Anne Gangloff (éd.), Lieux de mémoire en Orient grec à l’époque impériale, Berne, Peter Lang, « Collection de l’Institut d’Archéologie et des Sciences de l’Antiquité de l’Université de Lausanne » 9, 2013, 395 p.
1Le volume édité par A. Gangloff est issu d’un colloque international qui s’est tenu à Lausanne en avril 2011. Il comprend 18 articles (dont 2 en anglais), des résumés de chaque contribution, des indices détaillés ainsi qu’une synthèse, établie à l’issue de la rencontre. Le but de ce colloque était d’appliquer la notion de « lieu de mémoire » telle qu’elle apparaît dans les recherches dirigées par Pierre Nora (Les Lieux de mémoire, t. I à III, Gallimard, 1984-1994) à l’Antiquité, plus particulièrement à l’Orient grec de l’époque impériale. Des différents types de lieux de mémoire proposés par P. Nora sont surtout retenus ici les lieux topographiques et monumentaux. Dans l’article qui introduit le volume, A. Gangloff passe en revue les études historiques et anthropologiques (de 1925 à 2011) consacrées à la « mémoire culturelle » et plus spécialement aux lieux de mémoire, en particulier dans l’Antiquité grecque et romaine. On aurait pu ajouter à cette bibliographie l’ouvrage collectif dirigé en 2005 par V. Huet et E. Valette-Cagnac, Et si les Romains avaient inventé la Grèce ? (Mètis, N. S. 3), qui traite de la construction des identités grecque et romaine et du rôle qu’y jouent les lieux. Le deuxième volet de l’introduction, dû à François Jequier, fait l’histoire du concept élaboré par P. Nora et de son influence dans l’histoire contemporaine, tout en montrant l’importance prise par la mémoire collective dans la vie culturelle européenne à partir de 1980.
2Les articles couvrent une zone géographique très large, qui comprend à la fois la Grèce centrale et les provinces d’Asie Mineure, jusqu’à la Syrie et la Cilicie. La période étudiée commence avec Octavien et va jusqu’au ive siècle. Les sources utilisées sont à la fois littéraires, épigraphiques, numismatiques et archéologiques. Les auteurs étudiés sont presque tous de langue grecque et bon nombre d’entre eux appartiennent à la seconde sophistique. Ainsi, les deux articles qui composent la première partie du volume, « Géographie imaginaire de la mémoire hellène », sont consacrés à Philostrate. Ewen L. Bowie montre comment cet auteur valorise les lieux célèbres de la Grèce classique et les associe à des hauts lieux de la seconde sophistique. À propos de l’Héroïkos, Francesca Mestre souligne que, chez cet auteur, le lieu permet de rendre présent le passé, en particulier lorsque ce lieu est celui du culte rendu à un héros. Plusieurs contributions donnent ainsi des exemples de tombeaux (de personnages héroïques ou historiques) érigés en lieux de mémoire. C’est le cas de l’article de Jean-Sylvain Caillou (dans la 4e partie), qui reconstitue l’histoire des traditions concernant le tombeau de Jésus et son emplacement. La deuxième partie du volume s’intéresse à la fois à la création d’un lieu de mémoire à l’aide de procédés discursifs et au lieu de mémoire comme lieu commun de la culture, dans les textes et dans l’art. Pilar Gomez étudie comment Marathon, dont le nom est systématiquement associé à celui d’Athènes, devient un lieu commun de la tradition littéraire, du ve siècle avant notre ère jusqu’à Plutarque et Lucien. Alain Billault montre que Dion Chrysostome (dans le Discours 36) « fabrique » un lieu de mémoire grâce à des références littéraires : celui-ci fait de la ville de Borysthène, située sur la côte nord de la mer Noire, un lieu de mémoire de l’hellénisme, en relation avec sa propre biographie (il a séjourné dans cette ville). Le dernier article de cette section, dans lequel Talila Michaeli recense les motifs nilotiques présents dans les peintures et les mosaïques des provinces antiques correspondant à l’actuel Israël, de la période hellénistique à la période byzantine, n’est pas centré sur la question du lieu de mémoire, mais utilise implicitement l’idée que ces motifs constituent un répertoire commun aux cultures du bassin méditerranéen et qu’ils peuvent se charger de différentes significations.
3Les deux parties suivantes sont consacrées aux lieux de culte. La première, « Lieux de mémoire et identité civique », montre comment des lieux publics sont constitués comme lieux de mémoire par un individu ou par une collectivité, en particulier grâce aux inscriptions qu’ils donnent à voir et à leur utilisation comme lieu de dépôt et d’exposition à la fois. Le premier exemple, développé par Claude Bérard, est celui de l’herôon que l’évergète Opraomas se fit construire à Rhodiapolis, en Lycie, et dont les murs font voir des décrets honorifiques et des lettres de l’empereur. Ensuite, Marietta Horster examine en détail le matériel épigraphique du temple de Déméter et Korè à Éleusis. Elle montre que c’est ce sanctuaire qui a été préféré à d’autres comme lieu de publication des décrets et des textes publics importants, au moins jusqu’à la conquête romaine. Elle s’interroge aussi sur les choix faits par les prêtres ou par d’autres instances de la cité de conserver ou non certaines inscriptions ou certains monuments, c’est-à-dire sur la façon dont la cité décide d’écrire son histoire. A posteriori au moins, ce lieu permet donc de reconstruire les différentes strates d’une histoire imaginaire (imagined history, p. 169) d’Éleusis. Cette étude montre bien la dimension à la fois sélective et cumulative de la mémoire des lieux. Le dernier article de cette partie, consacré par Olivier Gengler aux sanctuaires du sud du Péloponnèse, montre qu’à la période de la seconde sophistique les élites, dont la quête du passé est en même temps une quête identitaire, ont fait de ces sanctuaires des « conservatoires de mémoire » (p. 180), comme cela apparaît dans la géographie érudite de Pausanias, au détriment de la chronologie. Les autorités romaines, quant à elles, sont soucieuses de promouvoir les lieux qui correspondent à la mémoire ancienne, mythique. Ces deux dernières contributions montrent donc que certains lieux sont l’objet de « stratégies mémorielles » (p. 189), en relation avec des constructions identitaires, du côté grec comme du côté romain. La quatrième partie, intitulée « Topographies sacrées », est consacrée à des lieux de culte très divers du monde grec et oriental. Anne Jacquemin examine le cas de Delphes, comme lieu de mémoire panhellénique, à partir des sources archéologiques confrontées au témoignage de Plutarque et de Pausanias. Christian R. Raschle montre que le temple d’Apollon de Daphné, près d’Antioche, au ive siècle de notre ère, est le lieu de deux mémoires concurrentes, l’une païenne, l’autre chrétienne, comme l’indiquent le transfert, puis le déplacement des reliques d’un martyr, l’évêque Babylas. La dernière section du volume, « Empereurs et lieux de mémoire grecs et romains », aborde la constitution de lieux de mémoire romains dans les provinces grecques et orientales. Les deux premiers articles sont consacrés à Nicopolis, fondée par Octavien après sa victoire d’Actium. Eric Guerber comme Christine Hoët-van Cauwenberghe et Maria Kantiréa soulignent que cette ville est d’emblée conçue comme un lieu de mémoire, d’une part, et, d’autre part, qu’elle est un lieu de synthèse entre le monde romain et l’hellénisme : la ville créée par le futur empereur est une cité grecque libre ; le concours des Aktia qui y est organisé afin de commémorer la victoire d’Octavien est d’origine et de tradition grecques. Ensuite, Stéphane Lebreton, dans un article consacré aux Portes de Cilicie, la ville de Pyles, où sont passés des conquérants grecs, perses et romains, souligne la valeur de zone-limite de cette cité, située à la jonction entre l’Orient proche et l’Orient méconnu (la Syrie). Caroline Blonce, s’intéressant à la même aire géographique, analyse comment la victoire de Septime Sévère sur Pescennius Niger à Issos est présentée par les historiens anciens à la fois comme la reprise de la victoire remportée par Alexandre le Grand sur Darius III au même endroit et comme la répétition de la victoire d’Octavien sur Antoine. Cet événement est commémoré sur place, à Kodrigai, par un arc honorifique, mais aussi par un concours. Enfin, A. Bérenger s’intéresse elle aussi au paradigme alexandrin, développé par l’empereur Caracalla. Comme Alexandre, l’empereur visite Ilion et y célèbre le souvenir d’Achille. Il va voir son tombeau dans l’Alexandrie d’Égypte, comme d’autres imperatores romains avant lui, l’imitatio Alexandri se doublant ainsi d’une imitation « romaine ». En outre, Caracalla fait d’Antioche un lieu qui est celui de sa propre mémoire.
4Les articles qui utilisent explicitement et explorent le concept élaboré par P. Nora (c’est surtout le cas dans la dernière partie du volume) sont aussi ceux qui posent la question essentielle de la relation entre le lieu et l’activation de la mémoire dont il est le support : une ville, un monument ne peuvent être lieu de mémoire que si une manifestation collective (procession, jeu, fête) les (re)définissent comme tels ; si elle n’est pas vivifiée par un événement de ce genre ou par un objet (le monnayage, notamment) qui la diffuse, la mémoire dont le lieu est porteur se perd. Ainsi certaines contributions auraient-elles gagné à prendre en compte ce que P. Nora appelle les « lieux symboliques » (commémorations, pèlerinages…). Il convient aussi de s’interroger sur la durée de la mémoire du lieu dans l’Antiquité elle-même, comme le font certains auteurs.
5On peut donc regretter que quelques articles ne prennent pas davantage « au sérieux » le concept de lieu de mémoire : certains n’y font pas du tout référence, soit parce que cette question n’est pas centrale pour eux, soit parce que, le tenant pour acquis, ils ont tendance à considérer tous les lieux historiques (cités illustres, lieux de culte, sites de bataille) comme des lieux de mémoire, oubliant que ce sont souvent les modernes – historiens, archéologues, commentateurs – qui les ont rendus tels, parfois au risque d’erreurs (comme l’indique par exemple la confusion entre deux lieux géographiques commise par Gibbon et rapportée par S. Lebreton, p. 327). Il importe, en effet, de distinguer les lieux qui ont d’emblée une fonction de commémoration (Nicopolis, Kodrigai) et ceux dont une tradition historiographique, antique ou moderne, a fait des lieux de mémoire, sans nécessairement qu’il y ait concordance entre les textes et ce qui existait in situ, d’une part, les vestiges archéologiques mis au jour, d’autre part – comme le souligne justement S. Lebreton (pp. 322-323). Il y a, en effet, dans les lieux de mémoire une dimension mythique, imaginaire, qui existe pour les Anciens eux-mêmes, ce que signalent à juste titre certains contributeurs (F. Mestre, M. Horster). Il importe de prendre en compte cette dimension, de même qu’il faut se garder de faire d’un haut lieu de la culture antique un lieu de mémoire par simple illusion rétrospective.
6Catherine Baroin
Yves Roman, Marc Aurèle. L’empereur paradoxal, Paris, Payot & Rivages, « Biographie Payot », 2013, 493 p.
7Il est difficile de trouver personnalité plus contrastée, dans la galerie de portraits des empereurs romains, que celle de cet « empereur-philosophe », comme aiment à l’appeler une partie des historiens de profession et un grand public pour lequel il s’identifie définitivement à son œuvre. Cette dernière était destinée à demeurer privée, d’abord désignée comme ses « Méditations » ou « Pensées » et finalement ses « Écrits pour lui-même », expression qui a été privilégiée en raison de l’absence de titre dans la tradition manuscrite pour désigner ces notes personnelles (hypomnêmata) que l’on a pu assimiler aux exercices spirituels du stoïcien que fut, tout au long de sa vie, le fils adoptif d’Antonin et son successeur à partir de 161 à la tête de l’Imperium Romanum. Les approches ont varié durant le dernier demi-siècle écoulé, depuis la biographie proposée par Anthony Birley (1966, 19872), privilégiant une approche chronologique d’un parcours impérial engagé tôt au sein de la domus Augusta et reposant notamment sur une démarche fondée sur la prosopographie des élites romaines, ou l’approche plus littéraire de Pierre Grimal (1991), partant de l’œuvre philosophique, du témoignage des contemporains, Fronton en tête, et reconstituant un itinéraire impérial singulier. Dans une confrontation extrême des mémoires, je citerai l’apport de Pierre Hadot à la compréhension de l’itinéraire philosophique de Marc Aurèle, qu’il s’agisse de sa lecture des exercices spirituels stoïciens qu’il fut un des premiers à analyser avec toute la rigueur voulue – on citera le premier tome d’une nouvelle traduction paru en 1998 dans la CUF, avec une ample introduction accompagnant le livre I, et l’essai intitulé « La Citadelle intérieure » et sous-titré lors de sa seconde édition « Introduction aux “Pensées” de Marc Aurèle » (1992, 2005). Dans un registre tout autre, l’ouvrage posthume d’Augusto Fraschetti, analyse au vitriol de ce règne, est intitulé « La misère de la philosophie », et pratique une polémique destinée à révéler « la véritable personnalité » d’un prince persécuteur de chrétiens, massacreur de barbares, immoral, incestueux…
8L’on doit à Yves Roman cette dernière biographie en recension : il s’était déjà attaché auparavant à l’empereur responsable du règlement successoral ayant porté Marc Aurèle à la pourpre, le philhellène Hadrien (en 2008). En évitant différents écueils, l’auteur propose une étude sous-titrée « l’empereur paradoxal » qui, tout à la fois, prend en compte les dernières recherches concernant la situation de l’empire à l’époque antonine, bien loin de correspondre à ce que l’on nommait naguère abusivement la « Paix romaine », et s’efforce d’intégrer à son analyse les enquêtes les plus récentes sur le stoïcisme impérial et la posture philosophique de l’empereur. Le choix de deux grandes parties regroupant la matière des huit chapitres du livre est significatif ; ont été retenus les verbes suivants pour structurer le parcours biographique : « Hériter » et « Agir », tandis que les quatre déclinaisons internes de chacune des parties permettent de ménager des aperçus généraux sur l’évolution de l’empire, depuis ses origines augustéennes, et de présenter les inflexions propres à la statio principis antonine. On peut relever notamment, en première partie, l’insistance avec laquelle les chapitres trois et quatre reviennent sur le régime du principat et ses politiques militaires, en définissant l’héritage politique en terme de « monarchie absolue d’un type particulier », formulation sur laquelle on reviendra par la suite, et l’héritage géostratégique à partir de l’alternative entre « offensive » et « défensive ». Judicieusement, sont placés en début d’analyse deux chapitres resituant d’une part l’homme au sein de la famille impériale et faisant la part des hypothèses anciennes et récentes sur les reconstitutions généalogiques envisageables au sein de la domus antonine (l’héritage familial), et d’autre part le parcours personnel et original d’un jeune homme ayant choisi très tôt de « se faire » philosophe, ce qui correspond bien à l’époque classique gréco-romaine à un véritable mode de vie et un parcours spirituel ascendant sous la conduite de maîtres et dans une approche solitaire de « conversion » à la pratique de la sagesse (le chapitre s’intitule judicieusement « Vers la Citadelle intérieure », et fait référence en note 17 à l’ouvrage éponyme de Pierre Hadot qui est formellement cité en page 76, afin d’aborder l’héritage philosophique). C’est dans la seconde partie de l’ouvrage que l’on mesure plus particulièrement les choix opérés par Yves Roman. Loin de proposer des approches thématiques classiques, sinon dans le tout dernier chapitre qui traite des armées et de la guerre, omniprésente durant ce règne, l’enquête se propose d’aborder les enjeux propres au stoïcisme d’un empereur dans le cadre de son action et de son comportement. Sont ainsi successivement évoquées les relations entretenues avec les sophistes et plus généralement l’hellénisme (chapitre cinq), en relevant in fine la place accordée au géographe Claude Ptolémée, ce qui revient à insérer ces dernières pages au sein d’une réflexion plus large, renouvelée grandement durant les dernières décennies, à propos de l’impérialisme romain, de la signification de cet empire et des préoccupations relevées naguère par Claude Nicolet à propos d’Auguste et de ce qu’il nomma judicieusement « l’inventaire du monde » (1988, 19962). En s’interrogeant sur le « souci de l’humain » (chapitre six) et le paysage religieux (chapitre sept), l’auteur nous livre une lecture orientée des questions d’administration de l’empire, sociales et religieuses, qui tente d’appréhender concrètement ce que serait une politique impériale teintée de stoïcisme, comme on a pu l’envisager à propos des juristes sévériens et de certains aspects de la production normative de ces débuts du iiie siècle (cf. T. Honoré, Ulpian, 20022).
9De nombreux passages des sources littéraires disponibles sont régulièrement cités en traduction française à l’appui du développement ce qui facilite, en particulier avec les textes philosophiques et rhétoriques utilisés, la compréhension des spécificités de l’approche stoïcienne du monde. Le plus souvent, les traductions les plus récentes ont été utilisées – une curiosité cependant, on ne saisit guère pourquoi la traduction de l’Histoire Auguste que l’on doit à André et Jacqueline Chastagnol est systématiquement créditée au seul nom de la seconde. Des reproductions de monnaies, de statues et reliefs, des cartes et plans viennent agrémenter utilement le texte, tandis que l’apparat critique est disposé en fin de volume. Certaines références bibliographiques qui y sont mentionnées n’ont toutefois pas été reportées dans les orientations bibliographiques proposées en fin de volume, qui ne sont que rarement prises en défaut sur certains thèmes. Une chronologie et un index des noms propres qui regroupe personnages de l’Antiquité, auteurs contemporains et divinités, viennent compléter cet ensemble qui est rédigé dans un style alerte, qui n’est pas dénué du sens de la formule, par exemple à propos de l’avenir « de pharaon hérétique » promis au « petit jeune homme qui couchait par terre » (p. 59).
10On l’aura compris, dans l’ensemble l’ouvrage remplit l’objectif qui lui est assigné de proposer à un public élargi un portrait renouvelé d’une figure très célèbre, sinon unanimement célébrée, parmi les empereurs romains. Le plan retenu et la démarche emportent l’adhésion, si le propos ne convainc pas toujours dans le détail. La présentation de la philosophie antique est en mesure de faciliter la compréhension d’un itinéraire singulier. Toutefois, l’interprétation du principat, en particulier dans le chapitre trois qui balaye l’ensemble de la période impériale depuis Auguste, mériterait quelques nuances, le recours à des expressions comme la monarchie absolue, la propagande, la quasi-divinisation du souverain pouvant bénéficier des recherches récentes permettant d’éclairer différemment les ressorts d’un discours impérial de commémoration qui rencontre l’adhésion du plus grand nombre, sans qu’il soit nécessaire d’affirmer que le peuple est partisan d’une monarchie. Le « régime ambigu » d’Auguste mérite d’être analysé plus précisément, en particulier quand il s’agit de replacer une expérience particulière, celle de ce prince-philosophe, dans le cours général d’une longue évolution de près de deux siècles. En cela, il importe d’aller au-delà des quelques formules que certains commentateurs ont pu répéter sans toujours y accorder suffisamment d’attention, comme la fameuse « res publica restitua » qui fait encore partie du discours sévérien, tel qu’il s’exprime sur la dédicace de l’arc de Septime Sévère érigé au forum romain en 203 par celui qui s’est auto-proclamé fils de Marc Aurèle, Il s’agit le plus souvent de s’affranchir de certaines catégories contemporaines du politique pour tenter, si faire se peut, d’être au plus près des formulations antiques : association plutôt qu’assimilation des titulaires de la charge impériale à certaines divinités, liberté de pratique plutôt que liberté de conscience qui n’exista pas dans un système communautaire polythéiste comme celui des Romains, tandis que des petites corrections ponctuelles s’imposent concernant Tibère, une censure qu’il ne revêtit pas et un avènement très codifié dont il faudrait mesurer les limites imposées par son prédécesseur, la date d’association de Commode au pouvoir de son père, le rejet de Pertinax pour toute l’aristocratie, qui serait à nuancer, ou tout ce qui concerne les guerres danubiennes… L’essentiel demeure, en dépit de ces inévitables remarques ponctuelles, qui ont été limitées au maximum dans ce qui précède, une tentative personnelle qui réussit à concilier deux approches, proprement historique et plus nettement philosophique, rarement abordées de front pour rendre compte du parcours d’un homme et de ses difficultés à se conformer à son idéal d’actions « droites et justes », en un mot « appropriées », dans un contexte politique, social et religieux des plus tendu. Mais le débat reste ouvert sur les difficultés (je ne reprendrai pas à mon compte la « misère » évoquée précédemment) d’un philosophe antique en charge d’un monde qui découvre sa fragilité, avant d’être confronté bien plus tard à la cruelle révélation de sa finitude.
11Stéphane Benoist
Asser, Histoire du roi Alfred, présentation et traduction par Alban Gautier, Paris, Les Belles Lettres, « Les classiques de l’histoire au Moyen Âge » 52, 2013, XCV et 277 p.
12Si Carolus a été appelé magnus par ses contemporains, Alfred (v. 849-899) d’abord roi des Ouest-Saxons (871-878), en lutte permanente contre les Vikings, puis de tout ce qui restait de royaumes non conquis par les Scandinaves avec le titre de roi des Anglo-saxons (878-899), n’a été appelé Alfred le Grand que par l’historien Matthieu Paris au xiiie siècle. Ce surnom lui est resté et fut surtout utilisé à partir de la Renaissance : dans l’historiographie moderne et contemporaine le roi Alfred fait figure de « père » de la nation anglaise, aussi bien que des libertés ou encore de la prose anglaises. Il est une sorte de Clovis (plus que de Charlemagne qu’au moins deux nations se sont disputées) fondateur de tout ce qui est anglais, y compris la Royal Navy. C’est assez dire que son historiographie est riche d’informations et d’embellissements constitutifs de légendes fondatrices. Presque tout ce qui le concerne s’enracine dans le texte que présente Alban Gautier, dans une très substantielle introduction à sa traduction de l’Histoire d’Alfred le Grand, la première en langue française. Cette biographie (avec toutes les réserves dont il faut entourer cette désignation) est attribuée à un des conseillers du roi, le gallois Asser, qui devint évêque de Sherborne. On pense immédiatement à Eginhard, biographe de Charlemagne, et à sa Vita Karoli (dans les années 820) qui fut incontestablement un modèle pour Asser.
13L’introduction d’Alban Gautier (95 p.) fait le point sur l’importante bibliographie anglaise concernant ce roi, ce texte et son auteur, bibliographie où la controverse et les enjeux mémoriaux sont partout présents. Et il conclut. Oui, Alfred est bien à l’origine d’une politique de traduction, en particulier du Pastoral de Grégoire le Grand, de la Consolation de philosophie de Boèce, des Confessions de saint Augustin et des cinquante premiers psaumes. Oui, Asser a été étroitement associé à cette entreprise culturelle capitale dans l’histoire de la culture anglo-saxonne (on peut renvoyer sur ce point à Yann Coz, Rome et l’Angleterre. L’image de la Rome antique dans l’Angleterre anglo-saxonne, du viie siècle à 1066, Paris, 2011, deuxième partie : « L’Antiquité en vieil anglais ; les traductions de l’époque d’Alfred (871-899) », pp. 237-328). Il connaissait les biographies presque contemporaines de Charlemagne et de Louis le Pieux (Eginhard et Thégan principalement) ; il avait la culture classique et patristique ordinaire des savants de la renaissance carolingienne (bien qu’on ne fût pas sur le continent), stimulée par l’héritage latin insulaire de Bède et d’Aldhelm. L’Histoire du roi Alfred est son œuvre et non, comme on a pu le prétendre, celle du moine Byrhtfert de Ramsey aux environs de l’an mille : Alban Gautier analyse les arguments d’un débat plusieurs fois relancé depuis plus d’un siècle et là aussi, prudemment mais fermement, prend parti de façon convaincante : l’Histoire du roi Alfred est bien l’œuvre d’Asser et elle date bien de 893.
14L’ouvrage combine deux types d’écriture : d’une part, principalement dans la première partie de l’œuvre, des res gestae du roi sous forme annalistique fondes dans la Chronique anglo-saxonne ; d’autre part ses vita, mores et conversatio (expression reprise d’Eginhard) qui donnent lieu à de longs passages descriptifs dès le début du livre et de plus en plus au fil de la lecture pour occuper tout l’espace à la fin. Le tout est précédé de généalogies. Ce caractère composite et hybride de l’œuvre a pu donner à penser – à l’illustre Wallace-Hadrill en particulier – qu’Asser avait « échoué là où Eginhard avait réussi ». La recherche récente, renouvelée par l’analyse littéraire, montre qu’il n’en est rien et insiste au contraire sur la construction très élaborée du livre.
15L’excellente traduction proposée permet une lecture très attentive de cette histoire et le lecteur apprécie les nombreuses précautions prises en note pour expliquer les problèmes posés au traducteur et les parti-pris de traduction, dans le contexte anglo-saxon. Se dessine le portrait d’un roi guerrier, organisateur et stratège, accumulant les victoires au terme de batailles parfois longuement décrites. Un Charlemagne en somme, dans la double tradition de l’imperator romain et du roi germanique. Un roi pour qui la culture est d’une importance capitale pour parvenir à la sagesse, c’est-à- dire la connaissance de Dieu, même si son acquisition de la lecture apparaît problématique dans le texte. Il est à la fois David, amant des poèmes vernaculaires comme des Psaumes, et Salomon, modèle du juge et sage auteur du Livre des proverbes. Mais – et en cela il s’éloigne du portrait de Charlemagne par Eginhard – Asser insiste, à côté ou au-delà de sa sagesse, sur l’esprit pratique du roi, son côté ingénieux, prompt à résoudre des problèmes, se préoccupant de détails et de solutions techniques comme lorsqu’il invente un système pour mesurer le temps à l’aide de bougies placées dans une lanterne (chap. 104). Il est aussi passionné par les nombres et le calcul. Alfred est aussi un roi qui souffre de maladie, une maladie vécue pieusement comme remède à la luxure, mais qui ne fait en rien de lui un rex inutilis. « La maladie, écrit Alban Gautier, permet à Alfred d’apparaître comme un élu, mis à l’épreuve et en ressortant vainqueur ; elle fait de lui un personnage particulièrement proche de Dieu ».
16Les différents portraits du roi qui ressortent de cette lecture (roi guerrier, roi sage, roi ingénieux, roi souffrant) que certains ont voulu opposer, dénonçant le caractère disparate de l’œuvre sont au contraire complémentaires et bien inscrits dans la tradition littéraire et politique carolingienne, celle de la Vie de Charlemagne par Eginhard sans doute, mais plus encore celle des conceptions de la royauté qui étaient celles d’Alcuin, un anglo-saxon.
17Michel Sot
Jessica L. Goldberg, Trade and Institutions in the Medieval Mediterranean : The Geniza Merchants and their Business World, Cambridge, Cambridge University Press, 2012, 426 p.
18Les lettres de la Geniza, essentiellement rédigées en judéo-arabe, sont loin d’avoir été totalement exploitées. Le corpus, composé de plusieurs dizaines de milliers de documents, n’apporte pas uniquement des renseignements sur les communautés juives qui vécurent entre les xe et xiiie siècles mais fournissent des données nombreuses sur le commerce méditerranéen ou sur certaines dynasties musulmanes. La langue très particulière de ces documents les rend difficile d’accès. Aussi, à l’instar de la somme rédigée en son temps par S. D. Goitein, les ouvrages s’appuyant sur un travail d’analyse de ces documents en vue d’en dresser une synthèse s’avèrent-ils souvent fort utiles.
19Dans son livre, composé de deux grandes parties et où l’on peut trouver une vingtaine de cartes, Jessica Golberg s’appuie essentiellement sur les lettres commerciales du xie siècle. Dans l’introduction, elle aborde notamment les problèmes méthodologiques que pose l’exploitation de ces documents. Elle rappelle utilement qu’une geniza ne constitue en rien une archive (rappelons qu’il s’agit d’un local, une armoire ou un coffre dans lesquels sont entreposés des textes sacrés endommagés, plus largement des documents écrits en hébreu ou dans lesquels le nom de Dieu apparaît ; selon une prescription talmudique, ces documents ne peuvent être détruits par la main de l’homme et ils doivent lentement se désagréger sous l’action du temps). Ces documents n’ont donc jamais été classés, ils le sont néanmoins aujourd’hui dans les fonds dans lesquels ils sont conservés, et ils ne contiennent pas tout. Surtout, ces documents ne représentent qu’une fraction des documents commerciaux rédigés par les marchands juifs, et plus largement par les marchands des autres confessions. Il peut donc s’avérer dangereux de généraliser à partir de ces seuls documents. J.L.G. insiste également (p. 13) sur les deux principales idées reçues qui prévalaient à l’époque où la plupart des grands ouvrages sur la documentation commerciale de la Geniza ont été rédigés, en particulier ceux de Goitein mais pas seulement. Il s’agit en effet de l’idée selon laquelle les sociétés islamiques furent gouvernées davantage par des arrangements informels, notamment pour les affaires commerciales, en comparaison des sociétés européennes médiévales beaucoup plus marquées par la présence d’institutions commerciales étatiques. L’auteur déplore (p. 16) le manque de travaux croisés entre les textes de la Geniza et les spécialistes des Fatimides. Pour confirmer les propos de l’auteur, on peut ajouter que les travaux en cours sur les Fatimides montrent en effet une Administration fatimide omniprésente et régulatrice jusqu’à présent peu connue. L’autre idée est celle de l’essor économique de l’Europe et du déclin du monde musulman. Là encore, les recherches récentes témoignent de la nécessité de revoir ce modèle désormais battu en brèche. Ainsi, J.L.G. se propose de réviser ou d’amender une grande partie du volume 1 de l’ouvrage de Goitein en s’appuyant sur une analyse plus fine des textes et sur les recherches les plus récentes.
20Dans sa première partie appelée « Institutions » (pp. 33-184), J.L.G. aborde tour à tour les ressorts (liens matrimoniaux, patronage, confiance et honneur, savoir religieux) structurant la communauté des marchands de la Geniza, ou encore les rapports entre marchands eux-mêmes ou avec l’Administration fatimide. Dans cette partie, J.L.G. reprend une partie des thématiques développées par Goitein et va parfois plus loin dans l’analyse. Elle étudie ainsi avec davantage d’attention le vocabulaire utilisé dans les formules de politesse pour montrer les hiérarchies entre marchands et le degré de connexion qu’ils entretenaient. Elle met également en lumière l’existence d’une culture des affaires parmi ces hommes (pp. 91-92). Plus classiquement, J.L.G. évoque la nature des principales marchandises auxquelles s’intéressaient les marchands (tissus, épices, produits alimentaires). Elle s’interroge, sans proposer de réponse, sur l’absence de produits stratégiques (bois et métal) parmi les marchandises et sur un manque d’investissement des marchands dans les véhicules du commerce (navires). L’explication repose sans doute sur le monopole dont disposait l’État fatimide sur le commerce de ces marchandises, notamment le bois d’œuvre dont seule une faible proportion arrivait sur le marché privé et sans doute aussi sur la captation d’une partie du bois par les grands de l’État qui étaient en fait les principaux armateurs. Dans cette même partie, J.L.G. évoque l’organisation des services commerciaux et insiste sur l’importance des partenariats commerciaux et sur les agents de commerce (wakîl al-tujjâr). Surtout, l’auteur montre les rapports singuliers qu’entretenaient l’Administration fatimide ou ses représentants locaux et les marchands qui tentaient de développer des relations personnelles avec les fonctionnaires locaux afin de bénéficier de droits plus avantageux que la règle canonique ne l’exigeait.
21Dans la deuxième partie, intitulée « Geographies », Jessica Goldberg adopte une approche plus innovante en essayant de tirer des séries statistiques des lettres consultées et en spatialisant un certain nombre de phénomènes constatés dans les lettres. Elle met aussi en place une typologie des espaces d’échange qui reprend certaines théories économiques comme celle des places centrales de Christaller. En s’appuyant sur les documents du corpus de Nahray b. Nissîm, l’une des plus célèbres figures de la Geniza, elle montre que l’espace syro-palestinien était coupé en deux zones distinctes du point du vue économique. Le sud de cette zone était en réalité sous la dépendance économique de Fustât, capitale économique de l’Égypte. D’après les lettres, la Syrie du nord et des villes aussi importantes que Tripoli ou Alep n’entretenaient que des liens économiques limités avec l’Égypte. J.L.G. n’utilise toutefois pas un texte comme celui de Nasir-î Khusraw qui, pour la même période, montre au contraire la présence de nombreux marchands étrangers dans les ports comme Tripoli et les liens de ce dernier avec l’Égypte fatimide. Dans un chapitre intitulé « Individual geographies of Trade » (pp. 247-295), l’auteur montre également que les marchands du xie siècle favorisaient le commerce de produits régionaux, égyptiens, siculo-tunisiens ou syro-palestiniens, par rapport aux produits dits de transit (épices, etc.) qui étaient soumis à des cours beaucoup plus imprévisibles. L’auteur explique enfin comment les lettres mettent en évidence que les marchands basés en Égypte entretenaient des relations commerciales beaucoup plus intenses avec la Sicile et l’Ifrîqiya qu’avec la Syrie-Palestine (pp. 319-322) et elle décrit les réorganisation des réseaux commerciaux vers le sud de la Syrie-Palestine à la fin du siècle.
22L’objectif principal de l’auteur était de réaliser un ouvrage d’histoire économique de la Méditerranée médiévale et de décrire le monde des marchands de la Geniza. Dans ce dernier domaine, on peut néanmoins regretter le manque de références au contexte historique, à part quelques allusions dans le chapitre 10 (p. 325). Les mouvements commerciaux constatés et les comportements des marchands semblent parfois déconnectés du contexte politique, ce qui semble difficile à croire. Le xie siècle fut pourtant riche en changements dans les territoires fatimides. L’auteur aurait gagné à consulter certaines chroniques historiques, des géographies et des relations de voyage qui auraient complété les données tirées des seules lettres commerciales et sans doute apporté davantage de profondeur historique à la réflexion proposée. Ainsi, le travail de Jessica Goldberg est très utile et documenté, mais il ne peut être pleinement profitable sans une bonne connaissance de la chronologie de la période. Cet ouvrage a d’indéniables qualités. Le soin mis à analyser des séries de lettres pour en tirer des statistiques, des cartes et des typologies qui permettent de révéler des courants commerciaux et des évolutions chronologiques est très intéressant. Il s’agit d’une approche nouvelle de la Geniza et ce livre constitue désormais un complément indispensable aux travaux de Goitein.
23David Bramoullé
Élisabeth Malamut et Mohamed Ouerfelli (dir.), Les Échanges en Méditerranée médiévale. Marqueurs, réseaux, circulations, contacts, Aix-en-Provence, Presses Universitaires de Provence, « Le Temps de l’Histoire », 2012, 338 p.
24Les éditeurs ont rassemblé treize communications tenues au séminaire du Laboratoire d’Archéologie Médiévale Méditerranéenne à l’Université d’Aix-Marseille en 2008 et 2009, précédées d’une introduction d’É. Malamut qui présente avec beaucoup d’élégance et de précision chacun des travaux de ses collègues. La présence de résumés très fidèles en français et en anglais est aussi de nature à faciliter la tâche des lecteurs. Chacun des sous-titres est illustré par trois ou quatre contributions, ainsi des « Marqueurs » qui regroupent la céramique, la poterie, la monnaie et, plus curieusement, la matière diplomatique, pactes, traités commerciaux, instructions aux ambassadeurs, échange de lettres entre la commune de Pise et les divers États du Maghreb, le renforcement des activités diplomatiques accompagnant la croissance des échanges commerciaux entre les deux partenaires (M. Ouerfelli). Les « Réseaux » font l’objet des communications de D. Valérian, M. Balard et É. Malamut, chacun explorant son espace de prédilection, soit le Maghreb ou Byzance, soit la colonisation et Michel Balard livre une réflexion sur les caractères propres à ce phénomène qui a concerné les républiques maritimes rivales au Moyen Âge. L’expérience qu’il a longtemps conduite avec son ami Ducellier l’aide beaucoup dans cet exercice. Les acteurs de la « Circulation » ont été choisis avec soin, Datini (Jérôme Hayez), les banquiers de Charles II d’Anjou (François Bérenger qui a eu le mérite de reconstituer pour partie les archives détruites de Naples) et l’homme d’affaires barcelonais Luis Sirvent, initiateur de voyages de galées catalanes vers Alexandrie ou la Flandre sur le modèle des viazi (voyages) de Venise. La dernière partie examine quelques échanges culturels, en particulier la fortune du Devisement du Monde au Moyen Âge (Christine Gadrat-Ouerfelli explore une sociologie de la lecture au Moyen Âge : à partir de combien de copies un manuscrit peut-il être tenu pour un best-seller) et l’exportation de la peinture flamande ou l’immigration de peintres venus de Flandre en Espagne (Martine Vasselin). Véritablement donc un effort de diversification par les sujets abordés, les espaces parcourus, la variété des approches et la qualité des intervenants, les jeunes chercheurs étant privilégiés et c’est très bien ainsi puisqu’ils apportent la fraîcheur de leur connaissance.
25Martine Vasselin donne un impressionnant exposé d’histoire totale où elle affiche sa maîtrise de l’histoire sociale et religieuse ou encore des techniques (« La peinture flamande, une marchandise de luxe ») pour justifier le succès des peintres du Nord en milieu méditerranéen. Elle réussit un savant équilibre en comparant les œuvres de Roger van der Weyden et de Berruguete et leur réception dans leur pays ou à l’étranger et conclut à une époque hispano-flamande de la peinture dont le fonds commun serait la foi catholique à l’âge de la Reconquista achevée et de l’Inquisition. Son papier se termine par quelques reproductions de belle facture. L’exposé déjà cité de Christine Gadrat n’est pas moins subtil, notamment dans son intention de montrer à quel aggiornamento a été livré le récit de Marco Polo : en 1502 et 1503, lorsque pa- raissent les premières éditions portugaise et castillane imprimées, le frontispice montre deux portraits, ceux de Marco et de Nicolò de’ Conti, l’autre vénitien explorateur de la péninsule indochinoise, Birmanie comprise, lesquels surmontent la représentation de Saint-Domingue et de Calicut comme pour opposer la science des deux voyageurs vénitiens et les découvertes récentes. Révélatrice, l’authentification d’une copie du manuscrit réalisée pendant le concile de 1439 par le Vénitien Giacomo Barbarigo, opération bien nécessaire quand on sait à quel point les copistes ont introduit des variantes (141 manuscrits conservés dont aucun ne reproduit complètement la version princeps). En regard de ce nombre, je ne sais quelle foi ajouter au prix de 39 sous payé en 1315 par Thierry d’Hiresson pour une version française (p. 279) : quelle que soit la monnaie de référence (sous de gros de Flandre, sous tournois…), on peut tenir traducteurs et copistes pour mal payés. La contribution de J. Hayez est plus ambitieuse que ne le laisse entendre son titre et dépasse largement les contours de la vaste entreprise de Francesco di Marco ; c’est en effet une réflexion sur le fonctionnement de la société marchande médiévale, surtout italienne bien entendu. La bibliographie citée surprend par son ampleur, pourtant il y manque, à côté de Sapori, un ouvrage pionnier, celui de Frédéric Lane fondé sur l’exploitation des livres de comptes d’Andrea Barbarigo. À ce propos, une question se pose : est-il judicieux de développer intégralement la bibliographie dans les notes puis de reprendre la même information dans la bibliographie qui suit chacune des contributions ? Il y a là un double emploi superflu. Les notes gagneraient à être plus succinctes et les historiens seraient bien inspirés de prendre exemple sur des sciences humaines affines ou sur les collègues américains peu suspects d’inefficacité. Ce caractère superfétatoire accompagne aussi quelque laisser-aller : lire p. 211, n. 24 « Doris Stöckly, Le système de l’incanto…, Leyde, New York, Cologne, Brill 1995, p. 2 et Storia di Venezia, t. iii, p. 587-588 », pourrait laisser croire que l’historienne helvète a vu son travail traduit en italien. Il aurait été souhaitable d’indiquer le titre de l’article dans la SdV, tome 3 (I Meccanismi dei traffici) précédé du nom de l’auteur. J’avais déjà adressé une telle remarque à l’auteur (Revue Historique, 639 [2006], pp. 742-746).
26On trouve aussi quelques étrangetés, telle cette galée catalane retour d’Alexandrie qui, après avoir contribué à la défense de Rhodes pour les Hospitaliers, rentrait à Barcelone, mais elle essuya une violente tempête au large de la Sicile et sombra corps et biens, tous périrent, les patrons et 370 personnes qui se trouvaient à bord (il serait bon de questionner cet effectif, une moitié pour l’équipage, j’en conviens, mais où mettre les passagers et soldats dans l’espace si réduit de la galère à l’étroite coursive centrale et aux châteaux exigus ?). Or le naufrage a noyé notre homme qui a vu son testament ouvert et celui-ci annonçait que « [le naufrage] s’était produit in maribus gulfri del Detret, donc sans doute dans les parages du détroit de Messine » (p. 230 et n. 55). Comment rédiger un testament annonçant le drame quand on a plongé et péri dans la mer déchaînée ? La même contribution recèle un autre mystère : comment calculer un gain commercial de 350 000 livres de Barcelone pour un double voyage Barcelone – Flandre – Levant, des taxes à 2 % et des frais de fonctionnement (de navigation ? qu’en est-il de la nourriture et des paies ?) à 0,4 % ? Pour vendre les marchandises et réaliser le gain, il a fallu au préalable les acheter et je soupçonne que, sous couvert de gain, l’homme d’affaires et ambassadeur envisageait le chiffre d’affaires (c’est à ce genre d’approximation que l’on identifie un historien de chez nous !). Ce mirifique projet de 1433 fit long feu, dès la fin des années 1440 les galées disparaissaient des trafics de Barcelone.
27Élisabeth Malamut, directrice du programme, a tenté une synthèse sur l’histoire politique et commerciale de Byzance au temps d’Andronic II (1282-1328), sous le règne duquel se serait effectué le passage d’une économie libérale à un empire colonisé (p. 121), l’anachronisme des deux concepts (libéralisme, colonialisme) en laissera plus d’un perplexe, à moins de voir comme témoignage d’esprit libéral le traité conclu en 1282 avec le sultan mamlûk, dont une clause interdit « les représailles sur les commerçants byzantins en Égypte du fait des exactions des corsaires sur les marchands égyptiens dans les eaux byzantines », mais alors il s’agirait d’un traité inégal, l’un s’autorisant les exactions, l’autre se privant des représailles. L’auteur a tout lu et cite une abondante bibliographie pourvu que les titres fassent expressément référence à Byzance ou au Levant, ce qui peut entraîner quelque bévue, ainsi de Modon et Coron placés dans la partie occidentale de l’Égée (il s’agit de la mer Ionienne), ou « une évolution (qui) s’est faite par les armes militaires » (p. 132), il est aussi question de « la Mare nostrum vénitienne », comme quoi on peut être byzantiniste confirmée et méconnaître le latin, le mare nostrum vénitien aurait été grammaticalement plus acceptable, juridiquement c’est une autre affaire car Venise revendiquait la souveraineté sur la seule Adriatique, « son Golfe ». D’où sort l’affirmation que « Venise connaissait sa plus grande prospérité sous le doge Giovanni Soranzo (1312-1328) », aucune note ne justifiant ce jugement superlatif (p. 137) ? Quel instrument de mesure de la conjoncture permet de décider en un sens ou en l’autre ? Quand un corsaire s’empare d’un bateau, si la perte est estimée à 24 000 hyperpères, cette valeur serait-elle celle de la seule cargaison, du mastic ? Qu’est devenu le navire ? Autre exemple : il est assez fréquemment question de « Juifs vénitiens », mais juridiquement les deux catégories me paraissent inconciliables, pour être Vénitien il fallait être chrétien, condition nécessaire, et les juifs étaient des étrangers probablement non admis à résider dans la ville à la charnière des xiiie et xive siècles, quand celle-ci était encore réduite au duché lagunaire. Dans ce recueil, Venise n’est d’ailleurs traitée qu’à la marge et ne fait pas l’objet d’une contribution spécifique. Il reste que le Laboratoire d’Archéologie Médiévale Méditerranéenne a le mérite d’organiser un séminaire d’une grande cohérence thématique et d’en publier les résultats dans un livre commode, certes inégal mais qui met à la disposition du public un ensemble de problématiques neuves.
28Jean-Claude Hocquet
Thomas K. Heebøll-Holm, Ports, Piracy and Maritime War. Piracy in the English Channel and the Atlantic, c. 1280-c. 1330, Leyde, Brill, « Medieval law and its practice », 2013, 295 p.
29Thomas K. Heebøll-Holm a soutenu en 2011 à l’université de Copenhague une thèse de doctorat portant sur la perception des pirates et de la piraterie dans la France et l’Angleterre de la fin du Moyen Âge, thèse dont est tiré le présent ouvrage. Il est relativement court (248 p. hors annexes), suivant en cela le modèle des travaux académiques anglophones. Pour cette même raison, il est extrêmement clair, concis sans être elliptique ou vague, toujours précis dans ses propos. Le livre est organisé en huit chapitres et deux parties : la première (chap. 1 à 4) décrit les fondements et les pratiques de la piraterie, tandis que la seconde (chap. 5 à 8) offre un regard juridique et judiciaire sur le problème en analysant les lois maritimes du temps, le statut juridique de la mer et les tentatives de lutte contre la piraterie. Quatre annexes suivent, aidant le lecteur à circonscrire l’ouvrage dans le temps (chronologie) et l’espace (cartes), puis lui livrant deux pièces d’archives inédites, en latin et en moyen français.
30Plus que le contenu proprement dit des chapitres, qui offre la plupart du temps une utile synthèse des travaux anglais et français sur la piraterie médiévale en les remettant en perspective (les connaisseurs du sujet n’apprendront rien de neuf sur le plan factuel dans ce livre), c’est la ligne directrice de l’ouvrage qui nous paraît novatrice et essentielle. Elle est défendue dans une introduction (chap. 1) solidement argumentée, claire et concise. T.K. Heebøll-Holm a une thèse forte et l’appuie de manière convaincante : il cherche à se détacher d’une conception criminelle de la piraterie pour l’envisager comme un outil de compétition économique, outil qui « prend la forme de la guerre privée, avec la mobilisation des communautés maritimes des ports » (p. 25). C’est d’ailleurs pourquoi il l’étudie en temps de paix (vers 1280-vers 1330), la guerre contribuant selon l’auteur à fausser les cartes en utilisant la piraterie comme arme militaire. Ce n’est pas cela qui l’intéresse, mais la compréhension d’une forme « pure » de la piraterie, de ses enjeux originels.
31Dans ce contexte, l’ouvrage se fonde sur un présupposé majeur qui est l’absence de réactivité et même de pouvoir des autorités publiques, et principalement des États naissants, à l’encontre de ces pirates. Pour T.K. Heebøll-Holm, « les relations entre les rois et les communautés maritimes ne sont pas hiérarchiques mais plutôt horizontales – comme celles du roi avec les nobles » (p. 25). Il parle même à la p. 8 des marins et des ports comme « d’agents dans un espace politiquement “ingouverné” » (ungoverned). Voilà qui pourrait apporter une utile contribution aux débats actuels sur la naissance des États modernes. Les princes et leurs agents n’avaient-ils réellement aucun pouvoir ? Quoique nous n’en soyons, à titre personnel, pas totalement convaincue, les arguments de T.K. Heebøll-Holm (amplement développés dans les chap. 7 et 8) sont pertinents et méritent réflexion. Ils offrent une réponse approfondie au livre de Marc Russon (d’ailleurs souvent cité), Les Côtes guerrières, Rennes, 2005. À ce sujet, remarquons d’ailleurs que, malgré une bibliographie fort bien nourrie en références francophones, les travaux de Jean-Philippe Genet sur la genèse de l’État moderne ne sont pas mentionnés.
32Partant de ce postulat, l’ouvrage se concentre logiquement sur le point de vue des marins et des ports (les pirates eux-mêmes) et non sur celui des rois (qui catégorisent les pirates comme criminels, usant de cette catégorisation pour distinguer une violence légitime – la leur – d’une violence illégitime) (pp. 8-9). Il use donc d’un point de vue interne et non externe (sans dissimuler les difficultés documentaires que cela suppose, pp. 25-31 et notamment p. 27). À partir de là, il choisit de se livrer à une analyse spatio-économique du lien existant entre la piraterie et les ports, puisque la pratique de la piraterie suppose l’existence d’un arrière-pays offrant à la fois des bases alliées et un réseau économique où écouler le butin. L’ouvrage sort donc d’un cadre d’analyse strictement maritime de la piraterie pour prendre en compte « la nature intangible et fondamentalement incontrôlable de la mer qui, d’un côté, interdit toute forme de territorialisation et, de l’autre, rend impossible toute vie en mer sans contact avec la terre. Dès lors, les pirates et la piraterie appartiennent pour partie au monde terrestre. » (pp. 12-13) Si la remarque peut paraître évidente à première vue, elle appelle une analyse en réalité fort complexe du statut juridique de la mer et de l’impact de ce milieu sur les procédures judiciaires. Les points abordés dans le chapitre 2 (« The Anatomy of Medieval Piracy ») sont bien connus : dans un contexte où le commerce maritime fonctionne bien (p. 33), quels sont les navires utilisés par les pirates, comment se déroule une attaque, quels sont les lieux de la piraterie, que deviennent les butins, quel rôle les pirates peuvent-ils jouer sur un plan politique ? Les exemples qui illustrent ces développements sont nombreux, précis et bien documentés. Le chapitre 3 (« Ports and Wine ») s’intéresse plus précisément à quelques hauts lieux à la fois de la piraterie et du commerce : Bayonne, les Cinque Ports et la Normandie, en soulignant le rôle fondamental des communautés de marins locales, leur indépendance et leur loyauté relative envers les souverains. Il se dégage de ces pages l’impression que la justice privée domine dans les affaires de piraterie, hors du contrôle ou des ordres du roi (p. 76). Le rôle du commerce du vin est souligné en fin de chapitre, pour asseoir l’idée que les attaques pirates n’opposent pas des ports en tant qu’entités politiques, mais qu’il s’agit bien de conflits entre des communautés de marins (p. 82). Le chapitre 4 (« Guerra maritima ») développe l’idée que la piraterie est une forme de guerre privée en prenant appui sur l’incident de 1293 entre Normands et Bayonnais qui s’est terminé par la convocation d’Édouard Ier devant le Parlement de Paris. Partant de là, le chapitre 5 (« The Laws of the Sea and the Principles of Reprisal ») s’intéresse naturellement aux lois qui régissent alors les comportements en mer et surtout aux causes de leur échec dans les affaires de piraterie. Il s’enchaîne logiquement avec le chapitre 6 (« The Sea, The March and Sovereignty ») qui s’interroge sur le statut spatial de la mer (de quel type d’espace s’agit-il ?) en le déduisant à partir de son statut juridique. L’auteur s’aide ainsi du procès de Montreuil-sur-Mer en 1306, qui opposa des commissaires de Philippe le Bel et d’Édouard Ier, pour montrer que la mer est alors conçue comme une marche au même titre que les marches terrestres, puisque c’est la législation de ces dernières qui se trouve appliquée à la mer (pp. 161, 183 et 190). Pour T.K. Heebøll-Holm, la mer n’est donc pas à considérer comme un espace hors-la-loi. Ses développements sur les revendications française et anglaise de souveraineté sur la mer (pp. 183-190) offrent notamment une participation extrêmement intéressante aux débats touchant au statut de la mer avant les conceptions modernes de territorialité maritime.
33Enfin, les deux derniers chapitres (« Peace and Piracy Containment » et « Crime and Lack of Punishment ? ») s’intéressent aux négociations et aux traités passés pour régler les cas de piraterie, pour mettre en évidence l’impossibilité où se trouvent alors les autorités publiques à obtenir une paix durable (pp. 226-227). L’impuissance des souverains, ou leur laxisme, est bien expliquée : tandis que l’usage des représailles apparaît comme une excuse commode pour amnistier de puissantes communautés maritimes dont on craint la rébellion, la dépendance des rois envers des marins qui leur sont indispensables pour leur ravitaillement et leurs navires explique leur indulgence (pp. 243-244).
34Au final, cet ouvrage clair, précis et bien documenté laisse apparaître quelques idées maîtresses qui ne pourront qu’intéresser l’amateur d’histoire maritime médiévale : il souligne la puissance, encore sous-évaluée, des communautés maritimes ; il s’attaque au problème de la territorialité de la mer, dont les développements à l’époque moderne trouvent leurs racines à cette période ; il participe aux débats actuels sur la naissance de l’État moderne en faisant de la faiblesse, voulue ou non, des souverains l’un des fils rouges de son développement.
35Frédérique Laget
Monique Debus Kehr, Travailler, prier, se révolter. Les compagnons de métier dans la société urbaine et leur relation au pouvoir. Rhin supérieur au xve siècle, Strasbourg, Publications de la Société Savante d’Alsace, « Recherches et Documents » 77, 2007, 436 p.
36Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2006, est une solide contribution à la connaissance des sociétés urbaines et du monde des métiers dans l’espace rhénan au xve siècle, dont la lecture est profitable à tous ceux qu’intéresse l’histoire du travail et de ses formes d’organisation au bas Moyen Âge et au début de l’époque moderne. L’auteur apporte aux historiens plus habitués sur ce thème aux caractères des espaces parisiens, flamands, anglais ou italiens, un utile éclairage sur les réalités des villes des marges occidentales de l’Allemagne.
37L’ouvrage s’organise en trois parties dont on peut dire d’emblée qu’elles sont d’un inégal intérêt. De manière générale, il souffre d’un défaut d’articulation qui occasionne des redites et d’un manque d’explicitation des enjeux et méthodes d’enquête. L’auteur commence ainsi par chercher à situer les compagnons de métier, c’est-à-dire les salariés de l’industrie et du commerce, dans la société citadine. Mais la détermination de leur place dans la stratification urbaine qui est proposée en ouverture de la première partie de l’ouvrage n’emporte guère la conviction : comme souvent dans les études historiques menées en termes de stratification sociale, à force de démultiplier les « couches sociales » et les degrés en fonction d’une multitude de critères, mêlant des qualifications médiévales et des paramètres définis par l’historien, on perd l’utilité même d’un tel découpage de la société étudiée. Si le caractère pluridimensionnel de l’identité sociale rend de toutes façons difficile l’assignation de chacun à une « couche sociale », l’hétérogénéité de l’ensemble regroupant les « compagnons » des différents métiers de plusieurs villes implique sans doute de préférer une autre méthode d’analyse. L’unité du groupe des compagnons se révèle précisément problématique : comme on le sait, intégrés aux métiers de chaque ville, mais soumis aux maîtres, ils jouissent au mieux d’une reconnaissance sociale et politique indécise. La deuxième partie montre qu’ils peuvent s’organiser en confréries et en associations spécifiques, propres à chaque ville et rarement interprofessionnelles, contre lesquelles les autorités citadines prennent des mesures d’interdiction. La troisième partie révèle pour sa part la lutte de certains groupes de compagnons pour fédérer leurs forces d’une ville à l’autre à une échelle régionale. On comprend donc que des compagnons portent bien la conscience de la spécificité de leurs intérêts face à leurs maîtres, mais l’idée de l’existence d’un groupe social interprofessionnel et interterritorial des compagnons rhénans du xve siècle semble en elle-même problématique et c’est comme telle qu’il aurait sans doute fallu la traiter. Une autre difficulté posée par la construction de l’ouvrage concerne le traitement des lansquenets d’une part, celui des musiciens, jongleurs, acrobates et danseurs d’autre part. Si leur prise en compte semble indispensable à une appréhension exhaustive du salariat citadin, leur intégration dans un chapitre consacré à l’image des salariés pose plus de questions qu’elle n’en résout, tant les spécificités de leurs activités pèsent sur l’estime sociale de ces professionnels.
38Au-delà de ces développements contestables, l’auteur offre dans la première partie de l’ouvrage des éléments substantiels sur la condition salariale : sur le niveau des salaires, au sujet desquels les autorités citadines légifèrent, sur les conditions d’accès à la maîtrise (taxe d’adhésion, cotisation, armure), sur l’itinérance caractéristique du compagnonnage, qui apparaît dès le xive siècle pour se généraliser au cours du xvie siècle. L’ouvrage comporte des indications précises sur le coût des dépenses d’habillement et de nourriture, mais on regrettera qu’une enquête systématique visant à reconstituer le budget d’un salarié n’ait pu être menée, faute sans doute d’une documentation adéquate.
39La deuxième partie consacrée aux confréries et associations de compagnons repose sur un corpus réglementaire composé de vingt-cinq statuts de Bruderschaft et Gesellschaft du xve siècle. On ne saurait résumer ici la richesse des informations fournies par ces documents et longuement commentées par l’auteur. Notons simplement que le rôle des autorités urbaines et corporatives est loin d’être négligeable dans celles-ci et que les compagnons semblent volontiers élire les couvents franciscains et les hôpitaux pour y placer le cierge de leur confrérie, y organiser leurs funérailles et y faire dire des messes anniversaires. Pour M. Debus Kehr, si ces regroupements de compagnons apparaissent bien comme l’expression d’un statut social reconnu aux salariés, les règlements corsètent étroitement leurs droits et apparaissent comme des outils de disciplinarisation de travailleurs qui sont souvent des néo-citadins. Cette deuxième partie suggère bien ce qu’une étude systématique d’un corpus construit et homogène de ces textes réglementaires pourrait apporter à la connaissance de l’intégration du salariat dans les villes du bas Moyen Âge. On aimerait également pouvoir préciser les distinctions entre confrérie et association : les usages sociaux de ces regroupements sont-ils différents ? Comment expliquer le choix de telle ou telle formule de regroupement ? Enfin, la possibilité de comparer les regroupements exclusifs (compagnons ou maîtres) et mixtes (compagnons/maîtres) dans la documentation rhénane ouvre des perspectives de recherche intéressantes.
40La troisième partie du livre de M. Debus Kehr est la plus neuve. Elle aborde les rapports entre les compagnons, les maîtres des métiers et les pouvoirs municipaux rhénans dans lesquels les métiers (Handwerk puis Zunft) trouvent leur place à la fin du xiiie siècle ou au cours du xive siècle. Elle montre en particulier les coalitions citadines qui se forment pour juguler les revendications et contrer les formes d’auto-organisation des compagnons : en 1361, une charte commune à treize villes légifère sur l’embauche et les salaires des compagnons meuniers ; en 1399 un règlement est adopté par dix-neuf villes, deux seigneurs et les maîtres cordonniers de ces villes contre les « désordres dus aux compagnons cordonniers », en particulier contre la pratique par les salariés du boycott de certains maîtres ; en 1436, la Knechteordnung (ordonnance des compagnons), adoptée par toutes les grandes villes du Rhin et d’autres villes de l’Empire pour s’appliquer à tous leurs métiers et remaniée à plusieurs reprises jusqu’en 1473, interdit en particulier les regroupements de compagnons ou de maîtres non autorisés par les autorités municipales et tous les regroupements de compagnons à l’exception des confréries. Face à la cohésion des maîtres et des pouvoirs citadins d’une part, au développement d’une législation interterritoriale d’autre part, l’auteur montre, grâce à l’exploitation de la correspondance échangée entre les groupes de compagnons et les magistrats urbains, les parades trouvées par certains groupes de compagnons : boycott d’une ville, comme les compagnons pelletiers de Strasbourg (1423, 1470) ; appel à la protection d’un seigneur, en l’occurrence le bailli de Rouffach pour les compagnons cordonniers en 1407 ; soutien mutuel d’une ville à l’autre pour les compagnons pelletiers de Strasbourg rejoints par ceux de Colmar, Fribourg et Willstätt en 1470, pour s’opposer – avec succès – aux nouvelles pratiques de placement des compagnons chez les maîtres.
41La conclusion permet finalement au lecteur de renouer les fils d’un propos parfois redondant, parfois hésitant, mais qui s’avère très riche et très suggestif sur la structuration du salariat tardomédiéval et la typologie de ses formes de regroupement.
42Julie Claustre
Didier Boisseuil et Hartmut Wulfram (éd.), Die Renaissance der Heilquellen in Italien und Europa von 1200 bis 1600/ Il Rinascimento delle fonti termali in Italia e in Europa dal 1200 al 1600. Geschichte, Kultur und Vorstellungswelt/Storia, cultura e immaginario, Francfort, Peter Lang, 2012, 336 p.
43Loin d’être abandonné depuis l’époque romaine, le thermalisme connaît à partir de la fin du xiiie siècle une importance nouvelle tant dans la péninsule Italique que dans le reste de l’Europe. C’est à ce renouveau, inauguré par les papes (Nicolas V, Innocent VI, Urbain V, Pie II) comme forme de régénérescence du corps (recreatio corporis), que sont consacrées les quinze contributions exclusivement écrites à part égale en allemand et en italien (chacune assortie de résumés dans l’autre langue) et issues d’une rencontre organisée à Bielefeld en 2011 avec le soutien du CIHAM (Lyon). Histoire, culture, théorisation scientifique, imaginaire et représentations scandent leur distribution au sein de ce volume, sans que ces catégorisations ne forment de strictes limites à la globalité d’un objet qui fait partie des champs historiques réinvestis avec succès depuis plus d’une décennie. On oserait presque dire, pour la période médiévale, redécouvert. Bien sûr, l’œuvre de Pierre d’Eboli vantant, au profit de son maître Frédéric II, les bains de Pouzzoles en Campanie volcanique, a ouvert la marche, en proportion du nombre de ses manuscrits et de la qualité de leurs enluminures, sans que son étude soit encore épuisée ; après les travaux de Raoul Manselli et de Silvia Maddalo, les dernières réflexions de Benoît Grévin l’attestent, ainsi que l’analyse des emprunts aux auteurs classiques présentée ici par Hartmut Wulfram. La revue Médiévales en 2002 (Le bain : espaces et pratiques) et deux colloques édités l’un par Marie Guérin-Beauvois et Jean-Marie Martin (Bains curatifs et bains hygiéniques en Italie de l’Antiquité au Moyen Âge, Rome, 2007), l’autre par Didier Boisseuil et Marilyn Nicoud (Séjourner au bain. Le thermalisme entre médecine et société. xive-xvie siècle, Lyon, 2010), ont élargi la voie, marquée en 2002 par l’édition de la thèse de Didier Boisseuil, sur le thermalisme siennois.
44Histoire factuelle ou matérielle d’abord : celle d’un repérage des multiples lieux, dépassant les 48 « sites de cure » recensés par Pline l’Ancien au livre 31 de son Histoire naturelle examiné par Christian Schulze, mais où l’on sera frappé de la sous-représentation du Proche-Orient, seulement révélée à partir du ve siècle. Ainsi sont tour à tour abordés ici le cas des bains de Viterbe (Anna Esposito), Montegrotto dans la province de Padoue (Michele Maritan), Poretta, sur route de Bologne à Pistoia (David Chambers), du Val d’Orcia en Toscane (Stephan Busch), mais aussi, à travers la tradition scientifique et encyclopédique dont fait montre, à grand renfort de planches techniques sur leurs équipements, la description thermale de Germanie et de Suisse par Conrad Gessner en 1553, ceux de Baden, près de Vienne, Wildbad en Würtemberg, Plombières dans les Vosges, Fideris dans les Grisons ou Baden en Argovie (évoqués par Massimo Danzi et Frank Fürbeth).
45Sans apparente solution de continuité, hormis celle de la documentation directe, le regain est bien marqué dès le début du xiiie siècle comme on le voit à Viterbe. Après le chapitre cathédral, la commune y accroît son emprise sur l’aire thermale et, dès 1217, la redécouverte d’une source en même temps qu’un « trésor » par un habitant désireux de se rendre à Jérusalem suffit à la désigner comme « eaux de la croisade (acque della crociata) ». Il y aurait beaucoup à dire de ce « bain des croisés » (balneum crucesignatorum) ! Celle d’une influence d’Orient ? Voilà en tout cas qui fournit probablement de manière aussi inattendue une première mention du substantif de « croisade », non relevée ici dans cette dimension. D’autres sources sont exploitées par un système de concessions, mais c’est la volonté du pape Nicolas V, stimulé par le séjour de sa mère et de sa sœur en 1448, qui permet d’édifier un complexe regroupant piscines et bains, divers bâtiments équipés et adaptés aux malades, dont la somptuosité est vantée par l’humaniste florentin Gianozzo Manetti. On relève même l’emploi de douches vers 1470. Pie II, désireux d’y soigner sa goutte, en poursuit la monumentalisation.
46Les médecins sont fort nombreux à recommander l’hydrothérapie, à décrire les propriétés des eaux et à louer les vertus de chacun de ces sites : Pietro d’Abano (1257-1316), Girolamo de Viterbe, auteur d’un Traité des bains de Viterbe dédié à Innocent VI (1352-1362), Gentile da Foligno († 1348), Pietro da Tossignano, qui se consacre vers 1393-1396 aux bains cisalpins de Bormio avant un traité plus général, Giovanni Dondi (ca. 1330-1388) sur les eaux padouanes, le médecin bolonais Tura di Castello, qui rédige, au milieu du xive siècle, probablement le premier traité traduit en vulgaire Regula balnei de Poretta, et qui, avec le célèbre médecin siennois Ugo Benzi († 1439), signale aussi les risques nocifs – hyper-diurétiques ou hypotenseurs, dirait-on aujourd’hui – d’une absorption excessive de ces eaux déjà exportées jusqu’à Bologne.
47Preuve du succès : la plupart de ces œuvres ont été rassemblées dans la grande somme imprimée à Venise en 1553 par Tommaso Giunta, De balneis omnia quae extant apud Graecos, Latinos et Arabas… Toutefois, le traité écrit par Francesco di Bartolomeo Casini, médecin et ambassadeur de Sienne, dont le panorama du thermalisme dans la péninsule préfigure les œuvres des médecins Ugolino da Montecatini en 1417 et Michele Savonarola en 1448, lui restait inconnu. Didier Boisseuil, Marilyn Nicoud et Laurence Moulinier en offrent ici une opportune édition (pp. 145-163) à partir du seul manuscrit connu (BnF, latin 6979, fos 1r°-19v°), dédié au duc de Milan Gian Galeazzo Visconti (entre 1399 et 1402), inventorié en 1490 dans la bibliothèque du château de Pavie, avant d’être transféré par Louis XII à Blois.
48Si l’on peut regretter que la question de la diffusion de ce qui a pu passer aussi pour une mode, au-delà des Alpes, ne soit pas davantage posée que celle de ses vecteurs, du moins voit-on se déployer autour des bains une intense vie de cour laïque et cléricale, comme à Poretta fréquentée par la famille des Gonzague de Mantoue qui, là encore, par des liens familiaux avec le Würtemberg, entre autres, ont pu accroître le rayonnement de la pratique thermale en pays germanique. À côté de la formulation scientifique de l’administration et des usages variés des eaux, de leur prescription différenciée en cas de goutte, d’arthrite (étudiée ici par Concetta Pennuto), de maladies digestives, hépatiques, rénales et diurétiques, dermatologiques, de troubles du sommeil, de migraines, d’accès de fièvres, et d’une recherche affinée de leur « secret » par des experts, la réputation du thermalisme apparaît autant l’objet d’un enjeu politique que celui d’une forme réinventée de la sociabilité : est-ce là signer une pratique réservée à une élite aristocratique ? S’y épanouit une littérature propre, au besoin érotique (tels les vers de Giovanni Pontano entre 1473 et 1502, dont rend compte Martin Dreischmeier), volontiers allégorique, poétique, prétexte à un développement épistolaire (Birgit Studt), sujet de farces (abordées par Simone Loleit) ou de polé- miques comme celle ouverte par le successeur de Zwingli à Zürich à l’encontre d’Ulrich Trinkler, abbé de Kappel et curiste, à travers laquelle se lit l’importance des bains suisses aux xve et xvie siècles (Pius Kaufmann).
49Une seule étude est réservée ici par Cécile Beuzelin à la représentation imagée : le Bain de Bethsabée, peint en 1523 par le Florentin Franciabigio en 1523. Quand on sait la part que l’art français réserve alors au thème de l’exaltation du corps, passant du bain curatif aux soins hygiéniques ou cosmétiques, à l’allégorie ou du moins à la figuration codée – celle, célèbre, de Gabrielle d’Estrées à la fin du xvie siècle – on se plait à rêver aussi d’une extension géographique et thématique qui embrasserait l’Europe entière ainsi qu’une étude plus systématique des étuves et de l’ensemble du discours médical sur l’usage des eaux. Pareil volume y incite.
50François-Olivier Touati
Maurice Daumas, Des trésors d’amitié. De la Renaissance aux Lumières, Paris, Armand Colin, 2011, 301 p.
51Ce bel ouvrage de Maurice Daumas s’inscrit dans l’histoire de la vie privée à l’époque moderne, dont Philippe Ariès fut parmi les premiers à problématiser l’évolution. En 1985, dans l’introduction du troisième volume de l’Histoire de la vie privée, Ariès voyait ainsi dans l’amitié – définie comme une relation sociale établie entre deux ou plusieurs individus non liés par la parenté et comprenant des éléments affectifs et instrumentaux – l’un des principaux « indices » de l’émergence graduelle d’un espace privé au sein de la noblesse et des notables de l’Ancien Régime. L’amitié occupe donc une place centrale dans le modèle arièsien du changement culturel, particulièrement en ce qui concerne la reconfiguration du rapport entre l’individu et le collectif de la Renaissance à la Révolution.
52Malgré cette valorisation du sujet et exception faite de l’étude d’Anne Vincent-Buffault (L’Exercice de l’amitié, Paris, Seuil, 1995), l’amitié n’a pas encore retenu de manière soutenue l’attention des historiens. Cette lacune vient en grande partie du fait que les sciences sociales ont dans l’ensemble fourni peu de concepts susceptibles de servir une interrogation historienne sur l’amitié. Jusque dans les années 1970, les anthropologues et les sociologues se sont essentiellement concentrés sur les relations sociales plus institutionnalisées et donc plus aisément identifiables comme la famille, la parenté et le mariage. Ces préoccupations disciplinaires ont relégué l’amitié à une place secondaire, et ont conduit à la considérer comme un lien doté de peu de signification ou de valeur sociale en dehors du cadre personnel dans lequel elle prend forme. Toutefois, grâce aux travaux novateurs de Claire Bidart, de Robert Brain, d’Eric Wolf et surtout de Graham Allan, l’amitié tend aujourd’hui à s’imposer comme un sujet de recherche à part entière.
53Comme l’indique sa très vaste bibliographie, M. Daumas met clairement à profit ce travail critique récent autour de l’amitié pour relancer le projet d’Ariès. La composition du livre reflète plus ou moins l’expérience vécue de l’amitié en France à l’époque moderne, en commençant par envisager le système de valeurs et les modèles de référence hérités de l’Antiquité païenne et chrétienne pour finir par examiner les environnements et les modes de relations qui ne font pas toujours bon ménage avec l’amitié (la cour, la dyade homme/femme, etc.). L’auteur nous signale au premier chapitre qu’étudier l’amitié avant le xixe siècle pose des problèmes méthodologiques considérables puisque le mot amitié présente à l’époque moderne une polysémie remarquable : il est synonyme d’amour, d’affection, de concorde, de charité et de fraternité. Malgré l’extension sémantique du terme sous l’Ancien Régime, l’auteur précise que l’on peut néanmoins étudier l’amitié stricto sensu puisqu’elle possédait alors le sens qu’elle a aujourd’hui : une relation sociale ancrée dans un « sentiment d’affection qui unit deux ou plusieurs personnes sans lien de parenté et sans lien amoureux » (p. 12).
54Les deux premiers chapitres s’interrogent sur les représentations de l’amitié – masculine pour la plupart – à travers un corpus textuel riche et varié qui comprend les dictionnaires, les réflexions morales, la correspondance, les testaments ainsi que les album amicorum, ces livres de feuillets libres que possédaient les étudiants itinérants et dans lesquels les amis s’offraient des témoignages d’affection (un morceaux de prose ou de poésie, une réflexion, ou parfois même une simple signature). La conception de l’amitié dans la littérature et la pensée de l’époque moderne est profondément influencée par les auteurs païens de l’Antiquité qui, tels Aristote, Cicéron et Sénèque, estimaient que la parfaite amitié est « celle des hommes vertueux et qui sont semblables en vertu » (Aristote, Éthique à Nicomaque, l. VIII, chap. 4). M. Daumas souligne comment cette amitié vertueuse se conçoit dès lors comme le fruit de la réflexion et est donc indissociable de la lutte contre les passions, les troubles de l’âme étant plutôt rapportés à l’amour. À partir du xvie siècle, les humanistes contribuent de manière décisive à cette conception de l’amitié idéale en associant l’amitié à la forme épistolaire. Le réseau paneuropéen d’Érasme est emblématique de cette tendance. Quoique les six cent soixante-six correspondants du philosophe ne soient évidemment pas tous des amis proches, ils emploient néanmoins une rhétorique intime pour donner l’apparence d’une sociabilité épistolaire ressemblant à une conversation entretenue entre familiers. Les liens profonds entre l’héritage antique et ces réseaux épistolaires se manifestent dans la prépondérance des idéaux d’égalité et de réciprocité qui fondent l’identité humaniste. Dans ce qui est peut-être la partie la plus originale du livre, M. Daumas étudie les proverbes populaires pour mettre en lumière de manière convaincante la multiplicité des formes de représentation de l’amitié à l’époque moderne. Le lecteur trouvera ici de fines analyses de ces textes qui montrent clairement que les strates sociales inférieures de l’Ancien Régime valorisent fortement la dimension instrumentale de l’amitié, où l’ami peut tirer bénéfice de la générosité de l’autre sous forme de prêt d’argent ou de don de nourriture.
55Après avoir présenté les différentes conceptions de l’amitié, l’auteur se tourne vers les pratiques dans ses troisième et quatrième chapitres. Il examine en premier lieu les manières de se faire un ami à l’époque moderne, soulignant que choisir un ami nécessite que l’individu tempère l’attraction inexplicable qu’il peut ressentir envers l’autre par une mûre réflexion sur les qualités morales de cet ami éventuel. Cette peur du pouvoir de l’irrationnel dans l’amitié explique le fait que les moralistes de l’Ancien Régime, loin de considérer la jeunesse comme le moment idéal pour tisser les relations amicales, voient plutôt cette période de la vie – où l’usage de la raison n’est pas encore affermi – comme le moment propre à la formation dans les institutions éducatives tels le collège et le couvent. En outre, les manuels de civilité qui se répandent au xviie siècle soulignent que les honnêtes gens doivent absolument éviter les amis qui mangent et boivent avec excès ou qui encouragent aux plaisirs intempérants.
56L’étude de cas sur Saint-Simon mène le lecteur à la rencontre d’une forme d’amitié très différente de la nôtre. Quoique le choix volontaire – l’élection – d’un ami soit un des éléments importants de l’amitié pendant l’Ancien Régime (comme c’est le cas aujourd’hui), les mémoires du duc signalent que les relations amicales fonctionnent à l’époque comme des ressources mobilières qui se transmettent de génération en génération ; 25 % des « amitiés » personnelles mentionnées par Saint-Simon dans ses mémoires sont ainsi hérités de ses parents. Étant donné la polysémie du terme « amitié » à l’époque moderne – que l’auteur a déjà signalée au début de l’ouvrage –, le lecteur peut évidemment se demander de quelle « amitié » il s’agit sous la plume du duc : s’inscrit-elle dans des relations horizontales et affectives (l’amitié proprement dite), dans le réseau d’obligations particulières de la filiation ou de l’alliance commune (la parenté), ou bien dans les relations verticales et instrumentales de la sphère politique (le clientélisme) ?
57L’amitié de la Renaissance aux Lumières se différencie surtout des pratiques contemporaines par sa qualité formelle, que M. Daumas s’attache à mettre en évidence. Tandis que les relations amicales ont aujourd’hui tendance à se départir des règles de conduite formelles, l’amitié avant la Révolution porte encore la trace de la formalité des fraternités rituelles du Moyen Âge. Là où l’amitié contemporaine a tendance à naître de – et à se maintenir par – une fréquentation régulière et prolongée entre deux ou plusieurs individus, celle de l’époque moderne peut être contractée entre des individus qui n’entretenaient pas forcément de relations personnelles auparavant. Cette forme d’amitié ritualisée et « ostentatoire » se crée, selon l’auteur (pp. 164-169), non pas sur le terreau d’un échange personnel soigneusement cultivé de longue date, mais d’une manière très brusque, par un acte rituel tels un rite d’initiation (dans la franc-maçonnerie, par exemple), une déclaration formelle écrite ou verbale, ou encore un échange de portraits. Outre ces éléments formels, l’amitié pendant l’Ancien Régime se distingue des pratiques actuelles en ce qu’elle valorise une certaine intimité affective masculine. Bien que les chercheurs contemporains en sciences sociales n’investissent généralement pas l’amitié entre hommes d’une grande affectivité, les relations amicales masculines en Europe moderne comportent une dimension affective marquée, les hommes s’embrassant tendrement et se livrant à de véritables effusions sentimentales. Lorsqu’il décrit sa rencontre avec son grand ami, Frédéric Grimm, Diderot rapporte dans une lettre comment « je me levai et je courus à lui, et je sautai à son col… Je lui tenais la main et je le regardais » (p. 120). Il est important de noter que le philosophe raconte cette étreinte chaleureuse dans une lettre à sa maîtresse, Sophie Volland, ce qui indique qu’il ne perçoit aucune tension entre une amitié masculine dotée d’une forte teneur émotive et l’hétérosexualité.
58Dans les deux derniers chapitres, l’auteur porte son attention sur les milieux et les types de relations peu propices à l’amitié. M. Daumas s’appuie sur les travaux de ses prédécesseurs, notamment Jean-Marie Constant, Arlette Jouanna et Sharon Kettering, pour examiner la manière dont la cour à Versailles s’organisait en factions et en clientèles qui employaient le langage de l’amitié tout en fonctionnant en réalité comme des relations purement utilitaires desquelles les acteurs tentaient de retirer de la protection et des services. Le xviie siècle voit par ailleurs s’épanouir des mouvements intellectuels qui témoignent d’une vision assez pessimiste des relations sociales. Les moralistes du Grand Siècle influencés par le jansénisme estiment ainsi que les passions et surtout l’amour-propre habitent l’amitié en société et ils contestent le fait qu’une relation de cette nature puisse se nouer entre des hommes que leurs pulsions égoïstes gouvernent. Dans le dernier chapitre, l’auteur examine la nature masculine de l’amitié à l’époque moderne et explique que – quoi qu’il existe des exceptions notables comme François de Sales – de manière générale la femme est exclue de la communauté d’amitié parce qu’on la juge dépourvue de la faculté de raisonner nécessaire pour maîtriser ses passions.
59On ne peut qu’exprimer son admiration devant ce bel effort de synthèse et de réflexion, qui intègre les travaux les plus récents en anthropologie, en histoire, en histoire littéraire et en sociologie. M. Daumas rend un précieux service aux chercheurs en mettant en lumière la complexité et l’intérêt historique de l’amitié sous l’Ancien Régime. Comme on l’a déjà signalé, il est parfois difficile dans certains passages (pp. 92-93, 134-135, 154-155, 170, 184-185) de comprendre si l’auteur s’intéresse à l’amitié stricto sensu ou plutôt à d’autres relations sociales qui employaient son langage sans lui ressembler dans les faits. On peut aussi regretter une certaine ambiguïté que l’auteur entretient dans le quatrième chapitre sur la « pratique » de l’amitié puisque beaucoup des sources qu’il utilise ici ne sont autres que les représentations idéales de l’amitié que l’on retrouve dans les secrétaires et les manuels de savoir-vivre. Il est certes permis de déplorer que l’auteur n’ait pas fourni d’index et qu’Armand Colin ait choisi d’employer une police de caractères aussi réduite pour les citations. Malgré ces quelques points de détail, l’ouvrage de M. Daumas, qui dresse un panorama des pratiques amicales et de leurs représentations érudites et populaires de la Renaissance à la Révolution, apporte une contribution majeure à l’histoire de l’amitié.
60Kenneth Loiselle
Cecilia Cristellon, La carità e l’eros. Il matrimonio, la Chiesa, i suoi giudici nella Venezia del Rinascimento (1420-1545), Bologne, Il Mulino, « Annali dell’Istituto storico italo-germanico in Trento », 2010, 317 p.
61Fondée sur le riche fonds des Archives historiques du patriarcat de Venise, l’étude de Cecilia Cristellon concerne le mariage, l’Église et les juges entre 1420 et 1545 dans la cité de saint Marc. Ces sujets sont approchés sous l’angle de l’institution, expression d’une sensibilité historiographique qui s’est affirmée dans les années 1970, lorsque les sources judiciaires ont finalement retenu l’attention des chercheurs comme clefs d’accès à l’histoire sociale et à l’histoire populaire féminine.
62L’ouvrage est composé de quatre chapitres qui mettent en lumière deux champs d’analyse spécifiques. Le premier est consacré à l’organisation du tribunal (chap. I et II, procès et articulations internes, témoignages et témoins, valeur reconnue à la preuve testimoniale) ; le deuxième au dialogue établi entre les juges et les justiciables (chap. III et IV, fonction du juge et du médiateur, du confesseur et de l’inquisiteur ; conception du mariage par les autorités ecclésiastiques et laïques d’après la notion de consentement). L’annexe propose une analyse quantitative des dossiers examinés entre 1420 et 1500, lesquels incluent aussi bien des procès que tous les cas de conflictualité matrimoniale soumis au juge ecclésiastique, qui n’ont pas nécessairement fait l’objet d’un procès. Pour la période comprise entre 1420 et 1545, l’auteur a analysé 750 procès et 253 sentences, ainsi que les visites pastorales, les actes de l’inquisition épiscopale et des registres de la curie, les constitutions synodales, les sources notariales des archives d’État de Venise, les fonds de quelques diocèses afférant au patriarcat de Venise et ceux des Archives secrètes du Vatican, afin de réaliser une lecture transversale de l’histoire du tribunal et des affaires instruites, celles-ci n’ayant pas été ouvertes sur dénonciation ou ex officio, mais sur demande de l’une des parties, comme c’était également le cas en Angleterre et dans l’espace germanophone.
63L’importance d’une telle recherche est déjà perceptible dans le nombre élevé de séries étudiées dans la longue durée. Avant elle, les travaux qui avaient traité des procès matrimoniaux s’étaient attachés aux seuls procès et à leurs sentences, négligeant les registres de la curie, quoiqu’il y ait eu quelques approches importantes et novatrices consacrées à Venise à la fin du Moyen Âge, mais limitées dans le temps et reposant sur un échantillon restreint (Stanley Chojnacki, Ermanno Orlando).
64Depuis plusieurs décennies, les historiographies française, allemande et anglophone ont dégagé l’importance des fonds des procès matrimoniaux et insisté sur la richesse de ces sources pour l’histoire de la famille, de la société, des mentalités, des femmes, des institutions (tribunaux ecclésiastiques), du droit, des rapports entre l’Église et l’État, tandis que l’historiographie italienne a tardé à considérer le rôle joué par la sphère privée, au profit des aspects politiques et économiques. L’intérêt s’est porté depuis peu sur les fonds du tribunal de la curie, d’une qualité aussi exceptionnelle que ceux existant en Espagne. L’attention pour l’histoire sociale et l’histoire du genre, ainsi que pour le caractère narratif de l’histoire, a donc orienté les chercheurs italiens vers ces sources jusqu’alors sous-estimées, mais ailleurs analysées. Aussi des notions telles que l’honneur, la formation de la conscience moderne et de la discipline sociale, le rapport entre l’Église et l’État, la capacité d’agir (agency) féminine traversent-elles les recherches italiennes de ces dernières années. Se fondant sur l’anthropologie, les historiens du genre ont réussi à construire une historiographie du consensus aux dépens du conflit, une approche qui autorise le chercheur à cerner le tribunal de la curie comme un instrument que les parties utilisent pour parvenir à leurs fins, les parties, à l’instar des témoins, ayant pu être préparées et conseillées par des avocats et des procureurs avant les différentes audiences et les interrogatoires, au point que certains déposants, une fois tenus de prêter serment, avouent avoir été manipulés, une pratique sans doute diffuse qui laisse ouverte la question du parjure. La justice pénale, à l’intérieur de laquelle Mario Sbriccoli distingue une justice « négociée », fondée sur l’appartenance à une communauté, réglée par des normes, vouée à la réparation et marquée par l’oralité, et une autre qualifiée d’hégémonique, répondant à des lois promulguées par une autorité dont l’intention est de punir le coupable, correspond, dans le cas de l’activité conduite par la curie de Venise, à un modèle mixte, où la prédominance d’un des deux types de résolution se fait en fonction de l’affaire instruite (différences relevées entre les cas de mariages présumés et ceux de séparation). Néanmoins, la période étudiée fait ressortir le passage de la justice négociée, caractérisée par l’adoption de la procédure sommaire, de l’arbitrium du juge, de la médiation de moines et de curés, à celle de nature hégémonique.
65Quels sont les éléments qui rendent valide un mariage à Venise entre 1420 et 1545, quels sont ceux qui intègrent l’événement dans l’espace du sacré, les conceptions du lien et du consentement nuptial, les pouvoirs qui en sont les interprètes ? Telles sont les questions posées par C. Cristellon qui a privilégié l’étude du tribunal de la curie chargé de juger les affaires matrimoniales, de la structure du procès, des modalités qui scandent l’instruction et de la typologie des causes traitées, des sentences, parfois motivées, et de la culture des juges, de l’écart existant entre la norme et la pratique, l’objectif du procès matrimonial n’étant pas de punir un délit, mais d’établir l’existence d’un lien ou la légitimité d’une séparation tout comme, idéalement, de guider le parcours de la publicité de l’union vers l’ordre public, en renouvelant la vie commune ou en évitant la séparation, ce qui explique que le consensus entre les parties ait été le plus souvent établi. La capacité à parvenir à un accord à l’amiable, destiné à la réalisation de la paix sociale, est rendue possible par le tribunal de la curie et explique que de nombreux procès ne contiennent pas de sentence, car l’ouverture d’un dossier, utilisée comme un véritable outil de pression par le groupe adverse, encourageait les parties à conclure un accord et le juge à intervenir en qualité de médiateur, sans que celui-ci soit amené à prononcer une sentence, si un arrangement avait été trouvé.
66Entre 1420 et 1545, Venise connaît des bouleversements institutionnels profonds, tant dans l’espace civil que pénal. La définition de l’identité du patriciat se dessine à travers des normes rigides d’appartenance fondées sur la pureté du sang et la légitimité des enfants. De nouvelles mesures législatives sur le mariage, la dot et la descendance attribuent à la femme un rôle essentiel au sein de la famille patricienne et nient au père, pourtant doté de son status, la possibilité de garantir celui des fils, que ceux-ci soient légitimes ou aient été légitimés. Il est exigé, dès 1526, de faire figurer les mariages patriciens dans des registres spécialement tenus par les membres de l’Avogaria di Comun, enregistrement qui permet aux fils d’envisager une carrière politique. S’interroger sur les mariages du patriciat consiste à prêter attention à la notion de survivance d’une classe dirigeante, dont la mésalliance figure comme un élément essentiel, favorisée par la doctrine ecclésiastique du consentement. L’Église vénitienne connaît, en outre, un processus de rationalisation et une nouvelle centralité grâce au passage de l’évêché au patriarcat, créé en 1451, qui assume la juridiction des paroisses de l’ancien diocèse lagunaire de Castello, auquel est ajouté celui du patriarcat de Grado. Le tribunal diocésain fait figure de structure consolidée, entre autres dans le domaine matrimonial ; sa mémoire n’est plus conservée dans les archives des notaires, comme c’était naguère le cas, mais dans celles de la curie, une telle juridiction s’étendant à tous les groupes sociaux de Venise. Les procès matrimoniaux impliquent, en fait, les membres de la haute société lagunaire, alors que les élites urbaines de l’Italie avaient l’habitude de trouver des solutions extrajudiciaires dans d’autres diocèses, par exemple à Florence. De plus, la présence à Venise de communautés non-catholiques et l’immigration importante témoignent de l’activité intense de la cour du patriarcat, dont l’efficacité repose sur une interprétation souple et expérimentée de la liturgie.
67L’analyse stimulante et originale réalisée par C. Cristellon, qui comble une lacune importante sur le sujet et s’appuie sur les autres études réalisées dans le reste de l’Europe entre le Moyen Âge et le début des temps modernes, rend compte de l’histoire du tribunal ecclésiastique – la curie – et du mariage à Venise, qui est à la fois riche et diversifiée. Elle est appréhendée de l’intérieur, en tant qu’institution, et comme une expérience vécue par les différents acteurs du procès et par une communauté attentive à la formation et à l’éventuelle dissolution du lien matrimonial, invitée à déposer en justice et en mesure d’influencer les déposants et les juges. Les affaires instruites permettent de rendre manifeste une pratique souple du mariage, ainsi que de la famille. Elles mettent également en évidence le rôle subalterne assumé par le vicaire au cours du procès matrimonial, qui se contente d’enregistrer une vérité processuelle, négociée entre les parties, alors que le juge détient une fonction parfois active pendant les interrogatoires qui impliquent des femmes, auxquelles était reconnu dès le xve siècle un rôle de médiation entre les ecclésiastiques et la famille. L’attention de C. Cristellon s’est également portée sur les différentes versions exposées par les parties impliquées. Ces versions sont mises au point par les experts légaux qui les ont adaptées aux règles du droit canonique dans l’intention d’obtenir une sentence favorable, le procès étant marqué par des réseaux de parenté et de voisins qui sont conduits à déposer et à évaluer l’union controversée selon les critères de la coutume, appréciée en justice. Aussi, entre 1420 et 1545, les témoins tout comme les parties en litige soulèvent une conception du mariage et du rapport conjugal qui s’oppose à celle défendue par l’Église, et attendent que la sentence du magistrat soit conforme à leurs affirmations.
68Lucien Faggion
Maria Luisa Lombardo, Il notaio romano tra sovranità pontificia e autonomia comunale (secoli xiv-xvi), Milan, Giuffrè editore, « Studi storici sul notariato italiano » 15, 2012, 442 p.
69Chargée par la Commissione per gli studi storici sul Notariato d’écrire une étude sur les notaires romains, Maria Luisa Lombardo s’est proposé d’analyser l’activité des praticiens de la justice civile à Rome entre 1348 et 1586. Contrairement à d’autres centres urbains de l’Italie du Moyen Âge et de la première modernité, une recherche consacrée à la seule ville de Rome et à ses notaires entre le xive siècle et le xvie siècle a, jusqu’à ce jour, fait défaut. Quoique l’historiographie sur Rome ait concerné, dès les années 1980, la société et l’économie, les documents assidument enregistrés par les notaires sont restés au cœur de l’attention des chercheurs, notamment dans le cadre de l’étude de l’espace social et politique, de la famille, des élites, des arts, du mécénat et de la vie marchande. Pourtant, les actes notariés eux-mêmes n’ont pas profité d’une approche nouvelle aussi bien du point de vue juridique que du point de vue institutionnel. En tant que producteur d’actes et en qualité d’acteur professionnel impliqué dans la vie sociale et dans des réseaux multiples (groupes marchands, cercles cardinalices, étrangers), le notaire mérite d’être considéré comme un véritable sujet d’analyse dans le cadre de la ville de Rome. L’étude s’étend de 1348 à 1586, année au terme de laquelle Sixte Quint décide, le 29 décembre, de réformer le nombre de notaires, devenu pléthorique au cours de la première moitié du siècle et réparti en deux groupes distincts (les curiaux et les capitolins), tenus à assister les deux collatéraux du Capitole (Campidoglio) – qui s’élève désormais à trente. La réforme est imposée par la seule autorité du pape, expression de l’absolutisme pontifical, et réalisée sans l’assentiment des autorités municipales. Dès lors, la fonction de notaire devient vénale au même titre que les autres offices.
70Cette étude est composée de onze chapitres, de longueur parfois très inégale (uniquement dix pages pour le chapitre VII), ayant trait aux autorités antagonistes existantes (le pape et la commune, chap. I), à l’éducation et à la culture juridico-notariale (chap. II, III, IV), au métier de notaire (chap. V, VIII), à l’expérience historiographique des notaires-chroniqueurs (chap. VI), à l’origine du notariat (chap. VII), au Collège des notaires du Capitole (chap. IX), à la pratique diplomatique (chap. X) et, enfin, à la conservation de la mémoire « notariale » (chap. XI) : travail riche et ambitieux qui rend compte des études réalisées sur le notariat au Moyen Âge italien, présenté sous forme de synthèses claires, et des recherches originales conduites par M. L. Lombardo dans les archives romaines, celles de l’Archivio di Stato de Rome (registres notariés et fonds de l’Archivio del Collegio dei Notai capitolini, 1347-1628) et de l’Archivio Capitolino, les sources s’avérant fragmentaires. L’analyse et les résultats obtenus sont importants, car le centre de la chrétienté a été tôt caractérisé par une profonde dualité : d’une part, il est le siège de la papauté après le Grand Schisme et le retour du pape à Rome en 1420 (Martin V) ; d’autre part, il est l’espace de la commune qui figure comme une source de pouvoir opposé à celui détenu par le pape, d’où une forme de dyarchie, déjà soulignée entre 1836 et 1872 par l’érudit allemand Ferdinand Gregorovius. Les rapports de force changent entre 1420 et 1586, et modifient notamment le statut professionnel des notaires.
71À l’instar des autres villes d’Italie, Rome est le centre de l’activité des notaires qui ont exercé dans la bureaucratie communale et, également, à titre privé, auprès des différents groupes citadins. Quoique ce trait soit habituel à tous les centres urbains, l’originalité de la situation romaine repose sur l’attitude des différents papes qui ont cherché à réduire l’autonomie communale en choisissant directement leurs propres fonctionnaires ; et sur l’agitation constante du monde communal qui était divisé par de puissantes factions, soucieuses de s’imposer dans l’espace politique local et tenant tête aux grandes familles de barons. Aussi une telle étude se trouve-t-elle inscrite dans la forte concurrence et opposition existant à Rome entre le pouvoir pontifical et le pouvoir communal, du bas Moyen Âge au début des temps modernes. La recherche prend en compte la figure du notaire et se fonde sur les sources laissées par ce dernier, car celles qui se rapportent au Collège des notaires, à leurs matricules et à leurs actes de nature institutionnelle, ont disparu. L’analyse des actes notariés et des statuts permet à M. L. Lombardo de reconstituer l’activité du praticien de la justice civile, les liens tissés, ainsi que les rapports de force éventuels, entre les deux pôles d’autorité existant à Rome. L’attention se porte sur les deux groupes de notaires : le premier est composé des notaires capitolins (capitolini), des Romains, détenteurs du titre de notarius palatinus, laïcs liés au Capitole (Campidoglio) et à la ville, qui témoignent de la vie urbaine des barons, des groupes émergents de la noblesse citadine, des marchands et des groupes moins favorisés ; le second est celui des notaires de la curie (curiali), au nombre de 3589 entre 1507 et 1587 – et de 1268 entre décembre 1507 et octobre 1519 (selon les recherches de J. Lesellier publiées en 1933) –, principalement des étrangers, souvent des clercs, une partie étant au service du pape et des magistratures de la curie (tribunaux de l’Auditor Camerae, de la Rota, du Vicariat), s’érigeant en véritable bureaucratie pontificale, et l’autre étant active auprès des cardinaux, de la famille du pape, des chapitres et des ordres religieux. Qu’ils soient capitolins ou curiaux, les notaires romains ont toujours été confrontés à ce double pouvoir et ont fini par créer une sorte de zone neutre, dans laquelle certains travaillèrent à la fois pour des représentants de la curie et de la commune. Par ailleurs, les notaires de ces deux groupes ne manquaient pas de se faire également inscrire dans l’un et l’autre collège de praticiens, car les notaires curiaux, dont le nombre était très élevé, n’avaient pas toujours la possibilité de vivre dignement, malgré leurs charges à la curie, ce qui explique leur volonté d’en obtenir d’autres auprès des institutions urbaines (confréries, hôpitaux) ; et les notaires capitolins cherchaient sans doute à se constituer une clientèle de prestige et à assumer des charges honorifiques. Cette confusion, qui rend perceptible des pratiques de favoritisme et des juxtapositions de responsabilité à la fois pour les curiaux et les capitolins, s’acheva avec la réforme de Sixte Quint en décembre 1586, lorsqu’il n’y eut qu’un seul collège des notaires appelé Collegium notariorum curie Capitoline.
72Quelles sont la formation et la culture des notaires ? Ceux-ci ont souffert des jugements négatifs formulés au xixe siècle par F. Gregorovius sur l’image de Rome et sa culture. M. L. Lombardo se propose de considérer la culture des praticiens de la justice civile, soulève la possible existence d’écoles de grammaire, aussi signalées dans des villes telles que Plaisance, Milan ou Florence au xiiie siècle, et insiste sur l’importance du Studium Urbis, créé en 1303, de l’imprimerie et de la publication de textes à la fois juridiques et notariés (ars notariae). La création, sous Boniface VIII, du Studium Urbis permit en effet de combler une lacune dans le domaine culturel, quoique le titre de docteur ne fût attribué qu’en 1318, sous Jean XXII. Aussi, loin d’être mal formé, ce groupe de professionnels est envisagé dans le contexte de l’humanisme romain au xve siècle, lorsque se réalisèrent de nouvelles formes d’échanges culturels, notamment grâce aux cérémonies et aux conciles qui prévoyaient de nouvelles organisations politiques et religieuses, destinées à être ensuite diffusées dans toute la chrétienté.
73Malgré des répétitions (notamment au sujet des notaires et de leur métier, ou de la situation politique bicéphale), le livre écrit par Maria Luisa Lombardo s’avère indispensable et permet d’élargir les connaissances sur le notariat urbain de l’Italie du bas Moyen Âge et de la première modernité. Il permet d’établir à la fois un bilan de la recherche conduite à ce jour sur ce groupe de professionnels actif à Rome et de l’état des analyses menées par Maria Luisa Lombardo elle-même. L’auteur est parvenue à combler de nombreuses lacunes sur la situation politique, sociale, institutionnelle et juridique du notariat à Rome, à souligner sa spécificité, ainsi que ses profondes transformations de nature politique : la formation, la culture, les liens entre les notaires et les différentes formes de pouvoir, la disponibilité des notaires curiaux et capitolins, tout comme leur ambiguïté en termes de statuts, auprès de leurs clients, quels qu’ils soient.
74Lucien Faggion
Jean Delumeau, La Seconde Gloire de Rome. xve-xviie siècles, Paris, Perrin, « Pour l’histoire », 2013, 298 p.
75J. Delumeau, 90 ans cette année, sort un nouveau livre sur Rome. Nouveau car il y en a eu d’autres, écrits au fil de son histoire d’amour avec ce lieu, mais aussi nouveau par le type d’approche employée. Reprenons la notice de Wikipedia (novembre 2013) pour comprendre le chemin parcouru. Celui qui a travaillé en pionnier sur les pulsions avec La peur en Occident et Le péché et la peur, rajoute un nouvel ouvrage dans la collection Bouquins, introduit par Pascal Ory. Il fait partie des historiens des « représentations » avec Michel Vovelle, Daniel Roche ou Alain Corbin, ce qu’illustre son Histoire du Paradis. Le jardin des délices. Mais il n’est pas un historien des « institutions » avec L’aveu et le pardon que le rédacteur n’a visiblement pas lu… Si la casuistique c’est de l’institution – sauf erreur, il est l’un des premiers à l’avoir réhabilitée grâce à sa sensibilité à la théologie et à la psychanalyse –, alors on rate l’intérêt de ce petit livre qui nous parle des scrupules de conscience de l’Occident. L’histoire de Rome est justement le dernier pan de cette œuvre, une façon pour lui de reprendre ses ouvrages de jeunesse.
76J. Delumeau a depuis toujours travaillé sur cette ville, étonnante à la fois pour les historiens et pour les croyants. De tout temps, 1500 ans durant, l’Antiquité païenne puis chrétienne a servi de matrice ; c’est encore vrai pour Bramante et Raphaël vers 1510, mais les temps changent. Ici, il met en lumière une véritable métamorphose de la ville, née d’une part de la prise de conscience brutale de sa fragilité lors du Sac de 1527 et d’autre part de l’action de la Curie et des papes qui, ouverts à tous les vents de la culture nouvelle de la Renaissance, à toutes ses angoisses…, mais aussi à son esthétique, ont décidé d’aller de l’avant en transformant les espaces et les décors, et avec cette assurance propre aux Européens des années 1530-1560 d’assurer que l’Antiquité est et doit être dépassée par les contemporains dans ses modèles et ses techniques. Ces papes ne sont pas n’importe qui, quelle que soit la période, et tout Romain sait d’emblée d’où ils viennent et ce qu’ils ont fait, alors que les Français ont du mal à s’y retrouver. C’est pourquoi chaque pape est d’abord raconté avant que son action ne soit expertisée par l’historien.
77Cela nous donne une méditation en dix-huit chapitres chronologiques et deux parties : « Résurrection » et « Rome capitale mondiale », séparées par la date de 1560. Avant, la Renaissance déploie et redéploie ses fastes avec Paul III Farnèse. Mais un monde nouveau émerge aussi dans l’honneur romain agressé par les protestants après la sidération du sac de Rome. Pourtant le Saint-Office, créé en 1540, ou la Compagnie de Jésus ne réussissent pas vraiment à convaincre, si l’on en juge par les pillages de 1559 pour le Saint-Office et les problèmes de reconnaissance des Jésuites. Après, c’est la Contre-Réforme consensuelle : les protestants ne viennent plus au concile et tout le monde ou presque est d’accord pour que le Saint-Office élimine les non-conformistes.
78Cette date est aussi une date européenne avec la mort d’Henri II et le premier synode calviniste à l’échelle d’un royaume. C’est encore la reprise laborieuse du concile avec l’action d’une victime du régime pontifical précédent, convertie au service public du nouveau pape alors qu’il faisait partie des papabili dix ans auparavant, Giovanni Morone. On fait maintenant confiance au pape pour mener les catholiques, ce qui n’était pas évident au début du siècle ; même le cardinal de Lorraine et les évêques français si gallicans autrefois le reconnaissent. La réforme catholique est en route et fait consensus, y compris en dehors du concile de Trente lui-même, qui est tout sauf la petite coterie à laquelle certains le réduisent.
79La papauté de l’après-concile se lance dans un formidable programme de communication que J. Delumeau décrit avec jubilation (le triomphe de Marc Antoine Colonna en particulier). Rome devient un théâtre permanent qui a pour support la ville éternelle, ses fêtes, ses rues, sa piété, en particulier à partir du jubilé de 1575. C’est là que le choix par les papes d’architectes et d’artistes géniaux fait de Rome une ville chrétienne vivante et non plus le réceptacle de « poudreuses ruines » antiques (Joachim Du Bellay). Tout cela est raconté avec la maestria de celui qui a humé la ville dans ses rues désormais piétonnes. Il faut en effet traverser le Ghetto, entrer dans toutes les églises habillées en baroque (plus ou moins seyant), il faut visiter les corps en chair et en os de Filipo Neri à Santa Maria in Vallicella, de Pie V à Sainte-Marie-Majeure, voire du cardinal Tommaso de Lampedusa (l’un des maîtres de l’érudition liturgique) à Sant’Andrea de la Valle et tant d’autres…, il faut, aujourd’hui encore, observer les Romains lors des grandes fêtes et les suivre dans les restaurants du quartier pour comprendre cette ville.
80Un livre à lire avant d’y aller pour ceux qui ne connaissent pas encore Rome, pour éviter les clichés touristiques. Voir Rome sans voir les Caravage de Saint-Louis des Français ou de Sant’Agostino, voir les grosses machines comme le Gesù sans voir les petits bijoux que sont Saint-Charles aux Quatre fontaines ou Saint-André du Quirinal, c’est rater Rome. On peut visiter le forum et même l’EUR pour comprendre Rome antique, mais ne pas descendre dans les profondeurs de Saint-Clément et ne pas entrer dans la fraîcheur des cloîtres de San Lorenzo ou des Quatre Couronnés, c’est rater cette Rome pieuse, sérieuse, rigoureuse… et en même temps moqueuse, enjouée et musicienne, une ville tellement habituée aux pèlerins qu’elle adopte volontiers ceux qui acceptent de s’y perdre, car l’accueil est sans doute l’un des secrets de la conversion.
81Nicole Lemaître
Derek Massarella, Japanese Travellers in Sixteenth-Century Europe. A Dialogue Concerning the Mission of the Japanese Ambassadors to the Roman Curia (1590), Londres, Ashgate/Hakluyt Society, 2012, 481 p.
82Cet ouvrage est la traduction et l’édition du De missione legatorum, dialogue composé par les jésuites et publié à Macao en 1590. La traduction en anglais du texte original latin est le fait de Joseph Moran (décédé en 2006), tandis que l’appareil critique est réalisé par Derek Massarella.
83La rédaction du De missione legatorum se fait à la suite du voyage en Europe de quatre jeunes samouraïs originaires du Kyushu et convertis au christianisme. Les garçons, accompagnés de leurs chaperons jésuites, quittent le pays du Soleil levant en 1582 ; ils atteignent Cochin en Inde en 1583, avant d’arriver à Lisbonne en 1584. Ils effectuent un séjour au Portugal, en Espagne puis en Italie, et sont reçus à cette occasion par les plus grands princes européens, dont Philippe II d’Espagne. Le but de leur voyage est atteint lorsqu’ils rencontrent les papes Grégoire XIII et Sixte V à Rome. Les Japonais quittent l’Europe en 1586 et sont de retour à Nagasaki en 1590. L’instigateur de ce vaste projet est le jésuite Alessandro Valignano, visiteur (c’est-à- dire inspecteur) des missions aux Indes orientales, qui conçoit également l’idée d’un livre narrant les aventures des jeunes Japonais.
84Ce voyage des ambassadeurs japonais s’inscrit dans un contexte d’essor de la mission jésuite dans l’archipel nippon. Valignano, qui effectue un séjour au Japon entre 1579 et 1582, se veut le promoteur de la politique d’accommodation : celle-ci promeut l’adaptation du christianisme aux conditions religieuses et sociales japonaises, afin de faciliter les conversions et l’acceptation du catholicisme par les Japonais. Cette politique n’est pas nouvelle, mais Valignano propose d’en étendre le champ d’application au Japon, ce qui n’est pas sans susciter des tensions au sein de la Compagnie de Jésus. En outre, le visiteur se préoccupe de défendre le monopole jésuite sur la mission du Japon et il se prononce contre l’envoi d’un évêque dans l’archipel nippon. L’ambassade des jeunes samouraïs a donc pour objectif de faire valoir les vues du visiteur auprès des instances romaines, d’attirer l’attention sur la mission japonaise et de récolter des fonds pour cette entreprise. Mais elle est aussi destinée à promouvoir la gloire du christianisme et la grandeur de l’Europe auprès des quatre Japonais qui, de retour dans leur pays, ne manqueront pas de diffuser une image positive des Européens auprès de leurs compatriotes.
85Déterminé à tirer parti du succès de l’ambassade, Valignano décide d’en publier un récit dès 1590, dans le but de fournir un ouvrage pour l’apprentissage du latin dans les établissements scolaires jésuites du Japon, ouverts dans les années 1580. L’ouvrage est donc orienté vers un public exclusivement japonais. Mais le livre a également pour objectif de permettre un rapprochement culturel entre Européens et Japonais, car ces derniers ne connaissent rien de l’Europe et ont souvent une mauvaise opinion des Européens et des missionnaires. Le visiteur confie la rédaction de l’ouvrage à un jésuite, Duarte de Sande, qui s’attelle à la traduction en latin du texte espagnol relatant l’ambassade. L’on ne connaît pas l’auteur exact de ces notes, écrites au cours du voyage et aujourd’hui perdues, mais il est certain que Valignano a au moins supervisé leur rédaction. Duarte de Sande compose ainsi un dialogue avec l’aide de plusieurs jésuites ayant accompagné les ambassadeurs. Il s’appuie également sur les journaux rédigés par les Japonais au cours du périple, mais dont les textes ne sont pas parvenus jusqu’à nous. La rédaction du De missione est donc le résultat d’un effort collectif, sous la direction du visiteur des Indes orientales.
86Le récit du voyage est construit sous la forme d’un dialogue entre les quatre ambassadeurs et deux de leurs parents, demeurés au Japon et désireux d’entendre le récit de leurs aventures. Le dialogue est divisé en trente-quatre chapitres qui sont autant de rencontres entre les différents acteurs autour d’un thème précis. Le texte suit l’ordre chronologique du périple des ambassadeurs. Ces derniers commencent par raconter leur voyage jusqu’à Cochin et c’est l’occasion pour l’auteur de revenir sur la présence portugaise en Asie, sur l’action de la Compagnie de Jésus en Inde et de souligner la nécessité de combattre les puissances musulmanes de la région. Les ambassadeurs décrivent ensuite longuement l’Europe pour leurs interlocuteurs : ils s’attachent à détailler les titres et rangs utilisés, les coutumes ayant trait à la nourriture ou à l’habillement, la richesse des différents royaumes. La grandeur des cités occidentales est exaltée, tandis qu’un tableau idyllique de la vie qu’on y mène est dépeint. Le récit se poursuit par la visite des différentes villes européennes parcourues par les Japonais, avant de culminer avec leur arrivée à Rome. Les ambassadeurs décrivent en détail la puissance du pape et leur entrevue avec ce dernier. Le dialogue se poursuit par le voyage de retour vers le Japon et une description de la Chine. Enfin, le récit s’achève sur une description du monde et sur la puissance de l’Europe due à son adhésion au christianisme.
87Le ton du De missione sonne souvent comme arrogant, vantant la supériorité de l’Europe sur le Japon, ce qui fait qu’il a été longtemps considéré comme une œuvre de propagande jésuite, teintée d’un fort européocentrisme. L’ouvrage est cependant plus complexe qu’il n’y paraît. Le choix de la forme dialoguée n’est pas anodin et vise à créer un pont entre Européens et Japonais, capables de débattre de leurs coutumes respectives et de se comprendre mutuellement. Le livre relève également du genre des descriptions laudatives des villes (laudes civitatum) qui apparaît dès le Moyen Âge. La particularité du De missione est de s’adresser non pas à une audience européenne, comme le veut la tradition, mais à un public non-européen.
88La présente édition et traduction anglaise du De missione vient utilement compléter la double édition latine et portugaise du texte faite par Américo da Costa Ramalho et Sebastião Tavares et publiée à Coimbra en 2009. L’introduction de Derek Massarella replace parfaitement l’œuvre dans le contexte particulier de la mission jésuite du Japon et des rapports entre Européens et Japonais. L’appareil critique est également fourni, grâce à d’importantes notes de bas de pages et de nombreuses références à des ouvrages sur la mission japonaise faisant autorité ou même à d’autres sources. L’ensemble est regroupé dans une solide bibliographie à la fin de l’ouvrage. Nul doute que cette nouvelle édition du De missione legatorum est d’une grande utilité pour tous ceux qui s’intéressent aux phénomènes de circulation entre le Japon et l’Europe.
89Hélène Vu Thanh
Nicolas Le Roux, Le Roi, la Cour, l’État. De la Renaissance à l’absolutisme, Seyssel, Champ Vallon, « Époques », 2013, 398 p.
90De l’avènement de François Ier, marqué d’emblée par l’affirmation ferme de son autorité, à l’exercice d’une monarchie qualifiée d’« absolue » au siècle suivant, l’État subit de nombreuses mutations politiques circonstancielles. Le nouveau livre de Nicolas Le Roux retrace cette évolution de l’État moderne de manière totale, avec le souci constant de conserver une démarche érudite et nuancée.
91Le sous-titre peut surprendre : « de la Renaissance à l’absolutisme ». La Renaissance française est bel et bien une période d’innovation politique, liée à l’évolution culturelle contemporaine, comme celle de l’art et de l’imprimerie. N. Le Roux met en évidence ces corrélations par des exemples comme celui du fameux Hercule gaulois de l’arc de la porte Saint-Denis à Paris, installé à l’occasion de l’entrée solennelle de Henri II dans la ville le 16 juin 1549 (pp. 97-98). L’imprimerie est quant à elle présentée avant tout sous son jour le plus politique, particulièrement évident lors des moments de crise de l’État, le paroxysme étant atteint avec la Ligue (pp. 212-216), qui entérine la perte de contrôle de la production imprimée par l’État. Par différents moyens de communication, la monarchie développe son cérémonial, l’incarnation de sa puissance.
92L’ouvrage de N. Le Roux est fondamental pour nuancer certains concepts, tel celui de la « civilisation des mœurs » issue du modèle curial, exposé par Norbert Elias (p. 17). Le Roux souligne la violence existant au sein de la Cour, le Louvre apparaissant comme un véritable coupe-gorge politique, théâtre de nombreux assassinats, celui de Concini n’étant que le plus connu. Tributaire de la réflexion de Keith Michael Baker, dont la pensée est la plus adaptée à l’étude de l’« opinion publique » de la France moderne, N. Le Roux emploie avec prudence les expressions souvent galvaudées d’« opinion publique » et d’« espace public ». À la fin du xvie siècle, l’opinion est « une conviction collective dont les gouvernants doivent tenir compte » (p. 226), mais à la fin du règne de Henri III, le souverain n’est plus en phase avec cette conviction collective et se révèle incapable de maîtriser les « caprices de la rumeur » qu’il ne veut pas suivre.
93Si Le Roi, la Cour, l’État s’étend de 1515 à 1620, une importance particulière est accordée à la période 1559-1610. C’est en effet la grande période de mutation de l’État, à la faveur d’une crise majeure, amorcée avec les guerres de Religion et pour l’essentiel achevée par l’assassinat de Henri IV, qui, paradoxalement, affermit sa légitimité et celle de la dynastie qu’il a fondée. À la lecture des pages consacrées aux guerres de Religion, on constate à quel point la formation des différents groupes antagonistes a des relents médiévaux, ou du moins rappelle des pratiques existant au cours de la « genèse de l’État moderne » (Michel Mollat). On relève par exemple que nombre de soldats se jettent dans les guerres de Religion moins par conviction religieuse que pour des raisons politiques (opposition aux Guise dans les rangs protestants, p. 154), ou tout simplement par simple volonté de retrouver une utilité perdue suite à la signature du traité du Cateau-Cambrésis en 1559. Ces relents médiévaux existent également chez les élites, notamment les Grands, auxquels appartiennent les Guise, issus de la Maison de Lorraine et qui ont l’ambition de jouer un rôle prépondérant dans le gouvernement du royaume de France, voire plus, au vu de la fierté qu’ils tiraient de leur origine carolingienne.
94Le processus de renforcement de l’autorité monarchique est confronté à une crise politico-religieuse qui affecte l’image du monarque. Une construction nouvelle de la figure du roi a été entreprise à partir du règne de Louis XII, comme l’ont montré Didier Le Fur (Louis XII, Paris, Perrin, 2001) et Nicole Hochner (Louis XII, les dérèglements de l’image royale, Seyssel, Champ Vallon, 2006), mais l’évolution amorcée durant le règne de Henri III accentue la gravité de la crise. Certains choix de ce roi ne sont pas compris, tels l’instauration d’un espace monarchique plus privé qu’à l’accoutumée ou ses actes de pénitence, jugés hypocrites ou hors de propos au regard de ce que devait être la majesté royale. La situation politique et personnelle de Henri III (guerres civiles gangrénant son autorité, impossibilité de la concorde, stérilité de son couple et crise dynastique majeure à partir de la mort de son frère cadet François d’Alençon en 1584) a poussé ce dernier à adopter une attitude de dévotion (p. 201) et des tenues noires plus humbles. Mais l’image de roi-Christ véhiculée par Henri III est rejetée par le Paris ligueur au profit de celle du Christ-roi (p. 243), dans un contexte qu’Arlette Lebigre avait qualifié de « Révolution des curés » (1980). Après la journée des Barricades et l’assassinat des Guise, la destruction d’images et symboles royaux, remplacés par des représentations saintes, est fatale à la légitimité royale de Henri III, qui n’est alors désigné que sous le nom de « Henri de Valois » afin de souligner sa déchéance (pp. 242-243). C’est déjà une mort symbolique mais, jusqu’au régicide de Jacques Clément que les Ligueurs présentent comme un « tyrannicide », Henri III incarne encore pour une bonne partie du royaume la légitimité royale. Il a le malheur d’être doublement assassiné, dans sa personne et dans sa mémoire. Henri IV avait tout intérêt à ne pas réhabiliter en tout ou partie son prédécesseur, afin de se mettre en valeur et d’éviter de célébrer un souverain qui avait exprimé le regret de ne pas avoir la capacité d’exterminer les protestants, qu’il percevait comme hérétiques.
95Henri IV doit faire preuve de pragmatisme pour faire reconnaître sa légitimité. Sa politique de pardon et d’oubli lui permet de réécrire l’Histoire et de conforter sa légitimité. Toutefois, elle ne règle pas tout, puisque Henri IV est soupçonné d’être un faux catholique créant insidieusement un État protestant (p. 302), en intégrant plusieurs protestants parmi les grands officiers de la Couronne (Bouillon, Sully, Lesdiguières, et il aurait pu y avoir La Force, qui aurait dû être fait maréchal de France le 17 mai 1610), ainsi que l’avait notamment souligné Roland Mousnier dans son classique L’Assassinat d’Henri IV (1964).
96L’assassinat d’Henri IV met véritablement fin à la crise de la Ligue, car son successeur est un enfant qui n’a été élevé que dans la foi catholique et qui, après la régence de Marie de Médicis puis la tutelle de Luynes, a l’intelligence de nommer et conserver Richelieu, afin de reprendre le processus de renforcement de l’autorité monarchique. Ce qu’on a dénommé « absolutisme » (même si la monarchie ne fut jamais entièrement « absolue ») n’aurait pu s’épanouir sans les soubresauts vécus au xvie siècle, sans ces essais de pratique du pouvoir, et sans notamment Henri III, roi décrié, dénigré, victime du contexte dans lequel il régna, ainsi que le suggère le chroniqueur Pierre de L’Estoile, et revisité depuis une trentaine d’années par les travaux de Jacqueline Boucher et de Nicolas Le Roux lui-même.
97La conclusion qu’il propose va plus loin que le sujet du livre. C’est une véritable leçon de méthode (p. 360). Rejetant l’usage abusif de concepts au détriment de la recherche et de l’étude des sources, méfiant envers les explications hâtives des motivations des acteurs par rapport au déroulement des faits, eux-mêmes fruits de contingences contraires aux volontés intimes desdits acteurs, N. Le Roux a écrit un livre fondamental qui est d’ores et déjà une référence incontournable.
98Fadi El Hage
Elise Frêlon, Le Parlement de Bordeaux et la « loi » (1451-1547), Paris, De Boccard, « Romanité et modernité du droit », 2011, 737 p.
99Créé en 1451 (puis supprimé entre 1453 et 1462), le parlement de Bordeaux est l’un des six parlements en place à la fin du règne de François Ier, avec Paris, Toulouse (1419), Grenoble (1457), Dijon (1477), Aix (1501) et Rouen (1515). Le choix d’étudier cette juridiction de dernier ressort, aussi dotée de pouvoirs réglementaires et législatifs, discutés par l’auteur, s’inscrit dans un vaste ensemble de travaux menés en histoire comme en histoire du droit depuis une vingtaine d’années, depuis l’ouvrage collectif dirigé par J. Poumarède et J. Thomas sur Les parlements de province, pouvoir, justice et société du xve au xviiie siècle (Toulouse, 1996). Alors que le parlement de Paris suscite depuis longtemps d’abondants travaux, le travail mené par E. Frêlon sur Bordeaux témoigne de la volonté de rééquilibrer la vision des parlements de l’époque moderne, souvent caractérisée par une survalorisation des relations entre le roi et le parlement de Paris. Cette volonté de restituer leur autonomie à des juridictions plus éloignées géographiquement du pouvoir monarchique était déjà sensible dans un précédent ouvrage que l’auteur avait tiré d’un mémoire de DEA, portant sur Les pouvoirs du Conseil Souverain de la Nouvelle France dans l’édiction de la norme (1663-1760) (Paris, L’Harmattan, 2002). Comme le souligne A. Rigaudière dans sa préface, l’intérêt de ce présent ouvrage est de considérer le parlement de Bordeaux comme « une fabrique authentique et autonome du droit » (p. viii), valorisant ainsi la singularité des pays et régions qui composent alors le royaume de France.
100Cette étude, tirée d’une thèse d’histoire du droit, s’intéresse donc à la « loi » : les guillemets marquent bien ici la difficulté à définir ce terme plastique et multiforme dans la France de la Renaissance. Considérant donc le pouvoir d’ordonner du parlement de Bordeaux, l’ouvrage procède à une étude empirique et circonstanciée du basculement de la conception de la loi dans une période qui tend à réduire progressivement sa définition au commandement royal, en scrutant la part parlementaire dans cette évolution. Appuyé sur des sources archivistiques tirées de fonds très variés, il marque le grand effort des historiens du droit pour historiciser leur objet, pour confronter la règle de droit à l’activité concrète des juristes. Émerge ici une conception très souple de la loi, marquée par l’instabilité et bien difficile à cerner précisément, qui restitue à la cour souveraine une véritable autonomie d’action. Sans être réduite aux seuls textes législatifs royaux, la loi telle que la définit l’auteur n’englobe pas pour autant la coutume ou la jurisprudence, mais recouvre un corpus tiré de la pratique : l’ensemble des actes royaux et parlementaires identifiés dans les archives. Leur analyse permet d’envisager la construction de la loi sous l’angle des relations de la cour souveraine avec le roi marquée par la coopération, ce qui confirme les analyses menées pour d’autres espaces.
101À chaque étape de la réflexion, l’auteur est très attentif à bien contextualiser son objet d’étude et à l’ancrer dans le travail quotidien parlementaire. En partant de l’activité de l’institution, l’auteur montre comment est élaboré par la pratique même un ensemble de normes, comment est construit un ordre juridique fondé sur l’interaction entre loi du droit, coutumes de Guyenne et activité réglementaire des magistrats. On regrette cependant l’absence de tableaux chiffrés récapitulatifs qui auraient rendu plus visibles l’ampleur du corpus et les catégories d’analyse établies.
102La première partie considère le parlement de Bordeaux comme « auteur de la loi », par son rôle de correction des actes royaux et par des décisions de son propre chef (arrêts et ordonnances). Ainsi, certains conseillers sont associés par le roi à la préparation de sa législation (en amont), mais aussi à des négociations diplomatiques : à ce titre, il est regrettable que l’auteur n’ait pu avoir connaissance de travaux récents qui valorisent la pluralité des fonctions des conseillers du roi, ce qui aurait enrichi sa présentation du rôle diplomatique des magistrats (par exemple C. Michon [dir.], Les conseillers de François Ier, Rennes, PUR, 2011). La question des remontrances est abordée à travers l’analyse des préambules de 525 actes royaux enregistrés à Bordeaux sur la période considérée. Au total, 46, soit presque un dixième, sont pris en réponse à des remontrances spontanées, dont 28 émanant avec certitude du parlement lui-même, alors que 74 sont motivés par des requêtes. Dans une analyse autant lexicale que typologique et diplomatique, l’auteur constate que le vocabulaire de l’expression critique et de l’avertissement n’est pas encore fixé dans des catégories rigides. Cependant, l’utilisation d’une grille d’analyse rhétorique aurait permis d’enrichir la réflexion sur les motivations affirmées en préambule et d’interpréter les nombreuses références au bien commun ou à un idéal de justice à des intérêts particuliers, corporatifs ou individuels). La création d’une « législation parlementaire » est envisagée à travers l’analyse des décisions prises soit du propre mouvement de la cour, soit sur requêtes. Il apparaît alors que les magistrats sont sollicités pour toutes sortes de questions pour lesquelles ils ne se déclarent jamais incompétents, s’affirmant comme des gestionnaires qui soumettent progressivement toutes les autres autorités de la province. Leurs attributions très variées, dans la ville de Bordeaux comme dans la province, suscitent même en 1535 des lettres patentes du roi leur défendant de se mêler de la défense de la Guyenne. La fin de la première partie est un véritable guide du fonctionnement interne de l’institution, dont la principale originalité est de souligner le rôle méconnu de deux officiers de finance : le receveur et payeur des gages et droits des magistrats ; le receveur des exploits et amendes.
103La seconde partie donne un rôle majeur à la circulation des textes, en envisageant le rôle du parlement de Bordeaux comme « gardien de la loi ». Sont analysées très précisément les modalités concrètes de réception, d’enregistrement, de publication et de diffusion des documents législatifs, valorisant le rôle d’acteurs précis (chevaucheurs, sergents, huissiers et surtout procureur du roi) dans le processus. Tout en soulignant par exemple la difficulté à imposer totalement le principe de la perpétuité des actes royaux (p. 370), l’auteur montre des évolutions fortes, comme le développement de l’enregistrement de traités par le parlement de Bordeaux sous François Ier, et surtout l’attention portée à partir de Louis XII à l’enregistrement comme outil de connaissance par l’ensemble des juridictions des décisions royales.
104Le cadre chronologique retenu permet en effet de saisir une période de mutation très forte, lors de laquelle s’affirme le pouvoir de commandement du roi par la « loi » royale, même si l’opposition entre le temps du « gouvernement domestique, du rassemblement » et celui du « gouvernement bureaucratique, de la modernité » (p. 23) est un peu forcée. La chronologie retenue met l’accent sur la collaboration avec Louis XI et le soupçon qui s’installe sous François Ier, le récit semblant donc se clore sur une sorte de divorce au moment de la révolte de Guyenne. On aurait aimé que l’auteur puisse approfondir son affirmation selon laquelle c’est pour limiter l’influence locale du parlement qu’Henri II envoie des commissaires royaux et instaure des présidiaux (p. 175).
105Plus généralement, cette riche étude invite à prolonger l’analyse par un travail comparatif. Au total, ce sont huit cours souveraines qui sont établies entre le milieu du xve et le milieu du xvie siècle, puisqu’aux parlements de Bordeaux, Grenoble, Aix, Dijon et Rouen, il faut ajouter les institutions (sénats ou parlements) établies à Milan, Turin et Chambéry pendant les guerres d’Italie, ce qui laisse à penser que cette série de créations participe d’une politique générale de gestion territoriale. L’auteur suggère que leur création n’est qu’une reprise d’institutions féodales antérieures, qui consacre un transfert de souveraineté (p. 19). Mais elle démontre surtout très clairement que leur création est un outil fondamental de diffusion de la loi royale dans l’ensemble du royaume. Cette hypothèse très convaincante mériterait d’être interrogée pour d’autres cas, d’autant que ces cours souveraines sont composées en général pour moitié de magistrats venant d’autres juridictions (surtout de Paris), qui circulent au cours de leur carrière d’une juridiction à l’autre, ce que l’auteur mentionne rapidement pp. 36-38 : entre singularités régionales et effort d’uniformisation juridique, de nombreuses recherches sont encore à mener sur le rôle des parlements.
106Marie Viallon
Stéphane Gal, Charles-Emmanuel de Savoie. La politique du précipice, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2012, 557 p.
107L’auteur, maître de conférences à l’Université de Grenoble, a déjà publié deux biographies : Bayard, histoires croisées du chevalier et Lesdiguières, prince des Alpes et connétable de France, parues en 2007. Le curieux sous-titre évoque la politique périlleuse et « ce plaisir de l’abîme consistant à narguer ses adversaires en dansant au bord du précipice » de Charles-Emmanuel Ier (1562-1630), petit-fils de François Ier, gendre de Philippe II, duc de Savoie en 1580. Personnage baroque, il rêva toute sa vie de se hisser au rang des rois et déploya pour y parvenir une énergie démesurée, pensant être guidé par la Providence, persuadé que ses actions « donnaient un sens à l’Histoire » (p. 52). Accablé par les historiographes du xvie au xxe siècle, il serait victime d’une véritable damnatio memoriae. S. Gal trouve au contraire « fascinante » sa pratique du gouvernement, endossant souvent le point de vue de son héros, qu’il entreprend de réhabiliter.
108L’érudition de l’auteur est indéniable ; il connaît à la perfection tous les textes et pamphlets franco-provençaux qui circulaient alors entre Lyon et les Alpes. Il maîtrise aussi parfaitement l’intrication des réseaux familiaux qui unissaient les cours d’Europe ou les principaux clans et « partis ». Sa langue est précise, voire recherchée, parfois trop emphatique (les dépenses du duc ne sauraient être qualifiées de « pharaoniques », pp. 88 et 276).
109Remarquablement éduqué par sa mère, la très humaniste Marguerite de Valois (fille de François Ier), qui sut lui choisir d’excellents précepteurs, Charles-Emmanuel s’exprime aussi bien en italien, en français qu’en espagnol. Doté d’une « immense culture », raffiné, écrivain et poète à ses heures, il est initié très tôt à la science du gouvernement par son père, le célèbre Emmanuel-Philibert (vainqueur des Français à la bataille de Saint-Quentin en 1557). Orphelin à 18 ans, il parachève la réorganisation de ses États de Savoie et Piémont, transférant en 1563 sa capitale de Chambéry à Turin, qu’il embellit et fortifie.
110Grand lecteur à la fois de Machiavel et du jésuite G. Bottero, qui prône une raison d’État chrétienne, il sait utiliser la force médiatique des arts, met en scène lui-même fêtes et parades, dessine des projets de médailles ou de monuments. Honoré d’Urfé, célèbre auteur de l’Astrée, rédige pour lui la Savoysiade, long poème inachevé (1606), en écho à la Franciade de Ronsard (1572). Mari attentionné de Catherine-Michèle de Habsbourg, fille cadette de Philippe II, qui dirige les affaires en son absence, il lui adresse souvent plusieurs lettres par jour et la célèbre en des poèmes poignants. Homme de foi, mais tolérant vis-à-vis des vaudois ou des protestants, il se montre aussi guerrier courageux, aimant les exploits chevaleresques et recherchant l’épée mythique de Bayard (p. 101). Capitaine chrétien, il théorise la guerre eschatologique, « seule capable de provoquer le miracle » (p. 114), veut imposer à ses soldats le respect de Dieu (p. 124) et s’enorgueillit d’être le détenteur et gardien du Saint-Suaire, la relique « la plus précieuse qui soit au monde ». Il perçoit l’ambition qui l’anime comme une vocation, un « appel ». Multipliant les allusions artistiques ou textuelles à la royauté davidique, il se place dans la lignée de Charlemagne et Charles-Quint, rêve à la couronne de France, revendique celle de Chypre et voudrait qu’on lui confie la direction d’une croisade contre les Turcs…
111Profitant des guerres de religion qui affaiblissent le royaume de France, Charles-Emmanuel s’empare en 1588 du marquisat de Saluces, seule possession française subsistant de l’autre côté des Alpes. Puis il appuie les ligueurs du Dauphiné et de Provence. Mais les révoltés perdent Grenoble (1590), tandis que l’armée ducale est taillée en pièce à Pontcharra (1591) ; la Provence, après l’avoir acclamé, se divise et se détourne de lui. Il conduit ensuite cette « folle ambassade » de 1599 à Paris, alors que les deux États sont encore en guerre. Finalement, Henri IV envahit en personne la Savoie en 1600. La paix de Lyon (17 janvier 1601) permet certes au duc de conserver le marquisat de Saluces, mais il doit céder à la France la Bresse, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex. Une autre tentative de Charles-Emmanuel, le fameux épisode de l’Escalade (22 décembre 1602), se termine aussi par un échec : des soldats pénètrent par surprise dans Genève, mais ne peuvent en ouvrir les portes au reste de l’armée. Ce coup de dés, joué sans en avoir informé Philippe II et alors que la France garantit officiellement la sécurité de Genève, résume bien le personnage…
112Le duc rompt ensuite progressivement avec l’Espagne et propose à la France une attaque conjointe contre le Milanais, moyennant la cession de la Savoie (traité de Brussol, 1610). L’assassinat d’Henri IV ruine ses espoirs. Lorsqu’il attaque en 1613 le marquisat de Montferrat, il doit supporter seul la pression des armées espagnoles. Des écrits inspirés par ses soins jettent alors les prémices « d’un discours unitaire italien autour des Savoie » combattant pour la « commune liberté » (p. 417). Il se rapproche aussi de Charles Ier (un siècle plus tard l’Angleterre fera attribuer enfin une couronne à son descendant lors du traité d’Utrecht). Louvoyant sans cesse entre France et Espagne, il cherche durant la guerre de Trente Ans des occasions de s’étendre en Italie.
113Cependant, ayant intrigué avec de grands aristocrates français contre Richelieu, il est détesté du cardinal, lequel le poursuit de sa vindicte « avec une obstination sadique » (p. 472), le traitant de « singe des grands rois ». Dans la guerre pour la succession de Mantoue et du Montferrat, le duc se rapproche de l’Espagne, fait semblant de résister aux Français, puis s’allie avec eux. Les troupes françaises pénètrent finalement en Savoie et Piémont en 1630 (le récit de cette année apparaît d’ailleurs trop escamoté) et le duc meurt dans son refuge de Savigliano, au milieu de ses troupes décimées par la peste.
114L’entreprise de réhabilitation, licite au demeurant, ne prendrait-elle pas un tour hagiographique ? S. Gal semble parfois succomber au magnétisme de son personnage. Tout au plus admet-il que le principal levier de la politique ducale « consistait à jeter la confusion », entre France et Espagne, entre ligueurs, royaux et protestants ou encore que « ces années d’interventions et de collaborations embrouillées laissent l’observateur dans une certaine perplexité » (p. 182). Certaines formulations épousent trop le point de vue ducal : il « semblait concentrer en lui toute la splendeur de la dynastie des Savoie » (p. 293) ou bien « en marchant d’un pas accéléré ou décalé […] le prince grandissait encore la part d’extraordinaire et de mythe qui entourait son être » (p. 315).
115L’auteur pousse à l’extrême la tentative de rendre à Charles-Emmanuel une cohérence absolue. Prétendre qu’il permit à ses États « de se tailler une place majeure sur l’échiquier mondial » (p. 474) est certainement exagéré. Il propose néanmoins une intéressante et fine analyse psychologique de ce héros pathétique, qui fut parfois à deux doigts de voir aboutir sa quête de gloire. Cherchant à paraître toujours plus grand qu’il n’était, « en déséquilibrant l’ordinaire » (p. 282), il s’appliqua sans cesse à créer des situations nouvelles afin de permettre la survenue de cette « royauté cachée » dont il était certain d’être le dépositaire…
116Alain Becchia
Dénes Harai, Gabriel Bethlen prince de Transylvanie et roi élu de Hongrie (1580-1629), Paris, L’Harmattan, « Histoire hongroise », 2013, 302 p.
117Gabriel Bethlen, héros national de l’histoire transylvaine et donc hongroise, n’avait fait l’objet d’aucune étude en langue française depuis le copieux article de Dávid Angyal dans la Revue historique de 1928, t. 158, pp. 19-80. L’introduction de cette très classique biographie rappelle que le personnage n’a pas échappé aux révisions historiographiques de la part des universitaires magyars souvent contraints par la commande politique. Gyula Szekf?, qui, le premier en 1929, peignit Bethlen de couleurs moins chatoyantes, essuya une volée de bois vert. Le régime communiste, en 1955, remplaça, sur la Place des Héros de Budapest, la statue du roi Habsbourg Charles III (empereur Charles VI) par celle de Bethlen. Et la loi CLXXXII du 23 décembre 2010 donna son nom à une fondation chargée de soutenir la vie scolaire et intellectuelle des Hongrois en dehors des frontières. Gabriel Bethlen, c’est un héros de la Grande Hongrie d’avant Trianon.
118Le règne de Gabriel Bethlen en Transylvanie (1613-1629) est considéré comme l’âge d’or de cette principauté, État tampon entre l’Empire ottoman et la monarchie habsbourgeoise de Vienne, maîtresse des territoires hongrois ayant échappé aux Turcs. Ce prince qui fit ses premières armes contre les Turcs dès 1595, au début de la guerre de Quinze Ans, servit d’abord Sigismond puis André Báthory, princes de Transylvanie ; il combattit ensuite aux côtés d’Étienne Bocskai, auquel il conseilla d’accepter l’aide du sultan. Lors de la paix de Vienne (1606), Rodolphe II reconnut Bocskai comme prince de Transylvanie. Bethlen fut ensuite au service de Gabriel Báthory, prince de 1608 à 1613, comme diplomate à Constantinople et à Presbourg (Bratislava), pour obtenir confirmation de l’investiture de son maître. Le trahit-il, en arguant auprès du sultan de la volonté de Gabriel Báthory de quitter la vassalité ottomane pour s’allier au Habsbourg de Vienne ? Dès septembre 1612, Bethlen quitta la Transylvanie pour Temesvár (Timi?oara), en territoire turc. Les armées du sultan, grossies de Valaques, de Moldaves et de Tartares entrèrent en Transylvanie en 1613 ; la Diète de la principauté déposa Báthory, très impopulaire, et élut Gabriel Bethlen, qui jura de respecter les privilèges des Saxons et des Sicules. Le prince déchu fut assassiné le 27 octobre 1613 ; son successeur fut-il complice, commanditaire ou simple bénéficiaire ? Les trois sbires assassins furent eux-mêmes exécutés publiquement le 26 février 1614 et, là aussi, quelle fut la responsabilité de Bethlen ? Quoi qu’il en soit, ce dernier se dédouanait ainsi auprès des partisans de son prédécesseur.
119Bethlen, l’homme des Turcs ? La Transylvanie était une province tributaire de l’Empire ottoman, comme la Valachie et la Moldavie voisines et le maintien d’un prince à sa tête ne pouvait être durable sans des signes d’allégeance et des concessions. Bethlen dut remettre aux Turcs la forteresse de Lippa, contre le gré de ses habitants qu’il fut obligé de contraindre militairement. Ses opposants, dont Georges Drugeth était le chef, le qualifièrent de traître. Mais il fallait aussi se défendre à l’ouest et garantir un modus vivendi avec l’empereur. En 1615, par le traité de Nagyszombat (Trnava), confirmé deux ans plus tard, Mathias II, roi de Hongrie (Ier comme empereur), reconnu Bethlen comme prince d’une Transylvanie qui continuait à relever du royaume de Hongrie ; la Diète de la principauté se vit confirmer le droit d’élire le successeur. Bethlen, de son côté, calviniste de religion, garantissait la liberté des religions reçues (officielles), calvinisme, luthéranisme (les Saxons), unitarisme et catholicisme. Le déclenchement de la guerre de Trente Ans après la défenestration de Prague bouleversa l’équilibre précaire en Transylvanie et en Hongrie royale. Une bonne partie de la noblesse hongroise, menacée dans ses libertés constitutionnelles et religieuses par l’absolutisme politique et confessionnel de l’empereur Ferdinand II, rallia les révoltés de Bohême et le camp protestant. Bethlen se joignit à elle et pendant dix ans, de 1619 à 1629, il guerroya avec des succès divers en Hongrie et jusqu’en Moravie. Dénes Harai entre fort dans le détail des péripéties militaires que le petit format de la carte de la page 261 permet difficilement de suivre. En octobre 1619, Bethlen investit Presbourg, capitale de la Hongrie royale, s’empara de la Sainte Couronne et fut élu par la Diète prince de Hongrie. En août 1620, avec l’aval de la Porte monnayé par l’abandon de quelques forteresses, il fut élu roi de Hongrie par la Diète réunie à Besztercebánya (Banská Bystrica) ; mais, bien qu’en possession de la couronne, il ne se fit pas couronner. Était-ce pour éviter un clash définitif avec l’empereur-roi ? Car, tout en s’efforçant à Constantinople d’obtenir l’aide turque, il maintenait, au gré du hasard des armes, le contact avec son ennemi Ferdinand II. En janvier 1622, par le traité de Nikolsbourg (Mikulov), l’empereur lui accorda 7 comitats de la Hongrie royale et 5 villes dont Kassa (Košice), les seigneuries d’Oppeln (Opole) et Ratibor (Racibórz) en Silésie – il devenait ainsi prince du Saint-Empire – et 50 000 florins annuellement pour l’entretien des places des 7 comitats. En contrepartie, Bethlen renonçait au titre de roi de Hongrie et restituait la couronne de Saint-Étienne au Habsbourg. Cet accord n’empêcha pas de nouvelles campagnes de Bethlen en 1623 et en 1626, plus ou moins appuyées par les Turcs, qui jouaient aussi le double jeu, conclues par des accords qui confirmaient en gros le traité de 1622. Durant les dernières années de son règne, Bethlen lança ses filets dans toutes les directions ; il continua à pousser les Turcs à la rupture franche avec Ferdinand II (ambassade de Tholdalagi en 1628), il négocia avec l’alliance anti-habsbourg de La Haye (Angleterre, France, Venise et Provinces-Unies), avec le Danemark, avec l’électeur de Brandebourg Georges-Guillaume, dont il avait épousé la sœur, avec Gustave-Adolphe son beau-frère, avec Michel Romanov. Avec le soutien du tsar, de la Suède en guerre contre la Pologne et l’aide des orthodoxes et protestants polonais, il pensait triompher de Sigismond III Vasa, allié de Ferdinand II, et s’assurer le trône polonais. Son neveu Pierre Bethlen entreprit une grande tournée européenne, accompagné du diplomate François Bornemisza : les voyageurs se trouvaient en France au moment du siège de La Rochelle. Toute cette diplomatie compliquée est éclairée par le recours à une source de premier ordre, la correspondance de l’ambassadeur de France à la Porte, Philippe de Harlay-Sancy.
120Bethlen fut un chef militaire et son armée, 10 à 30 000 hommes, sans les auxiliaires étrangers, rendit nécessaire l’organisation de l’état de finances. Le trésor fut alimenté par les taxes sur le sel, l’impôt du trentième, des monopoles commerciaux (l’exportation du cuivre), mais aussi par la confiscation de biens de l’Église catholique ou des revenus miniers de Körmöcbánya (Kremnica). La cour du prince, qui se tenait ordinairement à Gyulafehérvár (Alba Iula), s’entoura d’un certain faste, mêlant dans son décor tapis orientaux et tapisseries des Flandres. Les tableaux des pages 211 et 214 détaillent les objets de luxe, tissus, argenterie, orfèvrerie, et leurs lieux d’achat. L’encouragement à la culture bénéficia surtout aux calvinistes. Pour faire pièce au collège jésuite de Gyulafehérvár, Bethlen créa dans cette ville une Académie dotée d’une bibliothèque de 5 000 volumes et où il attira de prestigieux professeurs comme Martin Opitz et, venus de Herborn, Johann-Heinrich Alsted, Ludwig-Philipp Piscator et Johann-Heinrich Bisterfeld. Les boursiers pouvaient fréquenter les universités de Leyde, de Heidelberg, de Marburg, de Franeker. Les faveurs à la religion du prince ne firent pas de la Transylvanie un État de la confessionnalisation, même si le prosélytisme calviniste s’exerça contre l’orthodoxie, religion non reçue. Les jésuites purent revenir en 1622. Des églises furent restituées aux catholiques, mais pas la cathédrale de Kassa, donnée aux luthériens, car ils étaient les plus nombreux dans la ville. Fait rare et digne d’être souligné, les anabaptistes, chassés de toute l’Europe, trouvèrent refuge à Alvinc, sous la protection du prince, laquelle s’étendit aussi aux juifs, non stigmatisés par quelque signe extérieur. En marge d’une Europe en pleine tourmente, la Transylvanie, agrandie à l’ouest des 7 comitats, connut donc une relative paix intérieure – les guerres eurent surtout lieu hors de son territoire – et une tolérance civile, religieuse et culturelle qui devait perdurer dans les décennies suivantes. S’il n’a pas réussi à réunifier la Hongrie, le prince parvint surtout, grâce à une politique de bascule entre Vienne et Constantinople, à préserver sinon l’indépendance, du moins l’autonomie de la principauté qui fut le recours de l’espérance nationale des Hongrois sous la domination mal tolérée des Habsbourg, jusqu’à la guerre d’Indépendance de François II Rákóczi, autre héros national. Il reste à espérer que Gabriel Bethlen ne soit pas instrumentalisé par la politique nationaliste, tout comme l’histoire de la Transylvanie échappe à l’antagonisme entre Budapest et Bucarest.
121Claude Michaud
Ferenc Tóth (éd.), Correspondance diplomatique relative à la guerre d’indépendance du prince François II Rákóczi (1703-1711), Paris, Honoré Champion, « Bibliothèque d’études de l’Europe centrale » 9, 2012, 610 p.
122La collecte avait été commencée par Kálmán Benda en 1980. Elle a été complétée par Ferenc Tóth. Les documents sont essentiellement conservés aux Archives du Ministère des Affaires étrangères, Correspondance Politique Hongrie, mais aussi Pologne, Suède, Turquie, Bavière ; d’autres se trouvent à la Bibliothèque nationale de Hongrie (Magyar Országos Levéltár). Du côté français, les correspondants sont à Versailles Louis XIV et son secrétaire aux affaires étrangères Colbert de Torcy, et en Hongrie, les diplomates auprès du prince François II Rákóczi, Pierre Puchot, marquis des Alleurs puis Louis de Fierville, un militaire, le brigadier Louis Lemaire, un ingénieur Antoine La Motte ; mais aussi Jean-Louis d’Usson, marquis de Bonnac, ambassadeur en Pologne, et Charles de Ferriol, ambassadeur à la Porte, impliqués dans les enjeux de cette Europe orientale où se déroule parallèlement la guerre qui met aux prises la Pologne, la Suède, la Russie et la Turquie. Du côté hongrois, le prince François II Rákóczi est le principal correspondant, secondé par un diplomate envoyé à la cour de France, Ladislas Vetési Kökényesdi. La publication est faite avec un grand soin ; si les documents sont dans l’ordre chronologique, la date de réception des dépêches est indiquée, ce qui permet de rétablir avec précision l’état de l’information de part et d’autre à l’instant T, à Versailles comme en Hongrie, en un temps où une durée de transmission de deux mois n’était pas exceptionnelle. Une copieuse introduction de 100 pages couvre la période de cette guerre d’indépendance et fournit l’essentiel de l’événementiel indispensable ; elle est très redevable à la thèse de Béla Köpeczi, La France et la Hongrie au début du xviiie siècle. Étude d’histoire des relations diplomatiques et d’histoire des idées (Budapest, 1971). Elle mène le lecteur jusqu’au terme de la vie d’exil du prince François II Rákóczi qui, après quelques années en France, mourut en Turquie en 1735. Elle fait le point sur les nombreux écrits du prince, en français et en latin, qui ont fait l’objet de publications savantes.
123La guerre d’indépendance de Hongrie, lancée par François II Rákóczi, héritier des princes de Transylvanie, contre les violations des libertés ancestrales de la nation par les Habsbourg, rois de Hongrie, s’inscrit dans une déjà longue tradition de résistance. Le moment semblait bien choisi : le gros des forces de l’empereur-roi Léopold était mobilisé à l’ouest contre les armées de Louis XIV lors du conflit de la succession d’Espagne. Le roi de France cherchait à réactiver les traditionnelles alliances de revers et était donc disposé à soutenir la diversion hongroise, mais au moindre coût. Il n’était pas question de déplacer des troupes en nombre vers un champ de bataille si éloigné ; et l’état catastrophique des finances françaises ne permettait que des subsides modestes. Des deux côtés, les désillusions ne tardèrent pas. Les envoyés français en Hongrie prévinrent très vite Louis XIV de l’incapacité des troupes des Mécontents hongrois à mener une bataille rangée ou même un siège contre les armées autri- chiennes ; elles ne pouvaient réussir que dans la « petite guerre », série de coups de main et de raids de cavalerie légère. Quant aux Hongrois, après la bataille de Blenheim, ils ne pouvaient plus espérer une jonction avec les troupes de Maximilien-Emmanuel de Bavière ; réduits à leurs propres forces, mal commandés, mal équipés, les soldats non payés de plus en plus déserteurs, ils ne purent d’abord que défendre leur territoire, puis perdre leurs forteresses et finalement furent contraints au compromis conclu à Szatmár en 1711.
124Le corpus s’ouvre avec une missive de François II Rákóczi du 17 mars 1703 : il informe le marquis de Bonnac qu’il dispose de 5 700 hommes et demande à Louis XIV des subsides et des ingénieurs militaires. Le roi se montre très prudent dans sa réponse : soutenir des révoltés contre le pouvoir monarchique ne saurait être qu’un pernicieux exemple. Aussi est-il précisé que Sa Majesté « est bien éloigné de regarder le Prince comme rebelle à l’Empereur. Elle le considère comme le légitime héritier du Prince Ragotzi, son grand-père, souverain de la Transylvanie… Elle regarde avec raison cette Principauté comme usurpée par l’Empereur, et le Prince Ragotzi combattant pour ses droits, à la tête d’une nation libre » (p. 157). Ce souci de demeurer dans les normes du droit monarchique est constant. Le 1er avril 1704, Louis XIV répète à des Alleurs « qu’il ne s’agit pas … de soutenir des sujets rebelles à leur prince légitime, quelque utilité (qu’il) pust en retirer » (p. 204). D’où l’insistance de la diplomatie française à ce que la situation internationale de la Hongrie se clarifie et permette à Louis XIV de « traiter avec le Roy de Hongrie comme avec un Estat libre » (p. 259). Le détrônement de Joseph Ier en 1707 aurait permis la conclusion d’un traité d’alliance en bonne et due forme. Les défaites hongroises n’encouragèrent pas la France à s’engager plus avant. Le marquis des Alleurs se montre tout au long de sa mission très critique envers le prince et les Mécontents. François II Rákóczi est « une espèce de caméléon » (p. 318), les subsides sont gaspillés en diamants pour la princesse Rákóczi ou en ambassades inutiles, alors que les armées, et principalement les soldats étrangers, manquent de tout. Des Alleurs s’est opposé frontalement à Rákóczi qui a lancé la désastreuse bataille de Trencsén (août 1708), laquelle s’est soldée par une irrémédiable débandade ; Louis XIV ne juge alors plus utile de prendre de nouveaux engagements. « La guerre ne se soutient que par l’impuissance de l’Empereur ». Louis XIV et son ministre finissent par réduire leurs ambitions à ce que des Alleurs empêche les Hongrois de traiter avec l’empereur ou du moins retarde l’ouverture des pourparlers. Le prince est un candidat obstiné au trône de Pologne, ce qui n’entre pas dans les vues de la France qui pousse Rákóczi à se rapprocher de la Suède de Charles XII. Mais Poltava met fin à cet espoir. En 1710 et 1711, la correspondance s’espace. Le dernier document est une lettre de François II Rákóczi du 29 juillet 1711 adressée à son diplomate Ladislas Vetési Kökényesdi, qui lui avait conseillé l’exil plutôt que l’accommodement avec les Autrichiens ; le prince exhale sa rancœur envers le traître, Alexandre Károlyi, qui a conclu le compromis de Szatmár. Cette publication complète et illustre la thèse de Béla Köpeczi. Le prince François II Rákóczi, héros national, sujet d’une historiographie indifférente aux vicissitudes politiques contemporaines, est l’objet, sous la plume des observateurs français, de jugements critiques souvent sévères, qui s’adressent autant à lui qu’à ses proches – des Alleurs hait véritablement Nicolas Bercsényi – et à l’ensemble des Hongrois révoltés, mauvais soldats, souvent barbares, incapables de constance. On ressent ici tout ce qui peut opposer le ressortissant d’une monarchie française bien réglée à une confédération hongroise en révolte, sans institutions stables, sans capitale fixe, gouvernée par un prince sans ressources et à la titulature incertaine.
125Claude Michaud
Gigliola Fragnito (dir.), Elisabetta Farnese, principessa di Parma e regina di Spagna, Rome, Viella, 2009, 405 p.
126Dernière représentante de la dynastie des Farnèse, la princesse Élisabeth de Parme (1692-1766) devient reine d’Espagne par son mariage en 1714 avec Philippe V. L’image que dressent alors d’elle les diplomates français et impériaux envoyés à Madrid a longtemps été reprise par l’historiographie : celle d’une souveraine ambitieuse, servie par une cabale italienne, déterminée à tirer profit des bouleversements de la géopolitique italienne pour assurer des trônes à ses fils, nés du second lit du roi. Les réflexions historiographiques récentes sur la contribution des femmes à la construction de la souveraineté, les modalités et les limites de leur participation au pouvoir, l’articulation des rôles féminins et masculins dans les cours européennes de l’époque moderne, invitaient à une relecture de cette image. Après les deux biographies qui lui ont été consacrées par l’historienne italienne Mirella Mafrici (1999), et par l’historienne espagnole Mária Ángeles Pérez Samper (2003), un colloque international réuni à Parme en 2008 contribue à restituer la complexité de cette figure clé du premier xviiie siècle européen.
127Les dix-sept contributions (principalement en italien, mais également en français et en espagnol) s’organisent en quatre grands ensembles. Le premier suit la trajectoire d’Élisabeth, de son duché natal à la cour de Madrid. Relaté par Luigi Pellizoni, le périple terrestre qui la mène en 1714 vers son royal époux apparaît comme un voyage initiatique, le moment de la « naissance d’une reine ». Lucien Bély revient sur sa dernière étape, le « coup de majesté » que constitue, avant même la rencontre avec Philippe V, le renvoi de la princesse des Ursins, conseillère et favorite du roi. Abondamment commenté par les cours européennes, le geste n’est pas seulement l’affirmation de sa majesté par une jeune reine de 22 ans. Il annonce une inflexion politique majeure – la distension des relations avec la France et le regain des préoccupations italiennes – préparée en amont et autour d’elle, mais véritablement engagée par Élisabeth.
128Le deuxième ensemble est centré sur les années espagnoles jusqu’à la mort de Philippe V (1746). Les contributions éclairent l’apport de la reine au fonctionnement quotidien du pouvoir, à ses rites, à son efficacité symbolique, ainsi que les faiblesses et les limites inhérentes à ce pouvoir féminin. Rappelons que la période est scandée par l’abdication de Philippe V en faveur de son fils Louis, qui règne brièvement en 1724, par la longue dépression du roi, palliée de manière informelle, puis plus institutionnelle par la reine, par sa retraite à La Granja pendant le règne de son beau-fils Ferdinand VI, enfin par sa courte régence avant l’arrivée de son fils Charles, qui laisse la couronne de Naples pour celle de Madrid en 1759. Demeuré cinq mois à Madrid à l’hiver 1721-1722, Saint-Simon dresse le portrait vivant et sensible d’une jeune reine enfermée dans un « tête-à-tête » constant avec son royal époux, du lit aux promenades, des audiences particulières aux séances de travail, où se forge sa familiarité avec les affaires. L’influence politique de la reine y apparaît dans toute son ambiguïté : influence toujours informelle, payée d’une servitude volontaire, irréversible et sans doute pesante pour cette princesse que l’on décrit de nature gaie et sociable (G. Poumarède). Des années plus tard, son hostilité à l’égard de Barbara de Braganza, l’épouse de Ferdinand VI, peut être lue comme une rivalité politique mais également comme l’opposition de deux conceptions de la royauté féminine : à l’une les grandes intrigues et desseins internationaux, à l’autre un intérêt soutenu pour les idées pédagogiques des Lumières, qui la conduit à fonder un collège pour l’éducation des jeunes filles de la noblesse (G. A. Franco Rubio).
129Le troisième ensemble éclaire les enjeux diplomatiques de la période, saisis depuis Rome (S. Tabacchi), Vienne (P. Wallnig), Lucques (R. Sabbatini) et Madrid (M. Mafrici). Si l’on suit les rapports des ambassadeurs, c’est à la force de son amour maternel que la reine aurait hissé Charles de Bourbon sur le trône de Naples et de Sicile en 1734, et Philippe sur celui de Parme, Plaisance et Guastalla en 1748. Les contributions réinscrivent ce topos dans deux niveaux d’analyse. D’une part, l’évolution des positionnements et des marges de manœuvre des puissances européennes engagées dans la renégociation des équilibres italiens de manière quasi-continue entre les traités d’Utrecht (1713) et d’Aquisgrana (1748). Dans ce cadre, les ambitions de la reine se combinent efficacement aux aspirations de Philippe V à défendre ses intérêts dynastiques et à compenser la fin de la suprématie espagnole sur le terrain italien par l’établissement d’États parents. Elles s’opposent en revanche aux prétentions de la papauté, dont Stefano Tabacchi met bien en lumière l’affaiblissement diplomatique, dans un contexte de sécularisation des relations internationales et de partage de la péninsule entre Habsbourg et Bourbons. D’autre part, le rôle des « petits États » dans cette période, sur lequel il faut renvoyer à la contribution limpide de Giovanni Tocci, qui ouvre le volume. La perspective de l’extinction de la dynastie Farnèse (comme de celle des Médicis en Toscane ou des Gonzague de Guastalla) fait de la succession de Parme l’un des points récurrents des tractations diplomatiques du premier xviiie siècle. La force du duché, en déclin économique et aux finances précaires, repose sur le prestige personnel des ducs, sur les unions matrimoniales des princesses et sur sa position de corridor militaire. Selon S. Tabacchi, il ne faut pas négliger le rôle des Farnèse dans le destin politique de leur territoire, d’autant que la position d’Élisabeth lui permet de relayer dans les négociations internationales les ambitions de son oncle François à la création d’un vaste état bourbon-farnèse.
130Enfin, le dernier ensemble de contributions s’organise autour de Charles de Bourbon, de son installation à Naples (A. M. Rao) à son accession au trône d’Espagne en 1759 (I. Ascione), ainsi que de l’héritage archivistique et artistique des Farnèse dans la capitale méridionale (P. Leone de Castris, M. G. Maiorini). Cette dernière partie, qui se détache en apparence de la figure élisabéthaine, reflète ce qui représente en sourdine l’un des axes de réflexion majeurs de l’ouvrage : la circulation des hommes et des femmes, des expériences, des instruments et des capitaux culturels, politiques et symboliques dans une Italie à la géopolitique recomposée entre la guerre de succession d’Espagne et la guerre de succession d’Autriche. On peut ainsi mettre en regard les contributions de Giuseppe Bertini sur l’éducation artistique de la princesse à la cour de Parme et celle de Nicolas Morales sur l’implantation de l’opéra à la cour d’Espagne. Toutes deux éclairent le rôle d’Élisabeth dans le tournant italien de la vie culturelle espagnole, mais également la sensibilité de la souveraine aux usages politiques de la musique. Dimension essentielle de la renommée internationale de la petite cour de Parme, l’exaltation de la figure monarchique à travers les arts est développée à Madrid par la construction de théâtres, l’acclimatation des genres musicaux italiens, le recrutement de chanteurs renommés comme Farinelli. S’inscrit dans la même logique le transfert à Naples des collections artistiques et d’une partie des archives des Farnèse, auquel Charles fait procéder sur les instances de sa mère. Si la gestion de ce prestigieux héritage apparaît aux yeux des voyageurs européens comme brouillonne, voire scandaleuse, leur disposition matérielle et les projets dont ils font l’objet illustrent la dimension politique dont ils sont investis, au service de l’affirmation dynastique. Dans les deux cas, cet héritage jalousement conservé par la branche aînée des Bourbon-Farnèse est en réalité transformé en une entité nouvelle, métissée de nouvelles acquisitions pour les collections d’art, enrichie par la documentation bourbon pour les archives. Autant donc que sa relecture de l’histoire du pouvoir au féminin, c’est la mise en évidence de cette circulaire et constante métamorphose des héritages, des normes et des pratiques, vue depuis le triangle Parme-Madrid-Naples, qui nous semble faire le principal intérêt de ce bel ouvrage.
131Emmanuelle Chapron
Fulgence Delleaux, Les Censiers et les mutations des campagnes du Hainaut français. La formation originale d’une structure socio-économique (fin xviie-début xixe siècle), Namur, Presses universitaires de Namur, 2012, 230 p.
132Les « censiers » sont les gros et moyens fermiers qui exploitent une part non négligeable des terres dans le Hainaut français – voire une grande majorité de celles-ci dans les régions d’openfield situées au nord de cette contrée. Le livre de Fulgence Delleaux explique comment ces notables se sont adaptés et ont même participé activement aux mutations de la conjoncture d’un large xviiie siècle, dans les « censes » ou fermes à eux louées (sous l’Ancien Régime, près de 70 % des exploitants hennuyers sont locataires) surtout par des seigneurs ecclésiastiques, mais aussi par certains seigneurs laïcs. La période s’ouvre sur les ravages – énormes dans cette province frontalière – des guerres de la Ligue d’Augsbourg et de Succession d’Espagne, avant que ne s’amorce dès les années 1720 une croissance démographique « impétueuse », voire « torrentielle », de l’ordre de 150 % au cours du xviiie siècle. Contrairement à la plupart des auteurs qui ont travaillé sur les contrées septentrionales, F. Delleaux part du postulat qu’une telle conjoncture n’a pas pu se produire sans une sensible intensification agricole. Afin de mettre cette dernière en évidence, plutôt que de se focaliser sur des sources administratives par trop misérabilistes car produites par des acteurs soucieux d’épargner à la province des impôts supplémentaires, il préfère s’appuyer principalement sur des « ego-documents » et des actes notariés, malgré les « résistances » de ces derniers à l’égard du chercheur dans les contrées septentrionales. L’ouvrage, très clair, structuré et pédagogique, s’appuie sur des études de cas concrètes de « censiers » à partir d’archives le plus souvent inédites ; tout en maniant constamment et avec beaucoup d’habileté une riche bibliographie sur la France du nord et la Belgique actuelle.
133Dans le premier chapitre, F. Delleaux montre comment, outre le contexte climatique défavorable, les guerres de la fin du règne de Louis XIV ont accéléré le mouvement de concentration des terres. Les confiscations de bétail et de récoltes, appelées « fourragements », ainsi que les destructions dues aux passages répétés des gens de guerre, ont causé une flambée des prix et un endettement tels que seuls les « censiers » aux assises économiques les plus solides ont pu maintenir leurs activités, et même dégager des bénéfices grâce au surplus de production qu’ils détenaient. Ainsi, les seigneurs ont eu intérêt à s’appuyer sur les plus aisés de ces fermiers pour exploiter leurs terres, les grandes « censes » dépassant largement la centaine d’hectares.
134Le chapitre II montre comment la croissance démographique consécutive aux guerres a facilité une seconde poussée de concentration foncière, parce que la forte augmentation du prix des fermages induite a exclu les exploitants les moins riches de la compétition pour la location des terres. Simultanément, la conjoncture démographique a freiné la hausse des salaires agricoles, causant un appauvrissement des petits paysans. À défaut de sources fiscales pertinentes, le processus d’enrichissement et d’agrandissement des domaines est notamment mis en évidence par une étude quantitative des dots des filles de « censiers ». Contrairement à ce qui avait été écrit par Georges Lefebvre, F. Delleaux révèle encore que les « censiers » maintiennent leur activité pendant et après la Révolution.
135Le chapitre III présente les productions agricoles, en soulignant la place d’une céréaliculture à hauts rendements et d’un cheptel ovin nombreux, sans oublier les cultures industrielles et les légumineuses. Les « fourragements » des armées incitent les « censiers » à développer la culture du trèfle comme nourriture de substitution pour leurs bestiaux, notamment de travail. De manière plus générale, la gravité des événements militaires de la fin du xviie siècle fait sauter les verrous de la vaine pâture et des assolements. Il faut par exemple cultiver des céréales lorsqu’une accalmie des combats le permet, quitte à repousser d’un an la jachère. Les « censiers » profitent de la situation pour vendre hors de la halle, ou du moins pour stocker leurs récoltes afin de spéculer sur les prix.
136Le chapitre IV s’attarde sur les améliorations de l’agriculture du xviiie siècle, c’est-à-dire au temps de la forte croissance démographique. L’auteur montre l’influence des idées nouvelles en matière d’agronomie sur les seigneurs et les « censiers » ; ainsi que les conséquences de celles-ci sur l’amélioration de l’outillage, notamment aratoire, mais aussi sur le bétail de trait. F. Delleaux renouvelle surtout l’historiographie de l’augmentation des rendements céréaliers, ceux-ci étant évalués en moyenne à 25 hectolitres par hectare à la fin du xviie siècle mais à 35 hectolitres par hectare après les transformations de la seconde moitié du xviiie siècle. Il montre à quel point le nord du Hainaut est atteint par le « modèle flamand », la croissance démographique entraînant l’augmentation de la demande, de la production d’engrais et de la main-d’œuvre. Les rotations culturales deviennent plus complexes et beaucoup de fermiers obtiennent de leurs maîtres la suppression des jachères dans les baux. Pendant ce temps, le sud du Hainaut pratique le couchage en herbe afin d’engraisser des bœufs achetés en Franche-Comté. Le paysage évolue ; aux alentours de Maroilles, il « s’embocage » de plus en plus, permettant l’accrois- sement du nombre de vaches laitières et l’essor de la fabrication de fromages, consommés jusque sur les tables parisiennes.
137Le dernier chapitre met en évidence l’ascension sociale des « censiers », qui amassent de véritables fortunes. Les inventaires après décès révèlent une influence urbaine sur leur cadre de vie. Les familles des riches fermiers contractent des unions matrimoniales en ville. Certains « censiers » vont finir leur vie à Valenciennes. Les « censes » disponibles devenant de plus en plus rares au xviiie siècle, beaucoup de leurs fils quittent la campagne et s’intègrent jusqu’au plus haut parmi les élites urbaines.
138On pourrait reprocher à l’auteur la nature des sources utilisées. En réalité, il s’agit d’un choix parfaitement assumé ; et c’est même ce qui fait l’originalité de son travail. Si la documentation mise en œuvre sur-représente les élites rurales, elle permet aussi d’obtenir une précision remarquable. Afin de bien le montrer, les annexes contiennent, entre autres, l’édition d’un livre de comptes d’un « censier », illustrant tout l’intérêt de ce type d’archive pour l’étude du progrès agricole, à l’image des travaux de Jean-Marc Moriceau sur l’Île-de-France. Cette nouvelle approche micro-historique centrée sur l’univers de quelques familles de grands et moyens fermiers est d’autant plus pertinente qu’en Hainaut ce sont ces « censiers » qui exploitent une grande partie du sol, en symbiose avec les seigneurs qui leur font confiance, les suivent voire parfois les précèdent lorsqu’ils prennent l’initiative de certaines clauses agronomiques dans les baux.
139Sylvain Olivier
Christophe Lavialle (dir.), Le Travail en question. xviiie-xxe siècles, Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2011, 432 p.
140Ce livre reprend une partie des contributions au 12e colloque international de l’association Charles Gide pour l’étude de la pensée économique, tenu en 2008 à Orléans sur le thème : « Regards croisés sur le travail, Histoire et Théories ». À travers trois grandes parties, des approches variées autour de questions liées au travail et à sa définition, depuis le xviie jusqu’au xxe siècle, sont proposées dans le but explicite d’apporter une contribution aux débats contemporains.
141Le titre de la première partie, « L’invention du travail », est inspiré de la réflexion de Dominique Méda selon laquelle « le concept de travail n’a trouvé son unité conceptuelle qu’au xviiie siècle » quand, dans l’économie comme dans le droit, il est devenu « abstrait, détachable et marchand ». C’est à nos yeux la partie la plus convaincante du livre. Dans la section « Le travail avant le xviiie siècle », Alain Clément montre que le travail est envisagé par les mercantilistes à la fois comme une source d’ordre et de richesses : il convient donc de contraindre au travail pour combattre l’oisiveté, un mal que ne vont cesser de dénoncer les penseurs du xviiie siècle. Se mettent alors aussi en place, bien avant la théorisation qu’en fait Coriolis en 1829, des mesures physiques du travail mécanique, comme l’explique fort brillamment ici Yannick Fonteneau étudiant les recherches d’Amontons (1663-1705), de Vauban ou d’Antoine Parent (1666-1716) : cette « recherche d’une unité de travail universelle ouvre ainsi la porte à la conceptualisation des hommes comme unités machinables » (p. 75). Enfin, l’article d’Anne Conchon montre comment la corvée est au centre des discussions des physiocrates du xviiie siècle qui l’assimilent à un travail forcé en fait bien plus coûteux que le travail salarié, « libre » et efficient, qui tend à devenir le modèle dominant.
142La section suivante, « Vers la conception du travail comme facteur de production et source de valeur », commence par un article de Arnaud Diemer et Hervé Guillemin sur la place du travail dans la pensée lockienne qui aurait pu aussi bien se trouver dans la première partie. Ils insistent sur deux choses assez connues : d’une part, le travail existe pour Locke dans l’état de nature et il est au fondement de la propriété comme de la valeur ; d’autre part, « le travail des pauvres peut rapporter un surplus à la collectivité, à condition de mettre en place des mécanismes autoritaires qui permettent d’utiliser cette force de travail théoriquement disponible » (p. 91). On peut regretter que les mesures préconisées par Locke ne soient ici mises en relation avec sa pensée que dans la dernière phrase de la conclusion. L’article suivant est comme un contre-point non explicite puisqu’il étudie « la division du travail envisagée du point de vue de l’agent chez Rousseau ». Le propos de Claire Pignol est de mettre en lumière les oppositions entre Rousseau et la théorie économique standard actuelle pour souligner les impasses ou les contradictions de celle-ci. Elle insiste sur le fait que Rousseau est à la fois « parfaitement conscient des avantages de la division du travail en terme d’efficacité productive et profondément hostile au développement de l’échange et à l’approfondissement de la division du travail » qui rend les hommes malheureux à la fois comme consommateurs et comme producteurs. Les deux articles suivants traitent de la physiocratie, qui était aussi largement au centre du propos d’Anne Conchon. Romuald Dupuy insiste sur le fait que le travail est, pour les physiocrates, « un moyen, une cause occasionnelle par laquelle l’action humaine se trouve en adéquation avec la loi naturelle ». Leur conception se différencie donc de celle de Locke ou de l’économie classique en ce qu’ils nient toute puissance créatrice du travail. Pascal Fessard étudie justement l’évolution du concept de « travail stérile » chez les physiocrates, notamment sous le coup des critiques de Graslin et Forbonnais. Dans le « prolongement » de cette première partie, Pierre Allorant montre comment, tout au long du premier xixe siècle, le « travail » ne favorise pas la carrière dans l’administration prefectorale « censitaire et mondaine ».
143La deuxième partie est centrée sur « le travail entre libération, aliénation, exploitation ». La première section, « Le travail, essence de l’homme », laisse étrangement de côté Hegel. Cette section est une suite de mises en abîme : Hegel à travers Engels (Ragip Ege, « Le concept de travail chez F. Engels et ses implications éthiques et politiques »), Marx à travers Arendt (Marlyse Pouchol, « Arendt et le travail : la divergence avec Marx »), Calvin à travers Weber (Patrick Mardellat, « le travail comme ‘exercice spirituel’ dans l’éthique protestante de Weber »). Elle ne fait malheureusement que peu de place aux conditions d’élaboration de ces pensées du travail et passe sous silence leurs liens avec les réalités concrètes des travailleurs de l’époque. Du point de vue de l’historien du travail, elles manifestent une histoire des idées un peu désuète.
144La section suivante, « Subordination et exploitation dans la relation de travail » commence par un bel article de Jean Dellemotte et Benoît Walraevens (« Acceptation et reproduction du salariat chez Adam Smith ») qui montre comment, à rebours de l’image d’Épinal le présentant comme le défenseur inconditionnel des intérêts capitalistes, Smith s’interroge sérieusement sur l’injustice de la relation salariale pour finalement l’accepter au nom du bien-être matériel malgré tout procuré aux travailleurs (p. 238). C’est en réaction aux théories économiques actuelles qui font du travail une marchandise comme une autre et abandonnent toute réflexion sur ses formes et ses contenus que Delphine Brochard explique le « retour » à Marx qui développe une analyse multidimensionelle de la subordination restituée dans cet article. Guy Bensimon critique lui la définition de la force de travail par Marx qu’il considère « contradictoire […] une entité d’autant plus inutile que la théorie de la valeur de Smith permet de concilier sans contradictions le principe de l’échange équivalent et la présence de l’excédent de valeur » (p. 262). L’article de Nikolay Nenovsky consacré à Mickail Tugan-Baranosky (1865-1919) étudie comment cet économiste ukraino-russe de renom international tente de marier la théorie du travail avec celle du marginalisme naissant.
145La troisième partie, enfin, aborde « la question sociale : le travail comme source de droits », les « réformateurs sociaux » : disons tout de suite que l’étiquette est un peu « fourre tout » et comprend des penseurs radicalement différents. Jean-Edmond Briaune, ici analysé par Jean-Pascal Simonin, est par exemple un économiste d’ordinaire peu attentif à la question salariale qui propose, pour tout remède à la misère des ouvriers agricoles de son département, des solutions alliant paternalisme et « nouveau » type de rémunération intégrant un paiement en nature. Les réformes proposées sont au total bien limitées, au contraire de celles des utopistes égalitaristes étudiés par Michel Herland (« L’égalité des droits et l’égalité du travail de Thomas More à Pierre-Joseph Proudhon ») qui montre surtout l’évolution de Proudhon vers une moindre radicalité, associant, dans l’Idée générale de la Révolution au xixe siècle, le salaire à la fonction et au talent. Ce sont ensuite les mouvements associatifs chrétiens en faveur du repos du dimanche qu’analyse Valérie Lathion, tout en montrant comment on aboutit finalement à une laïcisation de la question du repos, légalement instauré dans la plupart des pays européens au début du xxe siècle sur la base d’arguments socioéconomiques. Jean-Pierre Potier étudie ensuite l’« organisation du travail et législation sociale chez Léon Walras » que l’on identifie rarement comme un grand « réformateur social ». Il montre néanmoins comment celui-ci développe, dans le contexte de la Grande Dépression, une approche de la libre concurrence organisée, notamment par l’État, en matière de marché du travail (p. 363) et se rallie, à la fin du siècle, à la fixation de la durée du travail dans les usines tout en restant résolument hostile à « l’État nourrice ». L’article de Jean-Christophe Fichou sur « Les conservateurs bretons et les lois ouvrières, 1872-1914 » prolonge cette partie et clôt le volume en montrant comment les droits de la sardine ont toujours eu le dessus sur ceux des 20 000 femmes travaillant dans les fabriques de conserverie bretonne. Une bien belle manière de montrer les paradoxes d’un État qui légifère tout en limitant le nombre et le pouvoir des inspecteurs et en multipliant les exemptions. Au total, on a parfois l’impression que les regards se croisent mais dialoguent encore trop peu. Néanmoins l’ouvrage comprend des contributions intéressantes et il témoigne d’un champ d’études en profond renouvellement.
146Corine Maitte
André Gueslin, D’ailleurs et de nulle part. Mendiants vagabonds, clochards, SDF en France depuis le Moyen Âge, Paris, Fayard, 2013, 536 p.
147Faire l’histoire de l’errance pauvre impose de surmonter plusieurs obstacles. Cela suppose de dépasser la stricte opposition sédentaires/personnes mobiles et de remettre en question d’autres couples de valeurs et lieux communs qui produisent une division rassurante de la société en catégories (autochtones/migrants, nationaux/étrangers). Cela suppose aussi d’analyser des groupes qui échappent le plus souvent à tout enregistrement statistique et à toute étude sérielle, de reconnaître des communautés très diverses ainsi que leurs modes de vie, d’examiner les cadres réglementaires établis par les autorités publiques à différentes époques. Pour fournir une vision nuancée et complexe et apporter une profondeur de vue qui déconstruit les évidences, l’analyse historique doit par ailleurs affronter le poids du stigmate, discuter les idées reçues et analyser les mécanismes par lesquels s’élabore et se transforme la barrière des préjugés.
148Dans son ouvrage, André Gueslin relève le défi d’une narration historique centrée sur la France et sur la très longue durée, du Moyen Âge jusqu’à une période très récente. Il se consacre précisément à ces personnes désignées par un lexique de termes aussi nombreux que fluctuants, dont la variété est soulignée par le sous-titre et analysée d’ailleurs avec finesse tout au long de l’ouvrage ; le titre principal indique la tension, voire l’imprécision fondamentale qui entoure cette communauté indéfinie et conduit à renoncer à une seule désignation. Depuis les années 1980, l’auteur a consacré de nombreux travaux à l’économie sociale, à la valeur de l’argent, aux pauvres et à la grande pauvreté essentiellement pour les xixe et xxe siècles (Gens pauvres, pauvres gens dans la France du xixe siècle, Paris, Aubier, 1998 ; Les gens de rien. Une histoire de la grande pauvreté dans la France du xxe siècle, Paris, Fayard, 2004 ; Mythologies de l’argent. Essai sur l’histoire des représentations de la richesse et de la pauvreté dans la France contemporaine, xixe-xxe siècles, Paris, Economica, 2007 ; André Gueslin, Dominique Kalifa [éd.], Les exclus en Europe, 1830-1930, Paris, Éditions de l’Atelier, 1999), et a contribué, par un ouvrage classique, à l’histoire des exclus en Europe. Ces travaux servent ici de socle au traitement d’un sujet qui dépasse la dimension économique pour interroger la réalité sociale des personnes à la fois pauvres et mobiles, analyser les formes normatives d’encadrement et la construction sur la longue durée d’une figure dont les contours évoluent au cours des siècles. L’ouvrage aborde ainsi les processus successifs d’étiquetage qui renforcent les discriminations et il constitue par là même une étude critique des illusions sur lesquelles se sont bâties les politiques publiques.
149Le parcours chronologique adopté traverse les siècles et synthétise des chapitres essentiels étudiés, parfois à la marge, par les historiens des différentes périodes. Les troupes d’errants et de vagabonds du Moyen Âge, assimilés à des mendiants, suscitent la répulsion et la fascination et se trouvent à la fois protégés par l’Église et réprimés par les autorités des villes et des campagnes (chap. 1). À la suite des travaux de Bronislaw Geremek, A. Gueslin relève que l’errance fonctionne comme « un sismographe de la conjoncture » (p. 27) qui révèle les ambivalences de la société médiévale et manifeste, en temps de crise, les crispations suscitées par le « mauvais pauvre ». Pour la période moderne, l’auteur relève la consolidation d’une stigmatisation sociale et le maintien d’une certaine intégration à la société locale du temps (chap. 2 et 3). Désigné comme une « pure construction sociale » (p. 52), le vagabondage résulte d’une multitude d’itinéraires suivis par des travailleurs pauvres en route, des saisonniers, des saltimbanques, des soldats démilitarisés ou des déserteurs, en somme toute une population qui s’agrège couramment à la société des campagnes ou des villes. Les regroupements par bandes et la crainte des épidémies suscitent l’attention des autorités et expliquent l’adoption de premières règlementations visant à identifier et réprimer des formes jugées dangereuses de vagabondage : l’échec des mesures radicales, comme l’invention de l’Hôpital Général à Paris ou les peines de galères, conduit à l’instauration du projet d’un enfermement global dans les dépôts de mendicité, institués en 1764.
150La transformation du regard sur la grande pauvreté et le vagabondage au xixe siècle constitue la partie centrale de l’ouvrage (chap. 4 à 8) et l’analyse présente, suivant une démonstration efficace, le basculement à l’œuvre. D’un côté, les roman- tiques contribuent à une écriture du vagabondage qui exalte les capacités de résistance du vagabond, sa liberté et la poésie qui s’attache à son existence. La pensée progressiste le présente aussi comme un résistant à l’asservissement du travail industriel et comme une victime de l’aliénation. D’un autre côté, les moralistes et les réformateurs dénoncent ce qu’ils qualifient d’opposition récurrente au travail, la corruption morale profonde du vagabond et le danger supposé qu’il représenterait pour l’ordre social. Marx lui-même distingue d’un côté les travailleurs relégués aux marges de la société du travail et ceux qu’il qualifie de misérables, exclus ou victimes de l’industrie, qui viennent rejoindre les « classes dangereuses » dans « l’enfer du paupérisme » (p. 199). Cette description confère à ces groupes une identité trouble : ils seraient à la fois une émanation du prolétariat, mais distincts voire ennemis du prolétariat ordinaire et en cela soutien objectif du patronat. Situé en dehors du mouvement social, ou de l’image du corps social, forgé par les théories organicistes, l’errant est suspect par nature et s’apparente à un corps étranger. A. Gueslin montre parfaitement comment le thème de la marginalité sociale est peu à peu secondé par celui de la sauvagerie ou de la barbarie au point de susciter des études approfondies sur l’atavisme fondamental d’une race supposément dominée par l’instinct vagabond voire dégénérescente. Toutes les sciences positivistes s’emparent d’une question dont les résonnances sont nombreuses dans la société du xixe siècle, par la littérature ou la presse : médecine sociale, hygiénisme, anthropologie, criminologie, psychologie, psychiatrie, statistique. En montrant les positionnements idéologiques, plus complémentaires que concurrents, adoptés par les « entrepreneurs de morale », les réformateurs, modérés ou radicaux, A. Gueslin montre comment se consolident durablement des mythes qui fondent des positions telles que la compassion ou la dénonciation hostile. Avec l’avènement de la Troisième République, l’oscillation entre des mesures répressives, de contrôle, d’identification et de réclusion, et la volonté annoncée de protéger et d’éduquer manifeste l’étendue des contradictions qui traversent la fin du xixe siècle.
151Dans une dernière partie, consacrée au xxe et au début du xxie siècle (chap. 9 à 13), A. Gueslin expose les raisons économiques et sociales d’un déclin numérique du vagabondage, l’atténuation de la répression et le poids croissant des institutions caritatives dans le traitement de ce qui devient peu à peu un « problème de société », voire, épisodiquement, une question politique. À la distance, à la compassion et à l’exclusion succèdent le dégoût et la peur, l’empathie et l’administration, plus ou moins efficace, de la prévention et de l’assistance. Le renouvellement des formes de l’errance et la construction de nouvelles figures du vagabond, à travers celle du « clochard romantique » ou du « SDF », manifesterait alors davantage la transformation des imaginaires plutôt qu’une réalité anthropologique de la condition des pauvres errant, les zonards, « simplement des individus ordinaires tentant de s’adapter, comme ils peuvent, aux contraintes de leur dénuement » (p. 389). Les parties les plus fortes de l’ouvrage sont précisément celles qui relèvent de l’observation anthropologique de la « rue au ras du sol », lorsque l’historien se transforme en explorateur et propose, sans ciller, une vue frontale et saisissante de la vie errante : les raisons sociales, conjoncturelles ou personnelles qui conduisent sur la route, les illégalismes, l’alimentation, l’alcoolisme, les sexualités et les pratiques du corps, les émotions, les effets du quotidien sur des sentiments tels que la honte ou l’honneur. Pour chaque époque, A. Gueslin offre une plongée sans fards dans un monde qui ne parle pas ou très peu, en recourant à des sources très nombreuses relevant de la littérature, de la culture populaire, des enquêtes journalistiques, mémoires de vie et collectes de témoignages issus de différentes enquêtes. Il révèle ainsi les impasses d’une approche normalisatrice et des explications univoques ou essentialistes qui expliquent le vagabondage comme le résultat d’une seule cause ou de certaines prédispositions.
152À de multiples reprises, la narration historique rencontre la communauté des Roms, ou Tsiganes, dont la figure apparaît emblématique de l’errance et d’une vie placée apparemment sous le signe de la précarité. On pourra regretter toutefois qu’aucune analyse ne vienne préciser la diversité, sociale ou régionale, de ces populations et, surtout, le fait que la plupart des compagnies de Bohémiens de l’époque moderne, des caravanes plus contemporaines ou des campements de « Gens du voyage » se distinguent totalement des vagabond isolés, en particulier par une cohésion familiale transgénérationnelle, un ancrage généralement très fort à un territoire et une intégration totale aux réseaux transactionnels de l’économie rurale ou urbaine. On pourra regretter aussi l’absence totale de références à l’abondante bibliographie anglophone consacrée précisément à l’homelessness, ou aux travaux de Wolfgang Ayaß pour l’Allemagne, qui auraient permis d’enrichir encore davantage la grille d’analyse. Certes, dans ce domaine comme dans d’autres, l’introduction de schémas comparatistes reste très rare et aucune entreprise collective et internationale n’est venue encore stimuler cette histoire nécessaire et urgente des pauvres parmi les pauvres, à laquelle l’ouvrage d’André Gueslin contribue très utilement.
153Ilsen About
Laurence Guignard, Hervé Guillemain et Stéphane Tison (dir.), Expériences de la folie. Criminels, soldats, patients en psychiatrie (xixe-xxe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Histoire », 2013, 327 p.
154Réalisé sous la direction de trois historiens spécialistes de l’histoire de la folie, ce volume est issu d’un cycle de colloques qui se sont tenus entre Nancy et Le Mans au cours de l’année 2010. Il propose trois approches distinctes des modes d’institutionnalisation de la folie avec pour substrat à cette réflexion les thèses issues des travaux de Michel Foucault. L’ouvrage entend en effet prolonger au xxe siècle la réflexion du philosophe sur la folie et déplacer la focale vers des terrains encore peu explorés par les historiens français tels les milieux carcéral et militaire.
155En ce sens, le volume est divisé de manière assez conventionnelle puisqu’on y trouve trois parties représentant chacune les trois institutions ayant eu à traiter avec les fous : la justice, l’armée, l’hôpital. Ce découpage permet cependant à l’ouvrage de gagner en clarté et en lisibilité puisque chaque thème bénéficie d’une courte introduction présentant les problématiques et les enjeux liés à l’institution étudiée.
156La première partie de l’ouvrage s’ouvre sur une réflexion menée sur l’appréhension des fous, par le système judiciaire, à travers notamment le prisme de la notion de « dangerosité » créée au cours du xixe siècle. Peu problématisés dans l’ensemble, les articles qui forment cette partie n’apportent pas vraiment de regards neufs sur une notion qui a déjà fait l’objet de multiples publications par des historiens plutôt prolixes dans ce domaine. Par ailleurs, les théories intentionnalistes de Foucault y sont trop peu discutées et certains articles peinent à nous convaincre du bien-fondé de leurs hypothèses. On peut regretter sur ce point qu’un état des lieux plus complet de la recherche, car distinct des théories de Foucault, n’ait pas été mené à cette occasion. Dans cet ensemble, l’article de Laurence Guignard se distingue par sa clarté et sa richesse bibliographique car il permet de mettre en lumière la construction hybride de la notion de dangerosité née de la rencontre des mondes judiciaire et psychiatrique. En parallèle, il faut également souligner l’originalité de l’approche menée par Véronique Frau-Vincenti dans son article sur l’expérience de Gaillon. L’auteure interroge en effet les « domaines » du fou et montre la perméabilité permanente des frontières entourant le traitement de la folie dans notre société.
157La deuxième partie de l’ouvrage, davantage construite et cohérente, porte sur l’analyse de l’institution militaire. Ici, le choix ayant présidé à l’ordonnancement des articles est particulièrement judicieux puisqu’il propose un grossissement progressif de la focale historique sur les acteurs tout en multipliant les échelles d’analyse. Ainsi, le premier article rédigé par Stéphane Tison permet, d’emblée, de poser le cadre de cette étude sur le milieu militaire, en revenant sur l’itinéraire-type connu par les soldats de la Grande Guerre une fois le diagnostic posé. Cette analyse est parfaitement complétée par celle de Vincent Guérin qui étudie pour sa part, avec beaucoup de clarté et de finesse, les différentes dimensions théoriques qui entourent cette approche des soldats « fous » par les médecins et l’armée.
158L’ouvrage se clôt sur un dernier regard porté sur l’institution hospitalière. Moins cohérente que la précédente, cette partie n’en demeure pas moins intéressante puisqu’elle comporte une dimension d’interdisciplinarité que l’on ne retrouve pas dans les thèmes précédents. En faisant appel aussi bien à des psychiatres qu’à des sociologues, les coordonnateurs de ce volume ont permis d’élargir la réflexion historique et de proposer des articles originaux. Ainsi, dans « L’institution en question », le lecteur peut comprendre les différents débats qui parcourent un monde médical psychiatrique largement délaissé par l’État mais aussi par la société française depuis de nombreuses années. Les trois derniers articles, quant à eux, permettent d’entrer de manière passionnante dans le monde intime des patients en psychiatrie. Ainsi, l’article de Clément Fromentin sur les Hearing voicers propose l’analyse d’une tendance originale du milieu médical où le patient assume désormais ses « voix intérieures » en les revendiquant comme faisant partie intégrante de sa personnalité et non plus comme une traduction de la folie et de la maladie.
159De par sa volonté de rassembler en un même corpus les études les plus variées sur la folie à l’époque contemporaine, ce volume ne peut qu’être indispensable à quiconque entend travailler sur ce sujet. Si l’on peut regretter que, parfois, l’ombre de Foucault plane systématiquement sur ce champ de recherche, nous ne pouvons que saluer le travail des coordonnateurs de ces colloques et directeurs de cet ouvrage pour la somme des pistes de réflexions qu’ils ouvrent à la lecture de plusieurs articles sur les institutions militaires et hospitalières contenus dans ce volume, bien pensé dans son ensemble.
160Fabienne Giuliani
Mark Jackson, The Age of Stress, Science and the Search for Stability, Oxford, Oxford University Press, 2013, 328 p.
161Au cours du xxe siècle, la notion de stress devient une catégorie centrale des expériences individuelle et sociale. Initialement circonscrit à une technique (la métallurgie), le terme de stress pénètre le champ scientifique (physiologie, psychologie, psychiatrie, allergologie), s’étendant à d’autres domaines techniques (cybernétique), avant d’envahir la philosophie de la vie, du bonheur, et la politique. La possibilité de cette extension est d’abord sémantique. Le terme même de stress est équivoque. À la fois employé comme verbe et comme nom, le mot, issu de distress, a eu des significations multiples. Jackson rappelle ainsi les deux sens – objectif et subjectif –, empruntés à la métallurgie : stress désigne la tension (interne) de gêne, d’entrave, qu’un corps ressent du fait d’un autre et la pression (externe) qu’un corps exerce sur un autre. Malgré l’ancienneté du mot, la notion, elle, est récente, apparaissant à la fin du xixe siècle et au début du xxe, et son usage est lié aux sociétés occidentales développées : en devenant l’archétype de la maladie de la civilisation contemporaine, le stress manifeste que toute organisation, aussi bien biologique que sociale, que tout mode de vie, rural comme urbain, aspire à la stabilité.
162Comment le concept physiologique de stress s’est-il construit ? À l’origine des analyses célèbres de Hans Selye sur le syndrome d’adaptation général et des études que la médecine psychosomatique a consacrées au stress figurent d’abord les travaux de Walter Cannon en physiologie sur l’homéostasie et sur la stabilité, dont Jackson montre qu’ils ont une pertinence en physique quantique, en thermodynamique, en économie. L’article canonique de Selye paru dans Nature en 1936 décrit le « syndrome d’adaptation général » ; des animaux soumis à des agressions extérieures physiques (froid, interventions chirurgicales, traumatismes, etc.) présentent notamment une réponse non-spécifique en trois phases (selon Cannon, la réaction à l’agression était binaire – « combattre ou fuir ») : une phase d’alarme (plus tard, Selye et ses collègues subdiviseront celle-ci en phase de choc et phase de contre-choc), une phase de résistance et une phase d’épuisement si l’agression perdure. Cela conduit Selye à s’intéresser plus particulièrement à un certain nombre de processus physiologiques, comme la sécrétion endocrine par les glandes surrénales, sous le contrôle de l’hypophyse, d’hormones stéroïdiennes. Comme en témoigne une peinture murale de Marian Dale Scott, intitulée Endocrinologie (qui figure en couverture de l’ouvrage) et réalisée en 1943 à la demande de Selye, le modèle endocrinologique a supplanté le modèle neurologique de la science, et s’impose aux techniques de l’information et aux recherches militaires. Pendant la guerre de Corée et la guerre du Vietnam, il permet le développement de moyens de détecter les recrues susceptibles de souffrir d’épuisement. Ces réactions des soldats au stress sont, en partie, à l’origine de la description de la « réaction de stress majeure » dans la première version de la classification psychiatrique, le DSM I.
163S’amorce, à partir de 1950, une bascule dans l’histoire du concept de stress. Jusque-là, il était entendu en un sens objectif : il était une caractéristique de l’environnement, et signifiait moins un processus physiologique ou psychologique, que les pressions que l’environnement exerce sur ces processus. Désormais, il exprime soit un processus interne (Selye, Harold Wolff, et leurs collègues) soit une interaction entre les organismes et leur environnement (Richard Lazarus). Avant 1950, Selye utilisait en effet, conformément à l’usage courant, le terme « stress » pour désigner le déclencheur externe de la réponse adaptative. À partir de 1950, apparaît un sens qui renvoie au sujet lui-même : c’est le moment où Selye invente le terme de stressor – déclencheur de la réaction de stress. Le stress désigne alors, pour Selye, les processus biologiques dont le syndrome général d’adaptation n’est plus que la manifestation visible. Cette modification conceptuelle a des conséquences directes : la création, par Thomas Holmes et Richard Rahe, de l’Échelle d’Évaluation du Réajustement Social, dont la fonction est d’identifier et de mesurer les principaux événements stressants de la vie, et l’émergence, par ailleurs, de l’ergonomie, comme discipline s’efforçant de proposer des moyens pour améliorer les effets de l’environnement sur le travail.
164Pour Mark Jackson, l’usage populaire du terme stress et son usage scientifique ont évolué parallèlement, sans contact ni échange, du moins jusqu’aux années 1950 : Selye a d’abord écarté le mot stress, puis l’a utilisé de manière assez large, voire, lui a-t-on reproché (Françon Roberts), pas toujours rigoureuse. Quand il élabore enfin une philosophie de la vie, qu’il prêche internationalement, et que le Lancet nomme « Selye’s Gospel », son mot d’ordre devient : « le stress n’est pas forcément un mal, il est le sel de la vie ». Cette élasticité du concept est sans doute à l’origine de son extraordinaire médiatisation. Elle est à l’origine, en outre et paradoxalement peut-être, d’un nouveau modèle psychologique, le modèle « transactionnel » de Richard Lazarus, qui a également des répercussions médiatiques importantes, puisque c’est au sein de ce cadre théorique que naissent les réflexions sur le « staff burn-out » dès 1974. L’hypothèse avancée dans les années 1970 relie personnalité, stress au travail et apparition des maladies : face aux événements stressants, il y aurait des réponses spécifiques aux personnalités et plus largement aux cultures. Les stratégies de « coping » ou (pour traduire un terme qu’il est convenu aujourd’hui de ne pas traduire) d’adaptation que les individus mettent en œuvre sont dynamiques et dépendent d’évaluations reposant sur différents processus cognitifs. Il faut ajouter que n’importe quelle expérience, indépendamment de la nature même des événements, désirables ou non (mariage ou divorce, décès ou naissance), est susceptible de déstabiliser les rythmes de la vie. Il est alors possible de parler de « Joy of stress » (des « plaisirs du stress », pour reprendre le titre d’un ouvrage de Peter Hanson), et de considérer le stress comme faisant partie d’une « vie saine ». Selye en vient à distinguer ainsi deux effets, négatifs ou positifs, du stress : distress et eustress. Les techniques individuelles de gestion du stress (yoga, relaxation) consistent donc à modifier les stratégies de « coping ». Elles s’intéressent non pas à ce qui arrive aux gens, mais à la manière dont ils y font face ; en ce sens, elles apparaissent comme des moyens dont la politique se sert pour maintenir l’ordre du monde.
165Partant d’une expérience singulière (celle même de Mark Jackson devant la destruction d’une partie de ses notes prises pour ce livre, à cause de l’explosion d’une valve dans le système de chauffage de sa demeure), cet ouvrage de référence pour l’histoire de la médecine invite à s’interroger, en définitive, sur la consistance même d’un concept dont la pertinence, au départ proprement biologique, s’étend non seulement à la politique mais à toute expérience humaine. Dans le dernier chapitre (« The pursuit of happiness »), portant sur la médiatisation de la notion de stress, on aperçoit comment la philosophie de la vie qu’a développée Selye a pu être vulgarisée au service de techniques dites aujourd’hui de « développement personnel » ou de « coaching ».
166Esther Lardreau
Michel Dreyfus, Financer les utopies. Une histoire du crédit coopératif (1893-2013), Paris-Arles, Actes Sud / IMEC, 2013, 346 p.
167Si la plupart des grandes banques françaises ont leur historien, comme en témoignent Alain Plessis ou Hubert Bonin, c’est moins le cas des banques de l’Économie Sociale et/ou Solidaire (ESS). Certes, André Gueslin s’était déjà intéressé au Crédit Agricole, puis au Crédit Mutuel dès les années 1970 et Elisabeth Albert poursuit l’étude des Banques populaires depuis les années 1990. Mais l’histoire du financement global de l’ESS par une banque qui adopte une structure institutionnelle de l’ESS (Association, Coopérative ou Mutuelle) reste encore à approfondir.
168L’histoire du crédit coopératif proposée par Michel Dreyfus est une importante pierre posée à cet édifice à bâtir. Bien que l’ouvrage émane d’une commande de la banque, il est bien loin d’être un panégyrique du jeune organisme financier qui insiste sur sa différence dans ses campagnes publicitaires. En réalité, le Crédit Coopératif tel qu’il existe aujourd’hui est une entreprise récente, puisqu’il a été fondé en 2003 par la 4C (Caisse Centrale de Crédit Coopératif) et la BFCC (Banque Française de Crédit Coopératif), qui avaient déjà fusionné en 1969. Son histoire est donc trop récente pour bénéficier d’une étude aussi approfondie que celle dont ont bénéficié les banques séculaires du paysage financier français. Par ailleurs, l’ouvrage n’a pas pour but de faire apparaître les caractéristiques récentes de la banque que l’on peut trouver facilement en ligne. Par contre, plus qu’une histoire du crédit coopératif, c’est une véritable histoire de la coopération du crédit en France qui est ici abordée. Si le Crédit Coopératif est indirectement l’héritier de la BCAOP (Banque Coopérative des Associations Ouvrières de Production) fondée en 1893, son histoire s’inscrit dans celle du mouvement coopératif et plus globalement dans celle de l’économie sociale, à laquelle s’intéressent de plus en plus de ses militants. Ainsi, le financement des utopies nous renvoie au début du xixe siècle et aux doctrines des pères fondateurs de l’économie sociale : Charles Fourier, Pierre Leroux, Philippe Buchez ou encore Pierre-Joseph Proudhon et son projet de Banque du Peuple en 1848-1849. Il nous rappelle le rôle des pionniers de la coopération, parmi lesquels des femmes comme Jeanne Deroin, Flora Tristan ou Pauline Roland ont joué un rôle considérable. M. Dreyfus revient également sur les premières expériences sociétaires qui se développent dans la seconde moitié du xixe siècle, notamment les œuvres liées aux phalanstères (le Familistère de Guise) et les premiers projets mutualistes ou coopératifs comme la Société du Crédit au Travail fondée en 1863 par Jean-Pierre Beluze.
169L’ouvrage du directeur de recherche au CHS XX (Centre d’Histoire sociale du xxe siècle) est bien plus qu’une simple monographie d’institution. L’histoire du crédit coopératif croise les grands moments de l’histoire politique et sociale française. La coopération bancaire apparaît avec la Seconde République, balbutie sous le Second Empire, souffre de la décennie grise consécutive à la Commune, avant de pouvoir connaître un premier envol sous la IIIe République. À la veille de la Première Guerre mondiale, quand la CGT compte moins d’un demi-million d’adhérents, il y a presque 4 millions de mutualistes en France, autant de personnes susceptibles de comprendre l’intérêt d’une banque de l’économie sociale, qu’elles puisent dans ses traditions socialistes, libérales ou chrétiennes.
170Au cours du xxe siècle, la coopération bancaire est souvent éclipsée par le développement des organisations syndicales et les politiques sociales. La mise en place d’un État-Providence semble rendre négligeable les bienfaits de la coopération bancaire. Les nationalisations de 1981 et 1982 menacent même la 4C/BFCC alors que Michel Rocard avait contribué à relancer l’économie sociale en s’appuyant sur les forces de la nouvelle gauche issue des mouvements post-mai 1968. Mais les ancêtres du crédit coopératif ont surmonté des crises bien plus graves. Ils sortent renforcés de la Grande Guerre, souffrent de la division entre socialistes et communistes dans l’Entre-deux-Guerres, profitent du Front Populaire, avant de connaître à nouveau les années noires de l’occupation que M. Dreyfus aborde sans concession : l’immobilisme de la BCAOP et l’épuration bancaire d’Après-Guerre à laquelle participe Pierre Lacour, dirigeant de la 4C, passé de la bienveillance à l’égard du régime de Vichy à la Résistance, tandis que Raymond Froideval, secrétaire de la CGSCOP (Confédération Générale des Sociétés Coopératives Ouvrières de Production) et président de la BCAOP de 1940 à 1944 accepte la Charte du travail de régime de Vichy et cherche à y promouvoir le mouvement coopératif.
171L’histoire du crédit coopératif est une histoire à plusieurs échelles qui relient des expériences locales, comme celles des coopératives régionales en Franche-Comté ou dans les Pays de la Loire, au contexte national et international. Elle intervient dans de nombreux secteurs économiques, que ce soit dans le bâtiment, l’artisanat, les métiers de l’imprimé, pionniers dans le domaine, l’agriculture, encouragée par la IIIe République, ou encore les métiers de la mer à travers le Crédit maritime mutuel. Elle prend en compte la coopération de consommation et celle de production, beaucoup moins développée que la première. Elle fait croiser différents acteurs historiques, dont certains ont eu un destin national (le radical Édouard Daladier ou le socialiste Paul Ramadier, qui ont favorisé le développement de la coopération) tandis que d’autres sont à peine connus au-delà du secteur coopératif alors qu’ils y ont joué un rôle de premier plan, comme Ernest Poisson, responsable de la Banque des Coopératives de France ouverte en 1922 et fermée en 1934. Elle fait ressortir la pensée de théoriciens qui ont marqué l’économie sociale (Charles Gide au début du xxe siècle, Claude Vienney, Henri Desroche et Albert Meister durant sa seconde moitié, Jacques Moreau plus récemment) et l’action d’administrateurs sans lesquels cette pensée n’aurait jamais pu être concrétisée (Henry Buisson, Numa-Robert Heymann, Jean-Claude Detilleux, Jean-Louis Bancel).
172L’histoire du crédit coopératif est avant tout une histoire de communautés humaines qui dépendent autant d’actions individuelles que de choix collectifs, et dont le destin est autant marqué par des événements intenses de dimension internationale, que des événements qui pourraient sembler anecdotiques et ont pourtant été déterminants, comme le très important don en 1894 du fouriériste et chercheur d’or en Californie Faustin Moigneu, qui a permis à la BCAOP de surmonter sa première crise. C’est enfin une histoire riche d’enseignement, pour les acteurs tant de l’économie sociale que de l’économie solidaire, bien distinguée par M. Dreyfus. Car le Crédit Coopératif fait partie des institutions qui permettent leur fusion vers l’ESS, accompagne ses projets, se tourne vers la problématique du développement durable et poursuit ses réflexions sur une finance plus solidaire, tant au niveau local que global. Et si la part du Crédit Coopératif dans les marchés reste toujours bien modeste, son histoire est loin d’être achevée.
173Olivier Chaïbi
Séverine de Coninck, Le Livret de caisse d’épargne (1818-2008). Une passion française, Paris, Economica, 2012, 409 p.
174L’ouvrage de Séverine de Coninck a pour objet ce que Perec aurait volontiers rangé dans le registre de l’infra-ordinaire, celui des objets qu’on ne voit pas tant ils sont présents. Cette banalité du livret d’épargne réserve pourtant bien des surprises et vient nourrir un chantier formidablement stimulant autour des pratiques indigènes de compte, d’économie domestique dont Florence Weber a été l’une des initiatrices. Car ce travail s’inscrit d’abord dans l’histoire de l’épargne populaire ; avec le livret, on assiste à la mise en place d’un véritable dispositif d’initiation. En effet au début du xixe siècle, le sens de son invention est bien de familiariser une population étrangère à l’économie, au principe de confier son argent et de le voir fructifier. En historienne de cette économie sociale, S. de Coninck révèle l’essentiel Benjamin Delessert et ses collègues de la Caisse d’épargne de Paris qui parviennent à imposer le livret et à transposer sur lui « l’imaginaire, les émotions, le vocabulaire attachés à la cassette ou à la bourse » (p. 72). Cette initiative, qui prend la forme d’une offensive, rencontre entre 1840 et 1880 des résistances et des oppositions. Le livret apparaît politiquement pour le mouvement ouvrier comme relevant d’une campagne de distinction, une supercherie, voire « un instrument de sujétion destiné à mettre au pas les ouvriers ». On le voit aussi comme un objet corrupteur, favorisant l’égoïsme et la cupidité. Le journal L’Atelier est le fer de lance de cette fronde. Mais plutôt que de bannir sa pratique, ses opposants cherchent à la subvertir ; on ouvre un compte commun avec un livret partagé ou on utilise l’épargne pour chômer quelques semaines afin de ne pas être soumis aux mauvaises conditions de travail.
175L’auteure explore cet objet sous toutes ses faces, et ses pages. Ainsi, elle consacre un long chapitre aux outils de communication mobilisés pour son développement : publicité, mais aussi fêtes, jeux et autre bibliothèque. C’est tout un monde qu’elle donne à voir avec sa grammaire, ses codes, sa sémantique. Dans cette histoire des représentations, s’écrit aussi une histoire de la défense d’un terme – le livret. Ici, l’ouvrage déploie tout un pan de la vie sociale souvent délaissé, l’histoire de la banque populaire, avec ses concurrences, ses tensions et ses réglementations. Sans doute est-ce la dernière partie de l’ouvrage qui explore son usage par les épargnants eux-mêmes qui est la plus passionnante. S. de Coninck élargit la notion d’écritures personnelles, et fait du livret l’égal d’un journal intime. À partir d’une enquête orale, l’historienne étudie le maniement de ce petit carnet, les espaces où on le range dans les lieux domestiques, la manière dont on le lit, dont on le fait remplir, qui de l’homme ou de la femme en a la responsabilité. Bref, nous est livrée une ethnographie précise des manières d’écrire son argent. Là encore, l’ouvrage étonne et stimule comme les pages que l’historienne consacre au caractère mémoriel du livret qui devient une archive familiale avec sa valeur propre, chargée d’événements qui témoignent de soi.
176Philippe Artières
Sophie-Anne Leterrier, Béranger. Des chansons pour un peuple citoyen, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, « Histoire », 2013, 345 p. + 1 CD
177Voilà un livre qui aurait plu à celui qui en est le héros, Pierre-Jean de Béranger, parce qu’il fournit, outre le texte d’un certain nombre de ses chansons – ce que l’on trouvait déjà dans le toujours précieux Béranger et son temps de Pierre Brochon (Paris, Éd. Sociales, « Les classiques du peuple », 1956) ou dans la thèse de Jean Touchard (La Gloire de Béranger, Paris, A. Colin, 2 vol., 1968) – un CD-Rom contenant 18 chansons enregistrées spécialement pour la publication de ce volume. Il faut donc commencer par là, se laisser bercer par la voix envoûtante de l’interprète, Judith Fages, au son de la vielle et de l’accordéon, deux instruments idéalement choisis pour donner une idée précise de cette musique et de ces chansons qu’appréciaient tant les Parisiens de la Restauration. « Ma grand-mère », le premier texte figurant en annexe, respire la joie profonde et le bonheur de vivre qui font des œuvres de Béranger un mélange d’épicurisme, de libertinage et un hymne à la liberté.
179chantonne l’aïeule en invitant ses petites-filles à l’imiter et à oublier ces jésuites qui voudraient contraindre le peuple à jeûner et à faire pénitence pour se faire pardonner son soutien à la Révolution. Cibles de la chanson intitulée « Les missionnaires » dans laquelle c’est le diable qui semble avoir ordonné à la France les plantations de calvaires aux carrefours et les autodafés de livres prohibés, les « cafards » appartenant à « la secte d’Ignace » n’ont pas bonne presse en ces temps de remariages (religieux) collectifs des couples unis civilement depuis dix, vingt ou trente ans.
181demande d’ailleurs « Le Bon Dieu » dans la chanson éponyme, ce qui n’était évidemment pas du goût de l’Église de France. Elle s’acharna contre ce voltairien doublé d’un poète et chansonnier adulé par ceux qui entendaient, achetaient ou fredonnaient ses hymnes à la joie et à la vie. « La chatte, romance avec accompagnement de miaulements » est encore plus directe et sa conclusion sans ambiguïtés qui invite Minette à imiter sa maîtresse (de quinze ans) et à trouver au plus vite un matou qui mettra fin à ses émois !
182Plus grave quand il chante son amour de la République ou de son « Vieux Drapeau », Béranger affirme ses convictions avec force lorsqu’il publie, en 1814, « Vieux habits, vieux galons », sous-titré « réflexions morales et politiques d’un marchand d’habits de la capitale ». Le personnage évoqué ici craint le retour de l’Ancien Régime, avec l’arrivée de Louis XVIII, « notre bon père de Gand », dans « les fourgons de l’étranger ». « Le Ventru aux élections de 1819 » dénonce ceux qui sont prêts « à manger à deux râteliers » et « La faridondaine ou la conspiration des chansons » la chasse entreprise par le préfet de police de Paris contre les réunions chantantes qu’on appelle alors goguettes. Béranger n’hésite pas à nommer ses accusateurs, ceux qui l’ont fait condamner ou enfermer, le préfet Anglès, le procureur Marchangy, et, là encore, à dire à haute voix qu’il préfère « l’homme de Sainte-Hélène » à celui qui lui a succédé et qui « enchaîne le peuple ». Si l’on savait tout cela, on n’avait pas en mémoire (musicale) les airs (ou fredons) et les timbres qui, désormais, interdisent de lire des chansons comme on le ferait d’un poème et qui donnent, de ce fait, une idée beaucoup plus précise de la gloire qui entoura Béranger au début du xixe siècle.
183Refusant d’écrire une énième biographie du chansonnier, et renvoyant à la thèse de Jean Touchard, S.-A. Leterrier dévoile ici toutes les facettes de son talent. Historienne du culturel, mais également historienne d’art et musicologue, elle a divisé son étude en trois parties significativement intitulées : « rénover la chanson », « partager la chanson » et « la chanson et ses publics » qui invitent le lecteur à parcourir les trois étapes qui permettent de passer de la production à la diffusion, puis à la réception des chansons. Quoiqu’elle affirme avec modestie s’adresser davantage « aux curieux d’histoire de la chanson qu’aux férus d’histoire intellectuelle », son essai concerne tous ceux qui veulent comprendre comment la chanson est devenue, à partir de la prise de la Bastille et avant le triomphe du café-concert qui la transformera en loisir de masse après 1870, un des vecteurs privilégiés de la démocratie. Marianne – on le sait grâce aux travaux de Maurice Agulhon – avait également choisi ce support pour pénétrer en profondeur l’imaginaire des Français et le « retour de la Belle » sera de nombreuses fois exprimé en chanson avant 1848, ce qui justifie pleinement de consacrer à ce genre une enquête à la fois érudite, savante, et, de bout en bout, passionnante.
184Populaire par sa facilité à être mémorisée et transportée, parodiée, reprise, réutilisée, la chanson entretient avec la foire puis le théâtre un rapport étroit qui, au xviiie siècle, nourrit le vaudeville et se nourrit de son succès. Toutefois, les cantiques font partie intégrante du répertoire et, si l’on peut célébrer sa foi sur l’air de La Marseillaise ou de La Carmagnole après 1815, au grand dam des autorités, on peut tout aussi bien profiter du timbre des cantiques les plus connus pour clamer sa révolte.
186dira Aristide Bruant dans Les Canuts en 1894, se situant dans cette tradition qu’entendra prolonger le cabaret du « Chat noir » en réinsérant la politique au cœur de la chanson. Béranger en avait été l’un des acteurs les plus convaincus et il avait choisi de miser sur le refrain, et sa répétition volontaire, pour aider le public à se souvenir de ses paroles, ce qui contribua beaucoup à sa popularité. De même, le choix du timbre, pour le parodier ou le faire servir à sa stratégie, a joué un grand rôle dans la diffusion de son répertoire. « Le Vieux Drapeau » avait volontairement repris le timbre d’une chanson entraînante et bachique – « Elle aime à rire, elle aime à boire » – ce qui ne pouvait qu’aider à la faire aimer.
187La question de la diffusion des chansons de Béranger est donc cruciale dans cette étude. Si le rôle des chanteurs de rues est bien connu, leur surveillance policière également, ou celui des goguettes, très à la mode après 1815, la dissémination des chansons dans l’espace passe aussi au xixe siècle par le manuscrit, à concurrence avec l’imprimé, les feuilles recto-verso étant les préférées du public parce que les moins chères. La possession de cahiers de chansons, attestée jusque tard dans le xxe siècle, renforçait la capacité des poètes d’un jour et des chansonniers à trouver un écho favorable à leur production. Circulant également dans les journaux, pour Béranger et les plus prisés de ses confrères, ces textes avaient alors chance de se retrouver dans toutes les régions et de passer de main en main à une époque où le journal possède infiniment plus de lecteurs que d’abonnés. Toutefois, comme l’avait déjà signalé Martyn Lyons dans son étude sur les best-sellers français du xixe siècle (Le Triomphe du livre. Une sociologie de la lecture en France au xixe siècle, Paris, Promodis, 1987), Béranger fut un des auteurs contemporains les plus lus, et les plus vendus. Ses multiples éditions, dans tous les formats, de l’in-octavo noble et coûteux réservé au lectorat aisé à l’in-32 par définition plus modeste, en passant par toutes les formules imaginables, in-12 puis in-18, éditions illustrées, par Raffet, Vernet, Johannot, Devéria, Ary Scheffer, Granville, Bayard ou Charlet, livraisons à dix ou vingt centimes, brochures et feuilles volantes ajoutèrent à sa gloire l’onction propre à l’imprimé. Outre cette diffusion estimée à au moins 500 000 volumes en un demi-siècle, les traductions en anglais ou en allemand, les éditions pirates, la contrefaçon, française ou belge, firent probablement bondir au-delà du double de ce chiffre la seule production commercialisée d’une œuvre pour laquelle, on l’a dit, les chanteurs de rues avec leurs orgues de barbarie, contribuèrent au moins autant que les cabinets de lecture qui la proposaient systématiquement à leurs abonnés.
188Attentive à ne rien négliger du matériel qui sous-tend à chaud la fabrication de la gloire du chansonnier, S.-A. Leterrier offre au lecteur 23 reproductions qui s’ajoutent aux 18 chansons enregistrées et rendent ainsi compte d’une fortune qui passa aussi par la création ou la reprise de « types » connus de tous, Lisette, la grisette recherchée des étudiants, le marquis de Carabas, les missionnaires ou le roi d’Yvetot, sans oublier les portraits, médaillons et autres bustes que l’on retrouve jusque dans l’intérieur de Gervaise et de Coupeau, au début de L’Assommoir. Présent au théâtre enfin, et particulièrement au vaudeville, Béranger compta des adeptes ou des partisans dans toutes les classes de la société, ce qui confère à la troisième partie de l’étude une importance toute particulière. Certes détesté par les légitimistes et les jésuites, il fut sans doute lu bien au-delà des cercles favorables à la République ou à l’Empereur et à sa légende dorée en train de remplacer celle de l’ogre dévoreur des campagnes dans les années 1820-1830. Il y eut d’ailleurs un Béranger des salons, et pour piano, celui que l’on retrouve dans les Mémoires de Rémusat, dans la correspondance de Stendhal et de Flaubert ou dans le portrait-charge de Jules Vallès, mais il va de soi qu’il ne fut pas le seul et que Zola a eu raison d’insister sur l’importance des Béranger du peuple, le fait le plus marquant dans cette appropriation d’une œuvre composée, au total, de 324 chansons. Imité et partout présent dans les chansons de ses contemporains, de Lille à Lyon et de Nantes à Marseille, chez Émile Debraux, Savinien Lapointe, Altaroche, Pierre Dupont, Charles Gille ou Gustave Nadaud, il eut cependant une gloire éphémère, sa poésie n’ayant pas résisté au désastre de la Deuxième République et à la fin de l’illusion lyrique, brutalement refermée en Juin 1848.
189Avec son CD-Rom et ses annexes où l’on trouvera la liste des chansons, l’auteur de l’air quand il est connu, la date de composition et le genre auquel elle appartient, le livre de S.-A. Leterrier vient illustrer la richesse des travaux d’histoire culturelle lorsqu’ils s’appuient sur une enquête archivistique très fine qui n’oublie ni les travaux d’histoire politique ni les sources d’histoire sociale. En ayant opté pour un plan tripartite qui part de la production pour aller vers la réception en faisant le sort qu’il mérite à la diffusion, l’historienne fournit au lecteur de multiples pistes pour nourrir sa réflexion. Déjà connue pour ses travaux sur l’histoire de la musique – Le mélomane et l’historien (Paris, A. Colin, 2006) est une belle enquête sur les pratiques culturelles – ainsi que pour sa réédition, subtilement annotée, de Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale, le roman-feuilleton symbole de la monarchie de Juillet, elle réussit, avec ce nouveau livre, son pari d’éclairer la genèse de la démocratie par l’étude des genres et des loisirs les moins légitimes. Si l’on n’est pas forcé d’admettre toutes ses hypothèses et si l’on aurait aimé disposer de davantage de sources attestant l’ampleur de la réception de cette œuvre, en sacrifiant un peu plus à l’intertextualité par exemple, on saluera à sa juste valeur cette enquête dont on conclura par où on a commencé, à savoir que l’on ne peut plus lire Béranger après l’avoir entendu interpréter avec talent par Judith Fages.
190Jean-Yves Mollier
Jean-Marc Ticchi, Le Voyage de Pie VII à Paris pour le sacre de Napoléon (1804-1805), Paris, Honoré Champion, 2013, 599 p.
191« J’ai traversé la France au milieu d’un peuple à genoux ». Tel est le commentaire de Pie VII rencontrant enfin, par un hasard étudié, son hôte, le premier consul et futur empereur Napoléon Bonaparte en forêt de Fontainebleau. La visite n’était pas de courtoisie, ni même protocolaire : invité sans trop de ménagements à consacrer par sa présence le couronnement impérial, Pie VII retrouve le chemin de cette France tourmentée, fatale à son prédécesseur, et découvre à son tour une nation révolutionnée, républicaine et bientôt impériale. C’est à ce long voyage, six mois aller et retour de 1804-1805, que Jean-Marc Ticchi a consacré de longues recherches, tant dans les archives départementales et locales sur les traces du convoi pontifical qu’à Rome et Paris. Tiré d’un mémoire d’habilitation à diriger des recherches soutenu sous la direction de Jacques-Olivier Boudon, également préfacier de l’ouvrage, ce Voyage de Pie VII témoigne déjà, s’il en était besoin, du talent de son auteur. Vaticanologue distingué, remarqué par une grande thèse, publiée aux presses de l’EfR, sur la diplomatie vaticane et la pratique des médiations (Aux frontières de la paix, 2002) ainsi que par de nombreux articles, J.-M. Ticchi a choisi, pour son habilitation, de remonter le cours du xixe siècle, et, dans une certaine mesure, de s’éloigner de Rome sans vraiment la quitter, en suivant le pape dont l’adage rappelle que l’Urbs s’incarne en sa personne. Une histoire pérégrine de la papauté donc qui, comme on le constate dans le prologue, ne commence pas avec la France. Un premier voyage pontifical, celui de Pie VI dans l’Autriche joséphiste, en 1782, avait déjà confronté le souverain pontife à un hôte aux ambitions modernisatrices et à une nation en cours de sécularisation. Mais la France est bien évidemment un cas à part, que le Saint-Siège a même « honoré » d’un dicastère spécifique, consacré aux « affaires de France », à savoir la gestion du concordat. Il s’agit donc pour Pie VII de remettre ses mules non dans la trace de celles de son prédécesseur – Pie VI, mort à Valence – mais sur le chemin d’un pays transformé. L’ouvrage suit le voyage dans toutes ses étapes et sillonne, avec Pie VII et sa suite de 200 personnes, les routes qui mènent à Paris. Une première partie évoque la route au travers de la péninsule italienne, comme une longue transition de l’Ancien régime – les États pontificaux – aux prodromes de la modernité, la République cisalpine (Pie VII est même accueilli à Turin par un général musulman !). Précédé par le cardinal Fesch, entouré d’une ample suite aux contours politiques détaillés par l’historien, le pape est salué, acclamé, objet de rituels et d’hommages multiples. Mais le cœur de l’étude réside bien dans cette rencontre entre Pie VII et la « seconde Babylone », Paris, où le couronnement impérial semble presque anecdotique au regard des enjeux spirituels du voyage.
192Cet ouvrage se limiterait au récit du voyage pontifical, il en serait déjà remarquable, d’érudition et de finesse d’analyse. J.-M. Ticchi sait replacer chaque personnage, chaque parole, chaque rituel dans une logique propre qui est celle d’une souveraineté à la fois spirituelle et temporelle en voyage officiel. Mais l’enjeu de cette recherche va bien au delà du seul journal de voyage : avec Pie VII, le lecteur pénètre dans un monde neuf, une France concordataire, où la question religieuse est encore brûlante. Vers cette France compliquée, Pie VII ne va pas avec des idées simples… pas plus que J.-M. Ticchi. Il s’agit bien d’une entreprise de reconquête, ou du moins de rétablissement religieux. Dans ce dessein, Pie VII déploie donc une ample activité, usant des droits que lui confère le concordat pour réconcilier et discipliner l’épiscopat français, réduire le schisme naissant de la petite Église, restaurer des congrégations ou négociant, à la Malmaison, une révision du traité de Tolentino ainsi qu’une rénovation diplomatique. Cette activité politique est étayée sur le plan symbolique. Chaque visite, chaque célébration liturgique est l’occasion d’une lustration symbolique, telle la visite pastorale des douze paroisses parisiennes. Deux consistoires parisiens confirment cette entreprise : Rome est dans Paris… Le pape entend rétablir l’Église de France… jusqu’à entraîner, dans son sillage, des miracles. Certes, il y a des oppositions, des contestations : l’armée, décidément gardienne de l’héritage révolutionnaire, ne montre une déférence que de commande ; les académies, souvent hostiles, figurent des temples du matérialisme ; la question de l’Église constitutionnelle et de ses vétérans pèse ; et le jansénisme reste palpable. On évoque même, dans une saynète, un homme refusant la bénédiction pontificale. Toutefois, Pie VII manie avec habileté les silences, et ignore, ou s’efforce de ne pas commenter, les vestiges révolutionnaires… et bénit l’incroyant. Le voyage est donc singulier, non seulement dans les formes et les rituels – le protocole est à cet égard un enjeu et suppose des accommodements – mais dans son principe même, celui d’un compromis entre un catholicisme résilient et une modernité impériale. Une modernité qui gagne le souverain pontife, lequel bouscule à l’occasion la tradition en célébrant la messe et en donnant la communion. J.-M. Ticchi sait également s’écarter du convoi pontifical, pour revenir à Rome observer l’administration du territoire pontifical et prêter l’oreille aux rumeurs d’enlèvement du pape ainsi qu’aux pasquinades dénonçant la collusion avec Napoléon. Il entraîne son lecteur à la poursuite des bruits qui agitent la France et l’Europe où l’on juge diversement l’affaire. Car ce voyage très observé, largement débattu, vise également l’opinion, qui s’interroge sur l’esprit de cette visite. Parti comme à Canossa, Pie VII revient, sinon triomphant, au moins renouvelé dans son image (celle du bon père), et revêtu d’une dévotion nouvelle, spirituelle et matérielle, qui annonce le régime des dévotions du xixe siècle, autour des malheurs du pape.
193Le retour à Rome ne clôt pas l’ouvrage : il s’agit, pour l’historien, après avoir parcouru ce chemin, d’en établir le bilan, d’en retracer les représentations et la mémoire qui s’y rattache, d’en évaluer l’écho, et ce jusqu’à nos jours, un travail qui dépasse la seule historiographie du sujet pour englober des considérations plus amples sur les transformations de la politique pontificale comme sur la religiosité propre au xixe siècle. C’est l’objet des deux derniers grands chapitres… avant un discours de la méthode qui apparaît, curieusement, en conclusion, l’auteur évoquant avec une belle modestie son propre voyage intellectuel aux trousses de son objet de recherche.
194Ainsi, ce Voyage de Pie VII est un maître ouvrage qui s’inscrit dans une histoire religieuse renouvelée et ambitieuse. L’auteur jongle avec les échelles, entrecroisant la fresque monumentale et les détails, et fait montre d’une familiarité totale avec la période et les sociétés. Il entraîne son lecteur à sa suite, par un style sobre, pédagogue, qui met en lumière avec un humour discret par endroit, anecdotes et citations. Mais il sait également s’en dégager pour considérer, du haut de sa plume, les évolutions de la souveraineté pontificale et éclairer la subtilité du trône de Pierre.
195Gilles Ferragu
Sylvie Aprile, Jean-Claude Caron et Emmanuel Fureix (dir.), La Liberté guidant les peuples : Les révolutions de 1830 en Europe, Paris, Champ Vallon, « Époques », 2013, 332 p.
196En 1975, au moment du plein essor de l’histoire sociale, le titre d’un livre de Charles, Louise et Richard Tilly décrivait le xixe siècle comme « the rebellious century » – le siècle rebelle. La Liberté guidant les peuples : Les révolutions de 1830 en Europe présente, quant à lui, la première des révolutions du xixe siècle comme une révolution transnationale, qui va « dans le sens de réformes libérales, d’émancipations nationales et/ou de droits matériels et sociaux ».
197Le cas de la révolution de 1830 en France est bien connu, ainsi que celui de la Belgique, 1830 représentant le moment fondateur de l’indépendance belge, dans un pays dont l’unité reste encore fortement contestée aujourd’hui. En revanche, les insurrections en Italie centrale, les événements dans les États allemands, en Suisse, et l’insurrection polonaise ont été beaucoup moins étudiés par l’historiographie française. En Espagne, on assiste à la montée de tensions politiques mais, malgré les espoirs des réfugiés politiques espagnols en France, le mouvement révolutionnaire ne parvient pas à menacer réellement le conservatisme qui a été restauré avec l’aide des troupes françaises sept ans auparavant. Le Portugal et la Grèce ont leurs propres agitations révolutionnaires. En Grande Bretagne, on passe du luddisme des prolétaires ruraux de « Captain Swing », dans l’Angleterre du sud en 1830, à la réforme électorale mise en place en 1832 par les Tories, le Reform Act. Le mouvement des Chartistes suit. La Grande-Bretagne nous donne un bel exemple de l’influence des Trois Glorieuses dans un pays où la peur de la révolution – la « maladie française » – est si présente, même si la presse anglaise est plutôt satisfaite du changement de monarchie de l’autre côté de la Manche.
198Bouleversé par les Trois Glorieuses à Paris, fin juillet 1830, le très conservateur chancelier autrichien Metternich, l’architecte du Congrès de l’Europe, était plus que pessimiste : « Mon opinion la plus secrète est que la vieille Europe est au début de la fin. Décidé à mourir avec elle, je saurai faire mon devoir (…). La nouvelle Europe n’en est même pas, d’autre part, au commencement. Entre la fin et le début, il y aura le chaos. » Metternich avait raison de s’inquiéter : le libéralisme contestataire et le nationalisme étaient en train de bousculer l’Europe des monarchies restaurées. Comme le soulignent les auteurs de cet ouvrage, « partout dans l’Europe de 1830, la liberté est invoquée comme le premier des droits naturels au nom duquel agir et contester l’ordre établi », un droit qui doit être inscrit dans une constitution, comme la liberté de la presse, chère aux classes moyennes, et la liberté religieuse, qui va mener à une résurgence du gallicanisme en France.
199L’un des buts de ce livre est de décloisonner l’historiographie de 1830, trop souvent ancrée dans des narrations et des analyses nationales. Il n’est pas le premier toutefois à relever ce défi et l’on pourrait citer le livre de Clive H. Church Europe in 1830 : Revolution and Political Change (1983). La Liberté guidant les peuples : Les révolutions de 1830 en Europe nous offre une bibliographie complète et variée, avec des ouvrages en anglais, allemand, italien, polonais, flamand, etc. qui sont très utiles pour le spécialiste et peut-être pour un public plus large, ainsi qu’une chronologie des événements. On y trouve beaucoup sur les traditions historiographiques libérales et marxisantes et sur les interprétations changeantes selon l’évolution historique. Par exemple, les événements de 1830-1831 en Italie vus dans le contexte du Risorgimento, ou ceux de 1830 en Allemagne vus par la RDA. On y trouve un petit chapitre sur les volontaires radicaux et les corps francs qui se sont engagés pour la bonne cause, et un autre sur les réfugiés exilés en France pendant et après les Trois Glorieuses. La contribution intitulée « Les figures du peuple : des représentations complexes », qui traite notamment des femmes présentes dans les combats ici et là, mériterait davantage d’illustrations. Le tableau d’Eugène Delacroix, La Liberté guidant le peuple est bien connu, avec le bourgeois coiffé d’un chapeau haut de forme et le gamin de Paris, même si dans la réalité, tous les deux ne sont pas présents derrière les barricades. Cette image a été réutilisée par des artistes dans d’autres pays et dans ce cas, « on peut réellement parler d’un langage visuel européen. » Quel contraste entre cette évocation de la barricade par le grand romantique Delacroix et La barricade : rue de la Mortellerie, juin 1848, d’Ernest Meissonier (un peintre par ailleurs très conservateur, grand ennemi de Gustave Courbet) où sont représentés du sang et des cadavres !
200Autre thème clé et original dans ce livre, la circulation des idées politiques (à tel point que les conservateurs ont emprunté l’image du choléra, qui ne respecte pas les frontières) et la circulation des informations sur les événements qui se déroulent dans les autres États. Les auteurs soulignent avec raison que cette évolution a contribué au « dynamisme révolutionnaire à travers l’Europe ». Dans un temps où la mobilité transfrontalière devient plus forte, les réfugiés espagnols en France, ceux qui ont fui la répression russe en Pologne russe et la répression du régime policier de Ferdinand VII ont permis de mobiliser les forces libérales anti-absolutistes au temps de la fin de la Sainte-Alliance. Emmanuel Fureix évoque avec raison l’importance en France du statut juridique de « réfugié », établi en 1832 à la suite des révolutions, des révolutions manquées et des agitations politiques un peu partout en Europe. Charles Tilly nous a donné une étude sur le processus révolutionnaire – qui d’ailleurs s’applique bien aux révolutions de 1848, à la Révolution russe, à la révolution iranienne – qui est très importante pour conceptualiser les événements de 1830.
201La nouvelle de la chute des Bourbons à Paris a assez vite donné lieu aux « espoirs de l’émancipation » et à « des actes révolutionnaires ». La barricade, ce symbole et cette réalité concrète de la révolution, est passée de Paris à Bruxelles, avec d’autres symboles de la révolution – comme les drapeaux tricolores, les mots d’ordre et le rôle des théâtres et des associations fraternelles, comme la jeune Europe, qui chantent la « fraternité des peuples », ou dans les États italiens (et à l’étranger) la Giovine Italia créée en 1831 avec un Risorgimento déjà dans l’imaginaire de beaucoup d’intellectuels italiens. Pour sa part, Giuseppe Mazzini croyait que Dieu avait créé les trois journées de Juillet, mais que les hommes les avaient trahies. Il comptait sur un « nouveau messianisme révolutionnaire ». Donc les Trois Glorieuses contribuent à l’existence d’une internationale libérale et d’une internationale nationaliste. On peut parler d’une génération révolutionnaire, ou plutôt libérale dans le sens que revêt le terme au xixe siècle.
202Plusieurs chapitres soulignent des aspects essentiels des révolutions de 1830. Ainsi François Jarrige écrit avec raison que la révolution de 1830 contribue à l’émergence de la question sociale en Europe. La révolution en effet a été influencée par la crise économique, au sens labroussien, qui accroît les tensions socio-politiques à la fin des années 1820. La question sociale s’exprime aussi à travers des grèves, un peu de luddisme, et en 1831 et 1834 les insurrections de gones lyonnais. Pour les ouvriers, la liberté avait un sens très différent que pour les classes moyennes, parmi lesquelles les chefs d’entreprise. On a raison d’évoquer l’importance de la croissance du socialisme utopique en France, à la suite de la révolution de Juillet.
203Les auteurs soulignent les différences nationales dans le déclenchement des révolutions et des révolutions manquées. Dans le cas de la Pologne russe, il existe des rapports avec l’insurrection des « décembristes » en Russie en 1824 : un complot militaire, le rôle de sociétés secrètes. On peut y voir aussi l’influence indirecte des Trois Glorieuses. Bouleversé par l’insurrection de novembre 1830, dans laquelle les nobles si puissants et nombreux jouent un rôle si important, le rêve d’une nation polonaise indépendante prend racine chez les paysans (mais pas tous) et les femmes. L’analyse d’Anna Baranska est passionnante. La révolution belge voit le jour, quant à elle, dans un pays indépendant, libéré de la domination néerlandaise, et elle devient le symbole d’une unité entre francophones et néerlandophones, même si la complexité de la Belgique donne naissance à des interprétations différentes des événements entre wallons et flamands – à l’opposé, le poids des événements de 1830 est bien moins présent dans la mémoire collective helvétique. Avec l’aide de la France, et prenant exemple sur elle, le nouveau pays se stabilise et inscrit les garanties de la liberté individuelle dans sa Constitution. Mais si les Français aident leurs voisins belges, il n’y a personne pour aider les Polonais.
204Une petite critique, pour finir. En faisant appel à des spécialistes de la Belgique, de la Pologne, de la Suisse, etc., les trois historiens qui ont dirigé le volume ont pris le risque qu’il y ait, comme dans beaucoup de recueils d’articles, des répétitions entre les différentes contributions. On regrette qu’un travail de coordination de l’ouvrage n’ait pas éliminé les répétitions, qui finissent par gêner le lecteur.
205John Merriman
Martin A. Miller, The Foundations of Modern Terrorism, Cambridge, Cambridge University Press, 2013, 293 p.
206Qu’on lui trouve des origines antiques ou qu’on le limite à l’ère contemporaine, le terrorisme a une histoire et peut, de ce fait, être considéré comme un objet historique à part entière. Mais un objet problématique dont la définition même fait débat, du fait de sa subjectivité. Quelle histoire alors bâtir sur ce flou théorique ? Par ailleurs, une histoire des fondements du terrorisme se heurte à la diversité et au caractère hétéroclite des mouvements, groupes et groupuscules, idéologies et méthodes relevant de cette appellation. Est-il néanmoins possible d’en proposer une histoire unifiée, qui dépasserait la singularité de chaque attentat ?
207C’est le pari de l’étude rédigée par Martin A. Miller, The foundations of modern terrorism. Historien, professeur à Duke University, l’auteur est un spécialiste de la révolution russe et du mouvement bolchevique, auquel il a consacré deux ouvrages, ce qui lui confère une réelle familiarité avec la violence politique et les idéologies qui la sous-tendent. À cet égard, l’introduction de l’ouvrage pose sur le terrorisme un regard original : plutôt que de buter sur la définition légale du phénomène, dont il montre les limites, M. Miller en propose une approche anthropologique, en insistant certes sur la centralité de la terreur, mais également sur la manière dont les terroristes perçoivent le monde, sur leurs méthodes, leurs discours et, plus largement, le terrorisme comme « way of life » (p. 6). En outre, il prend bien soin de ne pas se limiter aux individus, mais d’intégrer l’État, cible mais aussi acteur du terrorisme, usant de la violence politique et de la terreur comme d’un instrument de gouvernement. La problématique de cet ouvrage porte notamment sur les interactions entre la puissance étatique et la violence politique.
208À partir de ce schéma, l’auteur nous entraîne dans une histoire longue des fondements du phénomène, une histoire qu’il entame, classiquement, en Palestine romaine, avec les Zélotes (ou sicaires). Un premier chapitre, consacré à la violence politique avant l’ère contemporaine, brasse ainsi les périodes et les notions, en s’interrogeant avec Aristote sur la nature de la tyrannie et, par voie de conséquences, sur le tyrannicide, en observant l’émergence d’une terreur d’État dans la Rome antique ou dans l’Europe des guerres de religions. Ce chapitre – par moment discutable en ce qu’il réduit le terrorisme au seul emploi de la terreur – aboutit au seuil que constitue la Révolution française dont l’auteur observe les prodromes, pour mieux saisir l’apparition de la terreur en tant que système politique, fondé sur un arsenal juridique. Le xixe siècle apparaît dès lors comme étant la vraie matrice du phénomène, qu’il émane des États comme des activistes : le terrorisme se déploie, tant dans les discours (du nationalisme à l’anarchisme) que dans les pratiques des sociétés secrètes ou dans les politiques des États. L’enjeu de la légitimité s’impose, qui voit la violence politique passer du stade d’hypothèse à celui de thèse. L’auteur met ainsi en parallèle l’attentat de 1881 contre Alexandre II et les méthodes employées par la police politique tzariste contre les opposants, illustrant par là le classique cycle attentat/représailles. Accessoirement, il montre combien le contre-terrorisme suit les voies de la terreur. Progressivement, le terrorisme se construit, la théorie s’adossant à la pratique : ainsi, le chapitre consacré au terrorisme européen, des printemps de 1848 aux attentats anarchistes des années 1890, voit naître la « propagande par le fait », première véritable théorisation de l’acte terroriste. Si ce chapitre marque une étape attendue, celui que M. Miller consacre aux États-Unis l’est bien moins. En effet, on a parfois l’impression que le terrorisme est un mal européen, exporté en fin de siècle avec l’anarchisme vers le continent américain… une vision remise en cause par cette étude. En évoquant le traitement réservé aux Amérindiens ou à la communauté noire, l’auteur n’hésite pas à parler d’une « politique terroriste » (p. 146), déclinée de diverses manières, par les États américains comme par des groupes illégaux (le Ku Klux Klan), dans une quasi impunité. Il faudrait peut-être là distinguer ce qui relève d’un ethnocide, contre les populations indiennes, et ce qui tient effectivement d’un régime de terreur (lynchages, émeutes raciales) visant à interdire la représentation politique à la communauté noire, en dépit des XIVe et XVe amendements : la question de la définition resurgit alors. On ne discutera par contre pas la dimension terroriste des totalitarismes communiste et fasciste – modèles aboutis de terreur d’État bien analysés par l’auteur, qui en éclaire les ressorts institutionnels (l’appareil d’État) mais également psychologiques (l’idéologie de légitimation et le discours sur « l’ennemi objectif »). En revanche, la Seconde Guerre mondiale et le dilemme terrorisme/résistance auraient mérité quelques références, sur le renouvellement des discours de légitimation, voire de l’image même du terroriste. Passant, selon la pratique anglaise, des temps modernes à l’ère contemporaine (post-1945), l’auteur s’interroge enfin sur le « terrorisme contemporain », non sans reconnaître la difficulté à réunir, dans une même dynamique, des terrorismes très variés, unis par le seul contexte de la guerre froide. En partant de la matrice que constitue l’affrontement idéologique Est-Ouest, il évoque – un peu succinctement – le terrorisme dans les guerres de décolonisations (avec le cas algérien), le régime sud-africain d’apartheid, les guérillas sud-américaines et le plan condor ou encore la violence politique d’extrême gauche qui frappe les États occidentaux dans les années 1970 (en se limitant à l’Italie et à l’Allemagne). La violence politique s’inscrit alors dans une stratégie globale, dictée par le conflit idéologique entre les blocs, et qui figure l’un des multiples champs de bataille. Néanmoins, on regrettera, dans ce tableau très cohérent, le silence concernant le Proche-Orient, notamment au sujet des terrorismes sioniste et palestinien, pourtant pionniers à de nombreux égards : si le monde occidental peut effectivement être considéré comme la matrice intellectuelle du terrorisme, tant du fait des discours théoriques que des passages à l’acte, le conflit israélo-palestinien et ses prodromes marquent également une étape fondamentale dans l’émergence du terrorisme contemporain, du moins dans les pratiques (l’usage des médias en particulier, une réflexion ébauchée dans l’ouvrage au sujet des attentats anarchistes, mais qui n’est pas développée par la suite). C’est là toute l’ambiguïté de la notion de « fondements » qui structure cette étude : l’auteur se concentre sur l’émergence du terrorisme en tant que discours théorique, de légitimation, aux xixe et xxe siècles, et délaisse quelque peu les questions de méthode, qui sont pourtant des marqueurs importants. Ce choix s’éclaire peut-être dans le chapitre conclusif, qui replace l’État au cœur de la réflexion, associant, non sans raison, l’émergence de la violence politique à celle de l’État, comme promoteur et comme adversaire : le terrorisme participe ainsi à la construction de l’appareil d’État, un « État garnison » forgé par le monde occidental et fondé sur la socialisation du danger. Dans une certaine mesure, ce débat, ou cette thèse, s’inscrit dans celui plus large du modèle occidental de la guerre.
209Telle quelle, l’étude de M. A. Miller s’avère, à plusieurs titres importante : en ce qu’elle fait le pari d’une histoire large du phénomène, qui intègre les États comme les individus, en ce qu’elle en propose une approche neuve et ample, qui ne se perd pas dans les détails. Pour quiconque s’intéresse à la question du terrorisme ou, plus largement, à la violence politique dans ses interactions avec l’État, et souhaite en avoir une vision globale, cette étude s’impose comme une référence, ouvrant des pistes motivantes pour la recherche.
210Gilles Ferragu
Michel Leymarie, Olivier Dard et Jeanyves Guérin (dir.), Maurrassisme et Littérature. L’Action française : Culture, société, politique (IV), Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2012, 320 p.
211Cet excellent volume représente le quatrième volet d’une série d’actes de colloques sur la contribution de l’Action française à la vie intellectuelle et culturelle de la France entre la fin du xixe siècle et les années 1950. Les volumes sont parus dans la collection « Histoire et Civilisation » aux Presses du Septentrion, à l’exception du deuxième, sur « Charles Maurras et l’étranger », paru en 2009 chez Peter Lang. Il existe peu de figures littéraires ou intellectuelles en France qui aient provoqué autant de controverses et de polémiques que celle de Charles Maurras, incontestable leader d’une droite intellectuelle aussi protéiforme que vivace dans la vie intellectuelle au cours de la première moitié du xxe siècle. Pour certains, Maurras est un penseur original et incomparable, alors que pour d’autres, c’est un des plus dangereux sophistes du xxe siècle, attaché à miner les fondements mêmes d’un régime déjà affaibli.
212Inspiré en partie par l’intérêt rénové porté à Maurras critique (et l’on reconnaît bien la pertinence des vues d’un Albert Thibaudet sur l’écrivain martégal), l’ambition des organisateurs, telle qu’elle s’exprime dans leur introduction, « est de penser conjointement la littérature et l’histoire, de travailler collectivement avec des approches et des méthodes différentes mais centrées sur un même objet : le maurrassisme, compris comme l’ensemble que constituent le maître et ses disciplines, même lorsque certains d’entre eux sont devenus des dissidents. » (p. 12). Tout le programme d’exploration de ce livre, composé de contributions de spécialistes des plus qualifiés, est là : dialectique(s) entre littérature et histoire, interdisciplinarité, engagement politique et dissidences qui vont si fructueusement nourrir le terrain des « Jeunes Droites »…
213Le premier chapitre (celui de Martin Motte) examine la filiation entre le poète félibrige Frédéric Mistral et Charles Maurras ; l’on y voit comment ce dernier aurait voulu accomplir le mistralisme par le politique ; or, comme le poète avait l’horreur du politique, cette étude expose la tension fondamentale entre l’approche des deux écrivains et se résume ainsi : « “Les Lettres nous ont conduit à la Politique”, reconnaît bien Maurras ; “notre nationalisme commença par être esthétique” » (p. 33). Laurent Joly étudie ensuite les contributions des grandes figures de la première période de l’Action française, Paul Bourget et Jules Lemaître, dont le ralliement à la cause a représenté une grande valeur de propagande pour le mouvement. Si Bourget avait soutenu Maurras au tout début des années 1910, Lemaître, quant à lui, à l’époque de la Grande Guerre, s’est transformé en militant du mouvement. Dans les années vingt, l’AF n’avait tout simplement plus besoin « d’illustres maîtres », tant s’est désormais imposé Maurras lui-même. Puis, Jean El Gammal passe en revue l’activité critique de Léon Daudet, l’un des plus fidèles lieutenants de Maurras. Ses critiques, en décalage avec les doctrines de ce dernier, ont sans doute contribué au fait que les colonnes littéraires du journal L’Action française sont lues attentivement par des écrivains bien au-delà de la mouvance de l’AF, quelle que soit leur affiliation politique. Dès la fin de la Grande Guerre, la Revue universelle est lancée pour fournir une plateforme aux critiques traditionalistes, voire nationalistes, regroupant nombre de ces écrivains qui refusaient la « démobilisation de l’intelligence ». Ici, Michel Leymarie révèle l’intérêt d’étudier ces pages dirigées par Henri Massis, dans un univers intellectuel opposé à celui de Gide et de La NRF, sociabilité qu’explore Pierre Masson dans le chapitre suivant. S’il y avait des flirts entre Gide et l’AF pendant la guerre, le fossé entre ces deux chapelles intellectuelles n’ira plus qu’en s’élargissant dès le début des années vingt et dans les années trente. Ici, on aurait volontiers accueilli une étude sur les échanges violents entre les tenants du maurrassisme et Julien Benda, critique assidu de « La Réaction » dans la revue de Paulhan, et où l’on aurait pu aussi exposer la virulence de l’antisémitisme de l’AF.
214Suivent des chapitres (de Pascale Alexandre-Bergues, Denis Labouret, Jérémie Majorel et Hélène Merlin-Kajman) respectivement sur Claudel et Maurras, Georges Bernanos et ses rapports avec l’AF, Blanchot et Maurras, et les livres critiques de Thierry Maulnier et Robert Brasillach sur les classiques, Racine et Corneille. Jean Touzot révèle les tractations et les oppositions (celle de Mauriac, surtout) entourant l’élection de Maurras à l’Académie française en juin 1936 (à la mort de Jacques Bainville en 1935, Maurras avait dû attendre car, incarcéré, il était inéligible). Jeanyves Guérin explique pourquoi – malgré la qualité des critiques de l’AF – la contribution du maurrassisme « n’a pas eu de fortes positions dans l’institution théâtrale » (p. 198). Dans un chapitre très dense, Olivier Dard passe en revue les rapports intellectuels entre le maurrassisme et la Jeune Droite (on est tenté d’écrire « Les Jeunes Droites »). L’une des principales forces de l’AF est qu’elle constitua une vraie pépinière de talents, surtout pendant les années trente. La liste de jeunes écrivains et critiques qui sont passés par l’AF est impressionnante : le lecteur croise donc Thierry Maulnier, Jean de Fabrègues, Jacques Laurent, Claude Roy, René Vincent, Kléber Haedens et Louis Salleron, et, à divers degrés, l’on y ajouterait Maurice Blanchot, Jean-François Gravier ou François Sentein. Certains (Maulnier, Fabrègues, Vincent) feront bien avancer leur carrière en tant qu’intellectuels sous le régime de Vichy, alors que Claude Roy, à ses débuts très tenté, s’en détachera complètement. Olivier Dard questionne les rapports esthétiques et politiques du maurrassisme chez ces jeunes écrivains, et éclaire comment leurs positionnements évoluent face à La NRF, ou par rapport à la figure retrouvée de Maurice Barrès, grâce aux agencements d’Henri Massis. Marc Dambre et Guillaume Gros, dans deux chapitres complémentaires sur « Les Hussards » et sur La Table Ronde, questionnent l’influence du maurrassisme sur les sociabilités, mouvances et revues de l’après-Libération. Les « Hussards » – le terme est lancé par la revue de Sartre, Les Temps modernes en 1952 (sous la plume de Bernard Frank) – regroupent les nouveaux romanciers Roger Nimier, Antoine Blondin et Jacques Laurent, puis Michel Déon. Guillaume Gros traite du journal Aspects de la France et des contributions du journaliste-vedette Jacques Perret, ainsi que du rôle de Roland Laudenbach en tant que directeur des éditions de La Table Ronde en 1945, maison – héritant d’un centre communautaire créé sous Vichy – qui fera tant pour rouvrir les portes aux écrivains frappés par l’épuration, tout en s’opposant et à l’existentialisme et aux prescriptions littéraires sartriennes. Ces nouvelles figures, ces mouvances plus jeunes se réunissent en quelque sorte dans leur prise de position en faveur de l’Algérie française et dans leur opposition à de Gaulle. Le livre s’achève par trois chapitres (de Francis Balace, Ana Isabel Sardignha-Desvignes et Georgiana Medrea) qui étudient respectivement l’influence du maurrassisme en Belgique (la réception littéraire de Maurras et Daudet), au Portugal (le « néoclassicisme scientifique » de Fernando Pessoa) et en Roumanie (maurrassisme et littérature).
215Les éditeurs de ce livre ont su produire un volume de qualité qui se caractérise par une complémentarité d’approches. La conclusion est solide : « Sur le plan littéraire, la nébuleuse maurrassienne, notamment par ses revues ou certaines chroniques du journal, est sans conteste une instance de référence prisée dans le paysage intellectuel de la France du premier vingtième siècle. Il faut cependant distinguer entre la critique et la création. » (p. 289) L’influence culturelle de l’Action française et surtout son emprise sur le monde intellectuel dans la France du premier xxe siècle paraissent avoir une plus grande importance que la créativité qu’elle n’a pu engendrer ou maintenir.
216Martyn Cornick
Raphaël Muller, Le Livre français et ses lecteurs italiens. De l’achèvement de l’unité à la montée du fascisme, Paris, Armand Colin, « Recherches », 2013, 372 p.
217L’ouvrage de Raphaël Muller se veut une contribution à nouveaux frais (après les travaux pionniers de Pierre Milza) sur la vaste question de l’influence de la culture française en Italie dans les années 1880-1920. L’idée traditionnelle en la matière concluait globalement (avec quelques exceptions comme certains milieux intellectuels assez étudiés tel le groupe de la revue florentine La Voce) au déclin de la présence intellectuelle gauloise. L’auteur révise ici très largement ce diagnostic. L’originalité de sa démonstration révisionniste tient dans son parti pris quantitatif et son utilisation systématique de statistiques variées : listes d’achats de livres dans le très chic cabinet de lecture Vieusseux à Florence, catalogues des bibliothèques publiques ou de bibliothèques de quartier à Milan, catalogues d’éditeurs, données de la statistique commerciale. Il croise aussi ces diverses sources afin de corriger les biais respectifs de telle ou telle d’entre elles.
218Si la France conserve donc son statut de puissance culturelle majeure, la raison en est triple. Il existe tout d’abord un prestige inégalé du français (acquis à l’intérieur des familles) au sein des catégories supérieures ; ainsi celles-ci lisent directement dans le texte les grands titres contemporains de la littérature française, de Flaubert à Proust, mais aussi d’autres auteurs étrangers connus par le seul truchement du français (Tolstoï, Kipling). La deuxième raison renvoie précisément à l’aura dont jouit l’ensemble des auteurs français dont les traductions représentent entre 13 et 16 % du marché romanesque italien total – Hugo et Zola certes, mais aussi tous les romanciers populaires tels Ponson du Terrail, Xavier de Montépin ou Souvestre et Allain (les auteurs de Fantomas). En étudiant le principal éditeur (le milanais Sonzagno) investi sur le marché de la traduction romanesque, l’auteur analyse avec efficacité le travail d’importation, caractérisé ici par sa rapidité de réaction et la diversité de ses modes d’action (Sonzagno utilise son très influent journal, Il Secolo, pour proposer en feuilleton toute cette littérature populaire française). La troisième raison touche au maintien de positions intellectuelles acquises dans certains domaines, histoire, droit, médecine essentiellement. Là où la référence philosophique est devenue majoritairement allemande à la fin du xixe siècle (voir Croce), le livre scientifique français résiste bien cependant dans d’autres secteurs ainsi que l’attestent les commandes d’achat des grandes bibliothèques publiques (42 % des ouvrages étrangers achetés sont français sur la période 1898-1920 et le chiffre dépasse l’importation allemande) et le détail de certaines bibliothèques privées de grands savants. Cette statistique des bibliothèques publiques vient très utilement corriger la statistique commerciale qui enregistrait de façon très générale le déclin du livre français par rapport au livre allemand. Si la solidité de ces conclusions chiffrées emporte l’adhésion, on n’aura garde d’oublier les autres mérites de l’ouvrage qui ouvre sur une histoire culturelle de l’Italie fin de siècle et de ses principaux acteurs, éditeurs, grands journaux, bibliothèques, revues. Le processus d’importation intellectuelle est lui-même à inscrire dans le processus de construction de l’unité nationale (peut-être l’auteur aurait-il pu davantage insister là-dessus) et illustre ce cosmopolitisme du national qui caractérisa si fortement l’Europe de la fin du xixe siècle. L’histoire du livre reste une discipline-carrefour et on saura gré à l’auteur de l’avoir montré de manière exemplaire.
219François Chaubet
Rebecca Rogers, A Frenchwoman’s Imperial Story. Madame Luce in Nineteenth-century Algeria, Stanford, Stanford University Press, 2013, 267 p.
220Eugénie Allix Luce n’est pas totalement inconnue des historiens de l’Algérie, mais souvent présentée rapidement comme une aventurière qui se lança dans l’expérience des écoles franco-arabes sous le Second Empire, en se consacrant tout spécialement à l’éducation des filles (voir notamment Yvonne Turin, Affrontements culturels dans l’Algérie coloniale. École, médecines, religion, 1830-1880, Paris, Maspéro, 1970). Les historiens de l’art la connaissent pour son entreprise de diffusion de l’art de la broderie, qu’elle fit pratiquer à de jeunes apprenties indigènes dans l’ouvroir initié après la fermeture de son école (Roger Benjamin, Orientalist Aesthetics : Art, Colonialism and French North Africa, 1880-1930, Berkeley, University of California Press, 2003). Pour le reste, l’histoire de cette jeune femme née en 1804, débarquée à Alger en 1832 et morte dans son village natal en 1882, restait méconnue. Le pari de la biographie, relevé par Rebecca Rogers, spécialiste de l’histoire de l’éducation des filles, se justifie donc d’abord par ces blancs historiographiques. Que la vie de Madame Luce mérite qu’on en raconte l’histoire n’avait pourtant rien d’évident.
221Les sources tout d’abord, ou plutôt l’absence de sources, auraient pu en décourager plus d’un. Madame Luce est, à l’instar de Pinagot, un personnage qui a laissé peu de traces (Alain Corbin, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu, 1798-1876, Paris, Flammarion, 1998). Il faut beaucoup de ténacité (et les extraits de carnets de recherche que Rebecca Rogers glisse dans son introduction et dans sa conclusion en font preuve) et aussi un peu d’imagination pour donner consistance à des vies dont l’intérêt n’est pourtant pas discutable. Être femme, en Algérie, au xixe siècle, même française et même active, c’est donner peu de prises à l’historien. L’enthousiasme de Rebecca Rogers et une empathie non dissimulée pour Madame Luce lui ont cependant permis de surmonter nombre d’obstacles. Si certaines facettes du personnage demeurent obscures, notamment ses motivations profondes, son rapport à l’argent et ses convictions intimes relatives à l’éducation des filles, le portrait dressé par R. Rogers éclaire, à travers l’histoire de cette femme exceptionnelle, un pan méconnu de l’histoire de l’Algérie coloniale au xixe siècle.
222La structure de l’ouvrage repose en partie sur la difficulté inhérente à l’objet, c’est-à-dire le peu de sources disponibles pour ce qui relève des pans les plus intimes de la vie de Madame Luce. Les deux premiers chapitres reviennent assez classiquement sur les années de formation, traquant les indices de l’éducation de la jeune Madame Allix, devenue maîtresse d’école dans le Loir-et-Cher. Les sources ne permettent pas d’éclairer les raisons de son départ en Algérie, fait peu banal, d’autant plus qu’Eugénie abandonne alors son mari, instituteur, et sa jeune enfant. L’histoire des premiers colons n’est sans doute pas encore assez documentée pour comprendre les raisons qui ont poussé une femme à tout abandonner, sans doute à fuir son mari, pour s’installer en Algérie. Comment vit-elle les treize premières années qu’elle y passe ? Là encore, les données sont rares : deux enfants illégitimes, morts en bas âge, un emploi de lavandière, une lettre au père Enfantin qui permet de supposer une certaine proximité avec les saint-simoniens. Mais avant son mariage avec un musicien de l’armée, Louis Luce, et surtout l’ouverture de son école au milieu des années 1840, il faut imaginer sa vie comme celles des rares femmes européennes venues chercher du travail à Alger, c’est-à-dire un quotidien sans doute difficile, tant financièrement que moralement.
223Le cœur de l’ouvrage est consacré à l’implication de Madame Luce dans la « mission civilisatrice » à travers son projet éducatif. Les écoles franco-arabes qui existent sont alors réservées aux garçons. Pour Madame Luce, l’école doit permettre d’intégrer aussi les filles musulmanes dans le projet colonial. Ouverte en 1845, son école pour filles musulmanes est le fruit d’un long combat auprès des autorités pour obtenir les crédits nécessaires. Indirectement, ce combat est la source de nombreuses archives qui permettent d’éclairer les motivations de Madame Luce : elle croit fermement participer à la « mission civilisatrice » et pense, comme d’autres, pouvoir opérer une transformation morale par l’école. Le présupposé est que l’éducation et l’intégration des femmes sont des éléments essentiels dans la politique de « fusion des races ». On voit Madame Luce convoquer différents réseaux : saint-simoniens, archevêché, bourgeois arabes, tous sont mis à contribution pour sa « cause ». Les rapports de l’inspection, plutôt positifs dans les premières années, témoignent d’un certain succès. Son école compte 120 élèves en 1847, auxquelles sont enseignés l’arabe, les matières scolaires selon un programme proche de celui des écoles élémentaires métropolitaines, ainsi que la couture et la broderie, tous les après-midi. La pédagogie se fonde sur les principes de l’éducation mutuelle, qui se pratique à la même époque en métropole. Soucieuse de la réputation de son école (et de la pérennité des subsides du gouvernement général), Madame Luce organise des cérémonies publiques de remise des prix, occasions de rassembler tous ceux qui comptent à Alger. Qui sont les élèves ? Que deviennent-elles ? À l’exception de quelques parcours remarquables, là encore, on ignore leur profil. La sociologie de 1035 élèves qui auraient fréquenté l’école jusqu’en 1861 reste mystérieuse, même s’il apparaît que ce sont surtout de jeunes filles pauvres qui sont accueillies. Surtout, l’expérience est trop brève pour marquer une génération : en 1861, les crédits sont coupés, dans le contexte des réformes de la politique du royaume arabe qui, paradoxalement, font disparaître l’intérêt (déjà faible) pour l’éducation des filles. Les causes de la fermeture de l’école donnent lieu à un argumentaire approfondi, mais on aurait aimé en savoir plus sur la répugnance de certaines familles de l’élite musulmane à envoyer leurs filles à l’école. R. Rogers y fait allusion, mais les données archivistiques, de nouveau, semblent des plus ténues. Le point de vue de ces familles, l’insertion réelle de madame Luce dans l’élite algéroise, les réseaux constitués pour soutenir l’école, puis sans doute pour exiger sa fermeture, sont autant d’éléments qui rappellent la difficulté d’une histoire sociale de l’Algérie au début de la colonisation. Madame Luce ne renonce pas totalement, mais transforme alors son école en école-ouvroir, c’est-à-dire en atelier de broderie, cédant au discours officiel colonial qui proclame qu’il est immoral de donner des livres aux jeunes filles musulmanes. Cette formation est aussi en adéquation avec la politique du royaume arabe, qui met à l’honneur des modes de vie « traditionnels » : l’ouvroir doit participer à la transmission des arts musulmans traditionnels. Les broderies, très travaillées, sont vendues et, à partir de 1874, l’atelier fonctionne sans assistance financière, comme une entreprise privée.
224La dernière partie revient sur l’héritage de Madame Luce, et notamment à l’attrait qu’elle a pu exercer sur les voyageuses anglaises, principalement avec son atelier de broderie. Le rayonnement de Madame Luce est ici évalué à l’aune des représentations que l’historienne a trouvées. Son succès auprès des voyageuses anglaises est-il significatif d’autres choses que des centres d’intérêt de ces voyageuses, de leurs stéréotypes sur les femmes musulmanes ? On en apprend plus ici sur les féministes britanniques que sur l’histoire de l’Algérie. Le point de vue de l’arrière petite-fille de Madame Luce, Henriette Benaben, nourrit tout le dernier chapitre. Henriette a tout le contraire d’un regard objectif, puisqu’elle a pris en charge l’atelier de sa grand-mère et poursuivit son œuvre. Mais son témoignage permet à Rebecca Rogers de resituer son personnage dans un cercle familial, et de lui donner une nouvelle étiquette, celle d’une grand-mère conventionnelle et « bourgeoise », à des années-lumière de la jeune femme qui se battait en 1850 à Alger pour obtenir les crédits nécessaires à l’ouverture de son école.
225La vie de Madame Luce a-t-elle changé le cours de l’histoire de la colonisation en Algérie ? À la question posée par R. Rogers en introduction, peut-être faut-il ajouter une interrogation sur la signification des destins exceptionnels. L’expérience racontée ici est passionnante, mais sa brièveté et son échec incitent à questionner le rôle de cette femme dans la colonisation de l’Algérie. Pour R. Rogers, la vie de Madame Luce montre les opportunités offertes aux femmes au tout début de la période coloniale. Un temps des possibles, certes, mais qui n’a finalement pas réussi à bouleverser l’ordre colonial. Madame Luce a-t-elle, comme elle le souhaitait, ajouté une touche féminine dans l’entreprise coloniale en Algérie ? Il faudrait évidemment multiplier les travaux de ce type pour pouvoir confirmer cette hypothèse. Quid par exemple de madame Parent, qui dirigeait une école du même type à Constantine ? C’est une des caractéristiques des travaux pionniers que de ne pas se suffire à eux-mêmes, et d’inciter, souhaitons-le, à d’autres études approfondies et jusqu’ici beaucoup trop rares sur le rôle des femmes, européennes et algériennes, dans la colonie au xixe siècle.
226Hélène Blais
François Cochet, La Grande Guerre : fin d’un monde, début d’un siècle 1914-1918, Paris, Perrin / Ministère de la Défense, 2014, 517 p.
227Dans l’afflux de publications sur la Grande Guerre auxquelles le centenaire de l’événement donne lieu, il est heureux d’en trouver quelques-unes qui aident à prendre du recul. Il en va ainsi de la synthèse, véritable livre d’auteur et non simple manuel, que propose François Cochet. Rédiger seul un tel ouvrage pourrait passer aujourd’hui pour une gageure, au regard de l’ampleur et du renouvellement depuis deux décennies de la bibliographie à maîtriser – celle de ce livre, principalement en français, anglais et italien, occupe déjà dix pages. Aussi sont-ils rares à s’y risquer, à l’image d’un John Keegan, d’un Hew Strachan ou d’un Jean-Jacques Becker, mais leurs synthèses datent de plus de dix ans pour la plupart. Pourtant, de tels travaux offrent l’intérêt de dresser des bilans, de faire le point sur les débats en cours, de mettre en lumière les champs de recherche émergents. Spécialiste d’histoire militaire de 1914-1918, auteur notamment d’un remarqué Survivre au front. Les poilus entre contrainte et consentement (Soteca, 2005) et co-directeur d’un Dictionnaire de la Grande Guerre (Laffont, 2008), François Cochet était particulièrement à même d’esquisser un tel tableau.
228Ce livre déroule classiquement un plan chronologique dans ses grandes lignes, autour de neuf chapitres. Il s’ouvre sur les origines de la guerre, montrant l’imbrication « des sphères explicatives » (p. 19), qui associent les facteurs diplomatiques, économiques, militaires et culturels dans son déclenchement. Puis il s’attache à « l’été le plus meurtrier », retraçant l’entrée dans la guerre et les premières batailles, ainsi que leur perception dans l’opinion et les recompositions des comportements sociaux suscitées par le début du conflit. Un troisième chapitre analyse comment « la guerre s’invente dans les tranchées » en 1915 et comment les hommes s’accommodent de ses nouvelles formes. L’auteur présente ensuite « les sociétés dans la guerre » en 1915-1916, avec des développements sur la mobilisation de l’arrière et son rôle dans la gestion politique, financière et économique de la guerre. Les souffrances des civils, jusqu’au génocide arménien, sont également évoquées. Un chapitre porte sur le « temps des hyperbatailles » de 1916 et 1917, de Verdun à Ypres, de l’Isonzo à la Somme : depuis The Face of Battle de J. Keegan (1976), les historiens cherchent à définir ces nouvelles confrontations aux « significations complexes et emboîtées » (p. 237) qui engagent des forces très importantes, sont très meurtrières, durent longtemps et sont dominées par une puissance de feu inégalée. C’est pourquoi F. Cochet propose de les appeler « hyperbatailles ». Le chapitre suivant étudie les « hommes à la peine dans la tourmente » de ces dernières : il cherche à répondre aux « questions lancinantes » (p. 291) de leurs motivations et de leurs attitudes d’accommodement, en relativisant à cet égard le débat entre contrainte et consentement. L’ouvrage revient ensuite vers les « fronts intérieurs », qui connaissent, en 1917-1918, une période de « désarrois, révolutions et paix » : c’est un tournant, celui des révolutions russes, de l’entrée en guerre des États-Unis, de la grande fatigue des peuples et des « échecs à la paix ». L’année 1918 fait l’objet d’un chapitre spécifique : « comme en 14 ? » s’interroge l’auteur, du fait d’un retour à la guerre de mouvement. Mais surtout, il montre que « la guerre se gagne à l’Est » (p. 375), notamment en Bulgarie, dont la défaite entraîne celle de l’Empire austro-hongrois, et en Palestine. Enfin, l’ouvrage se clôt sur « 1919 et après », décrivant la lente sortie de guerre, les conflits qui se prolongent en Russie et au Moyen-Orient, puis la mise en place de la mémoire collective des morts. Ce chapitre analyse également les prolongements de la guerre sur le très long terme, jusqu’aux problèmes environnementaux actuels que pose encore la présence de munitions sur les anciens champs de bataille.
229Au fil des chapitres, François Cochet expose les termes des débats passés ou en cours, présente de manière structurée un état des réponses, discute les théories, argumente. Il démonte les mythes et les stéréotypes de l’histoire de la guerre, comme l’expression « fallacieuse » (p. 71) de « course à la mer », puisque la Manche et la mer du Nord n’en sont pas l’enjeu. Il prend aussi position sur les questions en débats, sans allégeance à l’une ou l’autre des « écoles », ou plutôt courants, qui caractérisent l’historiographie, notamment française, de la Grande Guerre. S’appuyant sur des exemples tirés des chroniques de Froissart, de l’histoire de la guerre de Crimée ou de la guerre de Sécession, il entend nuancer la « brutalisation » des combattants et la « violence de guerre » à l’encontre des civils en 1914-1918. Il propose d’appréhender le concept de « culture de guerre » au pluriel (p. 450). Il s’interroge sur la pertinence du « paradigme de “guerre de Trente Ans” » qui engloberait les deux conflits mondiaux dans une même analyse, contestant l’idée d’une Grande Guerre « matrice du xxe siècle » (p. 459) – à cet égard, le sous-titre du livre évoque de manière plus neutre « le début d’un siècle ». Autant de réflexions et d’approches qui donnent une dynamique au livre.
230L’ouvrage est une histoire générale de la Grande Guerre : il ne se cantonne pas aux seuls aspects militaires et au front occidental, qui restent néanmoins au cœur du développement. L’auteur embrasse toutes les dimensions du conflit et tous les espaces concernés, de la Mésopotamie à l’Afrique, de la Méditerranée au Pacifique, ou aux fronts orientaux et balkaniques. S’il fait un récit circonstancié et nécessaire des principales opérations, un aspect parfois réduit à la portion congrue dans certains ouvrages sur la guerre, il ne néglige pas la vie des peuples à l’arrière. Il consacre ainsi d’importants passages aux États-Unis, évoquant leur impressionnante et rapide mobilisation, mais aussi les limites de celle-ci. La dimension comparative est toujours présente par la mise en parallèle d’exemples nationaux. Les réflexions prennent en compte les différences d’échelles : dans le domaine militaire sont tour à tour envisagées les dimensions stratégiques, opératives (le théâtre des opérations) et tactiques. La guerre est aussi bien étudiée du point de vue des relations entre gouvernements, parlements et commandements que de celui des combattants.
231Bien sûr, un tel ouvrage implique des choix, assumés, du fait de son nombre assez restreint de pages. Tous les thèmes ne peuvent donc être abordés avec le même degré d’érudition, d’explication ou de nuance. D’aucuns pourront regretter un survol parfois trop rapide, ou au contraire des développements plus longs, sur certaines questions. Mais ce n’est pas le plus important, et il serait à la fois présomptueux et vain de recenser des pics ou des creux éventuels : un ouvrage de cette nature, véritable performance, est à considérer comme une relecture d’ensemble et une mise en perspective du conflit. Il offre le grand intérêt de rapprocher des situations éloignées en apparence, de mettre en évidence des liens, des proximités et des porosités. Il consacre ainsi un développement aux « spécificités de la guerre en montagne » (p. 125 sq.), traitant de manière comparative les fronts italiens et vosgiens. L’auteur cherche aussi à replacer certains événements ou phénomènes dans la perspective relativisante du temps long, rappelant par exemple que « les référents culturels de 1914 sont ceux du xixe siècle […] » (p. 460).
232Le propos se distingue toujours par sa clarté et son caractère didactique, qui n’empêchent pas le sens de la formule. La lecture en est d’autant plus agréable et aisée. Notes, bibliographie, cartes et index des noms de personnes complètent utilement cet ensemble soigné.
233Xavier Boniface
Éric Fournier, La « Belle Juive » d’Ivanhoé à la Shoah, Seyssel, Champ Vallon, « Époques », 2012, 392 p.
234Tour à tour figure d’une beauté sublime puis femme lubrique aux noirs desseins, fascinante ou répulsive, la figure de la « belle juive » jalonne la littérature française durant le xixe siècle et au-delà. Cette représentation fantasmée, non seulement littéraire mais plus largement artistique, tant est elle est aussi présente dans la peinture ou l’opéra, sert de point de départ à l’étude d’Eric Fournier. L’objectif, ambitieux, est multiple. En s’intéressant à la « belle juive », et en en brossant un historique très fin, il en fait un point d’entrée permettant d’éclairer non seulement « les regards portés sur la judéité et la judaïcité » (p. 8) mais aussi les rapports de genre. L’étude, qui scrute les évolutions et mutations de la « Belle juive », nourries tant de courants qui marquent les arts que du politique et de la montée en puissance de l’antisémitisme au cours du xixe siècle, distingue trois temps successifs.
235C’est durant le premier xixe que naît la figure de la « Belle juive » dans la littérature française, à la suite de la traduction de l’Ivanhoé de Walter Scott, où figure le personnage de Rebecca. Celle-ci sert de modèle et d’inspiration, des dizaines de « belles juives » apparaissant dans la production littéraire des années suivantes, d’Edgard Quinet à Honoré de Balzac en passant par Théophile Gautier. Il ne s’agit certes pas d’une apparition ex nihilo de la « juive », ou plutôt des femmes juives, dans la production littéraire. En ce domaine, les figures bibliques féminines, d’Esther à Judith, en passant par Salomé, ont largement nourri l’imaginaire. Mais, avec le xixe siècle, c’est à d’autres sources que vient puiser cet imaginaire. Le romantisme et l’orientalisme consacrent la beauté des femmes juives, multipliant les personnages de fiction, davantage fantasmes que peintures contemporaines, si l’on excepte Balzac, qui réserve dans La Comédie humaine une place relativement importante aux personnages juifs, à commencer par de « belles juives ».
236Car rares sont les auteurs à avoir croisé ne serait-ce qu’un juif. Eric Fournier met en regard la réalité de ce qu’est le judaïsme français d’alors : une dizaine de milliers de Juifs à Paris, quelques milliers d’autres dans des communautés historiques, comme à Avignon. De fait, ce n’est guère que dans les salons parisiens ou quelques autres lieux de sociabilité que des « belles juives » ont pu être rencontrées en France. C’est bien souvent avec la découverte des Orients que les Juifs sont physiquement rencontrés. La conquête de l’Algérie tout d’abord, qui alimente l’orientalisme et permet de découvrir des femmes juives auxquelles sont prêtées des trésors de sensualité exotique. La découverte des Juifs en Europe orientale, également, dans un cadre dépeint comme bien plus sinistre et repoussant que l’Orient idéalisé, celui des ghettos de Russie, constitue l’autre découverte d’une population largement inconnue en France. La figure ne cesse de fasciner, comme le montre l’engouement des peintres – de Corot à Delacroix en passant par Ingres – qui recourent à des modèles juives. L’auteur part à la recherche des éventuelles sources d’inspirations, confrontant les figures de fiction à la réalité de l’époque, en s’appuyant sur diverses archives permettant de saisir un réel dont il ne reste que peu de traces, afin de cerner qui étaient les rares juives alors actrices – tenant certes le haut de l’affiche avec Rachel, puis Sarah Bernhardt –, modèles, prostituées ou encore demi-mondaines.
237Avec le second xixe siècle, le rapport à la « Belle juive » se transforme. Le stéréotype qui prévalait jusque-là se nourrit désormais d’autres clichés. Elle devient peu à peu une femme fatale, comme chez Maupassant. Mais la principale transformation, la plus évidente et importante, reflète très largement la montée en puissance de l’antisémitisme. La beauté et la sensualité qui lui étaient jusque-là prêtées le cèdent désormais à une lubricité diabolique, permettant toutes les vilénies et manipulations. Là aussi, Eric Fournier identifie un ouvrage fondateur, le Manette Salomon des Goncourt, où la « juive » est désormais une manipulatrice parvenant à ses fins grâce à sa lubricité, avant que le pamphlet d’Edouard Drumont, La France Juive et ses centaines de rééditions, ne consacre le triomphe de l’antisémitisme, parachevant de faire des femmes juives des corruptrices qui veulent la ruine de la France. Mais Eric Fournier pointe que d’autres, d’Ernest Renan à Salomon Reinach, tentent dans le même temps de montrer combien ces stéréotypes fantasmés, de plus en plus souvent haineux, sont éloignés de la réalité de ce que sont les Juifs et combattent l’idée même qu’il existerait un « type juif ».
238Avec l’Entre-deux guerres et la Shoah, auxquelles est consacrée la troisième et dernière partie, s’ouvre une ultime période, qui voit peu à peu l’effacement de la « belle juive » et de ses moutures successives. L’antisémitisme de plus en plus virulent qui s’exprime nie le plus souvent toute beauté aux juives, antisémitisme faisant d’ailleurs des hommes juifs – à travers notamment la figure honnie de Léon Blum – des êtres efféminés. Seuls quelques auteurs évoquent encore une beauté fantasmée, prétexte pour eux à donner libre cours à une violence permettant son annihilation, tel Pierre Drieu la Rochelle qui en fait une cible du viol, ou l’ethno-racialiste Georges Montandon qui préconise de mutiler les femmes juives en les défigurant.
239Si l’étude portant sur le xixe siècle est riche et fouillée, en revanche cette dernière partie paraît moins aboutie. On peut ainsi s’interroger sur certains choix, comme celui d’analyser les travaux de Montandon, qui relèvent d’un autre registre – scientifique, ou plutôt pseudo-scientifique – que celui des écrits d’un Drieu ou des autres écrivains qui constituent l’essentiel du corpus de ce livre. Le recours à d’autres productions, comme les caricatures antisémites des années 1930 et de la Guerre, aurait également pu être judicieux (et aurait illustré la fin de la « belle juive », qui cède sa place à des « juives hideuses »), complétant les multiples sources analysées (photos, peintures, etc.) dans une étude au demeurant fort riche et dont les apports ne sont pas négligeables. Comme le rappelle Eric Fournier, l’antisémitisme comporte parmi ses obsessions une importante dimension sexuelle, qui n’est pas limitée aux seules femmes. Les hommes juifs, auxquels est conférée une laideur aussi repoussante que la beauté des juives est attractive, ont le paradoxal pouvoir de « souiller » les autres races, abusant de l’innocence de leurs victimes. L’obscène et pornographique hebdomadaire nazi Der Stürmer, qui en fit sa spécialité, est sans doute la plus parfaite illustration de cette obsession sexuelle quasi-pathologique.
240Tal Bruttmann
Jacques Sémelin, Persécutions et entraides dans la France occupée. Comment 75 % des Juifs en France ont échappé à la mort, Paris, Seuil, Les Arènes, 2013, 900 p.
241Dans l’histoire de la « solution finale », la France constitue un cas particulier : environ 75 % de la population juive du territoire métropolitain a échappé à la mort. Cette particularité, d’autant plus singulière lorsqu’elle est comparée aux autres pays occidentaux comme les Pays-Bas, où le bilan est inverse avec près de 80 % de victimes, n’a pas manqué de soulever chez les historiens des interrogations. C’est à cette « énigme française » que Jacques Sémelin consacre cette étude. Pour se faire, il a choisi une méthodologie particulière. Face aux chiffres « abstraits » que constituent à la fois les quelque 300 000 Juifs vivant en France au début de la guerre et les 80 000 victimes de la Shoah à la fin de celle-ci, J. Sémelin privilégie l’incarnation individuelle, en s’appuyant sur un corpus de témoignages, à la fois écrits, certains contemporains des faits, et oraux, notamment recueillis lors d’entretiens. Réinsérant ceux-ci dans le contexte général, il ausculte au plus près les comportements individuels des Juifs durant l’Occupation, qui ne sont pas relégués au seul rang de victimes passives mais considérés comme des acteurs, ainsi que, en regard, ceux de la population française et les diverses formes par lesquelles une partie de celle-ci est venue en aide aux persécutés.
242L’ensemble est articulé en cinq parties, chacune consacrée à un point particulier : la dispersion de la population juive – ou plutôt les dispersions successives entre 1939 et 1944 – ; les réactions face à la persécution, puis face aux arrestations ; la « solidarité des petits gestes » ; enfin une dernière partie est consacrée au basculement « de l’entraide à la résistance civile » organisée. L’auteur ne manque pas d’insister sur la diversité des situations, illustrées tout au long de l’ouvrage par nombre d’exemples, qu’il s’agisse des Israélites, ces Juifs français de longue date, ou des immigrés récemment arrivés en France, à la veille du conflit, fuyant le Reich nazi ou les pays antisémites d’Europe centrale, de ceux vivant en zone occupée ou en zone libre, en milieu urbain ou en milieu rural.
243Les analyses, notamment des interactions entre Juifs et non-Juifs, permettent à J. Sémelin de distinguer différentes catégories de personnes venant en aide, dont il propose une typologie (Ange gardien, hôtesse, faussaire ou passeur). Il met également en lumière ce qu’il appelle la « réactivité sociale », des pans importants de la population rejetant la persécution antisémite sans concertation ni organisation.
244À partir des nombreuses pistes qu’il explore tout au long de son étude afin de cerner les raisons permettant de comprendre pourquoi tant de Juifs échappèrent à la déportation en France, J. Sémelin tente d’en tirer des conclusions générales, mettant en avant les facteurs expliquant ce taux de 75 % de survie. Dans une longue conclusion consacrée à ce que l’auteur appelle la « singularité de la France de Vichy dans l’Europe nazie », il distingue plusieurs éléments, certains d’ordres culturels – tels le rôle du christianisme, l’héritage républicain, l’esprit patriotique – et d’autres d’essence politique, comme Vichy, dont J. Sémelin pointe à raison que l’existence même de cet État français a joué un rôle involontaire de parasite dans la politique des Allemands, qui durent tenir compte de ce vassal et composer avec lui, au prix de ralentissements et de perturbations dans la réalisation de la « solution finale ».
245Certaines de ces conclusions remettent directement en cause différents travaux considérés comme majeurs, tels ceux de Renée Poznanski, Philippe Burrin ou encore Robert Paxton et Michael Marrus, J. Sémelin appelant à en réévaluer plusieurs acquis. On peut cependant se montrer mesuré à cet égard, pour plusieurs raisons. Le cadre de l’analyse soulève des réserves. L’étude est en effet émaillée de nombreuses erreurs, imprécisions et confusions de différents ordres. C’est ainsi le cas en ce qui concerne la législation antisémite, dont l’abord manque de rigueur. On peut être surpris de lire, par exemple, que « Vichy exempte de l’obligation de se déclarer juifs certaines personnalités », alors qu’aucune dérogation n’était ni prévue ni acceptée en matière de déclaration, celles-ci ne concernant que le seul éventuel maintien à un poste interdit.
246On peut également s’étonner de certaines questions soulevées, telle celle de la rigueur avec laquelle auraient été appliquées les mesures de Vichy, comme les exclusions des administrations. À cet égard, les divers travaux, qui ne manquent pas, corroborent tous une implacable mise en œuvre, menée sans coup férir et dans les délais impartis par le gouvernement ; on pourra se reporter à Marc-Olivier Baruch, Servir l’État. L’administration en France 1940-1944 (Paris, Fayard, 1997), à Claude Singer, Vichy, l’Université et les juifs. Les silences et la mémoire (Paris, les Belles Lettres, 1992) ou encore à Tal Bruttmann, Au bureau des affaires juives. L’administration française et l’application de la législation antisémite, 1940-1944 (Paris, la Découverte, 2006). D’ailleurs, si J. Sémelin rappelle à juste titre la nécessité de réinsérer l’histoire de la persécution des Juifs dans le contexte plus général des politiques de Vichy, soulignant le paradoxe que constitue par exemple la politique sociale du régime, laquelle bénéficie (dans une mesure limitée) à certaines victimes, il néglige ici, dans ce cas précis, la politique générale d’épuration des administrations menée à partir de l’été 1940 par ce même régime, dans laquelle s’inscrit en partie l’exclusion des Juifs de l’appareil d’État.
247De plus, on ne peut que constater que certaines erreurs biaisent les analyses. Ainsi l’auteur avance que « les immigrés ne se méfient pas […] quand plus de 3700 d’entre eux reçoivent un “billet vert” ». Or, ce sont près de 6500 Juifs étrangers qui se sont vu adresser par la police en mai 1941 ce « billet vert ». Près de la moitié ne s’est pas présentée : il y eut bien défiance. Ou encore, citant le cas de victimes d’un retrait de la nationalité, qui finalement furent réintégrées en juillet 1943 à la suite d’un bras de fer judiciaire, l’auteur en conclut qu’avec le « statut d’apatrides, il est probable qu’ils auraient fini par être déportés ». Or à cette date, ce sont tous les Juifs qui sont traqués, sans considération de nationalité, les apatrides ayant été les cibles principales des déportations l’année précédente, en 1942. Ici, la question de la nationalité ne constitue pas un facteur explicatif.
248D’autre part, l’exploitation des témoignages se heurte à des limites. Certains éléments factuels qui en sont extraits, afin d’étayer des développements, sont erronés, relevant de l’interprétation apportée par les témoins, et non de faits. Et l’on peut aussi s’étonner, parfois, d’une essentialisation opérée à partir des témoignages : certains cas individuels sont érigés en généralités, alors que pour un exemple formulé à partir d’un témoignage, des dizaines de contre-exemples peuvent être avancés.
249Enfin, parmi les divers facteurs explicatifs de ce particularisme français, notons l’absence de plusieurs éléments dont il nous semble qu’il faut tenir compte, à commencer par les services policiers allemands en France. Ceux-ci, chargés de diverses missions depuis la lutte contre la Résistance jusqu’à la chasse aux Juifs, souffrent d’une faiblesse numérique qui ne sera véritablement compensée que par le recours massif aux ultras de la Collaboration, particulièrement dans le courant de l’année 1943, conférant une véritable efficience à la Sipo-SD dans la traque en 1944. Cet élément permet également de comprendre qu’en ce qui concerne la France, par-delà l’attitude de certains au sein de la population, une chronologie particulière de la « solution finale » doit être prise en compte, comme l’illustre l’exemple de la Sipo-SD de Lyon : il y eut plus d’arrestations entre mai et août 1944 que durant la période allant de l’invasion de la zone libre, en novembre 1942, jusqu’au printemps 1944.
250Tal Bruttmann