles entrent dans le décor des domiciles. Capter la vue qui s’offre des fenêtres est une pratique en plein essor ; l’époque voit naître la photographie de paysage.
142 Ces clichés de juin 1848 ont leur spécificité. Et c’est tout l’intérêt de l’ouvrage que de nous inviter à le découvrir. Le fini singulier du daguerréotype ne donne pas l’impression de feindre la prise directe sur le réel ; celui-ci est vu à travers d’infinis détails jusque-là ni observés, ni soupçonnés : les lézardes des murs, les treilles des volets, les meneaux des fenêtres, les inscriptions publicitaires, les noms de la voirie. Une matérialité du rendu mécanique de l’événement, sans les conventions de l’art, sans emphase, ouvre une ère nouvelle de la représentation.
143 Avec le temps, ces daguerréotypes se sont teintés d’une certaine nostalgie. Ils évoquent un Paris populaire à la veille des bouleversements haussmanniens ; ils témoignent d’une participation des masses à la politique saisie sur le vif, d’une citoyenneté combattante. Loin du rapport conventionnel à l’autorité de l’image, sa fonction monumentale, le paysage n’a ici rien du pittoresque académique ; il s’ensuit qu’on ne peut y lire une héroïsation du faubourg. Le spectateur est placé derrière les barricades, et non pas face à elles du côté des forces de l’ordre. Les insurgés sont de dos. Le point de vue s’en trouve inversé comparativement aux conventions des lithographies de l’époque, ou encore de la grande majorité des récits publiés aux lendemains des événements qui célèbrent la répression. Cependant, la scène est regardée de haut et à distance, et avec une syncope : avant et après les combats ; donc pas de violence, ni de sang, ni de cadavres, ni de corps supplicié.
144 Ces images ont été reproduites par le journal L’Illustration au début du mois de juillet 1848, grâce à la gravure sur bois. Elles accompagnent l’apparition de la photographie d’actualité, la réinvention médiatique des choses vues. La double authentification de l’événement et de la présence d’un observateur renforce l’impression d’une simple transcription de ce qui s’est passé, à l’égal d’un travail d’inventaire et d’archiviste. Le daguerréotype participe à son tour d’une mise en forme de l’espace public et du contrôle du regard porté sur lui.
145 Une enquête remarquablement fouillée, dans les archives notariales, le cadastre, les calepins immobiliers, les registres fiscaux, fait dans un premier temps surgir tout un milieu social d’inventeurs, d’ingénieurs-opticiens, un monde de propriétaires, d’industriels, d’hommes à talent, d’où est issu l’auteur de ces fameux instantanés, enfin identifié : Charles-François Thibault qui n’est pas un professionnel de la photographie, ni de la presse. Il est un de ces républicains engagés, attachés à l’idée de progrès, d’instruction, d’égalité sociale, férus d’une forme de militantisme scientifique, mais partisans de l’ordre public, à distance du drapeau de la République démocratique et sociale. La radicalisation du monde ouvrier leur reste étrangère. Des classes moyennes aspirant à de « profondes réformes politiques sans révolution sociale » (p. 124). À moins que ce ne soit l’inverse ; ce qui, on peut le noter, n’effleure pas l’esprit du spécialiste de l’« électorisation » des luttes et des idées (p. 132).
146 Vient ensuite la morphologie d’un quartier faubourien, exposé à une nouvelle urbanisation et à la paupérisation, où la course à la maîtrise du foncier se lit dans le bourrage des parcelles, la densification et surélévation du bâti, l’implantation en lanière des ateliers industriels de mécanique. La rue est populeuse, escarpée, le développement de l’habitat locatif absorbe les nouveaux venus. Les daguerréotypes de Thibault laissent deviner la relation entre les barricades et la sociabilité de rue et de voisinage. Les états de service du quartier le disent. Il y a une tradition frondeuse, des habitudes combatives. S’y côtoient le militantisme des associations ouvrières, celui des sociétés secrètes, des clubs de 1848, du socialisme révolutionnaire. L’espace public local est celui de la contestation, de la politisation des conflits sociaux, du lien entre monde des métiers et révoltes. L’état d’esprit est favorable à l’insurrection ; en juin 1848, la barricade cristallise une identité politique et sociale qui brave les règles habituelles du maintien de l’ordre.
147 L’empreinte photographique écrit une chronique de la petite histoire dans la grande histoire. Le traitement optique de l’événement est à la croisée d’une histoire sociale d’une rue, de la restitution de l’intimité collective d’un quartier, de la captation d’un acte de souveraineté qui reste illégitime, du témoignage fidèle comme d’une certaine crainte de l’événement de la part de l’opérateur.
148 L’A. a voulu résoudre des énigmes : le lieu même de la prise de vue, l’emplacement précis de l’alignement des barricades, l’identité et l’itinéraire de Charles-François Thibault. Il a cherché à (r)établir des faits, des vérités, lever des incertitudes, réintroduire des circonstances, déchiffrer le détail, ausculter les dispositions sociales et culturelles expliquant ce qui est advenu. Il a collecté les nombreux récits parus dans la presse. Il a cherché à dissiper leurs confusions, en faisant la part de la rhétorique, des partis pris, de la cécité des témoignages. L’analyse de l’image lui aura servi à pallier les déformations introduites par les observateurs, les peintres ou les lithographes. Entre œuvre d’art et création industrielle, le daguerréotype impose à ses yeux une objectivité où tout se dessine. Ces prises de vue, bousculant les conventions picturales, montreraient une véracité historique parfaitement vérifiable. La collecte, la confrontation des sources, les confirmations qu’elles peuvent apporter, donneraient à l’historien le pouvoir de proposer un scénario vraisemblable, d’attester un récit accrédité.
149 L’A. aura pourtant mis en garde contre la prétention des médias de l’époque à caler leur regard sur la politique, inspiré par celui de la science. Paradoxalement, selon le postulat que le détail ne peut être inventé, l’ouvrage en vient à redoubler l’illusion de la transparence en cherchant à disperser l’opacité de l’événement. Il ne s’agit plus de venir inquiéter ce qui est déjà répertorié : les « chefs » des barricades, la linéarité de l’histoire de la bataille de rues, le monde devenu spectacle à regarder. Le dispositif de la représentation est sauvegardé, la collusion entre la chose qui représente et la chose représentée. Il n’y a plus de trous dans l’image, ou du moins aura-t-on choisi de ne pas les assumer en colmatant le vide entre les fragments. L’enquête aura eu pour point final de confirmer la doxa du miroir et de la traductibilité mécanique de la photographie, sa mimesis transitive, son immaculée perception. Une démonstration qui colle à l’événement. Serait-ce là ce qu’il faut retenir de la portée spécifique de ces images ? Et plus encore de leur capacité à rendre lisible et visible l’expérience vécue de la rue barricadée ? Il y a un fantasme de désir omniscient dans cette belle et courageuse quête de l’information voulant saisir un réel qui enfin ne fuirait plus. Dommage que l’A. se soit montré moins scrupuleux vis-à-vis de la bibliographie récente concernant son sujet, et n’ait pas ouvert un débat avec elle sur l’imagination historienne et sa délimitation du représentable.
150 Louis Hincker
Jessica Dos Santos, L’Utopie en héritage. Le Familistère de Guise, 1888-1968, Tours, Presses universitaires François Rabelais, coll. « Perspectives historiques », 2016, 449 p.
151 Ce livre le démontre : une excellente thèse peut devenir un ouvrage passionnant. Car le propos de J. Dos Santos (JDS) est d’élucider le devenir du Familistère de Guise, après la disparition de son fondateur, Jean-Baptiste Godin. L’ouvrage est construit en trois parties, bien charpentées. La première, entre 1888 et 1914, aborde le temps du deuil. Car c’est l’ombre portée de Godin qui pèse et l’A. en profite pour apporter de nouveaux éclairages sur le Familistère, déjà largement étudié (notamment par Michel Lallement en 2009). Elle montre ainsi toutes les particularités de ce socialisme d’entreprise : Godin, fabricant de poêles et de cuisinières, est en effet un industriel remarquable, innovant, très attentif également au travail ouvrier et à ses pénibilités. Le célèbre triptyque du Familistère : « capital, travail, talent » résume le système complexe de répartition des bénéfices, par lequel tout le monde est à la fois travailleur et détenteur du capital, mais selon divers grades : participant, sociétaire, associé, membres des conseils de surveillance et de gérance, avec au sommet l’administrateur gérant, qui, au Familistère, reste longtemps en poste, puisque quatre hommes seulement ont occupé cette fonction jusqu’en 1968. Mais cette entreprise est aussi un « Palais social » dans lequel les ouvriers jouissent d’un luxe quasi-bourgeois, avec un accès à l’eau potable à chaque étage. Les travailleurs disposent également de magasins collectifs, où ils peuvent se ravitailler à bas prix et d’un système de pensions. Le Familistère est pensé comme une communauté. De ce fait, l’éducation occupe une place centrale, et Marie Moret, la compagne de Godin qui lui survit, en est la grande ordonnatrice. Quatre institutions, de la nourricerie aux écoles proprement dites, accueillent les enfants dans des structures laïques et mixtes, qui accordent une grande importance à l’exercice physique, aux progrès techniques, aux arts et aux sciences. Selon les vœux de son fondateur, l’Association est ainsi « un système profondément méritocratique, fournissant à chacun les moyens de développer au maximum ses capacités intellectuelles et professionnelles » (p. 87). Cet îlot républicain et socialiste fascine. JDS analyse ainsi la multitude des auteurs qui se passionnent pour le Familistère, depuis le leplaysien Urbain Guérin jusqu’à Engels, alors que les anarchistes le vomissent. Bien évidemment, les milieux de la Coopération viennent à Guise que visitent à la fois l’école de Nîmes, le courant participationniste anglais et les coopérateurs belges, dont Édouard Anseele, fondateur de la célèbre coopérative gantoise Vooruit. L’Association nourrit aussi en son sein une bonne part des militants socialistes locaux.
152 Avec la Première Guerre s’ouvre la deuxième partie, une période plus sombre, tout entière sous le signe d’une reconstruction manquée. Car l’occupation allemande entraîne la réquisition de l’usine, puis son pillage et sa destruction systématique. De ce fait, le conseil de gérance décide en 1918 de reconstruire l’usine le plus vite possible, mais sans modernisation ni rationalisation. Ce choix, que l’A. analyse longuement, est prolongé pour le Palais social, qui ne parvient plus à loger tous les travailleurs. De ce fait, la prospérité de l’Association dans les années 1920 est en partie illusoire : car alors que les concurrents se regroupent et se modernisent, l’outillage atteint ses limites, et la rationalisation est seulement opérée dans l’usine belge de Laeken. En outre, alors qu’elle est à son apogée en 1930 avec 2 462 salariés, elle ne parvient que difficilement à recruter en interne pour les fonctions les plus pénibles comme la fonderie et l’émaillerie. En parallèle, le modèle social se grippe et des conflits sociaux apparaissent à partir de 1923 et se déchaînent en novembre-décembre 1929. Ils traduisent et favorisent tout à la fois l’implantation des communistes qui conquièrent la municipalité en 1929. De ce fait, deux encadrements et deux formes rivales de sociabilité se déploient : l’une autour de l’entreprise, l’autre dans le conglomérat communiste.
153 La dernière partie, entre 1938 et 1968, radiographie l’échec final, qui comprend deux facettes économique et sociale. Avec l’occupation allemande, apparaissent des tentatives de réorganisation de la branche, dont témoigne la création de l’Union des fabricants des appareils de chauffage et de cuisine domestique (UFACD) en janvier 1942. Mais sur le long cours, l’entreprise peine à abandonner la diversification traditionnelle pour adopter les trois « S » américains (spécialisation, standardisation et simplification) à la différence de ses concurrents comme Arthur Martin ou De Dietrich. Ainsi « la période de la guerre et des années qui suivent apparaît très représentative de l’incapacité des dirigeants du Familistère à abandonner leur fonctionnement » (p. 313). Pis, la consommation de masse dans les années 1960 favorise la concurrence étrangère, notamment italienne, et précipite une crise nette à partir de 1965. L’Association se dissout au printemps 1968 (!), dépose son bilan en 1970 pour être rachetée par Le Creuset. Ces difficultés économiques croissantes sont parallèles à l’éclatement du modèle social. Car l’administrateur gérant est un pétainiste et un collaborateur zélé, grand admirateur de « l’organisation sociale allemande ». Cette attitude, qui contraste avec l’implantation résistante dans quelques ateliers, précipite une crise sociale aiguë à la Libération. En outre, les difficultés anciennes, notamment sur le logement, s’aiguisent, quand les économats perdent toute activité ou presque. De fait, l’Association sombre et emporte Guise dans son déclin, puisque la ville, comme toute la Thiérache, doit faire face à une désindustrialisation précoce. C’est d’ailleurs pourquoi, la mention des « Trente Glorieuses » (pp. 324-330) est assez malvenue. Finalement, même les milieux coopérateurs récusent l’Association.
154 Ainsi JDS porte un éclairage particulièrement intéressant sur une entreprise singulière par son projet et son fonctionnement. Elle enrichit notre connaissance du projet de Godin et montre combien cet héritage est compliqué et presque impossible. Mais l’ouvrage, qui comprend un très riche cahier de documents, fourmille aussi de notations sur les évolutions de la branche industrielle dans son ensemble, sur le travail ouvrier et ses mutations, les œuvres sociales ou la ville de Guise. C’est donc une monographie de premier ordre, justement primée à deux reprises en histoire des entreprises et en histoire industrielle.
155 Xavier Vigna
Jean-Noël Tardy, L’Âge des ombres. Complots, conspirations et sociétés secrètes au xix e siècle, Paris, Les Belles Lettres, 2015, 672 p.
156 Le xix e siècle en France est une période riche en conjurations et complots, que viennent symboliser dans la mémoire collective les images frappantes qu’ont laissées l’exécution des sergents de La Rochelle en 1822 ou encore l’explosion de la machine de Fieschi en 1835. Toutefois, le caractère infructueux de ces tentatives a largement contribué à la dévalorisation du complot, objet d’étude qui tend à réunir les « trois idoles » de l’historien qu’avait dénoncées François Simiand : la politique, l’individu et la chronologie. C’est pourtant à un tel objet que J.-N. Tardy (JNT) a consacré sa thèse, dont le présent ouvrage est la version remaniée. La terminologie employée pour exhumer cet « âge des ombres » s’avère d’une haute importance : si la « conjuration » renvoie au serment qui lie entre eux les individus, elle semble a priori plus menaçante que la « conspiration », terme revêtu d’acceptions négatives et rapportant, selon Pierre Larousse, aux actions qui n’exigent qu’un « esprit aventureux ». Quant au terme « complot », il se charge d’une valeur juridique après l’adoption en 1810 du Code pénal napoléonien et de son article 89 qui le définit. Tout en prêtant ainsi une attention soutenue au lexique, l’A. s’est appuyé sur une multiplicité de sources pour mener à bien cette vaste étude : archives policières, endommagées par la destruction des archives de la Préfecture de police de Paris en 1871, qui par ailleurs appellent nécessairement une lecture critique ; mémoires de policiers, d’espions et de conspirateurs ; mais aussi et surtout fonds judiciaires, qui présentent l’avantage d’être souvent plus proches de la réalité des complots et conspirations que ne le sont les fonds policiers des Archives nationales. Outre les sources d’archives, la littérature de l’époque est elle aussi largement mobilisée pour explorer la culture du secret dans la France du xix e siècle.
157 L’ouvrage, volume imposant par son érudition, est structuré en trois parties organisées de manière chronologique. La première, intitulée « Conspirer pour la liberté », traite de l’expérience fondatrice de la charbonnerie française. Après sa naissance, en 1820, dans des circonstances qui se trouvent ici réinterprétées, s’impose cette organisation « radicalement nouvelle dans la vie politique française par son caractère secret mais aussi par le nombre de cellules qu’elle parvient à organiser sur l’ensemble du territoire », en un temps très court puisqu’après 1823, la charbonnerie perd sa structure centralisée bien que des ventes continuent de se réunir jusqu’en 1826-1827. Dans la deuxième partie, l’A. se penche sur les années 1827-1848, « moment frénétique » (Maïté Bouyssy) où toutes les sensibilités politiques – républicaine, bonapartiste mais aussi légitimiste – se trouvent impliquées dans des conspirations, même si l’on peut noter que c’est aux sociétés secrètes républicaines que sont consacrés les plus longs développements. Les influences réciproques que le romantisme et la culture du secret ont entretenues sont démêlées grâce à une étude de la littérature française de l’époque : le conspirateur s’y impose alors comme un protagoniste de premier ordre, devenant le héros d’une dizaine de pièces de théâtre entre 1827 et 1830. De belles pages s’attachent à décrire l’expérience de l’engagement dans les sociétés secrètes, acte contraignant, solennel, qui s’explique par de multiples ressorts : jouent aussi bien l’histoire familiale, notamment chez les fils de conventionnels, qu’un sentiment d’injustice face à la société ou encore l’expérience d’une frustration économique. La description des intermédiaires et des lieux de l’engagement – qui prend souvent forme dans d’obscures arrière-salles de marchands de vin – permet à l’A. de redonner chair aux carbonari et comploteurs de l’ombre. Pourtant, l’avènement de la Seconde République marque l’entrée en crise de la conspiration romantique, thème dominant de la troisième partie. Cette République s’annonçait pourtant sous les meilleurs auspices pour les membres des sociétés secrètes, qui avaient des représentants aussi bien au Gouvernement provisoire qu’à l’Assemblée constituante. Toutefois, après l’insurrection de juin, la loi du 28 juillet 1848 a interdit formellement les sociétés secrètes, ce qui ne les a pas empêchées de prospérer dans les années 1849-1851 dans le midi et le centre de la France. La répression impériale s’est faite particulièrement intense entre 1853 et 1858, date de l’adoption de la loi de sûreté générale après la tentative d’assassinat d’Orsini contre l’empereur, mais selon une géographie fort différente de celle observée sous la Seconde République : alors que le Midi rouge s’était distingué de ce point de vue en 1848-1852, c’est dans l’ouest du pays que s’opère par la suite le plus grand nombre d’arrestations parmi les membres de sociétés secrètes républicaines. L’ouvrage s’achève sur le récit de l’interrogatoire d’un des derniers carbonari, accusé et condamné pour avoir pris part à la Commune de Marseille, qui en 1873 meurt en prison dans l’indifférence générale des républicains. Il aurait été intéressant de mieux comprendre la faiblesse nouvelle de la conspiration et des conspirateurs face au suffrage universel, point qui n’est rapidement soulevé qu’en conclusion.
158 L’A. livre ainsi une somme sur la culture du secret, qui propose une histoire renouvelée de la charbonnerie française, objet d’une historiographie déjà riche, que l’on pense aux travaux d’Alan B. Spitzer et de Pierre-Arnaud Lambert. Cependant, l’intérêt de ce livre est d’aller bien au-delà de l’histoire de la seule charbonnerie sous la Restauration, conçue comme une matrice de la culture de la conspiration dans la France du xix e siècle, et non comme un point d’aboutissement. Par ailleurs l’ouvrage, qui propose une relecture de certains épisodes de l’histoire politique française, a pour intérêt de dépasser largement ce cadre national : il met en valeur les emprunts des comploteurs et des conspirateurs français à l’étranger, décrit l’hybridation des modèles d’action, mais aussi, plus concrètement, le rôle joué sur le sol français par des étrangers, plus ou moins célèbres, dans la structuration de sociétés secrètes et dans l’organisation matérielle de certaines conspirations. Si l’on ne peut que souligner le caractère utile et pédagogique des tableaux, des organigrammes ou encore des notices biographiques insérées à la fin d’ouvrage, on pourra toutefois regretter que le lecteur, face à une telle masse d’informations, puisse parfois se perdre dans les méandres des conspirations ou des simples tentatives minutieusement reconstituées ici. Il n’en reste pas moins qu’en mêlant l’analyse de sources profuses et variées, l’A. contribue à travers cet ouvrage à une importante réévaluation des formes de politisation et des imaginaires politiques dans la France du xix e siècle.
159 Delphine Diaz
Frédéric Chauvaud et Pierre Prétou (dir.), L’Arrestation. Interpellations, prises de corps, et captures depuis le Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 367 p.
160 Moment bref, l’arrestation rompt, interrompt le cours d’une existence ; à la suite de cette incursion intempestive, l’état de liberté se brise. Mais au-delà d’une existence individuelle, l’événement brise aussi une réputation ou une renommée, car il porte atteinte à l’honneur, à la dignité personnelle et à la notoriété familiale. Corps à corps des forces judiciaires et policières avec l’individu, son histoire illustre crûment celle des pouvoirs publics dans notre société. Et pourtant, ce moment, à bien des égards décisif dans l’histoire sociale et personnelle, n’avait pas retenu jusqu’ici l’intérêt des historiens. En procédant à son questionnement, en brisant le silence sur cette forme de capture humaine, ce livre se révèle, de ce fait, pionnier.
161 À vrai dire, l’équipe d’auteurs réunie ici aurait pu se contenter d’une étude du droit et de la loi. En limitant ainsi l’arrestation à l’histoire de ses différents agents, de leurs méthodes et de ses applications, ils auraient incontestablement eu beaucoup à dire. Mais ce choix conduisait à priver le lecteur – historien, sociologue, ethnologue ou anthropologue – de la part d’imaginaire que développe l’arrestation. Car elle conclut une véritable traque humaine et les représentations qui lui sont associées font émerger des figures, souvent emblématiques, qui hantent les esprits. Libérer les émotions et les passions que déclenche une telle « prise de corps » (quelle différence entre une souricière policière et le guet-apens tendu par un coupe-jarret ?) permet à cette étude de livrer au lecteur la part de « vécu » que revendique l’histoire culturelle.
162 Les sources mobilisées par les auteurs sont diverses et originales. Certes, rapports et comptes rendus de police judiciaire restent le cœur de l’archive collectée ; mais les chroniques, les iconographies, les témoignages et les procès-verbaux sont également mobilisés pour décrire, analyser et traiter le sujet. Sont aussi exploitées des œuvres de fiction, qui vont du roman à la bande-dessinée. Enfin, au-delà de ces sources originales, les modèles explicatifs mis en œuvre se révèlent tout aussi convaincants. Certains empruntent à la psychologie ou à l’anthropologie, d’autres à la littérature. Ce faisant, le livre met au jour la richesse des outils dont dispose désormais l’histoire culturelle.
163 Bien sûr, l’analyse développe, directement ou indirectement, une perspective politique. Car toute arrestation obéit à un code et ne se limite jamais à un simple corps-à-corps entre un agent de police et l’individu recherché. Se pose dès lors la question de sa légitimation – ou de l’absence de toute légitimité, donc de l’arbitraire et de l’erreur judiciaire éventuelle, le pire « crime » dans une société démocratique disait Jules Simon. Au-delà de la technique policière ou juridique mise en œuvre, existe aussi ce qui en est dit et qui compose l’étoffe sociologique et psychologique de l’acte. La presse, par exemple, révèle des contextes, exacts ou non ; afin de donner relief ou emphase à l’événement, elle soulignera à coup sûr la dangerosité du « délinquant ». En vue de fasciner le lecteur, ne se plait-elle pas à décrire la menace réelle ou supposée telle ? Elle insistera bien évidemment sur les périls qu’une telle neutralisation a évités, soulignera les détails de la résistance opposée aux forces de l’ordre, décrira toute éventuelle violence. C’est dire que l’enquête dirigée par F. Chauvaud et P. Prétou a choisi d’entrer dans la pratique sociale de cet acte pour en révéler les aspects implicites, en déconstruire les évidences. Elle peut ainsi révéler la profondeur de son impact, immédiat ou à plus long terme, sur l’opinion publique. Aussi, pour étudier ces moments-clefs, et surtout leur représentation, le livre a synthétisé les réflexions des spécialistes de chaque époque, depuis la sortie du Moyen Âge jusqu’à la fin du xx e siècle. C’est en cela que l’équipe s’est soudée autour de son sujet.
164 Cette enquête à plusieurs voix, ou plusieurs plumes, évolue en trois grandes séquences. Dans une première partie, place est faite aux représentations de l’arrestation. Les auteurs rendent compte des différentes significations que revêt le concept et qui traduisent aussi ce qu’il évoque éventuellement d’arbitraire ou de légitime. Car voilà l’arrestation livrée à l’interaction avec la foule (P. Prétou) et son bien-fondé juridique mis à l’épreuve de la rue (Diane Roussel). Il reste à analyser la relation entre police et justice (Marco Cicchini) et à décrire ce qui peut être qualifié d’arbitraire policier (Rachel Couture et Vincent Milliot). L’enquête souligne enfin comment, dans l’iconographie, le dessin satirique (Laurent Bihl) et la bande dessinée (F. Chauvaud) révèlent de façon complexe, mais somme toute complémentaires, ce qui se joue autant dans les esprits que dans les faits à l’occasion de cette prise de corps.
165 Suivent très logiquement dans une deuxième partie les figures de l’arrestation. Celle du Christ reste sur ce point emblématique. Ne confronte-t-elle pas son innocence à une accusation de culpabilité ? Anne Lafran la présente à la lumière des représentations qui dominent la littérature sacrée du xii e au xv e siècle. Au siècle suivant, c’est l’impact sur les mœurs qui retient l’attention de Marie Houllemare : honteuses ou héroïques, les arrestations ? La traque évoque bien des formes de capture : serait-elle semblable à une partie de chasse se demande Jean-Claude Farcy ? Pour ne pas en rester là, la question de la légitimation se pose ensuite : quels faits sont estimés suffisants pour justifier qu’un individu soit arrêté ?, s’interroge Laurent Lopez. Sur les pas d’un amateur, Anne-Emmanuelle Demartini remonte enfin l’emploi du temps d’un détective avant l’arrestation de Violette Nozière en août 1933 et analyse la polémique qui en résulte. Elle observe que l’arrestation « est un processus important dans la construction de la figure criminelle ».
166 Viennent dans une dernière partie quelques exemples-types d’arrestation. Celle de Charles de Navarre en 1356, que suit Xavier Pindard, révèle les effets funestes qu’entraînent sur le pouvoir royal l’excès et la fureur dans l’exercice de l’arrestation ; l’arrestation d’Ancien Régime, qu’observe attentivement Éric Wenzel, se joue beaucoup sur les réactions de la population aux codes de l’arrestation. Les procès-verbaux rédigés par la maréchaussée au xviii e siècle, que Fabrice Vigier a consultés en Poitou, laissent clairement apparaître l’importance de la popularité qu’acquiert la capture au cours de ses différentes phases. Plus tard, les empoignades du xix e siècle ne peuvent être isolées du statut nouveau de la gendarmerie et de son inscription dans le paysage humain, comme l’analyse Arnaud-Dominique Houte. Enfin, plus récentes, les arrestations des réfractaires au STO durant la Seconde Guerre mondiale, qu’analyse Jean-Marie Augustin dans la Vienne, traduisent les discordes qui se développent après la création très officielle de la Section des affaires publiques (SAP). Cette fois, ce sont les tensions internes au corps de la gendarmerie qui transparaissent.
167 On mesure le chemin parcouru par ce beau livre. L’arrestation, nul n’en disconviendra, est un acte violent. « La population, le suspect et l’agent se sont ici fait face dans une tension exceptionnelle », écrit P. Prétou. Dans des sociétés où la violence est apaisée, comme le supposait Norbert Elias, la question se pose en effet de légitimer une prise de corps brutale qui ne peut se dispenser d’être approuvée par la foule ou plus largement par l’opinion publique. Car plus que toute autre, cette dernière est indispensable à la crédibilité de la police. Et c’est assurément le grand mérite de ce livre, attrayant à lire et dense de contenu, que de mettre en lumière les tensions sociales que cause ou qu’accompagne ce geste apparemment simple, qui est de saisir un individu et d’arrêter le cours de sa vie. Pour un jour ou pour toujours.
168 André Rauch
Sébastien Hallade (dir.), Morales en révolutions. France, 1789-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2015, 287 p.
169 Comment construire ou reconstruire une morale pouvant permettre aux Français de vivre en société après que la Révolution a mis fin, comme l’écrit Jacques-Olivier Boudon, non pas à la croyance en Dieu, mais à l’obligation de cette croyance ? Telle est la question principale qui sert de socle à ce recueil composé de treize contributions, très diverses, qui explorent ainsi les rapports entre politique et morale au cours de la période. Entreprise passionnante qui englobe une grande partie des mouvements du xix e siècle, en privilégiant toutefois les mouvements révolutionnaires et progressistes, jacobins, néo-jacobins, néo-babouvistes, carbonari, communards et anarchistes, qui tous doivent répondre de l’accusation d’immoralité de la part de leurs adversaires. Confrontés à la question de l’anarchie sociale née de la Révolution, les mouvements politiques, quelle que soit leur obédience, font face à deux héritages. Le premier est l’héritage chrétien, avec la question de la place qu’il faut lui accorder dans la nécessaire régénération morale du corps social. Le second est l’héritage des Lumières, qui fait l’objet d’une critique unanime en ce qu’il a certes contribué à détruire l’ordre ancien, mais n’a pas su construire un ordre nouveau stable.
170 Les voies de la reconstruction sont diverses. L’héritage chrétien est revendiqué par les contre-révolutionnaires, ainsi que par le Lamennais de l’Essai sur l’indifférence en matière de religion (1819), pour qui il ne peut y avoir de société sans morale et de morale sans Église. Il est aussi une référence incontournable pour les émigrés polonais réfugiés en France, qui se veulent irréprochable sur le plan moral, tout comme pour un écrivain tel que Paul Féval, qui opte pour un christianisme « blanc » après les journées de juin 1848. Prenant pour cible le matérialisme qui triomphe, à ses yeux, sous la monarchie de Juillet, Albert Laponneraye n’hésite pas de son côté à se revendiquer comme chrétien, dans la mesure où Jésus fut le véritable fondateur de la liberté et de l’égalité et qu’il inaugura la marche inexorable de l’humanité vers la réalisation de ces objectifs. Promue aussi par Esquiros, la figure du Christ romantique, étudiée en son temps par Paul Bowman, explique la popularité de Lamennais chez les carbonari, après que l’ecclésiastique breton se fut rapproché des idéaux démocratiques ; elle guida selon Baudelaire les insurgés de février 1848. Dans le combat pour la République et la réalisation de l’égalité, un rapport du Bien au Mal se dessine ; il est accompagné de gestes et de pratiques symboliques qui empruntent à la liturgie chrétienne, comme cette prière que prononcent ensemble, au lendemain des journées de 1830, les prisonniers républicains de Sainte-Pélagie groupés en cercle. Les révolutions ont du reste engendré la naissance d’Églises concurrentes comme l’Église catholique française de l’abbé Chastel, née un peu avant la révolution de Juillet, et qui peut être considérée comme l’Église des conspirateurs français, ou l’Église unitarienne, fondée par Jean-Jacques Pillot, qui nie l’existence de Jésus tout en reconnaissant l’existence d’un Dieu unique. Les fouriéristes eux-mêmes, après la mort du maître, se rapprochent de la morale chrétienne.
171 L’époque exige cependant une réappropriation, une redéfinition, voire une laïcisation de la morale chrétienne. Même les Bourbons restaurés doivent redéfinir les bases morales de leur pouvoir et de leur action. Les éloges poétiques qui leur sont adressés dessinent les contours d’un souverain clément et sage, dont l’humanité s’exprime dans des larmes mises au service d’une nouvelle politique des émotions. En voulant réinterpréter le christianisme pour en faire la religion des temps modernes et l’accorder avec la démocratie, Lamennais promeut une morale politique intransigeante qui relève pleinement de ce que Max Weber définit comme l’éthique de conviction. Confrontés aux contraintes du pouvoir à partir de 1830, les doctrinaires s’efforcent de mettre cette éthique au service de l’éthique de responsabilité, selon la distinction classique du sociologue allemand. Pour Victor Cousin, la philosophie permet de fonder en raison la morale sociale, mais, comme la majorité de la population n’entend rien à la philosophie, il faut imposer cette morale soit en trouvant un terrain d’entente avec la religion, soit en trouvant des formules simplifiées.
172 Beaucoup de révolutionnaires ou de réformateurs ont tenté cependant de jeter les bases d’une morale nouvelle, qui s’éloigne résolument de la morale chrétienne ou qui la rejette, en accusant celle-ci d’être responsable de l’apathie des masses. Les acteurs de la Révolution ne cessent de se référer à la morale. Robespierre ne déclare-t-il pas le 5 février 1794 : « Ce qui est immoral est impolitique » ? Mais la morale compte moins aux yeux des Montagnards que la vertu ou la justice. Pendant la Restauration, des libéraux comme Aignan, relayés par la Société de la morale chrétienne, d’obédience protestante, tentent de promouvoir une nouvelle vertu morale, celle de courage civil, entendu comme le courage de dire la vérité sous un régime constitutionnel, au risque d’encourir l’accusation de lâcheté. Face aux accusations d’immoralité, de vol, de licence sexuelle ou de criminalité portées par leurs adversaires et par des mouchards dont Chenu et de la Hodde, en 1850, sont les figures les plus connues, les républicains rouges, les Communards et les anarchistes des années 1880-1890 tentent de promouvoir une nouvelle morale ou plus exactement une « vraie » morale, qui tourne le dos aux préceptes qui ne visent qu’à la conservation de l’ordre établi. Comme chez les carbonari, cette morale citoyenne, fondée sur une forme de vertu populaire, se veut exigeante : ainsi les prostituées, symboles de la dépravation du vieux monde, sont-elles arrêtées sous la Commune et les fonctionnaires coupables de vol encourent-ils la peine de mort. Si le vol peut être justifié aux yeux des Communards et s’il est même recommandé par les anarchistes, afin d’assurer la propagande par le fait, un idéal moral révolutionnaire se dessine ; il est fondé sur la droiture, le courage, le désintéressement et l’austérité, qualités qui témoignent d’un amour immodéré pour l’humanité, ce qui n’empêche pas de considérer le recours à la violence comme légitime. Seul Fourier va plus loin en refusant l’idée même d’une morale, qui conduit les individus à être en guerre avec eux-mêmes, puisque le principe de l’Association intégrale est d’arriver au mécanisme spontané des passions, qui permet aux individus de développer harmonieusement leurs facultés.
173 Au début du xx e siècle, c’est le patriotisme qui constitue aux yeux du professeur et homme de lettres Émile Faguet le nouvel et le principal horizon spirituel de son temps, même s’il estime que seule la religion peut donner à la société les bases morales qui lui sont nécessaires. Les manuels scolaires républicains, à la même époque, partagent cet idéal, mais s’accordent difficilement sur les figures exemplaires susceptibles de l’incarner à l’époque de la Révolution. À des figures aussi controversées que Robespierre, Danton ou plus encore Marat, ils préfèrent les enfants, comme le tambour Sthrau, tombé devant les Autrichiens au cri de « Vive la République ». Au terme d’un siècle de réflexions et de controverses, la crise morale mise en avant par Émile Faguet ne semble pas vraiment résolue. Raison de plus pour poursuivre l’exploration engagée ce volume.
174 François Guillet
Christine Machiels, Les Féminismes et la prostitution (1860-1960), Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Archives du féminisme », 2016, 330 p.
175 Issu d’une thèse en cotutelle, cet ouvrage se saisit des mobilisations anti-prostitutionnelles entre 1860 et 1960 à partir de l’histoire du féminisme. Il s’intéresse à la façon dont ses différents courants ont pu aborder la question et la porter dans l’espace public. Les Féminismes et la prostitution apporte une contribution significative au champ, encore peu exploré par l’historiographie francophone, des conceptions militantes des sexualités et de leur contrôle social. Il a l’avantage d’historiciser l’abolitionnisme – qui, dans ses premiers temps, lutte pour la fermeture des maisons closes et non l’abolition de la prostitution – en tant que position féministe et de déplacer la focale de l’Angleterre, berceau des mouvements abolitionnistes avec Josephine Butler, vers un espace francophone européen (Belgique, France, Suisse). La perspective comparatiste et transnationale choisie par l’A., outre qu’elle éclaire d’un jour nouveau l’internationalisation extrêmement rapide des mouvements abolitionnistes, se trouve largement justifiée, d’une part, par l’influence du « système réglementariste » français – qui implique maisons de tolérance, visites médicales et inscription des prostituées – sur l’encadrement de la prostitution mis en place en Belgique et en Suisse et, de l’autre, par les liens privilégiés que tissent entre elles les féministes de ces trois pays. En s’appuyant sur un corpus de sources imprimées (périodiques, brochures, pamphlets, débats parlementaires) mais également sur un important travail de dépouillement d’archives associatives (Conseil international des femmes, Conseil national des femmes belges, Association abolitionniste genevoise), de fonds et de correspondances privées (fonds Marie-Louise Bouglé, fonds Yves Guyot, lettres de Julie-Victoire Daubié), l’A. combine deux approches historiographiques aux méthodologies spécifiques : l’histoire des régulations sociales et celle des féminismes. Dépassant le cadre d’une démarche comparative stricte, elle opère une analyse quadri-partite (international / Belgique / France / Suisse) dont la richesse tient à sa capacité à faire varier les niveaux d’échelle et d’analyse.
176 Dans une première partie consacrée aux « héritages et fondements d’une vocation abolitionniste », l’A. revient sur l’émergence entre 1860 et 1882 d’une pensée féministe sur la prostitution. Si elle évoque longuement la figure de J. Butler, dont le rôle central dans l’élaboration de l’abolitionnisme n’est plus à démontrer, son étude minutieuse de la chronologie et l’analyse de lettres inédites lui permettent de montrer une simultanéité des critiques à l’égard de la prostitution légale de part et d’autre de la Manche : à ses débuts, la campagne de Josephine Butler contre les Contagious Diseases Acts se nourrit notamment de la relation épistolaire qu’elle noue avec Julie-Victoire Daubié et de la lecture de son ouvrage La Femme pauvre au xix e siècle ; en 1870, J. Butler fera même traduire et éditer ce « pamphlet anti-réglementariste », afin de soumettre son étude au Parlement anglais. L’A. questionne ensuite « l’abolitionniste continental » en tant que révolte féminine et féministe en soulignant, certes, l’importance du registre spirituel et moral dans l’engagement féminin, mais en montrant surtout combien ce dernier nécessite d’être historicisé, notamment en ce qu’il permet aux femmes « d’aborder de front l’abrupte et interdite question de la sexualité » (p. 69). Des pages particulièrement intéressantes sont consacrées aux limites de l’analogie faite entre « prostituées » et « femmes honnêtes » résultant de la concurrence des libertés et des risques : la latitude accordée à la prostitution étant perçue comme entravant la liberté des femmes respectables à circuler dans l’espace public. À la Belle Époque, dans un contexte de formation des États démocratiques modernes en Europe, la lutte contre la prostitution réglementée permet à ses militantes d’être reconnues en tant qu’interlocutrices légitimes dans le débat public ; ce qui ne va pas sans difficulté ni négociation mais explique sans doute que l’abolitionnisme dynamise les premières coopérations féminines et féministes internationales. À cet égard, le premier conflit mondial va constituer un tournant : les considérations sanitaires et les impératifs militaires de même que l’exceptionnalité du temps de la guerre redonnant au système réglementariste son caractère indiscutable.
177 Néanmoins, à l’issue de la Grande Guerre, la cause abolitionniste n’est plus « une pièce rapportée d’une lutte moraliste » (p. 141) mais une lutte inscrite au programme de la plupart des associations féministes. Le développement de ce féminisme abolitionnisme entre 1920 et 1960 fait l’objet de la seconde partie de cet ouvrage. L’A. y aborde notamment le lobbying féminin qui porte la lutte abolitionniste à la Société des Nations (SDN). Si elle montre bien comment la formation de la SDN a été une opportunité pour les organisations internationales de femmes de faire entendre leur voix et d’évoluer d’une expertise morale à une expertise politique, l’A. n’occulte pas les tensions et les désaccords que suscite, parmi les féministes, la répression de la traite, notamment en ce qui concerne la surveillance des migrantes et l’expulsion des prostituées étrangères. Entre 1920 et 1939, les mouvements abolitionnistes tentent d’aligner les politiques locales et nationales sur les recommandations des organisations internationales, en diffusant leur argumentaire auprès du grand public, alors que plusieurs pays d’Europe ont abandonné, de façon plus ou moins partielle, le système réglementariste – dont la Suisse où ce dernier ne survit que dans le canton de Genève. On observe ainsi des décalages selon les pays même si globalement l’argumentaire contre les maisons de tolérance se focalise moins qu’au xix e siècle sur l’arbitraire policier et l’immoralité d’une prostitution légale et davantage sur l’inefficacité de cet encadrement d’un point de vue sécuritaire et hygiénique.
178 À l’annonce de la Seconde Guerre mondiale, les militants abolitionnistes et féministes tentent de s’organiser afin d’éviter le « relâchement des mœurs » et l’accroissement de la prostitution, mais l’occupation de la Belgique et de la France entraîne rapidement la paralysie de leurs activités et la dispersion des associations tandis que « le quartier général de l’abolitionnisme demeure à Genève et à Londres » (p. 225). En 1943, les abolitionnistes prédisaient que le triomphe des démocraties entraînerait la suppression des maisons de tolérance dès la fin des hostilités. Force est de constater qu’ils avaient raison : en France et en Belgique, des lois abolitionnistes sont adoptées, qui visent notamment à se démarquer du réglementarisme du régime de Vichy et de l’occupant allemand. La période de l’après-guerre semble celle d’une grande victoire des abolitionnistes sur les partisans de la réglementation avec notamment la Convention internationale de 1949 de l’ONU pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui. Mais une décennie plus tard, cet accord n’est ratifié que par un nombre restreint de pays et n’a guère empêché la mise en place, au niveau local et national, de mesures d’exception visant uniquement les prostituées. En France, la loi du 24 avril 1946, qui met fin au système des maisons closes, instaure ainsi un fichier sanitaire et social de la prostitution qui ne sera aboli qu’en 1960.
179 Si le choix de l’A. de ne pas se tenir au critère relatif et controversé de l’auto-appellation pour trier les militantes féministes et abolitionnistes à étudier se justifie, nulle mention néanmoins des débats existants quant à la figure de Josephine Butler (féministe ou « entrepreneur de morale » ?) ni de l’existence de courants et de personnalités féministes qui se revendiquent ouvertement non-abolitionnistes. Au xix e siècle, des féministes comme Hubertine Auclert ou Jeanne Voitout n’hésitent pas à tenir des propos difficilement qualifiables de féministes aujourd’hui, du type « nous avons autrement pitié des ouvrières qui vivent fièrement dans la pauvreté que des créatures éhontées qui demandent au vice leur opulence » (p. 96). Dans cette perspective, on peut regretter que l’A. n’ait pas poussé plus loin sa réflexion quant aux limites de l’analogie entre « femmes honnêtes » et prostituées et l’imbrication des rapports sociaux de sexe et de classe dans le développement d’une philanthropie féministe à destination des femmes des classes populaires. À ces remarques près, cet ouvrage, par la multiplicité des sources qu’il mobilise et des voix qu’il fait entendre, met très utilement en lumière toute la complexité des liens entre féminisme et abolitionnisme et invite, alors que la prostitution occupe une place quasi-permanente dans l’actualité médiatique de ces dernières années, à appréhender différemment la persistance de la question prostitutionnelle et ses enjeux.
180 Lola Gonzalez-Quijano
Nadine Vivier (dir.), The Golden Age of State Enquiries. Rural Enquiries in the Nineteenth century (Europe and Northern America), Turnhout, Brepols, 2014, 291 p.
181 Ce volume très dense propose quatorze contributions sur un sujet davantage exploité ponctuellement, dans le cadre d’une recherche plus globale, que traité pour lui-même en ce qu’il révèle des préoccupations agricoles des États et des démarches suivies pour y répondre. Il porte en effet moins sur le contenu des réponses, que sur les motifs et les méthodes d’enquête, en Europe occidentale et Amérique du Nord et centrale. On touche là à un parti pris essentiel de la réflexion : une approche transnationale et comparative (douze pays abordés).
182 Dans l’importante introduction du volume dont elle dirige l’édition, N. Vivier donne un très utile cadrage de l’ensemble, à commencer par la nécessaire définition de ces enquêtes, à savoir « des enquêtes concernant la société rurale et offrant une collecte systématique de données de première main concernant un large éventail de sujets, population rurale, agriculture, structures économiques… ». La responsable du volume dresse aussi un état historiographique et souligne que les études peu nombreuses centrées sur ces enquêtes oscillent entre deux perspectives opposées : l’une consiste à prendre sans critique le résultat des enquêtes comme des données objectives ; l’autre au contraire à insister sur les biais qui les entachent ou sur les intentions politico-sociales de contrôle qui les animent. Cette observation conduit à interroger les raisons du relatif délaissement de cet objet historique massif (intérêt porté sur les grands initiateurs des enquêtes plutôt que sur celles-ci ; préférence accordée aux enquêtes qualitatives et intérêt pour les enquêtes quantitatives réservé aux historiens des sciences, etc.). Dans un fort intéressant passage, l’introduction s’attache ensuite à interroger l’idée de modèles français et anglais, les différences entre eux et les éventuels transferts culturels vers d’autres aires, notamment par les congrès statistiques et les expositions universelles. Ceci permet d’éclairer l’acmé des enquêtes dans la deuxième moitié du xix e siècle. Notons que les tableaux donnés au cœur de l’introduction appuient efficacement la démarche comparative qui inspire le volume.
183 Sans chercher à résumer chacune des contributions, nous voudrions souligner les centres d’intérêt convergents de ces textes dont le rapprochement et l’inscription géographique demeurent dictés par une logique un peu incertaine. Se dessinent d’abord trois types d’initiatives et de conduite des enquêtes. On connaissait particulièrement la pratique des enquêtes diligentées par de grands administrateurs de l’État, notamment en France depuis la Révolution et le Consulat. Plusieurs articles montrent des pratiques similaires dans d’autres pays, comme l’Empire ottoman (Alp Yücel Kaya, « Searching for Economic and Administrative Reforms: the Enquiry of 1863 in the Ottoman Empire »), le Canada (D. Samson, « Seeing Modern Agriculture: Ontario’s Agricultural Commission of 1880 ») ou le Mexique (A. Tortolero, « Agricultural Statistics in Modern Mexico: a Real Word or an Imagined Reality? »). Partout on observe le maintien de la démarche, mais avec une inflexion vers une plus grande consultation des responsables de terrain, comme les agriculteurs membres des municipalités au Canada ou les propriétaires d’haciendas au Mexique.
184 Le deuxième procédé, en forte extension au milieu du xix e siècle, consiste à nommer une commission ad hoc. Le modèle est notamment donné par le Royaume-Uni et ses commissions royales : il aboutit en particulier à la commission royale de 1897 étudiée par R.M. Schwartz qui détaille la composition de membres des chambres des Lords et des Communes ainsi que de représentants de la profession agricole. En France, après avoir créé dès 1852 des comités en charge dans chaque département de la collecte des données, Napoléon III confie la coordination de la grande enquête de 1866 à une commission de 40 membres (N. Vivier, « The 1866 Agricultural Enquiry in France. Economic enquiry or Political Manœuvre? »). Ce type d’organisation est mis en œuvre dans plusieurs autres pays, notamment en Italie (G. Biagioli, « The Jacini Enquiry in Italy ») ou au Danemark (I. Henriksen, « The 1896 Enquiry Report in Denmark »).
185 Enfin troisième mode opératoire, de plus en plus courant à la fin du xix e siècle, les enquêtes peuvent être réalisées par les professionnels de l’agriculture. Comme par exemple en Hongrie (A. Vari, « The 1879-1880 Enquiries on Agriculture in Hungaria ») ou en France en 1879 où l’enquête est confiée à la Société d’agriculture (N. Vivier). On relève des caractéristiques communes à la composition de ces différents organismes : prédominance des élites rurales, rôle croissant des experts, absence des femmes. Évidemment, les recrutements donnent lieu à débat, voire à manœuvres pour faire prévaloir certains intérêts ou points de vue. Par exemple en Espagne, en 1887, l’enquête portant notamment sur l’épineuse question des prix agricoles dans une crise marquée par la chute des rémunérations des productions locales et la hausse des productions importées, le choix des enquêteurs fut notoirement dicté par leur inclination vers les réponses souhaitées, c’est-à-dire contre l’augmentation des tarifs protecteurs (J. Carmona, J. Simpson, « Spanish Agriculture and the Government Enquiry, 1887-89’s crisis »).
186 Un deuxième centre d’intérêt se dégage de la plupart des contributions de l’ouvrage : l’étude des différents procédés de réalisation des enquêtes. Le plus courant consiste en l’envoi d’un questionnaire préparé par la commission. Encore faut-il évidemment assurer ensuite des réponses fiables. En Angleterre, des assistants étaient chargés de la diffusion ; ils s’appuyaient souvent sur les notables locaux, notamment les JP.’s (N. Verdon, « The Agricultural Labourer and the Royal Commission on Labour in 1890’s England »). Évidemment, un des obstacles majeurs tenait aux difficultés du recours à l’écrit soit à cause de la réticence des interrogés, soit plus systématiquement encore en raison de l’illettrisme. Le recours à l’oral peut être une solution comme dans l’enquête sur les pauvres en Irlande en 1833 (P. Gray, « The Development of Official Knowledge about Irish Rural Society in 19th c. »). En fait, seuls le Royaume Uni, la France et la Belgique pratiquent ces auditions des enquêtés. Cette observation conduit U. Schneider à observer que « L’oralité et la publicité des opérations comme la participation civile comme principes essentiels étaient l’expression et la conséquence des règles de l’État constitutionnel (« Inquiries or Statitics, Agricultural Surveys and Methodological Considerations in 19th c. ») ». Évidemment, la question de l’interprétation et de la transcription de ces interviews se pose, ce qui renforce l’évidence de la nécessaire distance critique historienne à l’égard des résultats, notamment en tenant compte de l’évolution des intentions de ces enquêtes.
187 C’est là un troisième axe de l’ouvrage qui permet de discerner les préoccupations des États prenant l’initiative de ces investigations. Plusieurs motifs s’entremêlent : la question de la pauvreté ressort nettement dans les Îles britanniques, sans doute mise en avant par l’existence des Poor laws. La crise générale des années 1880 est un autre puissant motif, avec en filigrane l’espoir d’y porter remède (J. Liebowitz, « French Parliamentary Inquiry of 1884: a Response to Multiple Crisis »). Les auteurs de cet ouvrage donnent à penser que c’est loin d’être systématiquement le cas, entre autres raisons à cause de l’opposition des élites aux éventuelles mesures (N. Verdon, R.M. Schwarz). Toutefois, la mise en œuvre de ces enquêtes peut favoriser l’émergence d’une stratégie gouvernementale de soutien à l’agriculture comme au Danemark après l’enquête de 1894 qui donne lieu à des débats législatifs et à l’adoption d’une série de mesures (I. Henriksen). Une dynamique similaire est observable aux Pays-Bas ou dans l’Empire ottoman (A. Schuurman, « The Agricultural Enquiry of 1890 in the Netherlands… », A.Y. Kaya). Les enquêtes deviennent ainsi une forme de négociation nationale de la politique agricole.
188 Au total, les progrès statistiques et scientifiques sont indéniablement favorisés en « l’âge d’or des enquêtes d’État ». Son épanouissement a aussi une signification plus globale. On voit se dessiner le passage des préoccupations sociales dominantes au milieu du xix e siècle à des enjeux de « management » agricole à la fin du siècle au moment de la crise agricole. Pour autant, loin de disparaître la dimension politique des enquêtes tend à se renforcer dans la mesure où elles constituent un support de la négociation entre les gouvernements et les divers protagonistes pour adopter une politique et – peut-être serait-on tenté d’ajouter – renforcer l’État-Nation agricole. On pourrait d’ailleurs prolonger cette réflexion dans la seconde moitié du xx e siècle à propos cette fois de la politique agricole européenne, trop souvent ramenée à des dispositions techniques. On le voit l’intérêt de cet ouvrage au sujet original dépasse justement le champ technique et spécialisé.
189 Jean-Pierre Jessenne
Louise Michel, À travers la mort. Mémoires inédits, 1886-1890, éd. établie et présentée par Claude Rétat, Paris, La Découverte, 2015, 280 p.
190 « Louise au bûcher » ? Non. Louise soustraite au bûcher, au feu où elle jetait les textes autobiographiques dont elle n’était jamais satisfaite, par Claude Rétat, directrice de recherches au CNRS (UMR « Lire » de l’université de Lyon), qui avait déjà édité trois des romans de la « Vierge Rouge » (1830-1905). C. Rétat a démêlé la genèse compliquée de ces Mémoires intitulés « À travers la mort », publiés en feuilletons dans L’Égalité de Jules Roques, mais jamais en volume, et donc inédits sous cette forme. Dans son indispensable et excellente présentation, elle montre la complexité d’une composition et d’une écriture revendiquée par « la grande citoyenne » qui croyait au pouvoir du verbe autant que des actes.
191 En 1886, elle avait publié chez Roy un premier volume intitulé Mémoires de Louise Michel écrits par elle-même, tome I, ce qui laissait supposer un tome II qui ne vint pas. Dans ce tome initial, elle avait décrit avec bonheur ses apprentissages : l’enfance au château de Vroncourt (Haute-Marne) où elle était née en 1830 des amours ancillaires du fils du châtelain avec Marie-Anne, servante, sa mère très aimée ; la plongée dans les livres, le métier d’institutrice publique et privée, la passion de la pédagogie, les engagements politiques et féministes du Second Empire, son rôle dans la Commune, tant dans la réforme scolaire, sa spécialité, que dans les combats auxquels elle prit une part active et virile : « Cette bête de question de sexe était réglée », disait cette rebelle à toute hiérarchie. Sous-titré À travers la vie, le récit de 1886 incluait la répression anti-communarde, le procès qui la condamna à la déportation en Nouvelle-Calédonie, à Nouméa, où elle resta sept ans (1873-1880), découvrit la culture des Canaques, prit parti pour leur insurrection, au contraire de nombre de ses compagnons et se convertit du blanquisme à l’anarchisme, sous l’influence de Natalie Lemel et de quelques autres. L’anarchisme est devenu l’ancrage de ses convictions. De retour en France en 1880, elle soutint la lutte des « sans travail », fut à nouveau emprisonnée, au grand dam de sa mère, qui aurait tant voulu la voir enfin tranquille avec ses chats. La mort de Marie-Anne en 1886, celle, la même année, de son amie d’enfance et de combat, l’institutrice Julie Longchamp, qu’elle chérissait, clôt ce parcours « à travers la vie », comme si tout était consommé. Elle chemine désormais « À travers la mort », titre qu’elle donne aux 69 chroniques livrées à L’Égalité de Jules Roques, réunies ici en volume pour la première fois.
192 Elle avance dans un champ de ruines qu’elle traverse « le cœur glacé avec l’impression du désert et de la mort ». Ruines du Paris incendié par la Commune, qu’elle revendique comme une stratégie défensive nécessaire ; mort des Communards rentrés après l’amnistie de 1879, qui disparaissent les uns après les autres, et dont les enterrements mélancoliques scandent le texte ; effondrement de la grande espérance de 1871, tuée non seulement par les Versaillais, mais par une Troisième République dont elle condamne l’illusion électoraliste (pour elle, le suffrage universel est une mystification) et le projet réformiste : « Rien à réformer, tout à détruire ». Tout cela ne mène qu’à la mort et ces chroniques sonnent le glas d’un monde perdu. Sans mouvement et sans perspective, aucun récit linéaire n’est plus possible. La forme, fragmentaire, faite d’éclats, de collages, d’extraits de presse où voisinent relations d’enterrements, de faits divers, de procès iniques, de conférences et de meetings, correspond à une conjoncture politique disloquée et au sentiment de la perte du sens. Claude Rétat en souligne l’originalité : « Ni monument, ni ruine, le corpus autobiographique habite aussi le domaine de la fêlure, d’une disjonction qui vit et qui produit de la beauté, c’est-à-dire pour Louise Michel de l’impression ». Par un style nerveux, lyrique, attentif aux évocations de la nature, poétique, en lui-même et par l’insertion de nombreuses pièces de vers. Pour Louise Michel, il n’y a rien au-dessus de la poésie. Victor Hugo est son dieu et il l’admire aussi. Rien au-dessus de l’écriture. Toute sa vie, elle a nourri ce désir d’écrire, de trouver une forme adéquate à ce qu’elle veut signifier. « La Littérature, c’est le spectre de la pensée. C’est l’être lui-même » (p. 268). La Littérature « jette sur les foules l’étincelle qui grandit et se multiplie en gerbes merveilleuses dont certaines époques font la moisson avant de disparaître ». C’est à cela qu’elle entend collaborer et ses fragments sont des brindilles pour alimenter le feu qui couve sous l’apparence du silence nocturne.
193 C’est de l’actualité qu’elle veut désormais rendre compte, dans le cahotement du temps court, dont la presse est le vecteur essentiel, dans ces années 1886-1890 auxquelles elle est étroitement mêlée, célébrée par les uns comme « la Vierge rouge », la « Grande femme », sans cesse sollicitée, portant d’un coin de la France à l’autre sa parole enflammée, vilipendée par d’autres qui haïssent en elle la braise d’une guerre civile dont ils redoutent l’embrasement, au point de vouloir la tuer, comme le tenta Pierre Lucas, 33 ans, un chouan monté de Bretagne à Paris dans le commerce des légumes. Quelque peu alcoolisé, lors d’une conférence, il avait tiré sur Louise Michel deux coups de revolver sans l’atteindre. « Ce n’est rien », avait-elle déclaré à un tribunal stupéfait par sa longanimité. Et au cours du procès, elle ne cessa de le défendre. « Il a tiré d’une manière inconsciente comme un enfant de deux ans. S’il avait eu son sang-froid, il m’aurait tuée vingt fois ». « Voilà un homme qui a l’air de rêver, il a le masque tragique ». Acquitté, Pierre Lucas lui garda une profonde gratitude et serait devenu son disciple s’il n’était mort de phtisie peu après. « C’était un homme simple et bon, un cerveau naïf. J’avoue que Pierre Lucas m’était extrêmement sympathique », dit Louise Michel en guise d’oraison funèbre.
194 Louise Michel récuse le statut de victime ou d’exception. Elle revendique toujours ses responsabilités. Emprisonnée, une fois encore, à la suite du procès des anarchistes de Vienne (mai 1890), elle refuse d’être libérée seule, « grâce infâmante ». Elle saccage sa cellule, au point qu’on la traite de folle. « Je n’étais pas irresponsable, mais indignée » (p. 239). Sa générosité et sa simplicité lui valent respect et popularité. Un public varié se presse à ses conférences, dont beaucoup de femmes de toutes les catégories sociales (« les bourgeoises valent mieux que leurs maris », dit-elle). Elle défend leur cause, évoque leur rôle oublié dans l’Histoire. Elle préconise un « 93 des femmes ». « Notre place dans l’humanité ne doit pas être mendiée, mais prise ». Sans jamais se prétendre féministe, terme trop bourgeois pour elle, elle perçoit la force de la domination masculine, d’un pouvoir patriarcal que la révolution économique ne suffira pas à éradiquer.
195 Traversés par la mort, ces pseudo-mémoires ne sont cependant pas funèbres. Car Louise Michel conserve, chevillée au corps, la foi dans une inéluctable révolution. Elle croit au progrès scientifique et technique, aux virtualités du machinisme qui soulagera la peine des hommes s’il est bien employé et leur permettra d’accéder à l’instruction, à la lecture qu’elle met au-dessus de tout. Elle fait confiance à la prise de conscience du prolétariat et voit dans le Premier Mai la préfiguration d’une grève générale (les grèves partielles ne servent à rien) susceptible d’amorcer le processus révolutionnaire. D’où son enthousiasme et son engagement pour le Premier Mai 1890, premier de tous les Premiers Mai, qui devinrent en effet dès lors des rendez-vous frémissants, au moins jusqu’au 1er Mai 1906, sommet d’une attente quasi-messianique. À cette date, brutalement décédée en 1905, Louise n’était plus là pour saluer le « lever de la nouvelle aurore ». Sa conviction profonde confère à sa prose des accents lyriques et prophétiques. « Un jour viendra » et la mort mène à la vie. Elle seule peut faire table rase d’un passé qui doit disparaître pour faire place à un nouveau continent. N’avait-elle pas fait le projet d’un troisième volume, La conquête du monde ? Mais celui-là nous ne l’aurons jamais.
196 Michelle Perrot
Béatrice Joyeux-Prunel, Les Avant-gardes artistiques 1848-1918. Une histoire transnationale, Paris, Gallimard, coll. « Folio Histoire », 2016, 964 p.
197 Cet ouvrage consacré aux avant-gardes artistiques en Europe entre 1848 et 1918 vise avant tout à combler une importante lacune historiographique. Malgré le nombre pléthorique de publications consacrées à des artistes ou à des mouvements d’avant-garde – dont la bibliographie de près de 100 pages réunie en fin de volume offre un aperçu significatif – aucune synthèse ne permettait jusqu’à présent d’appréhender de manière globale les logiques et stratégies à l’œuvre dans la formation de ce mode particulier de l’art qui a vu se succéder, à un rythme parfois effréné, une multitude de courants esthétiques désignés rétrospectivement comme autant de manifestations d’avant-gardes.
198 Art de la jeunesse, de la rupture, de la nouveauté, de la modernité ? La profonde originalité de la démarche de l’A. – qui revendique ici pleinement l’héritage des Annales – tient tout d’abord à sa volonté de redéfinir la notion d’avant-garde en s’intéressant à une période longue et en mettant en évidence, par la comparaison des trajectoires de plusieurs générations d’artistes, la permanence de certains mécanismes sociaux et de certaines postures intellectuelles dans l’avènement d’un art indépendant.
199 À rebours d’une tradition critique encore vive qui considère le Salon des Refusés de 1863 comme l’acte fondateur de l’art moderne, le présent ouvrage prend pour point de départ la Révolution de 1848, envisagée par l’A. comme une « référence fondatrice » pour nombre de peintres réalistes et impressionnistes – ainsi entre autres de Pissarro –, dont l’influence sur la crise du système académique français n’est plus à démontrer, mais aussi parce que les années 1850 marquent la naissance d’une « attitude avant-gardiste » déterminée par l’affirmation d’une théorie et d’une identité artistique collective en rupture avec la norme établie.
200 Si la Grande guerre se révèle d’une « importance cruciale […] dans la transformation des enjeux, de l’identité, comme du marché de l’art d’avant-garde » (p. 538), l’achèvement du conflit met un terme à « un moment d’une réelle homogénéité » (p. 42) dans le champ de l’art contemporain sur lequel se clôt l’ouvrage. L’effritement de Dada, qui a incarné tout à la fois l’« accomplissement et l’enterrement d’un art moderne que la guerre semblait laisser à terre », (pp. 42-43) coïncide avec l’instauration d’un paradigme de la modernité comme norme dominante, où l’avant-gardisme se mue en un nouveau système dans lequel le geste politique prime sur toute forme de questionnement esthétique.
201 De toute évidence, « il n’y eut jamais un modèle unique d’avant-garde » (p. 41), mais la prise en compte de l’espace social dans lequel se sont déployés les différents mouvements artistiques analysés ici permet à l’A. de tisser un réseau de relations complexes entre les artistes, les institutions, le public, les collectionneurs, la presse et le marché qu’il est impossible de réduire à une simple posture de rejet de la tradition.
202 Concilier survie matérielle et indépendance artistique représente un enjeu crucial pour la grande majorité des artistes. Bien que la misère apparaisse indéniablement pour certains comme un gage d’authenticité de l’activité créatrice, « la vie de bohème n’était pas indispensable à l’avant-garde » (p. 85). Dès la fin des années 1850, le spectre d’une carrière commerciale à l’étranger s’avère pour de nombreux peintres un moyen efficace de conserver une plus grande liberté dans leur pays d’origine. Des conceptions radicalement différentes des stratégies à adopter pour exister sur la scène artistique peuvent coexister au sein d’un même mouvement, au prix, parfois, de dissensions très fortes entre ses différents représentants. La logique d’opposition systématique envers toute forme de reconnaissance officielle, revendiquée, par exemple par le groupe impressionniste, a fini par entraîner tant de défections parmi ses membres, au premier rang desquels Cézanne, Renoir, Sisley ou Monet, qu’elle a rendu sa dissolution inévitable.
203 Il n’en est pas moins vrai que la légitimation par le Salon d’une peinture « moderne » a eu une influence évidente sur son intérêt marchand et a concouru, dans les années 1885-1889, à la mise en place d’un véritable marché de l’art international, d’abord entre Paris, Londres et Bruxelles, puis jusqu’en Allemagne, qui a bouleversé durablement le paysage artistique de l’époque. Le temps des Sécessions, en réalité « plus rhétoriques que réelles » (p. 150), consacre ainsi l’avant-garde comme nouvelle élite artistique, dont les pratiques et les modalités de promotion se codifient et se systématisent à l’échelle internationale, voire mondiale, au point de former un nouveau régime de l’art plus rigide et plus fermé à l’innovation que le modèle contre lequel il s’était initialement institué.
204 La dimension résolument transnationale de l’approche de l’A., annoncée dès le sous-titre de l’ouvrage, en constitue une autre des qualités essentielles, qui lui permet de s’émanciper d’une certaine conception canonique de l’histoire des avant-gardes adossée au « présupposé parisien » (p. 12). Pour autant, les enquêtes approfondies qu’elle consacre aux différents bastions de l’avant-garde ne sont pas menées dans une perspective généalogiste qui viserait à établir une autre hiérarchie implicite des capitales culturelles, mais servent à mettre en évidence la fécondité de ces changements de polarité dans la constitution des multiples identités des avant-gardes entre 1848 et 1914. Sont ici précisément observées les modalités, conscientes ou inconscientes, de circulation des œuvres, des individus et des idées entre les diverses scènes artistiques européennes, dont la chercheuse analyse avec finesse la forte interdépendance. B. Joyeux-Prunel soutient ainsi fermement que « le jeu des avant-gardes fut toujours géopolitique » (p. 14), qu’il se traduise par l’établissement de réseaux stratégiques internationaux et cosmopolites ou par l’affirmation de rivalités nationales.
205 Au-delà de sa seule composante politique, l’enjeu majeur de cette étude se situe dans la redéfinition contextuelle des problématiques à l’œuvre dans la caractérisation des avant-gardes, dans la mesure où, comme elle l’affirme en introduction, « les logiques de formation des avant-gardes européennes furent indissociablement artistiques, sociales et transnationales » (p. 10). En privilégiant une approche largement multidisciplinaire de son objet d’étude, elle met en place une grille de lecture basée sur un jeu subtil « d’échelle et de va-et-vient entre le local et l’international, la monographie et la macrohistoire » (p. 42) qui lui permet « d’aborder l’histoire des groupes qui ont renouvelé les pratiques artistiques non comme celle d’une somme d’individus ; et de faire le bilan historique, social, économique, anthropologique et culturel de plusieurs décennies d’une histoire que l’on aimerait aborder sans passions » (p. 22).
206 On l’aura compris, l’A. affiche également une certaine méfiance envers une stricte interprétation « glorieuse et linéaire » des formes et des styles, incapable, à ses yeux, de rendre compte de la complexité du système avant-gardiste, au risque parfois de déconcerter le lecteur qui chercherait en vain dans cette étude les clés pour comprendre les qualités sensibles de l’art moderne.
207 Il n’en reste pas moins que la rigueur méthodique dont fait preuve l’A. et la précision de ses analyses, servies par une écriture limpide, contribuent indéniablement à faire de cet ouvrage une référence incontournable pour qui s’intéresse aux transformations du champ de la modernité entre la deuxième moitié du xix e et le premier quart du xx e siècle.
208 Marie Tchernia-Blanchard
Olivier Forcade, La Censure en France pendant la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2016, 473 p.
209 O. Forcade, spécialiste reconnu du renseignement et du secret politique en démocratie, avait soutenu en 1999 une thèse sur la censure politique en France pendant la Grande Guerre sous la direction de Jean-Jacques Becker ; c’est une version actualisée qu’il propose avec ce livre qui fera date par la diversité de ses sources d’information, la rigueur de leur traitement, enfin par la précision des conclusions qui en sont tirées, lesquelles remettent parfois en cause ce que l’on croyait savoir du fonctionnement de la censure à cette époque.
210 Ainsi d’une censure comme un bloc, implacable et constante du début à la fin de la guerre. D’une certaine façon, l’A. confirme cette image en évoquant la mise en place d’un « système d’information » qui articule censure et propagande et instaure une surveillance globale, non seulement sur les moyens classiques d’information mais sur l’ensemble des vecteurs de la pensée, livre, spectacles, cinéma, courrier… Rien ne pouvait être négligé dans la bataille de communication que se livraient les belligérants ; la guerre totale s’installant dans la durée, la mobilisation des esprits, à l’avant comme à l’arrière, à usage interne comme devant les opinions publiques étrangères, dépendait étroitement de l’efficacité de ce système d’information. Pourtant, l’A. le montre à travers l’analyse de multiples exemples, cette efficacité est rien moins qu’assurée tout au long de la guerre. Le fonctionnement concret de la censure fait apparaître de nombreuses incohérences dans la définition et l’application des consignes, dues en partie à la diversité des acteurs impliqués qui suivent des logiques parfois contradictoires. Tous les ministères y vont de leurs consignes, générales ou particulières, même si celui de la Guerre est, en principe, prépondérant, avec la présidence du Conseil. Mais le pouvoir civil doit composer avec le pouvoir militaire, en l’espèce le Grand Quartier Général, qui a ses propres vues sur ce qui doit ou non être porté à la connaissance du public. Dans les régions existe aussi ce doublonnage militaire/civil, les commissions de contrôle étant placées sous la double autorité du commandement militaire et du préfet. La Préfecture de police intervient également, à Paris, pour le contrôle des spectacles. Comme le note l’A., « l’enchevêtrement des points de vue rend parfois difficile une décision de censure rapide » (p. 131) et les cas sont nombreux de consignes mal ou non exécutées, ou appliquées différemment selon les moments, les journaux, les régions considérés. Des différences d’appréciation existent entre le bureau de la presse qui, à Paris, au ministère de la Guerre, surveille l’information, et les commissions de contrôle de presse dans les régions ; une marge d’interprétation est laissée aux censeurs mais aussi aux censurés et il n’est pas rare qu’une information fasse l’objet de négociations, d’affrontements et finalement d’un compromis entre les diverses instances concernées. « C’est un jeu d’influence où l’intoxication et la désinformation sont des armes fréquentes » (p. 133).
211 L’analyse s’intéresse particulièrement aux censeurs qui composent le bureau de la presse, organe central dans le système de contrôle. Là encore, le mythe paraît assez éloigné de la réalité mise au jour par l’A. à travers le dépouillement des registres nominatifs et l’exploitation des sources imprimées, livres de souvenirs et de témoignages principalement. Ni « planqués » ni « illettrés », contrairement au procès qui leur est fait durant la guerre et, plus encore après, beaucoup appartiennent à ce monde de la presse et des lettres qu’ils ont pour tâche de surveiller. L’A. en dresse le portrait-type, celui d’un homme, souvent parisien, pourvu d’une culture classique, empreint de culture républicaine et d’esprit juridique, un portrait général complété par l’examen de plusieurs cas particuliers, dont ceux d’Apollinaire et du capitaine Nusillard – ce dernier, chargé de la censure de la presse quotidienne, se singularisant par les excellents rapports qu’il parvint à nouer avec les responsables des journaux, et devenant même un fidèle abonné du Canard enchaîné après la guerre !
212 À propos du Canard enchaîné, une erreur paraît s’être glissée dans l’analyse, par ailleurs impeccable, que fait l’A. des raisons pour lesquelles cet hebdomadaire cessa de paraître entre novembre 1915 et juillet 1916 : ce n’est pas en raison d’une suspension mais du fait de sa fragilité financière et organisationnelle que la publication s’interrompit. Par la suite, le journal satirique fit l’objet de coupes assez régulières, signalées par des blancs que remplissaient parfois des dessins de canards et de ciseaux… Ce cas permet d’introduire à l’un des enseignements fondamentaux que l’on peut tirer de la lecture de ce livre, qui va, là encore, à l’encontre de la représentation d’une censure qui aurait fait peser durant tout le conflit une chape de plomb sur l’ensemble des vecteurs d’information. Entre les titres de presse existaient de grandes disparités quant à la surveillance exercée par l’appareil censorial. Les grands journaux d’information n’eurent que très peu à en souffrir, à la différence des journaux d’opinion ; parmi ceux-ci, les journaux acquis à l’Union sacrée, tel L’Humanité, ne subirent pratiquement aucune coupe, contrairement à des journaux plus critiques, comme La Vague de Pierre Brizon ou Le Populaire du Centre. Plusieurs régimes de censure coexistèrent donc durant la guerre, entre les journaux mais aussi entre la presse et d’autres vecteurs, comme le livre, les spectacles ou les chansons.
213 À côté des informations de nature militaire ou diplomatique, strictement contrôlées, le commentaire et la critique politiques paraissent avoir été particulièrement surveillés. Le combat de Clemenceau contre la censure politique et les circonstances de la transformation de son Homme libre en Homme enchaîné, déjà bien connus, sont finement analysés ; pour autant, si le retour au pouvoir du « Tigre » marque un tournant dans l’histoire de la guerre mais aussi de la censure, avec la volonté affichée de permettre de nouveau au débat démocratique de se faire jour, cela ne signifie pas la fin de la censure politique : pacifisme et défaitisme continuent d’être proscrits et les journaux invités à faire silence aussi bien sur les grèves et les mutineries de 1917 que sur les négociations de paix de 1918-1919. « Les consignes construisent un univers de l’interdit » (p. 124), du silence, de l’euphémisation ou de la minimisation quant aux pertes et aux défaites – mais aussi, plus étrangement, quant aux victoires alliées ou aux atrocités commises par l’ennemi –, à la révolution bolchevique ou aux agitations sociales. L’A. n’utilise pourtant jamais le terme de « mensonge » et se montre réticent envers la notion de « bourrage de crâne », retenant plutôt l’idée d’une information « retenue et inexacte ». Mais ce système de filtrage n’empêcha jamais, selon lui, les Français de savoir l’essentiel. « Il n’y a rien que les Français n’aient su, mais d’une information différée, fractionnée, métamorphosée par le jeu de propagandes des belligérants, en interaction avec des dispositifs nationaux de censure et d’autocensure intime ou collective » (p. 355). On pourra discuter à loisir de l’étendue de ce savoir ou de cette ignorance, et de la nature de cette « information retenue et inexacte » ; reste que le contrôle exercé par la censure semble, au sortir de cette enquête, moins absolu qu’il ne semblait au départ.
214 Il n’aurait pas été inutile de comparer, même brièvement, le système de censure et de propagande mis en place en France pendant la Première Guerre avec celui d’une autre démocratie libérale, par exemple la Grande-Bretagne ; les similitudes (la rareté des suspensions et interdictions comme des procès de presse grâce à la censure préventive) et les disparités (un débat démocratique dans la presse plutôt qu’au Parlement) auraient fourni un intéressant contrepoint au cas français. Tel quel, cet ouvrage constitue une contribution majeure à l’étude de l’opinion publique en temps de guerre.
215 Laurent Martin
Alexandre Fernandez, Le Mexique des insoumis. La grande révolution de 1910, Paris, Vendémiaire, coll. « Révolutions », 2015, 250 p.
216 Publié dans la collection « Révolutions » dirigée par Jean-Clément Martin, cet ouvrage est une solide synthèse de la Révolution mexicaine. S’il se concentre essentiellement sur la décennie sanglante (1910-1920), laquelle prit autant la forme d’une guerre civile que d’une révolution, le livre donne plusieurs clés pour penser aussi bien les périodes antérieures (le xix e siècle mexicain) que postérieures (notamment les années 1920-1940 que l’A. appelle « la révolution consolidée »). Par son format, l’ouvrage s’adresse à un public large et il constitue une introduction claire et précise au phénomène appelé « Révolution mexicaine ». Il s’abreuve en effet aux meilleures sources : parmi les notes et dans la bibliographie, se trouvent les grands classiques d’une historiographie foisonnante (en particulier les maîtres ouvrages de François-Xavier Guerra, Jean Meyer, Friedrich Katz, Alan Knight, Jesús Silva Herzog et John Womack). Le livre comprend par ailleurs deux cartes, une chronologie détaillée de la décennie 1910-1920 et une dizaine de courtes biographies des principaux acteurs, lesquelles s’avèrent extrêmement utiles pour apprécier la complexité de la Révolution et faire connaître au public français des personnages parfois moins mythifiés que Villa et Zapata (à savoir Carranza, Orozco, Soto y Gama ou Ángeles).
217 Si l’introduction joue habilement des clichés (« Des cavaliers, de larges sombreros »…), c’est pour immédiatement s’en défaire et rappeler que son objet est une révolution « contemporaine du premier âge du cinéma », productrice d’une iconographie qui lui fut consubstantielle. Le premier chapitre (« Le Mexique en 1910 ») brosse un tableau rapide du Mexique indépendant, de Miguel Hidalgo à Porfirio Díaz, en passant par Santa Anna et Juárez. Il s’attarde logiquement sur le Porfiriat (le long règne de Porfirio Díaz, de 1876 à 1911), synonyme de modernisation économique, et sur l’importance (dans certains secteurs) du positivisme. L’A. insiste ensuite sur l’« autre Mexique », analysant les mouvements de dépossession agraire, le système de l’hacienda, puis les résistances indigènes et paysannes. Pour expliquer la « crise du porfiriat », il rappelle le rôle des grèves ouvrières, réprimées par l’armée, la naissance d’une opposition politique à travers le PLM (Parti libéral mexicain), la crise économique de 1907-1908 et les conséquences de l’entretien Díaz-Creelman, publié dans Pearson’s Magazine puis dans El Imparcial. Cette interview laissait entrevoir une ouverture du système politique et le retrait définitif de Díaz, ce qui expliqua ensuite l’ascension soudaine de Francisco Madero, fils d’une puissante famille du nord du pays et principal animateur du mouvement anti-réélectionniste. La réélection de Díaz poussa finalement Madero, après la fin de son emprisonnement, à publier le Plan de San Luis Potosí, prévoyant une insurrection révolutionnaire le 20 novembre 1910 pour le chasser du pouvoir.
218 Le deuxième chapitre (« La Révolution commence ») étudie la période 1910-1913, à commencer par « l’embrasement » de 1910-1911. L’A. analyse les différents groupes sociaux à l’œuvre dans le nord du Mexique (« paysans en voie de marginalisation », « vachers des grandes haciendas », « homme des « colonies »), leurs motivations autant agraires que politiques, ainsi que le rôle déstabilisateur joué par les États-Unis qui favorisèrent l’affaiblissement de Díaz. Il présente parallèlement la mobilisation d’Emiliano Zapata dans l’État du Morelos. Après la bataille décisive de Ciudad Juárez en mai 1911, un gouvernement de transition se forma autour de Francisco León de la Barra et Díaz partit en exil à Paris. L’A. montre ensuite les contradictions de la présidence de Francisco Madero, élu à la fin de l’année 1911. Si Madero favorisa indéniablement l’ouverture politique du pays, son mandat fut aussi critiqué pour son népotisme. S’il adopta des mesures sociales (reconnaissance des syndicats, création d’un département puis d’un ministère du travail), il dut faire face à la rébellion de Zapata, liée à l’épineuse question agraire. Il souffrit de l’opposition des alliés d’hier (Orozco), comme de celles des conservateurs (à travers la personne de Félix Díaz, le neveu de don Porfirio) ou des compagnies états-uniennes qui protestaient auprès de l’administration Taft. La présidence de Madero s’acheva brutalement en février 1913, à l’issue d’un coup d’État perpétré par les généraux Manuel Mondragón, Bernardo Reyes et Félix Díaz. Ce fut finalement le général Huerta qui s’empara du pouvoir, avec la bénédiction de l’ambassadeur des États-Unis, Henry Lane Wilson, qui agissait « sans directives de son gouvernement », comme le rappelle Alexandre Fernandez. Madero et son vice-président furent alors assassinés.
219 Le troisième chapitre « La résistance armée à la contre-révolution » examine rapidement la présidence autoritaire du général Victoriano Huerta, proche des intérêts français et anglais mais faisant face à l’hostilité de l’administration Wilson. Il aborde plus longuement la genèse de la « révolution constitutionnaliste », menée contre Huerta par l’ancien sénateur et gouverneur Venustiano Carranza, alors soutenu militairement par Obregón et Villa. Cette révolution constitutionnaliste se présenta rapidement comme une « révolution sociale », tout du moins dans l’esprit de son aile jacobine (à l’instar de Lucio Blanco ou de Francisco Mugica). La révolution constitutionnaliste vint rapidement à bout de Huerta, qui quitta le pouvoir dès l’été 1914. Le rôle des États-Unis est ici rappelé : contre Huerta, Wilson décréta un embargo sur les armes ; les marines vinrent bloquer les ports de Tampico et Veracruz, sans que Carranza qualifiât cet acte de « guerre » contre le Mexique. Nationaliste, Carranza sut refuser l’aide militaire ou financière directe des États-Unis. Une fois Huerta évincé en juillet 1914, la guerre des vainqueurs pouvait commencer.
220 Le quatrième chapitre (« L’apogée des révolutions paysannes ») porte sans doute moins bien son titre que les autres. Il analyse, en réalité, la rupture entre les partisans de Carranza et Obregón et ceux de Villa et Zapata, manifeste au moment de la réunion de la convention d’Aguascalientes en octobre 1914. Le cinquième chapitre (« La république des campesinos du Morelos ») analyse longuement « l’utopie » zapatiste, point d’articulation entre « agrarisme communautaire » et anarchisme. Il revient de manière détaillée sur la réforme agraire radicale menée dans l’État du Morelos, grâce à l’aide du ministre de la convention, Manuel Palafox.
221 Le sixième chapitre (« Guerre civile au sein de la révolution ») décrit la phase la plus sanglante du processus révolutionnaire, marquée par les affrontements de 1915 entre la Division du Nord de Villa et les forces in fine victorieuses d’Obregón. Il rappelle également le caractère social de la révolution menée par Carranza et Obregón (loi agraire, alliance avec le groupe ouvrier de la capitale, engagement en faveur de la journée de huit heures).
222 Le septième chapitre (« Des guérillas à la Constitution de 1917 ») analyse en premier lieu la transformation du villisme en guérilla, après la reconnaissance par les États-Unis du seul pouvoir de Carranza fin 1915, ainsi que le « crépuscule des zapatistes ». À partir du printemps 1916, le villisme se réduisit au Chihuahua et le pouvoir carranciste s’attaqua frontalement au zapatisme, laissant le général González commettre toute une série d’exactions contre la population des pueblos (déportations, exécutions, récoltes brûlées). Sociale, nationaliste et anticléricale, la Constitution de 1917 est ensuite présentée, à juste titre, comme un « compromis révolutionnaire ». Le huitième chapitre (« De Carranza à Obregón ») revient brièvement sur la persistance des guérillas menées par les villistes, zapatistes et félicistes, avant d’analyser la prise du pouvoir par Obregón, soutenu par l’aile jacobine de la Révolution, qui sut neutraliser définitivement le villisme et le zapatisme. Le dernier chapitre (« Quelle(s) révolution(s) ? ») sert à la fois d’épilogue et de conclusion : l’A. se rallie finalement à l’idée que la Révolution mexicaine fut une « révolution bourgeoise », tout du moins une révolution « conduite par une petite bourgeoisie jacobine (…) et dont la dynamique a été renforcée par l’irruption des masses dans le processus sous la forme de la guerre paysanne » (p. 193).
223 Dans l’ensemble, ce livre présente un panorama très détaillé de la décennie révolutionnaire. Les coquilles ou imprécisions sont relativement peu nombreuses : signalons simplement que Blas Urrea et Luis Cabrera sont la même personne (p. 44), que Calles n’était pas initialement « officier de police » (p. 72) mais enseignant, que les traités signés en 1914 sont ceux de Teoloyucan (et non de « Teolocuyan », p. 95) et que la reconnaissance de Carranza par Wilson n’était pas de jure (p. 142) mais de facto. En dehors de cela, l’ouvrage est précis sur les faits, tout en évoquant plusieurs analyses classiques (par exemple celles de Jean Meyer sur Huerta, celles de John Womack sur Zapata) permettant d’interpréter les différentes phases de la Révolution mexicaine. Il aurait sans doute été judicieux de présenter plus systématiquement les différents courants historiographiques, des tenants d’une histoire dite « orthodoxe » aux partisans du « révisionnisme », même si les exigences de concision l’empêchaient probablement en partie. Ce livre offre donc, dans tous les cas, un récit alerte et facile d’accès de la première révolution sociale du vingtième siècle latino-américain. Espérons qu’un lectorat large puisse s’en saisir, s’intéresser à la Révolution mexicaine et voir que l’espace de la radicalité politique ne se limite pas à la vieille Europe, à la Russie bolchevique ou au monde anglo-américain.
224 Romain Robinet
Carl Bouchard, Cher Monsieur le Président. Quand les Français écrivaient à Woodrow Wilson (1918-1919), Seyssel, Champ Vallon, coll. « La chose publique », 2015, 300 p.
225 Spécialiste de la Première Guerre mondiale, et notamment de la paix qui s’ensuivit, le montréalais C. Bouchard livre ici, par une étude à la fois scrupuleuse et inventive, une pièce importante à l’examen de la sortie du conflit, en examinant un corpus aussi insolite que riche. Il étudie en effet un événement d’écriture singulier. On savait que les batailles de tranchées avaient été le théâtre d’une formidable prolifération d’écrits, notamment épistolaires entre le front et l’arrière mais aussi de journaux personnels de poilus – que la grande collecte des Archives de France de 2014 a plus que confirmée. Un ensemble de publications très diverses a bien étudié cette écriture en situation extrême, les dispositifs officiels qui l’ont accompagnée et a montré également combien ce phénomène s’inscrit dans une appropriation de l’objet écrit par les populations et singulièrement par les jeunes hommes.
226 On ne connaissait pas la prise d’écriture des Français que suscita l’engagement du président américain dans les accords de paix juste après la victoire en 1918 et sa présence en France. Elle n’est pas présente en effet dans l’édition de la correspondance du président, qui ne rassemble que « toutes les lettres importantes ». Ces 3 619 lettres qui furent donc envoyées au Président Woodrow Wilson et qui sont conservées à la Bibliothèque du Congrès à Washington (sans doute beaucoup plus furent écrites mais seul un échantillon a été gardé) sont inédites.
227 Intelligemment, l’A. n’a pas plongé frontalement dans ce gisement de ce que l’anthropologue Daniel Fabre, récemment disparu, désignait comme des écritures ordinaires. Il se méfie, pourrait-on dire, de l’attractivité immédiate de ces archives. D’abord parce que, comme il le rappelle, ces phénomènes d’écriture aux puissants sont courants, notamment au xx e siècle : on pourra se reporter à l’étude de Michèle Cointet sur les 200 000 lettres écrites au Maréchal Pétain entre 1940 et 1951 (Pétain et les Français, Perrin, 2002) ; d’autre part, parce qu’on ne peut comprendre cet événement que si l’on suit la longue construction du wilsonisme en France depuis 1914. Enfin, parce qu’il se méfie de la spontanéité de ces missives. L’historien approche donc progressivement de son objet en esquissant trait après trait les différents éléments de cette écritoire. Il ne se limite pas à rendre compte du contexte de ces lettres, il les inscrit dans une chronologie fine qui ne commence pas avec la rédaction des premières missives en 1918 mais en 1915 avec un autre élément de la culture écrite contemporaine, la presse française. Bouchard choisit trois titres aux opinions différentes, Le Figaro, Le Temps et La Lanterne pour suivre la réception de la politique de Wilson en France. Il ne cherche pas à être exhaustif mais il entend rendre compte avec cette source à la fois de l’évolution de la politique et des lectures qui en ont été faites dans les journaux, ces journaux eux-mêmes lus par les Français, dont certains ont écrit ensuite à Wilson. On voit ainsi l’Amérique passer de la neutralité à l’engagement puis ensuite devenir l’étendard du « noble rêve » de la Société des Nations. Mais l’on y voit aussi comment d’une figure hostile, Wilson devient à la fois un prophète et un rédempteur. Dans cette évolution, l’historien montre le rôle central du Committee on Public Information (CPI). Si le rôle de ce service de propagande était connu pour la politique intérieure américaine, on découvre ici son importance dans la diffusion de la conception de Wilson à partir de la fin 1917. Sans en faire un « injoncteur » silencieux des scripteurs des lettres à Wilson, il est certain qu’il joua un rôle d’incitation.
228 C’est fort de tout cela que nous entrons dans le corpus épistolaire ; l’A. en dresse une typologie avec les indices que les lettres portent ; il insiste notamment sur la forte présence des poilus parmi les scripteurs qui remercient Wilson. Il montre aussi que si le phénomène prit de l’ampleur, c’est que ces missives ne restaient pas lettres mortes. À l’ambassade des États-Unis, bien que non préparés à un tel courrier, les services s’organisent. Quatre réponses normalisées sont préparées en fonction de la demande de la lettre, soit qu’il s’agisse de l’expression de bienvenue en France et de reconnaissance, de suggestions se rapportant au règlement de la guerre, de supplications et demandes d’aides ou encore de demandes de rencontre. Mais les écoles s’y mettent et de nombreuses lettres sont rédigées par des enfants sur un même modèle, des centaines arrivent à Wilson. Suivent des centaines de lettres d’adultes qui disent à la fois la situation des Français, notamment la situation matérielle difficile, et ce que devient progressivement Wilson. C’est sans doute le plus intéressant dans l’analyse de l’historien : dans ces lignes manuscrites se dessine en creux la vision d’un homme politique étranger, messie d’un monde nouveau. Wilson fait des disciples, à l’image de cet ingénieur parisien qui lui écrit, en anglais, en janvier 1919 que de cette nouvelle aventure, « [il] sera […] le plus humble, le plus actif et le plus heureux de ses membres » (p. 239). La démonstration est très convaincante ; l’ouvrage qui fait la part belle aux archives, reproduit, qui plus est, un certain nombre de lettres originales en fin de volume qui sont aussi de beaux échantillons des écritures de cet entre-deux-guerres qui s’ouvre. De quoi réjouir les historiens de la culture écrite.
229 Philippe Artieres
Philippe Oriol, L’Histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres, 2015, deux vol., 1489 p.
230 « Enfin Malherbe vint ! », pourrait-on dire à la lecture de l’affaire Dreyfus par Ph. Oriol qui, après des années de travail, donne « le » Dreyfus de notre temps, un ouvrage aussi complet que le permet l’état des sources, des ouvrages et de la science historique. L’étude de l’Affaire n’est desservie ni par le désir d’exhaustivité ni par les longues citations de l’A., qui manifeste un vrai sens du drame dans ses deux volumes. Il suffit ainsi de lire le récit en six pages denses de la confrontation du 30 août 1898 entre le ministre de la Guerre, entouré des généraux Boisdeffre et Roget, et le lieutenant-colonel Henry, où ce dernier avoue à Cavaignac avoir supprimé une pièce et fabriqué un faux.
231 L’A. construit son histoire en quatre grandes parties : « L’affaire du capitaine Dreyfus » (1894-1897), « L’affaire Esterhazy » (janvier 1895 – janvier 1898), « L’Affaire » (1898-1899), « La troisième affaire Dreyfus et ses suites » (la révision, la réhabilitation de 1906, enfin la postérité de l’Affaire 1920-2011). Il trouve presque toujours le juste équilibre entre le récit et les citations ; ainsi sont produits dans leur intégralité certains procès-verbaux, articles (« J’accuse ») ou documents tel que l’arrêt de réhabilitation de 1906. L’article de La Libre Parole présente à sa manière la réaction de l’opinion au procès de Zola (janvier 1898), permet de faire vivre pleinement l’événement et donne le contexte historique. L’A. possède une maîtrise magistrale de toute la machinerie du complot mais il a aussi un style d’une subtile sobriété : « Mercier ne confirmera ni n’infirmera… Tout son travail et toute sa subtilité étaient là : faire dire à la presse ce que lui ne dirait pas, pour éviter d’être mis face à ce qui était un formidable mensonge… » (p. 853).
232 L’A. prend donc place dans la grande lignée interprétative de Mathieu Dreyfus, Joseph Reinach, Bernard Lazare, Marcel Thomas et Vincent Duclert, tout en sachant garder son indépendance. Il adopte le raisonnement ingénieux de Mathieu Dreyfus pour qui Cavaignac faisait de Henry le lampiste, le bouc émissaire, « cette nouvelle combinaison » (p. 767) conduisant à faire de Boisdeffre, Gonse, Roget des « coupables pardonnés ». Mais il prend aussi ses distances avec Reinach qui estimait que Cavaignac s’était concerté avec l’état-major pour intervenir à la Chambre en janvier 1898. Cette « terrible gaffe », est-il montré, est bien la sienne, suscitée par sa lecture de L’Éclair, et non en accord avec Gonse et Boisdeffre (p. 634). Alors que Marcel Thomas voyait Henry en farà da sè, P. Oriol prouve que Gonse a bien joué un rôle majeur en poussant Henry à faire son faux (p. 335), en étouffant la machination, en convainquant Esterhazy d’agir (p. 391). De fait, la fourberie et la désinvolture de Gonse n’ont guère eu de limites.
233 L’A. introduit de puissants arguments contre la vieille thèse selon laquelle Dreyfus lui-même n’aurait rien compris à son histoire. Il corrobore l’analyse de « Dreyfus patriote mobilisé » faite par Vincent Duclert, qui montrait que l’homme de l’île du Diable n’était pas « une marionnette de zinc » (p. 1127). L’évolution va de 1894, quand la culpabilité du capitaine va de soi (la chose jugée, à 1899, quand son innocence paraît « une forte probabilité », et 1906, lorsqu’elle est « devenue une évidence » (p. 1103).
234 Seules deux erreurs factuelles peuvent être relevées : le nombre de souscripteurs au Monument Henry n’est pas de 15 000 personnes, mais 25 000 (p. 824) et La France Juive ne fut pas « un des plus gros succès de l’histoire de l’édition française » (p. 31) : G. Kauffmann évalue la vente à 100 000 exemplaires avant 1914, ce qui est remarquable mais pas extraordinaire. Par ailleurs, présenter la Ligue de la Patrie française comme la « reproduction adoucie de la souscription Henry » (p. 831) paraît contestable : l’A. suit Zola sur ce point, mais la « ligue des poires » était trop modérée, trop attrape-tout, et trop opposée aux antisémites pour ressembler aux souscripteurs du Monument. Dernière réserve : la vision de l’Affaire « omniprésente » dans la campagne électorale de 1898 (p. 708), contestée par Bertrand Joly dans son Histoire politique de l’affaire Dreyfus (Fayard, 2014) (voir aussi l’article de Laurent Joly, « Antisémites et antisémitismes à la Chambre des députés sous la IIIe République », RHMC, no 54-3, 2007, pp. 63-90).
235 Là où notre Malherbe insuffle à ses vers une moins juste cadence concerne le sujet de l’antisémitisme : ce qu’il est et n’est pas, et son rôle dans l’Affaire. Très vite l’A. constate justement, comme Stephen Wilson (Ideology and Experience: Antisemitism in France at the Time of the Dreyfus Affair, Associated University Presses, 1982, rééd. The Littmann Library of Jewish Civilization, 2007), que « l’antisémitisme n’est pas une question juive mais bien une question chrétienne… » (p. 31). La présence et la répartition géographique et sociale des juifs dans tel pays peuvent jouer un rôle dans les formes que prend la judéophobie, mais elles reposent la question plus profonde : pourquoi l’antisémitisme existe-il ? L’A. ne suit plus S. Wilson ; « le Juif » peut bien à un degré ou un autre représenter « la modernité », mais l’antisémitisme n’est pas décrit d’abord comme une forme d’antimodernisme. Comme l’A. le constate avec raison, Dreyfus représentait aussi et surtout « le peuple haï, honni » (p. 19) et non un quelconque bouc-émissaire. Dès le début du livre, il note que l’antisémitisme est au cœur de l’affaire judiciaire et de l’Affaire sociopolitique, les deux ayant « une dimension proprement antisémite essentielle » et constituant « un moment antisémite » (pp. 29-37) dans l’histoire française. De Robert Byrnes et Stephen Wilson à Jean-Denis Bredin et Pierre Birnbaum, les spécialistes accentuent « l’angle juif » de la chose, ce dont nul ne doute.
236 Le rôle primordial de l’antisémitisme étant avéré, on attendrait les diverses manifestations de la haine des juifs comme moteur du drame. Or ce n’est pas le cas. Le mobile principal qui enclenche l’erreur judiciaire et surtout la machination réside dans le besoin impérieux qu’a un ministre de la Guerre aux abois de présenter à tout prix un coupable. Ce qui ressort, c’est que l’affaire judiciaire n’a pas été machinée pour perdre un juif, mais pour sauver, voire favoriser la carrière de Mercier. Que Dreyfus ait été juif rendait sa culpabilité plausible pour certains (Du Paty), désirable pour d’autres (Sandherr). Sa judéité fut une aubaine, non une nécessité. P. Oriol a raison d’insister sur la pression exercée par La Libre Parole sur Mercier ; Drumont pariait sur la faiblesse politique du ministre non sur sa supposée haine des juifs, qui d’ailleurs n’existait pas.
237 L’A. peine parfois à maintenir la voûte centrale du plan originel quand il évoque les sentiments exprimés par les souscripteurs du Monument Henry ou les prétendues « émeutes antisémites » de l’hiver 1898 ; il hésite avec raison à reproduire l’énoncé : « la France de l’Affaire = moment antisémite ». Lorsqu’il se trouve obligé de présenter les preuves d’un « moment antisémite », il se replie presque toujours sur les « suspects habituels » : Drumont, La Libre Parole, Rochefort et L’Intransigeant, ou l’Algérie ; or les événements ayant lieu en Afrique du nord, dotée de sa propre histoire antisémite, ne témoignent pas de la nature et de la force de l’antisémitisme en métropole. Si l’A. considère le grand pouvoir d’influence de La Libre Parole, ce périodique ne compte pas autant que Le Figaro, Les Débats ou Le Temps, et l’A. évoque très peu Guérin, Méry, Dubuc et les groupes que Wilson et Birnbaum tiennent pour les moteurs de la grande campagne antisémite. De même, cite-t-il souvent Bernard Lazare, mais, comme le montre la biographie qu’il lui a consacrée, l’antisémitisme varie selon le moment et le besoin politique : le Lazare anarchiste de 1894 n’est pas le sioniste de 1899, et la célèbre phrase : « Juif, Dreyfus était donc un parfait coupable » ne se retrouve pas dans son pamphlet, Une erreur judiciaire, La vérité sur l’Affaire Dreyfus (1896), où la « question juive » est surtout remarquable par sa discrétion.
238 En fait, on observe un subtil décalage entre le point de vue initial et la suite de l’ouvrage. La pensée de l’A. a évolué pendant la gestation de l’ouvrage. Ainsi, à la p. 33, lit-on : « le préjugé dans une France revancharde qui voulait voir un Allemand en chaque juif, dans une France catholique qui avait appris que le juif avait vendu le Christ. Là était l’essentielle raison qui pouvait faire de Dreyfus le traître qu’il ne fut jamais et qui pourra provoquer l’incroyable déchaînement des passions que sera son affaire ». Puis, à la p. 607 : « Beaucoup d’antidreyfusards furent antisémites, certes… mais plus nombreux encore furent ceux qui non seulement le refusèrent mais encore le condamnèrent avec vivacité. » L’A. embrasse ici la thèse de Marcel Thomas, approfondie dans les ouvrages de Bertrand Joly : à partir de 1898, l’Affaire devint un combat politique national, dans lequel la figure de Dreyfus et la « question juive » sont subordonnées aux luttes épiques qui avaient marqué l’histoire de France depuis cent ans.
239 Si toutefois l’A. peut rester plus ou moins fidèle à sa position initiale, c’est parce qu’il néglige parfois la distinction entre l’antijudaïsme en tant qu’imaginaire social répandu dans toute société chrétienne avant 1945 (voir David Nirenberg, Anti-Judaism, The Western Tradition, New York, Norton, 2014, non traduit en français) et l’antisémitisme politico-idéologique. Mais il montre bien qu’un mouvement nouveau, l’« antisémitisme », apparaît sur la scène politique en France à partir de 1889, et il le différencie de l’« antijudaïsme quasi-constitutif » (p. 1218) des 300 prêtres (sur 50 000 en France) qui ont souscrit au Monument Henry. Cependant, le bât blesse quand l’antisémitisme recouvre toutes les catégories de la judéophobie. On risque du coup de perdre de vue ce fait crucial : l’antisémitisme politique a joué un rôle subalterne en France, car méprisé et rejeté même au summum de l’antidreyfusisme, y compris chez la plupart des antirévisionnistes dont le préjugé antijuif restait vif. La même ambivalence se retrouve chez les dreyfusards : Zola, pourfendeur de « l’imbécile antisémitisme », est aussi le créateur littéraire de personnages qui véhiculent tous les stéréotypes anti-juifs. De même, Picquart ou Labori, deux des héros de l’Affaire, détestaient personnellement les juifs.
240 Ce remarquable livre permet de poser la question : jusqu’à quel point la France fin-de-siècle adhérait-elle à la nouvelle formule politique qu’était l’antisémitisme ? Ne restait-elle plutôt engoncée dans cet antijudaïsme traditionnel qu’on rencontrait partout dans le monde chrétien, y compris anglo-saxon, à la fin du dix-neuvième siècle ? L’A. semble hésiter et se trouve parfois contredit par ses propres arguments. Par exemple, il lui est difficile de comprendre l’affaire du capitaine Mayer, tué par le fameux duelliste marquis de Morès (1892), et c’est peut-être pourquoi il se borne à décrire, non pas à expliquer, la réaction plutôt philosémite de l’opinion publique. Cette affaire qui provoque « un recul manifeste » (p. 33) de l’antisémitisme sur la scène publique ne peut s’expliquer qu’en différenciant l’imaginaire social et la position politique.
241 Ce qui se dégage, c’est que l’antisémitisme, en tant que forme politique, après un début décevant en 1886-1889 (sauf pour l’édition), fait une entrée remarquée sur la scène publique parisienne après 1898. Toutefois, il s’intègre difficilement aux mœurs du monde politique et presqu’aucunement au niveau officiel, à l’exception de l’armée, à l’inverse des cas allemand et autrichien – pour ne pas parler des mondes roumain ou russe –, où les partis antisémites comptent infiniment plus à tous les points de vue : adhésion populaire et suffrages, argent, longévité, et, surtout, respectabilité aux yeux de gouvernements parfois complices. Dans l’Hexagone, l’antisémitisme est un phénomène des plus discutés ; il fascine le monde du journalisme et effraye une partie de la classe politique. Comme l’A. le note, « personne dans l’hémicycle ne s’éleva contre la fable de la “puissance juive” qui servait les seuls intérêts des Drumont et des Rochefort… » (p. 496). L’antisémitisme, objet de débats, n’avait qu’un seul vrai champion, Édouard Drumont, qui fit fortune sur la nouvelle « idéologie ». Mais aucune figure importante en France n’était prête à y adhérer si ce n’est le duc d’Orléans, le prétendant royaliste, qui ne comptait pas.
242 Le plus important, sans doute – et certainement le plus énigmatique –, est que, pour un temps, l’antisémitisme ait autant, à droite comme à gauche, excité la judéophobie traditionnelle de l’élite et du peuple. L’imaginaire social judéophobe séculaire prit feu comme un incendie de prairie : menaçant et vite passé. « Le mouvement antisémitique gagnait indéniablement du terrain, avançant à grand bruit, et son cortège progressait au milieu d’une foule qui semblait s’ouvrir pour lui laisser le passage » (p. 221), écrit l’A. Mais, pourrait-on ajouter, la foule se refermait derrière lui tout aussi vite. La France connaissait depuis les rois la « haine du juif » en soi. Cependant, au temps de l’Affaire, la formule même de l’antisémitisme est souvent ressentie comme barbare, étrangère – ou pire allemande. Non en raison de sa violence verbale, fréquente alors, mais parce qu’elle tend vers un racisme radical, qui va majoritairement à contre-courant de l’évolution depuis la Révolution française.
243 Rochefort, dans L’Intransigeant, prend à partie Bernard Lazare qui a suggéré que Dreyfus pouvait être jugé coupable pour et par le simple fait d’être juif : « M. Bernard Lazare, faisant intervenir l’antisémitisme dans une affaire où il n’a rien à voir… » (p. 240). Simple polémique, dira-t-on, mais que nous apprend-elle sur la position « morale » de l’antisémitisme dans la société française et sur la conscience qu’en ont les antisémites eux-mêmes ? Ce que montre ce livre, comme l’Histoire politique de l’affaire Dreyfus de Bertrand Joly, est que si l’antisémitisme organisé tenait médiatiquement les clés de la ville en France, il restait également tenu en mépris ou en horreur par l’écrasante majorité des partis et de la classe politiques.
244 Steven Englund
Michel Pinault, Maurice Barrès et « la grande pitié des laboratoires ». Discours parlementaires pour une politique des recherches scientifiques en France (1919-1923), Paris, L’Harmattan, 2016, 330 p.
245 Dans le temps même où, après la Grande Guerre, il publie Un Jardin sur l’Oronte et Une Enquête aux pays du Levant et où il défend l’occupation par la France de la rive gauche du Rhin, Maurice Barrès se penche sur la situation faite à la recherche scientifique. L’intérêt qu’il porte au sujet et le temps qu’il lui consacre peut surprendre, tant il paraît éloigné des préoccupations qu’on sait lui être familières. Il n’est pourtant pas nouveau. Déjà, au cœur du premier conflit mondial, il avançait que la civilisation était défendue dans les laboratoires et les petites églises de village. Ainsi, en 1917, dans Les Diverses Familles spirituelles de la France, affirmait-il que « la plus haute pensée, celle qui explique le monde, est fille du laboratoire scientifique et de l’oratoire religieux », inscrivant aussi son action dans la continuité de La Grande Pitié des églises de France, fruit de la campagne menée de 1910 à 1914 pour la sauvegarde des églises menacées de ruine par les conséquences de la loi de Séparation. À la Chambre, il établit lui-même le lien avec ses activités publiques antérieures quand il dénonce « la grande pitié des laboratoires de France » et appelle à la mobilisation de l’opinion publique.
246 Le titre du livre de M. Pinault, à qui l’on doit La Science au Parlement. Les débuts d’une politique des recherches scientifiques en France (CNRS éditions, 2006), reprend explicitement l’expression. Cette nouvelle étude n’entend pas être une édition critique de Pour la haute intelligence française publiée chez Plon, après la mort de l’écrivain-député en décembre 1923, par les soins du chimiste Charles Moureu. Bien que son engagement ait été semblable à celui mené dans les précédentes campagnes pour La Grande Pitié et Les Diverses Familles, Barrès n’a pas eu le temps de rassembler et de réorganiser la matière de ses interventions, tant dans la presse (dix-huit articles, surtout à L’Écho de Paris) qu’à la Chambre (une dizaine d’interventions).
247 Bien documentée (AN, Fonds Barrès à la BnF Richelieu, archives de l’Académie française, de l’Académie des sciences, du Collège de France…), cette étude porte d’abord sur les hommes et les milieux qui réfléchissent à la politique de la recherche scientifique en France. Parmi les principaux acteurs de la campagne en faveur de celle-ci figurent le député puis sénateur Honoré Audiffred, à l’origine de la création d’un Institut international de recherches scientifiques, et le mathématicien Paul Painlevé, ministre de l’Instruction publique en octobre 1915 ; entouré notamment du mathématicien Émile Borel ou du physicien Jean Perrin, celui-ci appelle à la mobilisation, cette fois scientifique, du pays.
248 Certains foyers sont particulièrement actifs : le Musée social, l’Académie des sciences, avec le professeur de chimie industrielle Henry Le Chatelier. Mais, est-il montré, fort de sa position dans divers milieux politiques, intellectuels et mondains, Barrès devient « le champion de la recherche scientifique en France » (p. 37 sq.) ; il le devient un peu par le hasard d’une rencontre avec Charles Moureu et de deux proches : François et Lucien Maury. Suit le premier article dans L’Écho de Paris du 7 avril 1919, premier d’une petite vingtaine d’autres sous les titres d’ensemble « La reconstitution intellectuelle » – en écho à Ernest Renan et à Marcellin Berthelot –, et « La grande pitié des laboratoires de France ». Le député, qui a constamment en tête la comparaison avec l’Allemagne, rappelle le rôle des savants français pendant la guerre ; il dénonce « la misère honteuse du Collège de France et du Muséum » (L’Écho de Paris, 4 août 1919) ; il prône l’organisation méthodique de la recherche, demande à ce que soient créés indépendamment de l’enseignement supérieur, « de grands ateliers de travail scientifique », de « grands instituts uniquement préoccupés de l’avancement des sciences » voués à la recherche indépendante.
249 La lettre ouverte du 12 janvier 1920 que Barrès adresse à Léon Bérard, ministre de l’Instruction publique, constitue un temps fort de sa campagne, ne serait-ce que parce qu’elle est publiée le 15 dans la Revue des Deux Mondes, périodique des élites conservatrices. Les principaux points en sont relevés (p. 65 et pp. 285-294) : l’antagonisme entre les missions d’enseignement et de recherche à l’Université, la nécessité de retenir les jeunes chercheurs par l’attribution de bourses, de leur donner les moyens de mener à bien leur activité, de favoriser le mécénat, de multiplier les instituts de sciences appliquées ou techniques, d’établir une direction scientifique de l’enseignement supérieur. Barrès plaide pour une augmentation des crédits : « L’État doit être l’organisateur de la recherche scientifique » écrit-il dans L’Écho de Paris, le 7 juin 1920.
250 Dans le même temps qu’il agit par voie de presse, il intervient, notamment lors de la discussion budgétaire, à la tribune de la Chambre. Au début de sa nouvelle campagne, lié à divers milieux politiques ou économiques conservateurs ou informé par des scientifiques, Barrès s’associe à des députés de la gauche, ici avec Léon Blum ou Paul Painlevé. Lorsqu’il dépose des amendements visant à une augmentation des crédits lors de la discussion budgétaire, il est soutenu par des parlementaires qui siègent sur d’autres bancs que ceux de ses proches. En 1921, il réussit ainsi à faire porter de 200 000 à 300 000 francs les crédits pour la documentation scientifique.
251 Dans Maurice Barrès et « la grande pitié des laboratoires », l’A. analyse le discours important que le député prononce à la Chambre le 11 juin 1920 et qui est intégralement reproduit en annexe. Après avoir rappelé que « les savants ont sauvé la France pendant la guerre ; ils peuvent encore la servir victorieusement » et souligné la supériorité initiale de l’organisation allemande, Barrès souligne le besoin qu’a la France « d’une armature scientifique », d’un programme du travail des savants et de moyens en hommes et en matériels. Cette organisation de la recherche scientifique, indispensable pour la puissance économique française, est aussi un élément-clé du rayonnement international et un instrument de création de nouvelles richesses.
252 L’A. conclut justement que le Barrès de cette nouvelle campagne d’après-guerre, qui n’est plus celui de l’affaire Dreyfus et de la Ligue des patriotes, conçoit alors son action comme s’insérant dans une forme d’Union sacrée. Finalement, les résultats de la campagne menée entre 1919 et 1923 sont faibles : une direction des recherches scientifiques au sein du ministère de l’Instruction publique ne voit pas le jour, pas plus que la nouvelle ligne budgétaire en faveur de la recherche que le parlementaire appelait de ses vœux. Même si, au lendemain de la guerre, la conjoncture politique et économique ne se prête pas aux novations proposées et même si l’État reste peu mobilisé, un nouveau discours sur la science et la recherche commence à être entendu.
253 Michel Leymarie
Jean-Noël Jeanneney, Clemenceau. Dernières nouvelles du Tigre, Paris, CNRS Éditions, 2016, 220 p.
254 À l’instar de Napoléon, du général de Gaulle et de François Mitterrand, Clemenceau a suscité de nombreuses biographies. L’un des mérites de l’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney est de rendre d’emblée hommage à cette fraternité des « clemencistes avisés », soulignant les apports des strates successives déposées par Jean-Baptiste Duroselle, Michel Winock, Sylvie Brodziak et Jean Garrigues, à partir des matériaux opportunément rassemblés par la fidélité de la famille Wormser. Comme toujours avec la plume incisive et élégante de J.-N. Jeanneney, le plaisir de lecture est au rendez-vous et les « concordances des temps » foisonnantes. Qui mieux que le président de la fondation du musée Clemenceau, petit-fils de son premier président – le « bras droit » de Clemenceau en novembre 1917, le sénateur Jules Jeanneney, son complice au sein des commissions du Palais du Luxembourg pour contrôler les gouvernements de guerre, dénoncer les carences de l’état-major et traquer les embusqués – pouvait ainsi, à la veille de La Mêlée présidentielle de 2017, et de ce qui ressemble Au soir de la pensée républicaine, nous livrer cette biographie impressionniste, littéraire et politique ? Si l’on osait rapprocher ce livre de la plus récente actualité éditoriale, on aurait pu l’intituler « Lettres à un ami » de la famille, tant Clemenceau s’inscrit dans le triptyque républicain des Jeanneney – cette dynastie républicaine comparable aux Cot, Debré et Joxe – à côté du général de Gaulle et de François Mitterrand.
255 L’introduction, intitulée « Épanouissement d’une postérité », livre une mise au point éclairante sur l’image évolutive et souvent tronquée du « Tigre », ouvrant par l’angle mémoriel les focus sur les étapes de la carrière de Clemenceau, bref sa gloire avant sa puissance. Un seul léger regret ici : que ces pages, neuves et fécondes, n’aient pas été réutilisées en fin d’ouvrage pour prolonger l’utile chronologie, afin de livrer les traces mémorielles de « Clemenceau après Clemenceau », de 1930 à nos jours, à la suite des repères biographiques.
256 De fait, l’A. réussit pleinement son pari de débarrasser Clemenceau du carcan réducteur de sa représentation en « Père-la-Victoire », ce vieillard alerte et déterminé à « faire la guerre », et surtout à la gagner. Allergique à toutes les idéologies, à tous les intégrismes, à tous les conformismes, Clemenceau en ressort plus vivant et proche de nos préoccupations. Et sans doute aussi au cœur des débats incertains de la refondation d’une gauche républicaine, sociale, décentralisatrice et même écologiste avant la lettre ! Loin de la caricature facile du « Premier flic de France » réapparaît le radical anticolonialiste (les superbes joutes oratoires contre Ferry, grand moment de la vie parlementaire), profondément attentif à l’émancipation sociale, à la démocratisation des institutions (y compris de ce Sénat si difficile à réformer, en 1884 comme en 1969) ; critique sur le fonctionnement du Parlement, ce grand parlementaire rejoint Cavour pour conclure : « La pire Chambre vaut mieux que la meilleure antichambre ».
257 En nos temps si accueillants aux chantres du déclinisme, relire Le Grand Pan s’avère salutaire, comme l’estimait déjà il y a 120 ans Léon Blum : l’ingratitude des électeurs du Var a été involontairement providentielle pour l’œuvre journalistique et publiée du « tombeur de ministères ». À la césure de la cinquantaine, privé de la tribune de la Chambre par les injustes vomissures du scandale de Panama et par ses imprudentes fréquentations de directeur de La Justice, Clemenceau est conduit à assumer sa « vocation tardive », sa passion du journalisme, à mobiliser son énergie, ses lectures, ses idées au quotidien, dans la presse nationale et régionale (La Dépêche), à plaider contre le libéralisme débridé, en faveur d’un État protecteur des plus faibles (réminiscences du médecin et maire de Montmartre du temps du siège de 1870-71) et pour une décentralisation respectueuse des forces vives provinciales, universités comprises. « Nourri de grec et de latin » tel Jules Vallès, Clemenceau échappe à l’individualisme, à la misanthropie, à l’aigreur cynique ; loin de rejeter l’héritage antique (Aristophane excepté), il tire une « félicité sans fin » de la Grèce de Démosthène, matrice de la démocratie et du progrès humain, et y puise les ressources morales qui feront de lui l’un des combattants de première ligne de l’affaire Dreyfus. Son Panthéon personnel est tracé, les grands hommes de la Grèce sont comme des amis intimes avec lesquels il dialogue, de Thémistocle à Alexandre en passant par Périclès et Socrate, les seuls Romains aptes à les y rejoindre sont Brutus et Julien l’Apostat, par la grâce de leurs œuvres… Parmi les « modernes », Newton, Laplace, Rabelais, Shakespeare, Molière, Balzac, Hugo et Renan sont bien leurs dignes successeurs dans cette « explosion de vitalité de la Renaissance » qui relance et participe à « l’effort permanent de l’homme en voie d’empiètement sur son Dieu qui décroît ».
258 Autres pages parmi les plus convaincantes, celles consacrées à « Versailles, traité calomnié » emportent l’adhésion. Face aux tirs croisés des mémoires de Poincaré, l’adversaire de toujours, et du maréchal Foch, l’A. réévalue et rend intelligible la ligne de conduite centrale de Clemenceau, très loin de toute posture de « Bismarck français », sa vision d’une « Europe de droit » avérée par le refus courageux de créer une « Alsace-Lorraine à l’envers », entendez une Rhénanie annexée contre la volonté de ses populations ; Mangin essuya sur ce point un ferme rappel à la soumission au pouvoir civil porté par Jules Jeanneney. De même est rappelée l’attitude cohérente de Clemenceau à la conférence de paix et après, fustigeant, en ami de toujours d’une Amérique découverte et vécue de l’intérieur dès 1860, la ratification d’une paix séparée par des États-Unis qui refusent d’être liés par les clauses majeures du traité, ne participent pas à la SDN portée par Wilson, tout en présidant au rabougrissement progressif du règlement des réparations, du plan Dawes au plan Young, d’un reniement, l’autre.
259 Empruntant un moment la forme des Vies des hommes illustres de Plutarque, auteur de prédilection de Clemenceau, le biographe nous livre, en un bouquet final particulièrement vivant, les « Figures aimées, figures hostiles » du Tigre, de Louis Andrieux, le préfet de police, père et modèle d’Aragon pour Les Voyageurs de l’impériale, à Georges Mandel, L’homme qu’on attendait en juin 1940, sorte de pendant de droite, dans la mémoire républicaine, de Jean Zay pour la gauche radicale. À l’heure où certains hommes politiques, de Jean-Pierre Chevènement à Manuel Valls, disent trouver en Clemenceau un modèle pour leur action, on pourra s’accorder sur le fait que la biographie historique est une chose trop sérieuse pour être laissée aux plumes, personnelles ou de l’ombre, des politiques. À l’image de Clemenceau, l’A. n’est pas près d’être de ceux qui « rétrécissent par manque d’admiration ». Ainsi conclut-il son chapitre consacré à La Mêlée sociale, cet « À gauche, toute » méconnu, par un appel pressant : « Citoyens d’aujourd’hui, lisez Clemenceau ! »
260 Pierre Allorant
Stéphane François, Les Mystères du nazisme. Aux sources d’un fantasme contemporain, Paris, Puf, 2015, 196 p.
261 Le national-socialisme a toujours charrié des fantasmes importants. Les explications les plus folles ont cohabité avec les productions plus rationnelles et il serait trop long d’en faire la liste. L’enseignant est souvent confronté à ces questions soulevées au sein de la culture populaire, qui ont trouvé un lieu d’épanouissement naturel sur internet. Hitler est-il toujours vivant en Argentine ? Les SS utilisèrent-ils des rituels magiques ? Ces idées peuvent faire sourire, mais elles circulent et perdurent. Le sujet étant lui-même considéré comme frivole, il n’a été que peu abordé, et le chercheur se retrouve donc face à un paradoxe : rien, ou presque, ne vient nous éclairer sur les hommes, les réseaux et les lieux de production de cette culture fantasmatique.
262 S. François, politologue, relève ce défi difficile. Son livre est moins une étude du nazisme en lui-même que des conditions qui ont permis aux fantasmes de circuler. Et il s’intéresse à un sujet en particulier, celui de l’occultisme, de toutes les rumeurs qui ont pu circuler sur le lien du mouvement national-socialisme avec l’ésotérisme. Ces mythes sont puissants, les plus connus étant peut-être ceux qui concernent la S.S. (Schutzstaffel), le fameux « ordre noir » d’Heinrich Himmler, ou Adolf Hitler lui-même. L’A. adopte une démarche très claire, autour de chapitres bien charpentés : il décrit, dans un premier temps, l’existence de courants ésotériques dans le nazisme, avant de conclure que, s’ils existaient, ils sont cependant sans commune mesure avec ce que veut en faire la littérature fantasmatique sur le sujet : « la part de l’occultisme dans le national-socialisme [a] été minime », conclut S. François (p. 146). Il existait effectivement, surtout chez Heinrich Himmler ou Rudolf Hess, une fascination pour certaines thématiques ésotériques, héritée d’une partie du mouvement nationaliste völkisch, et celle-ci a pu prendre de l’importance dans certaines institutions, mais elle n’était pas le moteur de l’action nazie, loin s’en faut. Dans un deuxième temps, l’A. étudie l’importance de ces thématiques dans l’extrême-droite européenne de l’après-guerre. Il montre ici sa connaissance des cercles et cénacles, fondée sur ses ouvrages précédents, centrés sur le néo-paganisme, la subculture musicale païenne ou le nordicisme. Mais l’utilisation des fantasmes autour des « mystères nazis » dépasse largement les cercles politiques, pour essaimer dans une large culture populaire, qui est l’objet du troisième chapitre. Enfin, en conclusion, le politologue montre quelle est la fonction de ce mythe, une fonction qui diffère dans les milieux analysés : si culture d’extrême droite et culture populaire se retrouvent dans une certaine fascination envers le national-socialisme, le premier milieu utilise la thématique ésotérique en partie pour minimiser les crimes nazis (p. 149) ou pour réécrire la fin désastreuse du IIIe Reich (p. 144), la culture populaire, elle, tente, à côté de la culture universitaire et scientifique, de comprendre la réalité « inexplicable » ou « incompréhensible » (p. 154) de l’atrocité des crimes nazis par un répertoire plus large – et certes moins rigoureux – d’explications possibles.
263 Le livre se fonde sur deux forces majeures : la première est son parti pris, qui rejette toute forme de condescendance envers l’objet étudié. Le politologue s’interroge sur les conditions de production du fantasme autour de l’ésotérisme nazi et livre des hypothèses importantes sur la fonction de ce mythe, et donc sur la raison de sa longévité. La deuxième force est l’érudition de l’écrivain, qui connaît des dizaines de cénacles, parvient à retracer les trajectoires, les biographies d’hommes et de femmes qui ne sont pas répertoriés dans les livres de l’histoire traditionnelle. On découvre ainsi une nébuleuse, très active, de militants politiques et d’auteurs, qui ont popularisé les thématiques de l’ésotérisme nazi. L’A. montre sa connaissance de l’ensemble des productions de la culture populaire, des années 1950 à aujourd’hui, que ce soit au cinéma, dans la bande-dessinée, la musique ou la littérature.
264 Ce foisonnement se paie quelquefois du point de vue de la méthodologie. On a parfois du mal à connaître le territoire – ou la chronologie – de cette analyse de la production et de la réception de « l’ésotérisme nazi ». France ? Europe ? Occident ? L’A. hésite souvent. Du point de vue de la construction de son propos, l’A. revendique par ailleurs, dans son introduction, une « méthode archéologique » (p. 25) qui consiste à lire les textes produits sur les mystères nazis, plutôt que d’analyser ce phénomène sous la forme d’un ouvrage d’histoire ou de sciences politiques classiques ; et en effet, le livre ne comporte que très peu de notes de bas de pages, la traçabilité des sources est donc faible. L’A. ne s’en cache pas, et revendique sa démarche comme un programme : « une prise en compte de l’ésotérisme », qui « permettrait […] un renouvellement de la compréhension de certains mouvements politiques et/ou idéologiques » (pp. 167-168). Le livre est ramassé (200 pages), très lisible et construit un argumentaire solide sur une thématique qui est jetée aux oubliettes alors qu’elle nous renseigne sur un aspect important, moins du national-socialisme en lui-même, que de la survivance de son mythe dans la culture populaire et politique des sociétés européennes de l’après-guerre.
265 Nicolas Patin
Pierre Deffontaines, directeur de l’Institut français de Barcelone, Journal de guerre 1939-1944, présenté et annoté par Isabelle Lostanlen, préface de Claude Hauser, Villeneuve-d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2015, 305 p.
266 Directeur de l’Institut français de Barcelone de 1939 à 1964, le géographe Pierre Deffontaines avait, à partir de son mariage en 1928, tenu un « livre de raison » dont il remit un exemplaire à chacun de ses quatre enfants à la fin de sa vie. Isabelle Lostanlen, au cours de son travail de doctorat dirigé par Paul Aubert sur le réseau culturel français en Espagne, rencontra l’une des filles de Deffontaines, Madile Gardet, qui lui confia le précieux document familial. Ce sont les pages consacrées aux années 1939-1944 qui sont ici éditées et présentées. Entre ces deux dates, le journal est parfois tenu à quatre mains quand, en l’absence du mari, en voyage à Vichy, en Espagne ou au Portugal, sa femme prend le relais.
267 Deffontaines (1894-1978), agrégé de géographie et disciple de Jean Brunhes, est nommé à la direction de l’Institut français de Barcelone à l’automne 1939. La guerre civile s’est achevée en Espagne par la victoire de Franco et le maréchal Pétain, ambassadeur de la République française auprès du gouvernement de Burgos, a plaidé pour une rapide reprise de relations étroites entre Paris et Madrid. À l’été 1940, alors que se met en place le nouveau pouvoir à Vichy, Deffontaines, pressenti pour rejoindre l’administration du ministère de la Jeunesse, préfère rester à Barcelone, estimant avoir un rôle majeur à jouer pour y rétablir l’influence française. Lors d’un dîner le 25 août 1940, il est encouragé en ce sens par Pétain. Des sentiments déférents l’attachaient au vainqueur de Verdun. Dans une lettre du 18 décembre 1940 à sa femme, il avoue avoir pleuré après avoir serré la main de « ce vieillard de 84 ans qui refait le pays » : « C’est aussi miraculeux que Jeanne d’Arc, jeune fille de 17 ans qui remonte le pays » (p. 72). Fils du général Achille Deffontaines, le premier général tué au front en 1914, il avait perdu un de ses frères en 1915. Le souvenir de la Première Guerre mondiale le hante et explique son attachement quasi-filial à la personne de Pétain. L’intérêt du texte tient à ce qu’on peut voir sa lente évolution du maréchalisme à l’esprit de résistance.
268 Intellectuel catholique, engagé dans les mouvements du catholicisme social, Deffontaines épouse l’espoir d’une reconstruction française après la défaite et estime possible de former une jeunesse pour la revanche. On mesure la dévotion profonde de l’homme quand il évoque les prières en famille, les messes, les grandes célébrations religieuses, note certains jours le saint dont l’Église fait mémoire. Cette ambiance familiale et religieuse explique aussi le recours à un vocabulaire connoté. La guerre d’Espagne est parfois évoquée comme « une révolution ». Tel est l’homme qui est chargé de la vie culturelle française à Barcelone : un Institut propose aux Barcelonais des conférences, des cours, des activités qui font connaître la France, le lycée français a plus de sept cents élèves. Le réseau culturel français en Espagne comporte aussi le pôle madrilène dirigé par Paul Guinard (1895-1976). À Madrid, un Institut français et un lycée sont complétés par la Casa de Velázquez, dirigée depuis 1940 par un autre militant catholique, Maurice Legendre. Bien que de générations différentes, Legendre, Guinard et Deffontaines appartiennent à un catholicisme militant qui, avec l’arrivée de Jacques Chevalier au secrétariat d’État à l’Instruction publique à Vichy, espère réformer en profondeur les politiques éducatives.
269 Ce journal permet de suivre la reconstruction et la vie quotidienne d’un Institut dans une ville qui, elle aussi, se reconstruit, et de saisir comment la guerre mondiale constitue plus qu’une trame de fond. Les informations sûres, difficiles à trouver, finissent par arriver, malgré les incertitudes et la circulation de nombreuses hypothèses. L’assassinat de Darlan à Alger à Noël 1942 est connu début janvier par Deffontaines, qui note tout de suite l’attitude ambiguë du comte de Paris et des royalistes dans l’affaire. Les évolutions du front sont suivies avec passion, même si le passage par l’écrit introduit une certaine distance dans la réaction.
270 Deffontaines, a doublement conscience que le débarquement allié en Afrique du Nord et l’occupation de la zone libre constituent un tournant de la guerre pour les Français. D’abord parce que la dégradation des conditions politiques à Vichy le conduit à regarder d’un œil de plus en plus bienveillant la Résistance et la France Libre, d’autant que son beau-frère, depuis le Canada, ne cesse de l’informer sur les actions gaullistes. Ensuite parce que l’arrivée massive en Espagne de Français fuyant les Allemands sollicite le réseau diplomatique français dans ce pays. Ainsi raconte-t-il les péripéties de deux jeunes Saint-Cyriens, licenciés fin 1942 après la suppression de leur école ; il les aide à rejoindre Alger.
271 La communauté française se disloque. Guinard et Deffontaines rompent avec Vichy en mars 1943 quand l’ambassadeur François Pietri reste « étroitement vichyste ». Ce geste de dissidence et de ralliement à Alger semble libérer Deffontaines. « Nous rentrons Arnaud et moi presque soulagés, malgré les risques, des positions très nettes mieux prises. En rentrant à l’Institut […] très chic atmosphère. Tout le monde y met du sien. Je me suis cru devant la fondation de nouvelles Équipes sociales. Le colonel Picot et monseigneur Boyer-Mas disent un petit mot de réconfort » (p. 118). Mais dans le conflit entre de Gaulle et Giraud, Deffontaines prend le parti du second. Sa méconnaissance de la personnalité de De Gaulle et l’affection qu’il continue d’avoir pour Pétain, en dépit de sa lucidité sur ses errements, expliquent sa position.
272 Alger prend en charge la vie matérielle de l’Institut tandis qu’une antenne concurrente, dépêchée à Barcelone par l’ambassade vichyste, entend préserver la vitrine de la France de Pétain. Partout ce sont des pièges qu’il faut éviter et des solutions à trouver pour ces réfugiés qui, par l’Espagne, veulent rejoindre la France combattante. Sensible au patriotisme qui se manifeste et dépasse ses propres options politiques, Deffontaines reconnaît aux communistes leur engagement dans la résistance.
273 Ce journal de guerre, bien édité et présenté avec soin par I. Lostanlen, donne un aperçu de la situation dans l’Espagne franquiste pendant la guerre. On y voit la fragilité d’un pays qui, ruiné par la guerre civile et en subit les conséquences, entend devenir un acteur européen sous la conduite de Franco. Madrid joue habilement de sa position marginale en évoluant de la neutralité à la non-belligérance, en laissant planer une menace sur la frontière sud de la France, puis en jouant des rivalités politiques entre Vichy et la France de la Résistance. En 1943, cela permet à Madrid de tenir un deuxième fer au feu et de ne pas dépendre exclusivement des Allemands. Loin d’être un projet politique dûment programmé, ce louvoiement est le fait des hommes et de la conjoncture. Ce que nous apprend le journal de guerre de Deffontaines, c’est que les relations entre les individus font tout (ou presque tout) dans des situations exceptionnelles. Les Français arrêtés par les autorités peuvent être libérés par tout un jeu d’interventions, les convois pour Alger organisés avec la complicité des Espagnols, même s’il faut parfois retarder un départ pour éviter une réaction allemande. Aussi l’histoire d’un conflit aussi global que celui de la Seconde Guerre mondiale ne peut-elle être que la rencontre d’histoires générales et d’histoires à ras-de-terre et de témoignages. Ce journal de Pierre Deffontaines éclaire à la fois sur les mentalités françaises, sur les Français en Espagne, sur l’Espagne de Franco et l’écho qu’y avait la guerre, le tout avec la vie qui continue, autant celles de l’esprit que du corps.
274 Benoît Pellistrandi
Alain Chatriot, La Politique du blé. Crises et régulation d’un marché dans la France de l’entre-deux-guerres, Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, ministère des Finances, coll. « Études générales », 2016, 614 p.
275 Au regard de la production générale des études historiques actuelles, la politique du blé semble être un sujet assez marginal. Et pourtant, c’est un sujet essentiel, aujourd’hui et encore plus dans l’entre-deux-guerres où il est l’objet de débats passionnés et houleux. N’oublions pas qu’il constituait la base des revenus des familles d’agriculteurs, soit 28 % des citoyens en 1931, et la base de la nourriture quotidienne de tous. La question est donc complexe : comment satisfaire les besoins des consommateurs par un pain à bas prix, et en même temps rémunérer équitablement la production par un blé à bon prix ? Aussi ce travail est-il au carrefour de l’histoire économique, de l’histoire sociale tant les enjeux de fixation des prix du blé sont capitaux pour les producteurs, les consommateurs et les industriels ; ce qui induit forcément une troisième dimension : l’histoire politique. Alain Chatriot est bien clair sur l’objectif de l’étude : « Comprendre la logique d’élaboration, les luttes d’intérêts, les contraintes formelles, la difficile application des textes » (pp. 35, 492). Quelle a été la politique agricole de la France de l’entre-deux-guerres ?
276 L’ouvrage, issu d’une HDR, est soigneusement édité par le CHEFF, avec de nombreuses notes. Qui compte lire le livre en diagonale ferait mieux de se tourner vers les articles d’Alain Chatriot. Ici, il préfère laisser parler les acteurs, reprenant des citations significatives qui fortifient la démonstration. Loin d’être ennuyeux, ce florilège permet de pénétrer les motivations de ces hommes, et leurs citations sont parfois drôles par leurs excès de langage (par ex. p. 453). L’ouvrage est ainsi une mine de connaissances sur les producteurs de blé, les syndicalistes et les hommes politiques ; il peut aussi être utilisé comme instrument de travail car il est doté d’un bon index.
277 Les sources sur lesquelles repose cette recherche sont abondantes bien que l’office du blé n’ait pas gardé d’archives, seulement ses procès-verbaux du conseil d’administration. L’A. a su découvrir, classer et rendre accessibles de nouvelles sources : ce sont les archives des ministères, du Sénat et de la Chambre des députés, du Conseil national économique, de la Banque de France, de la Chambre de commerce de Paris, ainsi que les publications de l’AGPB (Association générale des producteurs de blé). S’y ajoutent 48 pages de sources imprimées : journaux et écrits des protagonistes. La bibliographie (40 pages) est tout aussi copieuse et irréprochable, incluant les ouvrages étrangers.
278 Après une excellente introduction qui définit précisément le sujet tout en brossant les contours de la question de 1880 à 1919, l’étude est présentée en deux parties. La première se penche sur les tentatives pour résoudre la crise agricole de la fin des années 1920 à 1935 ; la seconde partie est consacrée à « l’expérience de l’Office du blé », de 1936 à 1939 ; son devenir pendant la guerre est évoqué brièvement en conclusion.
279 La France de l’entre-deux-guerres connaît de notables mutations du secteur céréalier. « Au danger ancien de la famine a succédé le risque moderne de la surproduction », titre un article de L’Europe Nouvelle en 1930. Les rendements augmentent, les prix fluctuent. Jusqu’ici le marché était régulé essentiellement par la protection douanière ; mais ce n’est plus un instrument adapté face à la surproduction, française et mondiale. Le stockage peut éviter les ventes massives d’automne qui entraînent la chute des cours. Mais qui finance cette infrastructure ? Le Crédit agricole se développe, la Banque de France apporte aussi son crédit aux coopératives dont le nombre augmente fortement. Une loi de 1930 contribue à cet essor en leur attribuant des primes de stockage qui couvrent les frais de conservation du blé. L’Union nationale des coopératives agricoles de vente et de transformation du blé est créée début 1929. Les campagnes se couvrent de silos, « symbole de progrès, de réussite, de la force du regroupement, de temps nouveaux « (Loriette, 2008, cité p. 60). Dans ce contexte difficile pour les céréaliers et à un moment où se développent les syndicats par produit, les producteurs de blé créent un syndicat spécialisé, l’AGPB, en mai 1924. Grâce aux nombreux écrits de ses responsables, comme Hallé, le secrétaire général, A. Chatriot suit les mobilisations de ce syndicat qui entreprend des actions de lobbying. L’AGPB soutient les coopératives, le stockage mais est hostile à la fixation d’un prix minimum. En même temps, la meunerie ressent le besoin de s’organiser car la capacité des moulins augmente alors que la consommation de pain diminue : le Comité professionnel de la meunerie est créé le 30 octobre 1935. Avec l’AGPB, ce sont deux acteurs actifs auprès des parlementaires.
280 Deux problèmes anciens troublent le marché du blé. Le premier est l’admission temporaire de blés importés destinés à être transformés par la meunerie avant d’être exportés : ils sont exemptés de droits de douane et c’est une occasion de fraudes qui horripile les céréaliers. Une loi du 26 janvier 1933 tente de résoudre la question. Le deuxième problème est celui de la Bourse de commerce car les tarifs du blé y sont décidés par des personnalités étrangères au monde agricole. Ici encore ont lieu des opérations spéculatives, et le scandale éclate après la trop bonne récolte de 1929 suivie de la mauvaise de 1930, une situation qui a favorisé la spéculation. La Bourse a donc subi une réforme en 1930, une autre en 1935.
281 Les années 20 restent marquées par le débat entre l’attachement au libéralisme et les tentations d’une intervention de l’État. Si le maniement des tarifs douaniers n’est plus un instrument adapté, quelle nouvelle politique envisager ? De 1926 à 1935 ont été votées une douzaine de lois et promulgués 275 arrêtés et décrets (contre les fraudes, suppression temporaire des droits de douane, fixation d’un prix minimum en 1933 puis libération en 1934). Sont bien montrés les luttes entre les ministères, les difficultés à mener les réformes institutionnelles, les intérêts professionnels antagonistes. Dans ces conditions, la législation manque de cohérence, les débats sont très houleux. « Incohérence et démagogie » critique le Journal d’agriculture pratique en 1937 (p. 301). Elle a pourtant constitué une expérience d’agriculture dirigée, et l’idée d’un basculement vers un régime de taxation fait son chemin.
282 La création de l’Office national interprofessionnel du blé (ONIB) en août 1936 marque l’aboutissement des projets socialistes, aboutissement qui doit beaucoup à la crise et aux expériences tentées depuis 1929. Le projet déposé par le ministre de l’Agriculture Georges Monnet (en concurrence avec un projet radical et un communiste) suscite de vives critiques dans et hors de la Chambre. Les économistes libéraux dénoncent le « fascisme économique », voire même le « fascisme marxiste » (p. 302) ! Les meuniers et négociants sont durablement hostiles. L’AGPB dénonce l’étatisme mais se révélera moins rigide, pour éviter l’effondrement des cours. L’A. nous donne des extraits de ces débats, puis il étudie l’organisation de l’Office et les hommes qui y œuvrent, son fonctionnement, le mécanisme de fixation du prix du blé, et son évolution imposée par la gestion de la récolte excédentaire de 1938.
283 Les incertitudes lors de sa création et sa souplesse ont contribué à la pérennité de l’ONIB. Les transformations de l’ONIB en ONIC (Office national interprofessionnel des céréales) en novembre 1940, puis la situation aux lendemains de la guerre ouvrent sur une réflexion renouvelée sur la politique agricole de la France, seule puis dans le cadre de l’Europe car son principe de fixation des prix a été repris par la Politique agricole commune.
284 Cette présentation sommaire du contenu de l’ouvrage tend à se réduire à une chronologie connue. Aussi faut-il insister sur ses aspects novateurs. Parmi les développements les plus neufs, sur les champs les plus mal connus, citons les coopératives de stockage, le rôle de la Chambre de commerce, les négociants en blé, et bien sûr l’AGPB qui prend ici chair humaine et dont les positions sont finement analysées. Il s’agit donc d’un ouvrage remarquable à plus d’un titre : par l’ampleur des recherches, par la rigueur méthodologique et par l’ouverture à des connaissances nouvelles sur la politique agricole de la France au xx e siècle, sujet trop délaissé par les historiens.
285 Nadine Vivier
Jean Solchany, Wilhelm Röpke, l’autre Hayek. Aux origines du néolibéralisme, Paris, Publications de la Sorbonne, 2015, 572 p.
286 J. Solchany, spécialiste reconnu de l’histoire de l’Allemagne contemporaine, du nazisme et de sa mémoire, a publié une biographie intellectuelle et politique importante sur l’économiste et penseur néolibéral allemand, Wilhlem Röpke (1899-1966). Un ouvrage qui est le fruit d’un copieux mémoire de recherche inédit accompagnant son dossier d’HDR en histoire contemporaine soutenue en 2011 à l’université de Paris-I-Panthéon-Sorbonne. Le titre vaut d’abord que l’on s’y arrête : Röpke y est qualifié d’« autre Hayek » et son nom, comme son action, sont rattachés aux « origines du néo-libéralisme ». C’est dire toute l’importance que l’A. accorde à une figure essentielle de la mouvance néolibérale, trop méconnue en France mais en revanche largement identifiée dans le monde germanique ou anglo-saxon. Cet ouvrage vaut d’abord par l’abondance et la qualité des sources mobilisées, à commencer par la production de Röpke soi-même (une vingtaine d’ouvrages, mille articles) et la richesse de ses archives (correspondance – des milliers de lettres –, journaux, manuscrits, etc.). Il vaut aussi par la volonté du biographe, qui n’est pas le premier à étudier le parcours ou les idées de Röpke, ainsi qu’il le montre dans une introduction fouillée qui met au jour l’ampleur des travaux existants sur l’économiste, de faire œuvre originale en ce registre d’écriture de l’histoire encore décrié tout en prenant d’emblée la mesure de l’ampleur des débats concernant la définition du néolibéralisme, infiniment plus difficile à cerner qu’il y paraît à des esprits pressés. L’ambition de l’A. est de proposer, à partir de l’exemple de Röpke, « une interprétation du phénomène néolibéral par le biais biographique ». Cette ambition s’accompagne de choix bien particuliers. Le premier est un choix de dénomination : Röpke n’est pas seulement sous la plume de l’A. un économiste fondamental pour comprendre l’ordolibéralisme allemand mais un « objet polysémique » dont il s’emploie à explorer les différentes facettes : « L’universitaire libéral, le théoricien de la conjoncture, l’intellectuel antifasciste, l’économiste expert, l’intellectuel émigré, l’essayiste-prophète, l’homme de réseaux, le penseur de la “crise” moderne, l’intellectuel de guerre froide. » Un second choix renvoie à la construction du récit : refusant une approche linéairement chronologique (qui n’empêche pas un soin particulier apporté à la contextualisation), l’ouvrage s’ouvre sur la parution et le succès, en 1942, de l’ouvrage connu en français sous le titre de La crise de notre temps. Âgé alors de 43 ans, l’économiste est exilé en Suisse où, depuis 1937, il enseigne à l’Institut universitaire de hautes études internationales (IUHEI) de Genève (devenu depuis l’Institut de hautes études internationales et de développement) et rencontre une notoriété internationale accrue. Cet accent mis sur l’international éclaire un troisième choix de l’A. qui entend proposer une « lecture aussi transnationale que possible de son parcours intellectuel et militant » et, partant de là, de l’histoire du néolibéralisme.
287 En quatre parties et seize chapitres, l’ouvrage entreprend de reconstruire l’itinéraire de Röpke et d’en proposer un portrait dans la quatrième partie intitulée : « Mais qui était donc Wilhelm Röpke ? ». Une dernière partie prend le pas sur une conclusion générale très brève au vu de l’économie générale de l’ensemble. Avant cela, le lecteur a découvert, dans un découpage chronologique voulu par l’A., un parcours centré originellement sur l’exil de Röpke, qui a quitté l’Allemagne en 1933 pour la Turquie puis la Suisse. Ces années helvétiques ont été essentielles pour un homme qui a trouvé au bord du Léman une institution lui permettant d’exercer sa profession, un lieu lui offrant la possibilité de mûrir ses réflexions sur l’Allemagne et de se poser en expert de la question allemande et enfin un environnement qui lui permet de s’imposer comme un penseur du libéralisme auprès d’élites locales qui reçoivent très favorablement ses écrits durant la guerre et au lendemain de celle-ci, à l’heure des « années zéro ». De fait, par-delà le cas de Röpke, cet ouvrage donne la mesure de l’importance de la Suisse dans nombre de débats d’alors et c’est fort à propos que l’A. emploie le terme de « bouillon de culture helvétique » : il permet à l’intellectuel libéral d’élargir ses horizons, d’enrichir ses références et de se poser en « passeur ». Mais si Röpke est bien l’homme d’un moment et d’un milieu, il n’est évidemment pas sans racines et tout l’objet de la deuxième partie est de souligner l’importance des années weimariennes dans sa formation, de son engagement au sein de la DDP (une formation symbolisant le libéralisme) comme de rappeler la rapidité de sa carrière universitaire (il est professeur ordinaire en 1929, à moins de 30 ans). La crise est fondamentale pour Röpke qui, refusant l’« horizon marxiste » comme les « utopies nationalistes », cherche des solutions du côté du libéralisme, sans pour autant pouvoir être considéré, lui le lecteur du Traité sur la monnaie de Keynes, comme un libéral orthodoxe : il veut penser la crise en libéral, mais au-delà de l’orthodoxie. On pourrait ajouter : davantage en sociologue qu’en économiste. Un sociologue qui se défie des masses et de leur « révolte » pour reprendre une formule d’Ortega y Gasset qu’il lit avec intérêt et cite. Politiquement, Röpke est un antinazi convaincu et publiquement affiché. Son avenir à l’université de Marburg est rapidement compromis : il quitte l’Allemagne en mai 1933 et il est mis à la retraite en septembre suivant. Röpke n’en suit pas moins, depuis l’étranger, l’éclosion de l’ordolibéralisme, ce qui ne saurait suffire à en faire un ordolibéral en exil, dans la mesure où l’exil helvétique lui a permis d’enrichir et d’élargir sa propre conception du libéralisme et d’inscrire ses réflexions dans un cadre transnational qui n’est pas seulement européen, mais aussi transatlantique. La troisième partie du volume illustre, par de multiples exemples, l’importance de Röpke dans les réseaux internationaux néolibéraux qui se constituent à partir du colloque Lippmann de 1938 (société du Mont-Pèlerin avec Hayek, etc). Le Röpke d’après le second conflit mondial est à la fois un homme soucieux de son pays, l’Allemagne (fédérale), qu’il entend voir dégagée du « collectivisme » mais aussi un chantre du « monde libre ». Anticommuniste et antiprogressiste de choc, il se pose en un antisoviétique convaincu autant qu’en détracteur affiché de la « subversion » réputée menacer aussi bien l’Afrique que l’Amérique latine. Qui est donc en somme Röpke, s’interroge l’A. qui insiste sur sa « mue conservatrice » et voit dans ce « compagnon de route du conservatisme américain », l’homme de la « synthèse libérale-conservatrice », le promoteur d’une « liberté dans l’ordre » assimilée à une « utopie pré-démocratique ». La mort qui le fauche à 67 ans interdit à l’historien d’aller plus loin et d’extrapoler sur les considérations retrouvées dans ses papiers privés sur la nécessité de l’ordre et les dangers des dérives de la démocratie et de la massification. Elles n’en fixent pas moins toutes les limites d’une assimilation, trop commode, entre libéralisme et démocratie.
288 On l’aura compris à la lecture de cette recension, qui ne présente qu’une infime partie des apports de ce travail, ce livre, complétant avantageusement des productions récentes sur Raymond Aron (Joël Mouric) ou sur Denis de Rougemont (Nicolas Stenger), s’impose comme un ouvrage de référence incontournable pour qui s’intéresse à l’histoire du néolibéralisme contemporain.
289 Olivier Dard
Cécile Vaissié (dir.), La Fabrique de l’homme nouveau après Staline. Les arts et la culture dans le projet soviétique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2016, 292 p.
290 Ce livre constitue le second recueil issu d’une réflexion collective associant l’université Rennes-II, le laboratoire Arias (CNRS), et l’Institut russe d’histoire des arts (RIII) de Saint-Pétersbourg sur la thématique « La Fabrique du Soviétique dans les arts et la culture. Construire / déconstruire l’Homme nouveau ». Si le premier recueil était consacré aux années 1917-1953 (paru dans La Revue russe, n° 39, 2012), celui-ci se concentre sur l’espace russo-ukrainien et sur la période qui suit la mort de Staline jusqu’à la fin de l’Union soviétique. Comment penser le caractère exceptionnel de l’expérience soviétique ? Que signifiait être soviétique s’interroge Cécile Vaissié, directrice de l’ouvrage. L’ambition est de répondre à ces questions à travers l’étude des pratiques culturelles et artistiques des Soviétiques et l’analyse de leurs productions. La multiplicité des attitudes adoptées face à l’imposition du modèle unique de l’homme nouveau et la tension permanente entre ce qui relève de l’intime et du public – « situation presque schizophrénique, dans laquelle la “sincérité” côtoie la “duplicité” » (p. 103) – traversent ces dix-huit contributions.
291 L’ouvrage est divisé en trois parties : la première explore les procédés de l’implicite et de l’explicite dans la littérature poststalinienne ; la deuxième s’intéresse aux « modèles et normes » présents et/ou mis à distance dans les œuvres du Dégel et de la Stagnation dans différents domaines artistiques et la troisième se concentre sur les « identités » religieuses, nationales, culturelles, individuelles qui ont été confisquées avec plus ou moins de succès, parfois volontairement abandonnées ou reconquises. Puisqu’il n’est pas possible de revenir sur chacune des dix-huit contributions, arrêtons-nous sur celles qui nous semblent les plus pertinentes concernant une (ou des) définition(s) de l’Homme soviétique, tant soit peu que celle(s)-ci soi(en)t possible(s), et qui contribuent le plus à enrichir l’histoire sociale, politique et culturelle de l’URSS des années poststaliniennes.
292 Notons d’abord la recherche de l’authentique, du vrai, qui marque les Soviétiques du post-dégel et qui se prolonge jusque dans les années soixante-dix. À quatre mains, Irina Stoliarova et Cécile Vaissié plongent dans les romans de Vassili Axionov pour ressusciter les jeunes femmes et hommes des années soixante qui, au contraire de la génération précédente « sérieuse, dramatique, héroïque et tragique », se voulaient une génération « “pas sérieuse”, […] ce qui impliquait, en fait, de lutter contre le faux, la tromperie, le grandiloquent » (p. 93). L’homme des années 60 « […] méprise ceux qui veulent avoir l’air d’être autre chose que ce qu’ils sont (…) » (p. 95). C’est la même recherche d’authenticité qui anime les chanteurs à textes à la fin des années 1950. S’intéressant aux chansons de ces « bardes » (Alexandre Galitch, Vladimir Vyssotski ou Boulat Okoudjava) et à leur contexte de production textuelle et musicale, Natalia Ogarkova rappelle leur succès, chacun s’y exerçant dans l’intimité familiale ou/et amicale, faisant circuler clandestinement les textes, alors que leurs auteurs-compositeurs étaient soumis à des mesures répressives. Que leur reprochait-on ? La revendication de « rester soi-même », credo d’A. Galitch (p. 147), soit une atteinte – selon les autorités – à la formation d’un Homme soviétique. Se renfermer en soi tout en diffusant une parole « vraie » fut également le cas de deux auteurs bien différents : Iouri Trifonov (1925-1982) et Shimon Markish (1931-2003). Concernant le premier, Anna Louyest aborde de manière très subtile la question de la réception de ses œuvres romanesques pour démontrer comment à partir de 1963 – date de rupture qui s’opère dans les arts après la condamnation par Nikita Khrouchtchev de plusieurs artistes soviétiques – cet auteur exprimait une « contestation muette » (p. 111) et comment ses lecteurs parvenaient à saisir ses « non-dits » (p. 102). Quant à Shimon Markish – écrivain soviétique revendiquant de plus en plus son identité juive – comme le montre Boris Czerny (et comme l’avait déjà montré Jean-Claude Margolin avant lui), il se réfugie dans l’histoire ancienne, il choisit le latin et le grec « afin d’être moins exposé et de pouvoir revenir au mot “pur”, non perverti ni usé par la propagande » (p. 210) lui permettant ainsi une mise à distance avec la réalité du quotidien, permanence qui se retrouve chez de nombreux Soviétiques, qu’ils soient Juifs ou non.
293 Pourtant l’expression d’une parole critique n’était pas facile et C. Vaissié décrit combien le contrôle des services de renseignement soviétique (le KGB) se faisait sentir dans les milieux culturels et artistiques après la mort de Staline. Bien loin de se faire plus discret, le KGB aurait infiltré les cercles intellectuels et artistiques et développé tout un réseau d’indicateurs et de collaborateurs chargés de « former, contrôler et vérifier les normes, les pratiques, les œuvres et les individus », créant ainsi « une méfiance réciproque » (p. 186) entre tous. Il faut donc redoubler de vigilance et d’imagination pour contourner le pouvoir de la censure. À partir d’archives personnelles, d’archives gouvernementales et d’entretiens, Bella Ostromooukhova reconstitue l’expérience des troupes de théâtre amateurs estudiantins, à qui le pouvoir donne une nouvelle dynamique à partir du début des années 1960 pour que la jeune génération identifie « les différents travers de la société soviétique et [construise], en contrepoint, l’image d’un jeune Soviétique modèle » (pp. 116-117). Sauf que par l’improvisation ou l’utilisation de la littérature protestataire de la fin du xix e siècle, ces étudiants dénoncent l’insuffisance des réformes et posent un regard bien plus critique sur leur société que les autorités ne s’y attendaient.
294 Il serait simpliste de penser l’attitude des Soviétiques envers l’idéologie socialiste uniquement selon un paradigme qui opposerait l’État tout puissant aux populations. Ainsi Yves Hamant en décrivant les rituels « a-religieux » (p. 194) mis en place par les autorités soviétiques pour concurrencer les pratiques religieuses, tels que le mariage civil ou la cérémonie du nom au nouveau-né dans l’URSS des années Brejnev, témoigne de la volonté des autorités de répondre aux désirs des Soviétiques de célébrer les événements de leur vie privée (p. 201). De même, Sergei I. Zhuk, à travers les journaux intimes d’adolescents ukrainiens âgés de 11 à 17 ans, montre comment la diffusion en Ukraine de l’Est de certains biens culturels occidentaux – choisis avec parcimonie et discernement par les institutions culturelles gouvernementales – entre autres des films américains critiques de la société américaine, a eu pour effet chez ces jeunes de percevoir positivement le socialisme par rapport au capitalisme. De plus, la diffusion de ces produits culturels occidentaux dans toute l’Union soviétique, par le biais de réseaux médiatiques principalement russes a eu pour conséquence « l’homogénéisation de la culture soviétique […] qui signifiait une russification massive de la culture jeune dans l’Ukraine orientale des années 1970 » (p. 237).
295 En conclusion, cet ouvrage collectif vient enrichir toute une série de recherches récentes sur la période khrouchtchévienne et surtout brejnévienne en cours depuis quelques années (voir entre autres les deux volumes des Cahiers du monde russe de 2013 « Au-delà du brejnévisme ») et éclaire tout spécifiquement l’histoire des milieux culturels et artistiques en URSS.
296 Gabrielle Chomentowski
Jeanne Chabbal, Changer la prison, rôles et enjeux parlementaires, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res Publica », 2016, 232 p.
297 Dans cet ouvrage tiré de sa thèse en science politique, J. Chabbal examine « les processus qui ont contribué, sur plus d’un demi-siècle, à faire de la prison un sujet politico-médiatique, et des droits des personnes détenues un objet de loi à part entière » (p. 7). Plus spécifiquement, elle concentre son attention sur la période 1999-2009, marquée, à son début, par un retentissant scandale concernant les conditions de détention et, à son terme, par l’adoption d’une loi pénitentiaire. L’A. s’appuie sur une analyse des sources écrites produites par le travail parlementaire, sur des entretiens menés avec ses acteurs (élus et collaborateurs), mais aussi sur son expérience personnelle de travail au sein de l’Assemblée nationale comme collaboratrice d’élus et au sein du groupe d’étude « Prisons et conditions carcérales ».
298 La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse de l’émergence de la prison comme problème public. Elle offre une synthèse informée et pertinente des raisons qui ont longtemps fait de la « gestion routinière des prisons » la tâche d’une « communauté de politique publique technico-administrative structurée autour de l’administration pénitentiaire » (p. 17) : organisation hiérarchique forte de l’administration, gestion corporatiste des personnels pénitentiaires, production administrative des normes, faiblesse des contrôles extérieurs, faible attrait politique des prisons pour les élus et marginalité politique de la parole des prisonniers ont longtemps produit « l’indifférence » (p. 30) des législateurs. Le livre montre comment, au tournant des années 2000, cette situation se transforme : suite à la publication du témoignage accablant d’une femme médecin exerçant en prison, les journaux se saisissent de la question et les parlementaires à leur suite, en particulier par la création de deux commissions d’enquête, à l’Assemblée nationale et au Sénat. Le scandale médiatique fait office de déclencheur, mais il prend appui sur d’autres phénomènes qui ont permis « l’anoblissement » (p. 55) de la cause pénitentiaire. La diversification des intervenants professionnels en prison, les dénonciations des conditions de détention portées par des « délinquants en col blanc » incarcérés, l’intervention des normes européennes pour construire un socle d’exigence en matière de respect des droits des détenus en sont les principaux.
299 L’analyse de la rupture des années 2000 est pertinente mais le souci de faire apparaître la période qui précède le scandale et celle qui le suit comme des réalités opposées conduit à un traitement historique partiel des mobilisations politiques en direction de la prison qui ont précédé les années 2000. Le Groupe d’information sur les prisons est mentionné, mais pas le Comité d’action des prisonniers (pp. 48-51). La section française de l’OIP, présente depuis les années 1990, est mentionnée d’abord pour illustrer le fait que son discours radical la condamne à la marginalité politique (p. 52), puis comme un acteur de la problématisation de la prison au nom de la défense des droits de l’homme (p. 69). Même si elles ont produit une réponse centrée sur des normes administratives et non sur la loi, la crise des prisons des années 1970 et les réformes qu’elles ont engendrées auraient gagné à être davantage considérées comme partie intégrante de la séquence chronologique qui aboutit au travail des années 2000, en particulier pour éclairer la genèse des revendications des droits des prisonniers.
300 La seconde partie du livre examine l’action des parlementaires pour réformer les prisons. Elle montre comment le processus d’élaboration d’une loi, engagé en 2000, a échoué en 2002 faute de volonté politique de défendre, dans un moment de très forte attention politique et médiatique portée sur les questions de délinquance et d’insécurité, un texte favorable aux personnes détenues. La législature suivante (2002-2007) voit pourtant la poursuite du travail des parlementaires sur ce sujet. Le livre analyse en détail la formation de la prison comme « spécialité parlementaire ». À l’aide de sa connaissance fine des rouages du fonctionnement de l’Assemblée nationale, l’A. montre comment, à partir des enquêtes parlementaires de 2000, un petit groupe d’élus, au-delà des appartenances partisanes, fait de la prison son thème d’élection et s’étend en intégrant de nouveaux arrivants. Cela se traduit par l’organisation de colloques et de visites de prisons et l’entretien de relations avec un réseau élargi d’acteurs mobilisés sur les questions pénitentiaires. En retour, le livre montre l’investissement des relations avec les parlementaires à la fois par les acteurs associatifs et par l’administration pénitentiaire, signe que le Parlement est devenu un lieu stratégique de communication et d’influence sur ces enjeux.
301 Lorsque, après l’élection de 2007, Nicolas Sarkozy confie le soin à Rachida Dati de mener à bien l’adoption d’une loi pénitentiaire, les parlementaires, ou d’autres à qui ils ont passé le flambeau, se remobilisent pour proposer, parfois avec succès, des amendements au texte du gouvernement. Cette « mise en loi » de la prison suit la création, demandée de longue date par les acteurs associatifs, d’un Contrôleur général des lieux de privation de liberté. Étonnamment, la loi pénitentiaire elle-même fait l’objet dans le livre d’un examen rapide, qui laisse largement de côté les mobilisations des acteurs et les controverses sur des aspects centraux du texte, comme la légalisation de la différenciation des régimes de détention. L’A. estime à juste titre que « de nombreux changements ont affecté la prison lors de la décennie 1999-2009 », et cite en exemple des réformes de l’exécution des peines ou la création d’unités de visites familiales. Mais ces changements ne forment pas le cœur de la loi pénitentiaire elle-même, qui a été prise dans des débats concernant la manière dont elle reconnaissait ou prétendait reconnaître les droits des personnes incarcérées.
302 Plus largement, les analyses présentées n’articulent pas assez les enjeux pénitentiaires aux transformations pénales qui se déroulent simultanément. Le livre mentionne plusieurs fois le changement de majorité de 2002 et les réformes pénales qui s’en sont suivies. Mais, centré sur l’investissement des élus concernant le droit pénitentiaire, il ne prend pas les réformes pénales comme des facteurs de transformations importants de la condition pénitentiaire elle-même. Les réalités carcérales, qui continuent de faire aujourd’hui l’objet de discours critiques, s’effacent parfois presque derrière l’analyse du jeu parlementaire. La première partie du livre montre bien toutes les forces de résistance de l’institution carcérale à une régulation par la loi, et estime que « ces logiques perdurent aujourd’hui » (p. 53). Mais, le livre revient très peu sur l’affrontement de ces logiques avec les efforts de réforme, alors qu’il est central pour comprendre les conflits dans lesquelles s’inscrivent des dispositions emblématiques de la loi pénitentiaire, comme la restriction de l’usage des fouilles à nu. La conclusion se concentre sur les transformations du travail des élus et estime que « la prison ne quitte plus la scène publique ». Mais est-ce toujours pour les mêmes raisons ? L’A. estime par exemple que, « depuis les commissions d’enquête parlementaires de 2000, l’idée que la solution carcérale ne doit plus être utilisée qu’en “ultime recours” s’est progressivement imposée et est désormais un leitmotiv dans les discours des gardes des Sceaux » (p. 206) et mentionne à ce titre la loi pénitentiaire et la création de la contrainte pénale en 2014. Mais n’est-ce pas un optimisme paradoxal alors que, sur la période étudiée, des lois plus nombreuses ont étendu le recours à l’incarcération et que le nombre de personnes incarcérées est passé de 48 000 en 2001, à 62 000 en 2009 et plus de 68 000 en 2016 ?
303 Jean Bérard
Hubert Bonin et Jean-Marc Figuet (dir.), Crises et régulation bancaires. Les cheminements de l’instabilité et de la stabilité bancaires. En hommage à Dominique Lacoue-Labarthe, Genève, Droz, « Publications d’histoire économique et sociale internationale », 2016, 630 p.
304 En souhaitant rendre hommage à la partie la plus récente de l’œuvre dense de l’économiste Dominique Lacoue-Labarthe, Hubert Bonin (HB) et Jean-Marc Figuet (JMF) livrent une somme considérable qui fait la part belle à l’économie bancaire ou financière, sans pour autant négliger l’analyse de plusieurs cas historiques. Les vingt-six chapitres sont divisés en cinq parties destinées à alimenter les réflexions sur les crises bancaires, la régulation de l’économie et de la finance et, plus particulièrement, le rôle des autorités de supervision et de régulation.
305 La première partie permet de resituer sur deux siècles les crises bancaires en France, à travers un essai méritoire de typologie opéré par HB qui relève des crises liées à des facteurs exogènes au système bancaire (surchauffe, inflation, crise transmise de l’étranger, crise de confiance…) ou à des facteurs endogènes (défaillance gestionnaire, crise d’adaptation du système bancaire, absence de régulateur). Finalement, ces crises sont le fruit d’un faisceau complexe de causalités d’origine conjoncturelle et/ou structurelle, à la fois interne et externe, comme le montre l’étude de la libéralisation bancaire d’il y a trente ans par le même HB. Lui succède une analyse plus ponctuelle de la crise récente qui a le mérite de faire ressortir des aspects méconnus, tel que le problème de gouvernance de banques mutualistes lors de leur irruption dans la finance mondialisée (Denis Malherbe).
306 La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’émergence et au déploiement de la régulation bancaire, souvent créée pour déjouer les crises, mais finalement non exempte d’échecs. À travers des analyses historiques qui couvrent aussi bien les États-Unis que la France, cette partie offre une palette intéressante d’études de cas, sur la courte ou longue durée. Par exemple, le monopole de l’émission de billets confié en 1848 à la Banque de France, qui met fin à la dualité du système antérieur qui n’est pas exempt de difficultés, étudié par Gilles Jacoud ; ou bien encore le refus de celle-ci de jouer le rôle de prêteur en dernier ressort lors de la crise de liquidité de l’été 1914 – comme le montre bien Bertrand Blancheton. Fin connaisseur du système bancaire américain dans sa dimension historique, D. Lacoue-Labarthe livre une nouvelle étude des réformes bancaires aux États-Unis à l’issue du krach de 1929, qui revoit à la baisse l’efficacité du Glass Steagall Act et il perçoit même dans les réglementations mises en place le possible accroissement de risque systémique ; mais en revanche, il réévalue les innovations en matière de sauvetage bancaire qui ont été mises en œuvre à cette époque par la Federal Reserve Bank (Fed) ou le Trésor américain. Pour sa part, Jézabel Couppey-Soubeyran prolonge l’analyse et intervient dans le débat actuel sur la séparation des activités bancaires pour nuancer le bilan des mesures prises dans les années 2010 dans les grands pays développés. Tandis que deux études entrent en résonance sur la longue durée : Sophie Brana met au jour l’évolution des missions de la Fed depuis sa création en 1913, entre stabilité financière et stabilité monétaire. Côté français, Pierre-Henri Cassou s’interroge sur l’évolution de la réglementation bancaire depuis 1945 en se plaçant du point de vue des types d’intérêts qui sont défendus – intérêts particuliers ou intérêt général – et qui ont évolué du fait de l’internationalisation des normes prudentielles.
307 Dans la troisième partie, de loin la plus importante, sont abordées les conséquences des crises bancaires et financières sur le comportement des agents sous deux aspects. Il s’agit, d’une part, de mettre en lumière des aspects positifs des crises qui poussent à l’innovation, d’autre part, d’analyser de manière critique l’évolution des modèles et des pratiques des banques centrales au fil des crises. Michèle Leclerc-Olive livre ainsi une réflexion théorique sur les anticipations et l’incertitude des experts et des responsables dans leurs stratégies. JMF propose un examen critique des différents accords de Bâle depuis leur création en 1988 en approfondissant l’analyse sur ceux de Bâle III mis en place à partir de 2008 et dresse un bilan en demi-teinte de leur application réelle. Dominique Plihon, quant à lui, opère un premier bilan des réformes bancaires opérées après la crise récente, plus que mitigé. Bref, il est difficile de trouver la bonne mesure des réglementations bancaires et financières, qui s’avèrent inefficaces, soit contournées ou limitées par les acteurs du système soit parce qu’elles ne sont plus adaptées à un contexte politique et économique en constante évolution. Mais ne s’agit-il pas avant tout de s’assurer la confiance des agents ? C’est ce que pense William Marois qui livre ses réflexions sur la confiance « fondement essentiel du fonctionnement monétaire et économique de la société ».
308 Toutefois, plusieurs auteurs analysent de manière plus positive les régulations bancaires dans le temps et l’espace : qu’il s’agisse de l’identification des risques systémiques de la Fed grâce à la loi Dodd-Frank selon Jérôme Stein, ou de l’évolution des règles de la politique monétaire menée depuis 40 ans en Europe – règle versus discrétion – puis crédibilité versus confiance (Edwin Le Héron). La crise de 2007-2008 a de nouveau fait évoluer les pratiques des banques centrales et remis en cause le cadre dominant. Ainsi selon Christian Bordes, la politique de la Banque centrale de Suède, la Riskbank, lors de la crise des années 1990 donne l’exemple d’une stratégie réussie, qui a privilégié une politique monétaire « conventionnelle » et modéré l’usage d’une politique prudentielle.
309 La quatrième partie s’attache à décrire des cas particuliers de politiques monétaires localisées ou spécifiques. Patrice Baubeau décortique le circuit monétaire hors banque centrale élaboré par le Trésor français depuis les débuts de la IIIe République jusqu’à la fin de la IVe. Jean-Pierre Duprat se penche sur les innovations techniques mises en place par l’Union économique et monétaire depuis 2007 et met au jour l’absence de légitimité d’approches trop technocratiques. Lui fait écho le chapitre d’Elisabeth Paulet qui montre que l’application de Bâle III aux banques canadiennes s’est avérée efficace. L’étude d’Andy Molineux, qui plaide en faveur de la création de banques coopératives et mutualistes britanniques, complète le panorama européen. Deux autres études s’attachent à des pays émergents. En s’appuyant sur des données issues de banques commerciales indonésiennes, Wahyoe Soedarmon, Philippe Rous et Amine Tarazi démontrent, équations à l’appui, que la gouvernance de ces banques pèche par auto-intéressement des dirigeants. Delphine Lahet s’interroge sur la pertinence de l’application des accords de Bâle (II ou III) aux systèmes bancaires des pays émergents.
310 La dernière partie du livre est consacrée au « héros » de l’ouvrage, D. Lacoue-Labarthe, qui donne là une présentation thématique de ses principales publications, somme impressionnante tant par le volume que par le large spectre des travaux qu’il a entrepris depuis plus de 40 ans. En guise de conclusion, le dialogue entre un historien économique, H. Bonin, et l’économiste historien D. Lacoue-Labarthe sur les origines de la crise financière de 2007 met l’accent sur l’absence de consensus entre économistes sur la question et revisite la chronologie généralement reconnue : ainsi pour beaucoup d’économistes, c’est le ralentissement conjoncturel de 2006 qui aurait provoqué la crise des crédits subprimes et non l’inverse. Quant à la crise financière et bancaire, de nouveaux points de retournement sont avancés, depuis la fin 2006 jusqu’en août 2007. L’hommage ici rendu à la chronologie fine ne peut que réjouir l’historien(ne) !
311 Le lecteur trouvera matière à réflexion dans cette mosaïque de travaux qui a le mérite de rassembler des approches multiples issues de travaux d’économie bancaire, d’économie financière ou monétaire, sans oublier les approches historiennes. Certes, les efforts entrepris pour dégager des types de crises, des causalités diverses, ne peuvent empêcher la juxtaposition des analyses plutôt que leur croisement – ce que déplorent les auteurs. L’enchaînement des facteurs déclenchants apparaît complexe et peu transposable d’une crise à l’autre, d’un système bancaire à l’autre. D’où l’embarras pour trouver la « bonne régulation ». D’où la difficulté également pour les acteurs de s’y retrouver dans le maquis des recherches académiques et de dépasser leur seule mémoire collective des crises. D’autant que les passerelles entre le monde de la recherche et le monde réel sont étroites, ce qui pose la question non seulement de la médiatisation, mais aussi de la crédibilité des travaux historiques auprès des décideurs. Pour que le regard de ces derniers ne se limite pas à une bienveillante et courtoise attention, la création de missions historiques au sein des banques permet d’organiser le dialogue entre des hommes et femmes qui ne se rencontrent guère dans leur métier respectif. Plusieurs ont déjà vu le jour et, en ces temps de crise, devraient sortir de la pénombre.
312 Laure Quennouëlle-Corre
Laurent Martin (dir.), Les Censures dans le monde xix e-xxi e siècles, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2016, 381 p.
313 Issu d’un colloque qui s’est tenu à Paris en février 2014 à l’initiative de Laurent Martin, cet ouvrage entend « adopter une vision très large des phénomènes censoriaux » à l’époque contemporaine tout en s’interrogeant « sur les distinctions nécessaires qu’il convient d’opérer entre eux » (p. 12). Les articles de synthèse et les études plus pointues qu’il rassemble analysent la censure dans toutes ses dimensions : ses objets (imprimés, images fixes et animées, jeux vidéo, musique, Internet), ses acteurs, ses modalités d’application, les discours qui la justifient, les réactions qu’elle suscite, sans oublier l’autocensure… Une autre caractéristique de cet ouvrage est sa perspective transnationale avec des textes qui portent sur l’Europe (Allemagne, Espagne, France, Italie, Royaume-Uni, URSS), les Amériques (États-Unis, Québec, Argentine, Brésil, Cuba), mais aussi l’Asie (Chine, Japon), l’Afrique et le monde arabe. On soulignera également son approche pluridisciplinaire avec des contributions qui ont pour auteurs, entre autres, des historiens, des sociologues, des politistes, des littéraires ou des spécialistes en information-communication, français et étrangers. Au total, ce recueil contient vingt-cinq textes – dont six en anglais – rassemblés en trois parties : les censures dans les régimes pré-démocratiques (xix e et xx e siècles), les censures dans les démocraties libérales (xx e et xxi e siècles), les censures dans les régimes autoritaires et totalitaires (xx e et xxi e siècles).
314 On constate d’abord que la censure se narre souvent sur le long terme. Créé au xvi e siècle, l’Index romain publie sa dernière édition en 1948 et ne sera supprimé qu’en 1966, après avoir condamné bon nombre d’œuvres et d’auteurs. En France, la censure des caricatures a continué de s’appliquer jusqu’en 1881, celle du théâtre jusqu’en 1906, les autorités politiques craignant tout particulièrement les effets nocifs des dessins satiriques et du spectacle théâtral sur la fraction la moins éduquée de la population, considérée comme influençable et prompte à s’enflammer. En Grande-Bretagne, où la période victorienne a été marquée par une sévère répression à l’encontre de la littérature jugée pernicieuse – notamment les traductions d’auteurs français tels que Flaubert, Zola et Maupassant –, il faudra attendre 1968 pour voir l’abolition de la censure dramatique. Au Québec, la censure cléricale a sévi pendant plus de cent ans, de 1840 jusqu’à la « Révolution tranquille » qui amorce un processus de laïcisation du Canada français dans les années 1960. La liberté d’expression a donc été bien souvent un long cheminement et l’approche comparative que permet cet ouvrage soulève notamment la question de l’évolution des sensibilités vis-à-vis de la censure, des seuils de tolérance en matière d’expression des idées et des croyances. On voit aussi qu’à la censure préalable ont souvent succédé des formes de censure a posteriori et que la censure de l’État a fait de plus en plus place à des actions menées par des associations ou par des groupes d’intérêt.
315 Plusieurs contributions traitent des politiques de censure dans les régimes autoritaires ou totalitaires : l’Italie mussolinienne, les régimes militaires brésilien et argentin, l’URSS, Cuba – qui voit aujourd’hui son système de censure et de répression se fissurer –, la Chine, le monde arabe et le continent africain. Autant de pays où les médias, les écrivains et les musiciens doivent sans cesse ruser avec des formes de censure directe ou indirecte. Mais la censure a sévi également et continue de sévir, de façon plus insidieuse, dans nos sociétés démocratiques. Les télévisions des démocraties européennes ont connu des systèmes de contrôle et de censure de leurs programmes jusqu’aux années 1980. En France, où la censure cinématographique s’est mise en place dès 1916, les interdictions totales et les coupures dans les films furent particulièrement nombreuses du milieu des années 1960 au milieu des années 1970. Aux États-Unis, on observe des formes subtiles de restriction à la liberté d’expression – pourtant garantie par le premier amendement de la Constitution –, ceci au nom de la sécurité nationale, de la préservation des secrets d’État ou de la défense des valeurs morales. Au Japon, le pouvoir politique entend contrôler non seulement les contenus des manuels scolaires mais aussi limiter la liberté et la parole des enseignants, et l’on peut craindre que les lobbys nationalistes et révisionnistes ne parviennent à leurs fins. En Europe, la Cour européenne des droits de l’homme contribue, depuis plus d’un demi-siècle, à faire évoluer les législations et les jurisprudences des États, notamment celles de la France, plusieurs fois condamnée pour des restrictions au droit à la liberté d’expression.
316 Les différentes contributions rassemblées dans cet ouvrage nous rappellent que la censure est à la fois un sujet ancien et toujours d’actualité. Anastasie n’a pas dit son dernier mot. « Reporters sans frontières » en fait le constat chaque année en publiant un classement mondial de la liberté de la presse. Des affaires récentes ont par ailleurs suscité maints débats et de véhémentes critiques, que ce soit celle des caricatures de Mahomet, l’interdiction des spectacles de Dieudonné ou les poursuites engagées contre les lanceurs d’alerte. Parce qu’elle porte atteinte à un principe fondamental, celui de la liberté d’expression, la censure a suscité ces dernières années plusieurs colloques et de nombreuses publications. Pourtant, en raison de son ouverture géographique, ses perspectives transversales et comparatives, cet ouvrage passionnant apporte de nouveaux et précieux éclairages sur un sujet ô combien complexe.
317 Patricia Sorel
Philippe Gumplowicz, Alain Rauwel, Philippe Salvadori (dir.), Faiseurs d’histoire. Pour une histoire indisciplinée, Paris, Presses universitaires de France, 2016, 280 p.
318 « Les savants ont besoin de se faire, de temps en temps, les historiens d’eux-mêmes, de manière à acquérir une petite mesure d’humilité intellectuelle. Un peu d’histoire remet fermement chacun à sa place. […] Nous ne sommes pas des planeurs », écrit l’historien américain Peter Brown dans la contribution qu’il donne à ce volume (p. 45) et qui en résume, très bien le projet.
319 Faiseurs d’histoire n’est pas un manifeste comme pourraient le laisser penser son sous-titre et à certains égards l’avant-propos de l’ouvrage. Les trois co-directeurs en appellent en effet à une insurrection contre le conformisme et ce qu’ils désignent comme « les rentiers de l’histoire ». Si on ne peut que souscrire à ce vœu de voir continuer à prospérer « l’indiscipline » et à promouvoir une histoire comme « aventure intellectuelle » et « mise en danger », disons-le, l’intérêt de l’ouvrage est ailleurs, dans cet exercice demandé à une douzaine d’historien(ne)s français et étrangers de « redescendre sur terre », selon la formule de P. Brown à nouveau. Conclu par une postface du sociologue Pierre Lassave qui tente de repérer les caractéristiques de la communauté que forment les contributeurs, le livre propose une diversité réjouissante de réponses, chacune à leur manière, venant déconstruire la figure figée de l’historien-savant. L’une des réussites du livre est d’avoir mêlé des auteurs plus ou moins célèbres et de générations différentes – sans qu’une liste finale énonce comme souvent leurs titres et travaux. Cette absence a l’avantage de ne pas refermer Faiseurs d’histoire sur l’académisme. On doit néanmoins regretter que sur les treize contributeurs, deux seulement soient des femmes, donnant l’impression que les historiennes seraient majoritairement du côté de l’histoire « grise ».
320 Le projet était audacieux car se publie une abondance de textes d’ego-histoire depuis le célèbre volume lancé par Pierre Nora dans les années 1980. On sait que l’habilitation à diriger des recherches en a fait depuis vingt ans une obligation pour tout chercheur. Les publications de la Sorbonne ont même créé une collection pour accueillir des textes qui relatent les « itinéraires ». Patrick Boucheron l’inaugura, Sonia Combe et Alessandro Fontana y ont notamment publié.
321 Ici c’est un ouvrage collectif qui est proposé qu’il ne faut pas entendre comme la simple collection de textes demandés à des collègues appartenant à la même école – notons cependant, même si cela n’a pas d’incidence directe sur le texte, que les historiens des religions sont majoritaires et qu’il y a une représentation plus grande des médiévistes. Cet ouvrage est collectif au sens où des autoportraits d’historien(ne)s s’y télescopent, cette confrontation produisant des effets de savoir inattendus et riches. On peut regretter que la publication d’un long entretien avec Zeev Sternhell brouille un peu ce dispositif de connaissance, introduisant une autre forme d’écriture de soi – l’entretien – qui est devenue elle aussi un genre à part entière dans les sciences humaines. Reste un ouvrage dont une ligne commune se dessine plus nettement après chacun des chapitres – un texte seulement égare le lecteur vers des règlements de compte académique. Cette ligne claire est moins celle d’un historien flâneur souvent mentionnée, que celle d’un chercheur inquiet et hésitant. Les parcours des historiens sont comme encadrés par ces deux conseils : le premier de Karen Blixen qui clôt le magnifique texte d’Annette Becker et dont le titre est « Monuments aux morts » : « Les chagrins quels qu’ils soient, deviennent supportables si on les met en récit ou si l’on en tire une histoire. » Quant à Jean Lebrun, le seul contributeur à n’avoir pas choisi d’épouser le métier d’historien mais le journalisme culturel rappelle cet autre conseil, énoncé lui par Georges Duby : « N’oubliez jamais l’immense peine des hommes ».
322 Entre ces deux avertissements, s’esquisse donc le portrait pluriel d’une figure, souligne Paulette Choné, qui sait que souvent les historiens affirment pouvoir « conjurer un moment l’ouragan, la prophétie, l’exténuation de la mémoire », alors qu’ils sont les inconsolés d’une perte. Et l’historienne d’insister : « Rares sont ceux qui reconnaissent dans leur pratique une mélancolie, la puissance inactuelle de l’impossible. » (p. 76). C’est cela qu’énonce plus nettement encore Philippe Gumplowicz, en écrivant : « L’écriture de l’histoire pourrait bien être la rationalisation d’un enchantement disparu. » (p. 111).
323 C’est donc un errant qui est donné à suivre dans la diversité des parcours que chacun raconte dans des styles très divers – tantôt métaphorique tantôt très tenu. Guy G. Stroumsa cite ainsi l’aphorisme de Wernher von Braun : « Research is what I am doing when I don’t know what I am doing ». Patrick Henriet l’énonce autrement en écrivant : « À défaut de bien savoir qui nous sommes, nous saurons ce que nous ne sommes pas. Ce n’est pas rien. Ne partant pas de ce qu’il connaît, privé du secours que pourrait lui apporter son identité de moderne, l’historien ne sait donc pas exactement ni ce qu’il cherche ni ce qu’il trouvera » (p. 140). Cette errance mélancolique est jalonnée de rencontres : pour Philippe Gumplowicz, c’est le CERFI, ce laboratoire non-institutionnel quêteur d’écarts des années 70 ; pour Nicolas Hatzfeld, spécialiste du travail au xx e siècle, il y a l’expérience décisive du militantisme et de « l’établissement ». Pour Peter Brown, cette errance a consisté à aller d’un livre à un autre, de bibliothèque en bibliothèque, tandis que Sylvio-Hermann de Francheschi raconte la disparition de son maître, Bruno Neveu, en 2004, et cette absence irréparable.
324 Les treize contributeurs baissent donc la garde et, même lorsque les habitus résistent, livrent des récits qui sont des parcours de vie à l’image de Philip Nord rapportant sa double conversion (à l’histoire et à la France) ou Annette Becker débutant par l’histoire des religions pour arriver à l’histoire des conflits. Il arrive aussi que ce parcours soit moins spectaculaire : de légers déplacements, des petits pas de côté. Qu’importe, ce sont bien des historien(ne)s en mouvement que Faiseurs d’histoire nous donne à lire.
325 Philippe Artières
Emmanuel Droit et Pierre Karila-Cohen (dir.), Qu’est-ce que l’autorité ? France-Allemagne(s), xix e-xx e siècles, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2016, 249 p.
326 Issu d’un séminaire de recherche intitulé « Le pouvoir au quotidien (France, Allemagne, Europe de l’Est, xix e-xx e siècles) » s’étant tenu à l’université de Rennes-II entre 2009 et 2011, cet ouvrage a pour objectif principal de faire émerger des « outils conceptuels utiles pour écrire une histoire sociale de la relation d’autorité à l’époque contemporaine ». Il a été élaboré dans « une logique pluridisciplinaire [où] histoire, philosophie et sociologie politiques [et] science politique » se rencontrent (pp. 4-5). La « définition de travail » de l’autorité (qui constitue le point d’ancrage entre ces contributions) est celle d’Hannah Arendt dans « Qu’est-ce que l’autorité ? », article éponyme à raison : elle ne serait ni « contrainte par la force », ni « persuasion par arguments » (in La crise de la culture. Huit exercices de pensée politique (1961), Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1989, p. 123, cité p. 9). Pour emprunter les mots des éditeurs cette fois, il s’agirait plutôt de « la capacité à se faire obéir d’une autre manière » (p. 9).
327 Pour remplir leur objectif, les auteurs s’y prennent de deux façons. Une première partie des contributions se consacre à faire connaître à un lectorat plus large des outils conceptuels potentiels pour une étude de l’autorité, non seulement pour l’histoire sociale à notre avis, mais également pour les sciences sociales plus largement, tant les possibilités mises au jour semblent grandes. Les trois premières contributions traitent respectivement de « domination » chez Max Weber (Catherine Colliot-Thélène), de « pouvoir » chez Michel Foucault (Michel Senellart) et de « domination » chez Pierre Bourdieu (François Buton). Nous classons également dans cette partie le chapitre de Thomas Lindenberger dont la majeure partie porte sur le concept d’Eigen Sinn. Une seconde partie des contributions entreprend plutôt d’articuler réflexions conceptuelles et étude de cas. Par exemple, Yves Cohen se propose de comprendre les rapports qu’entretiennent une autorité première et dominante et des autorités secondaires dans les usines d’armements dirigées par Eugène Schneider au Creusot-Monceau-les-Mines en Saône-et-Loire en 1899. Cette perspective permet, selon Cohen, de mettre en évidence la lutte permanente entre les différentes autorités en présence et de ne pas aborder la relation d’autorité seulement sous l’angle de sa verticalité.
328 Cet ouvrage constitue un apport crucial à l’histoire de la relation d’autorité car il réussit la difficile tâche de faire dialoguer études empiriques et réflexions conceptuelles, et ce, d’une manière équilibrée à l’échelle de l’ouvrage. En effet, nous constatons une certaine cohérence conceptuelle entre les différentes contributions, en particulier autour de l’usage du concept d’Eigen Sinn. Six contributeurs sur dix l’utilisent ou le mentionnent dans leur argumentation, ce qui constitue, à notre sens, le signe d’une interconnaissance conceptuelle franco-allemande manifeste. Il est donc étonnant de constater qu’une seule contribution individuelle, celle de Quentin Deluermoz, soit une tentative d’histoire comparée et croisée franco- allemande. Entre autres choses, ce que le chapitre de Deluermoz sur les policiers à Paris et à Berlin à la fin du xix e siècle nous offre est, comme il l’écrit lui-même, « un travail de comparaison » (très riche et original à notre avis) qui démontre bien le « poids des historiographies nationales sur les interprétations » (p. 89). Il faut préciser d’emblée que chez chacun des autres contributeurs, une grande sensibilité aux enjeux qui dépassent les frontières de la nation étudiée est palpable. Néanmoins, ces enjeux ne sont généralement pas systématiquement analysés à l’intérieur des contributions individuelles, faisant en sorte qu’un des objectifs de l’ouvrage, à savoir « la confrontation des traditions historiographiques nationales » (p. 21), est atteint à l’échelle de l’ouvrage (en complément d’un travail nécessaire de synthèse de la part du lecteur) et moins à l’échelle des chapitres. En revanche, le lecteur pourra consulter les publications précédentes de certains auteurs (nous pensons entre autres à l’ouvrage d’Yves Cohen, Le siècle des chefs. Une histoire transnationale du commandement et de l’autorité (1890-1940), Paris, Éditions Amsterdam, 2013, 870 p.).
329 Toutes les contributions de cette seconde partie s’occupent exclusivement de la toute fin du xix e siècle et de l’après-Seconde Guerre mondiale. En effet, quatre d’entre elles concernent l’histoire de la RDA, si on compte celle de Lindenberger qui étudie un projet de recherche y utilisant la notion d’Eigen Sinn. Une autre contribution, celle d’E. Droit, concerne les instituteurs en RDA. Il se penche sur les quinze années qui séparent les révoltes du 17 juin 1953 et l’invasion de la Tchécoslovaquie en août 1968 par les troupes du pacte de Varsovie (p. 20). Il constate un affermissement de leur « autorité éducative », leur formation étant de plus en plus solide, et une diminution de leur « autorité politico-idéologique », se manifestant par la persistance d’une attitude distanciée face aux événements marquant cette période, ce que déplorent les fonctionnaires du Parti socialiste unifié est-allemand (SED) et les membres du mouvement Jeunesse libre allemande (FDJ).
330 La Première Guerre mondiale ainsi que la Seconde Guerre mondiale sont donc quasi-absentes de cet ouvrage, n’empêchant pas la sourde présence de l’espace social militaire dans de nombreuses contributions, et ce, sous des formes diverses. Ce que E. Droit identifie comme un « champ lexical très militaire » dans les circulaires émises par les autorités politiques et scolaires du SED (p. 130) se manifeste chez un des contremaîtres est-allemands interviewés par Renate Hürtgen, qui se voit plutôt comme un « soldat de troupe » et non comme un « sous-officier de l’industrie » (p. 151), subissant les directives politiques transmises « d’une voix forte et sèche, comme des ordres militaires » par le directeur général de l’entreprise (p. 156). Dans un autre registre, l’importance de cet espace social se matérialise aussi chez Deluermoz, qui évoque la puissance qu’a l’uniforme militaire pour s’assurer « l’obéissance de tous », civils comme militaires, à Berlin dans la seconde moitié du xix e siècle (p. 103), ce qui n’est pas sans lien avec la « militarisation » de l’uniforme de la police berlinoise après 1848, adoptant le casque et le sabre de cavalerie (p. 93).
331 Ce champ lexical va jusqu’à apparaître dans l’argumentation de certains contributeurs et principalement chez Cohen. « Eugène Schneider se met en personne en ordre de bataille » (p. 209) pour défendre son autorité patronale face à celle, montante, des ouvriers, tandis que l’ingénieur américain Frédérick Taylor « condui[t] une guerre sans arme et néanmoins acharnée » (pp. 213-214) semblable à celle de Schneider, mais aux États-Unis. Comment expliquer à la fois la présence et l’absence de cet espace social militaire dans l’ouvrage ? Car malgré l’importance du « temps de confrontations militaires » dans la transformation de l’autorité au xix e et au xx e siècles, signifiée dans l’introduction (p. 6), aucun chapitre ne lui est consacré. Comme nous l’apprend Emmanuel Saint-Fuscien dans À vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre (Paris, Éditions de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, 2011, 310 p.), l’officier français de la Grande Guerre doit, pour conserver son autorité, démontrer ses compétences et être attentif aux besoins de ses troupes, la punition ne prenant dès lors qu’un rôle secondaire. Ce déplacement est en partie annoncé déjà en 1891 dans un article d’Hubert Lyautey dans la Revue des deux mondes intitulé « Du rôle social de l’officier », article qui a eu d’ailleurs une influence durable dans le secteur industriel français (Y. Cohen, Le siècle des chefs, op. cit., pp. 32 ; 47-48).
332 En conclusion, nous ajoutons que l’apport principal de cet ouvrage est de bousculer des habitudes bien ancrées (en sciences sociales mais pas seulement) face au concept « autorité ». Il parvient à équilibrer les dimensions conceptuelle et empirique et à arriver à des propositions fécondes, évitant ainsi les oppositions simplistes comme « dominés / dominants », ou « révolte / soumission ». Il est clair que cet ouvrage marque un renouveau conceptuel dans ce champ, renouveau qu’il faudra suivre avec attention.
333 Jean-Philippe Miller-Tremblay