François Déroche et Jean Leclant (éd.), Enceintes urbaines, sites fortifiés, forteresses d’Afrique du Nord, Actes de la Ve Journée d’études nord-africaines, organisée par l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres et la Société d’étude du Maghreb préhistorique, antique et médiéval (Palais de l’Institut), 19 mars 2010, Paris, Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 2012, 224 p.
1Ce livre résulte d’une journée d’étude de la SEMPAM (Société d’étude du Maghreb préhistorique, antique et médiéval) tenue il y a trois ans. Le sujet était vaste, sur les plans géographique – du Maroc à la Libye – et chronologique – des Puniques au Moyen Âge islamique –, et il fut traité par sept communications, synthèses ou études ponctuelles, bien loin d’épuiser un sujet trop riche. Ajoutons que la réunion permit à nouveau d’associer chercheurs français et savants tunisiens ou marocains, universitaires et membres d’organismes de recherche. L’archéologie et l’épigraphie y tinrent un grand rôle et cela aboutit à des conclusions historiques essentielles.
2La première communication (Mounir Fantar, « Les ouvrages de défense dans la cité punique de Kerkouane », pp. 9-24) portait sur un site punique bien connu et spectaculaire de la côte nord-est du Cap Bon, en Tunisie. Après une entrée en matière sur le vocabulaire phénicien des fortifications, sur les sources littéraires et numismatiques avec confirmation archéologique, qui évoquent diverses villes fortifiées, Carthage et Byrsa notamment, l’auteur aborde le cas de Kerkouane, définitivement détruite par Regulus en 255 au cours de la première guerre punique, après une première destruction vers 310 av. J.-C. La ville s’inscrit dans un double rempart semi-circulaire, le rivage complétant en partie le demi-cercle au nord-est. Ces deux murs séparés par un large couloir sont munis de tours, escaliers, entrepôts et casemates. Le mur interne, le plus ancien, est daté entre le vie et le ve siècles, et le mur externe le plus récent, du iiie. Il y a deux grandes portes, l’une au sud, flanquée de deux tours, l’autre à l’ouest avec un passage coudé, et également quatre poternes. Les autres tours connues sont au nombre de huit, sept rectangulaires et une semi-circulaire. Les modes de construction sont très disparates, selon la datation des tronçons, les réparations après destruction ou le secteur urbain, et avec beaucoup de blocs de remploi. Rien ne permet de dire quels ont été les décideurs de tels travaux, ni les financiers.
3Justement, la recherche suivante (René Rebuffat, « Qui va payer l’enceinte urbaine ? », pp. 25-74) fait le point des données épigraphiques, textuelles et archéologiques, sur le financement de tels ouvrages de défense, avec d’importantes annexes (pp. 40-74). À elle seule l’Afrique, avec environ 20 documents écrits, ne suffisait pas à la synthèse et il était indispensable de trouver des comparaisons dans d’autres provinces de l’Empire, pas seulement occidentales : ainsi à Cyrène et Jérusalem sous les Julio-Claudiens, à Philippopolis sous Marc Aurèle, à Athènes, Nicée, ou en Arabie, sur l’Euphrate, etc. au iiie siècle, et même à une époque plus récente dans la Castille du xie au xve siécle (pp. 35-36). L’auteur alors s’intéresse d’abord à « l’enceinte donnée » par l’empereur à une ville, avec des fonds fournis par le Fisc, pour divers motifs : Nîmes en est un exemple bien connu en 16/15 av. n. è. Il évoque ensuite « l’enceinte souhaitée » par la cité bénéficiaire, qui demande l’autorisation et finance, à Jérusalem par exemple, ou encore trouve des évergètes, comme à Marseille sous Néron ; au iiie siècle, les villes qui s’équipent bénéficient de remises fiscales. Dès le milieu du iiie, il s’agit de « l’enceinte imposée » quand l’insécurité menace, à commencer par Rome sous Aurélien ou les agglomérations des frontières. L’argent et la main-d’œuvre viennent alors des habitants, on réutilise des matériaux tirés de monuments proches, le tout sous la responsabilité des autorités locales. Dans certains cas, quelle que soit la période ou le contexte, le caractère « donné » ou « souhaité » ou « imposé », les coûts sont précisés sur les inscriptions. Les empereurs, bénéficiaires des dédicaces, surent se montrer généreux. Ce système dura jusqu’au vie siècle.
4La Maurétanie Tingitane fait l’objet d’une synthèse (Aomar Akerraz, « Les fortifications de la Maurétanie Tingitane », pp. 75-96) entre l’époque pré-romaine et le vie siècle de n. è. Les fortifications les plus anciennes connues sont au nombre de cinq, Lixus, Volubilis, Thamusida et deux autres. Sous l’Empire, surtout au iie siècle, de nombreuses cités se sont développées près des camps militaires romains, eux même systématiquement fortifiés, et elles ont été pourvues de remparts, Tanger, Sala, Zilil, etc. D’autres lieux sont plutôt de tout petits fortins. Enfin, l’enceinte tardo-antique de Volubilis s’appuie parfois sur des ouvrages antérieurs mais exclut alors des quartiers riches et des monuments publics.
5Ensuite, deux inscriptions très lacunaires du règne de Justinien (Xavier Dupuis, « Henchir el-Ksar et Mila : deux “nouvelles” dédicaces de fortifications byzantines en Afrique », pp. 97-104) évoquent deux fortifications dans la région de Constantine, soumise à la pression menaçante des Maures, battus en 539. La première concerne un site inconnu, la seconde Mileu/Mila. Toutes les deux soulignent le rôle de Solomon, préfet du prétoire d’Afrique, à qui on doit près d’une trentaine d’ouvrages fortifiés (voir aussi infra l’article sur Haïdra).
6Ensuite, on recense une quinzaine de sites algériens (Jean-Pierre Laporte, « Remparts urbains antiques et médiévaux de la Kabylie et de l’est du Titteri », pp. 105-172), en décrivant les vestiges, en rappelant l’existence des textes antiques puis arabes et les inscriptions, en n’omettant pas les sources très précieuses que sont les relations des voyageurs, militaires et archéologues de la fin du xixe siècle et du début du xxe, car beaucoup de ruines ont disparu depuis. Chaque lieu est illustré par des plans et relevés, par des photos de détail ou des vues satellites, réalisés par l’auteur, parfois à partir de documents anciens. Dans la première partie, chronologique, la création ou la restauration ou la destruction des enceintes sont replacées dans le contexte historique de turbulences diverses. La seconde partie, géographique, consiste en un catalogue descriptif des fortifications des divers secteurs de Kabylie. À la fin une place importante est donnée au camp militaire auxiliaire de Rapidum (pp. 161-166), abandonné sans doute à la fin du règne de Constantin.
7En avançant dans le temps, un article est consacré au site essentiel d’Haïdra, fouillé depuis des années (François Baratte et Fethi Bejaoui, « Les fortifications byzantines d’Ammaedara », pp. 173-198). La localisation du camp légionnaire du ier siècle, avant le transfert de la IIIe Auguste plus à l’ouest, reste inconnue. Beaucoup plus tard, sans rapport avec lui, une forteresse puissante date de la reconquête byzantine de l’Afrique sur les Vandales, dès 533, menée par Solomon : son nom figure sur un débris d’inscription à grandes lettres trouvé en 2010 devant la porte ouest. La construction est massive, avec 195 m sur 125, enfermant un espace de 2,5 ha, au cœur de la ville antique. Elle contrôlait un nœud routier important. Par endroits elle est bien conservée, jusqu’au chemin de ronde, par exemple dans l’angle sud-est. La fouille a prouvé qu’elle était fondée sur le rocher et aussi sur des constructions romaines antérieures, en ruine ou non. Elle fut édifiée en gros blocs sur les deux parements, avec beaucoup de remplois (inscriptions, fragments d’architecture, etc.), comme bien d’autres forts byzantins. La muraille est jalonnée d’une dizaine de tours carrées, notamment aux angles et flanquant les portes, avec une seule tour ronde conservée sur 13 m de haut. La clarté du plan a parfois été occultée par des réoccupations et des réfections diverses jusqu’au xe siècle. À l’intérieur, deux églises et un habitat dense semblent n’avoir rien de militaire : à se demander si la forteresse n’a pas été édifiée seulement pour protéger le centre de la ville antérieure, alors réduite.
8En Libye, une fouille près de Syrte, entre 2007 et 2010, a permis d’étudier une forteresse en briques crues et pisé, très arasée et oubliée entre la fin du Moyen Âge et le début du xxe siècle, malgré les mentions de voyageurs arabes (Aurélien Gnat, Jean-Olivier Guilhot, Jean-Michel Mouton, « Les fortifications de la ville de Surt (Libye) à l’époque médiévale », pp. 199-220). En bord de mer, l’enceinte quasiment ovale et les rues principales, perpendiculaires entre elles, ont été reconnues par prospections géomagnétiques. La muraille de 1 700 m de long enclot 18 ha et son élévation est mal connue car elle a servi de carrière jusqu’à nos jours. Les deux entrées sont flanquées de tours rectangulaires saillantes, de part et d’autre d’un couloir voûté. Celle donnant sur la mer a été fouillée et on y a reconnu trois états successifs, dont les deux premiers virent son rôle défensif, avant sa transformation en habitat. Cette enceinte fut complétée plus tard par deux grands fortins intra-muros, au sud-est et au sud-ouest, peut-être dévolus plutôt à une fonction de stockage et d’habitation. D’ailleurs, l’insécurité régionale donnait tout de même à cette forteresse une importance stratégique de contrôle du désert des Syrtes, pour les grandes routes est-ouest et transaharienne. Sa construction est précisément située en 1205/1206 par une inscription de fondation sur un linteau en remploi. Ensuite, après le déclin dû aux invasions hilalliennes, les fortins du xiiie siècle précédèrent une lente et inexorable disparition.
9Pour résumer, ces diverses synthèses font le point sur les différents domaines abordés. Le principal reproche que l’on peut faire à cet ouvrage ouvrant beaucoup de pistes de recherche tient à l’illustration cartographique. En effet, les cartes générales de localisation sont le plus souvent absentes, alors que la situation de nombreux sites disparus est difficile pour qui connaît mal telle ou telle région. Quant aux plans indispensables, le nord est rarement dirigé vers le haut de la page, comme il est usuel, mais dans n’importe quelle direction, et ils comportent souvent des noms écrits si petit qu’il faut une bonne loupe pour les déchiffrer. Or ces deux défauts sont d’autant plus étonnants que les moyens modernes de dessin permettent presque tout.
10Ariane Bourgeois
Adam J. Kosto, Hostages in the Middle Ages, Oxford, Oxford University Press, 2012, 281 p.
11Adam J. Kosto est un fin connaisseur de l’histoire institutionnelle de l’Occident médiéval, tout particulièrement de la question des convenentiae au cœur de sa thèse Making agreements in Medieval Catalonia : Power, Order, and the Written Word, 1000-1200 (Cambridge UP, 2001). Dans cette seconde monographie l’auteur traite la question des otages au Moyen Âge, pour laquelle il n’existe aucune étude historique récente. Les sources mises en œuvre contrastent avec celles de sa thèse par leur nombre (l’ouvrage comporte un très long index des sources, pp. 227-244) et leur variété. Si les sources dans les langues occidentales, notamment les textes historiques et juridiques, occupent la part du lion, l’auteur recourt aussi à des sources orientales arabes, syriaques ou hébraïques, dont il a pris soin de faire vérifier les traductions. Les limites géographiques sont très vastes, puisqu’elles recouvrent l’ensemble de l’Occident médiéval, sans s’interdire des extensions vers la Russie, l’Asie centrale ou le Moyen Orient, notamment pour la période carolingienne. Les limites chronologiques sont aussi vastes (du ve au xve siècle), mais l’auteur défend l’unité des pratiques médiévales, qui constituent un ensemble entre l’Empire romain, pour lequel les otages sont des vecteurs de domination politique et culturelle, et l’apparition des États-nations et du droit international au xvie siècle, qui marque un recul du recours aux otages.
12Le sujet nécessite un important travail de définition, qui est l’objet de tout le premier chapitre. Une mise au point lexicale (p. 11) permet une première identification des otages dans les sources (obses en latin, ??µ???? en grec, ostaggio ou (h)ostage dans les langues romanes, réhen en espagnol, la racine rhn en arabe, gisal dans les langues germaniques, etc.). On regrette toutefois que ces questions n’aient pas été développées outre mesure. Mais l’auteur, rappelant, la différence sémantique fondamentale entre l’époque médiévale et contemporaine, suggère la nécessité d’aller au-delà de ces termes. Et, plutôt que de recourir aux distinctions du juriste Ascan Lutteroth (Der Geisel im Rechtsleben, 1922) entre « otage par accord » et « otage unilatéral » ou entre droit privé et droit international, A. J. Kosto fait plutôt le choix pertinent d’utiliser la catégorie juridique des « sûretés », qui permet une identification plus claire de l’otage médiéval dans les sources. L’otage est toujours un tiers garant d’un accord (guarantor) entre un débiteur (debitor) et un créditeur (creditor). Il est donné et non pris, mais potentiellement ou réellement sujet à la perte de liberté. Ainsi, les sources distinguent très nettement les captifs pris et les otages donnés. Entre les otages et les autres formes de sûretés, l’auteur évoque une « ligne philologique » (philological line, p. 14) moins clairement tracée et il faut recourir à des indices contextuels, sachant qu’un otage n’est pas toujours privé de sa liberté.
13Sur la base de cette définition l’auteur commence par présenter les diverses formes d’accords impliquant l’échange d’otages (chap. 2). Il n’y a pas d’otage-type, mais il existe des questions récurrentes, portant sur la durée, les conditions de libération, l’identité des otages, leur traitement, leur utilité (stratégies contractuelles ou moyen de négociation pour le débiteur). Les quatre chapitres suivants proposent une vue diachronique. Après la période carolingienne, durant laquelle l’aspect symbolique et communicationnel est plus important que la fonction de garantie en lien avec des stratégies d’alliances familiales sur un espace très vaste s’étendant jusqu’à la Russie et l’Asie centrale (chap. 3), les chapitres 4 à 6 considèrent les évolutions entre le xie et le xve siècle, la plus importante d’entre elles étant la réapparition de femmes qualifiées d’otages. Dans le chapitre 4, Adam J. Kosto identifie une triple mutation. La pratique de la remise ou de l’échange d’otages est formalisée (elle participe des lois de la guerre qui s’institutionnalisent), monétisée (elle garantit plus souvent un paiement plutôt qu’un comportement ou un lien de fidélité), dépersonnalisée (les otages deviennent interchangeables et agissent comme les représentants d’un groupe social). Le chapitre 5 démontre que les otages conditionnels sont un lien entre la féodalité et la finance et ont joué un grand rôle dans l’évolution de celle-ci. Le chapitre 6 traite des otages royaux. L’auteur relève, à partir des quelques cas fort célèbres, une participation du roi captif dans la négociation concernant son remplacement par des otages. On constate à cette occasion la faible efficacité du système des otages, notamment du fait de l’importance des rapports de force entre le débiteur et celui qui détient les otages, et l’évolution de ce rapport de force après les négociations initiales.
14Le chapitre 7, qui tient lieu de conclusion, souligne les spécificités de la pratique médiévale de l’utilisation des otages avant de décrire l’évolution de celle-ci, de l’époque moderne à l’époque contemporaine. Il commence par poser les grandes idées du discours médiéval sur l’institution de l’otage. Ainsi il est honorable d’être un otage, mais ce statut est aussi craint, car les débiteurs n’hésitent pas à abandonner les otages à leur propre sort. Puis il montre qu’à l’époque moderne apparaît l’idée qu’un otage, du moment qu’il est innocent, ne doit pas être exécuté ou mutilé pour la faute d’un autre. L’idée est reprise avec plus de force encore par Hugo Grotius (De jure belli ac pacis) et posée comme principe de droit international. Au xviiie siècle, on note la tendance à utiliser le terme d’otage pour désigner les personnes capturées dans le but de forcer un comportement chez l’ennemi. L’apparition des États-nations et des réseaux de diplomaties rend l’usage des otages remis comme sûreté moins utile. Lors du procès de Nuremberg, la pratique allemande de l’exécution des otages innocents en représailles a été qualifiée de « relique barbare des temps anciens », confirmant ainsi une évolution initiée au xvie siècle, mais reconnaissant la légalité de la capture d’otages pour contraindre un territoire à l’obéissance. Lorsque la IVe Convention de Genève rendit illégale la capture d’otages en temps de guerre, celle-ci devint, du point de vue juridique, une pratique terroriste. La Convention internationale contre la prise d’otages de 1979 remplace la question par celle de la définition de la guerre, mais ne revient pas sur l’interdiction de la capture d’otages en-dehors de la guerre et la « barbarie » de leur exécution. Adam J. Kosto conclut que la pratique de la remise d’otages, considérée comme positive, est un trait caractéristique de la société médiévale (a defining feature of the European Middle Ages, p. 225) en ce qu’elle est communautaire. La pratique change de signification lorsque la moralité humaniste tend à l’individualisme.
15Loin de limiter la problématique des otages à sa définition juridique, l’auteur tire tout le parti d’un sujet au carrefour de l’anthropologie du pouvoir et de l’histoire économique, sociale et culturelle. Sa thèse principale réside dans l’idée que le choix très personnalisé de l’otage à l’époque carolingienne laisse la place à une pratique dépersonnalisée, considérant l’otage comme une simple garantie financière. La question de la persistance de la remise d’otages, pourtant peu efficace, à côté d’autres types de sûretés, permet toutefois de s’interroger sur la signification symbolique de la remise d’otages jusqu’à la fin du Moyen Âge. Au final, cette étude donne les outils pour appréhender avec une grande clarté une notion dont l’apparente familiarité rend la compréhension souvent difficile.
16L’ouvrage est d’une belle qualité conformément à l’habitude des Oxford University Press (281 pages, couverture cartonnée, assorties d’un important index, qui permet de s’y retrouver dans un travail embrassant un large espace géographique et chronologique). Il présente six tables, une planche de cartes (p. 181) et un appendice fort utiles.
17Hervé Huntzinger
Maria Alessandra Bilotta, I libri dei papi. La curia, il Laterano e la produzione manoscritta ad uso del papato nel medioevo (secoli vi-xiii), Città del Vaticano, coll. « Studi e testi » 465, 2011, XXXII-284 p.
18L’ouvrage de M. A. Bilotta, issu de la thèse de doctorat que l’auteur a présentée en 2007 à l’université de Pise, s’interroge sur l’existence d’une bibliothèque et d’un scriptorium au palais du Latran, qui fut, à Rome, durant tout le Moyen Âge, le lieu d’expression historique et institutionnelle de la papauté. M. A. Bilotta prend en considération une longue période, près de dix siècles, qui va du pontificat de Damase († 384) à celui de Boniface VIII († 1303). C’est, en Occident, une époque significative pour l’activité intellectuelle des plus importantes institutions religieuses qui ont alors accumulé et conservé des livres, diffusant la foi et les savoirs.
19L’ouvrage comporte deux grandes parties : la première est une étude historique de l’institution, des espaces et des pratiques de l’écrit, fondée essentiellement sur les sources littéraires (Liber pontificalis, Liber Diurnus, etc.) et sur les témoignages archéologiques. Il y avait, au ive siècle, un scrinium où des manuscrits auraient aussi pu être conservés. Au cours du ve siècle, sous le pape Ilaro (461-468), on signale l’existence de deux bibliothèques, l’une latine, l’autre grecque (le terme bibliotheca est expressément utilisé dans les sources). Par ailleurs, Grégoire le Grand (590-604), sous le pontificat duquel un lien très fort s’établit entre la papauté et le Latran (A. Bilotta parle de lien « symbiotique »), donne une large impulsion à l’activité intellectuelle et à la copie de livres. Ainsi, entre vie et viiie siècles, des codices de très haut niveau (en onciale monumentale) sont produits dans la capitale. Il y avait alors au Latran une école et le scrinium pontifical était ouvert aux savants.
20La seconde partie offre la description historique et codicologique approfondie de vingt-quatre manuscrits datés du vie siècle au Duecento, aujourd’hui conservés dans différentes bibliothèques d’Europe et des États-Unis (ici cités dans l’ordre de présentation dans l’ouvrage) : Troyes, Médiathèque de l’Agglomération Troyenne 504 ; Città del Vaticano, Bibl. Apostolica Vat. Lat. 10969 et Vat. Lat. 14586 ; Munich, Bayerische Staatsbibliothek Clm 14008 ; Città del Vaticano Vat. Lat. 4965, Ottob. Lat. 38, Vat. Lat. 5319 ; Florence, Bibl. Ricc. 299, 300 ; Rome, Arch. capitolare Lateranense A 80 ; Florence, Bibl. Medicea Laurenziana S. Marco 356 ; Rome, Arch. di Stato ex-Santissimo Salvatore 997 ; Città del Vaticano, Bibl. Apostolica, Vat. Lat. 1192, 4406, 12989 ; Madrid, Bibl. Nacional lat. 730 ; Città del Vaticano, Bibl. Apostolica, Ottob. Lat. 356 ; Avignon, Bibl. Mun. 100 ; New-York, Pierpont Morgan Library M 976/Philadelphia, Morgan Free Library, Lewis EM 008-12 ; Città del Vaticano, Bibl. Apostolica, Vat. Lat. 1155 ; Paris, BnF lat. 960 ; Città del Vaticano, Bibl. Apostolica, Vat. Lat. 4747 ; Avignon, Bibl. Mun. 203 ; Lyon, Bibl. Mun. Lat. 5132 ; Rome, Bibl. Accad. Naz Lincei et Corsiniana 55 K 3. À défaut de documents explicites et notamment d’ex-libris et d’inventaires anciens (à la différence de ce qui s’est produit pour un grand nombre d’institutions religieuses, on n’a pas conservé d’inventaires de livres de la bibliothèque de l’Église de Rome pour la période antérieure au xiiie siècle), ces manuscrits ont été sélectionnés en tenant compte de critères textuels (l’usage liturgique notamment) et historiques. Les notices de M. A. Bilotta sont très approfondies, bien que l’on puisse regretter l’absence, au début de chacune d’entre elles, d’un bref signalement du contenu et des caractéristiques externes du manuscrit, qui aurait grandement facilité la lecture de l’ouvrage.
21M. A. Bilotta esquisse des rapprochements très intéressants avec les manuscrits produits dans d’autres centres d’écriture et montre bien le rayonnement de la production de la Curie et les multiples influences culturelles qui s’exercent sur sa production paléographique et artistique, une production dont les caractéristiques spécifiques consistent justement dans le fait d’avoir successivement intégré et synthétisé ces diverses influences. Pour ce qui est de la transmission des textes, les manuscrits de la première période (avant le ixe siècle) confirment le rayonnement intellectuel de la Curie, où sont copiés des auteurs classiques (voir notamment le codex de Tite Live remployé comme authentique de reliques, p. 52, déjà signalé par G. Billanovich) et de droit canon, tandis que la production de la période suivante se concentre sur les livres liturgiques. D’une manière générale, pour la période qui va du ixe au xiiie siècles, l’activité de la Curie recoupe celle d’autres centres religieux, le ixe marquant l’affirmation du prestige de la production livresque romaine face à celles du monde franc et du monde grec, ressentis comme concurrents (voir p. 23 et suivantes). Au xe siècle, Rome est caractérisée par un intense commerce de livres (voir le témoignage de Gerbert d’Aurillac), tandis que le xie voit l’influence exercée sur les manuscrits de la Curie par les réformes du monde canonial. S. Frediano de Lucques a joué un rôle majeur. L’influence cistercienne, sans doute favorisée par la venue de saint Bernard à Rome et par la fondation de l’abbaye de Tre Fontane (1140) est aussi présente. Avec le xiiie siècle, se développent les commandes auprès d’ateliers laïcs ; la production de la Curie continue à intégrer des apports extérieurs, en particulier du nord de l’Europe et de Méditerranée. Les livres ne sont pas « romains », mais faits à Rome à l’usage de la cour pontificale ; ils témoignent, une fois encore, de l’influence de multiples apports extérieurs alors présents dans la péninsule. M. A. Bilotta met en évidence, en particulier, la figure majeure de l’enlumineur Nicolaus (ms. Ottoboni lat. 306), un Italien formé en France qui pourrait être identifié avec ce Nicolaus Reatinus qui a fait partie de l’entourage d’Hugues de Saint-Cher (p. 139).
22En conclusion, cet ouvrage est une contribution de grande valeur, riche et fouillée, sur un sujet qui n’avait pas fait l’objet de recherches récentes. En dépit de quelques imperfections (la conception générale manque un peu d’unité et il y a quelques renvois erronés du texte vers le très beau corpus de 62 planches couleur), on le consulte avec grand intérêt et profit.
23Donatella Nebbiai
Florence Close, Uniformiser la foi pour unifier l’Empire. La pensée politico-théologique de Charlemagne, Bruxelles, Classe des Lettres, Académie royale de Belgique, 2011, 367 p.
24L’auteur publie ici sa thèse de doctorat en Philosophie et Lettres (orientation Histoire), soutenue à l’Université de Liège le 4 juin 2007, dans une version remaniée à la lumière de la bibliographie récente, en particulier après la parution de la thèse remarquée de Kristina Mitalaïté : Philosophie et théologie de l’image dans les ‘Libri Carolini’, Paris, 2007. Le titre aurait pu être celui des nombreuses études consacrées au même sujet pendant les quatre dernières décennies. Florence Close est d’ailleurs consciente du défi à relever (avant-propos, p. 17). Toutefois, le sous-titre révèle une ambition qui vient préciser l’axe majeur. Il s’agit de mettre en évidence « l’intérêt que portait Charlemagne à la doctrine chrétienne et à son enseignement au peuple, dès lors qu’il visait à l’unification politique du royaume franc » (pp. 19-20), notamment au travers des assemblées de Ratisbonne (792), Francfort (794) et Aix-la-Chapelle (799) sur la vénération des images, l’adoptianisme et l’insertion du filioque dans le credo, des questions dont l’auteur souligne l’étroite connexité. Et Florence Close de souligner qu’« il manquait une mise au point sur la place réellement dévolue au roi dans les débats théologiques et sur les conséquences politiques et ecclésiologiques de l’arrivée d’Alcuin à la cour » (p. 20), surtout après le retour de ce dernier auprès de Charlemagne en 793. L’auteur montre ce que le christianisme occidental doit à l’époque carolingienne en matière d’ecclésiologie, de liturgie et de doctrine au sortir d’une crise qui offrit aux évêques francs l’occasion de démontrer leur capacité intellectuelle et leur aptitude à faire de Charlemagne le garant de l’orthodoxie au sein de la chrétienté.
25Les prolégomènes portent sur les relations entre religion et politique dans l’Empire romain et sur les sources théologiques de l’adoptianisme, pivot de cette étude. Florence Close analyse en particulier les fondements et les enjeux théologiques de cette controverse. La matière est complexe, mais la pédagogie du propos, fondée sur les acquis d’une bibliographie maîtrisée, est remarquable.
26Le développement proprement dit s’organise en trois points :
- « Premiers débats théologiques à la cour franque (767-794) ». L’auteur présente dans leur contexte les trois assemblées qui ont traité des questions théologiques durant la période de référence : Gentilly (767), Ratisbonne (792) et Francfort (794). Florence Close montre l’intérêt croissant du pouvoir franc pour les questions théologiques durant cette période.
- « Intensification de l’activité théologique à la cour : la seconde querelle adoptianiste (797-799) ». Florence Close évoque la résurgence de la menace adoptianiste à partir de 796, l’apport du synode de Frioul (796), celui de l’assemblée d’Aix en 799 et les conséquences de ces débats. Elle observe en particulier, à la suite de John C. Cavadini (The Last Christology of the West. Adoptianism in Spain and Gaul, 785-820, Philadelphie, 1993), que les théologiens francs n’ont pas perçu toutes les subtilités de la théologie produite par l’Église de Tolède, jalouse de ses particularismes et peu encline à valoriser la position pontificale dont l’allié franc faisait grand cas dans le cadre d’une alliance scellée en 754 lors du sacre de Pépin le Bref. De fait, en matière de doctrine et en un temps où s’imposait l’argument d’autorité patristique, « tout devenait question d’interprétation » (p. 25). Florence Close évoque même une « perception erronée de l’adoptianisme » par Alcuin (p. 189).
- « Prêcher la Trinité dans le royaume carolingien ». Les débats et les décisions prises lors de ces assemblées ont abouti à un renouveau de la prédication, délibérément axée sur la Trinité, ainsi qu’à la prise en charge personnelle, par les laïcs, de leur foi par la mémorisation du Notre Père et, depuis le concile de Francfort, du symbole des apôtres ou du credo (canon 33). Florence Close fait le point sur la diversité des credo dans le monde carolingien, montrant de quelle manière celui du synode de Frioul, dû à Paulin, patriarche d’Aquilée, s’est imposé progressivement, et comment le pouvoir carolingien favorisa l’émergence d’un culte durable à la Trinité en Occident. L’auteur souligne tout ce que le christianisme occidental doit à l’œuvre théologique d’Alcuin, notamment au travers des traités anti-adoptianistes et de la Correspondance, mais surtout du De fide sanctae et individuae Trinitatis (achevé en 802), « première somme théologique de l’Église médiévale occidentale » (p. 271).
27L’apport de cette étude à l’histoire événementielle et à celle des idées et des croyances est substantiel, preuve qu’une perspective renouvelée peut tirer parti d’une matière souvent traitée. De nombreuses datations ont notamment été affinées par l’auteur et ce, de manière convaincante : celle de l’assemblée de Gentilly (entre fin février et le 6 mars 767), de l’assemblée de Ratisbonne (début juillet 792), des lettres des évêques espagnols (entre l’automne 792 et la fin de l’hiver 793) et de plusieurs autres, notamment rédigées par Alcuin. À l’occasion, Florence Close prend ses distances par rapport à des positions parfois considérées comme acquises ou pour le moins vraisemblables, par exemple lorsqu’elle estime, contre l’avis d’Arnold Angenendt, que Pépin le Bref n’a pas eu l’idée de jouer un rôle notable en matière doctrinale (p. 81) et qu’on ne peut, avec Helmut Nagel, dater de 790 le Capitulare synodum (p. 98) ou bien encore que, probablement, seul le premier canon de Francfort relate les événements du concile de Francfort (794), une hypothèse neuve (p. 132), tout comme l’est, dans la formulation ici retenue, celle qui consiste à dire qu’Élipand de Tolède aurait tenté de détacher Charlemagne de l’autorité romaine en 792 (p. 133). De manière judicieuse, Florence Close propose aussi de considérer Leidrade de Lyon, et non Théodulf d’Orléans (pp. 178-179), comme le destinataire de la lettre 160 d’Alcuin.
28De cette étude qualitative émerge la figure d’un roi, Charlemagne, dont les actes, l’implication personnelle et les décisions traduisent la conscience qu’il pouvait avoir des enjeux que recélaient les débats en cours, mais une conscience évidemment éclairée par le savoir d’un entourage rompu aux techniques de la méthode alors en vigueur en matière de doctrine. Toutefois, les compétences théologiques du roi (puis empereur) n’en sont guère plus évidentes aux yeux du lecteur et ne permettent pas à ce dernier de se convaincre que Charlemagne « fut vraisemblablement le véritable auteur des Libri Carolini, tandis que Théodulf n’en fut que le rédacteur » (p. 91, note 237). Ne doit-on pas se contenter de postuler l’existence, chez lui, d’une « intime conviction », comme le fait d’ailleurs prudemment Florence Close (p. 218), ou de conclure avec celle-ci que « Charles ne définissait pas la doctrine, mais la sanctionnait et la promulguait » (p. 219) ? Alcuin connaissait bien le roi : devait-il s’étonner que celui-ci n’ait pas annoté de sa main les Contra Felicem libri VII (p. 219, note 727) ? Bien des questions relatives à la pensée de Charlemagne demeurent et demeureront peut-être sans réponse.
29Si Florence Close a su exploiter au mieux une bibliographie solide et actualisée, nous pouvons quand même regretter que n’aient pas été mis à profit le livre d’Armando Bisogno : Il metodo carolingio. Identità culturale e dibattito teologico nel secolo nono, Turnhout, 2008, ainsi que la thèse d’habilitation de Thomas Deswarte sur un sujet plusieurs fois abordé dans ce travail : Une chrétienté romaine sans pape : l’Espagne et Rome (586-1085), Paris, 2010. Leurs dates de parution récentes en sont évidemment responsables. Une autre lacune, de même nature, a en revanche des conséquences plus fâcheuses. En effet, la labilité du propos de Florence Close sur le rapport des Munimenta fidei, des Testimoniorum nubecula et de la Lettre au moine Garnier avec le sujet de la thèse tient au fait que l’attribution à Benoît d’Aniane de cet ensemble de textes transmis par Paris, BnF, lat. 2390 (xie siècle), avancée depuis Étienne Baluze, n’est pas fiable. Celle-ci a même été sérieusement mise en doute par Paolo Chiesa au moyen de solides arguments, tirés de la critique interne (« Benedetto di Aniane, epitomatore di Gregorio Magno e commentatore dei Re ? », Revue bénédictine, n° 117/2, 2007, pp. 294-338 : pp. 326-330). Les textes placés sous l’attribution à Benedictus Levita dans ce manuscrit pourraient même ne dater que de 820-860 environ, selon l’auteur de l’article. Reste à espérer que l’édition critique des Munimenta fidei, annoncée dans le Corpus Christianorum, apportera un éclairage sur ce problème difficile. Comme le souligne très justement Paolo Chiesa, rien ne saurait en tout cas être écrit sur le « théologien Benoît d’Aniane » sans qu’un examen repris sur nouveaux frais ne permette de juger enfin de l’authenticité de ces écrits.
30Quelques affirmations insuffisamment explicites sont également à relever dans cette étude, par exemple p. 36, n. 50 : « À la fin du ve siècle, tout l’Occident chrétien est arien. Les Francs sont encore païens ». C’est vrai des pouvoirs politiques de la mort de Syagrius (486) à la conversion de Clovis au catholicisme (498-499 ?) dans les limites de l’ancien Imperium Romanum, mais partout, les Barbares sont minoritaires et la hiérarchie catholique se maintient. Ajoutons en outre que la notion de souveraineté, s’agissant de Charlemagne (pp. 17 ; 218), aurait mérité une justification dans une note précisant que le terme n’a fait l’objet d’une réflexion de fond qu’à partir du xiie siècle. Il faut bien reconnaître qu’indépendamment de rares coquilles et d’assertions dont on peut penser qu’elles sont parfois un peu hâtives, ce travail résulte d’une bonne maîtrise des points abordés. Florence Close exploite avec profit les ressources d’une démarche pluridisciplinaire dont elle démontre que celle-ci permet de progresser dans la compréhension du Moyen Âge en général et du monde carolingien en particulier. Mieux encore : l’auteur ouvre de nouvelles pistes de recherches. Ce n’est pas la moindre des qualités de cette thèse.
31Pierre Boucaud
Jaume Aurell, Authoring the Past. History, Autobiography, and Politics in Medieval Catalonia, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2012, 314 p.
32Après s’être intéressé à la culture marchande à Barcelone et dans le monde méditerranéen, Jaume Aurell, professeur à l’Université de Navarre, livre ici une belle étude sur l’écriture de l’histoire dans la Catalogne médiévale, observée en son âge d’or, entre le milieu du xiie siècle et le milieu du xive siècle. Son livre, qui s’est beaucoup nourri des travaux de G. M. Spiegel mais aussi de ceux des trois dernières générations d’universitaires américains spécialistes de la Catalogne médiévale, constitue une rencontre réussie entre l’historiographie et les approches littéraires autour du concept central de l’autobiographie.
33L’ouvrage s’organise en deux parties bien distinctes. Ce n’est pas le moindre mérite de la première que de mettre à disposition du lecteur non-catalanophone (et plus généralement non-hispanophone) une synthèse des travaux sur l’historiographie catalane médiévale (une bibliographie récapitulative aurait été nécessaire en fin d’ouvrage). En effet, si ce sujet a retenu l’attention des historiens ibériques de la première moitié du xxe siècle, puis celle des littéraires dans le même espace géographique à partir des années 70, le dialogue ne s’est jamais vraiment noué entre les deux spécialités et les études des uns et des autres ont peu franchi les limites de la communauté érudite ibérique.
34Au sein du panorama historiographique qu’il pouvait offrir à son lecteur, Jaume Aurell a sélectionné cinq textes, certes les plus représentatifs de l’historiographie catalane médiévale, mais retenus en fonction de leur aptitude à porter la réflexion de la seconde partie autour des concepts-clés des rapports entre l’historiographie et la littérature médiévale : évolution des genres historiographiques, pratique de l’autobiographie, la question de l’autorité et celle de l’auctorialité, les relations entre histoire et fiction ; enfin, les liens entre histoire et politique tels qu’il se reflètent dans ces textes. Même si on peut le regretter, on ne s’étonnera donc pas de ne pas trouver dans cet ouvrage d’étude sur la diffusion et la réception des textes.
35Ces restrictions une fois annoncées, chacune des cinq œuvres est abordée en trois temps : une introduction au contexte de production de la première version connue de l’œuvre, toujours envisagée comme indiquant le sens profond du texte ; la question de l’auteur ; enfin, un rapide sommaire du contenu.
36Le parcours s’ouvre avec les Gesta comitum Barchinonensium, dont la première version latine (Gesta I) a été composée au monastère de Ripoll, nécropole des comtes catalans, dépôt principal des documents historiques des comtes et atelier producteur d’annales, entre 1180 et 1184. Le contexte est celui de l’union sous le règne d’Alphonse le Chaste du comté de Barcelone et du royaume d’Aragon, union dont la perspective avait été ouverte une vingtaine d’années plus tôt par le mariage de Raimond Béranger IV avec la fille du roi d’Aragon.
37Ces Gesta mettent en lumière la configuration patrimoniale et héréditaire de la dynastie des comtes de Barcelone, insistant par le biais des mentions matrimoniales, sur l’assimilation progressive des comtés dans une unique principauté. Le choix de la généalogie remontant jusqu’à la figure fondatrice de Guifred le Chevelu, sert à mettre en valeur chaque comte et centre l’intérêt général du texte sur le pouvoir local et son autonomie croissante face aux voisins francs comme vis-à-vis des deux pouvoirs universels que sont le pape et l’empereur. Ce texte se présente aussi comme une généalogie des nouveaux rois d’Aragon, reliée par la continuité des générations aux épisodes héroïques de la lutte des anciens comtes catalans contre les Musulmans et les Francs, au moment où leur successeur, en quête d’indépendance vis-à-vis du Capétien et des comtes de Toulouse, recouvre la Provence, annexe le Roussillon et organise la Reconquista.
38Le Llibre dels fets del rei en Jaume est replacé dans le contexte du long règne de Jacques Ier (1213-1276), marqué par une ambitieuse politique d’expansion de la Couronne d’Aragon qui, après Muret et l’échec catalan dans le sud de la France, cherche à s’appuyer sur l’expansion urbaine, le développement du droit et la fiscalité. Comme le souligne l’auteur, l’arrière-plan du Llibre dels fets n’est pas sans rappeler les mutations que connaît au même moment la France de Philippe Auguste et de Louis IX. Pour autant, le genre adopté n’est pas celui des Grandes chroniques de France, mais plutôt celui du récit de croisade (on se souviendra qu’orphelin à six ans, Jacques Ier fut élevé par les Templiers). Composé entre 1244 et 1274, ce texte historiographique présente pourtant une grande cohérence garantie par la présence de l’auteur-personnage, du style et des thèmes principaux. Le récit en 566 chapitres (de la conception providentielle du roi jusqu’à sa mort) insiste sur la réputation du roi-chevalier, affirmant par ses faits militaires la foi chrétienne, à l’image de saint Jacques, son saint patron.
39Écrit en catalan par Bernard Desclot entre 1283 et 1288, peu de temps après la victoire catalane des Vêpres siciliennes, le Llibre del rey en Pere de Aragó promeut et justifie la politique d’expansion méditerranéenne, que le roi Jacques Ier a préparée en mariant son fils Pierre à Constance, fille de Manfred. Comme dans le cas précédent, l’œuvre laisse percevoir l’influence de la littérature épique et des valeurs de la chevalerie, particulièrement autour de l’épisode du duel de Bordeaux opposant Charles d’Anjou et Pierre d’Aragon. La rivalité entre les deux maisons est assurément le thème-pivot de la chronique qui s’achève sur la grande menace de la croisade d’Aragon.
40Habitant de Valence, Ramon Muntaner, que Jaume Aurell situe volontiers dans la lignée de Robert Clari, Geoffroy de Villehardouin et Jean de Joinville, fut au service de cinq rois d’Aragon comme soldat et ministre royal. Ce n’est qu’à l’âge de soixante ans qu’il entreprit d’écrire la Crònica, après l’achèvement de laquelle en 1328 il servit encore Jacques III jusqu’à sa mort à Ibiza en 1336. Ramon Muntaner conçoit son texte comme une autobiographie au centre de laquelle il place l’histoire des rois d’Aragon plutôt que la sienne propre. La première partie du récit va de la conception de Jacques Ier à 1302, tandis que la seconde, qui s’étend jusqu’au couronnement d’Alphonse IV à Saragosse en 1328, relate la campagne de Grèce et de Constantinople qui débuta cette année-là et à laquelle l’auteur prit part sous le commandement de Roger Flor (Rutger von Blum), l’autre héro de la Crònica. Depuis longtemps, ce texte constitue une source essentielle de cette expédition en Méditerranée orientale. Jaume Aurell montre combien il porte aussi les aspirations catalanes à former un second Empire romain. Ce texte témoigne enfin qu’au moment même où l’on assiste au déclin des valeurs féodales, la littérature chevaleresque demeure une arme idéologique puissante.
41Le 5e texte du corpus, le Llibre de Pierre le Cérémonieux, diffère sensiblement des œuvres précédentes mais aussi de la Crònica de Sant Joan de la Penya, nouvelle histoire généalogique des rois d’Aragon, commanditée par le même souverain et réalisée à la cour sur les modèles conjoints du De rebus Hispaniae de Rodrigo Jiménez, des Grandes chroniques de France. Composé en deux temps (1375 et 1386) et dans un contexte de crise, le Llibre se présente cette fois comme un recueil de chancellerie ou un journal. Insérant à l’intérieur de la trame narrative des descriptions de pratiques symboliques et de la gestuelle politique, c’est aussi un traité politique. Ainsi, dès le premier des six chapitres, racontant sa naissance et le règne de son père, Pierre insiste-t-il sur le droit de primogéniture, la cérémonie de l’auto-couronnement et sur les possessions territoriales, donnant au propos une tournure d’emblée politique. Tout le récit qui suit est parcouru par une tension constante entre la théorie et la pratique, entre les ambitions et la réalité, entre les décisions et l’action, ne laissant aucune place à un récit chevaleresque tiré de sources légendaires. Au « livre des faits » de Jacques Ier succède finalement le « livre de la politique » du roi Pierre IV. Ce livre montre aussi un roi tourmenté face aux menaces extérieures (guerre contre la Castille, 1356-1366), troublé par l’absence d’unité interne de son royaume (révoltes aristocratiques et populaires en Aragon et à Valence, 1347-1348), effrayé par l’ampleur de la crise économique, sous le choc de la Peste Noire et pourtant paradoxalement convaincu d’avoir reçu mandat divin pour être à la tête de l’État émergeant (cf. le discours adressé par le roi au Parlement tenant lieu de prologue). Il dévoile finalement la « tragédie » du roi Pierre, une vie traversée par la contradiction et le conflit, un règne qui fut longtemps retenu par l’historiographie postérieure comme la première étape d’une période de déclin.
42Dans la seconde partie de son livre, Jaume Aurell aborde la question des rapports entre le genre historique et le contexte d’écriture, ce qu’il appelle la stratégie autoriale présidant à tout texte historiographique.
43Déployant une chronologie sélective et offrant un point de départ à la mémoire collective, les annales possédaient déjà une telle stratégie, même si, avançant « un événement après l’autre », elles demeuraient en-deçà du récit historique dont le propre est de livrer « un événement à cause de l’autre ». À la fin du xiie siècle, avec l’émergence des généalogies s’instaure un nouveau rapport au temps, mesuré en termes de succession de générations, chaque séquence faisant le lien entre le passé, le présent et le futur, rendant de ce fait la progression chronologique des événements moins indispensable. Sur cette nouvelle trame vient se greffer un discours sur les origines, représentation dans une culture donnée d’une image de soi, mais aussi nouvelle prise de conscience de l’histoire (à travers la dynastie) et de la géographie (par la possession d’une terre). Ce discours, porté par un milieu ecclésiastique et religieux (celui des moines de Ripoll), vient légitimer le pouvoir du groupe dominant en tissant pour lui des liens avec ceux qui ont détenu le pouvoir dans le passé. Il devient alors un modèle historiographique : aux xiiie et xive siècles, la famille royale d’Aragon fait mettre en langue vernaculaire en l’actualisant le texte latin des Gesta comitum Barchinoniensium. Plus tard, le Llibre dels fets témoigne du déclin du genre des généalogies, par glissement, vers celui de la chronique. Il n’est plus besoin alors de prouver les origines, il s’agit davantage de révéler la grandeur d’un roi, ses ambitions territoriales, en usant de techniques narratives plus dynamiques. L’autobiographie, comme invention de soi en lien avec l’expérience d’écriture par soi-même, est une question débattue pour la période médiévale. Pour Jaume Aurell, le Llibre dels fets marque assurément l’aube de ce genre : le livre n’a pas été seulement commandité par le roi mais celui-ci l’a dicté, comme en témoigne une langue catalane teintée d’expressions aragonaises ou provençales trahissant les dialectes parlés par Jacques Ier durant son enfance dans ces régions. Le Llibre dels fets inspira de plus le projet de Pierre IV qui, en 1343, demanda à l’abbé du monastère de Poblet une copie du livre des « faits et souvenirs » de son aïeul. Cependant, si le genre choisi est bien le même, le livre de Pierre se donne une fonction politique, là où celui de Jacques Ier cultivait des perspectives chevaleresques. Il témoigne aussi des progrès de la chancellerie royale dont il utilise les documents et les sources dans un travail collectif. Car Pierre a tracé le projet de son livre et donné à ses secrétaires des instructions que nous connaissons par une lettre datée de 1375 et adressée à Bernat Descoll, assistant du mestre racional de la chancellerie, pour réviser une première version du texte. Si la composition fut collective, la conception est bien celle d’un auteur individuel. Le Llibre de Pierre marque aussi une rupture avec la fiction encore largement présente dans la chronique de Ramon Muntaner qui, familier des cycles carolingien et arthurien, usait largement du procédé rhétorique de la chanson de geste. En 1213, avec la bataille de Muret, la Catalogne perd ses sources d’inspiration littéraire pour entrer dans un âge d’or de l’histoire qui s’étend jusqu’au xve siècle. Pierre, qui lit la littérature épique française et arthurienne avec la même assiduité que ses prédécesseurs, ne se dépeint pas comme un héros typique mais présente sa potestas avec réalisme politique, c’est-à-dire compatible avec ses limites humaines.
44Au total, Jaume Aurell livre ici un ouvrage très stimulant, en raison d’une part de la riche lecture qu’il donne de l’historiographie catalane mais aussi parce qu’il a toujours soin d’en comparer les traits avec les autres exemples de l’écriture de l’histoire dans l’Occident médiéval.
45Isabelle Guyot-Bachy
Aengus Ward, History and Chronicles in Late Medieval Iberia. Representations of Wamba in Late Medieval Narrative Histories, Leyde/Boston, Brill, coll. « Later Medieval Europe », 2011, 220 p.
46Aengus Ward livre ici une intéressante monographie qui analyse le traitement réservé au règne, entre 671 et 680, du roi wisigoth Wamba dans une quinzaine de chroniques du Bas Moyen Âge ibérique. L’ouvrage adopte une approche comparative, pour tirer des conclusions non seulement sur les implications idéologiques et culturelles de la pratique historiographique, mais encore sur les techniques rédactionnelles mises en œuvre dans les différents textes analysés. Aengus Ward inscrit clairement son travail dans l’histoire des mentalités, dans le sillage méthodologique de Georges Martin (Les Juges de Castille). Il adosse également sa réflexion à l’esthétique de la réception de Jauss et s’appuie sur l’analyse du récit développée par Todorov. Il cherche in fine à offrir, à partir des observations tirées de son étude de cas, une poétique de la chronique, tout en interrogeant la validité de la notion de genre dans ce contexte précis. Ainsi, la principale question auquel le livre tente de répondre est-elle la suivante : peut-on parler d’un genre de la chronique dans le Bas Moyen Âge ibérique ?
47Le contenu de l’ouvrage est organisé en quatre chapitres, précédés d’une introduction. La conclusion est incorporée à la fin du dernier chapitre. Malgré quelques flottements dans la mise en relief typographique des divisions internes, l’on suit aisément la pensée de l’auteur qui procède avec une progressivité extrême – parfois quelque peu redondante. Toute affirmation est consciencieusement justifiée et (auto-)critiquée.
48L’introduction est naturellement le lieu privilégié des définitions et des justifications méthodologiques. L’auteur y souligne par ailleurs l’importance du contexte (socioculturel, politique, narratif…) sur la rédaction des chroniques tout en insistant néanmoins sur la liberté du chroniqueur à l’heure de construire son œuvre. Le contexte oriente donc la rédaction, plus qu’il ne la détermine.
49Le premier chapitre consiste en une présentation approfondie du corpus. Aengus Ward explique avoir opéré un choix fondé sur plusieurs critères : chronologie (le Bas Moyen Âge, entendu ici de la fin du xiie à la fin du xve siècle), espace (la péninsule ibérique), extension minimale, interrelation des textes entre eux. Suit un catalogue détaillé du corpus incorporant une présentation globalement actualisée et systématique de chaque texte d’un triple point de vue : conditions historiques de production, sources et dynamique interne du texte (structure et principaux traits de composition). Le deuxième chapitre entre dans l’analyse comparative détaillée du récit du règne de Wamba. Aengus Ward distingue neuf blocs narratifs dont il remarque l’absence, la présence ou l’imbrication dans les différents textes du corpus. Ces subdivisions établies, il expose la formule de compilation retenue par chaque chroniqueur ou équipe de chroniqueurs et met en évidence la chaîne de transmission textuelle dans laquelle chaque chronique crée un nouvel horizon d’attente. Il rend surtout visible les mécanismes de l’altération de la structure narrative. De cette analyse, ressort l’existence de trois sous-ensembles de textes : un groupe rattaché à une tradition castillano-léonaise ; un groupe lié à une tradition navarro-aragonaise ; un groupe enfin, à partir du xive siècle, qui cherche à concilier ces deux traditions. Le troisième chapitre opte pour une approche plus thématique, à travers une analyse du traitement réservé aux grandes questions que contenait déjà, au viie siècle, l’Historia Wambae regis de Julien de Tolède. Ces questions auront, dans l’historiographie médiévale, une longue postérité : relation rois / nobles / évêques, légitimité royale, rituels d’accession au pouvoir, exercice de la justice. La position particulière de chaque chronique est subtilement analysée, notamment à travers les variations lexicales perceptibles, les altérations géographiques ou les multiples divergences stylistiques. Ce chapitre montre donc essentiellement comment les différentes techniques de composition sont les vecteurs de remaniements idéologiques.
50Le quatrième et dernier chapitre a un caractère conclusif. Dans un premier temps, l’auteur y résume l’orientation idéologique donnée au règne de Wamba dans chaque chronique et la relie, avec toute la prudence nécessaire, au contexte de composition. Après un bilan général des questionnements politiques abordés, Aengus Ward fait également la synthèse des techniques de composition employées. Il insiste en particulier sur l’ajout, aux quatre opérations fondamentales décrites par Georges Martin, des notions d’imbrication et d’abréviation. Finalement, l’auteur aborde la question fondamentale du genre et y répond affirmativement. Conscient du caractère problématique de ce concept, il en propose une acception contextuelle, dans le cadre de son étude, comme codification d’un ensemble de propriétés discursives, non pas exigées, préétablies et fixes mais empiriques, habituelles et évolutives. Le genre doit donc ici être pensé comme un outil théorique descriptif et non prescriptif. En tant qu’ensemble générique cohérent, les chroniques ibériques du Bas Moyen Âge présentent des caractéristiques communes qu’il énumère. Les matériaux de départ de ces chroniques sont exclusivement des récits historiques préexistants et leur originalité réside dans la réorganisation de ces matériaux. Elles sont régies par une temporalité séquentielle interne et non par des dispositifs de datation chronologique, ce qui favoriserait leur potentiel d’exemplarité. La question de la vérité et de l’authenticité du passé évoqué est également un trait central ; ces notions doivent être essentiellement envisagées dans la globalité du témoignage et non dans son détail, et non seulement en tant que plausibilité, mais encore comme conformité à ce qui est communément reconnu comme vrai, c’est-à-dire, conformité au consensus collectif ou à ce qui est attendu par le lectorat envisagé. Enfin, en termes génériques, la dernière propriété de ces chroniques est qu’elles répondent à la définition du récit posée par Todorov, en tant que mise en relation causale ou temporelle d’unités discontinues, cette organisation livrant, ou étant susceptible de livrer, un message faisant sens. Pour Aengus Ward, les chroniques médiévales, malgré leur apparente incohérence pour le lecteur moderne, acquièrent pourtant pleinement leur statut de récit du point de vue du lectorat du temps de l’écriture. Pour dire les choses autrement, l’actualisation des propriétés narratives de ces chroniques médiévales n’a lieu que dans le cadre extra-diégétique de leur réception programmée. Aengus Ward décrit enfin une évolution du genre de la chronique ibérique au Bas Moyen Âge en soulignant son déclin sur la fin de la période. Il voit en effet une forme d’épuisement du modèle, se manifestant dans deux directions : un retour en arrière dans la méthode historiographique adoptée et une évolution progressive de la chronique vers le roman (the novelisation), une évolution marquée par un effort, notamment au niveau stylistique, pour entraîner le lecteur – conformément à ses attentes – vers le divertissement. Cette évolution est, pour Aengus Ward, le prélude à une révolution historiographique marquant la fin d’un genre et concomitant d’un déplacement de l’intérêt des chroniqueurs et des lecteurs pour le passé immédiat.
51L’ouvrage d’Aengus Ward, d’une grande profondeur théorique et d’une vraie rigueur analytique, suscite de nombreuses réflexions ainsi que quelques objections. Comme l’auteur en est lui-même conscient, la définition du genre de la chronique ibérique du Bas Moyen Âge ici proposée frôle la pétition de principe, notamment dans la mesure où le corpus choisi l’est en fonction de critères d’interrelations qui conditionnent les conclusions pouvant être tirées quant à l’analyse de caractéristiques formelles communes. L’on pourrait d’ailleurs débattre de la validité du concept de genre dans un cadre spatio-temporel et textuel si spécifique, mais ayant du moins le mérite de poser des limites à l’étude. La justification de ce cadre, de ce corpus, ainsi que du choix de l’épisode concret de Wamba, aurait d’ailleurs pu être plus amplement développée. L’importance du concept de chronique générale, notamment face à celui de chronique universelle, aurait gagné à être soulignée dans la délimitation du corpus, sans quoi le lecteur s’interroge sur l’exclusion d’un certain nombre de textes, notamment du xve siècle, où l’intérêt ne porte pas seulement sur l’évocation du passé immédiat. Bien sûr, les notions de genre ou encore de novelisation sont des concepts qui relèvent de la perspective du chercheur contemporain, mais leur prudente manipulation par Aengus Ward, comme outils théoriques actuels de compréhension de pratiques historiographiques anciennes est valide, dans la mesure où nous restons conscients que ces outils nous en disent long, surtout, sur notre propre perception de ce que peut être la chronique médiévale. L’intéressante poétique de la chronique proposée par Aengus Ward est un apport fondamental qui pourrait avantageusement être complété par une approche en négatif de ce que la chronique n’est pas (par rapport à d’autres écrits historiques), par une analyse de cas-limites ou par l’étude d’intrusion du genre chronistique dans d’autres formes d’écrits médiévaux.
52Mathilde Baron
Laure Beaumont-Maillet (avec la collaboration de Marie-Laure Deschamps-Bourgeon), Saint-Séverin Une église, une paroisse. Paris, Lacurne, 2010, 334 p.
53Laure Beaumont-Maillet, éminente historienne de Paris et historienne de l’art, spécialiste de l’Estampe et de la Photographie dont elle a dirigé le département à la Bibliothèque nationale de France pendant plus de vingt ans, a mis tous ses talents au service de Saint-Séverin, paroisse urbaine et église du vieux Paris, située en plein Quartier Latin, à quelques enjambées de Notre-Dame. Elle a relevé avec talent le défi exigeant d’offrir à un public aux curiosités multiples une histoire documentée de la paroisse et de l’église, des origines au xxie siècle, une monographie de l’édifice et un livre d’art dont l’illustration variée, d’une grande qualité est toujours informative. Elle replace cette histoire dans le contexte religieux, social et culturel de Paris. Les sources convoquées sont diverses : manuscrites, narratives – les historiens de Paris des xviie-xixe siècles, tels Sauval, Pigagnol de La Force ou Lebeuf sont très sollicités, mais critiqués si nécessaire –, normatives – règlements de l’archevêché ou municipaux, décrets conciliaires… – et iconographiques qui mêlent avec art estampes, photographies récentes et anciennes, aquarelles. Écrit d’une plume alerte, le texte bien construit, se concentre sur l’essentiel, les digressions étant renvoyées à des encadrés pertinents et concis (curés ou paroissiens notoires, mouvements religieux et politiques, légendes) ; il est didactique, ponctué de croquis et de plans légendés avec précision (évolution de la paroisse et transformations du bâtiment, éléments remarquables…) et complété par des annexes qui récapitulent, pour le lecteur pressé, la succession des curés et des marguilliers, les architectes et les artistes de l’église ou les tableaux in situ.
54Si l’auteur a opté pour deux grandes parties – histoire de la paroisse et monographie de l’édifice – elle insiste sur leur évolution simultanée, dans un souci d’adaptation réciproque qui ne s’est jamais démenti au cours des siècles. Autre particularité : leur goût pour l’innovation, notamment en matière d’art religieux et de liturgie qui en fit à plusieurs reprises un laboratoire de nouveautés.
55L’église actuelle s’élève à l’emplacement d’un oratoire du Haut Moyen Âge, dédié à Saint-Séverin, avant de devenir au xiie siècle l’église paroissiale d’un secteur en pleine expansion, libéré par le lotissement des clos de vignes, situés au bord de la Seine. La création de l’Université au xiiie siècle, qui favorisa l’installation, aux côtés des maîtres et des étudiants, des artisans du livre, lui conféra durablement son caractère socio-économique et son esprit frondeur. Ainsi, ses paroissiens prirent une part active aux querelles politico-religieuses de la Ligue, de la Fronde et surtout du Jansénisme dont les idées subversives y avaient encore des adeptes notoires au début du xxe siècle (p. 66). Dès 1766, les drames l’accablèrent avant que ne sévisse la Révolution. Enfin, en novembre 1793, l’église ferma, reconvertie en magasin de poudre et de salpêtre, ce qui la sauva de la démolition, malgré de graves dégradations. La présentation de la vie temporelle de la paroisse (chapitre 3) est l’occasion de rencontrer ses gestionnaires, les marguilliers laïcs élus par les paroissiens qui composaient la fabrique ; ces hommes, aux responsabilités multiples, sont des paroissiens et des Parisiens, impliqués dans la vie de leur cité (liste avec leur profession de 1358 à 1790, pp. 261-274). La Révolution, supprima les fabriques. Napoléon, en 1809, rétablit des bureaux de gestion restreints (p. 69).
56La période qui va du Concordat de 1801 à nos jours alterne phases de crises et de rayonnement. L’église est rouverte au culte le 23 mai 1802 au sein d’une paroisse réduite au rang de succursale, agitée par des relents de Jansénisme et au ressort diminué (réorganisation des circonscriptions en 1802). Le curé Juste Hanicle (1840-1869), célébré par Huysmans, apaisa enfin les esprits : quoique essentiellement préoccupé par les questions religieuses (restauration du culte marial, par exemple), il participa au projet artistique de son église, classée monument historique en 1862 (décoration des chapelles et restauration des vitraux) et à la rectification des limites des paroisses du quartier, nécessitée par la percée des boulevards Saint-Michel et Saint-Germain (1857, pp. 75-77). La Commune passée, les travaux d’embellissement de l’église – qualifiés d’« horreurs sacrées » par l’équipe sacerdotale de la période Vatican II – reprirent sous la houlette de l’abbé Castelnau, curé de 1875 à 1900, puis la paroisse vécut au ralenti jusqu’aux années 1947-1948 où l’archevêque de Paris lui confia la mission d’intégrer le monde étudiant et universitaire dans une communauté paroissiale, y installant de 1947 à 1948 une communauté sacerdotale dans le cadre de la Mission de France et de la Mission de Paris, sous la double autorité d’un supérieur et du curé de la paroisse. C’est ainsi la communauté paroissiale tout entière qui est chargée d’accueillir les étudiants et raviver leur foi (p. 93). Dans cette perspective, la liturgie est entièrement rénovée, anticipant Vatican II, publications (Bulletin paroissial, Catéchismes, Homélies) et offres culturelles (activités poétiques et représentations théâtrales) se multiplièrent : Saint-Séverin fit figure de paroisse d’avant-garde avec des admirateurs, mais aussi des détracteurs (pp. 96-101), ce qui incita l’archevêché, en 1963, à mettre fin à cette expérience dérangeante.
57Meurtrie par ce désaveu, elle souffrit peu après une nouvelle épreuve quand le dimanche 27 février 1977, des catholiques traditionalistes de monseigneur Lefebvre firent irruption dans l’église Saint-Nicolas-du-Chardonnet, les deux paroisses voisines ayant été réunies en 1968, sous le vocable Saint-Séverin-Saint-Nicolas, à la suite du remodelage des ressorts paroissiaux parisiens. Néanmoins, le temps de l’apaisement étant venu, elle consacre à présent son énergie à ce qui a toujours fait sa réputation, la recherche en matière de liturgie et de création artistique : l’association Art, Culture et Foi y a été créée, offrant un espace de dialogue avec l’Église aux créateurs contemporains, toutes disciplines confondues.
58Il est maintenant plus aisé de comprendre les modifications extérieures et intérieures de cette église du xiiie siècle qui ont consisté, pour l’essentiel, à l’adapter à ses différents contextes, topographique, cultuel, sociologique et culturel, au fil de leur évolution. Composée d’une nef de huit travées, flanquée de bas-côtés simples aboutissant à un chevet plat, son entrée principale se trouvait rue Saint-Séverin, au nord. En 1347, puis vers 1400, on lui adjoint les seconds bas-côtés ; le chevet actuel date de 1489, les chapelles rayonnantes de 1498-1540. Deux sacristies (1540, 1643), décrites pp. 201-202, la complètent, ainsi qu’un nouveau porche après 1550. Enfin, Jules Hardouin-Mansart accole au sud-est de l’abside une chapelle de Communion, consacrée le 21 décembre 1673, prise sur les charniers. Le Grand siècle s’emploie à en embellir le décor, mais le sous-titre évocateur « Le vandalisme embellisseur » (p. 128) annonce le pire. La démolition, dès 1651, du jubé du xve siècle est l’acte un de sa « classification » suivie par la modification des piliers du chœur, le remplacement du maître-autel, l’habillage des arcades en marbre et bois, œuvre de Jean-Baptiste Tuby, collaborateur de Le Brun, grâce à la générosité de la Grande Mademoiselle dont l’auteur rétablit l’influence (pp. 128-133). Les interventions ultérieures contribuent à son entretien : travaux de gros-œuvre et de nettoyage au début du xviiie siècle qui entraînent l’interdiction des inhumations dans l’intérieur ; remontage, en 1837, du portail de Saint-Pierre-aux-Bœufs dans la Cité sur sa façade occidentale ; décoration des chapelles et restauration de leurs vitraux à la fin du xixe siècle, puis dégagement du chevet pour des raisons de sécurité et de salubrité ; enfin ravalement intérieur et restauration de la chapelle Mansart dans le goût dépouillé de l’après-concile, sous la responsabilité des Monuments historiques (1960-1980).
59La description extérieure de l’église signale les éléments remarquables : la tour-clocher du xiiie siècle qui abrite trois cloches, dont une porte la date de 1412 (encadré p. 203), les décors sculptés, l’originalité de la façade occidentale, l’agencement des arcs-boutants et des contreforts qui soutiennent la nef et le chœur, la symbolique des trois portails qui rappellent les vertus théologales, foi, espérance et charité. Celui de la façade méridionale donne accès au « cloître », qui n’est autre que l’ancien cimetière où subsistent des charniers médiévaux. Ces lieux, qui ont accueilli des défunts illustres, ont fait l’objet de travaux incessants, avant de devenir, dans les années 1920, un jardin très apprécié par la communauté, voire le quartier. Le presbytère, béni en 1926, fait partie de cet espace (chapitre 20).
60L’intérieur de l’édifice que l’auteur qualifie de « chef d’œuvre architectural » dont « le principal intérêt est de nous faire assister à l’évolution du style gothique, du crépuscule de l’art roman… à l’épanouissement de la Renaissance » présente une grande homogénéité – l’essentiel de sa construction s’est concentré sur cinquante ans environ, de la 2e moitié du xve au début du xvie siècle (p. 147) – et beaucoup d’originalité. Sa nef de cinq travées qui s’élance à 17,40 m de hauteur sous clef est soutenue par quatre-vingt-sept piliers, très remarquables par la variété des styles et du décor, et s’éclaire par soixante-quatorze fenêtres ; elle est flanquée de bas-côtés doubles et de deux rangées de chapelles (dix-sept au total). Elle se termine par une abside semi-circulaire à cinq pans avec double déambulatoire qui témoigne de la virtuosité de l’architecte resté inconnu : les colonnes foisonnantes à nervures retombantes donnent au rond point l’aspect d’une palmeraie d’où jaillit, dans l’axe du chœur, le « pilier tors » dont l’encadré (p. 152) rappelle la puissante symbolique. Le mobilier est pauvre et donc ne distrait pas de la beauté de l’architecture et de la vitrerie.
61Les vitraux de Saint-Séverin sont remarquables par leur diversité et leur qualité et offrent un panorama presque total de l’histoire du vitrail. Le chapitre 17, avec son plan numéroté et coloré (p. 168) permet de suivre le texte qui, au-delà de la description, propose un résumé très stimulant de l’art du vitrail religieux parisien du xive siècle à nos jours. On en découvre les thèmes, les commanditaires, les peintres qui ont réalisé les cartons, les maîtres-verriers, l’effet heureux ou malheureux des restaurations… Les vitraux des six premières fenêtres de la nef datent du xive siècle, seul témoignage de cette époque dans la capitale, conçus à l’origine pour la chapelle du collège de Dormans-Beauvais, puis remontés et adaptés, à partir de 1856, par le peintre-verrier Prosper Lafaye. Il entreprit ensuite la restauration de ceux du chœur, du xve siècle, seuls exemples restés en place de l’art du vitrail parisien entre 1450 et 1475, réalisés d’après les cartons du peintre dénommé le Maître de Coëtivy (pp. 156-161). La rose de la façade ouest, de 1482, qui représente un arbre de Jessé, est exceptionnelle par son thème iconographique, la qualité de son exécution et de sa conservation (pp. 161-162). Le renouveau au xixe siècle s’exprime dans les verrières des chapelles, posées entre 1876 et 1895 et sorties de l’atelier du peintre verrier Emile Hirsch. Leur iconographie rappelle la vie du saint patron de la chapelle et le souvenir des donataires, constituant une galerie de portraits des paroissiens de l’époque. La ceinture des fenêtres hautes du chœur est aussi du xixe siècle. Les huit baies des chapelles de l’abside, enfin, flamboient des vitraux, créés par Jean Bazaine de 1966 à 1970, qui évoquent les sept sacrements au moyen de la symbolique des couleurs.
62Revenons aux chapelles qui reçurent au milieu du xixe siècle de nouveaux vocables en rapport avec les dévotions à la mode, en même temps qu’une décoration picturale, qui profita de l’essor de la peinture religieuse à Paris, favorisée par la commande publique (chapitre 18). Les peintres choisis par la Commission des Beaux-Arts conçurent un programme iconographique en rapport avec leur dédicace. Chacune fait l’objet d’une notice très précise qui récapitule ses anciens vocables, ses concessionnaires successifs et tout ce qu’elle contient de remarquable (pp. 178-199). La famille de l’architecte Charles Garnier offrit le vitrail de celle des fonts baptismaux.
63Les amateurs d’orgue et de musique sacrée trouveront aussi à satisfaire leur curiosité dans la dernière partie, consacrée à la vie musicale. Si la présence d’un orgue est attestée à Saint-Séverin depuis 1368 et les tribulations des instruments successifs connues, c’est dans le second quart du xviiie siècle qu’un orgue neuf est placé au fond de la nef dans un nouveau buffet, un des plus beaux modèles de style Louis XV. Reconstruit en 1889, il a été restauré dans les années 60 par les facteurs Alfred Kern et Philippe Hartmann et a participé à la naissance d’une nouvelle esthétique appelée « néo-baroque » qui a marqué l’histoire de l’orgue de la fin du xxe siècle en France. Ses titulaires sont des organistes renommés qui ont activement participé au renouveau de la musique et du chant liturgique à Saint-Séverin qui sont une spécialité de cette communauté. La composition de l’orgue Albert Kern en 2010, le glossaire de l’orgue et la liste des organistes depuis 1585 sont un précieux complément au texte déjà dense.
64Ce livre donc est à conseiller comme guide à l’amateur éclairé pour préparer la visite approfondie et intelligente de Saint-Séverin et de son îlot, ainsi qu’au spécialiste de l’architecture religieuse parisienne, de la musique sacrée ou de la liturgie qui y trouvera les clefs de recherches nouvelles. Il serait aussi souhaitable qu’il serve de modèle à d’autres monographies de paroisses. Un seul bémol, l’empathie de l’auteur pour l’église et sa communauté paroissiale l’entraîne parfois dans des développements complaisants qui agacent. Mais c’est un péché véniel !
65Yvolène Le Maresquier
Tatiana Debbagi Baranova, Á coups de libelles. Une culture politique au temps des guerres de religion (1562-1598), Genève, Droz, coll. « Cahiers d’Humanisme et Renaissance » 104, 2012, 520 p.
66Dans cet ouvrage qui présente une version remaniée de sa thèse de doctorat, Tatiana Debbagi Baranova, maître de conférences en histoire moderne à l’université Paris IV-Sorbonne, explore le vaste corpus des libelles qui ont scandé les guerres de religion françaises. Comme le titre le suggère, il s’agit d’analyser une littérature de combat liée à l’événement et ne trouvant son sens que dans le contexte qui l’a fait naître. Bien plus qu’un simple reflet de la réalité des rapports de forces, bien plus que la transcription des « opinions » de scripteurs « propagandistes » ou que la restitution des aspirations d’une insaisissable – et anachronique – « opinion publique », les libelles sont des dispositifs de persuasion. Ce parti-pris oriente l’enquête du côté des producteurs de libelles, qu’il s’agisse d’auteurs identifiés, de groupes politiques ou religieux ou encore d’auteurs anonymes se mettant fictivement en scène dans les discours. L’étude des tactiques rhétoriques et des stratégies de publication débouche sur l’analyse de la réception postulée et des conceptions du public visé. À travers ce double mouvement, l’auteur appréhende également le rôle, le sens et l’efficacité que les acteurs du xvie siècle allouaient à l’écrit.
67Mais il ne faudrait pas réduire pour autant ces libelles à des leurres, car ces précipités de textes et d’action réalisent toujours un mélange entre les convictions des scripteurs et les circonstances. Ils n’appellent pas une étude en termes de contenu mais plutôt en termes d’usages et de pratiques discursives renvoyant aux fondements d’une culture politique dotée de normes spécifiques. Leurs auteurs, fidèles aux règles de l’art diffamatoire, articulent, chacun à sa manière, des lieux communs de la rhétorique susceptibles d’emporter l’adhésion. Les chaînes d’écrits qui se répondent, patiemment restituées par T. Debbagi Baranova, montrent comment la grammaire de la littérature de combat filtre à travers le grand « intertexte » ainsi révélé.
68Grâce à un solide travail d’archives qui croise les libelles diffamatoires avec des gazettes, des lettres, des traités juridiques et théologiques, l’auteur combine deux types d’approche. D’abord, une approche horizontale. En s’immergeant dans la mer des écrits, T. Debbagi Baranova repère tant les topoï et les tours rhétoriques récurrents que les écarts et les glissements qui prennent leur sens de cette dissonance. Ce faisant, elle livre une radiographie des modalités de l’agir par le libelle et met à nu la grammaire des pratiques scripturaires de diffamation. Une approche verticale aussi, qui veut restituer la concaténation d’actions qui mène des choix d’écriture à la lumière d’un contexte spécifique jusqu’à la publication et à la mise en circulation. Les études de cas prévalent alors. On mesure aisément tout ce que cette stimulante étude doit aux travaux de Roger Chartier, de Denis Crouzet, de Christian Jouhaud, du Groupe de Recherches Interdisciplinaires sur l’Histoire du Littéraire (GRIHL) et enfin de Sandro Landi.
69L’impossibilité de distinguer des évolutions claires et le rejet du postulat d’une nécessaire linéarité des phénomènes justifient la structure thématique de l’ouvrage. Les cinq entrées retenues offrent chacune une posture spécifique de ces auteurs en quête d’efficace.
70La première inventorie les formes de justification de la prise de plume diffamatoire. Les libelles font la part belle à ce type d’argumentation, car ces pratiques d’inculpation publique sont toujours suspectes de nuire à la concorde civile. L’appel au public est justifié, tant par l’extraordinaire des circonstances qui président au geste d’écriture que par la compétence du scripteur qui s’octroie ainsi le devoir de défendre le bien public, l’honneur du roi ou le salut du royaume. Les auteurs calquent ainsi volontiers le discours juridique ou le discours moral. Ils reprennent aussi la structure du prêche ou les codes de la prise de parole citadine.
71Le deuxième moment traite de la crédibilité des libelles. L’auteur examine ici les ressorts rhétoriques actionnés pour démontrer le bien fondé de l’accusation. Elle complète son propos en retraçant les circulations intertextuelles d’arguments qui migrent parfois dans le camp adverse. Si « l’invention » de la preuve se coule volontiers dans le moule de l’argumentation judiciaire, l’historienne ne néglige nullement la « rhétorique seconde » qu’est la poésie. On lui sait gré de prendre à bras le corps la question, souvent évacuée, du rapport que la forme entretient avec l’information et le discours politique. L’épigramme, le sonnet, le coq-à-l’âne et la chanson recèlent des vertus communicatives bien mises ainsi en évidence.
72Le troisième chapitre se consacre à la fabrique de l’adversaire désigné comme ennemi public. T. Debbagi Baranova s’interroge ici sur les modalités d’intégration de l’écrit dans les affrontements politiques et religieux. Elle analyse, en contexte, les usages tactiques de l’argumentation condéenne et ligueuse, les contraintes du discours de ceux qui ont choisi l’alliance avec le pouvoir royal jusqu’aux État généraux de Blois et la mort d’Henri III, et enfin l’argumentation du parti d’Henri IV. Le choix des arguments, des cibles et des formes textuelles répond invariablement à une stratégie qui porte à vif les tensions entre logiques d’alliance et logiques religieuses.
73Dans l’avant-dernier chapitre, l’historienne examine les procédés et les visées de la publication des libelles, de leur conception à leur mise en circulation. Les postures des auteurs, théâtralisées par l’écriture, révèlent comment ils envisagent l’espace public dans lequel ils tentent de s’inscrire, quels contours politico-sociaux ils lui assignent et ce qu’ils entendent par action de publication efficace. Des trois études présentées par T. Debbagi Baranova, on retiendra celle consacrée au chevalier de Villegagnon qui arrime la « publication de son honneur » à la polémique antiprotestante.
74L’ouvrage se clôt sur une réflexion consacrée à la représentation du public dans les libelles. Dans les sociétés corporatistes, la distinction entre sphère privée et sphère publique n’est pas pertinente pour la formulation des opinions collectives et l’opinion est un objet ontologiquement incertain suscitant la méfiance. Il n’en reste pas moins que les publicistes attribuent un rôle actif au lecteur appelé à adhérer au discours afin de répandre la bonne parole des libelles. Si les propos demeurent globalement opaques pour lui, la place de témoin qu’ils lui confèrent permet de rendre l’action de publication effective. C’est pourquoi les auteurs créent la fiction du jugement critique et du libre arbitrage politique dans cette société où les prises de parti se font pour l’essentiel selon des dynamiques clientélaires et religieuses.
75À travers cette belle étude, T. Debbagi Baranova s’est donné les moyens d’historiciser les concepts. Elle se garde de plaquer nos catégories d’analyse sur les pratiques et les imaginaires du xvie siècle. Le politique apparaît davantage comme une praxis que comme un discours clos et autonome. L’écrit de combat s’inscrit dans des pratiques sociales, religieuses ou littéraires qui le modèlent en creux, lui donnent une légitimité mais lui imposent des contraintes en retour. On comprend dès lors qu’il y ait des limites au compromis entre la stratégie discursive et les convictions d’auteurs hantés par l’urgence eschatologique. La labilité toute pragmatique de l’argumentaire ne doit jamais perdre de vue la défense de Dieu. C’est pourquoi la violence qui se dégage des libelles a aussi une fonction d’euphémisation propre à canaliser les forces de dissolution du lien social. Enfin, par son point de vue décentré, cette enquête éclaire certains débats de l’histoire des guerres de religion. Il en va ainsi de l’épisode de la Saint-Barthélemy où l’auteur montre bien que l’assignation des coupables est résolument une affaire politique qui n’entretient que des rapports lointains avec l’événement lui-même. L’ouvrage de T. Debbagi Baranova, grâce à sa lecture sans anachronisme des libelles de la seconde moitié du xvie siècle, apporte donc une contribution importante à la compréhension de la littérature de combat et à la difficile question de l’opinion.
76Héloïse Hermant
Jean Tulard, Napoléon chef de guerre, Paris, Tallandier, 2012, 384 p.
77Que sait-on en définitive du rapport de Napoléon à la guerre sous le double plan de la théorie et de la pratique ? Tel est le programme – aussi simple dans sa formulation qu’ambitieux au vu de l’histoire, de la mémoire et de l’historiographie d’un tel sujet –, qui guide cet ouvrage résolument synthétique et accessible (250 notes seulement, une bibliographie réduite à 300 titres, une présentation d’autant plus aérée que 23 chapitres ponctuent le développement – sans compter 6 subdivisions pour 70 pages d’annexes). Fort de son immense expertise, J. Tulard excelle dans l’exercice : malgré quelques redites au niveau des citations (pp. 26 et 131, pp. 100 et 140), l’ensemble se lit d’une traite grâce à l’aisance du ton, à l’art du croquis ou au sens de la formule – bien que cela soit parfois à double tranchant car n’est-il pas excessif d’écrire que « [s]sans lui [Berthier], Waterloo se transformera en défaite » (p. 39) ? Comme toute synthèse, certaines absences sont à déplorer : il aurait été bon de revenir avec Gilles Candela sur l’armée d’Italie comme matrice du système napoléonien (L’Armée d’Italie. Des missionnaires armés à la naissance de la guerre napoléonienne, Rennes, PUR, 2011) ou de recourir à Michael Broers pour un tour d’horizon des conflits non conventionnels (Napoleon’s Other War. Bandits, Rebels and their Pursuers in the Age of Revolutions, Oxford, Peter Lang, 2010).
78Ce ne sont là que les exceptions qui confirment la maîtrise panoramique des 86 champs de bataille auxquels Napoléon s’est trouvé présent, comme le rappelle leur liste en fin de volume. Encore faut-il souligner que la finalité pédagogique qui anime le plan ne sacrifie pas aux morceaux de bravoure : le récit des batailles est réduit à la portion congrue. J. Tulard préfère passer en revue les troupes, et ce sont davantage les chapitres sur le renseignement, l’armement ou l’administration de la guerre qui retiennent l’attention. Ce souci pour la logistique est le point d’ancrage d’une démonstration articulée en trois moments : La préparation de la guerre, La guerre, La défaite. Ce découpage met en évidence la thèse générale : avec le corps d’armée, Napoléon s’est doté d’un outil apte à défaire n’importe quelle armée ennemie pour le type de conflit qu’il connaissait tout en le réinventant : celui de la guerre de mouvement et de masse, d’opérations à la fois resserrées dans le temps et dilatées dans l’espace, de campagnes visant à anéantir la force ennemie. Cependant, faute d’avoir su s’adapter aux affrontements d’un genre nouveau ou en renouveau qu’entraînaient les conquêtes (guerre psychologique, guerre maritime, guerre économique, guérilla), l’empereur a finalement été vaincu par des Britanniques qui, au contraire, ont misé sur ce répertoire alternatif.
79Cette lecture d’ensemble peut séduire même si, par nature, elle est à nuancer. Quelques affirmations sont erronées, notamment à propos de la réception de la conscription (dire, pp. 55 et 67, que cette dernière est d’abord acceptée puis rejetée à partir de la guerre d’Espagne est un vrai contre-sens). Surtout, c’est moins la guérilla qui a eu raison des Français que les batailles rangées (« Dès l’affaire d’Espagne, Napoléon a perdu », p. 195) : c’est à Leipzig et à Waterloo que s’est jouée l’ultime partie. L’origine de ces désastres doit sans doute beaucoup, comme le note l’auteur, à l’usure des facultés de Napoléon et aux défaillances de ses lieutenants mais aussi et d’abord à l’appropriation par l’ennemi des règles martiales qu’avait imposées Napoléon. De même, l’interprétation d’un empereur vaincu pour avoir été magnanime à l’égard des Autrichiens ou des Prussiens (p. 192) peut être, et toute une tradition historiographique s’y est employée, retournée en son contraire, mais c’est là le propre des paix partielles, exposées à être trop douces ou trop dures.
80C’est cependant moins la démonstration qui interroge que ses présupposés. À l’heure où de nombreux travaux cherchent à décentrer et à désenclaver l’histoire napoléonienne, à rompre définitivement avec l’histoire-bataille au profit des voies exploratoires d’une histoire socio-culturelle voire anthropologique des soldats à la manière d’A. Forrest et de N. Petiteau, pourquoi revenir à Napoléon ? Reconnaissons néanmoins la cohérence de ce choix : pour rendre compte de l’ensemble des guerres napoléoniennes, il n’y a pas de meilleur point de vue que celui de l’empereur… Le dernier chapitre – « La bataille pour la postérité » –, souligne que la mémoire des guerres est un sujet en soi mais qu’elle est indissociablement attachée à Napoléon. Ce n’est donc pas ce positionnement qui est regrettable mais un autre, celui de ne pas avoir donné au titre retenu toute sa mesure. Sorti au même moment que le Clemenceau chef de guerre de J.-J. Becker (Armand Colin), lu à l’heure où les médias répétaient en boucle l’expression « F. Hollande chef de guerre », il aurait été souhaitable d’articuler davantage le chef de guerre et le chef de l’État car c’est bien le fait d’avoir été le chef d’un État en guerre qui imprime sa marque au pouvoir napoléonien. Comme à contrecœur, J. Tulard prévient en avant-propos qu’en se centrant sur le génie militaire de Napoléon, il n’envisage qu’une face d’un homme qui fut d’abord un génie politique. Est-il cependant nécessaire de trancher, ce qui revient à retrancher toute une part de l’activité et de l’autorité de Napoléon ? La première partie insiste sur l’orientation de la machine d’État pour mener au mieux les campagnes mais on pourrait aller plus loin, tant la dissociation entre l’intérieur et l’extérieur, le civil et le militaire, la France et l’Empire trahit ce qui fonde la dynamique napoléonienne. De la même manière que J. Cornette a repensé la souveraineté d’Ancien Régime en proposant la notion de « roi de guerre », il reste à conduire, mais cela sort du cadre de la synthèse, une réflexion sur « l’empereur de guerre » qu’a été Napoléon – expression que l’on trouve çà et là dans la bibliographie sans autre approfondissement –, car s’il ne peut être le « Dieu de la guerre » qui fascinait Clausewitz, il fut en définitive davantage qu’un chef de guerre.
81Aurélien Lignereux
Natalie Petiteau, Jean-Marc Olivier, Sylvie Caucanas (dir.), Les Européens dans les guerres napoléoniennes, Toulouse, Privat, Carcassonne, les Audois, 2012, 286 p.
82L’ouvrage collectif Les Européens dans les guerres napoléoniennes, édité par Natalie Petiteau, Jean-Marc Olivier et Sylvie Caucanas, a vu le jour dans le prolongement du colloque international organisé à Carcassonne par l’association Les Audois, les Archives départementales de l’Aude et l’Université de Toulouse-Le Mirail (UMR 5136 FRAMESPA), les 4 et 5 juin 2010. Ambitionnant de porter un regard neuf sur les conflits des années 1800-1815, il se propose de dépasser l’histoire événementielle et stratégique pour mieux envisager l’impact de la guerre dans l’histoire sociale, politique et culturelle. L’impression selon laquelle il s’agirait d’un ouvrage de plus consacré à la conscription s’avère fausse. Cette dernière n’y tient pas la première place, et l’ouvrage est d’une richesse peu commune.
83Posant la question « Quels combattants pour quelles guerres ? », la première partie réunissant les contributions de Stéphane Calvet, Alan Forrest, Dorothée Malfoy-Noël, Antoine Desdoit, Jean-Marc Olivier et Cédric Istasse, apparaît particulièrement réussie du point de vue des contenus, réconciliant brillamment l’histoire militaire avec l’histoire des corps et des mentalités, et, au-delà, parvenant à faire « goûter » au lecteur les combats de la période impériale en ce qu’ils ont de violence extrême et d’expériences sensorielles nouvelles. Rien ne peut préparer un homme aux bruits et aux odeurs, parfois terrorisants et même nauséabonds, qu’il rencontrera sur le champ de bataille, écrit ainsi Alan Forrest.
84Le fil conducteur de la deuxième partie, intitulée « Combattre et survivre au quotidien » et réunissant les articles de Nicolas Cadet, Walter Bruyère-Ostells, Vladimir Brnadi? et Jean-Marc Lafon, semble être celui de la « brutalisation » des conflits, laquelle s’observe aussi bien dans la mortalité paroxysmique (inflation du nombre de combattants, montée en puissance de l’artillerie causant les blessures les plus traumatisantes, intensité croissante des campagnes et des maladies qui fauchent des armées désormais « fortes » de centaines de milliers de combattants) que dans les comportements de soldats français psychologiquement exténués et se transformant en violeurs et en meurtriers.
85Dans une troisième partie consacrée aux « civils face aux militaires », réunissant les contributions d’Aurélien Lignereux, de Jacques Hantraye et de Claudie Paye, les deux premiers auteurs se penchent, de manière classique mais convaincante, sur les comportements de refus des Européens face à la conscription napoléonienne et sur l’expérience de la captivité à travers l’exemple d’un contemporain originaire de Basse-Silésie prussienne. Claudie Paye se consacre, quant à elle, à la diffusion des manuels d’apprentissage des langues française et russe au cours d’une démonstration mettant également en lumière le désespoir des civils face aux exigences du militaire.
86Enfin, une quatrième partie intitulée « Symboles, mythes et mémoires » réunit les articles de Marie-Pierre Rey, de Leighton S. James et de Natalie Petiteau, le premier se penchant sur les réalités et la symbolique du vêtement dans la campagne de Russie de 1812, le deuxième se consacrant à l’héroïsation des guerriers allemands, la troisième rappelant la mémoire des combats.
87Consciente qu’il reste encore « beaucoup à faire », Natalie Petiteau invite à lire cet ouvrage « en creux ». À raison, elle constate qu’il y manque une histoire de la guerre maritime, une histoire technique des armements et des équipements, une histoire de la médecine militaire, une histoire financière ou encore une histoire séculaire, sur le long terme. On pourrait, à notre sens, ajouter une autre limite à cet ouvrage collectif, issu d’un « colloque international » (sur dix-sept participants, cinq historiens relèvent d’une institution autre que française) : où sont les historiens allemands ? Certes, Claudie Paye, Jacques Hantraye et Leighton S. James recourent en partie à des sources allemandes. Mais peut-être en attendait-on plus sur un espace allemand qui, faut-il le rappeler, a été tout ou partie le théâtre de six guerres européennes entre la Révolution et le Congrès de Vienne. Les sièges de Mayence durant la guerre de la Première Coalition, la bataille de Hohenlinden mettant fin à la participation de l’Autriche à la Deuxième Coalition, une guerre de la Troisième Coalition dont Austerlitz ne constitue que la bataille la plus orientale, le conflit franco-prussien lors de la guerre de la Quatrième Coalition, un nouveau conflit franco-autrichien à l’occasion de la guerre de la Cinquième Coalition, et puis une nouvelle campagne d’Allemagne en 1813 durant la guerre de la Sixième Coalition sont autant d’exemples révélant que les guerres napoléoniennes et l’espace germanique ne font qu’un.
88L’absence d’historiens allemands se fait, à dire vrai, d’autant plus lourdement sentir qu’ils ont, durant la dernière décennie, publié une pléthore d’ouvrages et d’articles scientifiques consacrés à la guerre à l’époque napoléonienne ainsi que sur la longue durée. C’est le cas aussi bien d’un Jörg Echternkamp, spécialiste de l’histoire militaire du xixe siècle au xxe siècle, que d’une Ute Planert qui a rédigé une monographie convaincante sur le mythe prusso-centriste des guerres de libération allemandes (Der Mythos vom Befreiungskrieg, 2007). Si la barrière linguistique explique évidemment le fait qu’excepté Claudie Paye les universités allemandes n’aient pas été conviées, il demeure regrettable que la remarque de Louis Bergeron vieille de plus de trente ans (« Nouveaux points de vue allemands sur l’Europe napoléonienne », Annales ESC, 1977, p. 622), selon laquelle les historiens français s’aventurent trop rarement hors du domaine francophone, garde aujourd’hui de sa pertinence, du moins à l’égard de l’espace germanophone.
89En résumé, Les Européens dans les guerres napoléoniennes est un ouvrage qui saura captiver l’amateur de la période napoléonienne en raison des expériences sensorielles du champ de bataille (bruits, odeurs, peurs) qu’il révèle, tout comme il séduira également le chercheur expérimenté par une nouvelle approche du fait militaire résolument ancrée dans l’histoire sociale, dans l’histoire des mentalités et dans l’histoire du corps. D’un autre côté, s’il est louable de faire participer des doctorants aux grands colloques scientifiques, les historiens français gagneraient également à se rapprocher des historiens allemands qui, depuis près de dix ans, publient de remarquables études sur le ressenti des populations en temps de guerre. Il va sans dire que certaines des Voies nouvelles pour l’histoire du Premier Empire (2003) mènent également en Allemagne.
90Pierre Horn
Laurent Herment, Les Fruits du partage. Petits paysans du Bassin Parisien au xixe siècle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, 395 p.
91Les petits paysans ont souvent été dévalués par l’historiographie. Après le long débat du xixe siècle entre les tenants de la grande exploitation capitaliste et les défenseurs de la petite exploitation familiale, le xxe siècle a été celui du dénigrement d’une petite exploitation archaïque, en autosubsistance et hors du marché. Ce n’est que depuis la thèse de J-C. Farcy et l’important article de R. Hubscher en 1985 (Annales ESC) qu’elle a retrouvé considération et une compétitivité réelle. Malgré tout, les stéréotypes ont la vie dure, et ce sont justement ces stéréotypes que Laurent Herment entend combattre, démonstration à l’appui. Il veut « comprendre et exposer les mécanismes légaux et financiers qui permettaient aux petits exploitants de se perpétuer » (p. 31), car l’accent est bien mis sur les paysans eux-mêmes : « Reproduction sociale et accumulation patrimoniale chez les petits exploitants de Seine-et-Oise », selon le titre de sa thèse, sous la direction de Gérard Béaur (EHESS), dont est tiré l’ouvrage. Pour cela, il étudie deux cantons de Seine-et-Oise, l’un au nord, Marines dans le Vexin, et l’autre au sud, Milly-la-forêt, à la limite de la Beauce et du Gâtinais : régions de grande exploitation dominante, excepté en Gâtinais aux structures plus diversifiées. La période choisie, la première moitié du xixe siècle, est celle d’une conjoncture dépressionnaire.
92Cinq types de sources sont utilisés : le recensement de population, les tables et registres des bureaux de l’enregistrement, les matrices cadastrales, les statistiques départementales et les inventaires après décès de deux générations, 1815-1820 et 1852-1857. Leur méthode d’exploitation est bien expliquée (chap. IV) ; elle repose sur la bonne maîtrise technique de l’auteur, rompu à l’économie. Il applique à ces documents anciens des techniques comptables actuelles : méthodes économétriques simples, analyses en composantes principales et analyses financières et comptables. Elle est novatrice car L.H. substitue à la notion de rentabilité celle de viabilité qui inclut une perspective à long terme. En fait, on ne peut calculer la rentabilité faute de connaître les soldes intermédiaires de gestion : chiffre d’affaires, consommation d’intrants… toutes données que les petits paysans ne notent pas. L.H. préfère adopter une démarche fonctionnelle qui met en regard les emplois qui constituent l’actif du patrimoine des ménages et les ressources qui ont permis leur financement. D’autre part, il parvient à reconstituer le parcours patrimonial d’un certain nombre de petits exploitants et à discerner le destin de plusieurs fratries ou fronts lignagers au cours de la période 1789-1860.
93Par cette étude précise, exposée en de nombreux tableaux, l’auteur montre l’effet sur le cycle de vie. Un couple accumule à partir du mariage, des richesses mobilières d’abord puis immobilières vers 30-35 ans, quand il obtient héritages et dons. Après un apogée vers 50 ans, suit une période de désaccumulation. Il récuse la théorie de Chayanov pour lequel ce cycle de vie est commandé par la taille de la famille. Il voit plutôt un cycle de vie commandé par le processus de transmission du patrimoine. Aussi le nombre d’enfants dans la famille est essentiel, car l’héritage et les dons des parents sont le principal moyen d’accès à la propriété foncière, le marché foncier ne vient qu’en complément pour ces paysans. Le partage strictement égalitaire imposait de constantes restructurations des exploitations.
94Le portrait des petits cultivateurs se dessine, leur niveau de vie et d’alphabétisation progresse. Dans le Vexin, ils obtiennent de bons résultats, savent utiliser les engrais souvent mieux que les gros. Ils savent répondre aux sollicitations de la demande. Ils vendent leur froment et souffrent proportionnellement moins que les grands fermiers de la dépression des prix. Leur endettement n’est pas important, il est lié avant tout au financement de l’investissement productif et à l’installation de leurs enfants. L’achat de terres n’est que secondaire. Voilà le cliché romanesque de la passion pour la terre remis en cause ! Les petits paysans n’étaient pas en voie de disparition, ils se maintenaient grâce à l’apport familial et à leur ouverture aux nouvelles techniques agricoles. Ceux de Marines obtiennent de meilleurs rendements que les grands fermiers, mais c’est l’inverse pour ceux de Milly. Ajoutons encore un intérêt, celui d’inclure la période de crise de 1853-1856 dont on parle très peu : il a montre d’une intensité supérieure à celle de 1846-1848. Ceci nous confirme la nécessité de se pencher sur ces crises agricoles sous le Second Empire et la façon dont elles ont été résolues.
95L’ouvrage, bien écrit, dans un style clair et alerte, est bien structuré, avec de très bonnes conclusions intermédiaires. La solidité de son analyse économique permet une vision positive et toutefois nuancée de ces petits paysans vivant en pays de grandes exploitations.
96Nadine Vivier
Valérie Assan, Les Consistoires israélites d’Algérie. « L’Alliance de la Civilisation et de la Religion », Paris, Armand Colin, coll. « Recherches », 2012, 479 p.
97Le livre de Valérie Assan, Les consistoires israélites d’Algérie « l’alliance de la Civilisation et de la Religion », est issu de sa thèse, soutenue en 2010 à l’Université Paris 1 Sorbonne et récompensé en 2011 par le Prix de thèse d’études juives en langue française de la Société des études juives. L’auteure y explore la façon dont les juifs d’Algérie devinrent des Français israélites en moins d’un demi-siècle, en prenant pour fil directeur la création du Consistoire israélite algérien siégeant à Alger et de deux consistoires provinciaux siégeant à Oran et Constantine créés par l’ordonnance du 9 novembre 1845. Les juifs d’Algérie apparaissent dans l’histoire de France du xixe siècle lorsqu’ils sont émancipés par le décret signé par Isaac Adolphe Crémieux le 24 octobre 1870. Même si cette mesure avait été préparée sous le Second Empire par le ministère Ollier, la place accordée à Crémieux met en lumière de façon symptomatique le rôle joué par un groupe d’israélites français dans l’émancipation de leurs coreligionnaires de la colonie. Le recensement de 1901 fait état de 57 132 israélites mais ce chiffre ne concerne que les juifs devenus français par le décret du 24 octobre 1870 ou issus de juifs devenus français par ce décret. Il faut y ajouter les juifs ayant acquis la nationalité française par d’autres voies, ainsi que les juifs étrangers pour la plupart venus de Tunisie et du Maroc, ce qui conduit à une estimation de 75 000 individus environ – incluant les juifs du Sud.
98L’originalité du livre vient de l’identification d’un manque : la symbolique et la pratique de l’ordonnance de 1845 n’avaient fait jusqu’ici l’objet d’aucune étude spécifique de l’ordre du politique et du social. L’ordonnance de 1845 eut pour conséquence, en effet, de créer un écart qui ne cessa de se creuser avec les « indigènes musulmans » pour reprendre la terminologie de l’époque car, jusque-là, juifs et musulmans avaient dans la société coloniale le même statut « d’indigène ». Valérie Assan montre comment dans le cas du judaïsme algérien où le religieux était prégnant dans les moindres détails de l’existence quotidienne, les juifs allaient désormais penser et vivre leurs relations entre le religieux et le politique pour sortir du statut du juif « indigène ». Le récit chronologique rappelle comment le statut de dhimmi (les peuples du Livre) sous la Régence ottomane jusqu’à la veille de la prise d’Alger faisait du juif un sujet protégé qui bénéficiait d’une relative autonomie pour s’administrer mais restait soumis à toutes sortes de mesures vexatoires en terre d’Islam. Comment alors les consistoires vont-ils instaurer le passage d’une société fermée, qui s’administrait librement mais qui était repliée sur elle-même, à une société ouverte où l’individu pouvait imaginer de nouveaux horizons professionnels et plus largement sociaux ? Comment le Consistoire fut-il en Algérie une usine de la citoyenneté ? Et si ce fut le cas, quels moyens furent mis en œuvre pour remplir cette mission ?
99Dans les années 1830 et 1840, il existait en France un véritable consensus au sein de l’élite juive française autour du projet consistorial. Ces institutions avaient accompagné l’évolution socio-économique des juifs, qui se caractérisait par l’amélioration des conditions matérielles, le progrès de la scolarisation des enfants, l’accès aux professions libérales et aux métiers de la fonction publique, certains individus menant de brillantes carrières. Les juifs d’Alsace et de Lorraine qui représentaient 80 % de la population juive du territoire français en 1808, avaient amorcé un mouvement d’émigration dans les villes de France et notamment à Paris qui allait devenir en quelques décennies le centre du judaïsme français. Dans cette société en mutation où toutes sortes de points de vue furent exprimés, la question qui traversait la société était de savoir si les juifs étaient des êtres différents, donc moins civilisés, dans un contexte doctrinal où l’idée de civilisation se trouvait de plus en plus systématiquement associée au christianisme. Le programme du Consistoire central était clair : faire du juif un « israélite », c’est-à-dire pousser les juifs à se fondre autant que possible dans la société française afin de ne pas susciter l’antisémitisme sans pour autant les conduire à renier leur judaïsme. Croyant dans la philosophie de la régénération, les dirigeants du judaïsme français s’estimaient investis d’une mission auprès de leur « coreligionnaires africains ». Le sous-titre du livre « L’alliance de la Civilisation et de la Religion » prend alors tout son sens. Alors que se développait le discours sur la mission civilisatrice de la France dans cette partie du globe, les juifs de France se prirent à considérer que leur rôle était de « sortir les juifs de “l’abaissement” et de les “moraliser” », autrement dit de les « régénérer ».
100Pour comprendre comment les consistoires mirent en œuvre cette idée, Valérie Assan est partie de cet élément phare de l’histoire du judaïsme en terre d’Algérie qu’est l’ordonnance du 9 novembre 1845 qui fonda le Consistoire israélite algérien et elle en dresse l’historique. Les cultes réformés et israélite, administrés initialement par le ministre de la Guerre, passèrent par l’arrêté du 16 août 1848 sous l’autorité du ministre des Cultes et quant au culte musulman, il resta organisé sous l’autorité du ministre de la Guerre. Les consistoires israélites avaient été créés par le décret impérial du 17 mars 1808 dans tous les territoires de l’Empire français. Emprunté à l’organisation du culte protestant, le terme de consistoire désignait depuis le xvie siècle, dans le culte réformé, l’assemblée formée par le conseil de laïcs et le pasteur élu par eux. Ce même terme avait été repris dans les articles organiques adoptés le 18 germinal an X (avril 1802) organisant officiellement les cultes protestants. Concernant le culte israélite, le terme de consistoire désignait une assemblée de laïcs et de religieux chargés d’administrer une « synagogue ». À peine institués, les consistoires furent chargés de recenser les ministres du culte en exercice et de procéder à leur nomination officielle. Seuls les rabbins membres des consistoires, nommés directement par le gouvernement bénéficiaient d’un traitement de l’État. Comme les mosquées, les synagogues furent recensées et devaient être placées sous le contrôle du consistoire. Enfin, l’organigramme consistorial ignorait totalement les réalités du judaïsme maghrébin en établissant des relations hiérarchiques entre le Consistoire central algérien et ceux d’Oran et de Constantine placés sous son autorité.
101On jugea que la meilleure solution pour hâter l’évolution des juifs « indigènes » était d’envoyer sur place des rabbins français issus de l’École centrale rabbinique de Metz. Cet établissement, ouvert en 1829, avait précisément pour vocation de former des rabbins « modernes », c’est-à-dire conformes à l’image que le Consistoire central voulait donner de ses ministres du culte. De fait, les deux principaux promoteurs du système consistorial, Altaras et Cohen, ne firent aucune confiance aux juifs d’Algérie pour s’administrer eux-mêmes. Dans quelle mesure la tradition fut-elle balayée avec la mise en place des consistoires ? Valérie Assan a identifié avec précision les bouleversements institutionnels et humains, pour savoir si le personnel placé à la tête des communautés juives fut renouvelé et, si tel fut le cas, dans quelle proportion. L’auteure a ainsi analysé l’évolution du judaïsme maghrébin sur une longue période et a établi la première borne chronologique de son étude non pas en 1845, date de la création des consistoires algériens mais en 1830, date de la conquête française. Si l’on considère que le Maure et le Juif étaient depuis le Moyen Âge les deux figures de l’Autre en Europe, l’auteur se demande s’il n’y eut pas en Algérie à partir de 1830 et du fait du contact direct des Français avec les « indigènes » une concurrence entre ces deux figures de l’altérité. La seconde borne chronologique s’est imposée d’elle-même, les consistoires cessèrent d’exister le 31 décembre 1908, après que la loi de séparation des Églises et de l’État du 9 décembre 1905 eut été déclarée applicable à l’Algérie par décret présidentiel du 27 septembre 1907.
102La régénération de la « nation juive » au consistoire est tout d’abord passée par une modernisation institutionnelle. En effet, jusqu’en 1870, la législation visait à renforcer le système consistorial et à accroître le poids du Consistoire central sur les communautés juives d’Algérie. Après cette date et jusqu’à la fin de la période concordataire, les modifications de la réglementation furent toujours des mesures hostiles aux consistoires de la colonie. Alors que, jusque-là, la réforme des consistoires était toujours réclamée de l’intérieur, c’est-à-dire par des membres des consistoires, par la suite, les demandes émanèrent avant tout de personnalités extérieures aux communautés juives. Dans cette philosophie, la régénération devait se faire par les rabbins dont le métier était à repenser en référence au modèle culturel chrétien qui imprégnait une partie des juifs. On devait offrir une image présentable du prêtre israélite qui devait quitter ses spécificités à la fois dans son apparence et dans ses pratiques. Le Consistoire central souhaitait par conséquent replacer progressivement les rabbins traditionnels dont la formation était exclusivement religieuse par des pasteurs modernes qui, titulaires d’un savoir profane autant que talmudique, seraient les représentants d’un judaïsme en accord avec son temps.
103L’ouverture de l’École centrale de Metz en 1829 avait constitué la première étape du contrôle de la formation du personnel religieux. Le projet de « régénérer », c’est-à-dire de rénover le judaïsme par le biais du rabbinat, paraissait d’autant plus pertinent à appliquer pour l’Algérie que pour les observateurs français, les rabbins maghrébins incarnaient la tradition et représentaient à certains égards l’arriération d’un monde engoncé dans des traditions ancestrales faites de superstitions. À titre d’exemple, le grand rabbin Cahen mit en place un règlement daté du 3 septembre 1868 qui interdisait de prier à voix haute pour certains prières ; il était aussi interdit de se déplacer, de bavarder ou d’emmener des enfants de moins de cinq ans à la synagogue. Il était également interdit aux femmes de pousser des « cris », en fait des youyous traditionnels. À l’issue de la conférence rabbinique de 1856, le choix de la langue française était rendu obligatoire pour la prédication dans les synagogues. En ce sens, écrit Valérie Assan, la plupart de ces rabbins se considéraient comme les hussards de l’israélitisme français et eurent à cœur de régénérer leurs coreligionnaires d’Algérie. Sur le plan politique, les rabbins jouèrent également un rôle de tout premier ordre pour favoriser l’émancipation politique des juifs d’Algérie ; directement en prônant la naturalisation individuelle puis collective. Indirectement, en poussant leurs ouailles à envoyer leurs enfants à l’école française, à se marier civilement et à se soumettre à l’obligation militaire. Consciemment ou non, jusqu’en 1870, ils appliquèrent aux juifs d’Algérie le modèle allemand d’émancipation selon lequel il fallait donner aux autorités des garanties de la volonté de devenir citoyens, autrement mériter l’émancipation. Aux côtés des rabbins, le personnel laïc de la communauté donna de bons administrateurs comme le montre l’itinéraire des frères Stora, Joseph, Daniel et Israël. Ce dernier obtint la citoyenneté française par décret du 6 juillet 1867 et fut fait chevalier de la Légion d’honneur en 1884. De fait, l’élite commerçante qui se trouvait à la tête des communautés juives joua un rôle de guide dans l’acculturation des juifs d’Algérie.
104Partie à la recherche de la place des rabbins et du rôle des laïcs au sein des consistoires, Valérie Assan pose alors une question cruciale : régénérer veut-il dire mener une entreprise coloniale ? Parce qu’ils étaient pour la plupart étrangers au pays dans lequel ils exerçaient leurs fonctions, les rabbins venus de France apparurent à la population juive comme des intermédiaires auprès de l’administration coloniale et furent peut-être perçus comme des fonctionnaires coloniaux. En effet, avant 1870, leur action de « régénération » allait dans le même sens que celle de l’administration coloniale, avec laquelle ils collaborèrent, en particulier les préfets et les recteurs d’Académie. Toutefois, précise Valérie Assan, les rabbins et grands rabbins consistoriaux n’étaient pas vraiment des fonctionnaires coloniaux, parce que, tout en étant salariés par l’État, ils n’étaient pas considérés par ce dernier comme des fonctionnaires. De plus, s’ils se révélèrent comme des rouages essentiels de l’administration consistoriale, ils ne furent pas totalement soumis aux autorités gouvernementales. En effet, face à la contestation du décret Crémieux, puis pendant la crise anti-juive de la fin du siècle, ces rabbins surent se faire les défenseurs de leurs coreligionnaires. De plus, si la mise en place des nouvelles institutions maintint les rabbins « indigènes » dans une position de second rang au sein de la pyramide consistoriale, les rabbins indigènes qui effectuèrent des intérims aux postes consistoriaux se firent les auxiliaires des grands rabbins consistoriaux.
105L’idée coloniale est elle-même complexe. Dans la chronologie qu’elle dresse en amont de la création des consistoires, l’auteure rappelle d’une part l’idéal de « fusion des races » qui avait séduit les esprits dans les années 1830-1840 et qui était prôné par Napoléon III lui-même à propos des musulmans. D’autre part, les Français d’Algérie comptaient de nombreux déportés de juin 1848 et du 2 décembre 1851. Dans le projet d’émanciper les juifs de la colonie, il y avait aussi une référence à l’émancipation des juifs de France de 1791 qui n’échappait pas aux opposants du régime impérial. Autre élément clef, le Senatus consulte de 1865 rencontra peu de succès. Seuls 400 juifs dont 146 « indigènes » et 194 musulmans se virent accorder la citoyenneté en application de ce texte. Musulmans et juifs avaient peur d’être privés de leur statut personnel qui fixait la trame de leur organisation religieuse et civile, notamment pour les divorces. Seulement six mille naturalisations d’indigènes furent ainsi prononcées pendant toute la période coloniale et plus tardivement dans le xixe siècle, le décret Crémieux apparut comme un décret émancipateur dans les milieux politiques libéraux. Le Consistoire central fut d’ailleurs le principal artisan du maintien du décret Crémieux ; il faut ajouter que les consistoires algériens se distinguèrent en plusieurs occasions dans la défense du droit des juifs. En effet, c’est grâce à l’action du grand rabbin Abraham Cahen que le serment more judaico en usage dans l’Europe médiévale qui, comme son nom l’indique, était réservé aux seuls juifs, fut aboli en 1874 dans la colonie. Lorsque, pendant la crise antisémite de la fin du siècle, des municipalités anti-juives radièrent de nombreux juifs des listes électorales, les consistoires réagirent en intentant des actions en justice. Le Comité de défense contre l’antisémitisme créé à Paris en 1898 eut des prolongements dans la colonie. Le rôle social et politique des Consistoires israélites d’Algérie fut d’autant plus important que les juifs subirent les attaques d’une société coloniale qui tendait à rejeter ses « indigènes », même devenus citoyens français. L’expression de « colonialisme juif » est donc à manier avec précaution. Ce qui distingue le colonialisme juif du colonialisme en général, c’est la divergence des objectifs : alors que pour les pays d’Europe, l’idéologie de la mission civilisatrice servit d’alibi pour justifier les appétits de domination économique et stratégique, et alors que la France créa progressivement une frontière presque infranchissable entre le citoyen français et l’indigène, le consistoire central se fixa pour horizon en Algérie l’émancipation des juifs du pays, un projet utopique qui devient réalité avec le décret Crémieux.
106La démonstration proposée dans cet ouvrage offre une analyse exigeante de la condition des juifs d’Algérie au xixe siècle dans une société coloniale travaillée par l’idée de régénération. Ce désir de réforme conduisit les porte-paroles des juifs de France, les « hussards » du Consistoire, à une attitude paternaliste et même autoritaire vis-à-vis du judaïsme algérien. Eux qui souhaitaient si ardemment rénover le judaïsme algérien, espéraient par ce biais favoriser l’émancipation politique de leurs coreligionnaires. Dans l’approfondissement de ce paradoxe, cette étude très neuve apporte beaucoup sur la fabrication des modes de construction de l’identité des juifs d’Algérie qui se disaient à la fois français et israélites rejoignant en ce sens l’Histoire nationale de la France.
107Annie Stora-Lamarre
Denis Pelletier, Jean-Louis Schlegel (dir.), À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Paris, Éditions du Seuil, 2012, 620 p.
108À mi-chemin entre la synthèse générale et le colloque spécialisé, ce passionnant travail collectif et pluridisciplinaire dirigé par Denis Pelletier et Jean-Louis Schlegel se propose de dresser un bilan des recherches sur les chrétiens de gauche depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Quinze auteurs, politistes, sociologues et historiens, parfois signataires de plusieurs contributions, ont participé à l’ouvrage. La construction de celui-ci est très élaborée : les deux parties s’ouvrent chacune par un « récit », c’est-à-dire une présentation générale, qui précède huit à neuf chapitres thématiques ; à la suite de chacun d’eux, des « focus » de deux ou trois pages apportent des éclairages ponctuels sur des acteurs, des événements, des publications ou des mouvements. Cette approche permet de rythmer la lecture, de donner une cohérence à l’ouvrage et d’ouvrir la réflexion par la diversité des angles abordés, même si d’inévitables mais modestes répétitions peuvent en être le prix. Toutefois, signe supplémentaire de la solide coordination de ce livre, des renvois d’un texte à l’autre (par des « supra » et des « infra ») assurent l’unité finale du travail.
109Les chrétiens de gauche n’étaient pas des inconnus de la recherche en sciences humaines et sociales, mais ils n’avaient pas encore fait l’objet d’une étude d’ensemble. L’hétérogénéité et le nombre de leurs groupes ou mouvements, parfois leur faible visibilité, comme les communautés de base dans les années 1970, ainsi que le manque de sources, hormis quelques imprimés, ne facilitent pas toujours leur analyse. Si ses linéaments sont posés en introduction, la définition évolutive du christianisme de gauche se précise tout au long de l’ouvrage, notamment au sujet de son périmètre politique et ecclésial. Il s’agit d’une « mouvance », d’un « courant », d’un « monde », dont l’unité est loin d’être acquise, à commencer pour ceux qui s’y réfèrent, et qui est même « en recomposition permanente » dans les années 1960-1970. Les oppositions et les tensions, par exemple entre révolutionnaires et réformistes après 1968, ne permettent pas non plus une appréhension claire du phénomène. Le point commun de ces chrétiens de gauche, c’est d’être d’abord des militants qui s’engagent à gauche au nom de leur foi chrétienne. Si cette option est traditionnelle depuis le xixe siècle dans le protestantisme – à la différence de ce qui passe dans le monde anglo-américain, où il représente une droite chrétienne –, comme le rappelle Patrick Cabanel, elle est beaucoup plus récente dans le catholicisme français, longtemps en lutte contre une gauche associée à la laïcité républicaine, voire au laïcisme. Il en est proposé une « histoire totale », à la fois politique, sociale, culturelle et religieuse. C’est ainsi que sont étudiées plusieurs de ses composantes et de ses pratiques, comme les intellectuels (Frédéric Gugelot), le syndicalisme (Frank Georgi), la mission ouvrière (Tangi Cavalin et Nathalie Viet-Depaule), les militants d’Action catholique spécialisée (Bruno Duriez), les jeunesses (Claude Prudhomme), le féminisme (Mathilde Dubesset), le tiers-mondisme (Sabine Rousseau), la diversité et l’évolution des engagements en politique (Bruno Duriez et Vincent Soulage).
110Même si des courants minoritaires, comme la Jeune République ou le journal Terre nouvelle, existaient déjà avant la guerre, cette histoire débute vraiment à la Libération. Les résistants chrétiens, qui ont choisi « le dictamen de la conscience » plutôt que l’obéissance aux autorités religieuses, et dont certains contribuent à créer le MRP, jouent alors un rôle actif en politique. L’ouvrage, malgré son titre, s’arrête pratiquement à 1981, avec l’arrivée de la gauche au pouvoir. Il couvre ainsi un « moment » spécifique de l’histoire du christianisme contemporain, caractérisé par l’intégration, la visibilité et le pluralisme en politique de ses militants. Les trente dernières années sont abordées dans un long épilogue, non pas tant du fait de leur relative actualité que d’un effacement des croyants dans le champ politique, à gauche en particulier, dû à un désenchantement et à un épuisement des forces. Ce chapitre final permet de prendre la mesure, en creux en quelque sorte, de l’intensité des engagements antérieurs et de s’interroger sur les raisons de leur quasi-disparition ou de leur mutation. De 1945 et 1981, deux périodes peuvent être distinguées, qui font chacune l’objet d’une partie. La première, le temps d’« une gauche sans domicile fixe », s’étend jusqu’en 1962. Le concile Vatican II ouvre ensuite un « espace de liberté » pour les catholiques, comme il révèle à la gauche que l’Église est en plein changement. Auparavant, « le temps du progressisme chrétien » a dominé jusqu’à la condamnation des prêtres-ouvriers (1954), tandis que les années suivantes voient se « fonder une nouvelle gauche », autour du mendésisme puis du PSU. L’engagement de chrétiens de gauche lors de la guerre d’Algérie, notamment contre la torture, s’apparente à un « dreyfusisme » (Jérôme Bocquet). De 1962 à 1981, c’est le temps où ces militants veulent « changer l’Église en changeant la politique ». Ils sont « à la fois prêts et surpris » devant Mai 68, parfois vu comme une « nouvelle Pentecôte », qui les amène aussi à repenser leurs luttes (Yann Raison du Cleuziou). Plus encore, deux mois plus tard, l’encyclique Humanae Vitae apparaît comme une réaffirmation de l’autorité de l’Église, au rebours des espoirs levés par Vatican II et des utopies de Mai 68.
111Les différents auteurs interrogent longuement le lien entre les engagements religieux et politiques. Chez certains militants, le second prend le pas sur le premier ; chez d’autres, le premier détermine le second ; chez d’autres encore, le second fait place à des engagements sociaux ou humanitaires, voire, plus tardivement, à une contestation interne aux Églises. Mais la diversité et l’évolution des options religieuses et politiques compliquent aussi l’analyse d’un tel lien. Voyant le MRP comme dépassé, la SFIO comme trop laïque et le PCF comme athée, des militants rejoignent l’UDSR ou s’engagent, plus nombreux, au PSU – d’où leur intérêt ultérieur pour l’autogestion (Frank Georgi). Dans les années 1970, si quelques-uns rejoignent des partis gauchistes, la plupart se rallient, non sans tensions, au PS, où ils ne parviennent pas à se regrouper sur une base religieuse.
112Pour mieux identifier ces chrétiens de gauche, l’ouvrage s’intéresse à leurs théologiens et philosophes de référence, parfois connus après leur mort, comme le pasteur Bonhoeffer ou le P. Teilhard de Chardin, mais il y a aussi Emmanuel Mounier et le P. Chenu. Sont également étudiées leurs nombreuses revues, dont la Lettre, Témoignage chrétien ou Vie nouvelle, parfois associées à des mouvements ou à des groupes. C’est en recensant ces initiatives qu’Yvon Tranvouez a pu dresser une cartographie de ce christianisme. Loin de se limiter à la région parisienne, celui-ci est aussi bien implanté en province, où il a notamment ses lieux sources, comme l’abbaye de Boquen ou le couvent de l’Arbresle. Plus difficile est d’évaluer son importance, selon qu’on considère les militants (qu’il faut repérer : 25 000 à 30 000 ?), les lecteurs de revues ou les électeurs.
113Comment réagissent les Églises, en particulier la hiérarchie catholique, face à l’expression de ces mouvances plus ou moins contestataires ? Si dans les années 1940-1950, les condamnations tombent, vingt ans plus tard le discours change en faveur d’une reconnaissance du pluralisme politique, comme en témoigne le texte de la conférence épiscopale en 1972, Pour une pratique chrétienne de la politique. Mais en même temps, l’épiscopat intervient auprès de mouvements de jeunesse catholiques, tel le MRJC, dont les équipes dirigeantes – plus que les militants – sont divisées par les luttes politiques.
114Dans ce livre bien documenté, on ne relèvera que de rares imprécisions, comme l’affirmation, pour le moins lapidaire, relative à « l’instauration unilatérale de la laïcité en 1905 » (p. 263). Par ailleurs, il aurait parfois été intéressant de préciser le sens que donnent des chrétiens de gauche à des notions religieuses régulièrement invoquées, comme Évangile (plutôt que Bible ou Parole de Dieu), parole prophétique, voire Église. Il est par exemple signalé, à propos de la guerre d’Algérie, que ces militants sont « attentifs aux exigences évangéliques » (p. 231), ce qui pourrait signifier que les autres chrétiens ne le sont pas. Une telle assertion, porteuse de représentations politiques et théologiques, demanderait à être explicitée, comme d’autres d’ailleurs. Il n’en reste pas moins que ce très beau travail apparaît déjà comme un ouvrage de référence, riche et stimulant, dont on espère l’équivalent pour d’autres courants politico-religieux.
115Xavier Boniface
Ann Jefferson, Le Défi biographique, Paris, Puf, coll. « Les Littéraires », 2012, 409 p.
116La publication en France du livre d’Ann Jefferson sur la biographie, provenant d’une spécialiste britannique de la littérature française, atteste la poursuite de l’engouement pour ce genre qui est récemment sorti avec fracas du purgatoire où il avait été relégué, en tout cas de ce côté-ci de la Manche. L’ouvrage constitue une contribution intéressante et souvent surprenante à la réflexion sur ce qu’est ce genre impur qui abreuve nos sillons. Néanmoins, on peut légitimement s’étonner que l’éditeur, les vénérables Puf, n’indiquent pas clairement la date de la première édition de l’ouvrage en Angleterre, 2007. Or, durant ces dernières années, de nombreuses réflexions sur le sujet ont été publiées dont on ne trouvera pas trace dans ce livre, ce qui est explicable par l’effet de décalage de cinq années. Il faut tout de suite tenir informé le lecteur potentiel de ce livre de ce qu’il ne trouvera pas. Pour une spécialiste de la théorie littéraire, on est en effet sidéré de l’absence de véritable questionnement sur le genre biographique, ce qu’annonce pourtant le titre : rien sur la distinction établie par Gérard Genette entre l’auto et l’hétérodiégétique, mais rien non plus sur l’évolution d’un genre qui passe d’un modèle héroïque à un usage modal pour s’ouvrir sur la pluralité en son heure herméneutique. Cela aurait supposé un parcours d’historisation du genre qui fait cruellement défaut dans cet ouvrage. Toute l’ébullition autour de la notion biographique en France, depuis le décollage du genre au milieu des années 1980, est totalement absente : aucune mention à la belle collection avant-gardiste de Pontalis, « L’un et l’autre » chez Gallimard, ni a fortiori aucune mention de la tentative novatrice de Nicolas Offenstadt aux Presses de Sciences-Po avec « Facettes ». Mais, plus grave, Ann Jefferson a une conception restrictive de son objet qu’elle limite à la seule littérature, à l’exclusion de l’histoire ainsi que des sciences humaines qui sont totalement absentes. Le texte radical et discutable de Bourdieu sur « L’illusion biographique » n’est pas même mentionné. De plus, le livre s’achève, sans crier gare, au terme de plus de 400 pages d’enquête par quelques considérations sur Jacques Roubaud, sans aucune reprise réflexive de l’ensemble. On dirait que l’auteur s’est simplement absenté, laissant le lecteur sur sa faim. Malgré toutes ces insuffisances, le lecteur aurait tort de passer son chemin car, dans les limites qui sont les siennes, l’ouvrage d’Ann Jefferson ouvre une piste originale de réflexion sur un axe peu abordé qui est de comprendre ce que la biographie fait à la littérature et ce que la littérature fait à la biographie. Dans cette perspective, la thèse avancée permet des avancées notables en prenant pour objet de ressaisir tout ce qui relève de la vie, du vécu dans l’expression littéraire, liant autobiographie et biographie. Si au point de départ Ann Jefferson part de la boutade selon laquelle la France serait le pays de la littérature et l’Angleterre celui de la biographie, on peut dire que tout le parcours minutieux qui est le sien va à l’encontre de ce binarisme qui oppose ce qui relèverait de la biographie de ce qui relèverait de la littérature.
117La thèse défendue est de démontrer que les écrits d’ordre biographique ont joué un rôle majeur « dans le mouvement d’autocontestation au travers duquel la littérature s’est définie depuis le milieu du xviiie siècle » (p. 28) Les deux dimensions de l’auctorialité et de littérarité seront ainsi mises en relation constante, s’enrichissant l’une l’autre. La première grande expression de cette symbiose se trouve réalisée par Rousseau qui, dans Les Confessions, revendique une nouvelle forme, sensible, de littérature, s’ouvrant ainsi au déploiement temporel de la subjectivité et rejetant toute autre forme de littérature. Les débats du xviiie siècle sur la question du génie et du talent vont accentuer encore la place attribuée au mérite personnel, à l’équation biographique, d’autant que la métaphore organiciste travaille de l’intérieur la conception de la littérature perçue comme perfectible, comme l’a analysé Judith Schlanger. L’essentiel de l’ouvrage d’Ann Jefferson est consacré au xixe siècle, perçu comme l’âge d’or de la biographie. On pourrait opposer à ce diagnostic ce qu’il en est dans la discipline historique où, au contraire, le genre recule devant la place que prennent les forces collectives à l’œuvre dans l’histoire de l’humanité. C’est le temps où, pour Michelet, l’objet privilégié est le peuple ; pour Augustin Thierry, la race ; pour François Guizot, la civilisation. Mais tout cela n’est pas pris en considération par l’auteur qui en reste au corpus proprement littéraire pour s’attacher à la prolifération des monuments biographiques que sont les dictionnaires ou encore à la multiplication des portraits publiés par une presse avide de récits de vie. Le sacre de Sainte-Beuve est sur ce plan exemplaire de l’engouement pour le genre. Là où la démonstration est forte et originale, c’est lorsqu’Ann Jefferson prend les poètes qui semblent les plus éloignés des considérations biographiques, les plus portés vers une poésie coupée du vécu comme Verlaine, Mallarmé, Gautier, Baudelaire pour en faire des chantres de l’écriture biographique, qui forme par exemple la trame des Fleurs du mal pour interroger l’essence même de la poésie. Le génie du siècle, Victor Hugo, entend embrasser la vie du poète dans son aspect cosmique avec Les Contemplations selon le principe d’un soi en expansion. La biographie en cet âge d’or ne se donne donc pas comme un genre à part, mais comme l’expression même de la littérature la plus avancée dans ses ambitions et c’est cette démonstration qui se poursuit en suivant les écrits de Nerval, puis ceux de Marcel Schwob. À l’orée du xxe siècle, autour des années 1920, Ann Jefferson voit se déployer un processus de littérarisation de la biographie. C’est dans ces années qu’André Maurois fait paraître ses biographies conçues comme autant d’expériences créatrices. Davantage orienté vers l’autobiographie, André Gide nourrit son écriture de son expérience vécue, laissant émerger une « seconde réalité », la vie telle qu’il l’a vécue. Avec Michel Leiris, c’est même la sphère du sacré qui est visé. Quant à Sartre, on est étonné que l’auteur retrace bien sa volonté de désacralisation de la littérature grâce au levier de l’acte existentiel, parcourant son Saint-Genêt, La Nausée, Les Mots, tout en ne disant pas un mot de sa grande tentative inachevée de biographie de Flaubert dans L’Idiot de la famille. L’ouvrage s’achève sur des écritures plus contemporaines avec Roland Barthes, Pierre Michon, Max Jacob, Roger Laporte et Jacques Roubaud, qui tous se sont donnés pour ambition d’écrire la vie, ce qui reste un chantier à la fois ouvert, par principe inachevé et aporétique, mais toujours repris comme le fameux rocher de Sisyphe.
118François Dosse
France Grenaudier-Klijn, Elisabeth-Christine Muelsch et Jean Anderson (dir.), Écrire les hommes, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2012, 318 p.
119Les littéraires commencent à s’intéresser à la masculinité ainsi que l’attestent des colloques récents. Cet ouvrage qui fait la part belle aux universitaires étrangers se propose pour sa part d’analyser la façon dont les romancières de la Belle Époque traitent des hommes et de la masculinité. Les responsables de la publication ont choisi neuf auteures. En dehors de Colette, ces romancières sont aujourd’hui oubliées même si leur nom est connu des historiens et des littéraires, ainsi pour Rachilde, Marcelle Tinayre ou Lucie Delarue-Mardrus. Néanmoins, elles ne sont plus éditées et encore moins lues. La plupart pourtant ont connu en leur temps succès et notoriété. La société en a même distingué certaines par une Légion d’Honneur ou l’Académie, comme Anna de Noailles ou Thérèse Bentzon. Ces femmes de lettres, pour n’être pas entrées au Panthéon de la littérature, n’en ont pas moins séduit un lectorat nombreux, principalement féminin, et ont répondu à ses attentes en lui proposant dans leurs romans d’amour des ouvertures en matière de rapports entre les sexes.
120Chaque chapitre du recueil est consacré à une romancière et repose sur l’analyse de deux ou trois romans. Seule Nelly Sanchez fait une comparaison entre deux romancières, en l’occurrence Rachilde et Colette. Le plan respecte, par ailleurs, la chronologie des œuvres. Un plan thématique aurait peut-être été mieux venu, la période étudiée ne couvrant qu’un quart de siècle et étant homogène. Les romans étudiés ici sont des romans d’amour et sont tous centrés sur un personnage féminin. Les héroïnes sont parfois émancipées, au regard du moins des contemporains, et peuvent travailler pour subvenir à leurs besoins comme La Rebelle de Marcelle Tinayre, ou les jeunes femmes désargentées de Georges de Peyrebrune. Les hommes, pour leur part, sont analysés seulement en raison de leurs relations avec les personnages féminins. La masculinité est ainsi appréhendée du point de vue des femmes et pour son impact sur leur vie personnelle. La plupart des romans se terminent sur un happy end conventionnel et le mariage avec le bien-aimé, sûrement souhaités par le public. Ces romans qui témoignent du goût moyen des lecteurs, sont intéressants pour ce qu’ils révèlent de leur époque plus que pour leurs qualités littéraires. Les stéréotypes, très utilisés pour démontrer une thèse, abondent et, lointain écho de la physiognomonie, le physique des hommes traduit toujours les vertus et défaillances masculines, en particulier l’efféminement.
121À une époque où la production littéraire des femmes est soit ignorée soit dévalorisée par les critiques, évidemment masculins, ces romancières se permettent de parler des hommes et d’oser des « transgressions subtiles » contre les discours convenus sur la masculinité. Bien qu’elles ne soient pas toutes féministes, à l’instar de Louise-Marie Compain et de Thérèse Bentzon, elles se plaisent, néanmoins, à pointer les failles de la masculinité et laissent pour beaucoup transpercer l’espoir de l’avènement d’un Nouvel Adam. Les auteurs balayent les âges de la vie masculine, mais mettent principalement l’accent sur les hommes dans la force de l’âge. Les pères ne sont pas oubliés, cependant, mais ils sont particulièrement maltraités dans ces romans. Soit ils sont absents, soit ils refusent d’endosser les devoirs et joies de la paternité, soit ils sont aimants mais faibles, joueurs, ruinés, incapables d’assurer l’avenir de leurs filles données alors en mariage à des hommes fortunés mais qu’elles n’ont pas choisis. Les jeunes hommes, pour leur part, se divisent en deux catégories : les séducteurs légers ou cyniques et les jeunes hommes, sains, honnêtes mais inexpérimentés, qui risquent de ne point séduire et satisfaire une femme. Les adolescents, qui pourtant suscitent depuis la fin du xixe siècle, une abondante littérature, sont peu présents sauf chez Rachilde.
122Ce sont les maris et les amants, bref les hommes adultes, qui suscitent, néanmoins, l’intérêt principal des romancières. Beaucoup ont été mariées et certaines ont fait l’expérience d’une union malheureuse comme Georges de Peyreburne. Elles soulignent de plus que le sort de la femme seule reste difficile dans la société de la Belle Époque et qu’une jeune femme laborieuse est en butte aux avances de nombreux prédateurs qui monnaient leur appui professionnel. Aussi le mariage apparaît-il parfois comme une condition d’émancipation pour les femmes désireuses d’avoir une activité créatrice. Mais le mari bride également leur liberté. C’est le cas des maris malades ou impuissants mais surtout des maris autoritaires et dominateurs qui se considèrent comme les « maîtres » de leur femme. Ces derniers sont dénoncés et leur domination – titre d’un roman d’Anna de Noailles – imputée aux représentations traditionnelles et au Code civil. La plupart des romans critiquent également les maris artistes qui se comportent en égoïstes, ne s’intéressent qu’à leur œuvre et négligent leur femme. Ces romans multiplient les exemples d’épouses en rupture qui trompent ou fuient un mari parfois brutal et toujours incapable d’aimer et de susciter le désir. L’adultère apparaît même comme la seule façon d’aimer vraiment, en se livrant corps et âme à un homme passionné et sensible. Aussi, les amants sont-ils souvent mieux traités que les maris. Il en est plusieurs versions, toutefois : les hommes à femmes débauchés, les amants faibles et pusillanimes, et les amants dont la masculinité n’est pas – pas encore ? – enfermée dans le rôle patriarcal. Ceux-là ont une sensibilité et des capacités d’écoute qui excluent la soumission des femmes. Ceux-là savent reconnaître leur vulnérabilité et la part du féminin en eux, ainsi chez Daniel Lesueur. Ceux-là peuvent fonder des couples où la camaraderie intellectuelle et virile se conjugue avec la féminité sensuelle des partenaires pour assurer le bonheur dans le respect de chacun.
123Certains romans, néanmoins, sans doute pour donner au public ce qu’il attend, laissent peu de choix à leurs héroïnes hors du couple légitime. Le contraste est ainsi frappant entre La Veillée d’armes, un roman patriotique de Marcelle Tinayre, marqué sans doute par ses besoins d’argent et son évolution conservatrice, qui se fait l’apôtre d’une servitude féminine par l’amour, et La Rebelle, son roman le plus vendu qui peignait une femme autonome, libre dans ses amours malgré une conclusion conjugale traditionnelle. Il va de soi que dans cette galerie d’auteures appréciées en leur temps mais sans postérité malgré les regrets de Patrick Bergeron, le cas de Colette détonne tant par sa personnalité que par son talent et ses vues aiguës sur le masculin et le féminin puisqu’elle vise « le véridique hermaphroditisme moral ». On peut même se demander s’il n’eût pas mieux valu s’en tenir à la littérature bourgeoise et populaire qui constitue l’ossature de l’ouvrage.
124Reste la signification historique de ces masculinités romanesques qu’elles soient défaillantes, patriarcales ou inachevées. Les auteurs n’ignorent pas le contexte mais plaquent parfois de façon simpliste les conclusions des historiens. La bibliographie utilisée est même parfois vieillie. Le livre d’Anne-Lise Maugue, pour intéressant qu’il soit, a été publié, voilà plus de vingt ans, et offre une vision seulement littéraire de la « crise » de la masculinité. Pour ne donner qu’un exemple des mises au point historiographiques nécessaires, précisons, à propos de Thérèse Bentzon, que ce n’est pas la différence d’instruction qui seule crée le fossé entre les sexes. L’éducation des filles et des garçons se rapproche, en effet, rapidement après 1900. Sous la pression des élèves et des parents désireux de sanctionner par un diplôme prestigieux les études de leurs enfants, les filles commencent à passer le baccalauréat dont les fondateurs des lycées féminins les avaient volontairement privées. Par ailleurs, depuis les années 1880, les garçons sont de moins en moins coupés de leurs foyers. Dans les villes disposant d’un lycée, le nombre des externes croît rapidement, là encore sous la pression des familles, si bien que les jeunes gens ne vivent plus dans un entre soi masculin. La place occupée par l’amour dans les romans étudiés aurait mérité une mise en perspective de longue durée de l’institution matrimoniale et aurait pu insister sur la fin du mariage arrangé, à la Belle Époque justement, au profit du mariage d’amour qui, entre séduction, bonheur et individualisme, remanie les rapports entre hommes et femmes. Bref, cet ouvrage donne envie d’entrelacer littérature et histoire, tout en reconnaissant les difficultés inhérentes à la pluridisciplinarité en raison des compétences croisées exigées.
125Anne-Marie Sohn
Karen Offen, Les Féminismes en Europe, 1700-1950. Une histoire politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Archives du féminisme », 2012, trad. de Geneviève Knibiehler, 542 p.
126Il aura fallu attendre douze ans pour que soit traduit Les Féminismes en Europe, l’ambitieuse étude comparative de l’historienne américaine Karen Offen, publiée en 2000 aux Presses de Stanford. Ambitieux, cet ouvrage l’est à plus d’un titre. Il se propose en effet d’étudier un phénomène complexe et protéiforme sur une période longue, entre 1700 et 1950, et sur l’ensemble du continent européen. Or, comme le montre l’historienne, il semble que chaque génération féministe ait, jusqu’aux années soixante, « années 0 du féminisme », oublié l’apport des mouvements précédents, limitant la connaissance et la compréhension globale des féminismes européens et rendant difficile l’écriture de cette histoire. Karen Offen relève donc un véritable défi, un défi féministe, puisqu’elle souhaite faire de ce livre un « acte politique ».
127Peu d’historiens auraient été capables de produire un tel travail. La vingtaine de pages de bibliographie est loin d’être exhaustive et l’on sent que les centaines de notes de bas de pages guidant le lecteur vers des sources ou des textes contemporains ne sont qu’une partie d’une masse de documents bien plus grande dont on a un aperçu dans d’autres œuvres de l’auteure, telles que Women, the Family and Freedom : The Debate in Documents (1983). Cette riche documentation issue de plusieurs pays d’Europe – et donc dans plusieurs langues – a été sans cesse complétée et permet d’offrir un panorama complet à cette histoire des féminismes européens. Elle est aussi un état des lieux précieux de la recherche en histoire des femmes et du genre. Cette vision universitaire internationale permet par exemple la découverte d’une foisonnante littérature anglophone sur la France moderne et contemporaine, soulignant l’avance en histoire des femmes prise notamment aux États-Unis.
128L’avant-propos d’Yvonne Knibiehler, la préface et le prologue de Karen Offen permettent de préciser les objectifs et la méthodologie de l’essai. Son parti pris est de ne pas étudier les féminismes comme des phénomènes à part mais au contraire de les observer dans leurs contextes nationaux car ils sont « enracinés dans la culture ambiante ». Ils sont ainsi sujets à son influence mais peuvent aussi influencer la société. C’est donc une histoire politique que propose ce livre, une histoire totale étudiant le rapport entre le féminisme et les événements politiques, culturels et sociaux. C’est ainsi que les féminismes nationaux se rejoignent aussi dans une histoire du féminisme international, lorsque les enjeux – similaires d’un pays à l’autre – dépassent les frontières. Tel est le cas de la lutte en faveur du droit de vote, mais aussi de l’union en faveur de la paix et pour le désarmement, liée aux conflits mondiaux et à la montée des fascismes dans l’entre-deux-guerres. Le rapport aux nationalismes est amplement exploré. Il s’agit en effet de montrer leur impact sur le féminisme. L’intégration des femmes à des luttes nationalistes a pu faire avancer certaines revendications féministes – comme le droit de vote en Finlande – ou au contraire les diluer complètement au profit du discours nationaliste, comme dans le IIIe Reich allemand. Il existe aussi une troisième voie où l’embrigadement des femmes dans des groupes exclusivement féminins a pu faire naître une conscience des besoins spécifiques des femmes. C’est ce que devine l’auteure dans son analyse de l’Espagne franquiste.
129Suivant un plan chronologique, cette histoire des féminismes européens utilise donc des bornes ayant une signification allant au-delà de l’histoire des femmes, qu’il s’agisse de la Révolution française, des événements de 1848 ou de 1914. À travers l’étude particulière de plusieurs revendications féministes : le droit de disposer de son corps, le droit de vote, le droit au travail, les droits civils, Karen Offen démontre que les féminismes d’Europe sont cousins, issus d’une base culturelle commune, s’appuyant sur une tradition humaniste, sur les Lumières, le développement de l’imprimé ou encore de l’alphabétisation des femmes. Cela permet de comprendre comment ils ont pu se développer au même moment, en posant les mêmes questions.
130Au-delà de la vision globale offerte au lecteur, l’un des intérêts majeurs de cet essai est sa présentation très particulière de plusieurs pays. Si l’histoire des féminismes en France ou au Royaume-Uni est à présent relativement bien documentée et connue, l’historienne met en valeur des pays qui le sont peu souvent, tant dans les livres d’histoire des femmes que dans d’autres essais d’histoire générale. Les cas du Portugal, de la Suède, de l’Autriche-Hongrie, enrichissent la vision que l’on peut avoir de cette Europe des féminismes et rendent surtout visibles la présence simultanée des mêmes questions et les réponses différentes qui leur sont apportées, dans des pays de cultures diverses.
131Au fil des chapitres, on voit se définir peu à peu le féminisme, dont le mot n’existe même pas au début de l’essai. Cela n’empêche pas Karen Offen de l’utiliser car, comme elle l’explique, même en l’absence de nom, le phénomène est bien réel, puisqu’il s’agit d’une « réponse critique et circonstanciée à une subordination systématique et délibérée des femmes en tant que groupe aux hommes en tant que groupe » (p. 50). Tout au long de son texte, pour le décrire, l’auteure utilise une métaphore géologique, celle du volcanisme, préférée à la métaphore marine des vagues aujourd’hui consacrée. Le féminisme serait ainsi la lave bouillonnant sous une croûte terrestre représentant le patriarcat. Les fissures, les explosions, la manière dont on tente de canaliser ou d’arrêter ces écoulements magmatiques sont donc l’objet même de ce travail.
132À plusieurs reprises, dans l’introduction et l’épilogue, l’auteure affirme ses convictions féministes. On peut donc parfois s’interroger sur l’influence de celles-ci : est-il pertinent de tout analyser au prisme des féminismes ? Le fascisme, par exemple, se serait construit contre eux. Mais, avec rigueur, l’historienne étaye son propos, sans exagération. Ses convictions, loin d’être un obstacle à son apport scientifique, sont un moteur, puisque, comme elle l’explique, ce sont elles qui ont animé son projet de rendre aux mouvements féministes leur histoire afin d’éviter à chaque génération de « réinventer la roue » et pour offrir, à tous les niveaux, un matériau pédagogique permettant de surmonter domination et subordination dans le monde actuel.
133Les Féminismes en Europe s’impose donc comme une lecture incontournable pour les spécialistes de l’histoire des femmes et pour les étudiants en ce domaine, par les éléments fondamentaux qu’il condense et analyse. Mais elle devrait l’être tout autant pour tous ceux qui sont intéressés par cette période longue de l’histoire européenne. En effet, la manière qu’a Karen Offen de montrer sans cesse les interactions entre les féminismes et les politiques des nations permet une ouverture certaine de l’histoire globale vers des sujets encore peu traités par l’historiographie.
134Anne-Sarah Bouglé Moalic
François Chaubet, Laurent Martin, Histoire des Relations culturelles dans le monde contemporain, Paris, Armand Colin, coll. « U », 2011, 295 p.
135L’ouvrage de François Chaubet et Laurent Martin était attendu par les universitaires spécialistes des questions culturelles comme par l’ensemble des étudiants et des enseignants confrontés à ces enjeux complexes, souvent interdépendants, et marqués la plupart du temps par des définitions floues ou contestées. À ce titre, cet ouvrage comble un manque, et de belle manière. À travers dix chapitres rédigés dans une langue élégante et claire, les auteurs parviennent à rendre compte des grands débats qui traversent les relations culturelles internationales et les problématiques diverses qui s’y rattachent, que ce soit les échanges intellectuels et scientifiques, la diplomatie culturelle, les cultures coloniales ou le concept de « culture-monde ». S’appuyant sur une approche assumée d’étude de l’histoire des relations internationales, ils traversent le florilège des publications diffusées sur des thèmes hétéroclites et restituent de grandes lignes de compréhension des relations culturelles à l’heure de la mondialisation. Dans un ouvrage en trois parties qui tient aussi bien du manuel que de la somme érudite, François Chaubet et Laurent Martin évoquent les questions clas- siques des échanges culturels dans une première partie, avec notamment la montée en puissance des capitales culturelles comme Paris, Berlin ou New York dans le courant du xxe siècle, les échanges artistiques ou la production transnationale des savoirs. Certains chapitres de cette partie proposent même un regard innovant sur des enjeux mal connus de la littérature, comme la question de la relation entre migration et culture, étudiée sous les angles novateurs du tourisme, de l’expatriation et de l’exil, ou le jeu des rapports de force entre les aires politico-culturelles. La deuxième partie de l’ouvrage se concentre sur les relations entre politique et culture grâce à une description très fine du système des relations culturelles internationales. Les pages consacrées à la diplomatie culturelle, dont l’un des deux auteurs est spécialiste, rendent très bien compte de l’importance de penser le soft power (Joseph Nye) en parallèle des instruments traditionnels de la politique étrangère, notamment à travers l’étude des présupposés intellectuels et politiques qui ont sous-tendu la diplomatie culturelle française au xxe siècle. Les « Orientalismes » qui structurent trop souvent les relations Nord-Sud dans le domaine culturel sont aussi évoqués avec une grande intelligence, mêlant une plongée bienvenue dans les écrits d’Edward Saïd et de Michel Foucault, une analyse d’histoire intellectuelle sur l’influence du fait colonial dans la reconfiguration des sciences humaines en France, et une réflexion sur l’idée d’acculturation postcoloniale.
136La troisième partie, dédiée aux enjeux de la « globalisation culturelle », plus difficile car plus contemporaine, retrace les débats qui traversent le post-modernisme dans le domaine culturel. Elle se penche sur le concept de « culture-monde » et ses ambiguïtés (pp. 194 et suivantes), sur la notion de réseau culturel mondialisé, ou sur le thème essentiel et trop mal connu de la créolisation dans les domaines linguistique, artistique et intellectuel, produit de ce que les auteurs nomment « la globalisation des imaginaires » (p. 228). Sans jamais tomber dans une simplification qui nuirait à leur propos, et qui est par ailleurs trop souvent la marque des manuels rapidement rédigés, les deux auteurs proposent des analyses historiques pertinentes et totalement d’actualité.
137Un seul regret anime le lecteur de cet ouvrage passionnant à tous points de vue : les auteurs ont nommé leur ouvrage « Histoire des relations culturelles dans le monde contemporain », mais leur histoire est trop souvent contée du point de vue occidental. On regrette ainsi qu’ils se concentrent presque exclusivement sur les cultures européenne et américaine, ou sur les relations des cultures coloniales aux anciennes métropoles, alors que les relations culturelles entre « pays du Sud » demeurent largement ignorées. Ce choix, dont on devine qu’il est orienté par la littérature pléthorique qu’il conviendrait alors de mobiliser, limite leur perspective. Pourtant, les transferts culturels entre pays asiatiques ou en Amérique du Sud, la diffusion culturelle dans l’ancienne aire d’influence soviétique, ou dans le monde turcophone, ainsi que les échanges entre ces zones gouvernent les nouvelles relations internationales dans le domaine culturel. Ils sont le produit d’une histoire qu’il s’agira de prendre en compte car elle parle du monde de demain. Les auteurs tiennent peut-être ici une piste pour une seconde édition de leur ouvrage, dont la lecture dans sa forme actuelle n’en demeure pas moins tout à fait enrichissante.
138Vincent Martigny