Couverture de RHIS_152

Article de revue

Comptes rendus

Pages 413 à 489

English version

Catherine Grandjean, Christophe Hugoniot, Brigitte Lion (dir.), Le Banquet du monarque dans le monde antique, Rennes, Tours, Presses Universitaires de Rennes, Presses Universitaires François-Rabelais, 2013, 550 p.

1 La parution quasi simultanée du Banquet du monarque dans le monde antique et d’À la Table des rois. Luxe et pouvoir dans l’œuvre d’Athénée témoigne du dynamisme des recherches actuelles dans le domaine de l’histoire de l’alimentation antique. Issus des travaux collectifs du CeTHiS, réunissant des enseignants-chercheurs de l’université François-Rabelais de Tours, ces deux volumes prennent place dans la collection « Tables des hommes » éditée avec le soutien de l’IEHCA. Le banquet du monarque est la publication d’un colloque qui s’est tenu à Tours du 25 au 27 mars 2010. Ce gros volume propose un panorama général des rapports entre alimentation et pouvoir monarchique dans le monde antique de l’Orient ancien au monde gaulois, servant ainsi de cadre à l’étude centrée sur l’œuvre d’Athénée qui a été le point de départ des travaux du CeTHiS. L’ensemble des études présentées dans le premier volume s’appuie sur une historiographie largement renouvelée depuis la dernière décennie du XXesiècle, envisageant l’alimentation aussi bien comme un objet d’histoire économique et sociale, d’histoire religieuse, d’histoire culturelle que d’histoire du politique. Si Le banquet du monarque se rattache évidemment en premier lieu à cette dernière, aucun des autres aspects n’est laissé de côté dans cet ouvrage qui propose un utile panorama historiographique par aire géographique dans l’introduction de C. Grandjean, Ch. Hugoniot et B. Lion, complété par une riche bibliographie en fin de volume. Le plan thématique permet quant à lui de ne pas séparer les études sur les Assyriens, les Babyloniens, les Grecs, les Romains, les Étrusques et les Celtes, en proposant aux lecteurs spécialistes des uns et non des autres un comparatisme stimulant.

2 La première partie de l’ouvrage s’attache aux représentations politiques en œuvre dans les banquets du monarque. Dominique Charpin détaille l’organisation des banquets auxquels prend part le roi à partir des archives du palais de Mari en faisant ressortir la hiérarchie de mise dans la société mésopotamienne du début du IIe millénaire av. J.-C. C’est davantage au comportement du roi au banquet que s’intéresse Vincent Azoulay en étudiant trois figures bien connues de la littérature grecque : le pharaon Amasis chez Hérodote, Cyrus l’Ancien chez Xénophon et Antiochos IV chez Polybe, cité par Athénée et Diodore. Comme le souligne V. Azoulay à propos des rois, c’est par rapport au banquet civique que doit se comprendre le banquet du tyran étudié par Gerbert-Sylvestre Bouyssou à travers un corpus littéraire. Ce lien entre définition du pouvoir et pratique du banquet se retrouve dans le monde romain, aussi bien dans l’analyse des formes du banquet imposées par Tarquin le Superbe, telles que les étudie Annapaola Zaccaria Ruggiu à travers un corpus littéraire et iconographique, que dans l’anecdote rapportée par Dion Cassius sur le « banquet macabre » de l’empereur Domitien analysé par Manuel Royo. Du roi à l’empereur, ce sont ses rapports à l’aristocratie qui sont mis en scène dans le banquet. Les rapports entre la table et le pouvoir dans l’Antiquité tardive sont au centre de l’article de Sylvie Crogiez-Pétrequin.

3 La deuxième partie intitulée « Contacts et héritages » a une unité géographique qui permet de bien mesurer les évolutions. Le banquet perse est au cœur de trois articles aux approches complémentaires : Gautier Tolini étudie l’approvisionnement de la table de Darius le Grand à travers des archives privées de Babylonie ; ce sont les modèles culturels qui sont au centre de l’analyse, menée par John Wilkins, des citations concernant les Perses dans l’œuvre d’Athénée ; Laurent Capdetrey s’intéresse quant à lui à la définition du pouvoir royal transmise par le banquet, en comparant l’institution perse de la « table du roi » aux pratiques hybrides d’Alexandre puis des rois hellénistiques. C’est moins sur le plan institutionnel que culturel que se place l’étude de Charlotte Lerouge-Cohen sur les banquets des Arsacides connus par des citations de Posidonios chez Athénée.

4 La troisième partie s’intéresse aux commensaux, en particulier aux questions de hiérarchies. Pierre Villard étudie grâce au croisement de sources textuelles et iconographiques les participants aux banquets des rois néo-assyriens. Konrad Vössing s’interroge sur les pratiques distinctes qu’Alexandre propose à ses commensaux orientaux ou macédoniens, à travers une analyse minutieuse du « banquet de la proskynèse » voulu comme une synthèse par Alexandre, mais qui n’a pas été accepté par les Grecs. Christophe Badel présente le banquet privé aristocratique comme un théâtre de la compétition sociale.

5 Dans la quatrième partie, le luxe de la table permet aux auteurs de s’interroger sur la dimension royale du banquet. Irene J. Winter s’intéresse à l’idéologie royale assyrienne fondée sur une rhétorique de l’abondance qu’elle piste dans les textes et les bas-reliefs du IXe et VIIIe s. av. J.-C. Andrew Dalby propose une comparaison des denrées du « repas du roi » perse attestées pour le Ve av. J.-C. aux sources du luxe de Salomon mentionnées dans le texte biblique. Francis Joannès analyse les rapports entre la table royale et la table des dieux dans les documents d’époque néo-assyrienne et néo-babylonienne. Sylvia Milanezi s’interroge sur l’identification possible de Caranos avec un roi macédonien en analysant la richesse du banquet dans la lettre gastronomique d’Hippolochos citée chez Athénée.

6 La dernière partie rassemble des articles qui portent une attention particulière aux sources matérielles, qu’il s’agisse des sources archéologiques d’époque mycénienne utilisée par Cynthia W. Shelmerdine pour décrire les relations sociales à l’œuvre dans les festins mycéniens, des vases corinthiens qui permettent à Alexandre Carneiro Cerqueira Lima d’étudier les rapports entre banquet et kômos sous les Cypsélides, des sources iconographiques mobilisées par Natacha Lubtchansky dans sa comparaison entre culture grecque et culture étrusque du vin, ou des fouilles de divers sites d’époque gauloise (IIe-Ier s. av. J.-C.) passées en revue par Stephan Fichtl dans son étude sur les « sites à banquets ». Il revient à Françoise Thélamon de conclure ce riche ouvrage.

7 Un des grands intérêts du livre repose sur la variété des sources mobilisées, et le soin porté par certaines communications à croiser les diverses données ou à relire de façon extrêmement minutieuse des passages littéraires bien connus. Au total, le lecteur a accès à une vraie synthèse des connaissances actuelles sur le banquet antique, dépassant parfois le sujet du banquet royal. La diversité des études permettra à chaque lecteur de choisir un autre parcours que celui proposé par les éditeurs. Je voudrais en suggérer deux qui me semblent liés, celui du corps du roi et celui de la construction de l’autorité royale. Ces deux questions affleurent dans de nombreux articles et pourront largement trouver un écho dans l’historiographie récente. Elles invitent à ne pas seulement prendre en compte les représentations du pouvoir, mais à comprendre le temps du banquet comme celui d’une performance où se ré-institue à chaque repas l’autorité du roi. Ne pas admettre l’autorité comme une donnée inhérente à la fonction mais comme le résultat de pratiques quotidiennes qui façonnent les formes de pouvoir attachées à chaque tenant de cette fonction est une piste de réflexion engagée pour d’autres périodes de l’histoire. Si la nature des sources de l’histoire ancienne limite l’enquête dans bien des directions, la richesse et la diversité des sources sur le banquet, qui soulignent combien ce moment était un objet d’attention particulière des Anciens, en fait un lieu propice à cette étude, à la fois parce que le banquet est une pratique régulière, mais aussi une pratique qui met en contact direct les participants. On sera alors sensible aux éléments du protocole, à l’organisation matérielle et à la description physique des commensaux, autant de sujets qui reviennent dans les articles du volume. Plusieurs d’entre eux soulignent la tension qui existe entre la distance ou la proximité au souverain. Distance ou proximité peuvent se lire dans les places occupées, dans les gestes et les attitudes, mais aussi dans les vêtements portés. Ces questions valent pour l’ensemble des apparitions publiques du roi, mais elles revêtent une importance singulière pour le banquet dans la mesure où manger relève de la satisfaction des besoins corporels quel que soit le statut du mangeur. Le corps du roi doit en un sens dépasser les lois physiologiques communes. Quel corps incarne le mieux une autorité royale qui diffère selon les lieux et les époques ? Dans le Proche-Orient ancien ou l’empire perse, la singularité du corps du roi ne semble pas poser problème. Bien que ce ne soit pas le sujet de l’ouvrage, plusieurs articles permettent de se demander si la question ne méritait pas d’être posée en tenant compte du rapport entre la royauté et le sacré. La tension se joue surtout dans le monde grec ou romain où l’horizon civique est plus marqué. Si le corps du roi se distingue moins du corps naturel de ses commensaux, plus amis ou pairs que sujets, il n’en reste pas moins qu’il ne peut se réduire à cette dimension triviale. Un roi qui mange comme les personnages de la comédie antique perd définitivement toute autorité.

8 Karine Karila-Cohen

Catherine Grandjean, Anna Heller, Jocelyne Peigney (dir.), À la table des rois. Luxe et pouvoir dans l’œuvre d’Athénée, Rennes, Tours, Presses Universitaires de Rennes, Presses Universitaires François-Rabelais, 2013, 312 p.

9 Ce second ouvrage publié par l’équipe CeTHiS en 2013 est le fruit d’une réflexion collective menée lors de plusieurs journées d’étude consacrées au banquet royal chez Athénée. Si les thématiques abordées invitent à le lire en parallèle du Banquet du monarque dans le monde antique, la focalisation sur l’œuvre d’Athénée en fait un ouvrage autonome.

10 La division en deux parties (« Luxe et partage » puis « Figures de roi au banquet ») ne me semble pas correspondre tout à fait aux unités qui se dégagent entre des études souvent très approfondies. Même si l’horizon d’étude est bien ce qui se passe à la table des rois, c’est moins le phénomène monarchique que l’œuvre d’Athénée qui est au centre de ces quatre premiers articles. Il faut lire ensemble les deux premières études non seulement pour le thème abordé mais aussi pour la méthode adoptée. Luciana Romeri explique les contradictions apparentes du discours d’Athénée sur le luxe et la magnificence par la place de l’érudition dans les Deipnosophistes. Cette même idée du luxe permet à Jocelyne Peigney de préciser les contours du « modèle homérique » auquel l’auteur se réfère dans de nombreux passages. L’attention minutieuse portée à la construction du texte, au vocabulaire, aux nuances d’Athénée quant aux valeurs du luxe inscrivent ces articles dans le renouveau historiographique actuel de l’analyse des Deipnosophistes. Robin Nadeau et Gerbert-Sylvestre Bouyssou s’intéressent davantage aux effets du luxe qu’à ses valeurs ou sa fonction dans l’œuvre d’Athénée. R. Nadeau étudie le lien entre une vie d’excès et l’obésité du corps du roi, alors que G.-S. Bouyssou s’attache à deux types de personnages, flatteurs et parasites, attirés par la richesse de la table royale.

11 La focale s’inverse dans la suite de l’ouvrage, centré autour de l’idée monar­chique sans pour autant quitter l’analyse méticuleuse des Deipnosophistes. On gagnera à rapprocher l’article de Brigitte Lion de ceux qui, dans Le Banquet du monarque dans le monde antique, traitent non seulement du Proche-Orient ancien mais aussi du monde perse. Avec une grande attention à des corpus de sources variées, B. Lion mobilise les connaissances sur la Mésopotamie depuis le IIIe millénaire av. J.-C. pour étudier les banquets perses du livre IV des Deipnosophistes. L’article d’Andrew Dalby sur le syncrétisme culturel des banquets royaux de Philippe II à Ptolémée II, dont Athénée est une source parmi d’autres, poursuit les réflexions menées dans l’autre volume, par Laurent Capdetrey et Konrad Vössing notamment, sur l’idéologie royale véhiculée dans les différents modèles de banquet (perse, grec, macédonien) que chaque souverain a pu combiner en fonction de sa politique. Les quatre derniers articles se focalisent sur une figure unique de roi en partant de l’étude précise d’un passage d’Athénée pour le replacer dans un ensemble de sources, textuelles ou matérielles, qui permet de caractériser un souverain à l’aune de son comportement au banquet, du type de repas qu’il offre ou des règles alimentaires qu’il impose. Catherine Grandjean, en reprenant l’ensemble du dossier relatif aux repas à Sparte à l’époque de Cléomène III, livre une analyse de la politique du roi réformateur. C’est en partant de la remarque acerbe d’Arsinoé III, sœur-épouse, sur les lagynophories organisées par Ptolémée IV, rapportée par Ératosthène cité chez Athénée, qu’Olivia de Oliveira Gomes s’interroge sur le pouvoir de ce souverain lagide en parcourant l’historiographie ancienne et contemporaine tout autant que la sociologie du don. Antiochos IV est une autre figure royale connue par une tradition antique négative. Ce roi séleucide est au centre de l’article d’Anna Heller qui compare les citations par Athénée, Diodore de Sicile, Tite-Live et Plutarque d’un passage perdu de Polybe relatif aux fêtes de Daphnè en 166 av. J.-C. Sa reconstitution de la source polybienne lui permet de souligner l’originalité d’Athénée pour lequel il ne s’agit pas de légitimer la conquête de la Grèce par Rome, mais de comparer les monarchies séleucide et lagide. Si l’article traite longuement de la construction du texte, il s’agit bien in fine de s’interroger sur ce que le comportement du roi au banquet dit de la puissance royale. Athénée est donc à la fois étudié comme auteur et comme source, selon le joli mot de l’introduction générale de l’ouvrage (p. 15). Le livre se termine par l’étude de Jean-Christophe Couvenhes portant sur deux passages de Socrate de Rhodes cités chez Athénée et relatifs aux banquets donnés par Cléopâtre en Cilicie et Antoine à Athènes, passages que l’on peut rapprocher de la Vie d’Antoine de Plutarque. L’article s’attache en particulier à la mise en scène des banquets visant à mettre l’accent sur l’identification de Cléopâtre à Aphrodite et d’Antoine à Dionysos. Cette dimension religieuse, tout comme les cadeaux offerts par Cléopâtre à Antoine et ses proches, traités en philoi, ou le parallèle qui est fait entre le séjour à Athènes du Romain et celui de Démétrios Poliorcète à la fin du IVesiècle av. J.-C., permet d’intégrer ces passages au modèle du banquet royal hellénistique.

12 L’ouvrage intéressera les spécialistes d’Athénée qui y trouveront les acquis de l’historiographie récente, tant dans l’attention à la construction de l’œuvre, que dans sa contextualisation. Il intéressera aussi les spécialistes des pratiques de table, mais surtout ceux qui étudient le phénomène monarchique en pays grec, en particulier à l’époque hellénistique qui a la part belle dans cet ouvrage. Cela tient sans doute aux horizons historiographiques divers auxquels appartiennent les contributeurs de l’ouvrage qui se sont penchés, ensemble, sur un sujet précisément délimité.

13 Karine Karila-Cohen

Maria Teresa Schettino, Antonio Gonzales (dir.), Dialogues d’histoire ancienne. Supplément 9, Besançon, Presses Universitaires de Franche-Comté, 2013, 258 p.

14 Ce supplément des Dialogues d’Histoire Ancienne est consacré à la publication des actes de la rencontre scientifique des 23 et 24 mars 2012 qui s’est tenue à Mulhouse, organisée conjointement par Maria Teresa Schettino (Université de Haute Alsace) et Antonio Gonzales (Université de Franche-Comté) dans le cadre du projet SoPhia (Société, Politique, Histoire de l’Antiquité) associant l’Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité (ISTA-Université de Franche-Comté) et l’UMR 7044 – Archimède (Université de Strasbourg).

15 Dans une introduction très ramassée (pp. 9-13), les deux éditeurs précisent les problématiques scientifiques autour desquelles ils ont conçu cette première rencontre du programme SoPhia : une réflexion sur les notions d’identité et de constructions identitaires, non pas à partir des discours endogènes propres à un groupe, mais à partir du point de vue de l’altérité, que ce point de vue soit accepté ou rejeté, voire réinterprété. L’originalité de la démarche tient surtout au fait qu’il s’agit d’examiner le point de vue d’une altérité vaincue sur son vainqueur dans le cadre de l’activité diplomatique qui précède et suit le conflit.

16 L’ouvrage se divise ensuite en trois parties dont la première porte sur les interrelations culturelles et politiques. La contribution d’Arianna Esposito et Airton Pollini (pp. 17-38) ouvre cette partie en s’intéressant aux relations interculturelles en Grande Grèce. Sont étudiées tour à tour la construction d’identités grecques occidentales, l’opposition entre Sybaris et Crotone puis les tombes lucaniennes de Poseidonia. Les auteurs concluent, à partir de ces exemples, qu’au final la construction identitaire en Grande Grèce est multiple et ne peut se résumer à une opposition Grecs versus non Grecs. Daniel Battesti (pp. 39-57) s’intéresse ensuite à la paix de Nicias chez Thucydide et pose la question de l’intervention privée dans l’activité diplomatique. Malgré la qualité scientifique indéniable de cette contribution, on s’interroge néanmoins sur le lien avec les problématiques de l’ouvrage. Leonhard Burckhardt (pp. 59-76) revient au cœur du sujet dans une communication tout à fait passionnante portant sur les rapports entre Rome et les Juifs après la conquête de la Palestine par Pompée. Si une partie de l’élite juive s’est rapidement adaptée à la nouvelle réalité politique que constituait la domination romaine, les Hasmonéens, néanmoins, ont tenté de s’en libérer. Surtout, L. Burckhardt montre comment certaines sources apocryphes (le Pesher d’Habakuk, les Psaumes de Salomon, le troisième livre des Oracles sibyllins) ont réinterprété les événements pour qu’ils correspondent à leur vision du monde et pour faire de la défaite militaire un dessein divin. C’est à Dion Cassius qu’est consacrée la contribution suivante. Marie-Laure Freyburger (pp. 77-90) se penche, en effet, sur la méthode de travail et les objectifs de celui que l’on pourrait considérer, selon elle, comme « le dernier des historiens grecs de Rome » (p. 77). Agnès Molinier Arbo (pp. 91-111) clôt cette première partie avec une contribution sur la convergence d’intérêts mise en scène par l’auteur de l’Histoire Auguste entre le Sénat romain et les cités de l’Empire dans les vies des Gordiens et de Tacite. Elle montre que ces vies auraient été le prétexte pour l’auteur de l’Histoire Auguste à se moquer de la vanité des sénateurs romains de la fin du IVesiècle en traitant cette « réaction sénatoriale » du IIIesiècle comme une geste héroïque.

17 La deuxième partie envisage les rapports diplomatiques à travers et au-delà du témoignage polybien. C’est ainsi qu’Andrew Erskine (pp. 115-129) présente l’idée que Polybe se faisait des Romains, insistant sur les différences entre Romains et Grecs attribuées par l’historien grec à leurs coutumes. A. Erskine montre que Polybe attribue les succès romains précisément à deux raisons essentielles : d’une part, l’ordre et l’efficacité de l’armée romaine et, d’autre part, la première place, avant tout autre préoccupation, accordée à l’État. La contribution suivante de John Thornton (pp. 131-150) remet en cause l’idée que l’œuvre de Polybe doit se comprendre comme une théorie politique impartiale. Pour J. Thornton, le but premier de l’œuvre de Polybe aurait été de faire prendre conscience aux vainqueurs romains de la nécessité de traiter généreusement même ses alliés, anciens vaincus, les moins puissants. C’est cette question qui est également au cœur de la contribution de Marie-Rose Guelfucci (pp. 151-172) qui, dans une perspective dialectique tout à fait pertinente, envisage à la fois la question de l’image publique construite par le pouvoir romain et, en corollaire, la perception que pouvaient avoir de cette image publique du pouvoir romain ceux qui lui étaient soumis. M.-R. Guelfucci souligne l’attention portée par Polybe à la mise en scène du pouvoir romain aussi bien dans la société romaine elle-même que dans ses rapports aux autres pouvoirs politiques, insistant sur les enjeux diplomatiques de l’utilisation de l’image et de la parole publique dans la légitimité du pouvoir du vainqueur aux yeux du vaincu (« Tant qu’un impérialisme cherche à garder aux yeux de l’opinion étrangère et de sa propre opinion l’image d’une autorité légitime, la relation politique reste possible » p. 172). La contribution d’Alberto Gandini (pp. 173-189) porte sur l’éloge de la diplomatie du Sénat pendant la Troisième guerre de Macédoine telle qu’elle apparaît dans un extrait diodoréen (n° 339) de l’anthologie byzantine De sententiis qui serait probablement une réécriture d’un passage polybien perdu. Enfin, on doit la dernière communication de cette partie polybienne à Chiara Carsana (pp. 191-204). En s’arrêtant sur le questionnement autour des origines et du développement de l’impérialisme romain dans le Livre Africain de l’Histoire romaine d’Appien d’Alexandrie (et plus incidemment sur les écrits de Diodore), elle met en évidence les liens étroits entre cette œuvre et le récit polybien, notamment pour ce qui concerne l’insistance sur la diplomatie romaine comme facteur d’explication de la réussite de l’impérialisme romain.

18 Les deux dernières contributions, qui forment la troisième partie de cet ouvrage intitulée Aperçus sur la postérité de l’Antiquité, s’intéressent aux questions liées à l’espionnage au XVIesiècle. La communication de Rudy Chaulet (pp. 207-229) évoque ainsi les espions espagnols en Méditerranée orientale, qu’il s’agisse de leur motivation, de leur défraiement ou encore des risques qu’ils prenaient. Enfin, c’est sur l’espionnage technique chez les militaires italiens que se penche Michel Pretalli (pp. 231-249) en évaluant et comparant la prise en compte des sources antiques sur l’espionnage durant le Cinquecento dans les écrits humanistes et dans les écrits des « praticiens » (p. 248) de la guerre.

19 Deux remarques pour finir. Si regrouper toutes les contributions portant sur Polybe donnait nécessairement une cohérence à cette partie, une organisation thématique mêlant les contributions polybiennes aux autres aurait peut-être permis de faire davantage ressortir certains aspects du sujet. Enfin, on regrette l’absence d’une conclusion générale. Mais ces détails n’enlèvent rien à la qualité générale de ce premier volume du projet SoPhia qui laisse présager de stimulantes publications à venir.

20 Audrey BECKER

Xavier Hélary, Alain Marchandisse (dir.), Autour des testaments des Capétiens, Actes de la journée d’étude internationale organisée à l’Université Paris-Sorbonne le 17 janvier 2009, Le Moyen Âge, t. 119, fasc. 1, 2013, pp. 11-129.

21 La revue Le Moyen Âge rassemble, dans son 119e tome, un dossier thématique « autour des testaments des Capétiens », résultat d’une journée d’étude organisée par le Groupe de Recherche « Capétiens » (à cette date GDR « Derniers Capétiens »). Les quatre articles rassemblés ici ne sont que la partie émergée d’un vaste iceberg, puisque ces chercheurs se sont donnés pour but de rassembler et d’éditer – parfois pour la première fois – les testaments des rois capétiens et de leurs épouses, conservés à partir de celui de Philippe Auguste. « Autour » de ce projet d’édition, deux journées d’étude furent organisées, la première en janvier 2007 et la seconde en janvier 2009, dont le présent volume est le reflet.

22 De prime abord, cette démarche de collecte, d’édition et d’analyse pourrait surprendre : que reste-t-il à dire des testaments après les nombreux travaux consacrés à ce type documentaire dans les années 1980 et dont certains sont devenus des classiques (J. Chiffoleau, M. Lauwers, M.-C. Marandet) ? Étonnamment beaucoup, dès que l’on s’intéresse au niveau princier et plus encore dès qu’il s’agit des Capétiens. Hormis Elizabeth Brown et Muriel Gaude-Ferragu, rares sont les chercheurs à s’être récemment saisis de la documentation royale et princière. L’angle retenu dans ce volume est celui de « la piété royale et princière aux XIIIe et XIVesiècles, dans ses permanences comme dans ses évolutions, dans ses principes comme dans ses réalisations » (4e de couverture).

23 Damien Berné choisit de se pencher, sur le long terme, sur les fondations commémoratives prévues à l’abbaye de Saint-Denis par les Capétiens. Aux côtés d’actes spécifiquement consacrés aux fondations royales à tel ou tel établissement, les testaments constituent en effet un observatoire privilégié des fondations commémoratives, « de l’anniversaire à la chapellenie en passant par l’entretien d’une lampe perpétuelle » (p. 11). D. Berné revient ainsi sur la fondation de messes anniversaires royales à Saint-Denis et montre comment cette pratique, commencée par l’abbaye pour entretenir la mémoire des rois de France, fut reprise par ces derniers à partir de Louis VII. La fondation de chapellenies, messes quotidiennes en la mémoire d’un défunt, se fait au contraire à l’initiative capétienne, sous l’impulsion du frère de Louis IX, Alphonse de Poitiers. L’auteur se penche également sur les fondations féminines et souligne, comme E. Brown plus loin dans le volume, le caractère innovant de celles de Jeanne d’Évreux, qui s’affranchit du cadre testamentaire pour entretenir la mémoire familiale et dynastique. Jugée trop incertaine par la reine, l’exécution testamentaire est délaissée au profit d’actes de fondation spécifiques, fruits d’une négociation avec les moines dionysiens, dont les autels sont surchargés par une politique mémorielle capétienne trop foisonnante.

24 Xavier Hélary interroge autrement la mémoire capétienne en analysant pour sa part l’apparition dans les codicilles du culte de Saint Louis, qu’il fixe à celui rédigé par Philippe d’Artois les 18 et 19 août 1298. L’article se donne dès lors trois buts : mettre en avant l’un « des premiers témoignages du culte dont la famille capétienne entoura le nouveau saint » (p. 27), canonisé un an auparavant, explorer la piété de l’un de ses membres et retracer le parcours méconnu de ce prince dans les entourages de Philippe III et de Philippe IV. L’analyse se clôt sur l’édition du testament et du codicille de Philippe d’Artois

25 Elizabeth Brown délaisse pour sa part l’exploitation documentaire des testaments princiers pour se tourner vers la question de leur exécution, au travers de l’exemple de Jeanne d’Évreux. Au cours des quarante-trois années que dura son veuvage, la troisième épouse de Charles IV fut, selon l’historienne, à l’origine d’une véritable « vogue » (p. 58) : l’exécution testamentaire par anticipation, assurée du vivant du testateur. Les liens entre le testament et sa mise en application ne sont en effet pas aussi simples qu’il n’y paraît de prime abord. Louis IX par exemple mène de son vivant, et avant de tester, de vastes enquêtes destinées à restituer les biens qu’il aurait mal acquis, opération confiée par ses prédécesseurs, et par ses successeurs, à leurs exécuteurs testamentaires, après leur trépas.

26 L’édition par Monique Maillard-Luypaert et Alain Marchandisse de deux des testaments de Jean de Bourgogne, bâtard de Jean sans Peur et évêque de Cambrai, et de leurs codicilles vient clore ce dossier thématique. Ces cinq documents mettent en lumière l’usage différencié que l’évêque assignait à ses testaments et à ses codicilles. Si les premiers sont consacrés aux funérailles et à l’élection de sépulture, les seconds servent à organiser la succession entre les nombreux enfants illégitimes du prélat !

27 C’est donc bien au cœur des stratégies individuelles et collectives des testateurs capétiens que ce recueil d’articles invite à se situer. Les reproches que l’on pourra lui adresser résultent de l’intérêt des analyses : on regrette qu’il ne rassemble pas plus de textes, notamment l’ensemble des communications qui furent prononcées en 2007, lors de la première journée d’étude et en 2009, lors de la seconde. Il est également dommage qu’hormis une brève quatrième de couverture, aucune introduction synthétique ne présente le riche contexte, historique et scientifique, dans lesquels ces quatre interventions s’inscrivent. À suivre donc ?

28 Marie DEJOUX

Pierre Chastang, La Ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, 478 p.

29 Pierre Chastang s’est affirmé, depuis ses travaux sur les cartulaires méridionaux, en spécialiste de l’histoire scripturale, position qu’il confirme par la publication de son mémoire d’HDR sous le titre La ville, le gouvernement et l’écrit à Montpellier. Suivant le courant commencé il y a plusieurs années sur la culture de l’écrit (literacy ou Schrifkultur) et marqué par les travaux de Michael T. Clanchy et de Jack Goody, P. Chastang contribue ici à l’étude de la révolution documentaire vécue par l’Occident à la fin du XIIesiècle. S’écartant du monde ecclésial qui avait été l’objet de son premier travail, il inscrit ce deuxième opus dans le cadre urbain en se concentrant sur le cas de Montpellier, dont il révèle le patrimoine documentaire de premier ordre. Adoptant une perspective d’histoire sociale, l’auteur entend dévoiler par une étude minutieuse de la production de documents écrits les rapports de pouvoir entre gouvernants et gouvernés, sur une période s’étalant des années 1180 à 1350. L’une des principales contributions de l’ouvrage est de mettre en lumière l’histoire politique de la ville durant ce « long XIIIesiècle ». Le régime consulaire, qui avait obtenu en 1204 le jus statuendi, entendait justifier de sa capacité à produire des documents d’archives et, dès lors, la place que prenait l’écrit dans l’exercice du pouvoir était devenue toujours plus importante.

30 Faisant suite à une partie introductive présentant le cadre théorique et historiographique de l’étude, ainsi que les principaux éléments contextuels de l’histoire montpelliéraine, la première partie de cette recherche est consacrée aux « écrits et scripteurs » (p. 59), c’est-à-dire aux sources disponibles actuellement dans les fonds d’archives et à ceux qui avaient été à l’origine de leur réalisation et de leur conservation. P. Chastang, en fin archéologue du paysage documentaire de Montpellier, le restitue avec brio. Il se distingue essentiellement en deux ensembles : le « grand chartrier » et le fonds « du greffe de la maison consulaire ». L’étude des processus et des conditions de conservation des archives montpelliéraines a dévoilé un phénomène rarissime que l’auteur qualifie de « pétrification », engendrée par le choix fait au XIXesiècle de préserver en l’état un certain nombre de fonds, dont le grand chartrier. Ces conditions de conservation ont pu être un frein aux études historiographiques, mais offrent un témoignage remarquable de ce qu’était le classement des fonds d’archives médiévaux (ch. 1). La constitution de ce patrimoine archivistique est l’œuvre des notaires ayant officié à Montpellier durant le Moyen Âge. Se distinguant des juristes plus mobiles, les notaires étaient enracinés dans la ville et se présentaient comme des intermédiaires privilégiés entre l’universitas et le consulat, travaillant auprès d’une clientèle privée, et n’étant recrutés par le consulat que pour une durée limitée, du moins jusqu’au milieu du XIVesiècle. P. Chastang, en étudiant la formation de ces notaires, leur mode de recrutement, leur savoir-faire, leur carrière, présente un tableau nouveau de ce groupe profes­sionnel (ch. 2).

31 La deuxième partie de son travail est, en elle-même, « une histoire scripturale du gouvernement consulaire montpelliérain » (p. 123) puisqu’y sont étudiées la constitution, l’utilisation et la conservation des documents d’archives. L’auteur révèle une évolution dans la gestion de l’écrit, depuis la tenue des registres notariés à la réalisation de véritables livres urbains parmi lesquels les grands et petits thalami et les livres de comptes. Dévoilant chaque étape de constitution de ces livres urbains, de la simple nota à sa copie grossoyée, P. Chastang confirme ici sa grande maîtrise de l’analyse des étapes de production liées à l’évolution d’une culture de l’écrit (ch. 3). Cette évolution est intimement liée aux rapports de pouvoir, la gestion de l’écrit relevant d’un contrôle politique et social auquel elle participe, ce dont témoigne l’intégration progressive des notaires à l’administration consulaire. Le passage d’un « écrit notarial » à un « écrit bureaucratique » est marqué par l’aboutissement de la fonctionnarisation du notariat à la fin du XIVesiècle, à la suite de la prise de pouvoir définitive sur la ville par la couronne française (ch. 4). Livres urbains exceptionnels, les thalami sont ré-envisagés avec précision par une étude détaillée de leur composition, de leurs caractéristiques et des rapports contextuels, notamment politiques, de leur réalisation. Ces livres témoignent d’une rationalisation de la production et de la gestion des documents dans un contexte politique en rééquilibrage (ch. 5). La réalisation de documents suppose une accumulation qui soulève la question des conditions de conservation, relativement bien connues, de ces archives. Les inventaires médiévaux des archives consulaires témoignent d’un rapport pragmatique aux documents, utilisés par les notaires qui en avaient la charge et par les consuls qui pouvaient s’y référer (ch. 6). Ainsi, cette deuxième partie jette-t-elle un éclairage sur l’histoire politique montpelliéraine, dévoilant deux inflexions majeures : autour de 1250, avec l’affirmation du pouvoir seigneurial dans la production de la norme aux côtés du pouvoir consulaire qui cherchait à justifier de ses prérogatives par la composition de types documentaires particuliers, puis, après 1349, à la suite de l’acquisition de Montpellier par la couronne française, période marquée par une bureaucratisation de l’administration visant à imposer un meilleur contrôle de l’autonomie gouvernementale de la communauté.

32 Dans la dernière partie, P. Chastang, en relisant certains dossiers bien connus de l’historiographie montpelliéraine, analyse quatre procédures particulières par lesquelles il démontre que le gouvernement consulaire avait fait de l’écrit un des outils privilégiés de l’exercice de son pouvoir. La diffusion de l’usage de l’écrit s’avère ici propice à la fois à l’émancipation de l’universitas et à son assujettissement, ainsi qu’à la monopolisation de ce savoir par les instances consulaires, garantes de l’autogouvernement de la ville. Parmi ces quatre types de procédures, la mise en liste était, selon l’auteur, favorable à un assujettissement de la population dans la mesure où elle participe à un mécanisme de catégorisation, menant à une dépersonnalisation de l’individu au profit de son appartenance à un groupe social (ch. 7). Deuxième type de procédure abordé au travers du procès Bon Amic, opposant cette famille patricienne au consulat dans la gestion de la place de l’herberie, l’enquête révèle les rapports de pouvoir entre l’universitas dont on recueillait la parole et le consulat qui déterminait, à partir de là, son action. La production de documents écrits sur cette enquête ne consistait pas en une simple retranscription des dépositions des témoins mais bien en une reconstitution de la « vérité », celle promulguée par les consuls au nom du bien commun (ch. 8). L’expertise est aussi l’un de ces moments de rencontre entre le consulat et l’universitas dont il est l’émanation, le consulat demandant l’intervention d’un professionnel du métier afin d’obtenir la résolution de conflits – concernant surtout des denrées alimentaires ou commerciales. Mais l’expertise pouvait toucher le consulat lui-même : en 1326, un mouvement populaire avait réclamé un audit des comptes du clavaire qui exigeait la production d’un document écrit. Si l’affaire n’avait pas eu le succès escompté, elle témoigne de la volonté des « populaires » d’utiliser l’écrit et d’aller à l’encontre de sa monopolisation par le pouvoir (ch. 9). Enfin, l’écrit permettait aussi de communiquer. L’étude de la publicisation orale des décisions consulaires et des chaînes d’écriture engendrées par la procédure des criées révèle les liens fondamentaux entre écrit et oral. La présentation de l’affaire « des 15 000 livres », qui avait engendré des correspondances nombreuses entre le consulat et le pouvoir royal français, démontre la capacité des consuls à produire un dossier afin de protéger leurs prérogatives, que le roi de France entendait mettre à mal – quitte à devoir les monnayer (ch. 10).

33 Ainsi P. Chastang dévoile-t-il comment le consulat montpelliérain avait su faire de l’écrit un instrument de légitimation de sa capacité à organiser le gouvernement de la ville, justifiant de son action au nom du bien commun. L’utilisation de l’écrit avait permis la conservation d’une mémoire commune à la ville, servant d’appui aux décisions consulaires, et l’élaboration de nouvelles formes scripturales témoignant de la construction progressive d’une identité propre à la communauté montpelliéraine.

34 Lucie GALANO

Richard Barber, Edward III and the Triumph of England. The Battle of Crecy and the Company of the Garter, Londres, Allen Lane (Penguin Books), 2013, XXII + 650 p.

35 Les travaux de Maurice Keen et Juliet Vale ont permis de mieux connaître la culture militaire anglaise du XIVesiècle ; la monographie de Hugh Collins sur l’histoire de la Jarretière, parue en 2000, levait aussi de nombreuses incertitudes sur la composition de cet ordre fameux. L’ouvrage de Richard Barber ne poursuit pas les mêmes ambitions, mais parvient à prendre en considération les dernières avancées de la recherche et à les mettre à la portée d’un large public, dans un style agréable et clair, tout en soulignant un certain nombre de points qui n’ont peut-être pas suffisamment été mis en valeur par les spécialistes. Dans une étude qui porte avant tout sur le règne d’Édouard III, R. Barber alterne les développements purement factuels – sur la période de minorité, sur la campagne de Crécy, celle de Poitiers – et des chapitres thématiques sur la culture chevaleresque et militaire. Deux dossiers iconographiques – qui comportent notamment une étonnante représentation (tirée du ms. Egerton 3277 de la British Library) qui montre Philippe V de France transmettre l’épée qui symbolise le royaume de France à Édouard III en armure chevauchant un lion, alors que Philippe VI, en habit civil, semble vouloir se mettre à l’abri –, plusieurs annexes et un index viennent compléter cet ouvrage qui pourra certainement rendre de grands services aux étudiants.

36 R. Barber souligne le rôle politique, social et culturel des tournois, dont il parvient à donner une idée grâce aux récits des chroniqueurs et à la comptabilité financière de l’Hôtel royal. Ce furent sans doute les leçons tragiques du règne d’Édouard II qui incitèrent, presque instinctivement, le jeune Édouard III à se considérer comme une sorte de primus inter pares, refusant le système des favoris, mais conduisant un groupe de magnats et de chevaliers notamment par le biais des divertissements chevaleresques. Lui-même choisit à plusieurs reprises de se montrer dans les tournois comme un simple chevalier du nom de Lionel, dans lequel il ne faut pas voir, selon l’auteur, le cousin de Lancelot, mais le « petit lion », le jeune comte de Chester que fut Édouard avant d’accéder au trône. Ces tournois avaient une forte coloration politique. Ce fut en particulier le cas des tournois londoniens, qui jouèrent un rôle majeur, comme dans les Pays-Bas, dans le rapprochement délibéré des élites civiques et de l’aristocratie terrienne ; mais ils pouvaient également servir à célébrer des victoires militaires, comme celle d’Halidon Hill (1333) sur les Écossais, qui fut suivie de plusieurs tournois qui avaient tout du triomphe romain. L’annonce en janvier 1344 du projet de créer une grande Table ronde, qui aurait rassemblé 300 chevaliers, prend place dans le contexte de la diffusion de la culture arthurienne et vient s’inscrire dans une tradition bien établie dès le second quart du XIIIesiècle. Mais, à l’opposé de sa mère Isabelle, Édouard III n’était pas lui-même grand amateur des romans arthuriens, ayant plutôt une perception « historique » du personnage d’Arthur, par l’intermédiaire de Geoffrey de Monmouth. L’annonce de 1344 fut suivie d’une campagne de constructions au château de Windsor, pour y établir une domus de cette Table ronde. Les fondations de cette domus – dont les travaux furent presque aussitôt arrêtés par la guerre avec la France – ont été retrouvées lors d’une campagne de fouilles en 2006 et témoignent de l’ampleur de ce projet mort-né. À la place, ce fut la refondation en août 1348 des chapelles jumelles de Saint-George au château de Windsor et de Saint-Stephen à Westminster qui signalèrent le désir du roi d’établir des fondations religieuses, dont l’une, celle de Windsor, devait être étroitement associée au patronage de la chevalerie. Il semble que ce soit également entre avril 1348 et le début de l’année 1349 qu’un certain nombre de compagnons furent choisis pour une « compagnie de la Jarretière », dont R. Barber rappelle à juste titre qu’elle ne reçut l’appellation d’« ordre » que sous le règne d’Henri V. Le choix de la jarretière comme insigne de cette compagnie ou fraternité demeure mystérieux, mais elle a bien l’apparence d’un cingulum militiae miniature ; quant à la devise, « Hony soit qui mal y pense », l’auteur suggère d’y voir un écho de la perte de son honneur par la noblesse française à la suite de sa défaite sur le champ de bataille de Crécy. Pour comprendre ce qu’était la compagnie de la Jarretière, il faut la mettre en regard des autres fondations de ce type, et notamment de celles de Jean, duc de Normandie puis roi de France, mais on doit rappeler qu’elle eut la longévité la plus significative, ce qu’il faut sans doute mettre en rapport avec le rôle essentiel joué par ses premiers membres dans les victoires militaires anglaises des décennies 1340 et 1350. Il fallut toutefois la refondation de la compagnie en ordre par William Bruges, roi d’armes de la Jarretière, sous l’égide du roi Lancastre, pour que la Jarretière puisse s’adapter aux nouvelles conditions de la culture militaire du XVesiècle.

37 Frédérique LACHAUD

Theresa Earenfight, Queenship in Medieval Europe, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2013, XI + 356 p.

38 Avant les années 1960, à quelques exceptions près, les historiens n’ont guère accordé d’importance aux reines, malgré l’existence de sources abondantes. Cette lacune est maintenant largement comblée. Dans ce livre phare de la série « Queenship and Power » de Palgrave Macmillan, Theresa Earenfight propose une synthèse des travaux anglophones sur les Queenship Studies réalisés depuis un demi-siècle. Si elle s’adresse d’abord aux étudiants, sa maîtrise des recherches récentes dans ce sous-champ disciplinaire mérite l’attention de tout enseignant ou chercheur voulant se situer rapidement dans la littérature en anglais, et ceci pour toute l’Europe médiévale. Pour quatre périodes, à partir de 400, 700, 1100 et de 1350 à 1500, T. Earenfight propose une thèse simple et claire qui reflète les débats les plus récents des historiens. Toutefois, on est loin d’un manuel aride et schématique. L’a. aime son sujet, ou plutôt ses sujets, et bien qu’elle reproche à raison à certains historiens sexistes du passé d’avoir été « partial, prejudiced and ignorant », elle souffre elle-même de ses propres préjugés. Pour l’a., une femme de pouvoir est a priori compétente, puissante et pleine de ressources ; dans le cas contraire, les fautes qui dictent ce jugement sont plus souvent morales que politiques. Le point de vue de ce livre est également partiel, puisque pour couvrir plus d’un millénaire d’institutions politiques à travers une aire géographique énorme en un peu plus de 250 pages, sa vision des choses (le queenship) dirige l’attention sur certaines institutions (monarchiques) au détriment d’autres manières d’organiser le pouvoir. On aurait pu souhaiter que « l’histoire des reines » soit mieux intégrée dans l’histoire des structures politiques de l’Europe médiévale en général, transformée elle aussi depuis les années 1960. De nos jours, l’histoire sociale des structures de pouvoir englobe non seulement les rois et, oui, les reines, mais également les nobles, grands et petits, les élites locales des villes et des villages, voire les paysans et les rebelles. Les reines ne sont pas les seules qui ont été négligées, et qui ne le sont plus.

39 Les thèses proposées dans ce livre sont solidement ancrées dans la littérature la plus récente. D’abord, à partir de la chute de l’Empire romain occidental, la situation des femmes des chefs de guerre qui commencent à se faire appeler « roi » manque de stabilité. Puisque l’idéal chrétien d’un mariage unique et indissoluble est loin d’être universellement accepté, ces femmes sont importantes de fait, grâce au rôle qu’elles jouent dans les stratégies dynastiques, et grâce à leur proximité au roi, tout en risquant d’être abandonnées pour une concubine. Toutefois, ces premières « reines » ont déjà des alliés : le clergé, qui leur offre une plus grande légitimité grâce à la conversion de leur mari, par leurs œuvres pieuses, par leur renonciation à l’activité sexuelle, ou par leur retraite dans un monastère. Dans l’Empire byzantin, les impératrices disposent très tôt d’une autorité enviable, et l’importance grandissante de la dynastie et du sang impérial permettent à Pulchérie († 453), Sophie († 601) ou Irène († 802) de régner quasiment à plein titre. Pendant ce temps, en Occident, le clergé réussit petit à petit à réduire les possibilités de divorce. Au XIIesiècle, la succession dynastique, mieux établie en tant que telle, passe par la ligne légitime, et la femme du roi devient incontournable, y compris dans la cérémonie royale, et les reines commencent à être couronnées. Ainsi arrive le grand moment des femmes de pouvoir de fait et de droit : Urraca de León-Castille († 1126), Mathilde « l’Impératrice » († 1167), Aliénor d’Aquitaine († 1204), Blanche de Castille († 1252) et Aliénor de Provence († 1291). Dans une dernière section, Th. Earenfight considère la nature transformée, plutôt qu’amoindrie, du pouvoir des reines aux XIVe et XVesiècles. Elle argumente que, bien que les reines soient exclues du pouvoir formel par une monarchie plus bureaucratique et professionnalisée, elles continuent à exercer un pouvoir informel, grâce à leur proximité au roi et leur présence à la cour. Certes, en France au moins, les femmes ne peuvent plus hériter du royaume, mais les femmes qui règnent « de droit » ont toujours été rares. L’existence d’un mari ou d’un fils rassure, même s’il est absent, enfant ou incapable, et une femme gouverne réellement. On assiste ainsi à cette époque au développement d’institutions, comme l’office de la « reine lieutenant » dans le royaume d’Aragon, permettant à une femme de gouverner au nom de son mari. Parfois il est même possible de montrer, par exemple dans le cas de María de Castille († 1458), que la reine exerce son pouvoir en opposition au roi.

40 Th. Earenfight oppose une lecture maximaliste des pouvoirs des reines à la lecture minimale de la littérature pré-féministe. Parfois cette lecture politique nous laisse sur notre faim. Par exemple, comment savoir si une reine profite ou non de sa situation dans le réseau d’échanges entre les dynasties monarchiques de l’Europe, voire de son importance dynastique ? Les reines qui n’ont jamais été femmes de pouvoir ont tendance à disparaître de ce récit. On voit Isabelle de France († 1409) à l’âge de six ans, lorsqu’elle se marie à Richard II d’Angleterre ; mais on ne parle pas de son retour en France, de son mariage au futur Charles d’Orléans en 1406, ni de sa mort en couches à l’âge de 20 ans, trois ans plus tard. Th. Earenfight, à la recherche des femmes de pouvoir, l’oublie dans une liste des reines d’Angleterre dont le mari est mort lorsqu’elles étaient jeunes. On aurait pu admettre que les reines soient parfois les figurantes et non les actrices de leurs vies. Ces critiques peuvent paraître injustes, puisque les défauts de ce livre sont ceux de tous les manuels. Il y a des erreurs ici et là, qu’un relecteur aurait pu rectifier. Henri Ier d’Angleterre ne meurt pas en 1125 mais en 1135, mais ce n’est pas grave, parce qu’il meurt à la bonne date quelques pages plus tard. Quelques bonnes vieilles approximations historiographiques posent leurs problèmes habituels : « la Guerre de Cent Ans » commence à plusieurs reprises dans ce livre, notamment au milieu des années 1350, et continue apparemment sans interruption jusqu’en 1450. Plus ponctuellement, on ne saurait pas en lisant Th. Earenfight que la possibilité d’une régence féminine en Angleterre a été écartée à plusieurs reprises entre le XIIIe et le XVesiècle. Ce n’est pas le « Protectorat » de York, mais la régence de Guillaume le Maréchal, suivie des conseils qui gouvernent au nom du roi pendant les jeunesses de Richard II et Henri VI, et pendant les maladies de Henri IV, qui ont formé un système alternatif à celui de la France.

41 Le vrai problème est autre : la concentration de l’exposé sur un ensemble de phénomènes, le queenship, dirige l’analyse sur des contextes où l’on peut identifier un roi et une reine, voire un empereur et une impératrice. Ainsi, l’Italie et l’Allemagne figurent dans le récit lorsqu’elles connaissent des reines ou des impératrices dont on peut parler, mais disparaissent quand le pouvoir passe aux villes, aux nobles et aux autorités ecclésiastiques. Se concentrer sur les reines risque d’introduire une téléologie monarchique, dans laquelle les pays scandinaves et l’Europe de l’Est sont arriérés jusqu’à ce que leurs structures politiques deviennent plus monarchiques, et un pays comme l’Irlande, en raison de son organisation sociale et politique, a du mal à trouver sa place. L’exposé est plus aisé lorsqu’il se concentre sur l’Angleterre, la France et l’Espagne, voire l’Empire byzantin, tout comme celui des bons vieux manuels. Un demi-siècle de recherches sur les structures politiques médiévales aurait pu permettre de situer les Queenship Studies dans un univers politique plus large et plus varié. Pour l’instant, dans ce livre au moins, elles souffrent toujours de leur splendide isolement.

42 Christopher FLETCHER

Murielle Gaude-Ferragu, La Reine au Moyen Âge. Le pouvoir au féminin, XIVe-XVesiècle, Paris, Tallandier, 2014, 345 p. + 8 p. de pl.

43 Auteur en 2005 d’une étude consacrée aux funérailles princières (D’or et de cendres), Murielle Gaude-Ferragu propose dans cette parution une synthèse sur le pouvoir de la reine de France à la fin du Moyen Âge. Elle s’inscrit dans un abondant courant historiographique dédié au rôle des femmes dans la société médiévale et à l’analyse de leur pouvoir. L’ouvrage se consacre à la période cruciale des XIVe et XVesiècles lorsque les filles sont exclues de la succession à la couronne de France à la faveur des crises dynastiques de 1316 et 1328. Point de reines régnantes comme Isabelle de Castille ou Marie Tudor dans le royaume très chrétien de France, mais des épouses de roi dont les fonctions sont loin d’être nulles. À défaut de régner pleinement, la reine de France exerce un métier dont M. Gaude-Ferragu entend donner les contours. Ce « pouvoir au féminin » profite à la fois des progrès de l’autorité centralisatrice du roi pour lequel la reine joue le rôle de médiateur, et de l’affirmation du culte de la Vierge, véritable reine céleste. Ici-bas la reine de France joue un rôle politique particulier dans une royauté masculine dont l’avenir dépend fondamentalement du sexe féminin pour la perpétuation de son sang.

44 M. Gaude-Ferragu construit sa démonstration en trois mouvements. L’étude débute par l’examen des piliers de la dignité royale féminine : le mariage, la cérémonie du sacre et la (les) maternité(s). Ainsi légitimée devant Dieu et les sujets du royaume, la reine de France peut exercer un rôle dans l’espace public, être véritablement « une femme en politique », titre de la seconde partie de cette synthèse. Sans exercer la réalité du pouvoir et privée du saint chrême, la reine est un acteur politique secondaire et complémentaire, certes, mais nécessaire au gouvernement exercé par le roi. Le droit de grâce, l’art de la négociation diplomatique ou plus simplement le pouvoir d’intercéder entre le roi et ses sujets font partie des missions que la reine de France est ordinairement capable d’assumer. La régence, magistralement exercée par Blanche de Castille au XIIIesiècle, et la tutelle de l’héritier sont en revanche des charges exceptionnelles. Cette forme de pouvoir féminin est le fruit des circonstances et des rapports de force et non le résultat d’une logique juridique intangible. D’ailleurs l’exercice direct du pouvoir par une reine dérange. L’historiographie médiévale n’est pas tendre avec les régentes, que l’on songe à la légende noire de Jeanne de Bourgogne, la « male royne boiteuse », épouse de Philippe VI, ou la détestable réputation d’Isabeau de Bavière coupable d’avoir accepté le honteux traité de Troyes en 1420. La valorisation politique de la reine se lit enfin dans le soin apporté à la mise en scène de la majesté réginale. Les cérémonies exceptionnelles telles que le sacre, les entrées de ville ou les funérailles exaltent la reine de France et complètent le spectacle plus classique qui accompagne ses apparitions publiques ordinaires. À l’heure du trépas, le corps de la reine, si utile de son vivant pour le royaume, fait encore l’objet d’une instrumentalisation politique puisque le corps de la princesse qui a régné aux côtés de son époux est désormais accueilli dans la basilique de Saint-Denis promue nécropole des reines de France à la fin du Moyen Âge.

45 M. Gaude-Ferragu consacre la troisième partie de sa synthèse au « gouvernement symbolique » de la reine de France. L’auteur examine la façon dont la reine manifeste son pouvoir dans la sphère privée de son hôtel et de sa cour, dans ses pratiques pieuses et enfin dans l’exercice de son mécénat culturel. Tous ces domaines sont propices à l’expression des goûts personnels ainsi qu’au rayonnement du pouvoir réginal dans l’espace public. Au sein de sa cour, la reine doit être un modèle de comportement car cette perfection vertueuse profite à tous, illuminant tel un soleil l’ensemble du royaume. Chrétienne exemplaire engagée dans la quête de son salut, la reine de France se distingue aussi par l’exercice d’une charité stratégique faite de dons aux indigents et de fondations d’établissements religieux. Dans l’affirmation de sa piété comme dans le mécénat artistique, la souveraine est un modèle influent, une « ambassadrice culturelle » (p. 235). D’autres princesses de renom, en Bourgogne ou en Bourbonnais, se comportent de manière identique. Mais, agissant ainsi au côté du roi, la reine de France contribue au gouvernement monarchique en associant à l’exercice réel du pouvoir (auctoritas) par le roi, l’image d’une royauté « maternante, médiatrice et protectrice » (p. 259), les trois caractéristiques d’un pouvoir au féminin.

46 Cet ouvrage, simplement construit et clairement rédigé, s’enrichit d’une chronologie rapide des reines de France sous les derniers Capétiens directs et les Valois, d’un livret d’illustrations commentées en couleurs, de notes abondantes et précises, d’une bibliographie sélective ainsi que d’un index des noms de personnes. L’auteur met en perspective la situation du royaume de France à la fin du Moyen Âge en la comparant avec d’autres exemples européens, principalement anglais. La symbiose se fait agréablement entre la présentation succincte mais indispensable des concepts et la narration d’exemples précis et concrets. L’ouvrage, qui veut être accessible au plus grand nombre, remplit l’une de ses promesses initiales, « redonner une mémoire » aux reines de France oubliées (p. 17). Jeanne de Bourbon ou Charlotte de Savoie, assurément moins célèbres que certaines de leurs augustes sœurs en royauté des siècles postérieurs, retrouvent sous la plume de M. Gaude-Ferragu une vie historiographique.

47 Élodie LEQUAIN

Matthieu Scherman, Familles et travail à Trévise à la fin du Moyen Âge, Rome, École française de Rome, « Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome » 358, 2013, 684 p.

48 L’historiographie française s’est engagée avec retard dans l’analyse sociale du monde du travail à l’époque médiévale. Certes des travaux précurseurs, ceux de B. Geremek et M. Mollat puis de J. Le Goff, de R. Fossier et de J. Heers montraient la voie suivie par de récentes études, Ph. Bernardi et C. Vincent par exemple. L’approche du vécu socio-économique des travailleurs reste encore à concrétiser. L’étude de M. Scherman, doctorat réalisé sous la direction de M. Arnoux, entend révéler l’organisation du travail et donc des réseaux sociaux à partir des registres fiscaux (estimi) de la ville de Trévise entre 1439 et 1499 répondant aux exigences de la métropole lagunaire. Cette démarche est tout à fait justifiée à la lecture des résultats obtenus dont l’apport va bien au-delà de la contribution érudite.

49 La ville, environ 10 000 habitants à cette époque, entre dans la sphère de subordination au dominio de la république de Saint-Marc en 1339, et le site devient un carrefour de voies terrestres et fluviales irrigant les espaces agricoles dans l’arrière-pays. Il est possible d’imaginer que cette conjoncture conditionne des pratiques spécifiques au sujet d’une petite ville mais qui offre une abondante documentation décrite dans une copieuse introduction. C’est un des avantages dans ce cas de figure. Des études en italien (G. Del Torre) proposent une présentation générale de ces documents mais ne développent pas vraiment une sociologie historique approfondie et l’analyse détaillée du rythme des marchés à l’intérieur de la cité. Dans le cas présent, la nature sociale d’une politique fiscale exploite la diversité des configurations. Les documents fiscaux, neuf estimi dont huit totalement accomplis, deviennent le point de départ de l’étude du monde du travail autour et au-delà de la cellule familiale ; en cela la démarche suscite l’intérêt du lecteur. Ce fonds d’archives homogènes et délimité chronologiquement facilite le traitement des données en évitant l’échantillonnage disproportionné d’une étude sérielle de grande ampleur. L’ensemble des déclarations est presque intégralement rédigé en langue vulgaire

50 L’ouvrage se décline en sept parties (soit 684 pages avec un appareil de notes important et de volumineuses annexes générales riches d’informations, pp. 481-636). Il présente avec précision la documentation et le soin apporté à la tenue des registres qui servent aussi à orienter la politique générale dans les possessions de Terre ferme. L’a. aurait peut-être pu insister sur la sujétion totale ou l’existence d’une certaine autonomie vis-à-vis de Rialto à une époque charnière de conjoncture chaotique au cours de laquelle les conflits majeurs dans le nord de la péninsule bousculent le quotidien des citadins, « puisque la conjoncture influe sur la propension des Trévisans à présenter une déclaration » !

51 Par la suite M. Scherman annonce la mise en scène des représentations du travail manuel avec la considération qui accompagne ce ressenti dans l’ambiente d’une ville italienne et le maintien de la cohésion sociale. Il fait part de la défiance à l’égard des « travailleurs manuels » qui, pourtant, constituent l’immense groupe majoritaire. La présentation de la valeur travail à la suite de l’apparition d’activités nouvelles est décisive.

52 L’étude de la cellule familiale et de la place des femmes au sein de ce monde laborieux illustre de façon précise et significative une évolution des rapports entre les groupes. Ceci conduit de toute évidence à la quatrième partie qui entre au sein de l’entreprise familiale, structure essentielle du dynamisme économique d’une ville en plein essor, malgré les contraintes fixées par la Dominante. L’a. peut ainsi suivre le parcours patrimonial d’une estime à l’autre d’un grand nombre de familles et les alliances matrimoniales opportunistes en complétant une étude prosopographique toujours plongée dans l’incertitude. Le parcours d’un petit nombre de familles sur plusieurs générations est un temps fort de l’ouvrage par l’établissement de bases de données très utile pour des travaux futurs. La courte période bien renseignée autorise la mise en scène de la rapidité des changements dont le travail est un atout non négligeable, permettant l’ascension sociale et la construction d’un patrimoine.

53 Ne faudrait-il pas expliquer la concentration des activités professionnelles, environ une centaine, quand dans les métropoles toscanes on atteint presque le millier ? Était-ce la volonté de la république de Venise de segmenter les activités de production pour créer une dépendance limitant l’expression de l’autonomie politique ? Alimentation (vin), production textile et négoce de métaux bruts constituent le socle d’activité orienté vers la consommation locale et vers le circuit de flux commerciaux en direction de Venise.

54 Une analyse plus novatrice cherche à définir les rapports entre les communautés de migrants qui se retrouvent « fixés » dans ces registres et la volonté politique des autorités de donner un rôle à chacun dans les familles, d’organiser des zones urbaines fonctionnelles et de fournir des accompagnements solidaires.

55 Pendant soixante-dix ans, courte période qui offre l’avantage de cerner une étude quantitative fiable, nous suivons pas à pas les familles élargies dans leur mouvement et leurs trajectoires au cœur de la société urbaine grâce au travail d’identification de la population silencieuse, essentiellement féminine. Les registres ainsi analysés au plus près offrent une masse d’informations fiables pour évaluer les critères de l’économie urbaine. Il s’agit bien d’une contribution détaillée à la connaissance et à la compréhension de l’organisation du travail en maniant divers outils de l’analyse. Il faut regretter, à cause du silence des sources, l’absence de la mention des conflits au sein de l’atelier ou de la boutique voire dans la recherche des alliances familiales. Cependant, cette riche et dense étude donne un éclairage intense pour pénétrer intra muros dans la ville et dans la maison d’une cité médiévale pendant la dernière moitié du XVesiècle.

56 Bernard DOUMERC

Raúl Estangüi Gómez, Byzance face aux Ottomans. Exercice du pouvoir et contrôle du territoire sous les derniers Paléologues (milieu XIVe - milieu XVesiècle), Paris, Publications de la Sorbonne, « Byzantina Sorbonensia » 28, 2014, 665 p.

57 La thèse de Raúl Estangüi participe à un mouvement de réévaluation de l’époque des Paléologues, qu’une historiographie classique a caractérisée comme une période de déclin économique et social, de morcellement et d’incapacité de la dynastie régnante à faire pièce à la progression ottomane. R. Estangüi s’attache à montrer que le gouvernement des Paléologues a conservé une certaine efficacité pendant toute son existence. Pour ce faire, il utilise principalement les archives des monastères du mont Athos qu’il connaît bien pour faire partie de l’équipe qui en assure l’édition. Ce choix conditionne la perspective de l’ouvrage. R. Estangüi privilégie les explications économiques et sociales dans l’analyse des guerres civiles ou de la réaction des populations à la progression ottomane. Surtout – et c’est la grande originalité de sa thèse – partir des conditions socio-économiques locales permet d’envisager la question de la conquête ottomane à partir de l’analyse du contrôle du territoire par les autorités byzantines. Cette perspective nouvelle permet aussi de porter un nouveau regard sur cette période complexe de l’histoire byzantine. R. Estangüi montre en effet que l’État byzantin a mis en œuvre une véritable politique agraire : avec les mesures de fortification, la relance de l’activité économique est un moyen pour tenir le territoire. Les documents utilisés permettent d’aller à l’encontre d’une idée reçue sur l’Empire des Paléologues : il n’y a pas de forte contestation du pouvoir central par l’aristocratie foncière ; bien au contraire, l’État s’appuie sur les puissants, et son autorité sur le territoire de l’Empire est loin de s’effriter. En revanche, le rétrécissement de l’Empire conduit à de fortes tensions liées à la perte des revenus fonciers, tandis que les États voisins, à commencer par l’Empire ottoman, se consolident et affermissent leur contrôle de leur territoire : stabilité interne et expansion territoriale garantissent la reprise de l’activité agricole et l’amélioration des revenus de l’aristocratie foncière.

58 Le livre s’ouvre par une introduction qui condense les éléments attendus dans une thèse : rappels historiographiques, explicitation de la démarche, rapide examen des sources, choix opérés en ce qui concerne les transcriptions du grec. Ensuite, R. Estangüi articule son propos en trois temps. Une première partie étudie les crises de la première moitié du XIVesiècle sous trois angles : la crise économique et sociale, la crise (ou non) de l’État, les effets de ces crises sur les campagnes. Bien qu’elle soit située hors du cadre proposé, elle est utile à deux titres. D’abord, elle permet au lecteur peu familier de la période des Paléologues de comprendre le découpage chronologique opéré par R. Estangüi. La guerre civile des années 1341-1347 n’est ni la première, ni la dernière, mais elle est à l’origine de déséquilibres qui peuvent mettre en jeu la survie de l’État byzantin. Surtout, ce tableau de l’Empire dans la première moitié du XIVesiècle permet de tempérer la vision traditionnelle du déclin à l’époque des Paléologues et d’avoir une idée plus juste des forces et faiblesses de l’Empire à la veille de la formidable progression des Ottomans en Europe.

59 La deuxième partie, d’inspiration chronologique, étudie la réponse byzantine à la conquête ottomane. Le sursaut byzantin dans les Balkans dans le troisième quart du XIVesiècle est analysé comme le résultat de la politique impériale de reprise de contrôle du territoire, sur un plan militaire mais aussi économique. L’étude de la situation socio-économique de l’aristocratie foncière montre l’ambiguïté de la situation : le rétablissement de l’Empire la favorise, mais la conquête ottomane la contraint de choisir entre la confrontation, qui signifie la guerre et la ruine, et la soumission, qui entraîne paix et prospérité. C’est à cette lumière que sont examinés les troubles civils de la fin du règne de Jean V. La conquête ottomane des Balkans fragilise le groupe social dominant. Le rétablissement de l’autorité byzantine au début du XVesiècle est dès lors perçu comme temporaire, car la situation économique et sociale de l’Empire ne peut plus être rétablie.

60 La troisième partie est une des plus intéressantes. À partir d’un examen minutieux des sources diplomatiques, R. Estangüi montre que, contrairement à une idée reçue, l’autorité du pouvoir impérial sur les territoires de l’Empire ne diminue pas. Contrairement aux périodes précédentes, l’empereur visite les provinces, ce qui montre son intérêt pour le contrôle de son territoire. Le contrôle au quotidien est envisagé au travers de l’administration locale, de l’administration fiscale et de la justice. Il apparaît que l’État byzantin conserve une forte emprise sur son territoire : malgré les guerres civiles et les contestations ponctuelles, l’autorité de l’empereur est plus forte que jamais. Cette partie se clôt par deux chapitres moins bien articulés au reste mais non sans intérêt. Dans le chapitre sur le prélèvement de l’impôt, R. Estangüi met à profit sa connaissance des archives de l’Athos pour dresser un portrait des campagnes byzantines qui complète les études qui ont été faites sur l’économie, la société et la fiscalité rurales aux périodes précédentes. Le dernier chapitre, consacré à la commercialisation des denrées agricoles, montre l’importance du commerce pour l’Empire, au point d’inciter l’État à y trouver des revenus quand ceux de la terre se raréfient. Ici aussi, un retournement de situation prive l’État byzantin de ses revenus, et cet appauvrissement contribue à l’affaiblissement de l’Empire.

61 D’utiles annexes viennent compléter l’ouvrage. Une chronologie générale aidera un lecteur peu familier des événements à se retrouver dans une période riche en péripéties. Une série de cartes permet de mesurer la rétraction de l’espace byzantin et la formidable expansion ottomane. Elles sont complétées par des généalogies des familles régnantes byzantine et serbes. Les autres annexes, plus spécialisées, offrent une première approche des sources qui permet de se repérer dans l’importante documentation mobilisée. Au total, Byzance face aux Ottomans se place dans la tradition des études byzantines françaises par son approche socio-économique fondée sur une exploitation minutieuse des sources, notamment diplomatiques. Cette approche permet de nuancer l’historiographie traditionnelle et de montrer que l’Empire byzantin a tenté de se donner les moyens de faire face à la conquête ottomane et que, ce faisant, l’autorité de l’empereur sur ses territoires, loin de s’effriter, s’en est trouvée consolidée.

62 Renaud Rochette

Théodore Agallianos, Dialogue avec un moine contre les Latins (1442), édition critique, traduction française et commentaire par Marie-Hélène Blanchet, Paris, Publications de la Sorbonne, « Byzantina Sorbonensia » 27, 2013, 251 p.

63 L’édition du Dialogue de Théodore Agallianos se situe dans ce courant historiographique actuel qui réexamine le schisme grec et tente de comprendre les raisons de sa pérennité. Marie-Hélène Blanchet anime ce courant en France : elle a organisé plusieurs journées d’étude à Paris sur ce sujet et publié avec Frédéric Gabriel les contributions à ces journées. Ce travail était attendu.

64 Le travail d’édition de textes est en effet indispensable et permet le développement de la recherche sur les rapports entre les deux Églises, comme sur d’autres sujets concernant l’Église grecque du XVesiècle et la culture cléricale. La parution de cet ouvrage est donc à saluer également en raison de la qualité et la précision de cette édition, l’auteur s’étant entouré de spécialistes comme Brigitte Mondrain qu’elle remercie dans son avant-propos. L’étude codicologique du chapitre I est en effet remarquable. De plus, deux index, l’un pour les noms en latin, l’autre pour les termes grecs, permettent de naviguer commodément dans l’ouvrage.

65 L’édition critique du texte a été établie à partir de deux sources. Le manuscrit Mosquensis graecus 248, tout d’abord, car c’est le seul manuscrit dans lequel le Dialogue de Théodore Agallianos nous a été transmis dans son intégralité. De plus, il a été copié dans l’entourage de cet auteur. Il s’agit donc d’une copie contemporaine. M.-H. Blanchet a dû tenir compte de l’édition qu’en fit Dosithée de Jérusalem en 1705 ainsi que le montre son apparat critique. Il semble que Dosithée ait utilisé le manuscrit de Moscou (ou une copie effectuée à partir de ce manuscrit), comme le montre le remaniement erroné du folio 23, mais cet éditeur a introduit des variantes dues soit à des lectures erronées soit à des libertés qu’il a prises avec ce texte. C’est une justification supplémentaire de cette nouvelle édition puisque le Dialogue de Théodore Agallianos n’a été jusqu’à présent lu et commenté qu’à partir de cette édition ancienne or les variantes indiquées dans l’apparat modifiaient le sens du texte.

66 Le Dialogue de Théodore Agallianos a été rédigé en 1442 dans le contexte de la naissance du courant d’opposition à l’union des Églises signée à Florence en 1439. Cette forme littéraire est peu originale en soi mais se révèle efficace et adaptée à son objectif : convaincre le Byzantin moyen de se joindre à ce courant d’opposition. Certes ce texte a été peu diffusé, en témoigne sa pauvre tradition manuscrite, mais Marie-Hélène Blanchet suggère une diffusion orale de l’argumentaire qu’il contient.

67 Le Dialogue met en scène deux protagonistes, un moine peu cultivé sans doute et un officiel du patriarcat, le hiéromnèmon qui peut être identifié à Théodore Agallianos qui a lui-même occupé cet office. Le premier interroge le second sur le déroulement du concile de Florence et ses conséquences. M.-H. Blanchet met en valeur dans son commentaire tout l’intérêt de ce texte. Les questions débattues lors du concile pouvaient être attendues, or elles apparaissent certes, mais elles ne constituent pas l’essentiel. Théodore Agallianos évite les discours théoriques pour s’attacher à ce qui peut toucher l’auditoire visé. Le moine commence par interroger le hiéromnèmon sur les accusations de corruption à l’encontre de la délégation grecque lors du concile. Cette question apparaît dans d’autres sources contemporaines que M.-H. Blanchet a eu soin d’examiner. Mais ce qui fait l’originalité de l’argumentation du Dialogue est l’importance du thème de la sainteté. L’auteur dénie aux Latins toute aptitude à attirer sur eux les manifestations divines. Il oppose ainsi Mélétios le Confesseur, opposant martyrisé en raison de son refus de l’union de Lyon (1275), à François d’Assise dont il dresse un portrait à charge, inspiré sans doute par sa jeunesse licencieuse. Agallianos en fait même l’amant de Claire. Cette charge virulente contre le saint latin s’explique par la grande popularité dont François jouissait auprès des Grecs mais elle permet surtout à l’auteur d’argumenter sur l’indignité des Latins qui sont devenus hérétiques en raison de l’addition du Filioque. L’auteur dénonce ainsi l’arrogance des Latins qui se croient supérieurs à Dieu et à son message au point de le trahir. Pour les anti-unionistes des années 1440, donc, les Latins ne sont pas simplement des schismatiques, ils sont hérétiques. L’opposition à Rome apparaît ainsi s’être radicalisée après Florence.

68 Il s’agit donc d’un texte polémique même si son auteur tempère parfois ses propos, ne serait-ce que par les objections émises par le moine. Le Dialogue permet ainsi à son auteur d’évoquer les débats qui parcourent alors l’opinion byzantine et il argumente afin d’établir une limite infranchissable entre les orthodoxes et les Latins. Le texte se termine par une violente attaque des Latins qui menacent l’identité byzantine. L’un des intérêts de l’ouvrage de M.-H. Blanchet est en effet de nous plonger dans la société byzantine de la seconde moitié du XVesiècle. Son développement sur la dénomination des protagonistes, remise dans son contexte, est particulièrement intéressant. Le nom de « Grecs », apparu dans les sources latines lors de la naissance de l’empire carolingien, était perçu comme péjoratif par les Byzantins qui se considérèrent toujours comme Romains. Le nom de « Latins » n’apparaît dans les textes grecs qu’au moment de la première Croisade et celui de « Francs » après le sac de 1204. Ce dernier nom est une véritable injure dans la bouche d’un contemporain d’Agallianos. Il s’agit de la part de l’auteur, selon M.-H. Blanchet, d’une manipulation rhétorique visant à confondre identité ethnique et identité religieuse. Le dialogue se termine par une série d’historiettes qui ridiculisent le Franc et résument de façon imagée l’argumentation de l’auteur.

69 Le Dialogue de Théodore Agallianos, édition et commentaire, répond parfaitement au but que s’était fixé M.-H. Blanchet : revisiter le courant anti-latin qui est généralement caricaturé et considéré comme très majoritaire dans la société constantinopolitaine afin d’en explorer les ressorts. Ce texte donne des informations précieuses sur les arguments et les modalités de la propagande menée contre l’Église grecque unie après le concile de Florence. Rédigé au lendemain de ce concile, le texte destiné à convaincre le peuple de Byzance nous immerge par son argumentaire simple dans l’identité byzantine. M.-H. Blanchet prolonge ainsi une réflexion menée depuis plus de dix ans en réexaminant les « valeurs byzantines les plus fondamentales » dont les premiers éléments apparaissent déjà dans son article « La question de l’Union des Églises (13e-15e s.). Historiographie et perspectives » (Revue des Études byzantines, 61, 2003, pp. 5-48) lorsqu’elle évoquait à propos de l’Union des Églises « un choix identitaire ». En évitant de fastidieux développements théologiques, le texte met l’accent sur la religiosité orthodoxe. Ce qui disqualifie en effet le chrétien romain est son inaptitude au sacré, à percevoir comme à attirer sur lui les signes divins. Le franchissement de la frontière entre les deux Églises est donc coupable, selon son auteur, car il est dangereux pour l’identité même du peuple byzantin et les unionistes, désormais dénoncés comme latinophrônes et donc traîtres, doivent être en quelque sorte ostracisés.

70 Claudine Delacroix-Besnier

Marie-Hélène Blanchet et Frédéric Gabriel (dir.), Réduire le schisme ? Ecclésiologies et politiques de l’Union entre Orient et Occident (XIIIe-XVIIIesiècle), Paris, Centre de recherche d’histoire et civilisation de Byzance (Collège de France – CNRS), « Monographies » 39, 2013, 376 p.

71 Le volume d’études ici réunies par Marie-Hélène Blanchet et Frédéric Gabriel se propose de combler un manque, le peu d’attention accordée aux questions ecclésiologiques. Pourtant, réfléchir sur le schisme et les politiques d’union amène à toucher à bien des questions centrales de l’historiographie contemporaine comme la construction des représentations communautaires, des normes, la définition de l’identité et des espaces de frontières. C’est d’ailleurs toute la subtilité de la question qui sert de fil rouge à l’ensemble des contributions : parler de schisme suppose une vision simple, celle d’une unité primordiale soudainement rompue par la déviance d’un groupe (l’autre évidemment) à laquelle il convient de mettre fin par les politiques d’union. Or tout le problème est qu’il est bien difficile de dire à quand remonte le schisme : à l’époque de Photios et à ce premier temps « d’estrangement » entre Églises grecque et latine ? Aux excommunications réciproques de 1054, qui sont assurément une date significative, mais dont les contemporains ne semblent guère avoir pensé qu’elles marquaient une rupture définitive ? À la quatrième Croisade ? Peut-être plus tard encore et à un durcissement des fractures confessionnelles qui ne daterait que du XVIIIesiècle, voire du XIXesiècle ? Il faut être deux pour faire un schisme et on peut aussi bien penser que c’est à travers le débat, la polémique et même les politiques d’union, suivies de leurs contre-réactions, que se forge le schisme. Le choix fait par l’ouvrage est donc d’étudier la formation de ces identités non pas en général, mais à travers une suite de cas particuliers.

72 La première partie s’interroge sur les tentatives conciliaires dans leur contexte. L’article d’Enrico Morini fait un vaste passage en revue de l’union vue par les « anti-unionistes » byzantins pour affirmer que leurs critiques relèvent d’une vision ecclésiale tout à fait typique de l’orthodoxie et qu’elles participent de sa construction identitaire. Toutefois, ces arguments ont quelque chose de paradoxal lorsqu’ils demandent la tenue d’un concile qui est en soi une reconnaissance de la validité de l’autre partie. E. Morini parle donc d’un schisme qui s’est progressivement durci à travers des débats qui ont amené à l’exacerbation de l’opposition des ecclésiologies romaine et orthodoxe. Michel Stavrou fait, dans son étude intitulée « Les tentatives gréco-latines de rapprochement ecclésiale au XIIIesiècle », un exposé synthétique particulièrement clair dont une des qualités est notamment d’insister sur les tentatives ayant précédé le premier concile de Lyon, et en particulier les rencontres de Nicée-Nymphée de 1234. Claudine Delacroix-Besnier fait le point, dans son étude « Les Prêcheurs de Péra et la réduction du schisme », sur un sujet qu’elle connaît parfaitement, le développement d’une polémique sans cesse plus performante contre l’Église byzantine de la part des dominicains de Péra, tout en constatant que le seul résultat fut que chacun en était arrivé à connaître parfaitement les arguments de l’autre et que les raffinements de la position thomiste des dominicains ne réussirent qu’à engendrer une opposition orthodoxe encore plus marquée. Marie-Hélène Congourdeau s’intéresse aux opuscules consacrés à la question du schisme par Nil Cabasilas, textes qui seront au cœur de l’argumentaire utilisé par les Grecs au concile de Florence. Elle peut conclure que Nil Cabasilas fut un homme de conviction, mené par une véritable démarche de recherche de la vérité, à la différence de la vision un peu moins amène qu’en ont diffusée ses adversaires. Sebastian Kodlitz met en parallèle deux lectures du décret d’union du concile de Florence, celle de Ioannès Eugénikos et Juan de Torquemada. La démarche de l’étude est originale : plutôt que de faire l’exégèse d’un commentateur, l’idée est de confronter la vision du frère du principal opposant à Florence, Marc Eugénikos et celle de Juan de Torquemada pour illustrer les grandes lignes de faille entre ecclésiologies byzantine et latine. L’étude de Laurent Tatarenko sur les projets unionistes au sein de la métropole de Kiev, de la fin du XVIesiècle jusqu’au milieu du XVIIesiècle, tente de sortir des réflexions générales pour aborder une réalité locale et observer comment un projet partiel d’union lié à une église particulière, sans vouloir nécessairement mettre fin au schisme dans sa globalité, entraîne tout un ensemble de recompositions, dans un contexte finalement défavorable, aussi bien en raison de l’attitude des orthodoxes que des réalités de l’Église catholique post-tridentine.

73 Le volume étudie dans une deuxième partie l’élaboration des théories doctrinales sur l’union. Luigi Silvano publie un exposé byzantin de la fin du XIIesiècle particulièrement révélateur, qui cherche à expliquer la rupture par les « hérésies italiennes » depuis déjà l’époque de Charlemagne. Or ce traité a connu une diffusion certaine jusqu’au XVIIesiècle et l’Europe protestante. Les deux versions du Traité apodictique de Grégoire Palamas étudiées par Antoni Rigo et Marco Scarpa sont un autre exemple de texte byzantin au destin varié, connu dans la Russie d’Ivan le Terrible puis imprimé en 1627 avec la bénédiction du patriarche de Constantinople Cyrille Loukaris : ce furent ses traités antilatins qui firent largement la réputation de Palamas. Christos Triantafyllopoulos étudie un traité antilatin rédigé par le métropolite Macaire d’Ancyre au début du XVesiècle. L’auteur y fait l’apologie des conciles du premier millénaire et les oppose à la méthode scolastique des Latins, qu’il a pu expérimenter à Paris lors du voyage en Occident de l’empereur Manuel II. Le texte nous montre clairement la méfiance qui existait et les impasses de la méthode suivie par le concile de Florence. Marie-Hélène Blanchet étudie la réaction byzantine à l’Union de Florence à partir des années 1440. Une histoire paradoxale, puisque les opposants à l’Union, en rupture avec l’Église officielle, ont dû, tout en se réclamant de la tradition, inventer dans la pratique une forme d’organisation nouvelle, qui n’en a pas moins permis de refonder le patriarcat de Constantinople après la conquête ottomane. Frédéric Gabriel étudie le parcours d’un traité rédigé par le patriarche de Jérusalem Nektarios publié en Moldavie en 1682 pour répondre à un franciscain espagnol, traité finalement traduit en latin et publié à Londres par un huguenot français exilé.

74 Les dernières études traitent dans une troisième partie le thème de « l’union en question aux frontières ». Christian Gastgeber étudie une collection de textes en faveur de l’Union rassemblée dans un manuscrit rédigé vers 1369 pour le métropolite de l’île de Corfou sous domination angevine. Konstantinos Vetochnikov étudie la politique religieuse des autorités génoises vis-à-vis de l’Église grecque de Caffa au XVesiècle pour constater qu’au-delà des ordres de l’Église romaine cette attitude fut toujours relativement conciliante et qu’elle tenta dans les années qui précédèrent la conquête ottomane de trouver un compromis avec l’institution d’un évêque grec uni à Rome. Dan Ioan Mureşan étudie un cas d’anormalité ecclésiale, celui du patriarcat latin institué à Constantinople après la IVe croisade et les impasses de son destin après son exil en 1261, alors que l’ecclésiologie pyramidale de l’Église catholique ne pouvait qu’être en porte-à-faux avec l’idée d’un patriarcat de Constantinople uni à Rome et puissant. Niki Papaïliaki regarde l’action missionnaire française en Grèce aux XVIIe et XVIIIesiècles et constate qu’il n’y a guère de communion entre les deux confessions, mais simplement la mise au point d’une stratégie conquérante par les missionnaires français. Vera G. Tchetsova montre que la figure du patriarche d’Antioche Macaire III est plus complexe que celle de champion de l’orthodoxie habituellement retenue et que celui-ci sut aussi avoir une position plus souple vis-à-vis de Rome à l’aune de son parcours entre la Russie et la monarchie polono-lituanienne. Enfin, Aurélien Girard met en évidence un autre paradoxe riche d’enseignements sur le rapport entre le gouvernement central de l’Église catholique et les réalités de terrain, le paradoxe des rites orientaux de la fin du XVIe à la moitié du XVIIIesiècle, que les papes ont fini par défendre contre les ardeurs de leurs propres missionnaires qui voulaient les réformer.

75 Thomas TANASE

Luc Guéraud (dir.), La Désuétude. Entre oubli et mort du droit ?, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, « Cahiers de l’Institut d’anthropologie juridique » 36, 2013, 235 p.

76 La désuétude constitue un processus complexe et ambigu, dont la persistance, au sein d’un système juridique dominé par la loi, ne manque pas de faire débat. Si « la doctrine positiviste française est unanime : la désuétude ne saurait entraîner l’abrogation de la loi », il s’en faut de beaucoup que les choses soient aussi claires dans le concret de la vie du droit. Ainsi, au moins jusqu’aux années 1850, les tribunaux ont parfois admis la désuétude d’un texte. Quant au législateur lui même, s’il refuse théoriquement de la reconnaître, il n’a, étrangement, « jamais pris une disposition législative l’interdisant, contrairement à l’Italie, à l’Espagne ou au Portugal qui re­fusent expressément l’abrogation par désuétude dans leurs codes civils du XIXesiècle » (L. Guéraud, p. 20).

77 Face à ces constats et à ces paradoxes, déjà présents en droit romain (qui contenait sur le sujet des injonctions contradictoires), on ne peut que remercier L. Guéraud d’avoir organisé une journée d’étude sur cette thématique. La rencontre, qui a eu lieu le 18 octobre 2012 dans le cadre de l’Institut d’Anthropologie juridique de Limoges, a donné naissance au présent ouvrage. Si l’on doit en louer la publication rapide, conformément aux salutaires habitudes de l’IAJ, on ne manquera pas d’en déplorer les nombreuses fautes et coquilles qui témoignent d’une relecture hâtive du manuscrit.

78 L’ensemble, précédé d’une introduction de L. Guéraud qui présente bien les enjeux du thème, est ordonné selon une progression chronologique, allant des derniers avatars du droit romain (A. Jeannin, « Le code théodosien confronté à la désuétude : les enseignements des interpretationes ») jusqu’à l’époque actuelle, envisagée aussi bien au regard du droit interne (D. Kuri, « La loi du 1er juillet 1901 relative au contrat d’association et son décret d’application à l’épreuve de la désuétude ») que du droit international (V. Saint James, « L’impossible mort de la coutume en droit international »). On peut légitimement s’interroger sur la pertinence d’une telle présentation, qui n’est, au demeurant, ni explicitée ni assumée dans l’introduction. Tous les contributeurs du volume ne s’accordent-ils pas pour considérer que la désuétude existait dans l’ancien droit et qu’elle existe toujours dans le droit positif ? Quel est, dès lors, l’intérêt d’une approche exclusivement diachronique du problème ? Certes, le lecteur se doute bien que l’importance de la désuétude a dû varier au cours des temps. Mais il n’est guère éclairé dans ses intuitions par la succession hétérogène des contributions. Surtout, l’absence d’une étude portant sur la période révolutionnaire et le consulat déséquilibre un peu l’architecture du projet. Une telle analyse aurait sans doute permis d’éclairer au mieux le passage d’un monde juridique à un autre, et donc d’apporter au choix de la progression chronologique une vraie légitimité scientifique.

79 Quant au contenu même de la désuétude, s’il recouvre classiquement les deux aspects, négatif, « de non-usage prolongé » et positif, de « coutume abrogatoire », la variété des significations qui lui sont prêtées par les différents auteurs témoigne à l’envi de la plasticité de cette notion : oubli ou ignorance pour l’un (A. Jeannin), changement de dynastie pour un autre (O. Guillot, « En quoi l’apparition de la dynastie capétienne semble-t-elle avoir entraîné la désuétude institutionnelle et politique de l’époque franque ? »), stratégie herméneutique développée par les juristes dans leurs consultations pour une troisième (M.-C. Lault, « La désuétude dans la science juridique médiévale »), synonyme de coutume, enfin (V. Saint James).

80 Pour autant, malgré la variété légitime de leurs approches, il semble possible de retenir deux apports essentiels de ce groupe d’études. Le premier enseignement à tirer porte sur le caractère relatif et protéiforme d’un phénomène qu’il est impossible de circonscrire à un système de droit particulier. Ainsi, P. Texier, dans une analyse croisée du droit romano-germanique et de la common law (« À propos de la disparition du gage de bataille en Angleterre (1818). Remarques sur la désuétude en système coutumier »), montre très bien que si la structure même de la common law paraît faire obstacle à la reconnaissance de la désuétude (l’ancienneté d’un usage suffisant pour établir sa valeur juridique, indépendamment de la continuité de sa pratique), il n’en demeure pas moins que c’est « du côté de la common law que l’on trouverait aujourd’hui le plus grand nombre d’articles et parfois même de jurisprudence, témoignant à des degrés divers d’une doctrine de la désuétude » (p. 173). Même remarque pour le droit français, où le code de 1804 et l’article 7 de la Loi du 30 ventôse an XII (21 mars 1804) n’ont pas empêché la faveur du juge à l’égard de la coutume contra legem (C. Bouglé-Le Roux, « Éloge de la désuétude. La belle endormie du XIXesiècle »). Le Discours préliminaire du Code civil de Portalis, tout comme certaines dispositions de ce code, n’accueillaient-t-ils pas, « au cœur de la notion d’usage, l’existence d’un droit vivant perméable à la désuétude ? » (p. 188). Parfois, cette relativité se marque à l’intérieur d’un même texte, dont l’essentiel reste en application, tandis que certains passages sont frappés de désuétude. C’est du moins le sens de la démonstration développée par D. Kuri à propos de la grande loi du 1er juillet 1901 sur les associations. De façon paradoxale, la désuétude législative naît ici de la vitalité même de la loi : c’est en effet le succès de la forme associative pensée par le législateur qui a condamné certaines précautions prévues par la loi elle-même, faisant émerger de nouveaux usages qui se sont substitués aux prescriptions normatives initiales.

81 Le second apport majeur de ces études réside dans le caractère construit de la désuétude, qui ne saurait être confondue avec le seul fait d’un non-usage prolongé. Qu’il s’agisse de l’effet des choix des compilateurs, qui, en écartant certaines dispositions, « vouent ces dernières à entrer, à terme, dans un processus de désuétude » (A. Jeannin, à propos du Bréviaire d’Alaric, p. 30), ou du travail des commentateurs qui contribuent à la désuétude du droit romain soit en le décontextualisant, soit en lui surimposant de nouvelles solutions juridiques par oubli des anciennes (M.-C. Lault), la désuétude n’opère pas au hasard. Elle est le produit d’une volonté rationnelle et éclairée. De même, et à l’inverse, la réflexion des juristes peut faire obstacle à la désuétude. Ainsi, au XVIIIesiècle, les recherches d’Augustin-Marie Poullain du Parc sur le bail à convenant ou domaine congéable ont sans doute contribué au maintien de cet usage ancestral, alors même que la coutume réformée de Bretagne n’en parlait pas, et qu’il risquait pas conséquent de tomber en désuétude (M. Peguera Poch, « Veiller sur la coutume : l’exemple d’Augustin-Marie Poullain du Parc »). Le droit canonique constitue un peu une topique en la matière. À partir du moment, où, aux yeux des canonistes du début du XIIIe siècle, la désuétude quitta la sphère morale pour être appréhendée comme un phénomène juridique, elle fut subordonnée à l’existence d’un « animus », c’est-à-dire à un consentement populaire, mais aussi à l’agrément d’une autorité supérieure (le pape), au moins dans les hypothèses où la désuétude oblitérait une loi (N. Kermabon « Quelques remarques sur la desuetudo dans le droit canonique médiéval de l’époque classique »).

82 Phénomène juridique troublant, phénomène social manifeste, la désuétude est donc aussi un phénomène politique diffus, qui interroge sur l’identité de l’instance productrice du droit. Ce n’est pas le moindre des mérites de cet ouvrage que de le souligner.

83 Corinne Leveleux-Teixeira

Didier Méhu (dir.), Cluny après Cluny. Constructions, reconstructions et commémorations, 1790-2010, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Histoire », 2013, 404 p.

84 Sous un titre habile mariant l’évocation et l’imprécision assez savamment pour que le lecteur sache de quoi il est question tout en voyant sa curiosité éveillée (il connaît Cluny et son habituelle métonymie, certes, mais « Cluny après Cluny », que veut-on dire exactement ?), l’ouvrage réunit les actes d’un colloque qui s’est tenu du 13 au 15 mai 2010 dans la cité éponyme. C’est à l’occasion du mille centième anniversaire de la fondation de l’abbaye et en regard, surtout, des festivités organisées pour la circonstance qu’il a semblé nécessaire à certains – au premier rang desquels Didier Méhu, directeur de la publication et organisateur du colloque – de ménager un temps réflexif doublement marginal. De fait, le point de vue adopté pour ce rassemblement était volontairement extérieur à la célébration et le propos n’était pas tant d’apporter une pierre à l’histoire clunisienne que d’analyser les conditions d’écriture de cette histoire, comme en témoigne le cadre chronologique retenu (1790-2010). En quinze contributions d’inégale longueur (entre une dizaine et une cinquantaine de pages), les auteurs – administrateurs, conservateurs ou historiens – livrent leur examen sur la manière dont ce passé abbatial a été perçu depuis la Révolution. Ce faisant, ils s’inscrivent eux-mêmes dans le phénomène qu’ils étudient et leurs écrits en deviennent la manifestation actuelle, propre à être interrogée à son tour. C’est ce que ne manquent pas de faire D. Méhu et Anita Guerreau-Jalabert en ouverture et conclusion du volume, dans un questionnement des pratiques historiennes que l’on pourrait presque qualifier d’introspectif.

85 « Pourquoi (ne pas) commémorer ? ». Le propos introductif de D. Méhu place d’emblée l’ouvrage dans le champ de la réflexion critique vis-à-vis de nos propres usages puisque le volume débute avec cette question volontiers dérangeante et un brin subversive dans le cadre des manifestations du millésime 2010, qui sont explicitement désignées (« à propos des célébrations du 11e centenaire de la fondation de l’abbaye de Cluny », précise le sous-titre). Formulation interrogative rendue d’autant plus complexe que les parenthèses laissent l’alternative pleinement irrésolue, elle donne le ton si ce n’est de l’ensemble des communications, tout au moins de l’esprit dont voulait se prévaloir la rencontre. Cette introduction est l’occasion pour l’auteur, après être revenu sur les raisons qui ont motivé sa démarche, de brosser le paysage de l’acte commémoratif et plus particulièrement d’y évaluer la place accordée au Moyen Âge depuis la fin du XIXesiècle, avant de braquer à nouveau le projecteur sur Cluny et l’année 2010. A posteriori, D. Méhu dépeint le rôle – insuffisant – joué par les historiens dans cette commémoration dont il décrit la genèse. Le programme officiel des manifestations organisées dans le cadre de « Cluny 2010 » est ici reproduit, et le lecteur peut le considérer davantage comme un futur document d’histoire se prêtant d’ores et déjà à l’analyse que comme une anecdotique annexe.

86 Trois parties divisent la matière des articles selon les trois thèmes annoncés : « constructions, reconstructions et commémorations ». La question des commémorations clunisiennes a la préséance : le maire de Cluny et le directeur de la Fédération des Sites clunisiens livrent leur vision des événements de 2010 tandis que Jean-François Coulais en décrypte le climax, constitué par la déambulation théâtrale Villes invisibles suivie de la première projection du film de modélisation architecturale Maior Ecclesia lors de la soirée du 11 septembre 2010. Dominique Iogna-Prat est celui qui donne une épaisseur historique à cette partie singulière, écrite non seulement par des acteurs appartenant à des sphères diverses mais également en des temporalités différentes, l’étude menée par Jean-François Coulais étant nécessairement postérieure à la tenue du colloque. De fait, l’historien remet en contexte en même temps qu’il les dissèque les commémorations dont Cluny a été l’objet, depuis la reconquête catholique du tournant des années 1900 jusqu’à l’ère patrimoniale à laquelle nous appartenons. La deuxième partie, la plus fournie, est consacrée à la lente construction du discours scientifique sur Cluny. Elle est inaugurée par un chapitre de la plume de D. Méhu, qui l’agrémente d’une bibliographie de neuf pages et fait le point sur la place – très réduite – de Cluny dans l’historiographie française de la première moitié du XIXesiècle. Il décrit ensuite les débuts d’une historiographie proprement clunisienne avec les travaux de Prosper Lorain, Jean-Baptiste Bouché, François Cucherat et Théodore Chavot. Monuments incontournables, les sources ayant permis à ces écrits de voir le jour sont étudiées par Isabelle Vernus qui ébauche un historique du sort des archives de l’ancienne abbaye. Ce faisant, elle met en évidence les tensions qui se sont cristallisées autour d’un fonds constitué à partir de ruines archivistiques. Grâce à Daniel Russo, Kathryn Brush et Janet T. Marquardt, Cluny est examiné à travers le prisme des personnalités ayant porté leur regard sur l’abbaye, au nombre desquels figurent les historiens d’art Émile Mâle et Henri Focillon, le médiéviste Arthur Kingsley Porter et, last but not least, Kenneth John Conant à qui l’on doit des fouilles et un effort de reconstitution auxquels les représentations contemporaines de Cluny sont encore en grande partie redevables. En un mouvement circulaire, cette partie s’achève par un retour à l’historiographie : Alain Guerreau se saisit de l’exemple clunisien pour développer une réflexion critique – presque un diagnostic – sur la recherche historique, avant de suggérer des pistes pour tendre vers la guérison des maux qui l’affectent. La troisième partie rassemble quant à elle les contributions s’intéressant à Cluny non plus en tant qu’objet de la science historique mais comme vecteur de fantasme. Laurent Baridon et D. Méhu assurent la transition en s’employant à étudier Cluny dans l’œuvre écrite de Viollet-le-Duc : à la fois le Cluny réel dans le Dictionnaire raisonné de l’architecture et sa projection fictionnelle, Clusy, de l’Histoire d’un hôtel de ville et d’une cathédrale. Enfin, l’importance toute relative du rôle joué par Cluny est évaluée par Elizabeth Emery dans la littérature française du XIXesiècle et par François Amy de la Brétèque au cinéma. Ce rôle est autrement plus crucial dans les esprits de François Cucherat et Dom Mayeul Lamey, deux religieux (respectivement étudiés par Nicolas Reveyron et Alain Rauwel) qui ont cherché à faire revivre en leur siècle l’idée qu’ils s’étaient faite de Cluny.

87 Si l’on peut reprocher à ce volume un déséquilibre entre les parties (le questionnement de l’acte commémoratif appelait un plus ample développement) ainsi qu’un certain manque d’unité (mais ne peut-on trouver un avantage dans cette pluralité même ?), il amorce le comblement d’un réel manque : alors que l’abbaye clunisienne a commencé à éveiller l’intérêt particulier des historiens depuis les années 1840, la plupart des travaux se concentrent sur la période médiévale – quand ils ne s’intéressent pas à la seule période de grandeur. Tandis que tout semble indiquer que (la ville de) Cluny ne peut survivre dans les esprits après le démantèlement de (l’abbaye de) Cluny, l’intérêt majeur de l’ouvrage réside dans le franchissement de la césure révolutionnaire. Ce glissement chronologique permet d’affirmer qu’il existe une histoire – encore à écrire – de « Cluny après Cluny » : histoire de l’abbaye, qui demeure bien vivante par le souci d’étude et l’imaginaire qu’elle suscite, mais aussi histoire de la ville, à qui l’épineuse question de la gestion de ce passé et des vestiges occupant son centre incombe depuis deux siècles. Le colloque se voulait « une invitation des acteurs [de la commémoration] à venir sur le terrain des historiens » (p. 11) ; si son initiateur le qualifie de « rendez-vous manqué » (p. 26), le livre constitue quant à lui un indéniable apport à la connaissance du processus de construction d’un objet historique « Cluny ».

88 Amandine SOUVRÉ

Sergio Tognetti, I Gondi di Lione. Una banca d’affari fiorentina nella Francia del primo Cinquecento, Florence, Leo S. Olschki, « Biblioteca Storica Toscana » LXX, 2013, 143 p.

89 Dans sa dernière monographie, Sergio Tognetti poursuit le travail de recherche historique et de révision historiographique qui le caractérise. Professore associato d’histoire médiévale à l’Université de Cagliari et spécialiste de l’univers des marchands-banquiers florentins, il nous offre une étude portant sur la comptabilité de la banque Gondi de Lyon : trois grands livres achetés à Florence, utilisés dans la ville des deux fleuves entre 1516 et 1523, et transférés à Florence – le siège de la holding d’une branche de cette famille florentine. L’auteur approfondit un aspect particulier de la thèse pionnière de Richard A. Goldthwaite (Private Wealth in Renaissance Florence. A Study of Four Families, Princeton, 1968), prenant position pour un retour à la recherche historique dans les archives italiennes, qu’il trouve affaiblie par un manque de moyen et des approches trop thématiques.

90 Ce livre a le mérite de faire le point sur plusieurs questions d’histoire économique florentine et française, les illustrant à l’aide de la bibliographie essentielle et des données tirées des trois volumineux registres comptables, conservés aux Archives d’État de Florence.

91 Le premier chapitre (Lione e l’economia fiorentina del Rinascimento) constitue un tour d’horizon sur les questions historiographiques abordées dans ce livre et sur les aspects qui en font sa force. L’auteur se sert de son étude pour intervenir dans le débat classique sur les moyens de réussite, les ambitions et les trajectoires de vie des marchands italiens, notamment de ceux qui ont été actifs hors d’Italie. Il le fait avec la conscience que les comptabilités florentines, et notamment celle des Gondi de Lyon, sont une source encore sous-exploitée, permettant de combler trois lacunes importantes : 1. l’absence d’études systématiques éditées sur une grande entreprise de l’âge d’or des foires de Lyon ; 2. la difficulté d’effectuer une étude prosopographique sur les marchands actifs en France dans la première moitié du XVIesiècle ; 3. l’impossibilité d’étudier le revers de la médaille des activités des financiers royaux.

92 Le deuxième chapitre (Il « mestiere dell’oro » e l’apprendistato di un giovane banchiere) présente la famille Gondi dans le contexte florentin du XVesiècle, leur stratégie familiale et commerciale et les débuts de la compagnie lyonnaise. Le système d’entreprises étudié était l’émanation de la boutique florentine de battiloro (où l’on obtenait, par le battage des métaux précieux, les fils indispensables pour la manufacture séricicole de luxe) fondée en 1493 par les fils d’Antonio di Leonardo Gondi, qui envoya en 1506 Antonio di Antonio Gondi à Lyon. La boutique accorda à la nouvelle compagnie, fondée en 1510, un capital de 10 000 écus, qui fut quasi doublé entre 1513 et 1516 et constamment réinvesti. Tognetti renverse ainsi les thèses classiques qui faisait d’Antonio un petit banquier déraciné enrichi par un mariage dans la noblesse : la modeste déclaration d’Antonio aux Nommées de 1516 fut une fraude fiscale et l’alliance avec les Pierrevive une manœuvre commerciale.

93 Suivant les écritures comptables, le troisième chapitre (I risultati economici della compagnia) trace l’histoire de la famille Gondi-Pierrevive et de la compagnie Gondi de Lyon. Le train de vie élégant du couple se manifeste dans l’ameublement de la maison, qui comprend deux tableaux arrivés de Florence, ainsi que dans l’achat et la réalisation du Grand et du Petit Perron, deux villas reprenant les modèles toscans. La compagnie était parfaitement représentative de la structure spécifique du grand commerce florentin : sise près de la place du change, elle avait un capital important (20 000 écus) et un personnel réduit et spécialisé (trois facteurs florentins). Entre 1516 et 1521 le capital fut plus que doublé, alors que la mort d’Alessandro di Antonio déclencha la liquidation de la compagnie lyonnaise – jusqu’en 1523, suivie de l’envoi des livres comptables à Florence – et le détachement du sort d’Antonio de celui de ses frères.

94 Dès le troisième chapitre, une série de dix-neuf tableaux s’enchaîne, illustrant les dépenses et les activités – commerciales et bancaires – de la compagnie Gondi de Lyon, permettant de repérer aisément le volume d’affaires et la répartition des pertes et des profits.

95 Le quatrième chapitre (Le operazioni commerciali) est divisé en quatre parties : les épices ; les draps de soie ; les peaux tannées ; la soie, les colorants et les draps de laine ; acheter comptant pour vendre à terme. L’analyse continue et sert aussi d’introduction aux produits, aux techniques et aux dynamiques du grand commerce européen de la première modernité et du commerce au détail lyonnais. L’auteur y souligne l’importance des réseaux d’affaires et illustre son analyse par plusieurs exemples tirés des grands livres. Les gardes de foire corrompues et les boutiquiers lyonnais, ainsi que les marchands italiens, français et allemands, font leur apparition.

96 Le cinquième chapitre (Giro d’affari, network internazionale, rapporti con i messieurs des finances) analyse les trois bilans de la compagnie des Gondi de Lyon (1516, 1520, 1523), se focalisant sur les mouvements de capitaux sur les marchés des changes par lettre et des finances publiques. L’auteur illustre le recours aux lettres de change comme solution au déséquilibre des échanges commerciaux et comme moyen d’enrichissement ; on y aperçoit l’étendue géographique du réseau des Gondi : de Péra à Londres, de Lisbonne aux Pouilles. On retrouve aussi les traces des représailles anti-florentines de 1521 : ces années d’incertitude les obligeaient à investir dans la bienveillance des officiers royaux et du roi, finançant en 1522 une partie du voyage en préparation de Giovanni da Verrazzano. En outre, ils n’hésitaient pas à investir dans les gabelles lyonnaises et à accorder des prêts, rentables mais risqués, à des gens des finances et à des nobles français.

97 Ce livre permet de souligner les continuités évidentes dans la pratique des affaires des marchands-banquiers italiens entre la fin du Moyen Âge et la première Modernité, mais pousse à faire la part des choses entre la vie des nobles français et celle des villes marchandes italiennes (cf. la contribution de Franco Angiolini in Cultures et formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, 1995). Les débuts de l’histoire des Gondi français, qui est en bonne partie celle d’Antonio/Antoine, et de sa noble descendance, sont ainsi replacés dans leur contexte familial, social et économique.

98 Fort utile pour aborder l’histoire lyonnaise et française du premier XVIesiècle, on ne saurait qu’en conseiller vivement la lecture aux seiziémistes, toujours avides de renseignements ultramontains sur la présence italienne en France. On imagine le très grand profit que vont en tirer les lecteurs de la thèse de Joanna Milstein (The Gondi. Family Strategy and Survival in Early Modern France, Surrey – Burlington, 2014) qui n’a pas pu tenir compte de cet ouvrage, ayant été soutenue en 2011.

99 Ilario MOSCA

Bruno Jaudon, Les Compoix de Languedoc. Impôt, territoire et société du XIVe au XVIIIesiècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Bibliothèque d’histoire rurale », 2014, 606 p.

100 Le Languedoc défraie régulièrement la chronique. Après les financiers (1970), les paysans (1966) et les États (2009 et 2014), voici les compoix. Bien présents à l’intersection des deux dernières publications susdites que tous auront reconnues, ils arrivent tels qu’en eux-mêmes dans la thèse de Bruno Jaudon ici rapportée. Les compoix, c’est-à-dire 701 registres sélectionnés sur 5 000 conservés, ceux de 680 communautés, soit le quart des communautés du Languedoc, dont 332 sont justi­- ciables d’une étude complète, où l’analyse qualitative complète le traitement quantitatif, dans une zone prenant en coupe nord-sud la grande province (40 000 km2, 8 % du royaume) des montagnes du Gévaudan à la Méditerranée, soit 7 diocèses civils sur 22. Le catalogue systématique établi dans la version dactylographiée de la thèse n’est malheureusement pas repris dans la version éditée. Sont travaillés les pays du granit de la Margeride, du schiste des Cévennes, du calcaire des Causses et de la plaine alluviale de l’Hérault – nous sommes donc en haut-Languedoc –, le tout depuis 1320, date du compoix d’Agde, premier conservé, jusqu’à la Révolution. Les compoix, comme il est souligné par l’auteur, sont des instruments d’histoire totale, touchant à l’économie et à l’écologie, au politique, au social et au culturel, depuis l’histoire des techniques jusqu’à celle du paysage. Le choix du livre n’est pas de faire cette histoire totale mais d’étudier les compoix-mêmes. Prenant comme objet un monument historique, B. Jaudon s’inscrit dans une historiographie récente et active qui s’attaque à des sources bien connues pour les saisir comme un tout et pour leur apport dans leur cohérence propre. Ces sources, souvent spectaculaires, passent alors du statut de documentation (voir A. Soboul, Les campagnes montpelliéraines à la fin de l’Ancien régime. Propriété et cultures d’après les compoix, 1958) à celui d’objet de la recherche (dans cette démarche, voir M. Touzery, traitant le cadastre de Bertier de Sauvigny dans Atlas de la généralité de Paris au XVIIIesiècle. Un paysage retrouvé, Paris, 1995 ; C. de Moreau de Gerbehaye avec L’abrogation des privilèges fiscaux et ses antécédents. La lente maturation du cadastre thérésien au Duché de Luxembourg [1684-1774], Bruxelles, 1994 ; Concepción Camarero [dir.], El Catastro de Ensenada, 1749-1756, Madrid, 2002, et dernièrement Stéphane Blond avec L’atlas de Trudaine. Pouvoirs, administrations et savoirs techniques (vers 1730-vers 1780), Paris, 2013). Le développement des ordinateurs est directement responsable de l’essor de ce type d’études, fournissant des outils de calcul, de dessin et de photographie sans précédent, autorisant la confrontation de sources figurées sur une grande échelle et le traitement statistique et cartographique de fonds considérables. B. Jaudon participe donc au balisage de nouveaux champs et de nouvelles méthodes de recherche, valorisant le quantitatif parce que la technique le rend désormais maîtrisable.

101 L’ouvrage s’organise en deux parties. La première traite de la matérialité des compoix dans une approche pour l’essentiel chronologique. La seconde s’intéresse au fonctionnement du cadastre dans ce pourquoi il a été fait et dans ce qu’il veut donner à voir : un État, des territoires, une société fiscale. Après une analyse statistique d’ensemble de la production (I), on dégage les évolutions de la documentation en accord avec les modifications du contexte politique, événementiel et institutionnel (II) pour aboutir à une étude centrée sur la seconde moitié du XVIIesiècle (III) quand la source se stabilise, en même temps que le régime monarchique et les normes juridiques. Après le passage sous la loupe des compoix, B. Jaudon s’intéresse à leurs auteurs (IV). Surgissent alors des équipes d’arpenteurs et estimateurs, des réseaux familiaux ou interprofessionnels, voire des cabinets professionnels en concurrence qui savent lier pratique et théorie. B. Jaudon clôt cette première partie en maîtrisant un serpent de mer : l’identification de la nature des documents produits sous le nom de compoix (V). Brevettes, réparats, compoix cabalistes, cahiers nobles et autres font l’objet d’un classement typologique précis et précieux.

102 Après l’analyse du document lui-même, la seconde partie est centrée sur l’objet du document : le fisc, et donc sur le fonctionnement des compoix. À partir du règne de saint Louis, fondamental pour l’établissement des consulats et des modes de répartition de l’impôt, voici l’enfance de l’art qui court de 1320 à 1560, où les sources sont urbano-centrées et où, vers 1420-1440, se produit l’individualisation du système fiscal languedocien entre exigences de la monarchie, émergence des États du Languedoc et des Assiettes Diocésaines, avec naissance de pratiques comptables municipales. L’obligation de définir les quotes-parts des diocèses, des communautés et des individus, en particulier lors de la grande Recherche de 1464, appelle à des choix de caractère politique (VI). De 1560 à 1660, apparaît l’acculturation de la province au fonctionnement du grand royaume de France. Les compoix, nés à la ville, passent à la campagne, opérant un changement d’échelle territoriale, à la mesure de celle de la monarchie. Derrière ou avec ces documents, se nouent alors de nouveaux rapports à la fiscalité et par suite à l’État (VII et VIII). Comme pierre angulaire de son analyse, B. Jaudon choisit le diocèse du Gévaudan (IX). Dans l’étude de ces confins nord du Languedoc, frontière des pays de taille personnelle avec leurs rôles recensant des individus, au rebours des compoix qui recensent des parcelles, B. Jaudon livre une étude particulièrement neuve, sinon risquée. Il entre en effet dans un désert de l’historiographie de l’État. De son travail ressort un Gévaudan (= cité des Gabales = diocèse de Mende = département de la Lozère) assez allergique aux compoix qui fonctionnent mal dans une région où les activités d’élevage avec forte transhumance et de production textile massive ne se laissent pas saisir dans le descriptif des structures foncières donné par les compoix. Plus on s’approche de la frontière d’Auvergne, plus les communautés ont une pratique de la taille réelle qui leur est particulière (« taille confuse », ainsi la baptise l’auteur), sans compoix dont on rappelle que la confection n’est pas obligatoire, et au contraire avec imprégnation de ce qui se passe de l’autre côté de la frontière fiscale. Ces pratiques individualisent alors fortement le Haut-Gévaudan par rapport au Bas-Gévaudan, cévenol et caussenard, plus à l’aise avec les compoix. Ce système de frontière fonctionne pourtant assez bien : très peu d’arriérés, pas, apparemment, de contentieux individuel. Si difficultés il y a, probablement, elles ne sont pas suffisantes pour affleurer dans la documentation. Ajoutons enfin que les montants à répartir sont faibles, voire très faibles comparés à d’autres régions du royaume (Normandie). En pays de taille légère qu’est le Gévaudan, il n’y a pas de révolte anti-fiscale.

103 La fin de l’ouvrage (ch. X et conclusion qui auraient peut-être pu être fondus en un seul ensemble) revient sur les articulations d’une chronologie de longue durée (qui, soulignons-le au passage, a imposé à l’auteur de se mouvoir entre latin, occitan et français, et au travers de paléographies diverses), pour aboutir à la naissance du mythe des compoix de Languedoc, en dépit d’un déclin de leur usage. À Paris, l’enthousiasme pour le document retombe dans le milieu des années 1760, après le temps d’euphorie physiocratique, une fois perçu son effet dissolvant de l’ordre social et des privilèges. En Languedoc, le recul des compoix, tout au long du siècle des Lumières, est patent. Que l’on n’en fasse plus de nouveaux, qu’on ne les tienne plus à jour ou que l’on ne s’en serve plus, est un signe explicite de l’inadaptation croissante de la fiscalité dont il est le vecteur et d’un système « à bout de souffle » pour reprendre l’expression de B. Jaudon. L’économie du royaume se diversifie de plus en plus. La grille de lecture unique du document cadastral, la propriété, ne suffit plus à rendre raison des capacités contributives. Sa modernité incontestable dans les procédures d’élaboration se révèle alors une belle inutile, butant sur des blocages politiques qui ne trouveront d’issue que dans la Révolution. En revanche, le fonctionnement symbolique du compoix est bien à l’œuvre comme élément identitaire des communautés. Il fonctionne comme un instrument censitaire, ouvrant à des fonctions ou droits, par exemple électifs, locaux, parce que l’on est inscrit sur le compoix, et dans la proportion où l’on y est inscrit. Et B. Jaudon écrit même en substance que ce n’est pas parce que le compoix sert à quelque chose de précis qu’on le fait : « Il faut des compoix aux communautés d’habitants, parce que c’est ainsi. L’ancrage culturel du document semble devenu, dans les espaces ruraux, consubstantiel de la vie ».

104 Ce livre montre deux points forts, l’exégèse des compoix qui rendra des services immenses à tous ceux qui s’en serviront désormais, et aussi la mise en lumière du groupe professionnel des géomètres de tous les jours. Loin de l’Académie des sciences, l’on retiendra que l’expertise rurale, en action dans les compoix, traduit à sa manière les progrès de la mathématisation du monde, laquelle ramène à une histoire culturelle large. De même, apparaît une culture en évolution à travers le lexique descriptif utilisé par les géomètres, pour appréhender l’espace, en français ou en occitan qui se maintient dans les cadastres bien après l’édit de Villers-Cotterêts (1539). Cet aspect de l’ouvrage met alors ses pas dans les approches anthropologiques d’un Giovanni Lévi (Le pouvoir au village, Paris, 1989) ou d’une Nicole Lemaître (Le scribe et le mage, Ussel-Paris, 2000). Il y a surtout un pays qui fait son entrée dans l’historiographie de l’État : le Gévaudan où se révèle la capacité des habitants à adapter la pratique fiscale à la réalité de l’environnement économique local, en une attitude bénéfique tant à eux qu’au roi, par la facilitation du paiement de l’impôt qu’elle met en œuvre. Aux antipodes d’un archaïsme montagnard, apparaît la malléabilité d’un système où des voies diverses de fonctionnement sont possibles, à l’intérieur, bien sûr, des principes structurant de l’Ancien régime. C’est une belle démonstration de l’efficacité de l’autonomie laissée par la monarchie aux habitants pour gérer comme ils l’entendent l’impôt, en échange de leur solidarité dans le paiement, jusqu’à ce que l’ensemble de l’édifice soit remis en cause.

105 Mireille TOUZERY

Antoine Coutelle, Poitiers au XVIIesiècle. Les pratiques culturelles d’une élite urbaine, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Histoire », 2014, 468 p.

106 Version remaniée d’une thèse de doctorat, le présent ouvrage n’est pas une histoire de Poitiers au XVIIesiècle. Elle en est une lecture socio-culturelle, plus particulièrement centrée sur le comportement des élites. Perspective, dont le titre de la thèse rendait plus précisément la logique, autour du triptyque : « Croire, lire et paraître ». L’interrogation sur les élites, leurs pratiques culturelles et leur recomposition, est ainsi un moyen de relire l’image du déclin d’une ville, qui repose en partie sur un reflux du prestige littéraire et culturel face à un XVIesiècle brillant. Ce déclin renvoie également à la place croissante de la religion et d’une fidélité étroite au roi, que symbolise l’érection de la statue de Louis XIV, en 1687. Pourtant, loin de marquer une simple perte d’autonomie, l’auteur y voit une stratégie des élites, qui garantissent par la mutation de l’univers culturel, leur autorité sur la ville. Le livre veille ainsi à replacer Poitiers dans les dynamiques de l’absolutisme, de la réforme catholique et de la civilisation des mœurs. La dimension culturelle est saisie dans une définition large qui convoque rituels, pratiques d’écritures et de lectures, éducation.

107 Nourrie par une riche bibliographie et une documentation abondante et diversifiée, la démonstration s’articule en trois temps. Le premier répond à une démarche prosopographique qui cherche à délimiter le groupe des notables étudiés dans la suite de l’ouvrage, soit 504 personnes. Les critères classiques de l’approche sociale sont mobilisés et soulignent le poids des officiers de justice, dans une notabilité moyenne. L’auteur tire alors bénéfice du renouvellement de l’historiographie sur les officiers moyens, pour analyser le jeu social des élites locales. Le rôle de l’échevinat, voie d’accès à la noblesse, se révèle primordial. Dans le vocabulaire, apparaît une oscillation entre notabilité et élites, le premier terme s’avère alors plus pertinent. Une question se pose ici, l’absence du clergé dans les groupes analysés. En effet, la dignité permet à l’auteur de dresser une géographie institutionnelle de la ville, intéressante, mais qui n’intègre pas les chapitres et communautés, qui vont pourtant réapparaître à différents endroits. Par ces éléments, cette partie apporte un nouvel exemple de jeu social et de la place des charges dans la recomposition des élites urbaines au XVIIesiècle, autour du centre de gravité que constitue le présidial. L’influence de la présence du parlement en 1634, à l’occasion des Grands Jours, vient momentanément perturber cet équilibre et dévoiler les logiques de la dignité. La représentation de cette dernière, sa mise en scène, est interrogée à plusieurs niveaux et précisément, grâce à des études de cas, autour de la figure de saint Hilaire, des Grands Jours et d’un texte satirique. Une lecture transversale vient utilement redonner une cohérence à cet ensemble.

108 La deuxième partie est intitulée « colonisation d’un imaginaire » et fait une grande place à l’implantation jésuite à Poitiers et aux succès de la compagnie, en termes d’éducation, de rapport à la culture, de communication cérémonielle. L’objectif est ici de souligner comment la ville s’est construite en foyer de la fidélité catholique et monarchique. L’installation de la statue royale en 1687 vient parachever cette emprise, à la fois par la stratégie de l’intendant et les panégyriques prononcés par plusieurs membres de la compagnie. La révocation de l’Édit de Nantes y apparaît comme un trait fort qui replace le geste d’installation dans une logique politico- religieuse. L’interrogation peut être portée sur le terme « colonisation », dans la mesure où les élites semblent y participer pleinement, dans l’affirmation publique de la foi et de la dévotion, qui peut s’enraciner dans un premier temps dans un héritage de la Ligue, puis, après 1630, dans la réforme tridentine. Ici, l’auteur développe une fine analyse du cérémonial urbain et de ses évolutions, notamment pour la procession du lundi de Pâques et celle de la Saint-Clouaud, par l’affirmation du corps municipal, ou, plus ponctuellement, pour la canonisation de saint Ignace et saint François-Xavier en 1622, dont les multiples significations sont mises en valeur. Le passage, par la figure personnelle de Jean Filleau, permet de souligner la place de la dimension religieuse dans la représentation sociale et la construction d’une notabilité. Pourtant, une question se pose, celle du comportement privé de ces notables, qui apparaissent en groupe dans les processions ou les fêtes, sur les bancs des jésuites, mais pas dans leur comportement personnel. Les fondations, l’analyse des inventaires après décès et testaments, auraient apporté ce complément et, peut-être, fait apparaître des nuances et distinctions dans le groupe notable, saisi ici comme un bloc relativement uniforme. Les quelques mentions sur le jansénisme auraient également pu être développées dans ce sens.

109 Centrée sur les rapports entre imprimé et distinction sociale, la troisième partie se propose d’analyser les bibliothèques et, surtout, les stratégies d’écriture et de production à l’œuvre. À ce titre, l’auteur fait nettement ressortir les enjeux de cette dernière et la perte d’efficacité qu’elle connaît après 1660 dans la construction de l’identité notable. Dans cette dynamique de publication, la place faite à la sociabilité et à la représentation locales est intéressante et stimulante, tout comme celle dédiée à la pratique poétique et à ses enjeux sociaux, comme forme de culture partagée. Ce passage offre des démonstrations convaincantes. Le dernier chapitre traite lui des formes de la dignité, qu’il s’agisse des signes extérieurs, de la construction par l’écrit personnel ou des querelles de préséances. Le manuscrit du marchand Denesde, mobilisé, à raison, à plusieurs reprises dans l’ouvrage, est ici présenté dans sa logique d’ensemble. Il pose une dernière question. Il s’agit d’un manuscrit de marchand, élu comme juge-consul, groupe non pris en compte dans l’ensemble de l’analyse, dans la mesure où il n’accède que rarement à l’échevinat. La confrontation des comportements étudiés avec ce groupe marchand semble ouvrir une piste intéressante et l’on peut regretter son absence dans l’analyse des bibliothèques et des pratiques religieuses.

110 Ce livre apporte donc un portrait culturel des pratiques des notables d’une ville de province au XVIIesiècle, dans une analyse qui la replace dans des problématiques larges. Le plan choisi entraîne parfois des redites, mais l’auteur développe de nombreux passages très intéressants, qui soulignent la reconstitution des pratiques culturelles d’une notabilité urbaine, notamment grâce à de multiples études de cas approfondies et convaincantes, dans un style agréable.

111 Gaël Rideau

Claude Michaud, Ferdinand de Habsbourg (1503-1564), Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque d’études de l’Europe centrale » 10, 2013, 388 p.

112 Comme le titre ne l’indique pas très clairement, Claude Michaud, spécialiste réputé de l’Histoire de l’Europe centrale, consacre une biographie magistrale à l’empereur Ferdinand Ier de Habsbourg, qui succéda formellement à son frère Charles Quint en 1556 après avoir constitué en 1526 la Monarchie autrichienne et dirigé le Saint Empire comme roi des Romains. Or Ferdinand Ier de Habsbourg (1503-1564), roi des Romains, puis Empereur (1556-1564) a longtemps été négligé par les historiens, voire méprisé par l’historiographie « petite allemande » (kleindeutsch). Fils de Philippe le Beau et de Jeanne de Castille, frère cadet de Charles Quint, il est le véritable fondateur de la Monarchie autrichienne, car il a réuni sous son autorité les Pays héréditaires de la Maison d’Autriche, que son frère Charles Quint lui avait cédés en 1522, aux royaumes électifs de Bohême et de Hongrie, dont le trône était devenu vacant après la mort de son beau-frère Louis II Jagellon, tué en 1526 à la bataille de Mohács. Si l’archiduc Ferdinand profita ainsi du pacte mutuæ successionis signé en 1515 entre les Habsbourg et les Jagellons, il hérita aussi d’une situation difficile puisqu’il dut défendre la Hongrie contre les entreprises de Soliman le Magnifique.

113 Élevé d’abord en Espagne par son grand-père Ferdinand d’Aragon, puis aux Pays-Bas par sa tante Marguerite d’Autriche, il était, d’après le testament de Ferdinand le Catholique, destiné à régner à Naples, mais Charles Quint en disposa autrement et Ferdinand s’inclina devant la volonté de son frère aîné. Le mariage avec Anne Jagellon, fille et sœur du roi de Bohême, fut le prélude aux traités de 1521 et 1522 qui firent de Ferdinand un prince d’Autriche, car l’empereur lui céda les « Pays héréditaires » (actuelle Autriche), de sorte que Ferdinand se fixa définitivement en Europe centrale. Durant les premières années de son règne, il eut quelque mal à s’imposer face aux Ordres (la noblesse et le patriciat des grandes villes), qui détenaient la réalité du pouvoir. La révolte de Vienne en 1522 aboutit à une sévère répression et à la mise au pas de la capitale, qui perdit définitivement son autonomie. La révolte du Tyrol aboutit elle aussi à la reprise en main de la province. La Styrie, la Haute-Autriche, la Basse-Autriche ne furent pas épargnées par les révoltes populaires où le rejet du servage se mêlait aux revendications religieuses. Comme Charles Quint lui avait délégué la direction des affaires allemandes, il eut à réprimer la guerre des Paysans (1525) et à rétablir l’ordre en Allemagne. Dès cette époque, il se soucia de réformer le gouvernement des Pays héréditaires en y créant des organes communs (la Cour de justice, le Conseil aulique), mais le gouvernement collégial était encore sous le contrôle d’un principal ministre omnipotent, Gabriel de Salamanca.

114 C’est 1526, « l’année du destin », qui transforma profondément le gouvernement et la nature même de la Monarchie autrichienne. Un État allemand, partie intégrante du Saint Empire, devint un État multinational, associant aux Pays héréditaires les royaumes de Bohême et de Hongrie (extérieurs au Saint Empire). Pour faire face aux nouvelles obligations du gouvernement central, Ferdinand, par l’ordonnance du 1er janvier 1527, créa 4 nouveaux organes : le Conseil aulique (Hofrat), cour d’appel pour les Pays héréditaires, le conseil privé (Geheimer Rat), chargé de la conduite de la politique générale, la chancellerie de la Cour (Hofkanzlei) qui dirigeait l’administration et la chambre de la Cour ou chambre des Comptes (Hofkammer) préposée aux finances. Tous ces conseils, qui fonctionnèrent jusqu’à la révolution de 1848, étaient composés d’aristocrates et de juristes, nommés par le prince ; ils étaient assistés de bureaux ; cette polysynodie, qui s’inspirait du système bourguignon et castillan, devait compter avec les gouvernements provinciaux, dont elle pouvait tout au plus coordonner les actions. Par la suite, Ferdinand évita les épreuves de force avec les noblesses locales (sauf en Bohême en 1547).

115 Cette grande réforme était la conséquence de la bataille de Mohács, où l’armée féodale hongroise, qui combattait seule, fut écrasée par l’armée de Soliman et où le roi fut tué dans sa fuite. La Hongrie était ainsi ouverte à la conquête ottomane et Ferdinand eut à faire face au péril turc en Europe centrale, qui ne préoccupait guère Charles Quint, alors que Soliman menaçait directement l’Autriche. En effet, après la défaite hongroise de Mohács, le sultan vint mettre le siège devant Vienne en 1529 et menaça à nouveau la capitale autrichienne en 1532. Toutefois, la mort de Louis II Jagellon permit à Ferdinand de se faire élire roi de Bohême (1526), de Croatie et de Hongrie (1527). Cl. Michaud montre combien l’accession au trône de Bohême fut difficile : un droit successoral ambigu, qui combine hérédité et élection royale, compliqua les négociations à Prague, où une partie de la noblesse se montrait réticente à la candidature d’un Habsbourg. Bien plus difficile encore fut la mainmise sur le trône de Hongrie face au parti national qui, en 1526, avait élu Jean Zapolya et fourni à Soliman un prétexte pour intervenir à nouveau en Hongrie. Cette élection marqua le début d’une profonde division de la nation hongroise entre partisans et adversaires des Habsbourg. En fait, l’autorité de Ferdinand finit par se limiter à la Hongrie occidentale et septentrionale (actuelle Slovaquie) après la chute de Buda en 1541. Sous son règne se mit en place le système des « confins militaires », coûteux mais efficace, qui arrêta la progression ottomane et contribua plus efficacement à la défense de l’Autriche que l’apparition théâtrale de Charles Quint en 1532. Une zone frontière, longue d’un millier de kilomètres, fut confiée à des colons soldats (Valaques, Uscoques, Serbes) soutenus par des fortins (palanques) et quelques grandes forteresses. Finalement, la Hongrie était, à la mort de Ferdinand, divisée en trois parties : la Hongrie royale, la Hongrie turque et la Transylvanie.

116 En outre, Charles Quint confia à son frère le gouvernement des affaires alle­- mandes face à des princes jaloux de leur autonomie, tant dans les affaires religieuses que dans le gouvernement du Saint Empire romain germanique. En 1531, Ferdinand fut élu roi des Romains et son frère lui céda, non sans regret, la couronne impériale au moment de son abdication (1556). Cette nouvelle étape dans la création de la Monarchie autrichienne entraîna un élargissement des pouvoirs du gouvernement de Vienne. La chancellerie de la Cour de 1527 devint chancellerie d’Empire, dirigée par un vice-chancelier (le chancelier d’Empire demeurant l’électeur de Mayence), le conseil aulique devint le conseil aulique d’Empire, qui entra en concurrence avec le Tribunal de la Chambre d’Empire de Spire, et surtout il créa un Conseil de la guerre, chargé de l’administration des guerres et plus particulièrement de la Frontière militaire de Hongrie.

117 Ferdinand, à la différence des souverains du XVIesiècle, n’était pourtant pas « un roi de guerre » et ne combattit jamais à la tête de ses armées. En revanche, il révéla des talents d’homme d’État face aux noblesses locales, aux progrès du luthéranisme et à la pression ottomane en Hongrie. Il était intelligent et cultivé : il était en particulier polyglotte, il parlait le latin, le français, l’espagnol, il apprit l’allemand et le tchèque. Il favorisa l’essor culturel de Prague puis de Vienne où il attira le peintre Arcimboldo. De caractère énergique, il rêvait d’imposer une monarchie absolue à ses sujets autrichiens, mais il dut bien vite déchanter et apprit à respecter l’autonomie des noblesses locales, sans l’aide desquelles il ne pouvait lever ni argent ni soldats. Par nécessité, il fut le créateur de la fiscalité moderne en Autriche et en Bohême, mais il laissa l’administration des différents pays aux Diètes locales et à leurs officiers.

118 Dans le domaine confessionnel, il vit le triomphe de la Réforme dans ses États patrimoniaux. La Bohême, marquée par l’héritage utraquiste, se partagea bientôt entre luthériens, néo-utraquistes, vieux utraquistes, Unité des Frères, qui réduisirent les catholiques à une minorité de fidèles. La Hongrie fut gagnée au luthéranisme, puis au calvinisme, tandis que les pays héréditaires devenaient luthériens. Ferdinand put seulement maintenir les cadres juridiques, pourvoir les évêchés, installer les jésuites à Prague et à Vienne, et pratiquer ostensiblement la religion de ses pères (il assistait à deux messes par jour). Érasmien comme son frère, il était favorable à une réforme de l’Église, favorable au dialogue, mais hostile au schisme. De toute façon, il avait besoin de l’appui de ses sujets catholiques ou protestants, pour disputer la Hongrie à Soliman, car l’aide financière du Saint Empire était difficile à obtenir après de longues négociations avec les Diètes et Charles Quint consacrait ses ressources à la défense de la Méditerranée.

119 Après la crise familiale et politique de 1547-1551, Charles-Quint lui céda la couronne impériale. Il s’attacha à rétablir la paix dans l’Empire, à ne pas envenimer la rivalité hispano-impériale en Italie et à régler le conflit avec Gênes. En tant qu’empereur, il eut son mot à dire dans le concile de Trente, qu’il avait appelé de ses vœux, en particulier lors de la dernière session. Il se heurta à la majorité des pères conciliaires mais obtint néanmoins des concessions partielles pour l’Empire.

120 Comme Ferdinand eut de nombreux enfants de son union avec Anne Jagellon, il crut bon de partager son héritage. À sa mort en 1564, il céda à l’aîné Maximilien la couronne impériale, la Bohême et la Basse-Autriche ; il donna à Ferdinand l’Autriche antérieure (Vorderösterreich) qui comprenait le Tyrol, le Brisgau et l’Alsace, tandis que le cadet Charles recevait l’Autriche intérieure (Innerösterreich) qui comprenait la Styrie, la Carinthie et la Carniole.

121 Cl. Michaud a adopté à juste titre un plan chronologique qui lui permet en 12 chapitres de rendre compte de l’évolution politique du souverain, mais aussi de l’histoire complexe des différents pays placés presque par hasard sous son autorité. L’ouvrage repose sur le dépouillement des sources imprimées, mais surtout sur l’abondante littérature parue en Europe sur un sujet qui a été entièrement renouvelé. Il comprend aussi un index détaillé, des documents annexes, quelques cartes et illustrations. On ne saurait donc trop recommander la lecture d’un ouvrage bien écrit, bien documenté et qui éclaire un sujet peu connu des historiens français.

122 Jean Bérenger

Jean Schillinger (dir.), Louis XIV et le Grand Siècle dans la culture allemande après 1715, Nancy, Presses Universitaires de Nancy/Éditions Universitaires de Lorraine, 2012, 310 p.

123 Les études de cet ouvrage, 10 en allemand, 4 en français, ont été présentées au colloque du Centre de Recherches Germaniques Interculturelles de Lorraine, tenu à Nancy en mars 2010. Durant trois siècles, l’image de Louis XIV et de son siècle, de l’autre côté du Rhin, subit d’importantes évolutions, en corrélation avec le devenir national de l’Allemagne et les événements de son histoire, depuis l’ère des Lumières et du rayonnement français sur l’Europe, l’exaltation patriotique lors de la guerre de libération, l’unification dans le cadre « petit-allemand », la guerre victorieuse de 1870-1871, la défaite de 1918, le nazisme, la réconciliation franco-allemande et la construction européenne après 1945. Au plan factuel, il n’en demeure pas moins quelques constantes dans les évocations négatives, la révocation de l’Édit de Nantes et la persécution des protestants, l’absolutisme caractérisé (caricaturé) par la lettre de cachet et la Bastille, le saccage du Palatinat pendant la guerre de la Ligue d’Augsbourg.

124 La majorité des historiens allemands du XVIIIesiècle, à la suite de Pufendorf, dénonça l’obsession de la gloire, les exactions, la misère en France à cause des guerres et l’émigration des huguenots, l’alliance avec les Turcs ; Louis XIV était l’ennemi des libertés germaniques et le fossoyeur de l’équilibre européen ; ce fanatique vaniteux était bien inférieur à son ancêtre Henri IV. Certes, la France atteignit un haut niveau de culture ; mais le luxe qui l’accompagna engendra la décadence des mœurs qui, avec la ruine économique, furent les prémices du déclin (Gérard Laudin). Les pamphlets du temps reprirent ces thèmes, s’alimentant d’anecdotes piquantes (les amours du roi) ou romanesques (l’énigme du masque de fer) tirées des almanachs, des écrits de la Palatine ou des Mémoires de la Bastille de Linguet ; l’autobiographie de Valentin Jamerey-Duval, bien connue par l’édition de Jean-Marie Goulemot, publiée en allemand dès 1784, eut sa part dans la dés-héroïsation de Louis XIV ; le souverain éclairé, c’était le duc Léopold de Lorraine, père du peuple (Hans-Jürgen Lüsebrink). Plus délicat était de se déprendre de l’hégémonie française sur la civilisation européenne et de l’imitation par les élites princières et aristocratiques allemandes des modes et des manières de vivre parisiennes et versaillaises, en un temps où Frédéric II, membre de la république des Lettres, n’écrivait qu’en français et ne pouvait formuler à l’égard de Louis XIV qu’un jugement contradictoire : son arrière-grand-père le Grand Électeur, tolérant et accueillant, l’emportait sur le roi de France superstitieux et tyrannique ; mais Frédéric appréciait le protecteur des arts, le constructeur d’une grande puissance étatique ; et comment l’agresseur de la Silésie ne pouvait-il pas ne pas se reconnaître dans le roi de guerre poussant ses avantages sur ses frontières du nord et de l’est ? (Brunhilde Wehinger). Cette entreprise de libération de l’emprise culturelle fut l’objectif de Gottsched, qui dénonça inlassablement l’écart qui n’avait cessé de croître entre les deux pays depuis le XVIesiècle et tenta, sans grand succès littéraire, de ressusciter une scène allemande ; elle fut poursuivie par Lessing, pour qui l’imitation de la France était un échec et qui, bien que traducteur de Diderot, prôna Shakespeare et les Anciens. Un peu plus tard le Viennois Grillparzer, comme il y avait eu un classicisme royal sous Louis XIV, voulut créer un classicisme autrichien et impérial (Anne Wagniart). Plus radical encore fut Ernst Moritz Arndt dans ses articles de Geist der Zeit (1806-1818). En pleine tourmente napoléonienne, ce prophète de l’unité allemande voyait en Louis XIV le précurseur de l’empereur. Depuis 1648, la France n’avait cessé de mener une politique de force contre une Allemagne et une Europe endormies. En dépit d’une vision pessimiste de l’évolution de l’homme en société, un homme qui était fait de l’extérieur bien plus qu’il ne se faisait de l’intérieur, Arndt saluait en 1813 l’avènement d’un troisième âge de la chrétienté, après l’affirmation du christianisme et la Réforme (Thomas Ulrich). Christian Friedrich Rühs, élève de Schlözer, partageait la francophobie de Arndt et répondait à l’attente allemande du moment dans sa grande monographie de 1815 Historische Entwickelung des Einflusses Frankreichs und der Franzosen auf Deutschland und die Deutschen : Louis XIV, incarnation du joug étranger sur l’Allemagne, avait voulu s’emparer de la couronne impériale, circonvenir par des moyens indignes des potentats allemands pour les faire entrer dans la ligue du Rhin, pousser la frontière de la France jusqu’à ce fleuve (Michael Rohrschneider).

125 Quelques contributions analysent la relation allemande à Louis XIV et son siècle dans des œuvres littéraires ou historiques. Leonhard Rost (1688-1727), sous le pseudonyme de Meletaon, s’inspira du polygraphe Courtilz de Sandras pour enchaîner, dans sa Helden-und Liebesgeschichte dieser Zeiten (1715), une cinquantaine d’aventures galantes dont les héros étaient souvent Louis XIV et les membres de sa famille, Philippe V ou le Grand Dauphin (dont la maîtresse, Melle de Chouin devint Melle de Chauvin), très artificiellement corrélées avec les événements politiques, la tyrannie royale, la ruine de la noblesse, la misère populaire ; en contrepoint de l’Allemand fidèle et vertueux, le Français n’était que frivolité, paillardise, érotisme, irréligion et propagateur du morbus gallicus (Ruth Florack). Même image du Français dans Vergangene und vergessene Tage, publié en 1860 par Louise Pichler (1823-1889), patriote wurtembergeoise, une évocation de la guerre de la Ligue d’Augsbourg mettant en scène les militaires, dressant leurs portraits (Mélac, l’incendiaire d’Heidelberg), relatant les discussions en conseil de guerre pour décider des opérations, pillages et destructions, Louis XIV étant dépassé par ses généraux, manière de démythifier son absolutisme. L’écriture féminine revendiquée sur la politique et le militaire, infléchit le discours vers un message d’humanité, il n’y a pas de guerre juste, les armes n’apportent jamais la paix (Françoise Knopper). Le Palatinat toujours dans cinq romans de l’Entre-deux-guerres, Der getreue Deserteur de Franz Herwig (1913), Brennendes Land de Juliana von Stockhausen (1920), Alt-Heidelbergs Not de Hugo von Waldeyer-Hartz (1922), Der Gaukler d’Auguste Supper (1929) et Mont Royal de Werner Beumelburg (1938), les deux derniers auteurs, nazis et antisémites. Les stéréotypes nationaux sont soulignés, le droit du côté allemand, la force brutale de loups dévorants du côté français. Le dernier roman fait une place de choix au siège de Vienne (1683) et à l’alliance de Louis XIV avec le Turc (Helga Meise). Autant que le Palatinat, la prise de Strasbourg, coup de force en pleine paix, traumatisa durablement l’opinion allemande. Deux romans, Der Raub Straßburg im Jahre 1681 (1862) de Heribert Rau, Der Raub Straßburg (1898) de Friedrich Lienhard, dénoncent cet acte de piraterie, ce vol (Raub) d’une ville, allemande de toute éternité par sa langue, sa culture, sa cathédrale, mais aussi la trahison des élites, le cardinal de Fürstenberg qui espère le retour de la ville au catholicisme, la bourgeoisie alsacienne par intérêt. Entre les deux romans, il y eut l’annexion de l’Alsace-Moselle ; hostile aux mouvements protestataires ou autonomistes, Lienhard nie la double culture du Reichsland (Jean Schillinger).

126 Sur un tel sujet, on attendait les historiens du XIXesiècle, contemporains de l’unité allemande. De façon surprenante, la période 1648-1740 fut peu traitée. Leopold von Ranke publia entre 1852 et 1861 sa Französische Geschichte. Son intérêt pour la genèse des États et des nations trouvait dans la monarchie catholique universelle de Louis XIV un exemple de choix. La puissance étatique française avait été un modèle pour l’Europe. Les protestants avaient été les victimes du gallicanisme et de la volonté d’unité. Ranke, très remarquable par son souci d’aligner ses sources (les ambassadeurs vénitiens, Spanheim) souligna le tournant des années 1680 menant en 1715 à l’équilibre européen. Cet historien luthérien, de l’école petite-allemande, eut le souci d’être impartial, d’éviter l’agressivité, il ne projeta pas sur Louis XIV les rancunes ressassées d’Iéna ou de la crise de 1840, son jugement sur la prise de Strasbourg fut très mesuré. Bref, il faudrait briser avec le mythe qui colle à cet historien, il n’alimenta en rien le concept de l’ennemi héréditaire du nationalisme allemand (Sven Externbrink). La grande revue historique allemande, la Historische Zeitschrift, est dépouillée pour la période 1858 (sa fondation) jusqu’à 1933. Elle a recensé des ouvrages français et on relèvera la critique louangeuse par le professeur viennois Alfred Francis Pribram des ouvrages de Georges Pagès et d’Albert Waddington sur le Grand Électeur. Walter Platzhoff (avant 1933…) s’intéressa à l’histoire française – la période 1679-1683 et le siège de Vienne –, il rendit compte de l’ouvrage de Wilhelm Mommsen, Richelieu, Elsaß und Lothringen (1922) qui révisait les conceptions du cardinal sur la frontière du Rhin ; il insista sur l’irréprochable scientificité du livre de Kurt von Raumer, Die Zerstörung der Pfalz… (1930) qui décrivait avec minutie les destructions qui n’avaient pas eu partout la même intensité. Certes, dans l’ensemble, les jugements furent sé­vères et comme la revue portait d’abord sur l’histoire de l’État et de la nation, elle ne pouvait s’abstraire du sentiment national (Philippe Alexandre). Dans la belle histoire prussienne telle qu’elle fut déroulée après 1871, une macule, l’alliance du Grand Électeur avec Louis XIV entre 1679 et 1685, une alliance unnatürlich, contre nature. L’appartenance à l’Empire devait porter Frédéric-Guillaume vers l’Empereur et la solidarité protestante vers la Hollande. Généralement, les historiens du XXesiècle abandonnèrent les jugements moraux pour décortiquer les motifs de la Realpolitik : récupérer la Poméranie suédoise n’était-ce pas une entreprise patriotique ? Après 1945, le traité franco-prussien fut analysé avec sobriété et en termes d’opportunité. Se distingua Karl Otmar Freiherr von Aretin, tout aussi de parti pris, selon l’auteur de l’article, que ses prédécesseurs, mais la partialité avait changé de camp, elle n’était plus protestante, prussienne et Hohenzollern, mais catholique, autrichienne et Habsbourg (Thierry Carpent). 1945 a bien été une coupure pour une Allemagne vaccinée contre le nationalisme. Avant et surtout depuis 1870, la France, ennemi héréditaire, était un élément constitutif de la conscience nationale allemande. Certes, un Johannes Haller dans Tausend Jahre deutsch-französischer Beziehungen (1930) défendit une position plus équilibrée et déplora la désunion de deux pays qui se complétaient et auraient pu assurer la paix européenne. La réconciliation franco-allemande, la construction de l’Europe et, dans notre discipline, les orientations nouvelles vers les transferts culturels et l’histoire croisée, ont profondément modifié les points de vue. Klaus Malettke a « réhabilité » Louis XIV dont la politique aurait été moins anti-allemande qu’anti-Habsbourg et guidée par le souci de la sécurité du royaume. Guido Braun met en équilibre la confrontation des deux pays et l’intensité de leurs échanges. Bref, il n’est pas question d’occulter les conflits, mais bien d’évacuer les idéologies négatives (Reiner Marcowitz).

127 De bout en bout, cet ouvrage, ne peut que retenir l’intérêt des historiens des relations franco-allemandes. Certes, il ne leur apprendra pas que l’histoire est fille de son temps, que l’oiseau de Minerve ne prend son vol qu’au crépuscule. Mais en rappelant les ouvrages du passé, romans ou livres d’histoire, il permet de mesurer la distance qui a été franchie depuis un demi-siècle, car nous revenons de loin !

128 Claude MICHAUD

Jean-Paul Zúñiga (dir.), Pratiques du transnational. Terrains, preuves, limites, Paris, Centre de recherches historiques, « Bibliothèque du Centre de Recherches Historiques », 2011, 287 p.

129 Le transnational est-il une lame de fond, destinée à bouleverser profondément et durablement les pratiques de l’historien, ou seulement une de ces modes qui convulsent de temps à autre la profession (celle-ci, cependant, dure depuis une bonne dizaine d’années) ou, pire encore, une dangereuse imposture intellectuelle, qui plus est à vocation hégémonique, instrumentalisée par certains pour saper la légitimité des travaux de leurs collègues ?

130 C’est l’enjeu de cet ouvrage « polyphonique » en douze contributions issu de deux journées d’étude tenues au sein du Centre de Recherches Historiques (CRH) en décembre 2009, qui inaugure la nouvelle « Bibliothèque du CRH » (l’ouvrage est également disponible en ligne, en accès libre). Dans le massif de plus en plus touffu des réflexions sur le transnational, l’originalité et l’intérêt de cet ouvrage est en effet d’afficher ouvertement un certain scepticisme, comme l’indique le sous-titre qui met en avant les « limites » de l’approche transnationale. Dans son introduction, J.-P. Zúñiga l’avoue sans ambages : « la pertinence du sujet était loin de faire l’unanimité » au sein du laboratoire, et l’objectif était donc de « mettre en travail » les « résistances » au transnational (p. 9). À côté de contributions d’historiens spécialistes du transnational (citons notamment Nancy Green, co-animatrice du séminaire « Histoires et historiographies transnationales » à l’EHESS), ou qui du moins travaillent sur des objets se déployant à l’échelle internationale, qu’il s’agisse de la migration des travailleurs dans l’Europe du premier XXesiècle (Caroline Douki et Paul-André Rosental) ou de la circulation des textes au sein de la diaspora ashkénaze dans l’Europe du XVIesiècle (Jean Baumgarten), on trouve donc par ailleurs celles de représentants d’autres champs historiographiques, sceptiques auto-proclamés dont les contributions font bloc au cœur de l’ouvrage. Ne dissimulant guère leur méfiance et leur agacement face à la mode du « trans », du transnational au « trans-ce-qu’on-voudra » (p. 146), ils ont cependant joué le jeu de relire leurs objets d’étude à ce prisme. Que « fait » donc le transnational à la noblesse à l’époque moderne (Robert Descimon et Dinah Ribard), au libertinage et au baroque comme catégories historiographiques (Jean-Pierre Cavaillé et Christian Jouhaud), à la justice civile à Turin au XVIIIesiècle (Simona Cerutti), ou à la misère des classes laborieuses au début du XIXesiècle (Judith Lyon-Caen) ?

131 Mais d’abord, qu’est-ce que le transnational ? Et comment le distinguer des autres labels qui ont fleuri ces dernières années (histoire globale, histoires connectées, etc.) ? En introduction, J.-P. Zúñiga propose une définition a minima qui différencie l’histoire transnationale de l’histoire globale. Tandis que cette dernière chercherait peu ou prou à « embrasser la terre entière », l’histoire transnationale quant à elle, « plus modeste », met en avant le « fait que tout phénomène historique est inextricablement lié à des phénomènes qui ne sont pas forcément contenus à l’intérieur des frontières politiques conventionnelles » (p. 12). Dans le détail des communications, la définition qui revient le plus souvent est celle proposée il y a quelques années par Pierre-Yves Saunier, qui insistait particulièrement sur les circulations et la « manière dont elles traversent, agitent, dépassent, subvertissent le national » (tout en étant contraint par lui) comme objet privilégié de l’approche transnationale (P.-Y. Saunier, « Circulations, connexions et espaces transnationaux », Genèses, n° 57, 2004, pp. 110-126). À cet égard, un thème qui se dégage fortement de l’ensemble est celui des mobilisations internationales, celle des contre-révolutionnaires au XIXesiècle (Jordi Canal), celle des ligues catholiques féminines avant 1914 (Magali Della Sudda), ou encore celle des natalistes et familialistes pendant l’entre-deux-guerres (Christophe Capuano). Dans ces deux derniers cas, l’enjeu est de comprendre, dans la lignée de l’historiographie des organisations internationales, comment des réseaux transnationaux plus ou moins informels s’institutionnalisent, souvent dans un rapport d’émulation avec leurs adversaires (les féministes catholiques face aux féministes libérales, les natalistes et familialistes contre le mouvement birth control), via notamment l’organisation de congrès et de conférences internationales. Apparaissent également les limites de ces dynamiques d’internationalisation, qui se heurtent à la puissance des logiques nationales.

132 Le premier risque pointé par les sceptiques, au premier rang desquels les modernistes, est celui de l’anachronisme, la rétroprojection du transnational ne faisant en quelque sorte que redoubler l’anachronisme originel de la rétroprojection du cadre national par l’histoire nationale (R. Descimon). De fait, l’anachronisme a beau être assumé, il est un peu gênant de voir dénombrés les « pays actuels » où les reliques des corps saints en provenance des catacombes de Rome étaient présentes à l’époque moderne (Stéphane Baciocchi et al. pour l’enquête collective du Centre d’anthropologie religieuse européenne). L’objection, juste, ne semble pourtant pas décisive. De deux choses l’une : soit le transnational est défini par rapport à son objet, et il faut en effet alors en réserver l’usage pour une période historique bien précise, une ère de l’État national si l’on veut, qui commencerait aux alentours de 1750 ; soit le transnational est défini comme méthode, comme antidote à ce qu’on peut appeler le « nationalisme méthodologique » de la discipline historique, et l’on peut alors élargir l’emploi du terme à l’ensemble des périodes travaillées précédemment par l’histoire nationale.

133 Le deuxième risque serait la montée en généralité abusive ou non contrôlée : « La perspective transnationale peut constituer un raccourci du processus de construction des formes de généralisation, voire dispenser de la justification méthodologique de la construction de ces processus qui, grâce au transnational, pourraient rester impensés » (p. 145). D’où la nécessité a contrario selon ces auteurs de réfléchir à l’articulation entre le local et ce qu’ils préfèrent appeler le « supralocal ». Ceci produit d’intéressants effets de mise en abyme de la question des échelles, celles-ci n’étant pas mobilisées par l’historien dans son analyse mais par les acteurs eux-mêmes à travers des opérations de localisation, délocalisation ou relocalisation des objets ou des catégories qu’ils construisent ou manipulent. Ainsi sont-ce les auteurs de traités sur la noblesse qui, à la fin du XVIIesiècle, la « transnationalisent » comme catégorie, de même qu’Eugène Buret la « misère des classes laborieuses en France et en Angleterre» dans son ouvrage éponyme de 1840, ou l’historien Victor-Lucien Tapié le baroque. Mais ces « transnationalisations » discursives relèvent en vérité de la comparaison, destinée à faire ressortir des spécificités locales ou nationales. À cet égard, il est troublant que, loin de déboucher sur une réflexion sur les formes de la généralisation, ces contributions, comme prises au piège de leurs sources, se transforment pour la plupart en défense et illustration des vertus de l’analyse « située » localement, dont il est sous-entendu que l’approche transnationale aurait tendance à se dispenser. Mais est-ce parce que les savoirs sont, historiquement, localisés qu’il n’est de savoir historique que du local ? C’est pourtant bien ce que semblent suggérer R. Descimon et D. Ribard, partant de la production d’un savoir sur la noblesse dans la Normandie de la fin du XVIIesiècle, dans le contexte des enquêtes colbertiennes, pour arriver au constat de la « diversité difficilement réductible » des noblesses européennes, qui serait un obstacle à toute « montée en généralité » et donc à une approche transnationale, ce qui les amène à revendiquer contre le transnational l’héritage de l’histoire comparée de Marc Bloch. Mais comme le propose Alessandro Stanziani dans ses réflexions sur la « comparaison réciproque », plutôt que d’opposer les deux démarches, ne faudrait-il pas plutôt, comme a pu le faire Kenneth Pomeranz par exemple, les combiner, c’est-à-dire « concilier les différences entre les parcours historiques spécifiques à telle ou telle aire avec les connexions, les transferts et les dynamiques d’ensemble » (p. 210) ? Si des dérives à n’en pas douter existent, du côté d’une certaine histoire globale notamment, on regrettera donc cette forme de procès d’intention qui rabat systématiquement et abusivement le transnational sur le général, tendant ainsi à solidifier une opposition pourtant largement factice et certainement stérile entre approches micro et macro. A contrario, Francesca Trivellato, elle-même praticienne, dans ses travaux sur le commerce interculturel entre Méditerranée et océan Indien vu à travers l’activité d’une maison de commerce sépharade de Livourne, d’une « histoire globale à échelle réduite », a récemment pointé les passerelles qui existent entre les deux approches, et notamment entre micro-histoire et histoires connectées (Francesca Trivellato, « Is There a Future for Italian Microhistory in the Age of Global History? », California Italian Studies, n° 2.1, 2011).

134 L’impression qui se dégage, au total, est que le transnational, en vérité, ne s’improvise pas. Il ne suffit pas, pour « transnationaliser » un objet déjà construit dans d’autres cadres interprétatifs, de chausser une paire de lunettes transnationales. La mise en œuvre du transnational implique en amont un protocole de recherche, fondé sur l’exploitation d’archives et l’invention de sources nouvelles.

135 Rahul Markovits

Anthony Glinoer et Vincent Laisney, L’Âge des cénacles. Confraternités littéraires et artistiques au XIXesiècle, Paris, Fayard, 2013, 714 p.

136 Le siècle des prophètes romantiques et des poètes maudits est aussi celui des cénacles, des salons littéraires, des cercles et autres associations confraternelles d’artistes et d’écrivains, plus ou moins pérennes, plus ou moins visibles, plus ou moins structurés, plus ou moins institutionnalisés. L’Âge des cénacles propose une exploration approfondie de ces « formations sociabilitaires », depuis la « secte des méditateurs » réunie autour du peintre Maurice Quaï à la toute fin du XVIIIesiècle jusqu’aux premières années de la NRF, en passant par l’Arsenal de Nodier, le Doyenné de Nerval, les Buveurs d’eau, les dîners Magny, les jeudis de Zola ou les mardis de Mallarmé, et bien d’autres. À ce titre, ce livre, qui amplifie et systématise les travaux d’Anne Martin-Fugier sur les romantiques ou la vie d’artiste (Les romantiques. Figures de l’artiste, 1820-1848, Hachette, 1998 ; La Vie d’artiste au XIXesiècle, Louis Audibert, 2007 / Hachette, 2008), constitue un ouvrage de référence pour l’histoire socio-culturelle et l’histoire littéraire du XIXesiècle.

137 « La vie littéraire », ses figures, ses lieux et ses rites, objets favoris d’une histoire littéraire friande d’anecdotes, gagnent ici en épaisseur socio-historique, dans une étude qui intègre les questionnements de la sociologie du champ littéraire, l’intérêt de la tradition socio-critique pour la socialité des écrits et les apports de l’histoire du livre, des usages de l’imprimé et des pratiques de lecture ainsi que de la nouvelle histoire de la presse. Le tour de force ne tient pas seulement à l’ampleur chronologique et à l’érudition de l’enquête, mais surtout au souci d’une approche raisonnée des formes de la sociabilité littéraire, à partir du modèle du cénacle. Pratique effective ou horizon imaginaire des pratiques, le « cénacle » apparaît ici non seulement comme une réalité sociale située (il y eut « le » Cénacle de Hugo, ses antécédents, ses concurrents, ses imitateurs), mais surtout comme un outil d’analyse permettant de saisir la situation sociale des artistes et des écrivains au XIXesiècle.

138 Artistes et hommes de lettres du XIXesiècle ont constamment commenté ou figuré, par la plume ou le pinceau, leur propre condition. La vie littéraire et artistique se raconte, se montre, se structure ou se défait, s’analyse, se glorifie, se dévalue dans une myriade de textes, sérieux ou ironiques, articles de journaux, lettres, récits, romans, mémoires, préfaces et manifestes, épigraphes et dédicaces. Analyser à la fois ces écrits comme tels, les inscrire dans les itinéraires et les stratégies auctoriales de leurs producteurs ; les envisager comme autant de représentations imaginaires ; y saisir des traces du fonctionnement effectif de la sociabilité littéraire, dans ses lieux, ses temporalités, ses formes matérielles ; et tenir ensemble toutes ces dimensions, tel était le défi à relever.

139 Comment regarder cette écriture proliférante des écrivains et des artistes sur eux-mêmes, comment en faire un objet pour la recherche, sans être capté par le discours des acteurs, leurs revendications, leurs mythologies, alors que ces écrits sont aussi les seules traces des sociabilités effectives ? L’Âge des cénacles y parvient en posant un cadre théorique, élaboré à partir de cette catégorie emic qu’est le cénacle, mais dont les auteurs proposent une « déconstruction méthodique », selon un questionnaire élaboré à partir de l’histoire littéraire et des sciences sociales. Le cénacle gagne en virtualité analytique ce qu’il perd en minutie descriptive. Le cénacle permet d’observer la vie collective des artistes et des écrivains – les lieux, les codes, les rites, les pratiques de création, ces modes d’être ensemble qui s’appellent « camaraderie » ou « confraternité » –, de rendre compte de leurs discours sur eux-mêmes et de suivre les chemins de la légitimation, de l’institutionnalisation littéraire ou artistique au XIXesiècle. Le cadre cénaculaire éclaire les quatre grands paradoxes qui, selon les auteurs, ré­gissent la situation de l’artiste et de l’écrivain au XIXesiècle : l’injonction au « magistère spirituel » décrite par Paul Bénichou (Le sacre de l’écrivain (1750-1830). Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïc dans la France moderne, José Corti, 1973), mais le repli sur la forme d’après 1848, dans un monde qui ne croit plus aux prophètes ; la tension entre « régime imaginaire de la vocation » et « régime effectif de la profession » ; « la collectivisation des attitudes » et l’aspiration à « l’individuation des postures » ; la quête de style, d’originalité artistique et les sirènes de la communication médiatique, du journal, de l’écriture pour tous. Dans le cénacle, ces paradoxes se formulent, s’ils ne se résolvent. Et par le cénacle peut s’écrire une histoire de la vie sociale de la littérature, qui ne se repaît pas d’anecdotes, n’empile pas les monographies sur tel ou tel groupe, école ou cercle, ne s’évade pas vers l’histoire des idées et des courants, et considère la production de doctrines esthétiques ou littéraires comme une activité inscrite dans le monde social.

140 « Formations sociabilitaires » et « productions cénaculaires » : ce livre va des unes aux autres en proposant, dans un premier temps, une synthèse inédite sur l’histoire des sociabilités artistiques et littéraires au XIXesiècle. La deuxième partie reprend ce matériau pour proposer une typologie des sociabilités littéraires et définir leurs traits communs : c’est sans doute la partie de l’ouvrage qui peine le plus à tenir ses distances avec les descriptions produites par les acteurs, volontiers sociologues d’eux-mêmes, et avides de types et de typologies. La troisième partie, plus ambitieuse encore dans sa visée généralisatrice, tente une sociologie dynamique du cénacle, de sa formation à sa dissolution. La dernière partie du livre revient à une analyse plus classique en passant en revue toutes les formes littéraires où se racontent, se montrent, se rêvent les sociabilités d’artistes et d’écrivains. On trouvera donc dans ce livre, dont les auteurs ont compilé des centaines d’écrits connus et moins connus, une masse considérable de données sur la vie littéraire du XIXesiècle. Signalons toutefois que la littérature reste le cœur de l’enquête et l’on ne va vers les mondes de l’art – peinture ou musique –, le plus souvent, que par le truchement des écrivains.

141 La difficulté d’une telle histoire tient, on l’a compris, au caractère évanescent de la forme sociale qu’elle entend saisir et au risque de lui donner plus de consistance qu’elle n’en a jamais eu. Certes, on peut ramener des pratiques à la forme-cénacle, et penser à travers elle les modalités de la vie sociale des hommes de lettres et des artistes, en jonction avec les salons, qui regardent vers d’autres mondes que ceux des lettres et de l’art, avec d’autres formes institutionnalisées, plus ou moins pérennes, d’association – comme la Société des gens de lettres – et en relation avec les instances de production de la valeur – Salon, Académie. La nature chimérique de la confraternité littéraire n’a cessé d’être dénoncée, au XIXesiècle, par ceux-là même qui s’y reconnaissaient ou y aspiraient. Illusion d’un vivre ensemble travaillé par la concurrence des uns contre les autres, illusion d’activité créatrice collective qui détourne de la vraie création, doux rêve égoïste qui tient l’artiste à distance des véritables luttes, politiques, de l’heure, le cénacle offre un mode de figuration des relations sociales qui contribue puissamment à sa revendication d’autonomie de l’art et de la littérature mais masque tout ce qui relève de forces sociales autrement puissantes : la richesse, l’origine géographique et sociale, les réseaux politiques, etc. On pourra de ce fait regretter que la discussion ne revienne pas, in fine, à la sociologie bourdieusienne ou aux travaux de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, car l’histoire sociale et la sociologie désenchantent ces sociabilités que la littérature et son histoire tendent à enchanter – et le cénacle, déconstruit et reconstruit, se tient à ce carrefour de l’enchantement et du désenchantement. Dans la « la cité inspirée » de l’art, pour reprendre la terminologie des économies de la grandeur (Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Gallimard, 1991), le cénacle injecte le sentiment de la solidarité familiale, accueille les épreuves de la célébrité et de l’opinion, manifeste le sens de l’égalité et de la solidarité, atténue la question des contraintes économiques. On peut alors se demander, si à l’instar d’autres pratiques et productions symboliques du XIXesiècle, comme les « tableaux de mœurs », le cénacle ne produit pas une fantasmagorie de la vie d’artiste et ne dés-inquiète pas le social (sur la fantasmagorie et les tableaux de mœurs, voir Walter Benjamin, Charles Baudelaire, trad. de l’allemand par Jean Lacoste, Payot, 2002 [1979], pp. 62-63). Qu’on lise ce questionnement final non comme une objection, mais bien comme un hommage critique, et une invitation à la discussion interdisciplinaire. Car, par son ambition intellectuelle et l’ampleur de l’information réunie, ce livre, qui aborde l’histoire sociale à partir de l’histoire littéraire, fera date.

142 Judith Lyon-Caen

Géraldi Leroy, Charles Péguy. L’inclassable, Paris, Armand Colin, 2014, 366 p.

143 Géraldi Leroy est, avec Robert Burac – à la mémoire de qui est dédié le volume – l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre et de la vie de Charles Péguy. Son Péguy entre l’ordre et la révolution (Presses de la Fondation nationale de Sciences Po, 1981) demeure un ouvrage de référence. Charles Péguy. L’inclassable, qui prend appui sur la totalité de l’œuvre écrite, de nombreuses correspondances et les acquis récents de la recherche, reprend l’ensemble du dossier en évoquant d’emblée les images contrastées et contradictoires qui ont été données du gérant des Cahiers de la Quinzaine. En effet, tantôt l’accent est mis sur le dreyfusard et le polémiste, tantôt sur le poète chrétien, qui fait l’objet d’une captation par le régime de Vichy et qui est, dans le même temps, revendiqué par la Résistance (voir Jean Bastaire, Péguy contre Pétain. L’appel du 17 juin, Salvator, 2000). Durant l’Occupation et au-delà, Péguy est « tiré à hue et à dia par les hommes des partis opposés », écrit Mauriac dans Le Figaro littéraire du 30 mai 1954. Certaines phases de son itinéraire ont été maintes fois analysées ; ainsi son engagement dreyfusard, la fondation et les développements des Cahiers de la Quinzaine. Jean-Pierre Rioux est revenu sur La mort du lieutenant Péguy. 5 septembre 1914, Tallandier, 2014 (voir le numéro précédent de la Revue historique). Bien d’autres aspects encore de l’homme et de l’œuvre ont été étudiés ; elles montrent des divergences d’approche, provenant de lectures parfois anachroniques et sélectives, étudiées à la fin de l’ouvrage.

144 L’ambition première et réalisée ici de manière heureuse par G. Leroy est de rendre compte d’un Péguy « total », inséré et saisi dans le contexte politique, social et culturel de son temps, loin de toute image idéalisée ou sulpicienne – qui, à vrai dire, s’estompe chez ses lecteurs de plus en plus nombreux. L’auteur montre ainsi que son personnage a majoré son ascendance paysanne alors que son enfance s’est en fait déroulée dans un milieu artisanal. Il le donne à voir pensionnaire au collège Sainte-Barbe ou élève de l’École normale supérieure, ardemment anticléricale et intéressé par les divers courants socialistes et les écrits de l’anarchiste Jean Grave. Pour le jeune homme dont l’adhésion au socialisme est une conversion quasiment religieuse, « le socialisme est une vie nouvelle, et non point seulement une politique ». Il est, on le sait, totalement engagé dans l’affaire Dreyfus – la référence dreyfusiste est chez lui une constante – et dans la création des Cahiers de la Quinzaine. Les conditions dans lesquelles est lancée cette « revue-personne » (J. Julliard) qu’il anime sont analysées avec précision ; G. Leroy en suit toute l’évolution, aussi bien le volume, les tons et les statuts différents des numéros que, et ce n’est là le moindre intérêt du livre, la situation financière des Cahiers, qui se trouvent « immédiatement et de façon durable » en situation périlleuse, en dépit des efforts successifs de recapitalisation d’une entreprise pour laquelle le recrutement de nouveaux abonnés est une exigence impérieuse. « Les critères de comptabilité au sens strict du terme n’ont jamais été prioritaires pour Péguy » (pp. 127-129) et le déficit structurel de la revue peut être estimé à 25 %. Un des apports de ce livre, attentif aux aspects intellectuels, affectifs et matériels, est de montrer que, contrairement à une opinion fréquemment émise, Péguy a disposé de fonds élevés, « sans commune mesure avec les ressources de la plupart des autres revues et qu’il a bénéficié d’un exceptionnel réseau de soutiens », qui vont de Bernard Lazare à Alexandre Millerand (p. 133). La création de cette revue, après l’échec de la Société nouvelle de Librairie et d’Édition, est en grande partie due au refus manifesté par son promoteur de suivre les directives du congrès socialiste de 1899. Il prend dès lors ses distances avec le socialisme institutionnel et, en particulier avec Jaurès, naguère admiré. Péguy dénonce la dérive parlementaire, le soutien apporté par les socialistes au gouvernement radical et anticlérical d’Émile Combes, et plus globalement, la « décomposition du dreyfusisme ». Désormais, la critique politique de Jaurès se double d’une critique philosophique. G. Leroy montre toutefois, textes à l’appui, qu’en dépit des polémiques qu’il développe, il conserve une tendresse secrète pour le tribun socialiste et que, socialiste libertaire, il demeure fidèle à un certain républicanisme de gauche.

145 C’est, en 1905, « le coup de Tanger » et ses suites politiques qui éloignent Péguy du socialisme parlementaire et de la mouvance syndicaliste révolutionnaire. Dorénavant, il occupe des positions conservatrices : il dénonce « la démagogie des syndicats de fonctionnaires » ou s’abstient de condamner Clemenceau qui réprime plusieurs manifestations ouvrières. Lui qui avait consacré plusieurs Cahiers aux questions coloniales ne désavoue pas la politique d’expansion. Il se tait dans l’affaire Ferrer et dans l’affaire Durand, s’en prend à Marc Sangnier, attaque ce qu’il nomme « le parti intellectuel » et développe une critique du « monde moderne » qui se manifeste aussi par la mythification du passé. Muet dans les débats sur la peine de mort ou sur le vote des femmes, il s’oppose au modernisme de Loisy, condamne la réforme de l’enseignement de 1902, refuse l’art nouveau et demeure partisan du vers classique alors qu’Apollinaire publie Zone en 1913.

146 Le retour à la foi de Péguy est souvent daté de 1908, selon le témoignage de Joseph Lotte. Or G. Leroy relève qu’il s’agit là d’un processus lent et continu dont les premiers indices apparaissent dès 1904. En 1909, Péguy reprend sa Jeanne d’Arc de 1897 dans un sens différent et donne l’année suivante Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc, bien accueilli par Drumont ou Lasserre, après que Barrès eut salué l’œuvre comme « un des signes d’une résurrection de la vie traditionnelle dans les âmes ». Mais l’Orléanais ne se laisse pas enfermer et, dans une réponse à Apologie pour notre passé de Daniel Halévy, procède à une mise au point dans un de ses textes les plus célèbres : Notre jeunesse. L’échec de sa tentative pour obtenir le grand prix de l’Académie française ne l’empêche pas de développer une intense production en prose (entre autres, Clio, dialogue de l’histoire et de l’âme païenne, L’Argent et L’Argent suite, Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne…) et en vers (Ballade du cœur qui a tant battu, La Tapisserie de Notre Dame…), analysée avec finesse à la suite d’Albert Béguin. Dans la période qui court jusqu’en 1914, où Péguy rompt avec plusieurs de ses proches (Spire, Sorel, Halévy, Benda, Lucas de Pesloüan), les désabonnements des Cahiers sont nombreux, que ce soit pour des raisons politiques ou religieuses.

147 Toujours obsédé par l’Allemagne et par une guerre à laquelle il se prépare depuis 1905, « le patriotisme de Péguy se colore d’un nationalisme extrême » (p. 262). Militariste, il se montre intraitable sur toute question concernant la défense nationale, comme la loi des trois ans, et injuste envers Jaurès, qui devient sous sa plume le « traître par essence ». S’il partage sur plusieurs points les critiques de Maurras, il s’en différencie notablement : ses amitiés juives sont constantes, Israël joue un rôle central dans sa théologie ; il est et il demeure un républicain. En juillet 1914, il écrit : « Je pars, soldat de la République » et meurt à la tête de ses hommes le 5 septembre à Villeroy.

148 G. Leroy livre de Péguy, toujours mis en situation, un beau portrait d’homme en mouvement, à la forte personnalité parfois contradictoire, indépendant, autoritaire, intransigeant même, contempteur des intellectuels alors qu’il est, lui aussi, un intellectuel. Enfin, il souligne l’actualité de sa pensée, en particulier sa réflexion sur l’histoire, sa dénonciation de l’argent (« Le monde et le régime moderne est le règne de l’argent », écrit-il dans Clio. Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne). « Il y a chez Péguy de quoi mécontenter tout le monde », disait Emmanuel Mounier. Péguy est bien, comme l’indique le sous-titre du livre, « l’inclassable ».

149 Michel Leymarie

150 À l’heure où l’historiographie de la Première Guerre mondiale se déploie plus volontiers sur de grandes échelles et sur la longue durée, l’objet du nouveau livre de B. Cabanes pourrait sembler étroit : un mois en France, de l’annonce de la mobilisation aux prémices du redressement militaire – mais « un mois qui a fait la France », devrait-on dire, en paraphrasant le titre d’une célèbre collection de Gallimard.

151 Le resserrement du cadre se justifie pleinement dans la mesure où il permet d’interroger finement les réactions du corps social et de révéler la rapidité des adaptations au temps de guerre. De ce point de vue, l’ouvrage vient compléter, mais aussi discuter, le travail classique de Jean-Jacques Becker (1914 ou comment les Français sont entrés en guerre, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1977), qui s’intéressait davantage à l’immédiat avant-guerre et qui adoptait une perspective plus franchement politique, là où B. Cabanes privilégie une démarche d’histoire culturelle appuyée sur une riche historiographie et enrichie du recours à un large panel de sources primaires.

152 L’ouvrage affiche d’emblée une forte thèse : la société française aurait basculé dans la guerre totale dès les premières semaines de la guerre – et non à l’automne, comme on le lit le plus souvent (John Horne [dir.], Vers la guerre totale : le tournant de 1914-1915, Tallandier, 2010). Marqué par une subite « accélération de l’histoire », août 1914 constituerait à cet égard un point de rupture dont l’importance a été ensuite partiellement occultée par la mythologie érigée autour du « miracle de la Marne » et de la guerre des tranchées. Verdun ne doit pourtant pas faire oublier « la violence inouïe de ce premier mois de guerre » dont B. Cabanes cherche ici à montrer qu’il fut vécu et ressenti comme une rupture radicale.

153 Les trois premiers chapitres abordent les premiers jours de la guerre à hauteur d’homme (et de femme, même si leur présence est plus éparse), en s’appuyant sur des témoignages directs. Ce choix d’écriture détermine un parti-pris historiographique qui permet de décomposer les différents moments de la mobilisation : à l’opposé d’une lecture englobante, B. Cabanes montre en effet que « toute une série d’étapes successives » marquent la transition de la paix vers la guerre. Sans doute faudrait-il prolonger cette analyse stimulante pour montrer que l’acculturation administrative de la société et le resserrement des liens entre État et nation ont beaucoup pesé dans l’acceptation immédiate d’une mobilisation bien encadrée.

154 Viennent ensuite, très brusquement, « l’épreuve du feu » et « l’ombre de la défaite », qui marquent la découverte de la guerre. On connaît mieux aujourd’hui la « bataille des frontières », son bilan désastreux qui culmine autour du 22 août (Damien Baldin et Emmanuel Saint-Fuscien, Charleroi, 21-23 août 1914, Tallandier, 2012) et qui oblige l’administration militaire à actualiser quotidiennement le décompte des victimes (les anciennes séries statistiques étaient lissées sur cinq jours, rythme désormais inadapté à la réalité des combats et des pertes). Nourri de témoignages de soldats, l’ouvrage explore avec précision « la découverte de la mort de masse », mais aussi – fait moins connu et analysé ici avec un soin tout particulier – l’épreuve du repli, voire du désarroi moral. À la suite du travail pionnier de Jean-Yves Le Naour (Désunion nationale : la légende noire des soldats du Midi, Vendémiaire, 2011), il évoque ainsi « l’affaire du 15e corps », lorsqu’une frange de l’opinion en vient à mettre en doute la ténacité, sinon le patriotisme, des régiments provençaux. Un regret néanmoins : attentif aux réalités les plus concrètes de l’expérience combattante, l’ouvrage n’en décrit guère les déclinaisons sociales (Nicolas Mariot, Tous unis dans la tranchée ? Les intellectuels rencontrent le peuple, Le Seuil, 2013), de même qu’il néglige la question de la discipline, cruciale en cette première phase de guerre – mais sans doute moins au mois d’août qu’à l’automne (André Bach [général], Fusillés pour l’exemple, 1914-1915, Tallandier, 2003 ; Emmanuel Saint-Fuscien, À vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Éditions de l’EHESS, 2011).

155 La guerre n’obsède pas moins les civils, rappelle B. Cabanes, qui évoque les peurs et les rumeurs qui traversent la société française en ce début d’été. À l’approche des réfugiés belges et nordistes, les « fausses nouvelles » véhiculent le thème des « atrocités allemandes », dont Bruno Cabanes décrit finement la rapide diffusion : le mythe des mains tranchées, la légende de l’enfant au fusil de bois, etc. En s’appuyant sur les registres de police, encore peu étudiés sur ce plan, il dévoile aussi la réalité parisienne méconnue des pillages et des lynchages qui se développent sur fond de chasse aux espions et de fantasmes antisémites. On trouvera ici des pages très neuves qui donnent envie de prolonger la recherche en exploitant les archives judiciaires. Le dernier chapitre interroge, enfin, l’expérience comparée des « trois France » : s’opposent en effet les régions envahies du Nord-Est, une capitale désormais silencieuse et régulée par d’étroites réglementations (notamment antialcooliques), des campagnes confrontées à l’urgence des moissons et à la réquisition des chevaux (sujet trop méconnu auquel B. Cabanes consacre de belles pages). Cette tripartition suggestive appelle sans doute de nouveaux travaux : qu’en est-il, par exemple, de l’expérience des villes provinciales, où se pose très crûment la question du chômage ? Elle laisse de côté une « quatrième France », coloniale et insulaire, où l’entrée en guerre est vécue d’une toute autre manière.

156 Par son format réduit, le livre de B. Cabanes ne pouvait pas tout dire : qu’il montre qu’on ne connaît pas encore tout de ce mois d’exception n’est pas le moindre de ses mérites. Qu’elle suscite la réflexion, qu’elle appelle le débat, témoigne également de la qualité de cette belle synthèse dont on n’oubliera pas d’ajouter qu’elle est écrite avec talent, d’une plume élégante, fluide et sensible. Par-delà le contexte commémoratif du centenaire qui lui permettra, espérons-le, de toucher un public élargi, Août 14 montre la remarquable vitalité de l’histoire sociale et culturelle de la guerre.

157 Arnaud HOUTE

Xavier Boniface, Histoire religieuse de la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2014, 494 p.

158 « Je n’aurais jamais imaginé à quel point la guerre, même cette guerre moderne tout industrielle et savante, est pleine de religion », notait l’ethnologue Robert Hertz en octobre 1914. Nul doute que X. Boniface, prévenu toutefois par le converti Jacques Rivière que « toute guerre est une guerre de religion », n’ait été marqué par cette remarque pour mener à bien sa grande synthèse sur l’histoire religieuse de la Grande Guerre. On n’hésitera pas à user à son sujet de l’expression « ouvrage de référence » pour une raison essentielle qui tient à l’objet même du projet : offrir une synthèse sur la guerre 1914-1918 dans toutes ses dimensions religieuses. Alors que les commémorations offrent beaucoup de redites, il est à noter que sur ce terrain religieux l’historiographie n’est guère fournie dès lors qu’il s’agit de proposer un tableau d’ensemble de la guerre. La bibliographie du sujet, interrogée sans oubli par Xavier Boniface, prouve cependant que l’histoire religieuse est à même de tenir utilement son rang dans l’écriture de l’histoire du conflit mondial qui ne peut plus aujourd’hui qu’être comparatiste. Les nations ne sont d’ailleurs pas les seules échelles de référence. On perçoit par exemple dans ce livre l’importance d’autres points de vue. Parmi eux citons les régions de chrétienté ou bien les capitales religieuses, mais aussi les terres de mission qui justifient un chapitre entier et bienvenu pour réfléchir sur la mondialisation de commandement encore « européen » du premier XXesiècle.

159 Cette géographie religieuse complexe est traduite avec clarté et sûreté par l’auteur qui recherche à dessein les chemins de la géopolitique pour présenter les aires d’influence du christianisme, du judaïsme et de l’islam. Cela tient de la gageure pour dresser le tableau des différents fronts en Europe balkanique et orientale où l’on perçoit bien que le conflit mondial n’est qu’un épisode d’une violence bien plus continue ou durable. X. Boniface ne cherche cependant pas à surdéterminer les liens avec la Seconde Guerre mondiale, le matériau de comparaison s’imposant de lui-même notamment concernant le judaïsme. De cette mosaïque sanglante, chacun détachera les territoires qui le marquent (Galicie, Serbie) tout en notant combien la géographie synthétique et maîtrisée de l’auteur s’appuie sur un terrain de connaissance intime, le Nord-Est de la France s’étendant à la Belgique et à l’Angleterre. On ne s’étonnera donc pas de belles pages sur le sanctuaire d’Albert (Somme), sur l’évêque de Namur, Mgr Heylen, et, bien sûr, sur les aumôniers dont Xavier Boniface est le grand spécialiste.

160 Sur les grands dossiers (l’évaluation de Benoît XV), la démonstration est toujours nuancée et ferme. Elle demeure utile également tant certains faits connus (l’Union sacrée, la « rumeur infâme », le réveil religieux de la Grande Guerre ou encore sa féminisation) sont trop souvent acceptés et généralisés sans analyse précise ni contrepoint scientifique. La quête du détail est tout autant satisfaite comme cette influence directe, soulignée par l’auteur, du P. Gemelli sur l’autoritaire général en chef italien Luigi Cadorna.

161 On retiendra également la méthode d’analyse du discours. Celle-ci est importante sous peine de contre-sens (le diable est peu utilisé dans le registre sémantique religieux de la Grande Guerre). L’inflation de la thématique de croisade au milieu de la guerre convainc certes de l’imprégnation ou de la captation du religieux par le politique mais le discours religieux garde son autonomie. Celui-ci se distingue en particulier de la propagande même si naturellement les clercs peuvent jouer un rôle moteur dans l’entreprise. Le discours religieux laisse encore quelques surprises comme celui de ce pasteur berlinois Paul Athaus justifiant les combats de l’Allemagne pour « la victoire de ce qui est bon et vrai chez nos ennemis, contre ce qui est médiocre, laid et décevant »…

162 La question nodale reste cependant bien celle qui est posée en conclusion sur le rôle des religions dans cette guerre. Ont-elles radicalisé ou au contraire atténué la violence de guerre ? La lecture de X. Boniface convainc que la réponse doit être nuancée. Incontestablement, les religions ont accompagné les violences, ce qui couvre une échelle large allant de l’exaltation de la guerre juste jusqu’à l’apaisement du deuil de masse. Le cultuel dérive vers le culturel lorsqu’il s’agit de domestiquer la violence et donc la mort. Cette anthropologie traditionnelle paraît se heurter aux proportions de la mort de masse et aux entraves du deuil de la guerre industrielle dont près d’un tiers des tués n’ont pu être identifiés. C’est précisément un des traits de cette Grande Guerre religieuse que d’avoir opposé à la boucherie, non seulement une rhétorique qui pouvait paraître indécente, mais aussi des références culturelles et historiques (l’évêque defensor civitatis, le « crime culturel » contre la bibliothèque de l’Université catholique de Louvain ou la cathédrale de Reims) qui faisaient sens. À ce titre on soulignera l’importance des rumeurs touchant le religieux, vecteurs de stéréotypes nationaux, mais aussi accompagnateurs symboliques de la violence réelle. L’important n’est pas de savoir si le soldat canadien a bien été crucifié à Ypres ou si le clocher servait vraiment d’abris au franc-tireur. Mais bien d’enregistrer ces représentations et de les retenir. Elles constituent une frontière culturelle entre ceux qui propagent la rumeur et ceux qui la reçoivent. Mais on serait tenté d’y voir également un pont. X. Boniface souligne en effet que les religions, sur le front occidental surtout, créent un cadre culturel commun, marqué par des normes acceptées parmi lesquelles se détache le respect des morts de l’ennemi. On pourrait donc penser que ces rumeurs, jamais totalement vraies ni totalement fausses, ont été la dernière transgression de civilisation propre à une certaine culture religieuse souvent héritée du XIXesiècle. Cela place bien évidemment la Grande Guerre dans une généalogie et une postérité plus longues, ainsi que dans des comparaisons de différenciation nécessaires avec bien d’autres fronts, espaces et périodes.

163 Ainsi, on suivra entièrement X. Boniface dans son analyse du positionnement des religions dans la Grande Guerre lorsqu’il pointe « l’ambivalence entre leur interprétation transcendante du conflit, phénomène collectif voulu par Dieu, et leur attitude plus immanente d’un accompagnement individualisé des hommes qui se battent et qui souffrent ». Ces ambiguïtés propres à l’articulation entre l’individu et le groupe, les consciences et les discours, les actes et les représentations, l’intime et le public, sont bien le cœur des grandes interrogations sur le Premier Conflit mondial.

164 Frédéric LE MOIGNE

Frédéric Chauvaud, Histoire de la haine. Une passion funeste 1830-1930, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Histoire », 2014, 330 p.

165 Le livre écrit l’histoire originale d’une passion que le sens commun considère comme une réalité immémoriale, et il explore un domaine peu considéré des historiens jusqu’ici. Que la haine soit propre à l’homme, qu’elle représente l’autre face de l’amour, qu’elle entre dans les mécanismes psychologiques des émotions et voilà l’historien radicalement écarté de ce champ d’études par le psychologue ou le sociologue. F. Chauvaud brise pourtant cette barrière en analysant les expressions et les logiques de cette « passion funeste » et en observant ses objets et ses effets sur le champ social durant un siècle, de 1830 à 1930. Incontestablement, cette étude innovante vient aujourd’hui enrichir l’histoire des émotions et des sensibilités.

166 Comme le rappelle le propos, « la haine ne dispose pas d’un territoire ferme qu’affectionnent les historiens ». En effet elle reste à deviner, très souvent cachée dans les « blancs » de la parole ou de la mémoire, à peine perceptible dans le ton d’un propos ou d’un discours, parfois trahie par la surenchère des arguments ou des témoignages.

167 Trois questions animent donc cette étude : peut-on retrouver la haine ? Comment l’interpréter ? Qu’apporte son étude à la compréhension de l’histoire de notre société au cours de la période retenue ? Confronté aux difficultés qu’engendrait l’originalité de son objet, F. Chauvaud a élaboré une méthodologie rigoureuse qui peut se résumer ainsi : comment décrypter la haine, quelle expérience psychologique ou sociale constitue-t-elle, à quels enjeux répond-elle ?

168 Définir une période pour un objet aussi difficile à cerner, à identifier ou à analyser ne va pas de soi. La temporalité retenue se justifie par sa correspondance avec les grands massacres civils qui ont bouleversé la société française : 1848, 1851, 1871. À ceux-ci s’ajoutent deux guerres meurtrières sur le territoire national : celle de 1870 et celle de 1914-1918. Alors que les exigences en matière de privacy et les exigences de l’individualisation s’accentuent dans tous les milieux sociaux, deux grands événements scientifiques permettent aussi la mise en perspective de cette passion. Il s’agit des thèses relatives à l’inconscient et des études sur la psychologie collective, qui se développent de façon déterminante. F. Chauvaud peut alors avancer cette définition : « Aussi la haine est-elle sans doute d’abord une violence émotionnelle ou plus sûrement une violence psychique qui peut s’apparenter au meurtre, mais arrimée au corps. »

169 Cette « passion noire » alimente toutes sortes de discours, du simple bavardage malveillant à la mobilisation idéologique ou politique contre les vagabonds ou les étrangers (l’autre, cet errant). Trop de vagabonds, trop de Juifs, trop de jeunes, trop de suffragistes, etc. Mais de façon moins objective, c’est-à-dire moins apparente, les haines se répandent dans les souvenirs individuels, et composent parfois une mémoire collective où tous les citoyens se forgent une identité et la partagent : « La haine, sentiment, pulsion, ou état émotif, s’avère d’une plasticité infinie », écrit encore l’auteur. Elle peut ainsi changer de cible, viser le Tsigane ou le Juif, ou encore convertir ses procédés, et passer de la simple rumeur aux billets anonymes. Elle peut aussi remanier son mode d’action, en alternant la parole assassine et le passage à l’acte du massacre, éventuellement accroître son intensité, la haine froide se changeant en affrontement brûlant. Elle va aussi justifier la nécessité de se défendre réellement ou d’anticiper l’agression redoutée, et peut opérer enfin une condensation de haines en un petit nombre d’objets simples.

170 Qu’on ne s’y trompe pas. Les haines ne sont pas simplement la cause ou la source diffuse et irradiante de désordres ou de fragilisations dans la société. Elles sont aussi un ciment, apte à affermir des convictions, fédérer des peurs diffuses, souder des groupes et renforcer leur solidarité. Qui ne sait qu’on ne s’aime jamais autant que lorsqu’on partage une haine commune ? Toutes, dans leur diversité, leur variété, leur originalité ont cependant un trait commun : « Toutes les haines dénient à l’autre un droit de différence. » Aussi faut-il que cet autre soit rejeté, confiné ou anéanti.

171 On aura compris que l’intérêt de ce beau livre, indépendamment de sa qualité littéraire et de l’originalité de son objet, est de proposer une clef interprétative aux grandes passions qui traversèrent le XIXesiècle. F. Chauvaud leur donne un sens et nourrit sa démonstration à l’aide de multiples événements, pour certains déjà repérés par les historiens, mais associés à d’autres, ils entrent ici dans une synthèse inédite.

172 André RAUCH

Colonel François de La Rocque, Pourquoi je suis républicain. Carnets de captivité, introduction de Serge Berstein, édition établie et annotée par Hugues de La Rocque et Serge Berstein, avec Cédric Francille, Paris, Le Seuil, 2014, 348 p.

173 La Rocque, président des Croix-de-Feu puis du Parti social français, fut arrêté par la Gestapo en mars 1943 et, après divers interrogatoires, transféré comme « prisonnier d’honneur » (avec Daladier, Weygand, Gamelin, Jouhaux, le frère et la sœur de De Gaulle, le fils de Clemenceau, etc.) au camp d’Eisenberg dans les Sudètes, puis au château d’Itter en Autriche jusqu’en mai 1945. Pendant sa détention, il rédigea des carnets de souvenirs et de réflexion. Confiés après la guerre à un ami, ils furent retrouvés par la famille La Rocque en 1982. Ce sont ces carnets, écrits sur des petits cahiers d’écolier, qui sont ici publiés intégralement ou presque, et présentés en quatre parties : 1 - « Au temps des Croix-de-Feu » (notes sur le 6 février 1934 et sur les relations de La Rocque avec G. Le Roy Ladurie, Barnaud, Baudouin, etc., qu’il nomme « le groupe Worms » et qui furent accusés du complot de « la synarchie » en 1941) ; 2 - « L’affrontement aux adversaires de la République » (notes sur l’affaire dite « des fonds secrets » que Tardieu aurait versés à La Rocque en 1931-1932, sur ses relations avec Weygand et avec Pétain) ; 3 - « La Débâcle » (notes sur sa proposition faite à Reynaud d’entrer au gouvernement en mai 1940 et sur ses relations avec Ybarnégaray en mai et juin, quand celui-ci représentait le PSF dans les gouvernements Reynaud puis Pétain) ; 4 - « La Libération » (notes sur la situation politique en 1945 et sur la démarche entreprise en novembre pour s’allier au parti radical). À cela s’ajoute une série d’annexes, tirées des archives La Rocque, parmi lesquelles le mémoire que lui remit Loustaunau-Lacau en mai 1937 afin de l’enrôler dans un complot en liaison avec « la Cagoule ».

174 L’édition des carnets a été établie et annotée par Serge Berstein et Hugues de La Rocque, petit-fils du lieutenant-colonel (La Rocque ne fut jamais colonel, sa promotion ayant été bloquée en 1934 par Pétain). Un mot sur leurs motivations. Le premier a voulu apporter un élément supplémentaire et particulièrement convaincant dans la longue polémique – souvent mal conduite – entre partisans et adversaires de la thèse de « l’allergie française » au fascisme. Le second parachève ici le long travail familial de réhabilitation de son grand-père accusé de « fascisme ». On peut regretter que l’éditeur n’ait pas prévu des introductions plus fournies aux divers documents : le lecteur non spécialiste aurait mieux saisi certains enjeux. Les notes de bas de pages sont beaucoup trop succinctes et comportent des fautes. Des indications bibliographiques plus nombreuses auraient été bienvenues. L’index est incomplet. Ces réserves faites, l’ouvrage n’en présente pas moins un intérêt considérable pour qui s’intéresse à l’histoire politique de la France, mettant à la disposition d’un large public des documents d’une grande richesse.

175 De tous ces textes, il ressort clairement que La Rocque ne relève pas du « fascisme », ni dans sa version italienne, ni dans l’acception élargie et proliférante des « antifascistes » des années 1930 et de leurs héritiers. Un colloque sur l’histoire du PSF, organisé par S. Berstein et Jean-Paul Thomas en janvier 2014 (actes à paraître), a permis de bien préciser les enjeux et toute une série de faits. La lecture des carnets de captivité de La Rocque confirme de façon difficilement contestable la thèse déjà défendue par J. Nobécourt, le décrivant avant tout comme un militaire nationaliste et un catholique sincèrement « rallié » qui n’envisagea jamais d’instaurer une dictature, quelle qu’elle fût. Partisan du respect du suffrage universel, il souhaita développer, par la mise en œuvre concrète et méthodique de la doctrine sociale de l’Église, une puissante formation capable de disputer au Front populaire un vaste électorat ouvrier que les deux grands partis de droite d’alors étaient bien incapables d’attirer. Son refus d’envahir le Palais-Bourbon au soir du 6 février 1934, puis son refus d’entrer en 1937 dans une grande coalition destinée à abattre le Front populaire par tous les moyens, y compris la force (ce que La Rocque dénonçait comme « une entreprise de guerre civile ») firent du lieutenant-colonel la bête noire de Doriot et Maurras.

176 Les textes sur Weygand et sur Pétain sont particulièrement intéressants. On y voit comment La Rocque, fidèle à Foch, souhaitait, contre l’avis de Pétain, une stratégie militaire du même type que celle de De Gaulle – plus cohérente encore par une meilleure prise en compte de l’aviation. En juin 1940, La Rocque pensa partir en Algérie pour continuer le combat. Mais il ne le fit pas et les carnets permettent d’en saisir les raisons, décisives pour la suite des événements. Il était résolument antiallemand : il fonda dès l’automne 1940 le réseau de renseignement « Klan » en lien direct avec l’Intelligence Service. Il condamna le statut des juifs en octobre 1940, refusa la Collaboration, interdit aux membres de son parti d’adhérer au Service d’ordre légionnaire puis à la Milice. Il était lucide sur la médiocrité politique de Pétain et refusa la proposition de Laval d’entrer au gouvernement. Mais il resta militaire jusqu’au bout et cela fit la différence avec De Gaulle. Respectueux de la hiérarchie et de l’ordre, inquiet d’un risque de « subversion » si l’on déstabilisait davantage le régime (il considérait De Gaulle comme un allié des communistes), fidèle à l’image du « Pétain de 1917 » malgré le « Pétain de 1937 » impliqué, au moins indirectement, dans le complot exposé en 1937 par Loustaunau-Lacau, il n’accepta jamais Vichy mais refusa d’engager officiellement son parti (1, 2 million d’adhérents en 1939) dans la Résistance.

177 Ni « collabo », ni résistant au sens gaullien (le réseau Klan n’eut aucune relation avec le BCRA), La Rocque fut arbitrairement détenu en 1945 par le GPRF grâce à l’accord intéressé tant du MRP que de la SFIO et du PCF. Placé ensuite en résidence surveillée à Versailles, il renoua les contacts avec les cadres survivants du PSF. Son but était de revenir dans la vie politique. En novembre 1945, il fit contacter Pierre Mazé, secrétaire général du parti radical, pour fonder un « tiers parti » qui ne serait ni « marxiste », ni « conservateur ». Le mois précédent, le PSF refondé sous le nom de PRSRF (Parti républicain social de la réconciliation française) avait appelé à voter pour le maintien de la constitution de 1875. Ultimes preuves que La Rocque n’était pas fasciste. Mais preuve aussi que son refus de participer au CNR, alors que Jean Moulin y était a priori favorable, l’avait coupé des nouvelles réalités politiques issues de la Libération. En s’alliant au parti radical dans ce qui allait être le RGR, La Rocque attachait son char à la roue du grand perdant de la recomposition du système partisan français d’après-guerre. Mais il n’eut pas le temps de s’en rendre compte. Ses graves blessures de 1916 s’étaient rouvertes pendant sa détention. Faute de soins, il souffrait le martyre depuis 1943. Il finit par obtenir le droit d’être opéré mais succomba des suites de l’intervention chirurgicale le 28 avril 1946. Privés du « Patron », de plus en plus divisés depuis 1940, les militants du PSF achevèrent de se disperser.

178 Gilles RICHARD

Michel Leymarie, La Preuve par deux. Jérôme et Jean Tharaud, Paris, CNRS Éditions, 2014, 399 p.

179 Voici un livre tard mais fort bien venu puisqu’il permet à son auteur, Michel Leymarie, à la fois agrégé de Lettres modernes et docteur HDR en histoire contemporaine, de renouer avec ses premières amours et de reprendre, en l’approfondissant, sa thèse de doctorat en histoire soutenue à l’IEP de Paris en 1994. Plus connu pour ses travaux consacrés à Albert Thibaudet et aux rapports entretenus par les intellectuels français avec l’Action Française dans l’entre-deux-guerres – il a dirigé et publié trois colloques sur ce thème aux Presses du Septentrion – M. Leymarie n’a cessé de s’interroger, depuis plus de vingt ans, sur le tropisme qui déporta à droite de l’échiquier politique les intellectuels français des années vingt et trente du XXesiècle. Dreyfusards pour beaucoup, mais pas tous, à la fin du XIXesiècle, existentialistes ou communistes après 1945, ils ont massivement accordé leurs faveurs aux thèses développées inlassablement par Charles Maurras, y compris à sa théorie des quatre États confédérés acharnés à détruire la France (les protestants, les francs maçons, les juifs et les étrangers), ce qui interdit d’imaginer une histoire linéaire de ce groupe humain par ailleurs tout sauf homogène. Bénéficiant de l’éclairage apporté par l’écriture de son « Que sais-je ? » sur Les intellectuels et la politique en France (2001) et par la direction du colloque comparatif intitulé L’histoire des intellectuels aujourd’hui (Puf, 2003), ainsi que par d’autres travaux portant sur Maurice Barrès ou Jacques Bainville, comme par sa connaissance fine du monde des revues – il a codirigé le volume intitulé La Belle Époque des revues. 1880-1914 (IMEC Editions, 2002) – l’historien de la culture s’interroge, dans son dernier livre, sur cette gémellité littéraire et politique aujourd’hui bien oubliée. Si certains se souviennent peut-être de Dingley, l’illustre écrivain, prix Goncourt 1906, ou de La fête arabe, à l’écriture colorée, seuls les spécialistes de l’antisémitisme ont lu Quand Israël est roi et Quand Israël n’est plus roi, deux de leurs productions les plus emblématiques de ce non-conformisme très conformiste qui consista, sous couvert d’ethnographie, à confirmer l’existence d’un problème juif au cœur de l’Europe et en Palestine britannique.

180 Divisé en neuf chapitres qui épousent de très près la biographie des deux frères et leur production tant journalistique que littéraire, le livre de M. Leymarie té­- moigne de son long commerce avec le monde des archives et des bibliothèques. Parmi les très nombreuses sources citées en fin de volume, le département des manuscrits de la BnF qui possède l’essentiel des textes autographes des deux auteurs, les fonds Barrès ou Romain Rolland, pour la correspondance, les archives de l’Institut de France et celles, rarement ouvertes, des éditions Plon, se sont révélés déterminants pour reconstituer ces trajectoires à la fois sociales et intellectuelles. Il faut leur ajouter la bibliothèque municipale de Versailles, très riche elle aussi en papiers et manuscrits divers, les archives nationales, pour les fonds Maurras ou Déroulède et quelques autres, en France ou en Europe, qui rappellent au lecteur qu’une histoire intellectuelle privée du recours aux archives est un squelette dévitalisé incapable de faire accroire qu’il fut un jour vivant. Si la bibliographie n’a pas été indiquée, faute d’espace accordé par l’éditeur, la centaine de pages réservées aux notes autorise à conclure que l’auteur n’a rien oublié d’essentiel en matière d’histoire culturelle, d’histoire politique et d’histoire intellectuelle de la France de l’entre-deux-guerres. Les travaux consacrés à Charles Péguy et Léon Blum pour l’affaire Dreyfus, Paul Déroulède, Charles Maurras et Léon Daudet pour l’Action Française, Hubert Lyautey pour le Maroc, André Gide, Albert Thibaudet, la NRF, la Revue des Deux Mondes, la presse ou l’édition sont évoqués à leur place et renforcent le lecteur dans sa conviction qu’au-delà de la biographie des frères Tharaud, M. Leymarie a voulu, deux décennies après avoir soutenu sa thèse, proposer un tableau de la vie intellectuelle à Paris des années 1900 à la fin de la Troisième République.

181 S’ils ne furent pas « les Apôtres et les Pères de la future cité socialiste », comme l’avait imaginé ironiquement Charles Péguy, les deux frères qui avaient vu le jour en 1874 et 1877 en Haute-Vienne avant de rejoindre le collège Sainte-Barbe puis l’École Normale Supérieure – Jérôme – la préparation de Saint-Cyr puis Sciences Po – Jean – ont d’abord vécu dans l’ombre de l’aîné orléanais. Ils ont participé, moins qu’on ne l’a dit et cru, à la campagne en faveur de la révision du procès d’Alfred Dreyfus, mais ont fait partie des habitués de la boutique et des Cahiers de la Quinzaine où ils ont puisé leurs premières amitiés et tissé leurs premiers liens de sociabilité intellectuelle. Secrétaire de Barrès à partir de 1904, Jérôme Tharaud découvre à la fois un maître et un autre milieu, celui de l’Académie, des salons où s’entremêlent politique, diplomatie, grand monde, journalisme et édition, tout ce à quoi rêvent deux jeunes gens que le démon de l’écriture habite depuis le lycée. Dingley, l’illustre écrivain, démarré en 1902 mais repris quatre ans plus tard, est à la fois un hommage à Kipling et une prise de conscience des réalités interimpérialistes qui opposent encore la Grande-Bretagne et la France, bientôt unies dans l’Entente qui mènera à la guerre. Signataires du manifeste intitulé « Pour la culture française » dans Le Figaro du 1er juin 1911, ils vont animer la ligue pour la Culture française qui annonce, elle, la dénonciation de la « barbarie » allemande et l’exaltation de la « civilisation » française (Bergson) aux premiers jours de la guerre de 14-18. Nationalistes, persuadés comme Barrès, que l’instituteur français est intoxiqué par la propagande socialiste et qu’il endoctrine ses élèves – cette certitude resservira en 1940 – les deux écrivains désormais célèbres appartiennent à cette « génération d’avant-guerre » décrite par l’enquête d’Agathon, même s’ils sont plus âgés que ces jeunes gens qui aspirent à se ressourcer dans l’action et la défense de la patrie. Leur guerre les amènera au front mais c’est leur détachement auprès du Résident français au Maroc, Lyautey, qui va se révéler décisive, en 1917, et achever de cimenter le nationalisme des deux intellectuels qui adhèrent, parmi les premiers, à l’Association des Écrivains Combattants dont on se doute qu’elle rejettera avec violence les thèses de Romain Rolland en 1919 et qu’elle adhèrera, au contraire, au manifeste du « Parti de l’intelligence française », le drapeau de toux ceux qui refusent de sacrifier leur nationalisme, et encore moins leur patriotisme, sur l’autel de la critique et de l’autocritique.

182 La randonnée de Samba Diouf, Rabat, Marrakech, Fès et Le chemin de Damas, les premières œuvres de l’après-guerre sont un hymne à l’empire et un cri d’espoir, partagé par Lyautey et tous ceux qui vont organiser l’Exposition coloniale de 1931, en faveur d’une grande France retrouvant sa puissance et son rang parmi les grandes nations. Décorés de la Légion d’honneur, prix de l’Académie française, édités par Plon, la grande maison catholique et conservatrice qui ambitionne de réunir dans ses catalogues le gotha de l’Institut et les maréchaux de la Grande Guerre, publiés dans la très riche et respectée Revue des Deux Mondes, Jérôme et Jean Tharaud vivent désormais amplement de leur plume. Les archives de la « Veuve Garancière » (Bernanos au sujet de la maison Plon) livrent en effet de précieuses indications qui permettent à l’historien de calculer les gains et les dépenses des deux protagonistes de sa biographie, éclairant ainsi les dessous de la vie intellectuelle parisienne des années Trente. Avec un contrat d’exclusivité qui leur garantit, en principe, des tirages à 30 000 exemplaires et près de 60 000 euros de revenus annuels chez Plon, des gains non négligeables tirés de la presse et de leurs conférences, les Tharaud appartiennent désormais à cette frange supérieure de la bourgeoisie intellectuelle dont le mode de vie, et de pensée, présente tous les signes extérieurs de la réussite fondée sur le talent. Reçus dans le monde et recevant à leur tour le Tout Paris des Lettres, ils vivent en harmonie avec cet univers social qui pense avoir retrouvé sa stabilité mais que commence à perturber l’installation de régimes fascistes ou autoritaires aux frontières de la France. Devenus antisémites au moment où Maurras écrit : « Comme la forêt de Macbeth, on peut dire que les immenses ghettos de l’Europe centrale sont en marche dans la direction de Paris. Ce seront de nouveaux bohémiens dans nos murailles et de nouveaux microbes pathogènes, politiques et sociaux » (L’Action Française du 9 mars 1920), les Tharaud vont apporter leur pierre à l’édification de la muraille avec Quand Israël est roi (1921) puis Quand Israël n’est plus roi (1933). Contemporaine de la publication à Londres puis à Paris des Protocoles des sages de Sion, la première œuvre rompt les amarres avec le passé dreyfusiste et constitue l’acte d’allégeance au nationalisme fermé de l’Action Française. Dénonçant la révolution communiste de Béla Kun en Hongrie – l’œuvre des Juifs –, les Tharaud achèveront leur dérive en dressant, dans leur peinture des débuts de l’Allemagne nazie, un portrait accablant pour les Juifs ayant envahi le commerce, la Bourse et la presse. Responsables de leurs malheurs, les victimes des « pogromes à froid » sont, selon eux, protégés par Hitler qui instrumentalise l’antisémitisme mais n’en fait pas la question centrale de son programme. Écrits dans Candide ou dans Quand Israël n’est plus roi, ces propos devancent le tableau de Vienne la rouge où ils sont partis en reportage l’année suivante, et où, là encore, le communisme juif est la cause de tous les maux. Les autres chroniques rapportées de leurs séjours effectués en Ethiopie, en Italie et en Espagne, de 1935 à 1936, confirment l’évolution observée antérieurement : c’est la défense de l’Occident et de la civilisation chrétienne qui se jouent sur les bords de l’Ebre et leur choix est le même que celui de Massis ou de Jean-Pierre Maxence et de tant d’autres écrivains qui soutiendront Franco.

183 « Faites que nous ne tombions jamais ni dans Marx ni dans Lénine, sous l’Évangile d’un Juif allemand interprété par un Mongol » concluent les auteurs de Cruelle Espagne, persuadés d’être demeurés fidèles à Péguy en s’en prenant à cette nouvelle mystique transformée en politique, le communisme. Élu avec les mêmes soutiens que Maurras à l’Académie Française en 1938, six mois après son maître, Jérôme Tharaud boucle ainsi la boucle d’un parcours sans faute qui le conduit, en voyant Léon Blum insulté à Vichy le 10 juillet 1940, à écrire : « Que jamais plus on ne voie un juif, un bourgeois cousu d’or, un étranger qui n’a pas une goutte de notre sang dans les veines, diriger les destins de la France et, à la veille d’une guerre étrangère, organiser la guerre civile. » Plutôt hostile cependant à la collaboration et, à l’Académie, ce qui évite tout schématisme et tout déterminisme, à Abel Bonnard comme à Abel Hermant, les partisans de l’entente totale avec l’Allemagne, Jérôme Tharaud et son frère Jean vont se tenir à égale distance de la Résistance et de la Collaboration, appréciant la personne du maréchal Pétain avec qui ils dînent en mai 1944 mais récusant son gouvernement et son entourage. Élu à l’Académie en 1946, Jean Tharaud rejoindra son frère aîné qui a refusé au « furieux » Mauriac l’éviction de Charles Maurras de son fauteuil. « Encore un Tharaud de casé » dira méchamment Antoine Blondin qui souligne sans doute, ici, le décalage entre une institution censée honorer les écrivains les plus en vue de leur époque et deux auteurs désormais en déclin, presque sans public, mais à qui l’on accorde des honneurs sans rapport avec la France de l’après-guerre. Membres du premier CNE, mais démissionnaires dès que l’épuration des lettres est entamée ou revendiquée, les Tharaud prendront encore la défense de Pétain et de Maurras lors des procès en Haute Cour, avant de décéder, le plus jeune en 1952, son aîné l’année suivante, oubliés, mais représentatifs d’un moment de la vie intellectuelle parisienne et des impasses dans lesquelles ces polygraphes, essayistes, journalistes, romanciers, s’étaient engouffrés en croyant défendre leur pays menacé par les nouveaux barbares. Ce beau travail d’histoire les replace ainsi dans leur époque, évitant tout anachronisme mais abordant de front les questions essentielles : le nationalisme fermé, l’antisémitisme, le refus de l’étranger et le sentiment d’une supériorité intellectuelle dont l’histoire de leur pays semblait apporter la preuve irréfutable.

184 Jean-Yves MOLLIER

Bénédicte Vergez-Chaignon, Pétain, Paris, Perrin, 2014, 1039 p.

185 Rien n’est plus périlleux que l’héroïsme : une fois parvenu, et non sans péril, à ce statut, il faut encore lui survivre, et cheminer entre deux abîmes, celui de l’hybris, et celui de la décadence. C’est tout l’enjeu d’une biographie de Philippe Pétain : comment conjuguer le héros de Verdun et l’homme de la poignée de main de Montoire, celui qui incarna la Résistance face à l’offensive allemande de 1916 et celui qui patronna la politique de collaboration avec l’Allemagne nazie ? La plupart des grandes biographies parues ces dernières années contournaient la difficulté en se concentrant sur un aspect du personnage (le soldat, le chef d’État, l’homme à femmes, etc.), ou bien sur le régime dont il se voulait l’incarnation. Mais les débats de naguère sont désormais en partie dépassés : Vichy est progressivement « passé », du fait des travaux des historiens comme de l’ouverture des fonds d’archives (notamment aux Archives nationales, à la BDIC de Nanterre ainsi qu’au SHD de Vincennes), et B. Vergez-Chaignon en a eu sa part : spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, elle a consacré de nombreux ouvrages à cette période, à des personnalités (le docteur Ménétrel, l’un des conseillers de Pétain) comme à des épisodes (Vichy en prison, Les vichysto-résistants, etc.).

186 Cette biographie de Philippe Pétain s’inscrit donc dans une longue réflexion qui envisage un parcours autant qu’une période. Car Pétain est déjà un homme du XIXesiècle marqué par 1870, fils d’agriculteur, orphelin de mère, en rupture de ban avec sa famille (qu’il rejeta toujours, tout en se présentant en défenseur intransigeant des valeurs familiales), et qui choisit la carrière militaire pour échapper à la terre. Indéniablement intelligent, il fait jusqu’en 1914 une honnête carrière militaire, avec un profil de théoricien critique et de professeur plutôt que de chef. Mais dépourvu du charisme comme de la surface sociale d’un Lyautey, il ne perce pas. C’est la guerre qui le révèle et met en valeur ses capacités : une succession rapide de promotions témoigne de ses qualités de chef, de sa prudence, de sa puissance de travail, de son esprit critique comme du pragmatisme de ses plans. Le mythe Pétain émerge, façonné par son entourage : Pétain est le général qui « tient », et économise la vie des troupes, l’homme de la défensive qui use plutôt que de l’offensive coûteuse… une image que l’auteur nuance, en montrant que c’est la conscience du manque de ressources en hommes et en matériels plutôt que l’humanisme qui guide les choix stratégiques du « sauveur de Verdun ». Avec minutie, l’auteur observe le mythe en cours d’élaboration, avec ses grands thèmes et ses à-côtés (les femmes, l’ambition, la vanité, les calculs du personnage, sa rivalité jalouse avec Nivelle, une certaine versatilité…). Surtout, elle observe les états d’âme du commandant en chef, et la manière dont sa personnalité – marquée par le pessimisme – oriente ses choix.

187 Tout l’intérêt de cette biographie réside dans ce triple regard sur l’homme Pétain : celui de l’opinion, celui des proches et le regard intime, éclairé par les archives. Par cette méthode, B. Vergez-Chaignon évite l’écueil d’une biographie linéaire et éclaire les paysages d’une âme complexe, une âme qui prend d’ailleurs soin de son image pu­blique et pourrait jouer les Cincinnatus, une fois la guerre passée. Mais « l’engrenage », comme le dit Pétain, est implacable : avec le maréchalat vient la parole publique (chichement distribuée : une stratégie fondée sur la rareté) et l’analyse politique. Le Pétain des années Vingt se fige peu à peu dans sa légende, celle du vainqueur, et y perd au passage cet esprit critique qui faisait sa force. Pour de Gaulle, il « meurt » à ce moment là, en 1925, en laissant la vanité l’emporter sur le réalisme. Certes, il garde des intuitions (le rôle de l’aviation), et des convictions (le danger allemand, le redressement nécessaire de l’armée), mais surchargé d’honneurs, ministre, ambassadeur, il ne va pas au bout de ses chantiers, une carence dont il a conscience. B. Vergez-Chaignon voit dans ce bilan politique inachevé la marque d’une impuissance manifeste, que Pétain reproche d’ailleurs aux autres, à commencer par le monde politique, qu’il a en détestation. Quelle solution alors ? Pétain, très conservateur, demeure légaliste, et joue de son éloignement du pouvoir pour faire figure de caution morale, voire de sauveur.

188 La crise de mai 1940 lui offre ce rôle, qu’il ambitionne mais qu’il se sait incapable d’assumer : une situation singulière, bien analysée par l’auteur qui suit, avec précision, les journées de ce ministre d’État de 84 ans, plongé dans une activité qui lui rappelle Verdun autant qu’elle l’épuise. Il force finalement la décision d’armistice en démissionnant, et en s’imposant, par là même, comme le seul président du Conseil possible pour cette politique. Le temps du « Maréchal » débute. B. Vergez-Chaignon entraîne alors son lecteur au cœur de la révolution nationale, qui s’élabore avec l’assentiment tacite d’un Pétain mutique, et qui délègue : on y voit notamment les calculs de Laval, et surtout d’un Alibert quasi-maréchal consort durant les journées de juin 1940. De même, elle montre combien la personnalité de Pétain, son rapport à l’honneur militaire teinté d’une certaine crédulité, s’accorde avec les desseins de l’envahisseur : la thèse du double-jeu n’y résiste pas. Mais loin d’être un dictateur faible, Pétain sait manœuvrer et jouer des silences autant que des pressions. À cet égard, la biographie rend bien la complexité de cet homme à la fois autoritaire, manipulateur et dans le même temps silencieux, voire procrastinateur. Chaque chapitre explore, dans un même mouvement, l’histoire du temps et la personnalité de Pétain en en déclinant les divers avatars : le réformateur, l’antisémite, le diplomate, l’icône, l’otage, le plaignant, etc. La méthode est efficace en ce qu’elle ramène le personnage à ses ambitions et ses apories. Car les chantiers du maréchal sont nombreux : la réforme prônée doit faire coïncider les réalités françaises d’alors, les volontés de l’envahisseur et les conceptions du chef de l’État. Convaincu de son habileté, Pétain s’engage dans la politique de collaboration sans en saisir la nature : l’éviction de Laval, en 1941, éclaire les limites de sa méthode, et ses impasses. Si la communication est lissée, le gouvernement lui se limite à des expédients et des références obsolètes (le serment en particulier) : Pétain chef d’État livre, dans une certaine mesure, un combat permanent avec la réalité, traversé par quelques éclairs de lucidité. « Si cela continue, je passerai à l’état de martyr » écrit-il en janvier 1944 : de fait, Pétain figure peu à peu ce roi Lear évoqué par Jérôme Tharaud (p. 822), engoncé dans ses visions par horreur du réel. Son impuissance finale – une quasi captivité – puis l’épisode de Sigmaringen éclairent la formule célèbre de De Gaulle sur la vieillesse qui est un naufrage, et dont le dernier acte fut, plus que le procès de 1945, la persistance des théories sur un hypothétique double jeu. Mais B. Vergez Chaignon ne fait pas de cette vieillesse un élément à décharge : en révélant un Pétain intime, elle aborde l’histoire de la période à la marge afin de la rendre lisible, et compréhensible, laissant le lecteur, parfaitement informé, au seuil du jugement. Certes, l’histoire du régime de Vichy est bien connue et labourée, mais la dimension psychologique, fouillée, de cette biographie écrite avec style, donne à cette période une densité nouvelle. Étayée par une forte bibliographie, ainsi que par un large dépouillement d’archives, l’ouvrage s’impose comme une référence sur Philippe Pétain, une pièce incontournable de son procès, autant que comme une excellente synthèse sur la « guerre de trente ans » et ses divers enjeux.

189 Gilles FERRAGU

Rose Duroux et Catherine Milkoovitch-Rioux (dir.), Enfances en guerre. Témoignages d’enfants sur la guerre, Genève, L’Équinoxe, Georg, 2013, 270 p.

190 On connaît l’adage : « La vérité sort de la bouche des enfants. » Cet ouvrage, issu d’un colloque international à l’Unesco, en énonce un autre sous la forme d’une hypothèse : « Les enfants sont des acteurs de l’histoire. » Autrement dit, ce volume, dont l’origine est l’hommage fait au célèbre couple Françoise et Alfred Brauner, collecteurs de dessins d’enfants et auteurs d’un volume inaugural dans ce champ, tente de répondre à une question négligée : qu’est-ce que les enfants apportent au savoir historique ? En quoi les enfants et les traces laissées par eux (écrits et dessins) sur la guerre de 1914, la guerre d’Espagne, la barbarie nazie sont-ils des témoins susceptibles de nourrir le savoir historique ? On est loin d’une histoire de l’enfance et de ses représentations, loin aussi de l’histoire de l’éducation. Qu’est-ce qu’être un enfant en temps de guerre ? se demandent les contributeurs – le volume comprend même quelques témoignages qui peuvent dérouter.

191 Mais c’est surtout par l’examen d’un ensemble de dossiers que les auteurs de l’ouvrage s’emploient à démontrer comment et pourquoi le témoignage d’enfants constitue une source singulière, tout en en précisant les spécificités particulières (âge, sexe, contexte culturel), sans négliger le fait que ce témoignage n’est pas exempt de l’influence des adultes. En d’autres termes, par ce tour d’horizon qui ne s’interdit pas des incursions dans le très contemporain (du Rwanda à la Tchétchénie ou à la Palestine), les historiens proposent d’élargir les sources à des acteurs minorés. Que nous disent les fous de la Révolution française et plus généralement de l’histoire, s’était demandé Laure Murat (L’Homme qui se prenait pour Napoléon, Gallimard, 2011) ? Que nous apprennent les enfants ? Après le monde de l’art, c’est donc celui des sciences sociales qui, depuis quelques années, se penche sur ces figures décentrées et paradoxalement le plus souvent au centre des conflits. Non, les enfants ne font pas que jouer à la guerre. Ils participent à l’histoire des adultes. Sans doute ce regard n’est-il pas étranger à la notion de « culture de guerre » qui domine désormais dans le champ de l’histoire de la guerre. Mais, l’état des lieux ici proposé va plus loin, notamment grâce aux écrits de Manon Pineau. Les lettres et dessins d’enfants (le livre est largement illustré) sont-ils des sources pour comprendre les événements ou ne sont-ils pas plutôt des archives d’une mémoire ? À lire le bel article de Veronica Serra Blas, on comprend que les journaux personnels des enfants sont aussi des objets d’histoire en eux-mêmes. L’usage intensif de l’écrit est en relation directe avec la situation historique vécue. Écrire devient une forme d’existence parallèle : « je m’écris » pour survivre mais aussi pour me souvenir de l’histoire qui a été la mienne à un moment où l’oubli travaille plus que la mémoire.

192 À la lecture de cet ouvrage dont les articles sont très hétérogènes – et inégaux –, on pourrait regretter le choix de multiplier les corpus : il aurait pu être intéressant d’en choisir quelques-uns et de les regarder ensemble. Reste que ces mises en regard démontre que parmi les civils les enfants sont des acteurs à observer de près dans les conflits, et alors nous revient la manière dont Luis Buñuel les révélaient crûment dans Los Olvidados.

193 Philippe ARTIÈRES

Julie Verlaine, Les Galeries d’art contemporain à Paris : une histoire culturelle du marché de l’art, 1944-1970, Paris, Publications de la Sorbonne, « Histoire contemporaine », 2012, 576 p.

194 Version augmentée d’une thèse soutenue à l’université Paris I Panthéon-Sorbonne en 2009 sur les galeries d’art à Paris après 1945, le livre de J. Verlaine est un ouvrage magistral qui appelle des travaux similaires sur d’autres villes et d’autres périodes. Sous-titré « Pour une histoire culturelle du marché de l’art, 1944-1970 », il fait beaucoup plus qu’une « histoire culturelle » dont les méthodes et les enjeux seront toujours difficiles à définir : c’est un travail d’histoire économique, sociale, institutionnelle, critique et esthétique du marché de l’art parisien mais aussi pour une part international, nourri d’une multitude de perspectives – géographique, sociologique, internationale, esthétique, genrée, prosopographique, approche quantitative et comparatiste, études de cas, analyses des représentations et des pratiques, etc. Il contribue à changer nos points de vue sur l’histoire de ce qu’on appelait « l’art vivant » pendant les Trente Glorieuses (pour mieux traduire l’expression « art contemporain » qui ne désigne pas ici l’art produit à l’échelle internationale après 1960). L’histoire des galeries et des galeristes parisiens à cette époque ne peut plus, désormais, être considérée comme la chronique d’un échec dont le « vol de l’art moderne » par New York après la Seconde guerre aurait été le résultat (sur ce « vol », on renverra à Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne. Expressionnisme abstrait, liberté et guerre froide, notes traduites de l’anglais par Catherine Fraixe, Hachette littératures, 2006 ; 1re éd. Jacqueline Chambon, Rayon art, 1989 ; éd. originale : How New York stole the idea of modern art: abstract expressionism, freedom, and the cold war, trad. Arthur Goldhammer, University of Chicago Press, 1983). On y découvre le dynamisme fascinant du marché de l’art parisien jusqu’au début des années 1960 et même après, malgré la crise. L’implication de nombreux galeristes dans le soutien aux artistes, la dynamisation du débat critique et le renouvellement des générations sont décrits de manière vivante. Le lecteur peut mesurer leur rôle dans l’internationalisation des carrières artistiques, que les artistes soient français ou étrangers, Parisiens ou non, leur part dans l’acceptation par les musées internationaux des courants abstraits puis néo-avant-gardistes, et comment ils contribuèrent à la constitution des plus importantes collections privées et publiques de l’époque. Abondamment illustré, doté d’un appareil critique et scientifique de première qualité, cet ouvrage modèle est une référence incontournable pour l’historien des questions culturelles après 1945 autant que pour les chercheurs en histoire sociale et marchande de l’art aux XIXe et XXesiècles.

195 Trois parties organisent le propos de manière chronologique et thématique. La première et la troisième sont consacrées aux évolutions du marché de l’art parisien et des importants renouvellements esthétiques et générationnels auxquels les galeries de Paris participèrent entre 1945 et 1970. La seconde partie, tout en présentant la forte croissance du marché de l’art parisien dans les années 1950, fait un point sociologique et géographique sur les galeries à cette époque – étude prosopographique et culturelle de la profession, reconstitution de la carte des galeries à Paris, analyse de « l’esprit des lieux », d’une galerie et de la personnalité de son propriétaire, implication des galeries dans la construction des carrières artistiques de l’époque, de la « découverte » et de l’affiliation à la consécration internationale et muséale.

196 Sur la période traitée, J. Verlaine isole plusieurs segments chronologiques cohérents. Les « années héroïques » (1944-1952) sont marquées par les difficultés commerciales et la reprise progressive du commerce de l’art, malgré la bonne santé relative du marché de l’art parisien depuis 1941. Dès la Libération, les galeries se ruent sur les signatures les plus en vue et celles qui parvinrent à recruter les meilleurs noms entre 1944 et 1946 furent par la suite les plus importantes. Les autres se tournèrent vite vers la jeune génération, prospectant d’abord dans les Salons de la Libération, avant de remplacer ces institutions dans la découverte de nouveaux génies. Revenant collectivement sur l’histoire des premiers marchands d’art moderne comme Durand-Ruel et Vollard, les galeristes, désormais regroupés en syndicat, redéfinissaient à leur profit le modèle du marchand désintéressé, découvreur et promoteur des jeunes générations – d’autant plus que la profession n’avait pas été exemplaire sous l’Occupation. Les galeries, adoptant de nouvelles pratiques financières et artistiques, se tournèrent progressivement vers la non-figuration. Les concurrences entre galeries, leur volonté de s’associer exclusivement les artistes au moyen de contrats, et le désir des artistes eux-mêmes de s’assurer des revenus réguliers, accélèrent la concentration des groupes et la spécialisation stylistique. Les marchands parisiens s’investissaient dans la promotion de leurs artistes auprès de la presse et s’associèrent des critiques d’art. Le « système marchand-critique » était à son apogée (voir Harrison C. White et Cynthia A. White, La carrière des peintres au XIXesiècle : du système académique au marché des impressionnistes, Flammarion, 1991).

197 Les années 1952-1962 sont celles d’une croissance jamais vue, qui correspond à une forte croissance mondiale, à l’augmentation des fortunes industrielles et commerciales aux États-Unis et en Europe du Nord (mais aussi en Amérique du Sud), à la création de nouvelles foires ou Biennales d’art vivant (de Cassel et Buenos Aires à Alexandrie) et à celle de nouveaux musées d’art moderne, dans la plupart des capitales des pays industrialisés. Que l’on vende de l’art abstrait ou non, le marché de l’art parisien explosa entre 1957 et 1960 pour atteindre son pic en 1961. J. Verlaine met en évidence les facteurs de cette hausse impressionnante : inflation faible, accélération des échanges, augmentation des revenus des collectionneurs clients des galeries parisiennes, accélération des échanges et modernisation des moyens de transport. L’augmentation de la demande eut un effet spéculatif, et la frénésie de renouvellement se fit de plus en plus rapide, ce qui oblige à antidater de cinq ou six ans le phénomène d’escalade dans la production de nouvelles avant-gardes constaté par la sociologue Raymonde Moulin pour le marché international des « avant-gardes » après 1960 (Raymonde Moulin, « Le marché et le musée. La constitution des valeurs artistiques contemporaines », Revue française de sociologie, 1986, vol. 27/3, pp. 369‑395). Le temps était à la confiance et aux anticipations positives. L’atmosphère spéculative était entretenue par une presse férue de cotes record et de palmarès. On assistait à l’élaboration collective d’une échelle des valeurs esthétiques inséparable de celle des cotes dans l’art vivant. En parallèle, les débats esthétiques qui, vers 1950, avaient été virulents, se calmaient. J. Verlaine voit apparaître vers 1955-1956 un maximum de diversité dans les propositions plastiques du marché parisien, sans qu’aucune ne soit présentée comme incompatible avec d’autres. Cet assagissement contribua à la reconnaissance généralisée de l’abstraction. Associés de plus en plus au système marchand, les artistes abstraits n’étaient plus l’objet de concurrences discursives ou critiques ; ils l’étaient désormais de concurrences commerciales. Une part importante du chiffre d’affaire des galeries spécialisées dans l’École de Paris se faisait dans l’exportation en direction de New York, Londres, Bruxelles, Stockholm, Copenhague et Berne, ainsi que de nouveaux marchés, en particulier les régions industrielles de la RFA et de l’Italie du Nord. Fondée sur des ententes entre galeries, des chasses gardées et des monopoles jaloux, la machine internationale d’import-export de l’École de Paris réservait en fait cette étiquette à un petit groupe de vedettes, valorisées à la fin des années 1950 par de grandes tournées européennes qui étaient organisées en partenariat avec des galeries, des musées et des centres d’art étrangers. On voyait ainsi apparaître un nouveau système international de l’art, qui portait « l’avant-garde », devenue en fait « tradition », ou même plutôt les stars d’un marché de plus en plus internationalisé – le titre de la thèse de J. Verlaine dirigée par Pascal Ory était : La tradition de l’avant-garde : les galeries d’art contemporain à Paris de la Libération aux années soixante.

198 La troisième et dernière partie du livre traite de la dernière tranche chronologique, celle de la contestation internationale de la prééminence du marché de l’art parisien, donc des mouvements et des signatures promues par les galeries parisiennes. J. Verlaine expose les nombreux facteurs de vulnérabilité des galeries parisiennes : dépendance à l’égard des clientèles étrangères, faible part des achats locaux, handicaps fiscaux et culturels (faible soutien des institutions culturelles à l’art contemporain), face à l’agressivité croissante des galeries new-yorkaises et à la chute de crédibilité de la France à l’heure de la décolonisation. En 1962, une petite crise institutionnelle et financière sur la place américaine eut des répercussions immédiates sur le marché parisien, difficultés qui persistèrent, d’après J. Verlaine, jusqu’en 1966. Les ventes des galeries parisiennes chutèrent fortement, le retrait symbolique de grands collectionneurs américains marquant durablement les esprits. Dans ce contexte, le fameux « triomphe » de l’art américain lors de la Biennale de Venise de 1964, manifesté par l’attribution du Grand Prix international de peinture de la Biennale de Venise à un plasticien américain, Robert Rauschenberg, ne fut qu’une gifle symbolique que tout préparait sur le plan institutionnel et marchand, tandis que les tenants de l’« avant-garde américaine » accusaient la nullité des artistes parisiens, pourtant peu responsables de cette situation. Les faiblesses structurelles du marché de l’art parisien, inchangées depuis le XIXesiècle, expliquent que ce dernier ne faisait plus le poids face au renouvellement du marché et des institutions internationales – dont les musées et les galeries américaines tenaient désormais le pignon. Le dernier chapitre du livre décrit ces « lendemains difficiles » des années 1964-1970, les tentatives d’adaptation des galeries parisiennes, autant que des artistes et des critiques des nouvelles générations désireux de trouver une issue à la marginalisation subite de Paris sur la scène internationale de l’art.

199 Plus qu’une simple description du marché de l’art parisien et de l’histoire des galeries à Paris entre 1944 et 1970, ce livre retrace, d’un point de vue qu’on avait trop peu adopté, l’histoire de la lente mais sûre perte de domination symbolique de Paris dans l’échiquier international de la culture. On y voit se jouer le progressif recouvrement des segments du marché et des secteurs du champ culturel à l’échelle internationale, et la perte de vitesse de Paris, mal aligné sur les autres pays industriels dans ce processus. L’ouvrage décrit de manière passionnante l’absorption du monde de l’art moderne par le système économique capitaliste, sans rester à l’étape idéologique, souvent courtement dénonciatrice, de cette description. Il parle d’histoires et de personnages concrets – on s’attache à certains, comme Iris Clert, Nina Dausset, Raymond Nacenta et Pierre Restany –, il raconte leurs sacrifices ou leurs gains, leurs stratégies intelligentes comme leurs aveuglements. Il fait l’histoire des arts d’une manière intellectuellement satisfaisante – où l’on ne se contente pas de revues de presse, de considérations esthétiques ou de monographies lacunaires, et encore moins de jugements de valeur, mais où l’on se plonge aussi dans les correspondances, les livres de compte, les catalogues et les livres d’or, où l’on mesure et l’on compare, où l’on élargit le regard pour ne jamais traiter le local sans prendre en compte ce qui l’entoure, du régional à l’international. Ses résultats sont peu compatibles avec les tendances habituelles de l’histoire de l’art qui penche vers la monographie et l’ap­proche formelle, tout comme avec le récit traditionnel du « triomphe de l’art américain » après 1945. Mais ils correspondent à d’autres travaux récents, comme ceux de Catherine Dossin qui s’est penchée sur les collectionneurs européens d’art moderne, privés et institutionnels, et sur leur progressive réorientation du marché parisien vers la production new-yorkaise (C. Dossin, The Stories of the Western Artworld, 1936-1986: From the Fall of Paris to the Invasion of New York, Ph. Diss., Austin university, USA, 2008, version augmentée à paraître sous le titre The Rise and Fall of Armerican Art, Ashgate Publishings en 2015). Ce livre ne laisse sur sa faim que pour la période 1965-1970 – on aimerait mieux comprendre ce qui se joua après 1964, et l’on comprend que J. Verlaine jette ici les grandes lignes de recherches à venir. L’ouvrage appelle également à relire de manière nouvelle l’histoire des mouvements et des artistes de la période, en les isolant moins d’un substrat marchand, institutionnel et international qui les portait bien plus que ne le laisse croire la rhétorique traditionnelle de l’artiste autonome et unique. Autant dire qu’il participe d’un mouvement de réécriture de l’histoire de ce fameux « modernisme » par la nouvelle génération des historiens de la culture, du passage d’une « story » (cette « histoire que se raconte le groupe pour donner sens à son existence, transformer son existence en destin », comme l’explique Pascal Ory dans « Modernisme, fin de partie ? », Le Débat, sept.-oct. 2014, p. 52-59), à une « history » on l’espère moins mythique, plus concrète et argumentée que le mythe moderne qui préside depuis les années 1850 à l’élaboration des canons esthétiques successifs et qui a infusé dans les institutions publiques autant que les médias.

200 Béatrice Joyeux-Prunel

« Caricatures de présidents, 1848-2012 », Sociétés & Représentations, n° 36, numéro coordonné par Guillaume Doizy et Pascal Dupuy, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, 280 p.

201 Le numéro 36 de la revue Sociétés & représentations propose un dossier consacré aux « Caricatures de présidents 1848-2012 », coordonné par G. Doizy et P. Dupuy. Il s’agit des actes de la journée d’études organisée lors du salon annuel du dessin de presse et d’humour de Saint-Just le Martel, le 5 octobre 2012. Huit communications sont consacrées à la France, et la neuvième à la Tunisie de Ben Ali et de Marzouki.

202 Dans la première d’entre elles, G. Doizy, par ailleurs coauteur de Présidents, poil aux dents – 150 ans de caricatures présidentielles ! (Flammarion, 2012), pose les bases théoriques de la réflexion en définissant les principes d’« identité » et de « carrière » caricaturales auxquels se trouvent soumises les personnalités d’une société, en particulier celles de premier plan comme le Président de la République. L’identité connaît des évolutions importantes et significatives à partir du moment où un homme politique accède à cette charge, et sa carrière caricaturale suit sa carrière politique. La caricature se construit suivant un principe d’accumulation, intégrant par étapes successives les caractères les plus significatifs du personnage : elle est la somme d’un travail collectif au cours duquel différentes approches « se fécondent éventuellement », enrichissent des stéréotypes originels qui finissent, au-delà des points de vue divergents, par définir « quelques éléments génériques » à l’identité caricaturale (p. 20).

203 Les communications suivantes, chacune centrée sur une étude de cas bien précise, apportent des illustrations convaincantes à ces principes. Elles permettent d’une part d’observer les évolutions et les invariants inhérents à ce type bien particulier de caricature. Elles montrent d’autre part que des choix méthodologiques divers sont nécessaires pour aborder ce genre de pratique, fondée par nature sur des faisceaux de relations multiples mettant en jeu les cibles (les présidents) et les producteurs de la satire (les journaux et les auteurs), selon leurs personnalités propres et les rapports qu’ils peuvent entretenir.

204 Le regard diachronique porté sur la caricature présidentielle permet de mesurer l’évolution des procédés et du ton auxquels les cibles sont soumises, ce qui est révélateur du statut de l’institution et des limites de la liberté d’expression. En 1848, Louis-Napoléon Bonaparte a été caricaturé sous les traits d’un âne lorsqu’il était candidat, mais la critique est devenue plus feutrée après l’élection. Lorsqu’en 1920 Paul Deschanel tombe du train, les chansonniers se moquent de « Popaul » et du « pyjama présidentiel », mais les caricaturistes gardent en revanche une certaine réserve. En 1974, Charlie Hebdo annonce la victoire de Giscard d’Estaing avec un slogan très direct, « Tête de nœud président », accompagné d’un portrait suggestif (le visage du Président présenté sous forme phallique) réalisé par Gébé. Ces sauts dans le temps révèlent également certains invariants dans les angles de construction de l’identité caricaturale. La question de la filiation par exemple revient à plusieurs reprises : beaucoup de présidents ont eu à subir des attaques sur leurs antécédents familiaux ou sociaux, utilisés pour leur prêter des intentions ou des comportements suspects dans le cadre de leur fonction : comparaison de Louis-Napoléon Bonaparte avec son oncle, de Jean Casimir-Périer avec son grand-père, rappel des origines de Giscard d’Estaing (« la grande bourgeoisie agrégée à l’aristocratie », p. 133), etc.

205 La diversité des communications permet en outre de mettre en évidence l’importance du choix de l’historien concernant les sources de l’étude : il s’agit de privilégier un angle de vue de façon à faire ressortir de manière efficace et claire les ressorts de construction de l’identité et de la carrière caricaturales. Plusieurs auteurs examinent un lien privilégié entre un président et un échantillon choisi de caricaturistes : Michaela Lo Feudo et Laurent Martin présentent les rapports entre un journal et un président (Louis-Napoléon Bonaparte et Le Journal pour rire ; Charles de Gaulle et Le Canard enchaîné), Bruno de Perthuis étudie la production d’un dessinateur de cartes postales (Orens Denizard) sur le « chapeau cabossé » de Loubet ; Pierre Brouland choisit pour sa part un corpus spécifique – les journaux allemands – pour observer leur regard sur Poincaré. D’autres étudient un trait spécifique de l’« identité caricaturale » d’un président et la manière dont il a été globalement mis en scène par les caricaturistes du temps : Jean-Luc Jarnier présente les attaques contre le président « fortuné » Jean Casimir-Périer et Agnès Sandras décrit le traitement satirique de la mésaventure subie par Deschanel. Stéphane Mazurier renverse le regard, en se concentrant sur un journal, Charlie Hebdo, et la manière dont il a abordé la caricature de quatre présidents successifs (De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing et Mitterrand). La communication de Souheil Fakhfah et Rachida Tlili offre enfin une ouverture à l’ensemble, en racontant la libération récente de la parole satirique en Tunisie et la transgression d’un « premier tabou », l’image du président, à un moment où, en France, l’opinion aurait plutôt tendance à s’inquiéter de la « désacralisation » à laquelle la caricature contribue. Il est dommage que les dessins tunisiens ne soient pas reproduits, mais les références Internet permettent de les retrouver relativement aisément.

206 Ce dossier présente donc des travaux complémentaires qui posent d’importants jalons méthodologiques pour aborder la question de la représentation satirique du pouvoir, dans ce qu’elle peut avoir de spécifique selon les hommes et les époques pour mesurer ce qui relève de continuités inhérentes au genre et au sujet. Un en­semble stimulant qui appelle, on peut le souhaiter, de prochains développements.

207 Fabrice ERRE

Gérard Monnier et Évelyne Cohen (dir.), La République et ses symboles. Un territoire de signes, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013, 439 p.

208 Le livre qu’ont dirigé É. Cohen et G. Monnier réunit les contributions des auteurs invités au colloque « La symbolique républicaine en France, de la Révolution à nos jours », qui s’est déroulé à l’université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ce n’est pas le seul mérite de ces actes que de poursuivre les réflexions initiées par Maurice Agulhon. Ils nous parlent de la république, et poursuivent le travail historique sur les symboles et les signes qui la représentent ou la suggèrent. Bien présenté et surtout merveilleusement illustré, l’ouvrage réunit près de quarante contributions, fruits du travail croisé d’historien(ne)s et d’anthropologues, d’historien(e)s de l’art et de conservateurs, tous spécialistes d’histoire culturelle, et dont les œuvres personnelles ont largement couvert ce champ de la recherche. Chacun et chacune, parmi les plus qualifiés sur la question des signes et des symboles de la république, s’est efforcé de répondre à une même question, qui peut se résumer d’une formule : « Dessine-moi la république. »

209 L’ensemble se déploie selon quelques grandes thématiques. Les « Approches initiales » sont marquées par la mouvance révolutionnaire ; viennent ensuite les « Enjeux politiques » qui ont marqué la république, prémices avant que ne s’ouvre une réflexion sur les « Temps et territoires ». La partie « Architectures monumentales » est tout autant une illustration de ces réflexions que leur reconstruction à la lumière du concret, c’est-à-dire du vécu. La dernière partie, « Arts graphiques et arts appliqués », jette un regard panoramique sur la diversité des applications de ces symboles. Ce serait une erreur que d’imaginer ce livre comme un assemblage des réflexions. Chacun(e) de ces auteurs, dont les œuvres sont connues et reconnues, a développé ici une réflexion originale tirée de son œuvre. Certes, les signes qu’ils étudient ont valeur décorative, car le souci esthétique est constamment présent. Mais ils analysent aussi et surtout des enjeux politiques dont ces signes rythment l’histoire. Car c’est d’abord et avant tout d’une synthèse globale qu’il s’agit. Synthèse de points de vue issus de disciplines différentes, mais synthèse surtout car, en un seul volume, le lecteur est confronté à la richesse des réflexions qu’inspirent les représentations de la république dans son environnement physique. Cinq points retiendront notre attention : la diversité des symboles, le matériau qui leur sert de support, les lieux de leur affichage, les événements historiques clefs, l’histoire de la république qu’ils marquent.

210 Les signes sont divers. Parmi les plus classiques, la figure de la Liberté appuyée sur le faisceau et tenant la pique surmontée du bonnet de la main gauche ; l’allégorie d’une Marianne coiffée du bonnet ou cheveux au vent, et présentant généreusement un sein nourricier. Parmi les « quotidiens », la semeuse (le texte est signé de Maurice Agulhon) qui a souvent inspiré les timbres postes, la femme à la rose ou la rose au poing, le sigle RF et, à ne pas oublier, le coq dans ses différents états. Plus mystérieux, un profil de femme coiffée du bonnet, un christ républicain ou le chef gaulois Vercingétorix. Plus solennel, la photographie d’un président en exercice, qui officie dans les mairies. Au cours du livre, chacune de ces figures fait l’objet d’analyses originales, et s’enrichit de réflexions sur sa conception, son succès, son époque, etc. Bref, une ou plusieurs contextualisations rigoureuses allient mises en perspectives et décodages.

211 Éclairants sont aussi les matériaux utilisés. Le papier des affiches ou des journaux, bien sûr, mais aussi le plâtre et la terre cuite des bustes, la pierre des bâtiments, mais aussi celle des cimetières ou des monuments – ils officialisent la victoire proclamée ou l’hommage aux victimes. Sont aussi présentées les architectures monumentales, telles que colonnes ou mats ; sont mis en valeur le métal, celui des pièces de monnaie ou le bronze des statues, le bois des portails, la porcelaine ou le bronze des œuvres d’art domestiques, les dossiers de chaise ou la boîte à camembert, le verre sculpté des battants de portes, la fonte des ponts, des viaducs ou des gares, la banderole aux trois couleurs des maires et des élus, les faisceaux de licteurs, le fer forgé des grilles, les vêtements ou pièces de vêtements, etc. Chacun de ces matériaux est riche de sa propre forme ou de sa puissance d’évocation. Enfin, et c’est le mérite de ces études, le matériau porte en lui une charge symbolique, liée à son histoire, à sa région d’origine, à sa préciosité.

212 Les lieux où célébrer la République ne sont pas indifférents. Places, avenues, arcs de triomphe, ambassades sont les plus classiques. Les établissements scolaires, les hôtels des postes, les palais de justice, les monuments aux morts donnent force et honneur à ces édifices qui occupent des fonctions essentielles dans la société républicaine. Les sièges des représentants de la nation, palais présidentiel, Assemblée ou Sénat, de même que les sièges des partis politiques ou des syndicats rappellent les codes de l’honneur et de la représentation nationale.

213 Les événements appellent aussi leurs symboles. Après la Révolution, il est nécessaire d’opposer une représentation républicaine à celle du souverain, mais la résistance aux tentatives de rétablir la monarchie ou l’empire nécessite également de rappeler à la mémoire les cités qui sont entrées en lutte. Les combats pour la laïcité, qui traversent l’histoire de la France, ont leurs commémorations, les régimes poli­- tiques ou les changements de république appartiennent enfin à ces grands événements qui ont rythmé et construit notre société républicaine.

214 Ces symboles ont une histoire propre. Marianne, bien sûr, au combat ou justicière, le coq gaulois, victorieux ou blessé, le soldat, triomphant ou mort. À mentionner aussi les détournements qu’a introduits la caricature, si friande de ces images officielles qu’elle cherche à démystifier pour revigorer les consciences citoyennes et les rappeler au sens de la république et à ses valeurs.

215 On l’aura compris, ce beau livre ne rappelle pas seulement les réflexions qui ont fait date dans la représentation de la République. Au-delà d’une synthèse lumineuse, il ouvre le champ à des réflexions croisées sur l’histoire de notre société que nourrissent les travaux de chercheurs issus de différentes disciplines, lorsqu’ils se penchent sur une même question : « Dessine-moi la République. »

216 André RAUCH

Bibia Pavard, Si je veux, quand je veux. Contraception et avortement dans la société française (1956-1979), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Archives du féminisme », 2012, 358 p.

217 En novembre 2014, le 40e anniversaire de la loi Veil, légalisant l’interruption volontaire de grossesse en France, a été l’occasion de revenir sur la genèse d’un texte célèbre, à valeur de symbole. Si les questions de régulation des naissances sont, depuis longtemps, objets d’études pour les démographes ou les historiens de la famille (voir, entre autres, les travaux de J.-L. Flandrin, R.-H. Guerrand, F. Ronsin ou Y. Knibiehler), plusieurs ouvrages ont tenté de retracer, ces dernières années, le long processus qui a mené à la dépénalisation de l’avortement, que ce soit sous forme d’une synthèse (J.-Y. Le Naour, C. Valenti, Histoire de l’avortement XIXe-XXesiècles, Le Seuil, 2003), d’une monographie (C. Bard, J. Mossuz-Lavau [dir.], Le planning familial : histoire et mémoire (1956-2006), Presses Universitaires de Rennes, 2007), ou de l’analyse d’un moment tournant (S. Audoin-Rouzeau, L’enfant de l’ennemi 1914-1919. Viol, avortement, infanticide pendant la Grande Guerre, Aubier, 1995).

218 Depuis 2010, deux thèses, qui marient histoire, sociologie et sciences politiques, sont venues renouveler ces travaux, en privilégiant une approche centrée sur les rapports de genre. Si celle de Fabrice Cahen, soutenue en 2011 à l’EHESS (Lutter contre l’avortement illégal. Les politiques de la vie au défi du contrôle des mœurs [France, 1890-1950]), reste encore inédite, celle de Bibia Pavard, soutenue à l’IEP en 2010 et publié deux ans plus tard, s’est rapidement imposée comme un ouvrage de référence sur la question.

219 Plutôt qu’une suite d’événements aujourd’hui bien connus – mais dont le récit apparaît codifié par une série de discours à la fois surabondants et concurrents –, c’est bien « l’histoire d’un changement », « l’instauration d’une liberté de procréer », alors que dominait depuis des décennies l’injonction nataliste, que B. Pavard entend ici retracer, par le biais d’une histoire socio-culturelle du politique. Ce changement, en effet, ne va pas de soi, et ne saurait être expliqué par une simple évolution des mentalités. Loin d’être un processus linéaire, il a été ponctué, mais aussi nourri, de controverses, de résistances et de compromis. Loin de toute réification, B. Pavard entend donc « redonner une historicité à ces discours qui sont en eux-mêmes des objets d’histoire ». En croisant sources des mobilisations collectives, sources médiatiques et sources institutionnelles, elle veut sortir d’une « histoire fragmentée », entre approches néo-malthusiennes, histoire du féminisme ou histoire des mouvements sociaux. Surtout, en privilégiant l’analyse genrée, elle interroge « le sexe du militantisme », et notamment le rôle du mouvement féministe dans le processus de libéralisation de l’accès à l’avortement.

220 Dès lors, si l’ouvrage ne remet pas en cause la chronologie attendue et comprend une série de passages obligés (la naissance de la Maternité heureuse, ancêtre du Planning familial, en 1956, la loi Neuwirth de 1967, la loi Veil de 1975, reconduite en 1979), son intérêt réside avant tout dans l’étude attentive du parcours des acteurs, de leurs interrelations et de leurs interactions. B. Pavard est particulièrement sensible à la manière dont peut se construire le débat dans l’espace public, dans une perspective qui pourrait faire écho aux principes de l’éthique de la discussion mis en avant par Jürgen Habermas. Elle montre ainsi comment la discussion sur la régulation des naissances renaît dans les années 1950, grâce à de nouveaux acteurs qui parviennent à la rendre « respectable », par leurs arguments, mais aussi leur appartenance à une classe sociale supérieure et éduquée, et parce qu’ils disposent des ressources médiatiques et de réseaux de soutien – amicaux, politiques, professionnels – qui permettent de diffuser leurs idées. Pour les pionnières du contrôle des naissances, qui comptent nombre de gynécologues, d’avocates, d’enseignantes, mais aussi des intellectuelles, mères au foyer, vie privée et vie active se recoupent, jusqu’à produire une véritable « conscience de genre ». Beaucoup sont déjà familières de l’engagement politique ou syndical (au sein de la Résistance, pendant la guerre d’Algérie, comme membres de la SFIO ou du PSU), religieux (notamment protestant), ou au contraire laïque.

221 La légitimation passe aussi par l’affirmation progressive de la mixité des structures et le recours croissant aux experts. Le débat sur l’avortement thérapeutique se construit autour du « capital humaniste » de ses défenseurs, médecins, pasteurs, connus pour leur positionnement éthique. B. Pavard met également en lumière le rôle des transferts culturels dans la constitution du discours autour du birth control – l’emploi du terme lui-même témoigne de ces logiques d’hybridation. Cela passe aussi bien par l’adhésion de la Maternité heureuse à l’International planned parenthood federation (IPPF), que par un transfert d’argumentaires et de pratiques, comme le « tourisme scientifique » de médecins français dans des pays plus ouverts sur ces questions, la récupération de matériel de propagande, ou l’introduction clandestine en France de moyens de contraception venus de Grande-Bretagne.

222 Les contradictions et recompositions ne manquent pas, cependant. Tensions entre experts – majoritairement masculins – et militant(e)s, majoritairement féminines, stratégies divergentes entre les tenants de l’action sur le terrain et les partisans du lobbying par le haut, différences générationnelles. B. Pavard montre aussi le décalage entre discours et pratiques, notamment, après 1967, entre l’accès légal à la contraception et son utilisation effective, que ce soit en raison du retard d’application de la loi Neuwirth, des rumeurs autour de la supposée nocivité de la pilule, ou du manque d’information des populations. Elle met également en évidence le fossé qui sépare ceux qui voient dans l’avortement une question de santé publique ou un problème social, et celles qui, privilégiant une lecture féministe, entendent faire reconnaître « le droit à disposer de son corps ». L’avortement devient alors le point de ralliement du MLF. Là encore, le poids des réseaux s’avère déterminant : si le manifeste de 343 mobilise les militantes féministes, il bénéficie aussi du savoir-faire des journalistes du Nouvel Observateur, familier des pétitions d’intellectuels. La mise en avant de signataires de renom, intellectuelles ou artistes, participe d’une nouvelle stratégie de légitimation, mais aussi de communication auprès du grand public. Le manifeste donne, de fait, une notoriété inédite au MLF, et sert de base au recrutement de nouvelles militantes. En retour, les années 1971-1972 voient la « féminisation de certains lieux symboliques du militantisme », comme le manifeste ou la manifestation. Pour autant, c’est bien le genre masculin des autorités éthiques qui est vu comme une garantie d’universalisme, alors que la parole féminine, perçue comme subjective, est décrédibilisée.

223 Au-delà des différentes lignes de fracture, un mouvement social émerge autour de la question de l’avortement. On voit, à partir de 1973, année de naissance du MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception), l’émergence de pratiques transgressives, comme l’organisation de voyages à l’étranger pour les femmes désireuses d’avorter, ou l’apprentissage de la méthode Karman, qui permet de pratiquer, de manière simplifiée, des avortements clandestins. 1973 marque aussi un tournant médiatique, alors qu’après le procès de Bobigny, l’avortement s’impose dans le débat public. La loi Veil, pour autant, tend à mettre en avant un individu, plutôt que la mobilisation collective. La ministre prend garde, du reste, à ne pas dé­- fendre une conception féministe de la libéralisation de l’avortement, sauf à condamner le projet de loi. Le genre des débats apparaît pourtant évident, alors que la ministre qui défend la loi est une femme, fait rarissime alors. Néanmoins, si la féminisation est le résultat d’investissement des femmes sur ces questions, le féminin peut aussi être associé à une « dépolitisation ». De manière magistrale, B. Pavard montre comment « la féminisation d’une question peut ainsi se substituer à une lecture féministe et même lui faire écran ».

224 Florence TAMAGNE

Anne-Claude Ambroise-Rendu, Histoire de la pédophilie, XIXe-XXesiècle, Paris, Fayard, 2014, 352 p.

225 Voilà un ouvrage qui comble une importante lacune puisque, malgré les travaux pionniers d’Alain Corbin et d’Anne-Marie Sohn sur les violences sexuelles, puis quelques articles et travaux universitaires, il n’existait pas d’histoire de la pédophilie alors qu’elle est omniprésente dans les médias depuis les années 1990. Il faut dire qu’étant donné l’hypersensibilité de l’opinion publique à son endroit, le sujet avait de quoi effrayer et plus d’un chercheur, éditeur, conservateur de musée, se sont vus découragés ou se sont autocensurés. A.-C. Ambroise-Rendu, professeure d’histoire contemporaine à l’université de Limoges et spécialiste de l’histoire du crime et de ses échos médiatiques, a relevé le défi, brossant un panorama sur deux siècles, nourri par les archives judiciaires, les ouvrages de droit, de médecine et de psychiatrie, la littérature et les médias (presse et télévision). Elle a adopté un découpage chronologico-thématique où les césures ne se laissent pas aisément identifier car la perception des violences sexuelles sur mineurs est tributaire de mutations profondes du statut de l’enfant, de celui de la sexualité, ainsi que des évolutions de la justice ou des experts du comportement.

226 Les magistrats sont les premiers à vouloir lutter contre les violences sexuelles sur enfant. Pendant une bonne première moitié du XIXesiècle, les crimes d’attentats à la pudeur avec violence, tout comme les viols, ne sont guère sanctionnés par la justice. Le silence ou les arrangements infra-judicaires dominent afin de préserver la réputation des victimes. Quand les affaires sont portées en justice, les taux d’acquittement (40 % en 1830) ou de correctionnalisation restent très élevés. La violence, constitutive de la qualification pénale, n’est pas prouvée ou bien les jurés (tous des hommes), convaincus que les peines sont trop lourdes, se montrent indulgents. La définition même du viol (coït forcé avec intromission complète) interdit que les garçons en soient victimes, quant aux fillettes, les médecins croient que l’étroitesse et la disposition de leurs organes le rendent impossible. La réforme de 1832 tente de renforcer la répression par la hiérarchisation des sanctions, par l’introduction de circonstances atténuantes et par l’invention de l’attentat sans violence sur enfant, mais les jurés continuent de réduire les peines. Si les acquittements diminuent, les circonstances atténuantes, invoqués à tort et à travers, connaissent une véritable inflation. Les médecins, de plus en plus sollicités en tant qu’experts, se montrent circonspects. Ils se méfient de la parole des enfants, trop aisément influençables, et se cantonnent aux preuves somatiques des violences ou pénétrations subies. Ambroise Tardieu est l’un des rares avant Freud (avec Charles Féré à la fin du siècle) à insister sur les conséquences psychologiques de l’attentat. Ernest Dupré théorise la méfiance à l’égard du témoignage de l’enfant avec la « mythomanie infantile » qui exercera une influence durable.

227 Le seuil social de tolérance recule dans la seconde moitié du siècle. La judiciarisation des violences sexuelles sur enfant croît continument jusqu’en 1880 : de 140 af­faires entre 1825 et 1830, les juges en traitent plus de 800 entre 1875 et 1880. La presse, plutôt silencieuse jusqu’alors, s’en empare de plus en plus. Ainsi le Petit Parisien consacre un récit au viol d’enfant tous les six jours à sa création (1876), mais tous les jours ou tous les deux jours dans les années 1910. Le portrait du satyre reste pour autant superficiel, comme un monstre qu’on exhibe avec sensationnel. Les victimes (des fillettes surtout), comme les criminels, appartiennent aux catégories populaires. L’enfant, devenu plus rare, scolarisé, devient une des cibles des politiques publiques de la Troisième République. Peu à peu, par les lois du 24 juillet 1889 (prévoyant la déchéance de la puissance paternelle), du 19 avril 1898 (sur le placement judicaire des enfants victimes de mauvais traitements) et enfin du 22 juillet 1912 (création des tribunaux pour enfant), une protection de l’enfance se met en place.

228 L’émergence progressive de l’enfant victime et du prédateur sexuel subit ensuite un coup d’arrêt. Le nombre d’affaires judiciaires stagne (moins de 300 par an), la presse s’en détourne et les sciences psychologiques tournent en rond. Si les expertises mentales d’auteurs de crimes sexuels sont de plus en plus demandées par la justice, du fait notamment de la circulaire Chaumié (1905), puis du nouveau Code de procédure pénale de 1958, leurs fondations scientifiques restent très stables. La pédophilie, identifiée par Richard Krafft-Ebing dans la 10e édition de sa Psychopatia sexualis (Auguste Forel préfère quant à lui le terme de pédérose) ne suscite pas beaucoup de recherche. Au pervers dégénéré fin de siècle, issu de la psychopathologie, se substitue la « constitution perverse » d’Ernest Dupré. Mais l’étiologie repose aussi sur l’hypergénitalité, la carence de moralité, l’opportunisme créé par certaines professions, etc. La psychanalyse n’a qu’un faible impact, principalement dans l’attention portée à la parole de l’infracteur. C’est plutôt la mission de l’expert qui évolue : il ne lui faut plus se prononcer sur le degré de responsabilité de l’accusé, mais sur sa dangerosité et sa réadaptabilité. Les expertises visant à mesurer la crédibilité des jeunes victimes deviennent courantes, elles continuent de suspecter la mythomanie ou le consentement, voire la provocation.

229 Des années 1920 aux années 1950, la nouveauté vient de la littérature, et notamment de l’expression de la pédérastie portée principalement par Gide, et secondairement par Henry de Montherlant et Roger Peyrefitte. Leurs œuvres contribuent à sortir le pédéraste des prétoires et des salles d’asile en lui conférant une identité positive, des désirs raffinés et des qualités de pédagogue de l’amour. Gide provoque le scandale, mais ce dernier dénonce l’homosexuel, l’immoral, le corrupteur de la jeunesse, mais jamais le pédophile. Sa notoriété le met à l’abri, mais aussi le fait que la figure de l’homosexuel est bien plus consistante et connue que celle du pédophile, lequel est de surcroît surtout pensé comme hétérosexuel. Il est étonnant que le Lolita de Nabokov (dont le narrateur se désigne comme nympholepte), pourtant publié d’abord en France, ne soit pas analysé dans ce chapitre.

230 Dans la continuité de cette ébauche littéraire, le plaidoyer pédophile des années 1970, nourri des analyses reichiennes, introduit une nouvelle rupture. Diffusées surtout par Libération, mais aussi Gai Pied, Arcadie, Homophonies et par quelques groupes aussi étroits qu’éphémères, tels le FLIP (Front de libération des pédophiles), le FRED, le GRED (qui publie Le petit Gredin), les revendications pédophiles continuent la révolution sexuelle réclamée par les homosexuels. Les journaux défendent les mis en examen, font circuler des pétitions, réclament l’abrogation de l’alinéa 3 de l’article 331 du Code pénal et vantent les méritent de l’éducation sexuelle des enfants, sans violence ni coercition. Quelques intellectuels incluent l’amour entre adultes et enfants dans toute une réflexion sur la pédagogie et l’enfance, tels Gabriel Matzneff, René Schérer ou Tony Duvert. Les magazines littéraires, imprimés ou télévisés, accueillent assez favorablement leurs ouvrages.

231 Les plus critiques de la décennie sont les féministes et les lesbiennes qui désapprouvent la vision mécaniste masculine de la sexualité et dénoncent les violences sur les petites filles, les viols et les incestes, parties prenantes de la domination masculine. Les témoignages de victimes d’incestes se multiplient dans les années 1980, relayés par la presse et les émissions télévisées ainsi que les fondations d’association d’aide à l’enfance (SOS inceste, Enfance et partage, Enfance majuscule), contribuant au retournement de l’opinion publique. Comme à la fin du XIXesiècle, mais dans des proportions très supérieures, la fin du XXesiècle voit la croissance du traitement médiatique et judiciaire des crimes sexuels sur enfants. Le nombre d’articles consacrés au sujet par Le Monde triple quasiment entre 1983 et 1993, tandis que le nombre des condamnations pour viol de mineur de moins de 15 ans est multiplié par 3 entre 1987 et 1994. L’affaire Dutroux figure un point d’orgue sordide dans cette ascension.

232 Le système pénal connaît de nettes évolutions, à la fois causes et conséquences de l’intolérance croissante des abus commis sur enfant. La loi de 1980 redéfinit un viol beaucoup plus pluriel, dont peuvent être victimes, adultes et enfants, hommes et femmes. En juillet 1989, le délai de prescription des crimes commis par des ascendants ou des personnes ayant autorité sur l’enfant court à partir de la date de la majorité de ce dernier. Le nouveau code pénal de 1994 substitue l’agression sexuelle et l’atteinte sexuelle aux attentats à la pudeur, modernisant le vocabulaire et surtout mettant l’intégrité de la personne au centre de l’attention. Le délinquant sexuel devient particulièrement surveillé. La loi Méhaignerie du 1er février 1994 systématise l’expertise de libération conditionnelle pour les criminels sexuels sur mineur, la loi Guigou du 17 juin 1998 crée le fichier des empreintes génétiques et met en place le suivi socio-judiciaire des auteurs. Désormais, le pédophile figure une menace constante et particulièrement insupportable.

233 Ainsi, les recherches approfondies d’A.-C. Ambroise-Rendu mettent au jour efficacement les formes et les résonances sociales très variables qu’ont pu prendre les agressions sexuelles sur mineurs. Le monstre social qu’est devenu le pédophile ne s’observe que depuis peu. On pourra regretter que, suivant probablement le choix de l’éditeur, la méthodologie du travail historien ne se donne pas à voir. À part l’inventaire, rien n’est dit sur le choix des sources et de leur méthode d’exploitation, l’historiographie est également absente. Le livre contient une dizaine d’illustrations, non commentées (à part celles de Charlie Hebdo, p. 188) ni même recensées en table, alors qu’elles sont riches et contredisent parfois l’analyse, ainsi quand elles mettent en scène en lieu et place du monstre d’origine populaire des prédateurs bourgeois aux allures de bons pères de famille.

234 Sylvie Chaperon

Hubert Bonin, Banque et identité commerciale. La Société générale, 1864-2014, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2014, 290 p.

235 Cette étude consacrée à l’analyse sur le long terme de l’identité de la Société générale présente le grand intérêt, dans la lignée des travaux de Jean Bouvier, d’analyser la banque non pas dans la spécificité de son activité, mais en tant qu’organisation à part entière. L’ouvrage d’H. Bonin, spécialiste de l’histoire bancaire, possède également l’atout d’aborder, en langue française, la question du capital immatériel des firmes, sujet qui fait actuellement l’objet d’une attention croissante de la part des historiens d’entreprises. Parce que l’activité bancaire repose sur des leviers de confiance, elle est une industrie où il fait bon fleurer les mécanismes immatériels. L’objectif de l’auteur est de comprendre, sur le long terme, le travail identitaire de la Société générale. En considérant la banque comme une « boutique d’argent », il s’agit de saisir ce qui relève de l’art du commerce, de la combativité commerciale, des moyens mis en œuvre pour séduire et convaincre les clients et les parties prenantes : chercher à « déterminer comment se sont construites au fil des années ce qu’on appelle aujourd’hui “l’identité de la marque” et “l’image de marque” de cette maison ». Composé de cinq chapitres, l’auteur, adoptant une démarche chronologique, cherche à « historiciser » le travail commercial de la firme en ayant toujours comme souci d’éviter toute idiosyncrasie en replaçant le cas de la Société générale dans la nébuleuse de l’histoire bancaire et plus largement de l’environnement institutionnel. Le choix de la banque n’est pas anodin puisque la Société générale s’est positionnée dès le dernier quart du XIXesiècle comme l’une des toutes premières banques françaises et qu’elle a réussi à surmonter les épreuves du temps.

236 La première partie est consacrée à l’étude des procédés commerciaux mis en œuvre par la Société générale au cours des premières décennies de son existence (1864-1919). Après la fondation de la maison en 1864, « tout est à bâtir ». La priorité donnée à la construction d’un capital confiance passe par la mise en valeur du nom de la « Société générale » qui s’associe, dès ses débuts, au patriotisme économique (« Société générale pour favoriser le développement du commerce et de l’industrie en France »). Sur le terrain, elle fait preuve d’une activité débordante grâce à ses directeurs d’agence ainsi qu’à une offre de produits qui s’élargit. La banque a su se forger une réputation qui lui permet de surmonter l’intense crise conjoncturelle des années 1889-1891. Une inflexion stratégique apparaît au début des années 1890 par la participation de la Générale à la création d’un « modèle économique » de la grande banque commerciale à guichets. Sous l’impulsion de Louis Dorizon, le réseau d’agences s’étend tout en développant l’organisation centrale appelée à traiter une masse croissante d’effets, ce qui lui permet de s’affirmer comme le principal support du crédit à court terme. La Première Guerre mondiale va permettre à la maison de prouver son patriotisme par sa participation aux grandes opérations de financement de la machine de guerre.

237 Dans sa deuxième partie, H. Bonin étudie la communication d’une banque qui se pose en concurrent de la principale banque française, le Crédit lyonnais (1920-1966). Bénéficiant de l’héritage Dorizon, l’effort commercial est poursuivi par une rationalisation des procédés organisationnels ainsi que par le développement d’une logistique commerciale. L’essaimage de « garçons de bureau » et des directeurs d’agence au contact de la clientèle va de pair avec le développement de l’offre de produits vers des crédits durables, qui permet de pénétrer le cœur des communautés industrielles. La « France des rentiers » prospère et amène avec elle son cortège de nouveaux clients. Après une parenthèse commerciale due à la guerre et à l’Occupation, une nouvelle ère s’ouvre au cours de laquelle l’esprit commercial est relancé en dépit de la nationalisation de la Société générale en 1945. Une croissance organique est privilégiée afin d’améliorer la compétitivité de chaque guichet. La célébration du centenaire de la maison en 1964 consacre l’entrée de la banque dans la communication moderne grâce à une professionnalisation croissante du métier de publicitaire.

238 La troisième partie est toute entière tournée autour de la nouvelle orientation immatérielle due à la révolution des outils de la politique commerciale, avec une rénovation complète des méthodes de publicité au service d’une bancarisation intensive au nom de la « banque de masse » (1967-1989). Les débuts du marketing réalisés grâce à l’apport d’agences spécialisées extérieures (Havas, Publicis), sont renforcés par l’ouverture de nouveaux guichets, permise par la libéralisation des pouvoirs publics. Le glissement sociologique qui s’opère dans les publicités témoigne d’une évidente orientation vers la banque de masse. La croissance des données à traiter est facilitée par un usage systématique de l’informatique. L’élargissement de la base sociologique ne marque cependant pas la fin de la banque de proximité car une croissance organique est maintenue (sponsoring, nouveau logotype), privilégiant une communication fondée sur le principe de segmentation. La stratégie multiforme de combativité commerciale est l’un des éléments clés du nouveau projet « Réussir ensemble » lancé à la fin des années 1980 qui permet d’accompagner la privatisation de la banque en 1987 et de mêler différenciation et bancarisation de masse.

239 La Générale étant devenue un groupe, la quatrième partie aborde la question de l’adéquation entre l’éclatement des unités d’action et la centralisation de la gestion (1990-2000). Pour faire face à l’éclatement organisationnel, la promotion d’une identité de marque est lancée afin d’insister sur la différenciation entre les firmes alors même que la concurrence tend à s’accroître (investments banks américaines). L’attention est portée à l’international avec le lancement de nouvelles campagnes (Red, Black and Rising). La cohésion du groupe passe par une convergence dans les pratiques de communication ainsi que par une image de marque fédératrice. La proximité n’est pas délaissée avec l’instauration, dans chaque agence, de la fonction de « responsable marketing » et l’évolution du métier de conseiller d’agence vers une activité de conseils. L’activité de banque d’entreprise n’est pas en reste puisque l’effort de rapprochement avec les PME est maintenu tout en essayant de se faire une place au niveau européen dans la réorganisation du capitalisme (rapprochement entre Pernod Ricard et Irish Distillers).

240 Dans la dernière partie (2001-2014), H. Bonin analyse la construction et la gestion de l’image de marque de la Société générale dans un contexte de banque globalisée et de crise économique à partir de 2007-2008. Dans un contexte anxiogène alimenté par l’affaire Kerviel, il faut « calmer les ardeurs ». Est promu un corpus de valeurs qui va à l’encontre de l’esprit de compétition autrefois tant mis en exergue (solidarité, humilité, sens du service qui culminent dans la campagne lancée autour de « l’esprit d’équipe » ainsi que par des investissements massifs dédiés à la responsabilité sociale). Cette reconfiguration de l’image de marque place la Générale au troisième rang des investisseurs publicitaires en 2011. Pour « recréer du sens » le discours de la banque est réorienté autour de la notion de preuve afin d’enrichir le contenu communicationnel face à des parties prenantes devenues méfiantes. L’auteur relève avec réussite la difficile tâche du choix des bornes chronologiques pour étudier ce qui relève des processus immatériels qu’il convient de ne pas « calquer » sur l’histoire plus « matérielle ». À ce titre, les différents « pas-de-temps » qui structurent l’ouvrage sont on ne peut plus pertinents. Comme pour toute analyse portant sur des mécanismes immatériels, la question des sources est extrêmement délicate puisque la réputation et l’identité ne figurent pas dans les bilans comptables des entreprises. Pour surmonter ce problème, H. Bonin s’est appuyé sur la lecture des fonds d’archives (Société Générale, archives publiques), sur de nombreux témoignages, le dépouillement de la presse professionnelle ainsi que sur un important fonds publicitaire qui est à l’origine d’une très riche iconographie apportant de la valeur ajoutée à l’ouvrage.

241 Le travail d’H. Bonin est à louer puisqu’il répond, en français, à des enjeux historiographiques actuels entourant la compréhension des processus immatériels au sein des firmes. Toutefois, l’auteur le signale lui-même, cet ouvrage ne doit pas être lu comme un « aboutissement » car le travail à accomplir est encore grand. L’ouvrage se veut une introduction aux mécanismes immatériels dans le domaine bancaire et à ce titre l’appel à comparer est indispensable afin de sortir de l’écueil d’idiosyncrasie propre à chaque monographie de firme.

242 Thomas Mollanger

Patrice Marcilloux, Les Ego-archives. Traces documentaires et recherche de soi, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Histoire », 2013, 252 p.

243 C’est bien ici une thèse, entendue comme une démonstration, que propose P. Marcilloux ; ainsi le titre de l’ouvrage est d’abord incompréhensible au point que l’on se demande dans quelle mesure une erreur n’a pas été commise ; son sens ne se dévoile que progressivement et là est sans doute la première des nombreuses qualités de l’ouvrage : son ambition. D’abord parce qu’il est très rare que les archivistes posent un regard sur leur institution contemporaine, à l’exception notoire de quelques figures, Odile Welfele, ou encore Yann Potin et Christian Hottin à l’initiative duquel un atelier-séminaire s’est tenu à l’EHESS à Paris en 2010-2012 ; il est rare en effet qu’ils questionnent le présent de l’archivistique, son lien avec la société civile en dehors des cercles professionnels. En revanche, les historiens ont ces dernières années beaucoup investi l’objet archive avec plus ou moins de réussite (cf. notre revue de la littérature sur le sujet « Histoires d’archives », Revue historique, n° 649, janv. 2009, pp. 119-126). L’archive, les archives sont ainsi devenus un objet de l’anthropologie historique. L’ouvrage est ambitieux parce que la thèse avancée est lourde : il y aurait tout un faisceau d’événements qui annoncerait une nouvelle ère des archives dominée par le rapport non plus collectif aux archives mais individuel à l’archive. Reprenant la théorie de Marcel Gauchet, P. Marcilloux pointe une individualisation de ce qui jusqu’alors était le bien commun. C’est par un tableau à la fois national et international d’événements d’archives que l’auteur déroule progressivement cette hypothèse d’une appropriation de l’objet archive. Ces événements qui participent d’une « archivistique de l’émergence » ont lieu aussi bien dans le domaine associatif, artistique, juridique que politique. Certains trouveront sans doute que le raisonnement est rapide en ces quelque 200 pages, il faut je crois s’en réjouir et même si l’ouverture sur les différentes conceptions philosophiques du terme « archive », avec Foucault, Derrida, etc., pourrait mériter un développement plus large que la juxtaposition de fiches, l’en­-semble des domaines que l’auteur met en relation est passionnant.

244 L’enquête est très ample et d’emblée P. Marcilloux ne prétend pas à une méthodologie rigoureuse ; on sent que certains dossiers le passionnent (la marchandisation des archives ou le communautarisme) tandis que d’autres sont simplement explorés par nécessité pour le raisonnement. Sont ainsi successivement décrits et analysés, après un tableau général des archives « visibles » dans les centre de conservation comme sur le web, l’ensemble des usages contemporains des archives. Il faut entendre ici « usage » à la fois dans son acceptation traditionnelle, celle des « généalogistes » étudiée par Sylvie Sagnes, ou plus neuve – celle des artistes (et P. Marcilloux revient sur le cas de Boltanski, mais sans doute y avait-il ici d’autres artistes à mobiliser, par exemple ceux rassemblés par Christophe Khim dans l’exposition à la Villa Arson en 2012, « Institut des Archives sauvages » cf. http://www.villa-arson.org) qui développent des pratiques moins connues et plus en phase avec ce nouvel état des choses : les revendications citoyennes de droit aux archives, à leur accès bien sûr mais aussi à leur collecte, les dispositifs mercantiles qui se développent autant du côté privé que du côté public, ou bien encore les fonctions thérapeutiques du maniement des archives. À chaque fois, l’auteur synthétise les travaux existants, français mais aussi étrangers – sur les archives Gay et lesbiennes, l’étude du cas canadien est remarquable –, mais il ouvre aussi des chantiers.

245 Dans cette profusion, c’est la réflexion sur la valeur de l’archive qui est sans doute pour l’historien la plus stimulante. Si le marché de l’art est bien connu, notamment parce que les historiens de l’art s’y sont très tôt intéressés par le biais des collections, l’histoire du marché des archives est très pauvre. Si ces derniers mois, la vente des archives de philosophe ou d’écrivain à des institutions publiques a suscité quelques réactions d’inquiétude, le contexte général est mal documenté et P. Marcilloux apporte des éléments éclairants. Subtilement, sans jamais poser de jugement, il quantifie d’abord le marché des lettres et des manuscrits, le nombre de vente, le chiffre d’affaire, etc. et dans un second temps il analyse les textes de lois et les circulaires s’agissant du domaine public. Il restitue les interrogations et les pistes lancées par les responsables politiques et administratifs quant à cette « richesse économique » non exploitée. Il montre comment nous sommes contemporains d’un tournant patrimonial qui modifie le statut des objets conservés dans les collections publiques. La consultation de l’archive papier, sa reproduction mais aussi son prêt pour des expositions, voire sa vente ou son échange sont autant de pratiques possibles à l’image de ce qui se fait dans le cadre des musées pour la peinture. P. Marcilloux pointe ici une valorisation inédite des archives qu’il met en relation – sans pour autant y placer un lien de cause à effet, avec l’émergence de revendications communautaires, celles de minorités sexuelles notamment. Le livre peut, de ce point de vue, surprendre par ses changements de domaines puisque l’auteur nous emmène jusqu’aux États de l’ancien bloc de l’Est et sur la manière dont les archives peuvent constituer un enjeu social déterminant en matière de réconciliation. C’est peut être ici la limite de l’entreprise, car les cultures archivistiques et historiennes convoquées ne sont pas les mêmes. Le cas français aurait pu suffire ou tout au moins le cadre européen puisque la politique de la CEE pèse aussi sur l’histoire contemporaine des archives comme une série de séminaires l’ont montré à la Casa de Vélasquez.

246 Philippe ARTIÈRES

Nicolas Bernard, Yvanne Bouvet et René-Paul Desse, Géohistoire du tourisme argentin, du XIXesiècle à nos jours, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Espace et territoires », 2014, 221 p.

247 Les synthèses nationales sur l’histoire du tourisme commencent à paraître depuis une vingtaine d’années et cette Géohistoire du tourisme argentin est un bon exemple de ce qu’on peut faire systématiquement en la matière. En 221 pages, bibliographie succincte et illustrations comprises, les six auteurs, désignés ou participants, ont réussi un exercice difficile : parler de tous les angles du sujet de façon concise et claire. On notera qu’ils sont les auteurs de nombreux articles scientifiques collectifs précédemment parus sur ces questions – Les cahiers d’outre-mer (2003), Géocarrefour (2004), Investigaciones Geográficas (2005), etc. pour les travaux sur la thématique balnéaire –, ce qui a facilité l’élaboration de leurs réflexions. Il s’agit du premier ouvrage de synthèse en français sur la diffusion du phénomène touristique en Argentine.

248 Le texte, suivant un déroulé chronologique, est organisé en trois grandes parties : la naissance des premiers espaces touristiques argentins (1816-1930) ; l’émergence du tourisme de masse (1930-1960) ; l’internationalisation du tourisme argentin (depuis 1970). Nous retrouvons un découpage habituel que l’on pourrait retrouver ailleurs dans le monde. Seule une plus grande précocité de l’apparition du tourisme s’est fait jour dans d’autres pays. En effet, si les auteurs s’appuient sur la date de l’indépendance de l’Argentine (1816), la mise en tourisme est plus tardive, à cause du phénomène de la frontière, sans cesse à repousser par une conquête du « désert ». L’essor touristique y commence réellement dans les années 1880.

249 Les auteurs montrent que les investisseurs étrangers ont été très actifs, notamment les Britanniques, par l’intermédiaire des entreprises du chemin de fer. Faute de routes réellement praticables, ce mode de transport va être privilégié. Le littoral retient l’attention des élites (stations balnéaires Mar del Sud, Miramar, Ostende, Mar del Plata, etc.) mais d’autres stations touristiques apparaissent aussi à l’intérieur du pays, en relation avec le tourisme de santé. Toutefois, les Argentins les plus aisés passent l’été boréal en Europe, ce qui limite l’essor de ces structures.

250 Le déroulement de la Première Guerre mondiale en Europe bouleverse les habitudes prises par les élites argentines. Elles décident désormais de passer leur séjour dans leur pays. En ces années de commémoration du Centenaire du conflit, c’est un point à mieux connaître, bien que l’activité balnéaire n’ait pas cessé sur les plages européennes et que le déclin de la venue des Sud-Américains sera plus fort encore après la crise de 1929. Il s’agit du premier bouleversement que connaît le secteur qui capte une affluence toujours plus grande, même si l’accélération du mouvement se fera surtout à partir des années 1930. Le cas du tourisme balnéaire est spécifiquement développé à partir de l’exemple de Mar del Plata, en particulier pour comprendre le glissement d’un tourisme élitiste à un tourisme de masse.

251 En effet, le développement d’une classe ouvrière favorise l’apparition de la politique sociale du Péronisme dans les années 1940-1950 : les congés payés sont ainsi généralisés en 1945. Il demeure évidemment des exclus des vacances : environ la moitié de la population en 1955. Mais la diffusion des hôtels d’État et les actions de la Fundación Eva Perón sont bien explicitées. La contextualisation du phénomène touristique, nationale et parfois internationale, est généralement réussie, ce qui permet la compréhension des enjeux au lecteur peu familier de cette région du monde.

252 Avec les années 1930 a commencé à émerger la mise en valeur de nouveaux espaces touristiques : parcs nationaux, stations de sports d’hiver et de nature. La percée de l’automobile facilite la diffusion du tourisme, même si celui-ci reste longtemps concentré autour de Buenos Aires. Après la Seconde Guerre mondiale, la création d’un réseau routier moderne et un réseau de liaisons aériennes performantes, sous l’égide de l’État, amène le délaissement du réseau ferroviaire.

253 La législation bouscule aussi les mises en valeur du tourisme. En 1917, une loi interdit les jeux de hasard sur le territoire argentin, ce qui entraîne la fermeture de certains établissements (Club Hotel Serra de la Ventana, par exemple) ; sur ce point, le lecteur peut regretter ne pas savoir quand cette fermeture est abrogée par la suite, l’encyclopédie de William Thompson, Gambling in America (article « Argentina », pp. 5-8), ne la mentionnant pas. En 1948, la Ley de Propiedad Horizontal, comme son nom ne l’indique pas, autorise la construction en hauteur. La mention de cette loi permet aux auteurs de développer quelques pages sur la morphologie des stations, qui ne présente pas d’originalité par rapport à ce que l’on trouve en Europe.

254 Les stratégies des populations locales sont rapidement évoquées pour la situation après 1945 (pp. 118 et suivantes, pour Mar del Plata). Impossible, malheureusement, de connaître auparavant les réaction des autochtones face à l’implantation de ces villes nouvelles, tant sur le bord de mer qu’en montagne ; est-ce dû à l’absence de considération des populations locales, dans ces régions du « désert » ? Est-ce à cause d’un manque de sources exploitables dans ces secteurs ? Est-ce une lacune actuelle de la recherche scientifique ? Seule la crise des exportations des productions agro-pastorales des années 1930 est évoquée : elle incite les grands propriétaires terriens à investir dans des sociétés foncières.

255 L’ensemble des formes du tourisme est repris pour la période post-1970, quand la nation prend enfin mieux en compte cette ressource, surtout après la période de dictature militaire de 1976-1983. Du fait, sans doute, de statistiques plus fournies, les auteurs observent les grands mouvements des touristes argentins à l’étranger et des touristes argentins et étrangers en Argentine. Les pages sur la promotion touristique institutionnalisée sont particulièrement intéressantes. Un panorama de l’offre touristique conclut la troisième partie, avec cette remarque très juste : l’immensité du pays et l’insuffisance des liaisons aériennes inter-provinciales nécessitent généralement de repasser par la capitale, ce qui contrecarre la mise en œuvre d’un circuit complet, à moins de disposer d’un temps et d’un budget conséquents.

256 Les personnes intéressées par l’histoire du tourisme seront peut-être surprises du peu de décalage chronologique des phénomènes évoqués par rapport à la situation en Europe, à l’exception des débuts : dix à vingt ans. La pression touristique est en revanche très ciblée dans ce pays : l’Argentin aime les espaces récréatifs peuplés et urbanisés, il n’est pas partisan du camping-car. Quelques différences culturelles subsistent donc tout de même, bien qu’à la lecture de cette Géohistoire elles soient peu visibles.

257 Les auteurs ont souhaité parler de tout, et ils ont bien fait. À ceux qui souhaitent en savoir plus, cet ouvrage est une porte d’entrée utile, qui servira de cadre à leurs réflexions. On peut regretter que la bibliographie soit très limitée (quatre pages) : un lien vers une bibliographie en ligne n’aurait pas été sans intérêt, ce d’autant qu’il est certain que les auteurs ont manipulé bien plus que ces soixante-quatre références.

258 Johan Vincent

Catherine Fraixe, Lucia Piccioni et Christophe Poupault (dir.), Vers une Europe latine. Acteurs et enjeux des échanges culturels entre la France et l’Italie fasciste, Bruxelles, INHA-Peter Lang, « Enjeux internationaux », 2014, 330 p. et 61 ill.

259 Cet ouvrage apporte une importante contribution aux études sur le rôle de la culture dans l’histoire des relations internationales. Il explore les relations culturelles franco-italiennes sous l’angle des politiques culturelles et sous celui des échanges culturels informels. Les influences réciproques entre ces relations et la sphère diplomatique sont constamment mises en évidence. Réunissant des chercheurs français et italiens (les textes sont publiés dans les deux langues) issus de plusieurs disciplines (histoire de l’art, histoire, littérature et civilisation italiennes, sociologie), l’ensemble présente une forte cohérence analytique favorisée par le travail de mise en perspective des trois coordonateurs : le livre dispose d’une solide introduction, d’une conclusion, d’un index, d’une riche bibliographie, de renvois d’un article à l’autre, enfin de nombreuses illustrations.

260 Dans leur introduction, C. Fraixe et Ch. Poupault rappellent les enjeux des relations entre la France et l’Italie dans l’entre-deux-guerres. Après la Grande Guerre, ces rapports sont tendus. La déception italienne lors des traités de paix et l’inquiétude provoquée par la politique de détente d’Aristide Briand et Gustav Stresemann incitent Mussolini à pratiquer une politique de révision des traités. Toutefois, à partir de début des années 1930, et face aux craintes suscitées par la montée du nazisme, l’Italie fasciste et la France cherchent un accord diplomatique : celui signé entre Mussolini et Pierre Laval en janvier 1935, puis la constitution du front de Stresa en avril 1935, marquent l’apogée de cette entente franco-italienne, vite mise en cause par la guerre d’Éthiopie et ses conséquences (sanctions votées par la SDN et amorce du rapprochement Rome-Berlin à partir de 1936).

261 Dans ce contexte, les relations culturelles entre les deux pays ont été envisagées comme des éléments importants d’une stratégie de rapprochement diplomatique. Leur essor s’est articulé autour de l’idée de latinité dont C. Fraixe et C. Poupault retracent l’histoire en introduction. Ce concept, selon lequel l’Italie et la France sont les principales nations issues d’une civilisation commune héritée de l’Empire romain, devait permettre un rapprochement culturel marqué par la multiplication des conférences, des voyages, des expositions artistiques, des échanges littéraires, etc. Ces manifestations ont préparé le terrain à un accord diplomatique, la constitution d’un bloc latin capable de faire pièce aux puissances anglo-saxonnes et germaniques. L’idée latine fut utilisée par le régime fasciste dans le cadre de sa politique culturelle à l’étranger dont on sait qu’elle fut active et orientée vers des buts politiques (servir les intérêts de puissance de l’Italie) et idéologiques précis (fasciser les Italiens de l’étranger ; avoir une influence sur des mouvements politiques ou des journaux étrangers). Le discours fasciste mêla avec habileté le thème de la latinité à ceux de l’italianité et de la romanité de manière à affirmer la suprématie italienne et/ou fasciste derrière le paravent « latin ».

262 Du côté français, l’idée latine séduisit des hommes de culture et des politiques pour la plupart bienveillants voire admiratifs à l’endroit du fascisme, et souhaitant, via les relations culturelles, œuvrer en faveur d’une alliance franco-italienne. Avec les enjeux des échanges culturels, les articles analysent les initiatives des médiateurs culturels en vue de développer ces relations. C. Poupault met en relief le rôle décisif du Comité France-Italie et de son équivalent italien, le Comitato Italia-Francia, dans la mise en œuvre de plusieurs manifestations en 1934 et 1935 (notamment la double exposition sur l’art italien des XIIIe-XVIIIe et des XIXe-XXesiècles au Petit Palais et au musée du Jeu de Paume) destinées à favoriser une entente diplomatique entre l’Italie et la France. C. Fraixe présente le rôle du critique d’art Waldemar-George, membre du Comité France-Italie, actif dans l’organisation de plusieurs expositions, et promoteur du groupe des peintres italiens de Paris (Giorgio De Chirico, Alberto Savinio, Gino Severini, Mario Tozzi, etc.). Il voyait dans leur art, émanation de la culture latine, l’amorce d’une régénération de la culture européenne. Le milieu des Italiens de Paris et leurs principes esthétiques, sources d’un « réalisme magique méditerranéen », sont analysés par Lucia Piccioni. Marie Frétigny s’intéresse aux organisateurs de l’Exposition des peintres romains à la galerie Bonjean en 1933. C. Fraixe, dans un deuxième article, montre comment le régime fasciste a utilisé les dons d’œuvres à la France à des fins de propagande idéologique. Maddalena Carli analyse la réception en France de l’exposition de la révolution fasciste de 1932 en mettant en évidence les desseins idéologiques du fascisme en direction de l’étranger. Francesca Cavarocchi analyse la politique fasciste en matière d’exportation de films italiens en France dans les années 1930, qui mêla préoccupations commerciales et quête d’influence idéologique.

263 À côté des arts visuels, les mondes de l’édition et de la littérature sont l’objet de plusieurs textes centrés sur le rôle de médiateurs culturels : Roberta Proserpio présente l’action de Gualtieri di San Lazzaro, installé à Paris où il dirigeait Les Chroniques du Jour, maison d’édition et revue chargées de promouvoir l’identité de l’art italien. Amotz Giladi reconstitue l’engagement de Lionello Fiumi au sein de la Dante Alighieri de Paris, institution créée pour diffuser la langue et la cultures italiennes à l’étranger et prise en mains par le régime fasciste. Il dirigea aussi la revue Dante, revue de culture latine envisagée comme un creuset pour des auteurs issus des pays de culture latine. Le rôle du journaliste-écrivain Malaparte, intermédiaire culturel entre la France et l’Italie, ambigu dans son rapport au fascisme, est analysé par Emmanuel Mattiato, tandis que Laura Iamurri, à travers la trajectoire de Lionello Venturi, antifasciste exilé à Paris, évoque la situation des fuorusciti et leur action pour lutter contre le fascisme et tenter d’empêcher un rapprochement politique franco-italien.

264 Outre ses apports sur les enjeux culturels des relations franco-italiennes, le livre présente d’utiles pistes de réflexion sur les statuts, les parcours, le rôle des médiateurs culturels. Il contribue à faire avancer la recherche sur les transferts culturels : le texte de Barbara Musetti montre comment le sculpteur Alfredo Pina se réappropria la sculpture classique par l’intermédiaire de l’œuvre de Rodin. Enfin, il rappelle l’importance accordée à la culture par le régime fasciste, y compris en matière de politique étrangère, et les effets idéologiques de cette politique. Si l’influence du fascisme sur des mouvements politiques français est demeurée relativement faible, le livre montre que son attraction idéologique – le « champ magnétique » du fascisme cher à Philippe Burrin – sur une partie des élites françaises fut réelle dans les années 1930.

265 Olivier FORLIN


Date de mise en ligne : 02/06/2015.

https://doi.org/10.3917/rhis.152.0413

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