Robin Nadeau, Les Manières de table dans le monde gréco-romain, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires François-Rabelais de Tours, coll. « Tables des hommes », Rennes/Tours, 2010, 490 p.
1Cet ouvrage comprend un index nominum recensant les personnages anciens et les auteurs modernes mentionnés ainsi qu’une ample bibliographie récapitulant les éditions des sources, les ouvrages d’histoire, de sociologie et d’anthropologie de l’alimentation sur lesquels Robin Nadeau fonde son analyse. Dans l’introduction, celui-ci rappelle les enjeux historiques et historiographiques de l’étude des manières de table. Il critique, en particulier, la démarche de Norbert Elias qui s’est servi des écrits des élites européennes, très dépréciatifs vis-à-vis des habitudes antérieures, pour postuler un progrès dans les manières de table. Robin Nadeau met, au contraire, l’accent sur la nécessité d’étudier les pratiques et leurs changements « en historien », en prenant en compte les normes et les jugements que les sources expriment.
2Il présente dans un premier chapitre les trois auteurs qu’il étudie, Plutarque, Lucien et Athénée (p. 51-95). Justifiant sa démarche, il souligne les liens que ceux-ci entretenaient avec le pouvoir romain – qu’ils ne rejetaient pas – et avec les débats philosophiques ou les courants littéraires de leur temps. Plutarque restait fidèle à l’Académie, Lucien adoptait une approche plus éclectique ; Athénée, quant à lui, s’insérait dans le courant de la Seconde Sophistique qui accordait une grande part à l’érudition. Robin Nadeau rappelle que ce courant n’était pas plus tourné vers les temps anciens que la littérature des autres périodes et souligne que si ces auteurs évoquent le passé de la Grèce, c’est avant tout pour comprendre leurs contemporains ou, dans le cas de Plutarque, pour leur enseigner la vertu.
3Un deuxième chapitre étudie « l’apprentissage des manières de table en Grèce ancienne » (p. 97-152). L’étude du vocabulaire dénotant la bienséance montre la pertinence d’une telle enquête : il existait bel et bien au iie siècle après J.-C. des règles fixant la façon dont les convives devaient se comporter à table. Leur maîtrise plus ou moins grande introduisait des distinctions culturelles et sociales entre les commensaux. Robin Nadeau montre qu’une grande partie de l’apprentissage des bonnes manières ne passait pas par l’écrit, mais relevait de l’oralité : les mythes, l’éducation des parents, la participation aux banquets jouaient un grand rôle, ce qui explique la faible diffusion des manuels de bienséance. Ceux-ci ne seraient apparus qu’au ive siècle av. J.-C., dans les écoles philosophiques, dans le but de réguler le comportement de leurs jeunes élèves. L’auteur montre que les manières de table s’intégrèrent alors dans les pratiques de distinction de l’élite gréco-romaine : elles relevaient de la paideía, c’est-à-dire de l’éducation qui consacrait la primauté de ce groupe.
4La section suivante évoque la richesse des « rituels alimentaires en Grèce ancienne » (p. 153-255). Robin Nadeau commence par rappeler que la consommation alimentaire est un « fait social total » selon la formule de Marcel Mauss (« Essai sur le don », Sociologie et Anthropologie, Paris, puf, 2004 [1923-1924], p. 274), présentant une dimension sociale, politique et religieuse. Les bons et mauvais exemples fournis par Lucien, Plutarque et Athénée dans leurs ouvrages révèlent ainsi que l’ensemble du banquet, depuis le sacrifice jusqu’à sa conclusion, était régulé par des normes de comportement. L’auteur détaille ces différentes règles de bienséance qui s’appliquaient à faire du banquet un lieu de partage – de la bonne chère, du vin mais aussi de la parole – et un lieu de plaisirs, alimentaires et savants. Chacun des trois écrivains étudiés adoptait une position différente par rapport à ces normes. L’idéal de Plutarque était de faire preuve de mesure dans tous les domaines, du vêtement à l’intervention dans les discussions, en passant par la consommation de nourriture. Athénée laissait une plus grande liberté de parole à ses convives. Lucien mettait en scène de mauvais convives pour se moquer des travers des hommes de son temps, prompts aux disputes.
5Le quatrième chapitre évoque les relations tantôt amicales, tantôt tendues, entre les participants du banquet, invités et amphitryon, et détaille les règles que chacun devait respecter (p. 257-325). Robin Nadeau invite à ne pas considérer d’emblée comme immuables les pratiques commensales. Il met en évidence leur évolution entre l’époque classique et le iie siècle apr. J.-C. : ainsi, l’habitude de nommer un symposiarque, parmi les convives, pour présider à la consommation du vin, était presque abandonnée au temps de Plutarque. L’amphitryon restait le seul maître de la soirée. L’étude de la place et de l’intérêt accordés par l’hôte aux divers invités conduit l’auteur à examiner l’importance des hiérarchies au sein des festins du iie siècle apr. J.-C. Il rappelle que, dans le banquet grec de l’époque classique, celles-ci existaient mais n’étaient pas affirmées trop ouvertement. Ces repas supposaient, en effet, un partage égal des viandes sacrificielles et, même s’il était possible de distinguer un convive en lui donnant les morceaux de choix ou la place d’honneur, l’égalité dominait et était le reflet de celle qui existait entre les citoyens dans la cité. Ce chapitre insiste sur les liens nécessaires entre les pratiques de table et la structure de la société dans laquelle elles se développent : le banquet était un « miroir de la société » selon Robin Nadeau (p. 302). Cet état de fait explique l’évolution des pratiques. Au iie siècle apr. J.-C., alors que dominait dans le monde grec la figure du notable, le partage égalitaire de la nourriture paraissait suranné. L’inégalité était présente dans les banquets mis en scène par Athénée, Plutarque ou Lucien, mais leurs agapes n’étaient pas pour autant l’équivalent des festins romains dans lesquels les hiérarchies étaient ouvertement manifestées, dans la mesure où celles-ci structuraient la société romaine. Ils se situaient plutôt dans un entre-deux et révélaient un amalgame entre les anciennes pratiques grecques, les usages plus hiérarchiques de l’époque hellénistique et les habitudes romaines. Robin Nadeau montre également la souplesse de ces normes qui pouvaient s’adapter aux circonstances. Plutarque préconise ainsi de prêter attention aux hiérarchies dans le cas de banquets donnés à des étrangers ou des personnes que l’on connaît peu, mais il souligne qu’il est peu judicieux de manifester des distinctions lors de festins réunissant des amis proches.
6Le chapitre suivant s’intéresse aux jugements éthiques portés sur les banquets (p. 327-398). Lucien, Plutarque et Athénée classaient les pratiques commensales selon un « schéma binaire opposant la mesure, sôphrosúnê, et l’excès, húbris » (p. 331). Ils reprenaient les topoi littéraires de la critique du luxe et de la débauche du présent ainsi que de l’éloge de la simplicité et de la modération du passé. Pour étayer leur démonstration, Plutarque et Athénée citaient des textes anciens tels que les poèmes homériques, en les réinterprétant pour les mettre au service de la réflexion qu’ils menaient. Une évolution est, en effet, perceptible : au ive siècle av. J.-C., les auteurs comiques et les orateurs mettaient en avant les mauvais comportements alimentaires des hommes politiques pour dénoncer leur non-respect du principe isonomique et les assimiler à la figure du tyran. Au iie siècle apr. J.-C., cet arrière-plan politique avait disparu. Le but de Plutarque et Athénée était moralisant : ils s’efforçaient de convaincre leurs contemporains d’adopter de bonnes mœurs, tandis que Lucien dénonçait leur hypocrisie.
7Le dernier chapitre s’interroge sur l’adoption par les Grecs du iie siècle apr. J.-C. de pratiques romaines et pose la question de l’existence chez les Hellènes d’un discours identitaire évoquant ce recours éventuel à des usages allogènes (p. 399-440). L’auteur examine successivement les différences entre le banquet grec et le banquet romain, à savoir la disposition des lits et la place faite aux femmes dans les festins, et montre que plusieurs indices attestent la présence au iie siècle apr. J.-C., dans le monde grec, d’usages romains tels que l’utilisation des triclinia ou la présence des épouses au banquet. Robin Nadeau remarque que les divergences entre ces deux types de festin restent minimes et que, pour les Grecs du iie siècle apr. J.-C., les convergences dominaient. Il note, en effet, que les convives mis en scène par Plutarque et Athénée « font peu de cas » des divergences entre banquet grec et banquet romain (p. 438). Soulignant le peu de pertinence des concepts d’acculturation ou de romanisation, l’auteur reprend la notion d’altérité incluse mise en avant par Florence Dupont à propos de l’adoption de pratiques grecques par les Romains (« Les mots grecs du banquet romain », Métis, n.s. 3, 2005, p. 38), dans le but de rendre compte, cette fois-ci, du phénomène inverse : la diffusion des habitudes romaines dans le monde grec. L’intérêt de ce concept est qu’il prend en compte la possibilité d’un emprunt de pratiques étrangères sans que celles-ci soient considérées comme telles. L’ouverture des élites grecques du iie siècle apr. J.-C. – par ailleurs intégrées au Gouvernement de l’Empire – aux modes romaines ne prenait, en effet, pas une dimension identitaire : ce faisant, elles ne renonçaient pas à leur identité propre, mais trouvaient dans les usages romains une nouvelle façon d’affirmer leur supériorité et leur prestige. Robin Nadeau propose d’appréhender le phénomène identitaire dans toute sa complexité et sa pluralité. Selon les situations, les Grecs pouvaient choisir de se présenter comme des membres actifs de l’Empire ou, au contraire, jouer du sentiment d’appartenance hellène. Dans ces conditions, il faut plutôt, dit-il, recourir au concept de transfert culturel qui ne présuppose pas une hiérarchie entre la culture imitée et la culture qui reçoit les influences et qui présente l’avantage de considérer la réception comme un original (Jean-Christopthe Couvenhes et Bernard Legras, « Introduction », dans Transferts culturels et politiques dans le monde hellénistique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2006, p. 6).
8Cet ouvrage révèle l’importance que les élites gréco-romaines du iie siècle apr. J.-C. accordaient aux règles dans la conduite des banquets : celles-ci constituaient de véritables marqueurs sociaux et identitaires. Cette étude très nuancée met en avant à la fois les permanences, qui tiennent pour une part au fait que le passé servait en Grèce de référent normatif, et les évolutions des pratiques qui témoignent des mutations de la société grecque, désormais insérée dans l’Empire romain.
9Laure Passet
Martin Aurell et Frédéric Boutoulle (dir.), Les Seigneuries dans l’espace Plantagenêt (c. 1150-c. 1250), Actes du colloque international de Bordeaux/ Saint-Émilion (mai 2007), Bordeaux, Ausonius, Études 24, 2009, 471 p.
10Frédéric Boutoulle, dans l’introduction, puis Martin Aurell, dans la conclusion, rappellent que la seigneurie est l’une des « abstractions fuyantes » du médiéviste, en raison de la forte imbrication des droits, de la fragmentation territoriale et des emboîtements de juridictions. D’ailleurs, cette réalité historique, au demeurant difficile à cartographier, a souvent été nourrie des questionnements du moment, les lectures marxistes étant aujourd’hui supplantées par des grilles d’analyse plus économistes. L’ouvrage paru dans une collection prestigieuse, de présentation impeccable, livre les contributions d’auteurs français et anglo-saxons, réunis à l’occasion d’un colloque en mai 2007. Le cadre chronologique est assez resserré, du milieu du xiie au milieu du siècle suivant, même si deux articles portent sur le xie et un sur la fin du xiiie siècle, et l’arrière-plan politique et événementiel, en particulier le basculement de 1204, est souvent déterminant. Le cadre spatial peut apparaître artificiel : l’empire Plantagenêt est certes une entité politique, mais la seigneurie y présentet-elle des caractères originaux ? Les contributions de ce colloque portent sur les îles Britanniques, la Normandie, le Maine, l’Anjou, le Poitou et la Gascogne-Agenais et donnent évidemment l’impression d’une certaine dispersion. La seigneurie est envisagée, selon les contributeurs, de manière très diverse : tantôt monographique, tantôt à partir du château, parfois dans le détail des composantes du dominium, parfois dans sa dimension politique et féodale. L’ensemble fournit en tout cas une moisson de regards sur un espace large.
11Les deux coéditeurs ainsi que plusieurs contributeurs du volume insistent sur la forte mutation documentaire des années 1170-1230 qui voit s’affirmer un vocabulaire juridique précis, permettant un éclairage plus fin des réalités du xiiie siècle. Toutefois, les sources restent encore principalement diplomatiques et majoritairement d’origine ecclésiastique car les actes de la pratique notariale laïcs sont exceptionnels avant la seconde moitié du xiiie siècle. Plusieurs contributions relativisent l’opposition entre seigneuries foncière et banale, même si la nature du dominium gagne, pour des raisons pratiques, à distinguer le contrôle sur les hommes de celui qui grève les terres. Aux xiie-xiiie siècles, bien au-delà de l’an mil donc, Fr. Boutoulle perçoit encore nettement la persistance de certains fiscs et l’existence de seigneuries judiciaires non châtelaines. Dans ce contexte de structuration des pouvoirs, les agents seigneuriaux, en forte recrudescence, constituent des élites locales jouant un indéniable rôle de médiation. D’ailleurs, les premiers agents royaux sont souvent perçus par les sujets comme les représentants d’un nouveau pouvoir seigneurial et assez peu comme les émissaires de ce qui n’est pas encore l’autorité souveraine. Toujours dans leurs textes de mise en perspective, les deux coéditeurs remarquent les différences de perceptions selon les régions, les époques, les traditions historiographiques dans les « principautés atlantiques » constituant l’empire Plantagenêt, marqué notamment par le succès du parage au nord et de la coseigneurie au sud. M. Aurell, en particulier, louant le croisement des regards, se félicite du caractère cosmopolite de cette « fabrique de l’histoire européenne » dans laquelle la France se nourrit aussi des apports britanniques, italiens ou allemands. Il remarque l’intérêt de la recherche française pour la territorialisation de la seigneurie (à la différence de la Grande-Bretagne) et souligne tout l’intérêt de la castellologie, domaine original de la recherche historique (qui reste pourtant, on peut le souligner, assez peu enseignée dans l’université française).
12Le classement des contributions est géographique, développé par grandes aires, du nord au sud, et la richesse de l’ouvrage ne facilite pas un exposé synthétique de ses contenus. David Crouch retrace l’historiographie des cours de justice seigneuriales en Angleterre et leur rapport avec l’affirmation de la royauté au xiie siècle, relativisant l’opposition entre les deux. Marie Therese Flanagan aborde la seigneurie irlandaise, durant la colonisation orchestrée par les Plantagenêts à partir de 1207, à travers l’affrontement entre Guillaume le Maréchal et Meiler Fitz Henry, au sujet de terres du Leinster. Kathleen Thompson consacre son étude aux seigneuries françaises et anglaises des comtes du Perche entre 1100 et 1226 (le comté du Perche et l’honor de Pertico en Angleterre), ces dernières étant particulièrement bien renseignées par les pipe rolls de 1210 (publiés en appendice), 1211 et 1212, en raison de la saisie de la succession de Mathilde de Bavière, comtesse du Perche, par Jean sans Terre en 1210.
13Pour la Normandie, Mathieu Arnoux examine le rôle économique de la seigneurie à travers la question des moulins, des banalités et des marchés. Maïté Billoré étudie la concurrence entre la justice royale et les cours seigneuriales dans le duché entre 1152 et 1216 et conclut à une crise de la seigneurie (judiciaire) bien antérieure à la fin du Moyen Âge. Daniel Power examine le régime seigneurial en Normandie durant les xiie et xiiie siècles, insistant sur la bivalence terminologique, la seigneurie renvoyant à la fois à la domination sociale exercée par un puissant et à la circonscription dans laquelle elle s’exerce. Il passe en revue les caractéristiques de la seigneurie, y compris les plus modestes (les seigneuries de village), et observe leur fort déclin avec la conquête capétienne de 1204.
14Pour le Maine et l’Anjou, Richard E. Barton met en relief le rôle de médiateur joué par les sénéchaux Plantagenêts du Maine et de l’Anjou (attestés respectivement avec Burgundius en 1146 et Josselin de Tours en 1146-1162) entre le roi et les seigneurs. Claire Lamy décortique (puis édite en annexe) un accord seigneurial conclu à Chemillé en Anjou en juillet 1204, entre les moines de Marmoutier établis en ce lieu et le nouveau seigneur Gui de Thouars. Bruno Lemesle s’intéresse aux conventions et accords de justice (convenentiae) conclus dans la seconde moitié du xiie siècle, insistant sur leurs prolongements avant tout économiques. Daniel Pichot revient sur la « seigneurie au village » dans l’Ouest et en particulier sur l’enchevêtrement des droits et le pullulement des petits domini dans les sources à partir de 1170. Dans une approche plus archéologique, Annie Renoux propose une typologie des « châteaux, maisons fossoyées et baronnies dans le comté du Maine ». Entre les « mottes, enceintes de terre et châteaux du xie siècle » et les « hébergements fossoyés, maisons fortes et châtels de la fin du Moyen Âge », elle note l’existence de cas intermédiaires, tant d’un point de vue chronologique que sous l’angle morphologique, et constate que le maillage castral est largement en place au début du xiie siècle, alors que les châtellenies commencent à structurer leur territoire.
15L’étude de Gaël Chenard, consacrée au Poitou du deuxième quart du xiiie siècle, présente les modalités de prise de contrôle par l’administration d’Alphonse de Poitiers après 1242 et, en particulier, son action pacificatrice auprès de la noblesse locale. Géraldine Damon décortique les politiques d’ancrage territorial des quatre grandes familles poitevines (Thouars, Lusignan, Parthenay-Larchevêque et Mauléon) fondées sur le contrôle des seigneuries. Cédric Jeanneau, à l’aide d’une cartographie fort agréable à consulter (mais comprenant quelques coquilles), propose un exposé des droits seigneuriaux dans le Bas-Poitou (grosso modo la Vendée actuelle), notamment autour de la question des moulins, et examine le peuplement poitevin à l’aune du paradigme latial de Pierre Toubert (tout de même assez éloigné des réalités de l’Ouest).
16Patrice Barnabé centre son propos sur le contrôle de la lande occidentale aquitaine par la seigneurie ducale au milieu du xiiie siècle, constatant la rareté des castra avant l’implantation d’un maillage de castelnaux (peuplements ex nihilo caractérisés par un doublon château et village). Benoît Cursente, s’attelant aux seigneuries béarnaises, déplore la difficulté d’en étudier le dynamisme seigneurial en raison de l’indigence documentaire et propose une lecture régressive à partir de sources du xive siècle, à la fois écrites et archéologiques. Il peut alors aborder, notamment par le biais des fors, la stratification de la société nobiliaire détenant les droits seigneuriaux, avec les cavers (maîtres de châteaux), les milites et autres domengers (titulaires d’une domenjadure), soumis au service d’ost et de cour envers le vicomte, puis les maîtres de casaux, parfois appelés domini. La seigneurie, extrêmement fragmentée et à forte coloration sylvo-pastorale, tend à se structurer au cours du xiiie siècle, alors que se constituent des noyaux d’habitat groupé et qu’émerge la questalité. Sylvie Faravel propose l’étude détaillée de deux seigneuries bazadaises situées en rive gauche de la Dordogne, Civrac et Gensac, des origines (du moins documentaires) jusqu’à l’affirmation du pouvoir ducal aux abords de la vallée, qui accélère la constitution de véritables châtellenies. Le recours à des cartes et des plans à échelles différentes met en évidence le fort ancrage de ces seigneuries vers le sud et la barrière topographique que semble alors constituer le cours de la Dordogne (malgré l’ampleur des droits exercés sur les activités fluviales, notamment le trafic saunier). Nicholas Vincent, dans une étude nourrie d’une abondante bibliographie et suivie de 11 pièces justificatives, examine les rapports entre les Plantagenêts et l’Agenais, dans lequel, à partir de 1152, les rois-ducs sont parvenus à imposer leur domination.
17L’ensemble de l’ouvrage, on l’aura compris, fournit donc des éclairages souvent nouveaux et en phase avec les préoccupations de la recherche actuelle.
18Christian Remy
Angeliki Laiou et Cécile Morrisson (dir.), Le Monde byzantin III – L’Empire grec et ses voisins, xiiie-xve siècle, Paris, puf, coll. « Nouvelle Clio », 2011, 564 p.
19Le volume recensé ici est le troisième et dernier volet d’un projet remontant à 1990 et visant à offrir une introduction à l’histoire du monde byzantin intégrant les apports de l’historiographie récente. Les deux volumes qui l’ont précédé couvraient respectivement la période de 330-641 (2004) et de 641 à 1204 (2006). Ce dernier volume devait être édité par J. Lefort qui le confia à Angeliki Laiou, dont la mort précoce en 2008 en a laissé la charge à Cécile Morrisson : à cette dernière, la communauté scientifique doit être reconnaissante d’avoir repris et mené à bien cette lourde tâche. Ce livre remarquable couvre un large spectre de sujets concernant l’histoire, l’économie, la société et la culture du monde byzantin tardif. Il offre une vue d’ensemble de la période à travers le regard de byzantinistes. Sa riche bibliographie thématique, de près de 70 pages et d’un millier de titres, constituera un outil particulièrement utile aux étudiants et chercheurs travaillant sur la période.
20Les trois volumes du Monde byzantin ont été conçus à la fois comme des ouvrages indépendants et comme les parties d’un opus magnum suivant l’histoire de l’État byzantin tout au long de sa trajectoire. L’ensemble fait plus de 1 500 pages et, rien que par son volume, dépasse toutes les autres introductions comparables rédigées par les générations antérieures. Notons toutefois que L’Histoire de l’État byzantin de G. Ostrogorsky (1re édition à Munich en 1949, 3e édition allemande en 1963 ; première édition française en 1956 et 2e en 1969), reste toujours la dernière grande synthèse sur l’histoire byzantine qui soit due à la plume d’un seul auteur : marcher dans les pas d’Ostrogorsky reste intimidant, si l’on en juge par le fait que la plupart des synthèses récentes sont, comme le présent ouvrage, l’œuvre de plusieurs savants.
21L’époque couverte par ce dernier volume est peut-être celle qui est le moins connue hors du cercle des spécialistes. Elle est notoirement difficile à écrire, dans la mesure où l’État byzantin, centralisé pendant de longs siècles, se trouve alors fragmenté en de multiples entités politiques après la prise de Constantinople par la quatrième croisade en 1204. Ce ne serait pas rendre justice à la période que de se concentrer sur le sort d’un État en déclin, politiquement de plus en plus insignifiant. L’on doit prêter attention à ses voisins immédiats et aux innombrables relations tissées entre eux et Byzance, à travers le commerce, les conflits militaires, les alliances matrimoniales, la conversion et l’échange de savoirs, de biens et de gens.
22Le livre, divisé en quatre parties, suit la structure propre à la collection. La première partie, formée de trois chapitres chronologiques (1204-1258 ; 1258-1341 ; 1341-1453) dus à C. Morrisson et A. Laiou, présente le cadre événementiel ; la deuxième partie porte sur les institutions, avec des chapitres sur la démographie (J. Lefort), l’économie et la société rurale (J. Lefort), l’économie et la société urbaine (A. Laiou) et le grand commerce (M. Balard). La troisième partie est consacrée aux traits constitutifs de l’Empire : la capitale, Constantinople (A. Laiou) ; l’empereur, l’administration et les classes dirigeantes (C. Morrisson), l’armée, la marine et les relations extérieures (C. Morrisson), la monnaie et les finances (C. Morrisson), l’Église (M.-H. Congourdeau), l’art (I. Jevtic et J.-M. Spieser), la vie intellectuelle (B. Mondrain) et la vie religieuse (M.-H. Congourdeau). La quatrième partie concerne les voisins de l’Empire : le despotat d’Épire et l’empire de Thessalonique (C. Morrisson), la Serbie (L. Maksimovic), la Bulgarie (I. Bozilov), l’empire de Trébizonde (I. Karpov), l’Asie Mineure turque (E. A. Zachariadou) et les possessions occidentales dans l’espace byzantin (M. Balard).
23Son inscription à la fois dans une collection et dans un triptyque impose à l’ouvrage certaines normes à la fois de forme et d’approche, et c’est peut-être là l’une de ses faiblesses : la structure d’ensemble, qui n’a pas été conçue pour cette période ne lui est pas nécessairement toujours très adaptée. Par exemple, les deux volumes précédents comportaient une partie consacrée aux différentes régions de l’Empire. Dans ce volume, la partie correspondante est formée par les chapitres portant sur les voisins de l’Empire. Bien que cet aspect soit fort important, le fait que cette partie soit placée en fin de volume entraîne la répétition de faits déjà exposés ailleurs dans l’ouvrage. Cela conduit en outre à un choix discutable : deux des États successeurs de l’Empire après 1204, l’Épire et Trébizonde, sont traités comme des « voisins », alors que le troisième, l’Empire de Nicée, est seul présenté comme appartenant à l’histoire de l’État byzantin en tant que tel. Certes, la reconquête de Constantinople en 1261 fut finalement un succès nicéen, mais cela n’était pas nécessaire inéluctable, et le statut spécial de cet État que suggère cette présentation devrait être au moins discuté et justifié.
24Il ne peut être question ici de présenter en détail les différents chapitres, dont la teneur est d’une haute qualité ; en tant que chercheur travaillant sur la période, j’ai trouvé les chapitres sur la monnaie, l’Église, la vie intellectuelle et religieuse, ainsi que celui consacré à l’Asie Mineure turque particulièrement perspicaces et bien conçus. Comme dans tout ouvrage collectif, des répétitions sont inévitables (surtout entre les chapitres sur l’économie, le grand commerce et les possessions occidentales), ainsi que certaines contradictions d’un auteur à l’autre (par exemple entre le point de vue de Balard et de Laiou concernant l’importance économique de l’Empire latin de Constantinople : p. 97-98 et 121). Ces différences d’interprétation mériteraient d’être soulignées dans la mesure où elles permettraient de faire affleurer les débats. Toutefois, le présent travail entend offrir une synthèse, de sorte que la plupart des chapitres cherchent avant tout à présenter une vue claire et unifiée des structures et des événements, à propos desquels l’interprétation de l’auteur du chapitre domine l’exposé. Les questions controversées ne sont donc pas nécessairement présentées comme telles. Bien que ce choix offre une vision rassurante aux lecteurs non initiés, il postule parfois un consensus scientifique qui en réalité n’existe pas. Ainsi, le point de vue, longtemps accepté, selon lequel les monastères athonites souffrirent moins en termes de perte de propriété que d’autres grands propriétaires (p. 288), a été sérieusement remis en question (K. Smyrlis, « The First Ottoman Occupation of Macedonia, ca. 1388-ca. 1403 », Diplomatics in the Eastern Mediterranean, 100-1500, A. D. Beihammer et al. (éd.), Leiden/Boston, 2008, p. 327-348.) Certains chapitres offrent une vue trop étroite, ce qui aurait pu être évité en incluant un matériel plus récent et plus varié. Le chapitre sur la démographie, dû à J. Lefort, aurait profité de ne pas se limiter presque exclusivement aux documents athonites : je pense ici au riche dossier du monastère de Lembos, ou aux collections de documents plus tardifs sur la Morée. De plus, le dernier chapitre par M. Balard aurait mérité d’étendre la discussion aux colonies occidentales en mer Égée, en utilisant les travaux de Ch. Gasparès sur la Crète et le livre de S. A. Epstein sur Chios (Purity Lost, Baltimore, 2006).
25La période tardo-byzantine est un domaine où la recherche est en train de réviser des idées longtemps acceptées ; le consensus sur des sujets particuliers change rapidement, et certains résultats se trouvent vite dépassés. Sans que ce soit une faiblesse du volume présent, ce constat aura un effet inévitable sur son avenir. Une nouvelle génération de chercheurs publie actuellement sur cette période des études excitantes et importantes. Concernant par exemple la question centrale des évolutions économiques et sociales, on dispose maintenant de nombreux travaux qui ajoutent à la fois de la profondeur et des nuances aux analyses de phénomènes par ailleurs bien connus (comme le rôle de l’État byzantin dans l’économie), et qui mettent au jour, surtout à partir des archives italiennes, de nouveaux documents dont le contenu renouvelle totalement notre perception des élites tardo-byzantines et de leurs réseaux. Certaines de ces études sont parues à temps pour être incluses dans le présent volume, mais d’autres sont plus récentes et leurs résultats apparaissent maintenant en contradiction avec certaines des analyses. Pour finir, je voudrais remarquer que la période qui suit immédiatement la chute de Constantinople en 1453 est ici largement absente. L’usage de sources datant des débuts de la période ottomane (par exemple, les defters du xve siècle) aurait fourni d’excellentes occasions de comparaison et aurait fait sentir aux lecteurs l’existence d’une continuité avec la période suivante. En effet, l’Empire byzantin termina peut-être en 1453 sa longue existence en tant que formation politique, mais les structures démographiques, économiques et culturelles de ses dernières années ont certainement subsisté au-delà.
26Ces commentaires concernent toutefois pour l’essentiel des points précis et des détails de forme. Un travail d’une telle ampleur doit répondre avant tout à quatre critères : être utile, facile à utiliser, lisible et fiable. Sur ces quatre points, le présent volume répond à toutes les espérances.
27Dionysios Stathakopoulos
Pierre Monnet et Jean-Claude Schmitt (éd. et trad.), Vie de Charles IV de Luxembourg, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Les Classiques de l’Histoire au Moyen Âge », 49, 2010, 182 p.
28Qu’un souverain prenne la plume pour composer dans la langue des clercs l’histoire de sa propre vie n’est pas chose courante au Moyen Âge. Que le même souverain, ou celui qui écrit sous son égide, s’interrompe brusquement au moment de commencer sa carrière de roi l’est encore moins. La fascination exercée par le texte qu’il est convenu d’appeler, en l’absence de tout intitulé transmis par la tradition manuscrite, l’autobiographie ou tout simplement la Vita de Charles IV est ancienne et profonde. S’il a fait l’objet d’assez nombreuses éditions critiques depuis le milieu du xixe siècle, et donné lieu à des traductions dans différentes langues modernes, il n’avait encore jamais été traduit intégralement en français. C’est désormais chose faite avec l’édition bilingue préparée sous la direction de P. Monnet et J.-C. Schmitt pour la collection des « Classiques de l’Histoire au Moyen Âge » aux Belles Lettres.
29Ce texte assez bref a fait couler beaucoup d’encre. Appuyée sur le dépouillement d’une bibliographie profuse et polyglotte – on appréciera que les importantes études en langue tchèque aient été consultées ?, une longue introduction fait le tour d’horizon des débats anciens et plus récents, sans prétendre les trancher de façon péremptoire. Les éditeurs et traducteurs restent ainsi prudents sur la question, controversée, de l’unité de composition et celle, connexe, de la part prise personnellement par Charles IV dans la rédaction de cet opuscule. Ils s’avancent un peu plus sur la question tout aussi âprement débattue de la chronologie de rédaction. Se ralliant à la thèse défendue jadis avec de bons arguments par Hillenbrand, ils penchent pour le courant de l’année 1350, cinq ans donc avant le couronnement impérial à Rome. Cette longue entrée en matière de quelque 87 pages fait cependant plus que dresser l’état de la question. Sur des points aussi différents que l’interprétation du songe de Terenzo, épisode clé niché au cœur du récit, ou bien l’iconographie des traductions en vieux tchèque de la Vita, P. Monnet et J.-C. Schmitt ouvre ici des pistes nouvelles (voir p. XLVII-LIV et LXXII-LXXXI), parfois esquissées et annoncées dans de précédentes publications.
30Quand bien même les éditeurs font ici le choix de suivre, à quelques très rares exceptions près, le texte établi par Hillenbrand dans son édition critique de 1979 (y compris les assez nombreuses conjectures de ce dernier) et partant le Cod. 556 de la Bibliothèque nationale autrichienne, on pourra regretter peut-être que la description des manuscrits et la présentation de la tradition soient réduites à la portion congrue (p. LXXXII-LXIII) dans ce parcours introductif d’une grande densité. Aussi bien la dizaine de manuscrits latins conservés, sans compter les traductions tchèque et allemande médiévales, composent-ils une tradition qui n’est pas aussi modeste que les éditeurs semblent tentés de le considérer (p. XII).
31Le latin de la Vita recèle assurément plus de pièges qu’il y paraît de prime abord ; il faut rendre hommage aux traducteurs d’avoir su allier précision et élégance au sein d’une traduction qui se lit aisément. Les petites imperfections relevées ici ou là ne sont que vétilles. Il semble ainsi plus indiqué de rendre le regis Cracovie Kazomiri par « Casimir roi de Cracovie » plutôt que par l’étonnant « roi Casimir de Cracovie » dans la mesure où c’est bien ce dernier titre, fortement teinté de condescendance, dont usent les sources pro-Luxembourg en général et la Vita en particulier pour désigner les souverains Piast après la renaissance de la royauté polonaise en 1320. Dans ce même passage, et sauf erreur de notre part, il n’y a pas lieu de faire du duce Slezie et du domino Swydnicensi deux personnes différentes, comme tend à le faire croire une traduction française légèrement ambiguë : Bolko II de Schweidnitz portant usuellement, dans les actes comme dans les chroniques, le titre de duc de Silésie comme d’autres princes Piast de la région.
32En nombre raisonnable, les notes facilitent la compréhension d’un texte riche en personnages et en toponymes souvent peu connus du lecteur français sans surcharger la page. On saluera également la présence d’utiles tableaux généalogiques (une présentation plus classique, sous forme d’arbres généalogiques, n’aurait-elle pas été cependant plus limpide ?) et d’une carte salutaire en fin de volume. Enfin, un index locorum et personarum très complet vient comme de juste clore le volume. Si le choix d’indexer les toponymes selon la forme allemande se justifie pleinement, on comprend moins la raison avancée – « en tant que lieux d’Empire » : les villes silésiennes et polonaises (Breslau, Kalisch, Gnesen) ne font certes pas partie de l’Empire, à la différence de Bolzano (Bozen) ou Gorizia (Görz), pourtant indexées selon la forme italienne.
33Mathieu Olivier
Jean Devaux et Alain Marchandisse (éd.), Le Prince en son « miroir ». Littérature et politique sous les premiers Valois. Actes des rencontres internationales organisées à Dunkerque (Université du Littoral-Côte d’Opale) le jeudi 22 octobre 2009, dans Le Moyen Âge, t. CXVI, fasc. 3-4, 2010
34Ce volume qui réunit les actes d’un colloque tenu en octobre 2009 à Dunkerque s’inscrit dans la ligne de publications récentes dont la proximité des intitulés trahit les chevauchements d’intérêts, tel Le Prince au miroir de la littérature politique de l’Antiquité aux Lumières, F. Lachaud et L. Scordia (dir.), 2007. C’est dire le dynamisme actuel des travaux autour de la littérature politique, ce croisement entre l’histoire du politique et l’étude des grandes sources textuelles qui en codifient la norme. Ici, il s’agit de revisiter non seulement le genre, très large, du miroir de prince au sujet duquel les éditeurs mettent en valeur le profond renouvellement sous les premiers Valois (Charles V et Charles VI), mais tout autant les grands penseurs et textes fondateurs de la période en France : le Songe du Vergier, le De regimine principum de Gilles de Rome, les œuvres de Christine de Pizan, de Philipe de Mézières, d’Eustacthe Deschamps ou de Pierre Salmon.
35On sait bien depuis Jacques Monfrin puis Françoise Autrand ou Jacques Krynen la force de cette « politique culturelle » des premiers Valois qui voit s’affirmer le courant de l’humanisme et le projet d’une vulgarisation du savoir par le biais des traductions vernaculaires. L’on sait bien également l’insistance de l’entourage royal sur la conception politique de la fonction princière et la conquête de nouveaux publics par la voie du genre de miroir de prince. Ce qui ressort de ce recueil d’articles, c’est l’intarissable champ d’exploration de cette littérature d’idées sur laquelle les études dissertent encore, qu’elles soient d’ailleurs historiennes ou littéraires. C’est ainsi que Bertrand Schnerb revient sur le Songe du Vergier dont on pouvait penser que Marion Schnerb-Lièvre avait tout dit. C’est ainsi que Jean Devaux étudie à nouveau le Livre des fais et bonnes meurs du sage roy Charles V de Christine de Pizan pour montrer en quoi ce traité renouvelle de manière substantielle la tradition des miroirs du prince : « alors que les théoriciens du pouvoir renvoyaient jusqu’alors aux exempla tirés des auctoritates, Christine se réfère, d’un bout à l’autre de son œuvre, à un modèle quasi contemporain, qui actualise son discours pédagogique en lui ajoutant l’épaisseur du vécu » (p. 594). Plus novatrices, les études d’Alain Marchandisse sur l’Epistre au roi Richart de Philipe de Mézières ou celle de Miren Lacassagne sur le Lai de Franchise d’Eustacthe Deschamps viennent alimenter des thématiques connues de la réflexion politique du temps, telles la critique anticuriale ou l’idéologie d’une chrétienté unitaire de la part d’un précepteur de prince. Noëlle-Laetitia Perret a étudié la circulation de l’œuvre maîtresse de Gilles de Rome et ses publics de réception en France : sept traductions françaises, 42 manuscrits du traité en français, des propriétaires appartenant à la haute noblesse et aux mondes des puissants, qui révèlent par leur intérêt pour le traité leur sens de la splendeur du roi et leur goût pour un raffinement du savoir, lequel était à l’origine princier. Gisela Naegle creuse le programme de réformation de Philipe de Mézières à travers son grand Songe du vieil pèlerin pour montrer à quel point son projet dépasse largement les buts habituels d’un miroir du prince ordinaire : l’auteur a l’ambition de réformer le monde entier qui doit être complètement converti au christianisme. Ce texte a donc une portée unique même si son troisième livre l’inscrit dans la longue tradition des miroirs du prince. De même, Philipe Maupeu étudie la manière dont Pierre Salmon construit, dans ses Dialogues, l’image d’un roi alité, c’est-à-dire d’un roi de faiblesse et d’humilité pour mieux élaborer en un même mouvement la dynamique de la conversion morale et celle de la réformation politique. Le genre de miroir de prince prend alors forme lorsqu’il évoque la fonction princière dans sa normativité : sont miroirs tous les écrits qui tendent aux princes des propositions de réforme et d’éducation. Double renvoi, le genre offre au prince l’idéal du bon gouvernement comme l’avait déjà bien dit Jacques Krynen mais aussi, en une réflexivité singeant, l’image de ses avanies. Le genre s’avère alors aussi lâche que l’emploi médiéval du terme en est étendu. Au regard du recueil, la définition ne gagne pas en précision : semble en fin de compte miroir tout texte politique qui s’adresse au prince.
36Finalement, le volume prend sens s’il s’utilise comme un manuel sur le sujet, voire un exemplier. Les études précises présentent des textes et analysent des contenus, de manière littéraire et philologique souvent. De larges extraits y sont cités et commentés. Surtout, la bibliographie est non seulement une mise à jour récente, mais annonce en outre plusieurs publications à venir.
37Bénédicte Sère
John Taylor, Wendy R. Childs et Leslie Watkiss (éd. et trad.), The St Albans Chronicle, volume II (1394-1422), The Chronica Maiora of Thomas Walsingham, Oxford, Clarendon Press, coll. « Oxford Medieval Texts », 2011, 888 p.
38Avec ce second volume, qui fait suite au premier publié en 2003, la collection des Oxford Medieval Texts met pour la première fois à disposition des lecteurs et des chercheurs une édition complète des chroniques de Saint-Albans, œuvre majeure de la chronistique anglaise de la fin du Moyen Âge, la seule à offrir un récit écrit au plus proche des événements pour la période allant de 1376 à 1422. Le présent volume comporte le texte latin de la chronique couvrant les années 1394 à 1422, accompagné en regard de sa traduction et d’un double apparat (variantes et notes abondantes nourries des études les plus récentes). Il est précédé d’une solide et copieuse introduction qui renouvelle largement nos connaissances de ce texte.
39Son achèvement marque en effet la fin de la grande époque de l’écriture de l’histoire à Saint-Albans, époque qui s’était ouverte avec les travaux de Roger Wendover et Matthieu Paris. Après une période d’assoupissement au début du xive siècle, la tradition historiographique fut relancée par Thomas Walsingham, moine de l’abbaye qui commence à produire dans les années 1370 une œuvre littéraire qui dépasse largement les cadres stricts de l’histoire. Préchantre en 1380, prieur de Wymondham entre 1394 et 1396, Thomas est encore présent parmi les moines de Saint-Albans en 1420. C’est en tant que doyen d’âge qu’il participe à l’élection de l’abbé John Whethamstede en 1420. Par sa conception de l’histoire, comme dans la forme qu’il donne à son récit (matière répartie en livres, année rythmée par l’indication du séjour du roi pour Noël), Thomas Walsingham s’inscrit en toute conscience dans les pas de ses prédécesseurs et entend perpétuer la tradition de l’écriture de l’histoire propre à Saint-Albans, tout en lui imprimant l’élan du renouveau intellectuel (la « renaissance monastique ») dont il est l’un des protagonistes. C’est dire combien les chroniques de Saint-Albans sont liées à la figure de Thomas Walsingham.
40Ces considérations expliquent qu’au xixe siècle les Roll Series se soient emparées de ce texte reconnu comme l’un des plus importants pour l’histoire de l’Angleterre à la fin du Moyen Âge et lui aient consacré trois volumes publiés entre 1863 et 1874, sous les titres d’Historia Anglicana et de Chronicon Angliae, auxquels il faut encore ajouter le récit édité par H. T. Riley dans un quatrième volume de la même collection en 1866 (Annales Ricardi Secundi et Henrici Quarti), mais considéré alors comme présentant une version indépendante. Comme l’expliquent fort bien les éditeurs du volume présenté ici, en dépit de leur qualité, ces publications des Rolls Series restituent mal le texte originel et sa genèse, car leurs éditeurs ont travaillé avec une connaissance partielle des manuscrits et ont mêlé dans leurs éditions, sans les distinguer, des versions longues, abrégées ou fragmentées du texte. Il faut dire à leur décharge qu’aucun manuscrit ne présente le texte complet allant de 1376 à 1420.
41Partant de l’histoire des choix éditoriaux faits par leurs prédécesseurs, les éditeurs des deux volumes publiés dans la collection « Oxford Medieval Texts » ont d’abord repris l’ensemble du dossier et réexaminé la tradition manuscrite, dans le but de rétablir le texte dans son intégralité, de reconstituer son histoire et d’évaluer le rôle exact joué par Thomas Walsingham dans l’entreprise. La première partie de leur enquête, parue en 2003, a permis de confirmer que T. W. était bien jusqu’en 1393 l’auteur des Chronica maiora, tel que leur texte figure dans le manuscrit Royal ms 13 E. IX, texte dont ils ont également montré les différentes étapes de la révision. Dans le second volume, l’édition est établie à partir de trois manuscrits produits à Saint-Albans, dont la tradition est minutieusement reconstituée. Le manuscrit Bodley 462, dont la méconnaissance avant les travaux de V. H. Galbraith dans les années 1930 avait largement obéré la bonne compréhension de l’histoire du texte, sert de manuscrit de base. Réalisé en plusieurs étapes, il présente la version la plus complète du texte, couvrant les années 1394-1420. Le deuxième manuscrit, Faustina B. IX, daté des premières années du xve siècle, permet d’établir la connexion avec le manuscrit Royal ms 13 E. IX. Enfin, le manuscrit conservé au Corpus Christi à Cambridge, cccc 7 (2), produit lui aussi dans les années 1420, offre un texte allant jusqu’en 1422, copié à partir du manuscrit Bodley 462. Au terme de l’examen de la tradition manuscrite, les éditeurs concluent à l’existence d’un archétype porteur d’un texte plus complet que ceux des manuscrits conservés. En effet, Faustina B. IX a été copié sur le même archétype que le texte de Bodley 462 et Royal ms. Des indices convaincants sont par ailleurs avancés en faveur de la présence et de l’utilisation de cet archétype à Saint-Albans dans les années 1460.
42Les éditeurs abordent ensuite la question du rôle de Thomas Walsingham. Initiateur d’une chronique dont la fin coïncide avec sa propre mort, T. W. est-il pour autant l’auteur de l’ensemble du texte ? À partir de l’année 1393, on constate d’une part la disparition du style propre à T. W. – tel que l’on peut l’observer dans le manuscrit Royal ms – et, d’autre part, l’émergence d’une variété de styles, mettant en évidence la collaboration de plusieurs scribes. Au total, si l’on a des indices sérieux permettant de considérer que T. W. est encore l’auteur du texte en 1405, il n’intervient plus par la suite directement, si ce n’est pour composer quelques paragraphes spécifiques où l’on reconnaît pleinement son style personnel : rébellion d’Henry Percy et surtout la description de la campagne d’Azincourt, dans laquelle fleurissent les citations classiques et les procédés de la rhétorique qui reflètent si bien son intérêt pour la culture classique après son retour à Saint-Albans. Il ressort de l’examen attentif de ces différentes interventions que T. W. a visiblement continué à superviser la construction de la chronique, aidé par des assistants à la compétence évidente. L’étude menée par les éditeurs n’a pas seulement le mérite d’avoir précisé le rôle de T. W. dans l’œuvre, elle confirme aussi la vitalité du scriptorium de ce monastère dans le premier quart du xve siècle, dont l’activité intense survit quelques années encore à la mort de son chef d’atelier, comme en témoigne la continuation du manuscrit cccc 7 (3).
43La dernière partie de l’introduction s’attache à évaluer la « valeur historique » du texte édité, au regard des chroniques contemporaines et autres documents. Cette partie de l’étude, marquée par le souci d’établir les faits tels qu’ils se sont réellement produits, n’est sans doute pas inutile, mais n’est peut-être pas la plus intéressante. On aurait souhaité la mise en évidence ou du moins l’ébauche d’une grille de lecture plus approfondie. Si les éditeurs rappellent à juste titre que la chronique s’inscrit dans la tradition idéologique ouverte au xiiie siècle (avec un fort intérêt pour les affaires de l’Église), ils s’attardent essentiellement sur le parti pris lancastrien du récit des règnes de Richard II (dans lequel est inséré le Record and Process, récit officiel de la déposition de Richard II), d’Henry IV et Henry²V. En revanche, la liste des documents insérés dans la chronique trouvera toute son utilité. Elle témoigne combien Saint-Albans demeure à la fin du Moyen Âge au cœur d’un réseau d’information. Cette situation exceptionnelle dote les moines d’un vaste dépôt de documents et de dossiers dans lequel ils puisent pour donner à leur récit un surcroît d’autorité.
44On saluera l’ampleur et la qualité du travail réalisé par les éditeurs dans ces deux volumes. Les chroniques de Saint-Albans, dont l’histoire est désormais bien balisée, peuvent s’ouvrir à de nouveaux champs d’étude.
45Isabelle Guyot-Bachy
Alain Hugon, Naples insurgée 1647-1648. De l’événement à la mémoire, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2011, 408 p
46La Fronde, la Révolution anglaise, les tensions en Hollande en 1650, les sécessions portugaise et catalane se produisant en même temps que la révolte de Naples, cette simultanéité aurait « occulté toute approche originale de ces mouvements de contestation », et les historiens auraient « abandonné toute prétention à analyser la puissante vague révolutionnaire qui a submergé le continent européen » (p. 16). Il y a quarante ans, la crise du milieu du xviie siècle dans sa globalité occupait les esprits de nombreux chercheurs, notamment en langue anglaise, dans une perspective de périodisation postmarxisante. En revanche, il est exact que les troubles en France et en Angleterre ont davantage retenu l’attention que ceux de Naples, pour des raisons bien compréhensibles ; la Fronde, en dépit d’Ernst Kossmann, la Great Rebellion surtout eurent une portée incomparablement plus forte et plus durable que la révolte de Naples en ce qui concerne le développement des pays concernés et l’histoire des idées politiques. Et pourtant, il suffit de dix jours, du 7 au 16 juillet 1647, pour que le nom de Masaniello passât à l’histoire et au mythe. Il y eut l’événement, puis la construction de l’événement dans un processus classique d’historisation et d’instrumentalisation de la mémoire qui mène jusqu’au Risorgimento et à Benedetto Croce, pour qui Naples offrit au monde le « premier exemple de révolution légale ». Ce qui commença par une émeute antifiscale, contre une nouvelle taxe sur les fruits et légumes et quelques jets de figues sur les gabeleurs dans une ville de 300 000 habitants, se développa en guerre civile urbaine, fit tache d’huile dans les campagnes de tout le Royaume pour aboutir le 17 octobre 1647 au rejet de la souveraineté espagnole et, le 24, à la proclamation qui faisait « de ce Royaume une République, afin qu’aucun roi, monarque ou potentat ne puisse avoir d’autre prétention ; et cela, pour que notre Royaume et Peuple aboutissent à un état d’affranchissement et de liberté… ». Il n’est pas facile de suivre le détail des événements de cette longue année de troubles (juillet 1647-septembre 1648), la chronologie des pages 365-368 est utile, un plan de la ville signalant les places, les forts, les lieux chauds, un de la rade positionnant les flottes espagnole et française l’eussent été davantage, la figure de la partition urbaine entre les deux camps, selon Pietro Miotte, étant parfaitement illisible. Dans la ville, les clivages se superposèrent, antagonismes sociaux entre aristocrates, féodaux et grands barons, togati frottés de droit et autres robins aspirant à un changement constitutionnel, peuple « légal » organisé en 29 fractions de quartier proposant au vice-roi l’Élu du Peuple, plèbe remuante des petits métiers ou des gens sans travail, lazzari au bas de l’échelle, oppositions nationales entre partisans et adversaires de l’Espagne, encore que l’hispanophobie soit très largement une construction a posteriori. Les camps se divisèrent, la traîtrise, la corruption, le double jeu brouillèrent les pistes, le « parti » monarchiste réussit à infiltrer les instances républicaines, les forces populaires finirent par être passives lors de l’entrée dans la ville des royalistes. Les autorités de l’État firent d’abord face avec très peu de moyens, 600 soldats du vice-roi, contre environ 12 000 combattants réunis et organisés d’autant plus facilement que le modèle de la milice populaire de défense contre les descentes des Turcs ou des Français ne demandait qu’à être réactivé. Le duc d’Arcos, vice-roi, n’eut d’autre possibilité que d’atermoyer, traiter avec Masaniello et jurer solennellement, lors, d’une cérémonie à la cathédrale le 13 juillet, de respecter les accords conclus. Il paya de sa disgrâce cette compromission obligée. La donne changea avec l’arrivée de la flotte de Don Juan José, bâtard de Philipe IV, puis du nouveau vice-roi, le comte d’Oñate. L’amnistie, promise par Juan José et décrétée en avril 1648, fut appliquée restrictivement par Oñate, d’où des exécutions (75 en 1648), des confiscations, l’exil à Rome de Turini, Verde, Donzelli qui narrèrent la Révolution. Ce qui compliqua la situation fut une double intervention étrangère, celle du duc Henri II de Guise et celle de la flotte française. Le petit-fils du Balafré, tout autant conspirateur mais moins prince charmant que son allié occasionnel Gaston d’Orléans, nourrissait des ambitions dans la tradition de ses ancêtres ; à défaut de s’illustrer en paladin chrétien contre les Turcs à l’exemple de son lointain cousin le duc de Mercœur, il se présenta à Naples comme protecteur du peuple contre l’oppression espagnole, fut « intronisé » le 19 novembre 1647 par le cardinal Filomarino. Ses ambitions allaient bien au-delà, il arguait de son ancêtre le roi René, tenta le 23 décembre son piccolo 18 brumario (selon le mot de l’historien Michelangelo Schipa) pour se faire proclamer chef unique de la République, et malgré la résistance de Gennaro Annese, un armurier sorti du peuple et élu généralissime par les capitaines de quartier, il fut reconnu duc de Naples le lendemain, et l’on frappa des monnaies avec d’un côté San Gennaro et l’inscription Sanctus Januarios Regit & Protegit, de l’autre les armes de la ville, un S. P. Q. N. couronné et à l’entour Henr. À Lorar. Dux Respub. Neapol. Dans quelle mesure l’expédition du duc de Guise fut-elle corrélée avec la politique extérieure de la France menée par Mazarin ? On négociait à Münster et Osnabrück, une diversion à Naples était-elle de nature à acculer l’Espagne à la paix ou à la raidir dans la poursuite de la guerre ? Les deux descentes de la flotte française devant Naples, en décembre 1647 et juin 1648, mais sans aucun combat contre l’escadre espagnole, témoignent des hésitations de la politique du cardinal. Il n’aurait pas été inutile d’éclairer les rapports ambigus entre Guise et le ministère français à l’aide de la correspondance diplomatique échangée entre le secrétaire aux Affaires étrangères Brienne et l’ambassadeur à Rome Fontenay-Mareuil, publiée parallèlement en 1875 dans le t. XIII des Mémoires de la Société archéologique et historique de l’Orléanais et à la Librairie académique Didier sous le titre L’Expédition du duc de Guise à Naples. Lettres et instructions diplomatiques de la cour de France (1647-1648) par J. Loiseleur et G. Baguenault de Puchesse, dont l’introduction d’une soixantaine de pages n’est pas sans intérêt.
47Quelques points retiendront l’attention. D’abord l’appellation de République prise par le Royaume révolté, nullement un oxymore à l’époque, désignation qui va bien au-delà de la res publica bodinienne et se réfère moins à la Sérénissime République de Venise qu’aux Pays-Bas, à la révolte des Gueux contre l’Espagne, Henri de Guise se présentant comme le prince d’Orange des Napolitains. La mémoire de l’événement, annoncée en titre, est suivie depuis les temps contemporains. La répression voulut effacer les traces écrites et matérielles, destruction des archives, censure, surveillance des imprimeurs-libraires, la fontaine d’Oñate remplaça le monument inscrivant dans le marbre les accords entre Arcos et les révoltés. En dépit de la traque des exilés témoins et auteurs, treize ouvrages en italien ou en espagnol parurent entre 1647 et 1660, huit en Italie et quatre aux Provinces-Unies, mêlant le récit historique et la biographie selon un schéma diariste, et témoignant d’une culture commune « tardo-maniériste ». L’iconographie des événements, en un temps où la représentation de l’actualité était rare, est illustrée par un cahier de douze planches en couleurs bien commentées, où Masaniello, de vendeur de poisson en bonnet rouge se mue en héros révolutionnaire en posture de commandement. La mémoire de l’événement, on s’en doute, fut réactivée par l’épisode de la République parthénopéenne de 1799 ; mais Vincenzo Cuoco, son principal historien, dans son Essai historique de la révolution de Naples [de 1799] du moins dans la traduction de Barère, ne fait aucune allusion à 1647, alors que les références à l’Antiquité romaine abondent. Le romantisme et le Risorgimento anti-Habsbourg exploitèrent le thème, L’Insurrection de Masaniello, toile de Gaetano Dura (1850) s’inspira de La Liberté guidant le peuple de Delacroix ; Ch. Schloesser peignit Les Derniers Honneurs rendus à Masaniello l’année de Magenta. Et La Muette de Portici qui entre autres met en scène Masaniello, sa sœur la muette et le duc d’Arcos déchaîna l’émeute à Bruxelles le 25 août 1830. La Società Napolitana per la Storia Patria (1875) œuvra pour la connaissance de Masaniello. L’Histoire du royaume de Naples de Benedetto Croce insista sur les aspects juridiques et les rapports de force entre les groupes sociaux. Le rôle de la plèbe et des lazarri ne pouvait que renvoyer à la question du Mezzogiorno et de l’évolution historique de ce Sud italien depuis l’époque moderne (et la domination étrangère). Plus récemment, cette histoire s’intègre dans la problématique centre vs périphérie. C’est à cet élargissement historien à partir du pêcheur napolitain et sa figure martyrologique que convie cet ouvrage qui utilise au mieux les relations du temps, qui rend au contexte toute sa complexité politique et sociale (« le palimpseste révolutionnaire ») pour déboucher sur la problématique toujours actuelle des révoltes et des révolutions.
48Claude Michaud
Brian Sandberg, Warrior Pursuits. Noble Culture and Civil Conflict in Early Modern France, Baltimore, John Hopkins University Press, 2010, 393 p
49Brian Sandberg fait partie de ces nombreux historiens britanniques ou américains qui ont choisi le temps des conflits religieux français comme champ d’étude. Ce sont plus précisément les quarante premières années du xviie siècle qui sont analysées dans ce livre, le temps des soulèvements nobiliaires de la régence de Marie de Médicis, des premières années du ministériat de Richelieu et du soulèvement protestant des années 1620. Son terrain d’observation concerne le Midi français, Languedoc et Guyenne, deux provinces traversées par chacun de ces troubles. Sur le plan de son inspiration, cet ouvrage se rattache à l’historiographie de la noblesse, celle de la culture nobiliaire et plus précisément du rapport au métier des armes et à la révolte, dans la lignée des recherches d’Elery Shalk, Arlette Jouanna ou Robert Harding. De même, la question des clientèles, de la constitution des maisons et des fidélités militaires apparaît dans l’ensemble de ses développements.
50Le livre s’organise autour de trois axes problématiques qui sont aussi les lignes directrices des trois parties de son argumentation. Il traite d’abord du métier des armes, l’apprentissage, le poids familial, le crédit qu’il génère. Il développe ensuite la question des relations entre les nobles, rapport de patronages et clientèle. Puis, il achève sa pensée sur des interrogations relatives à la culture de la révolte, de la justification de l’usage des armes aux capacités de recrutement des différents acteurs aux prises les uns avec les autres dans ce premier xviie siècle. En termes de sources, ce travail se fonde sur la lecture des diverses correspondances des différents héros de ces guerres, correspondance entre chefs de guerre, mais aussi avec le roi ou ses officiers, correspondance avec les autorités provinciales, villes et pays d’États. Les ordonnances et les instructions royales, ainsi que certains éléments de gestion militaire – états des garnisons, de déplacement de troupes, de magasin de munition –, sont également utilisées, ainsi que plusieurs sources narratives, mémoires, occasionnels ou libelles. Comme le souligne Brian Sandberg, il n’existe pas un fonds spécifique relatif à ces affaires militaires, et l’historien qui veut connaître les réalités du terrain se doit de naviguer entre institutions productrices d’archives et écriture plus personnelle des individus. On peut cependant regretter que l’auteur n’ait pas cherché à souligner les cohérences de cette production documentaire. Pourquoi trouve-t-on de très nombreux papiers militaires dans les fonds des États provinciaux ou des institutions locales ? Quelle est la part de l’administration parisienne et royale dans cette littérature réglementaire et militaire ? À quel moment l’écrit privé, notamment la correspondance des chefs de guerre, pallie-t-il les carences d’un système institutionnel de la guerre encore en gestation ? Les sources, dans leur production et leur conservation, parlent du rapport des hommes à la guerre et, ayant brassé ces différents fonds, on aurait pu souhaiter que l’auteur nous éclaire sur ce point.
51Le propos du livre commence par un prologue très évocateur sur la situation de la noblesse provinciale à l’aube de la décennie 1620 : Henri de Montmorency, gouverneur de Languedoc, et son homologue en Guyenne Jean-Louis de Nogaret, duc d’Épernon, organisent leur province pour accueillir et épauler l’expédition royale venue terrasser les bastions huguenots révoltés depuis 1620. Face à eux, Gaspard de Châtillon, gouverneur de Montpellier, homme du roi mais aussi homme du parti protestant en fait de même, tout en étant confronté à un cas de conscience sur sa fidélité. Qu’est-ce alors que se mettre en guerre dans ces provinces méridionales au xviie siècle ?
52Brian Sandberg explore tout d’abord l’identité nobiliaire gasconne et languedocienne, le poids des lignages et de la race, les rapports différents au métier des armes selon le statut nobiliaire. Le chapitre 3 en particulier revient longuement sur la question du crédit que l’auteur aborde sous un angle très large : crédit financier, crédit social et influence morale de telle ou telle personnalité. Le poids financier d’un noble procède d’un savant équilibre entre ressources personnelles et fonds publics obtenus par exercice de charge, dons ou pensions. De ces finances découle le « vivre noblement », genre de vie et mode de relation qui définissent le crédit que peut avoir un individu sur le reste du corps social. Tout cela se combine pour se mettre au service de l’identité militaire d’une partie de la noblesse faisant le choix du métier des armes. L’auteur ouvre alors son deuxième temps de réflexion sur la question des relations entre nobles. Clientèles et amitiés sont explorées à l’aune des tensions générées par les guerres civiles méridionales. On croise Joachim de Beaumont, baron de Beaumont-Brison, dit « le brave Brison », chef calviniste autour de Privas, engagé de 1620 à sa mort en 1628 derrière le parti ; on rencontre encore Jean de Caïla, marquis de Toiras, et quelques autres, à la croisée des fidélités politiques, militaires, nobiliaires et confessionnelles. Ces rapports nobiliaires sont également appelés à changer au fil des conjonctures. L’entourage d’Henri de Montmorency en est le meilleur exemple. Fidèle au roi contre les huguenots entre 1620 et 1629, il est un des principaux révoltés en 1632, soulevant sa province derrière la cause de Gaston d’Orléans. Suivre les prises de position de ses fidèles d’une période à l’autre permettrait de comprendre les processus de recomposition au gré de la conjoncture. Dans cette même partie, Brian Sandberg analyse les relations hiérarchiques dans ces clientèles, celles issues de délégation du pouvoir royal ou celles issues des rapports avec les instances locales. Il revient aussi sur le discours nobiliaire de l’honneur et du courage ainsi que sur les manifestations de ces vertus dans le cadre du champ de bataille. Enfin, le livre se clôt par une troisième partie centrée sur la culture de la révolte. Le rituel de la prise d’armes, tel qu’il a déjà été étudié par Arlette Jouanna dans Le Devoir de révolte, est présenté dans le cadre méridional : prendre les armes, justifier le choix de la violence, structurer sa puissance militaire sur le contrôle d’un territoire sont autant d’éléments que Guyenne et Languedoc révèlent à l’analyse. Le profil des armées est esquissé, ainsi que leur entretien et la mobilisation financière qu’elles impliquent. Selon l’auteur, la guerre civile génère des filières financières légèrement différentes selon les partis concernés. Le tout, pour arriver à organiser des communautés en armes capables de s’affronter durablement.
53Le livre de Brian Sandberg balaye quarante ans d’histoire méridionale de troubles civils selon une analyse bien structurée, permettant de saisir les éléments problématiques de l’identité militaire du milieu nobiliaire. Il n’hésite pas à remonter aux cadres fixés par Norbert Elias sur l’évolution de la civilisation occidentale face à la violence, tout en cherchant à prendre appui sur les études des trente dernières années concernant les rapports entre nobles. Il n’y a pas à proprement parler de thèse nouvelle dans ce livre, mais il défend le projet de mener une étude de cas dans un contexte territorial précis, selon des grilles de lecture déjà éprouvées ailleurs. On peut regretter que l’auteur n’ait pas cherché à développer des études de cas plus fouillées. Lorsqu’il développe l’exemple des réseaux nobiliaires du sénéchal de Toulouse, Jean de La Valette-Cornusson, à part une famille toulousaine, il ne nous donne aucun personnage particulier ni les éléments concrets sur lesquels le sénéchal s’appuyait pour tisser ses liens avec les élites citadines. De fait, son analyse laisse à plusieurs reprises le lecteur sur sa faim en présentant des maillages nobiliaires provinciaux pilotés par l’élite des lieutenants généraux et des commandants régionaux, sans que l’on arrive à saisir à l’échelle locale les relais précis sur lesquels s’appuient les chefs de guerre. De même sur le plan matériel et financier, si Brian Sandberg cherche à cerner les enjeux d’une levée militaire, s’il nous présente de manière très pertinente les contraintes auxquelles doivent faire face les chefs de guerre, il se refuse à toute estimation générale des effectifs et des coûts. Si l’on dispose de nombreux détails sur certaines opérations, il estime que l’information est trop sporadique et hétérogène pour arriver à dégager des tendances générales. Ce point est discutable au vu de la profusion des sources dont il fait état et laisse son lecteur sur une absence de perception globale des ressorts concrets de cette noblesse en armes.
54Ainsi, ce livre séduit par la clarté de son discours et de ses problématiques, tout comme il est convaincant par les champs d’étude qu’il s’est fixés. Guyenne et Languedoc apparaissent nettement comme des laboratoires d’analyse pertinents sur une noblesse agitée dans la première moitié du xviie siècle. Il déçoit quelque peu en ne passant pas assez souvent du cadre général au cadre local, en ne proposant pas un modèle original de la prise d’armes nobiliaire propre à ce Midi français. Sa contribution à l’historiographie de la noblesse et surtout à l’historiographie de la guerre et plus précisément de la guerre civile demeure cependant essentielle, et incite à sa lecture.
55Pierre-Jean Souriac
Matthieu Lecoutre, Ivresse et ivrognerie dans la France moderne, Rennes/Tours, Presses universitaires de Rennes/Presses universitaires François-Rabelais, coll. « Table des Hommes », 2011, 395 p.
56Le thème de l’ivresse à l’époque moderne a été largement dominé par les spécialistes de littérature, le lien entre l’enivrement et la création littéraire ayant été formulé par les auteurs eux-mêmes, du xiiie au xviiie siècle au moins. Si les spécialistes du xixe siècle – l’on songe à Didier Nourrisson ou encore Gilbert Garrier – se sont penchés à juste titre sur le phénomène qualifié d’alcoolisme, les modernistes sont restés relativement en marge. L’ivresse est restée largement cantonnée dans la sphère des faits divers judiciaires, sans qu’aucune approche globale ou même particulière, à quelques exceptions près, ne cherche à étudier l’approche de cette pratique, et sa réalité sociale.
57L’ouvrage de Matthieu Lecoutre cherche à combler ce vide. Il est tiré d’une thèse d’histoire soutenue en 2010 sous la direction de Benoît Garnot, qui a rédigé la préface. Il s’agit de la première étude globale sur l’ivresse à l’époque moderne. L’objectif de l’auteur était de confronter le discours normatif sur l’ivresse, son évolution et surtout ses rapports avec les pratiques des consommateurs.
58Le premier objectif du travail est pleinement atteint. M. Lecoutre est parvenu à retracer, à partir d’une exploitation très large du discours des autorités, des moralistes, des prédicateurs et des médecins, l’évolution d’un discours à plusieurs voix, dont il confronte parfaitement les points de vue. Un premier chapitre contextualise la première interdiction formelle de l’ivresse publique par François Ier en 1536, associée à une condamnation à mort. Officiellement en vigueur pendant deux siècles et demi, l’édit de 1536 est pourtant largement méconnu pendant tout l’Ancien Régime. Les condamnations indirectes telles que l’encadrement des cabarets sont abordées dans le deuxième chapitre, tant au niveau royal qu’au niveau des autorités locales, sous couvert avant tout de préservation de la tranquillité publique. Plusieurs études de cas régionaux comme celui de Bordeaux (14 ordonnances de 1682 à 1745) viennent illustrer cette récurrence de la lutte de la part des autorités municipales, s’écartant parfois fortement de la matrice de la législation royale.
59M. Lecoutre ouvre dans le chapitre suivant le dossier des moralistes, pour lesquels l’ivresse est contraire à la nature humaine. Croisant sources écrites et iconographiques, il montre comment les auteurs insistent sur la dégradation morale, familiale, sociale et économique provoquée par l’ivresse. Il passe alors en quatrième lieu aux médecins dont le raisonnement est plus complexe. Alors que la médecine galénique recommandait encore les vertus purgatives de l’enivrement mensuel, les médecins réaménagent dès le xvie siècle la théorie médicale pour les besoins d’une condamnation plus vive, qui aboutit au traité de combat de Jean Mousin au début du xviie siècle. Sans être hostiles au vin, moyen de santé parmi beaucoup d’autres, les médecins rejettent de plus en plus ouvertement l’ivresse.
60Après avoir retracé cette chronologie et ce discours qui étaient largement méconnus, l’auteur ouvre alors un autre chantier qui est celui des pratiques, insistant sur une « culture de l’enivrement ». Il reprend dans un cinquième chapitre le dossier de l’ivresse artistique, souvent citée dans le sillage des grands poètes bachiques du xvie siècle. Cependant, c’est bien au xviiie siècle que la chanson à boire connaît son âge d’or, à une époque où la condamnation de l’ivresse est désormais bien installée dans les lois. Un autre discours sur l’ivresse, lui aussi issu de l’Antiquité, continue de prospérer autour des thèmes du vin source de bonheur, de création. L’analyse de la fortune du Caveau parisien, à partir de 1729-1730, et de ses poètes, est particulièrement intéressante. L’auteur reprend également le dossier des représentations iconographiques de l’ivresse dans la peinture. Naturellement, on y retrouve assez largement la condamnation vigoureuse de l’enivrement, avec Valentin de Boulogne, Mathieu Le Nain, Claude Vignon, mais aussi Greuze ou Watteau de Lille. Mais à l’inverse, des représentations plus joyeuses de l’ivresse ne sont pas absentes aux xviie et xviiie siècles, même si à notre sens le fameux Déjeuner de jambon de Lancret peint pour Louis XV relèverait davantage d’une condamnation de l’ivresse que d’une représentation complaisante.
61Nous entrons avec le sixième chapitre dans l’univers des archives judiciaires, largement exploitées par l’auteur à partir de plusieurs études de cas régionaux, dans le Rhône, en Côte-d’Or, en Gironde et en Loire-Atlantique. Bien sûr, il serait facile de reprocher à l’auteur cette sélection de quatre zones profondément viticoles qui ont sans doute un rapport au vin et à l’alcool plus intense. Mais l’ivresse n’est certainement pas exclue des régions non viticoles d’une part (cidre, bière), et la masse des sources utilisées dans cette exploration rendrait cette critique parfaitement mesquine d’autre part. De plus, les résultats obtenus sont soigneusement croisés avec ceux observés par Thomas Brennan à propos des cabarets parisiens au xviiie siècle (Public Drinking and Popular Culture in xviiith Century Paris, 1988). L’historien américain concluait qu’entre 3 et 4,4 % de la population parisienne était concernée par l’enivrement d’après les archives judiciaires. Ce sont les niveaux approximatifs retrouvés par M. Lecoutre dans ses différents fonds d’archives. Son grand apport est de dévoiler l’enracinement d’une ivresse rurale bien avant le xixe siècle. Poursuivant son tableau, il dresse un véritable portrait-robot de l’enivré : homme de 20 à 34 ans, artisan ou paysan de préférence, ivre de préférence le dimanche, dans des lieux publics (ce qui tient à n’en pas douter à la nature de la source). Il fait le lien entre l’essor de la production viticole, celui de l’ivrognerie et la condamnation des autorités en isolant deux « pics », un premier dans les années 1530-1540, puis un second dans les années 1650-1730 avec une réelle démocratisation de l’ivrognerie. Il nous semble que ce point serait plus généralement à creuser par une meilleure étude des fluctuations du vignoble aux xvie et xviie siècles – sans même parler des xive et xve siècles. Mais en soutenant l’idée d’une croissance non linéaire de la consommation et de son dérivé qui est la consommation excessive, l’auteur met le doigt sur un point historiographique qui reste à explorer.
62Cette étude des pratiques de l’ivresse conduit à interroger en retour l’attitude des autorités, dont l’auteur a montré plus haut la détermination affichée à lutter contre l’ivresse publique. Dans un septième chapitre, M. Lecoutre s’intéresse à la souplesse de fait des autorités judiciaires face à un phénomène que la rigueur extrême ne parvient du tout à endiguer. Ainsi, loin d’être une circonstance aggravante, elle est au contraire considérée par la plupart des juges comme une circonstance atténuante, entraînant une condamnation moins lourde en cas de violence ou de désordre public. En aucun cas les amendes prononcées ne correspondent aux amendes prescrites. La surveillance des cabarets était également très aléatoire. Finalement, plus que l’ivresse elle-même, c’est le trouble à l’ordre public par des gens enivrés qui était condamné.
63Pire, l’auteur montre dans un huitième chapitre comment les autorités en viennent parfois à encourager une forme d’ivresse. Tout d’abord, le commerce des vins et des alcools est une source de revenus majeure pour les villes avec les octrois, et plus encore pour le roi avec les aides. Ici, la démonstration est rapide et mériterait une enquête plus large sur les finances urbaines. En revanche, M. Lecoutre se livre à une étude très neuve des distributions publiques de vin, dont la pratique ne disparaît pas au xviiie siècle. L’édification de fontaines à vin en particulier a eu un sens anthropologique profond, associée plus volontiers dans le cas des villes aux naissances royales, aux entrées urbaines qu’aux victoires militaires. L’enivrement devenait presque selon l’auteur un acte de patriotisme civique.
64Nous pensons avoir souligné le grand intérêt de ce livre. Il établit pour la première fois une chronologie de la lutte des autorités contre l’ivresse, articulant les différents niveaux hiérarchiques du système législatif et judiciaire. Il montre la complexité du discours des élites, à la fois moral, médical, judiciaire, sans tomber dans la tentation d’une défense du droit à l’ivresse du bon peuple face à une entreprise de dressage orchestrée par lesdites élites, le tout en croisant les sources normatives, littéraires et judiciaires, mais aussi iconographiques.
65Nous pouvons tout au plus regretter un traitement non différencié du vin, pris comme un produit générique. Or, nous avons montré pour notre part comment le vin de Champagne mousseux avait été paré dès les années 1710-1730 d’une vertu non enivrante, rendant sa consommation excessive culturellement licite au sein des élites. L’étude de la réputation et de l’image culturelle des différentes boissons alcoolisées mériterait un examen plus approfondi. Plus largement, l’inscription sociale des différents discours sur l’ivresse et la sociabilité de l’ivresse pourraient être davantage explorées. C’est aussi un autre mérite de ce livre que d’ouvrir de nouvelles perspectives de recherche.
66Benoît Musset
Anne Montenach, Espaces et pratiques du commerce alimentaire à Lyon au xviie siècle. L’économie du quotidien, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, coll. « La Pierre et l’Écrit », 2009, 415 p.
67Les titres et sous-titres de ce livre, issu d’une thèse de doctorat, disent de manière explicite ce que cette enquête se propose d’accomplir et, peut-être de manière plus explicite encore, ce qu’elle ne veut pas être. Quoique solidement installée dans le champ de l’histoire alimentaire urbaine à l’époque moderne, elle n’entend pas offrir, pour la capitale des Gaules du xviie siècle, une étude géographique des réseaux d’approvisionnement, une étude économique du ravitaillement alimentaire, une étude sociale des métiers de bouche ou encore une étude anthropologique de la consommation. L’ambition de la recherche est de mettre à jour, dans toute leur diversité, les mécanismes du commerce alimentaire urbain, tant du point de vue des espaces – la circulation et l’exposition des produits dans la ville – que des pratiques – les conceptions et les modalités de l’échange selon les catégories d’acteurs concernés. L’idée qui soustend ce projet est que la représentation canonique des échanges alimentaires urbains – vendeurs et acheteurs sur les marchés, commerçants et clients dans les boutiques – entretient l’illusion d’une économie ordonnée, dans ses lieux, ses acteurs et ses règles, alors que, sous chacun de ces points de vue, la réalité est infiniment plus complexe. Pour la saisir, l’auteur se propose de porter une attention prioritaire à l’ordinaire des échanges, en particulier à l’économie informelle, qui tient une place de choix, non seulement en marge de l’économie formelle, mais parfois en symbiose avec celle-ci. Afin de restituer cette économie du quotidien, l’ouvrage revendique une enquête « au ras du sol », qui privilégie logiquement les sources judiciaires, seules capables de révéler en détail une foule de pratiques totalement ignorées ou sèchement réprouvées par les sources réglementaires.
68La démonstration, bien construite et bien écrite, s’organise en trois parties. La première, intitulée L’espace négocié, montre que l’espace des échanges alimentaires urbains ne peut se résumer au simple amalgame des marchés et boutiques de la ville. Outre que l’existence persistante de lieux privilégiés interroge les frontières mêmes du territoire urbain, outre encore que les marchés et boutiques ne sont pas si aisés à définir – voire à distinguer – tant ils sont protéiformes, le fait déterminant est que le commerce alimentaire déborde constamment les cadres qui lui sont assignés : l’espace public est littéralement envahi par les vendeurs qui se répandent dans les rues ou les places ; le temps des échanges est constamment dilaté par ceux qui travaillent en dehors des jours et heures prescrits ; les commerces légaux sont secrètement doublés par des commerces clandestins qui s’affranchissent des lois sur l’accaparement comme des interdits de carême. Certes, la municipalité s’efforce d’inscrire le commerce alimentaire dans ses plans de rationalisation urbaine. Aiguillonnée, successivement ou simultanément, par des idéaux d’embellissement, des impératifs d’hygiène ou des préoccupations fiscales, elle cherche à fixer les lieux de l’échange. Mais, qu’il s’agisse d’établir un marché, de supprimer des échoppes provisoires ou de dégager les espaces publics, le résultat est toujours le même : loin de parvenir à imposer sa conception de l’espace urbain aux acteurs de l’alimentation, le Consulat doit affronter des résistances et trouver des accommodements, c’est-à-dire, en définitive, prendre en compte les conceptions alternatives de cet espace que lui opposent les commerçants, voire les clients.
69La deuxième partie, intitulée Les acteurs de l’échange, met en lumière l’extrême diversité, à la fois structurelle et conjoncturelle, du monde du commerce alimentaire. L’idée qu’à chaque profession correspondrait une famille de produits et qu’à chaque famille de produits correspondrait une profession est battue en brèche par le constat, sans cesse renouvelé, d’une universelle porosité : les strictes frontières suggérées par la taxinomie des professions et des aliments cachent toutes sortes de chevauchements plus ou moins insolites. À cette confusion des activités, s’ajoute la complexité du statut des acteurs, à commencer par les femmes : omniprésentes dans le commerce alimentaire, leur situation juridique varie selon qu’elles sont filles, épouses ou veuves de marchand, voire marchandes elles-mêmes. Quant aux forains et aux ambulants qui envahissent les rues, ils sont encore plus difficiles à cerner. Du moins ne se cachent-ils pas pour travailler, à la différence des acteurs de filières clandestines ou des revendeurs d’aliments volés. Ce foisonnement, qui donne l’impression que « tout le monde est marchand » à un moment ou à un autre de son existence, n’est que partiellement remis en question par la mise en ordre corporative, qui touche Lyon comme les autres villes du Royaume, spécialement dans la seconde moitié du xviie siècle : d’une part, l’institutionnalisation des métiers n’est pas générale et elle laisse de côté des pans entiers du secteur alimentaire ; d’autre part, la fermeture des corps sur eux-mêmes, pour une série de raisons à la fois professionnelles et financières, maintient nécessairement, au sein de leurs propres champs d’activité, des concurrents non incorporés. Par ailleurs, les membres des métiers réglés ne se soumettent pas toujours aveuglément à leurs propres statuts : par exemple, lorsqu’il s’agit d’étendre leur aire de chalandise, voire d’écouler des aliments devenus invendables en boutique, certains font débiter dans les rues, au besoin par l’intermédiaire de marchands ambulants susceptibles de poursuites de la part de la corporation. Les enjeux de l’économie informelle se laissent aisément deviner, tant pour les petits revendeurs à la recherche d’expédients, que pour la clientèle pauvre en mal d’aliments bon marché. Ils apparaissent spécialement bien lors des graves crises frumentaires, en particulier celles de la fin du règne de Louis XIV : dans un contexte aussi dramatique, la prolifération des petits trafics alimentaires est le signe d’une véritable stratégie de survie, que les autorités publiques ne répriment d’ailleurs qu’avec beaucoup de ménagement.
70La troisième partie, intitulée Les règles du jeu marchand, envisage à la fois les modèles et les instruments économiques à l’œuvre dans le commerce alimentaire lyonnais. Elle montre que, dans le domaine extrêmement sensible des blés et du pain, la politique du consulat rencontre des résistances, spécialement dans les périodes de tension frumentaire. D’abord, les règlements qui visent à assurer l’abondance sur les marchés ne manquent pas d’être enfreints par les différentes catégories d’acteurs : fournisseurs forains, marchands de grains et boulangers lyonnais. Ensuite, la surveillance des cours des céréales et la fixation des prix du pain suscitent des contestations, en particulier de la part des boulangers, contestations qu’il n’est pas facile de vaincre, même si la population est prête à défendre elle-même une politique destinée à la protéger. Enfin, la constitution, éphémère d’abord, définitive ensuite, de la Chambre d’Abondance, destinée à faire des réserves de grains pour les périodes de pénurie, soulève de vives critiques, liées aux effets pervers d’un approvisionnement public fondé sur la vente à perte en temps de crise, et donc sur la nécessité de survendre les blés, une fois la crise finie, afin de rétablir l’équilibre financier. Dans les autres secteurs de l’alimentation, la fixation des prix n’empêche pas la pratique, apparemment générale, du marchandage. Dans le monde de la boutique, les transactions font une très large place au crédit, dont la mémoire peut être orale, mais plus souvent matérielle, soit sous forme de tailles conservées en double exemplaire par le commerçant et le client, soit, de plus en plus fréquemment sans doute, sous forme de papiers manuscrits. Les éventuels progrès du document écrit s’inscrivent toutefois dans une logique d’échanges encore largement fondée sur la réputation et la confiance. Il reste que celle-ci est parfois trahie par des commerçants peu scrupuleux, qui trichent sur la qualité des marchandises ou sur les poids et mesures, malgré les contrôles de la municipalité, en particulier dans le domaine de l’étalonnage.
71Dans sa conclusion, l’auteur souligne la profonde imbrication des économies formelle et informelle dans le commerce alimentaire. Que le consulat lyonnais comme le Gouvernement royal soient engagés, au xviie siècle, dans une politique de réglementation des échanges ne peut remettre en question, au moins à moyen terme, une telle imbrication, non seulement parce que celle-ci assure la flexibilité du commerce alimentaire urbain, mais parce qu’elle est inhérente à l’organisation de la société urbaine : « Étroitement enchevêtrées, les formes légales et illégales de l’échange ne sont en réalité que les deux pans d’un même monde, celui d’une économie urbaine encore profondément “enchâssée” dans le social. » La clé de cette économie du quotidien d’Ancien Régime, foisonnante et polymorphe, est donc le lien social, ce qui milite pour une histoire autant sociale qu’économique des échanges en milieu urbain.
72On ne peut qu’adhérer à cette règle de méthode, qui, au reste, semble avoir déjà inspiré plusieurs des historiens ayant travaillé sur cette question. De façon plus générale, l’ouvrage d’Anne Montenach n’est pas un livre de rupture : toutes les observations faites à propos du commerce alimentaire à Lyon au xviie siècle ont déjà été faites à propos de telle ou telle ville française d’Ancien Régime, dans le cadre d’enquêtes sur la société urbaine, le monde des corporations ou l’approvisionnement alimentaire. En revanche, c’est un livre de consolidation, et c’est ce qui fait toute sa valeur : alors que la connaissance du commerce alimentaire urbain reposait précisément sur une collection de travaux qui n’en avaient jamais fait leur objet d’étude principal et qui portaient souvent sur le cas parisien au xviiie siècle, la communauté savante dispose désormais d’une solide enquête centrée sur ce thème précis et sur une ville de province au xviie siècle. L’analyse gagne donc en cohérence et en continuité, même si on peut lui faire le reproche de ne pas avoir cherché à dialoguer avec les travaux préexistants, soigneusement recensés en bibliographie, occasionnellement cités en notes infrapaginales, mais jamais réellement convoqués pour comparaison ou discussion dans le cœur de la démonstration.
73Reynald Abad
Nicolas Lyon-Caen, La Boîte à Perrette. Le jansénisme parisien au xviiie siècle, Paris, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 2010, 558 p.
74Ce livre, composé d’une introduction, de huit chapitres, d’une bibliographie indicative et d’une table des noms propres, est bien écrit et agréable à lire. L’auteur étudie dans les moindres détails (économiques, politiques, sociaux, familiaux…) le groupe de la bourgeoisie janséniste parisienne au xviiie siècle, essentiellement à partir du procès de Jean Soanen, évêque de Senez et du décès du diacre Pâris en 1727 ; c’est-à-dire au moment où le jansénisme change de nature avec notamment le mouvement convulsionnaire. Le travail de dépouillement d’archives effectué est considérable. Une liste exhaustive en fin d’ouvrage des sources manuscrites et imprimées aurait mis en valeur les fonds consultés, notamment ceux de la bibliothèque de la Société de Port-Royal, et facilité les recherches des amateurs et spécialistes de la question janséniste. Les notes de bas de page montrent néanmoins la multitude des fonds utilisés : archives nationales, archives départementales, BnF, bibliothèque de l’Arsenal, bibliothèque de la Société de Port-Royal, Bibliothèque historique de la ville de Paris, ainsi que le fonds Port-Royal d’Utrecht, en particulier la correspondance de Guénin avec Dupac de Bellegarde. La restitution des découvertes archivistiques dans l’étude est soigneusement élaborée par des exemples bien choisis qui étayent l’argumentation de l’auteur.
75Dans son introduction (p. 7-21), N. Lyon-Caen explique sa méthode qui repose sur une masse documentaire importante et sur une bibliographie qui ne l’est pas moins, puisque l’auteur a consulté de nombreux ouvrages de langues française et anglaise. Les travaux de sociologie sont souvent cités. Ceux du sociologue Durkheim ont influencé l’argumentation de l’auteur. Ce dernier réussit à concilier les méthodes de travail des historiens, des sociologues et des généalogistes. Il explique ses choix, ses méthodes et sa problématique : « Aussi les pages qui suivent visent-elles à décrire les modalités de la rencontre de cette fraction des élites parisiennes avec le jansénisme et à en identifier les enjeux » (p. 11). Dans le premier chapitre : Port-Royal, un passé recomposé (p. 23-84), l’auteur fait un bilan et une synthèse historiographique du jansénisme. Mais ce dernier est polymorphe et N. Lyon-Caen, après avoir rappelé la rupture sociologique qui existe entre les deux mouvements jansénistes : celui du xviie siècle et celui postérieur à la Constitution Unigenitus, analyse celui de la fin des années 1720, avec une nouvelle approche centrée sur l’élite de la bourgeoisie parisienne appartenant aux Six Corps « regroupement des six principales corporations marchandes » de la capitale et ses liens ténus ou incontestables avec le jansénisme. Sont qualifiées de jansénistes les personnes s’opposant à la bulle Unigenitus, ceux participant au mouvement convulsionnaire ou s’étant déclarés amis de la vérité dans un document à caractère public (acte d’Appel, les Nouvelles ecclésiastiques) ou privé (testaments, correspondance…). La reconstruction du mythe de Port-Royal et sa mémoire mise en scène sont explicitées. Le figurisme est ensuite détaillé, depuis ses origines avec l’abbé Duguet, son épanouissement et sa diffusion à partir du séminaire oratorien de Saint-Magloire et du rôle de l’abbé d’Étemare.
76Le deuxième chapitre La formation d’une communauté croyante (p. 85-152) est riche d’enseignements. L’auteur montre les changements s’opérant au sein du groupe janséniste dans lequel l’importance des ecclésiastiques, écrasante lors des Appels s’opposant à la bulle Unigenitus, s’amenuise par la suite au profit des laïcs. En effet, le procès de Soanen, le mouvement convulsionnaire, les « miracles » du diacre Pâris, la déclaration royale de mars 1730 qui fait de la bulle Unigenitus une loi d’État changent la donne. Le rôle des laïcs devient déterminant dans les fabriques paroissiales, dans la gestion de la « boîte à Perrette ». D’ailleurs, le mode de fonctionnement de ce système financier clandestin du mouvement janséniste, est bien synthétisé (p. 129-136), noms et montants sont indiqués et la « boîte à Perrette » est administrée vers 1780 par « des avocats pour l’essentiel » avec un capital s’élevant entre 2,5 et 3 millions de livres. Les miraculés du diacre Pâris jouent un rôle central et fédérateur dans la communauté janséniste parisienne. Les miraculés et les pèlerins sont identifiés à partir de diverses sources qu’elles soient jansénistes (nécrologes, mémoires, correspondances, testaments, Nouvelles ecclésiastiques) ou policières (rapports de police). Les bourgeois soutiennent financièrement les clercs persécutés, les hébergent ou les emploient et manifestent leur soutien à la canonisation du diacre. Les pages consacrées au périodique clandestin janséniste les Nouvelles ecclésiastiques ou Mémoires pour servir à l’histoire de la Constitution Unigenitus imprimées à partir de 1728 (p. 122 à 126) évoquent ces changements, sa gestion et les divergences au sein du groupe qu’elles soient théologiques ou politiques. La lecture de ce périodique et des nécrologes devient une pratique communautaire de cette bourgeoisie, de même que les pèlerinages et le voyage à Port-Royal.
77Le chapitre trois est intitulé : Le jansénisme en famille (p. 153-215). Les familles « jansénistes » sont généralement influentes et solidement implantées à Paris depuis des décennies. Le désir d’ascension sociale n’est pas abandonné mais devient parfois secondaire. Les mariages permettent de consolider le groupe janséniste. Avoir dans sa parentèle un prêtre appelant ou un « miraculé » permet de tisser des alliances au sein de ces corporations ou d’en créer de nouvelles, notamment dans le milieu de la judicature. Des généalogies de familles jansénistes sont retracées. S’appuyant notamment sur les travaux de Daniella Kostroum, l’auteur aborde le rôle des femmes. Engagées, ardentes militantes, cultivées, certaines sont de redoutables « théologiennes ». Les filles de l’architecte Danjan, par exemple, étaient capables âgées d’une dizaine d’années de « réciter par cœur les Évangiles à leur grand-mère maternelle ». L’auteur dresse même le portrait de la femme selon les critères jansénistes (p. 161-162).
78« À l’enseigne de Jansen, marchandise et dévotion » est le titre du chapitre quatre (p. 217-279) dans lequel sont abordés les liens entre le monde des affaires et le jansénisme. Peut-on concilier les deux ? L’appartenance à la communauté janséniste stimule le négoce et l’ascension sociale au sein des Six Corps. Le pragmatisme l’emporte dans le milieu marchand, moralité et théologie sont adaptées à la réalité mercantile. Le chapitre cinq Les élites de la grâce (p. 281-342) met en exergue la différence entre ce jansénisme laïc et celui du xviie siècle. Le rôle des prêtres s’est fortement étiolé au sein de la communauté des amis de la vérité. Les laïcs se sont approprié certaines fonctions sacerdotales (communion, hosties) et une autonomie relative impensable au xviie siècle. Le culte des reliques et les lectures pieuses se développent dans le cadre familial. Sociabilité et charité sont étudiées dans le chapitre six : Les œuvres ou la résolution de l’aporie de la grâce (p. 343-402). Les fabriques paroissiales, les compagnies de charité sont administrées par l’élite bourgeoise janséniste, dont les membres se révèlent être de bons gestionnaires apportant aide et secours aux « vrais pauvres », enfants et vieillards. L’éducation revêt dans ce groupe une importance capitale et est dispensée dans des petites structures d’enseignements jansénistes (les sœurs de Sainte-Marthe éduquant les filles et les frères Tabourin les garçons). L’implication dans ces institutions paroissiales constitue un acte d’engagement religieux et social.
79Dans le chapitre sept : Les refus de sacrements au prisme du local (p. 402-462), l’auteur analyse les conflits opposant les laïcs et les ecclésiastiques antijansénistes. Il s’intéresse à la querelle des refus de sacrements, dont l’essentiel se déroule à Paris entre 1749 et 1756. L’analyse des procès montre en définitive que ces affaires amplifient le désintérêt des jansénistes pour les prêtres acceptant la bulle Unigenitus et envers les curés, provenant souvent de la province, refusant les sacrements à leurs paroissiens alors même que la déclaration du parlement d’avril 1752 interdit ce type de pratique. Ces conflits renforcent ou encouragent l’autonomie religieuse familiale de cette bourgeoisie parisienne, qui s’enferme dans un conservatisme social. Dans le chapitre huit intitulé : Corps publics et participation politique (p. 462-524) l’auteur utilise des documents rédigés par des notaires ou des avocats qui démontrent l’attachement de ces derniers à une monarchie qui préserve les laïcs de l’arbitraire de l’Église dans le domaine des sacrements. Les réformes (Maupeou, Turgot), entreprises dans les années 1770, impulsent un mouvement d’extinction du corporatisme et ont pour corollaire l’éloignement des élites bourgeoises des charges publiques. Les jansénistes vont délaisser les institutions locales. « Le jansénisme a permis à ses adeptes de rester unis (ou de s’unir) autour d’une culture civique qu’il a puissamment contribué à maintenir vivante, mais sans chercher (ou parvenir) à devenir une forme de religion civile sacralisant l’ordre politique selon le rêve des Lumières » (p. 527-528). L’ouvrage apporte un éclairage nouveau sur ce jansénisme qui s’épanouit dans une catégorie de la bourgeoisie parisienne. On se demande cependant si le modèle parisien décrit par N. Lyon-Caen est applicable dans les provinces du royaume de France et dans les États européens abritant des communautés jansénistes. En fin de compte, le jansénisme, quelle que soit son apparence, est une affaire d’élite cléricale et/ou bourgeoise.
80Philipe Moulis
Antoine Germa, Benjamin Lellouch, Évelyne Patlagean (dir.), Les Juifs dans l’histoire, de la naissance du judaïsme au monde contemporain, Seyssel, Champ Vallon, 2011, 917 p.
81Pari scientifique et éditorial de taille, la publication de cet ouvrage constitue à maints égards un événement. Et ce bien au-delà du champ des seules « études juives ». Car embrasser tout ou presque de l’histoire des Juifs à travers le monde et les siècles constituait assurément un premier défi périlleux ; et rassembler des synthèses à la fois claires, complètes et érudites un second, non moins important. Ces obstacles, Antoine Germa, Benjamin Lellouch et Évelyne Patlagean, laquelle n’a malheureusement pu voir cette œuvre en son état définitif, les ont remarquablement évités et dépassés, aidés de 26 autres contributeurs choisis parmi les meilleurs spécialistes ; ils offrent au lecteur une somme de grande valeur.
82D’autres entreprises analogues – les coordinateurs le rappellent en introduction – furent naguère lancées avec succès : citons notamment, en langue française, l’Histoire universelle des Juifs, publiée sous la direction d’Élie Barnavi (1992), ou les quatre volumes consacrés à La Société juive à travers l’histoire dont Shmuel Trigano fut le maître d’œuvre (1992-1993). Toutes deux font autorité et Les Juifs dans l’histoire n’en constituent nullement une redite. Une problématique claire, inédite à cette échelle, confère en effet à cet ouvrage sa spécificité, comme sa cohésion : analyser la place des Juifs dans l’histoire et non simplement à travers elle, seule démarche à même de prouver que « leur devenir est l’une des facettes du devenir des sociétés dont ils font partie, et qu’en retour le devenir de ces sociétés façonne celui des Juifs » (p. 11). Cette grille de recherche, que les contributions observent en général assez fidèlement, instaure un véritable dialogue entre les périodes et les thèmes abordés.
83Les auteurs soulignent avec raison que « les Juifs demeurent […] le plus souvent un objet de l’histoire d’autrui » (p. 9). Et, ajoutera-t-on, une tendance historiographique ancienne mais parfois tenace a contribué à ancrer l’idée selon laquelle c’était même souvent « autrui » qui conférait au Juif son historicité, son existence. Loin de ce tropisme aux accents sartriens en un sens, selon lequel « c’est l’antisémite qui fait le Juif », l’ouvrage envisage pleinement les Juifs comme acteurs de l’histoire, en de multiples périodes et situations.
84Des origines lointaines du « peuple » juif à l’histoire du temps présent, tous les épisodes connus ou moins connus font l’objet d’analyses et de synthèses toujours stimulantes et fouillées. D’utiles rappels sur les origines du judaïsme (André Lemaire), sur la formation du corpus biblique (Devorah Dimant) ou l’élaboration de la loi hébraïque (Francis Schmidt) confèrent à l’ouvrage et au lecteur un solide socle permettant une compréhension scientifique des fondements du judaïsme, et ce dans une stricte perspective historique, tâche délicate – de même que pour les pages consacrées à l’Antiquité biblique – compte tenu de la nature des sources. À ce sujet, l’on saluera le constant souci de précision manifesté par les auteurs, servie par les derniers acquis de la recherche et même de l’archéologie. Au fil des chapitres, le lecteur se surprend quelquefois à (re)découvrir un passé parfois mal connu ou tombé dans l’oubli. Là où l’ouvrage ne constitue pas une collection de contributions éparpillées, c’est qu’aucune période n’est laissée dans l’ombre ; aussi s’avère-t-il possible de suivre les complexes destinées des Juifs sans bond aveugle. Cela permet de saisir l’ensemble des évolutions à l’œuvre, notamment aux riches périodes médiévale et moderne, et de percevoir le faisceau de leurs temporalités, dans un esprit résolument comparatif. Cela se conçoit aisément, l’histoire contemporaine occupe plus de la moitié de l’ouvrage : l’affirmation des nations, des nationalismes, l’émergence du sionisme, l’irréversible montée des fascismes, avec comme tragique épicentre la Shoah, pivot de l’histoire des Juifs, puis la création de l’État d’Israël se conjuguent pour transfigurer le sort des Juifs, à tel point que Régine Azria peut écrire qu’« à elle seule, la seconde moitié du xxe siècle a sans doute pesé aussi lourd sur le destin des juifs que les vingt siècles qui l’ont précédée » (p. 629).
85Et pourtant, à travers les siècles, se dégagent des attitudes, traits et phénomènes assez constants. Un ouvrage aussi riche et volumineux ne se laisse certes pas résumer – au risque d’une extrême simplification – aussi facilement, mais trois orientations frappent par leur permanence.
86L’histoire des Juifs se confond d’abord avec d’incessants exils et migrations, aux origines variées, mais qui donnent naissance à une véritable culture d’exil, une culture diasporique, tout autant qu’ils obligent à de multiples adaptations. Chassés, réduits à la fuite ou désireux d’améliorer leur sort, les Juifs emportent chaque fois avec eux une longue expérience, nourrie par une omniprésente mémoire. Entre autres exemples, dans l’Empire ottoman contemporain, le souvenir de l’expulsion d’Espagne, lors de la Reconquista (dont l’analyse de Bernard Vincent offre d’ailleurs de multiples perspectives), et du sort offert aux Juifs dans leurs pays d’accueil, était toujours vivace et faisait l’objet de célébrations fréquentes (Benjamin Lellouch). Il n’est pas de période, et encore moins parmi les plus récentes, qui n’ait donné sa propre illustration du « Juif errant ».
87Comment dès lors concilier désir d’intégration, voire d’assimilation, et préservation d’une « identité » juive ? Une constellation d’attitudes parfois tourmentées s’observe. Si certains Juifs, depuis les temps reculés, ont toujours su concilier les deux aspects, d’autres optaient pour des attitudes plus marquées : par exemple, dans l’Antiquité, à côté de Philon d’Alexandrie ou Flavius Josèphe, qui assumaient l’imbrication de leurs identités, figuraient des Juifs hellénisés à l’extrême, désireux d’effacer toute trace, même physique, de leur judéité (Monique Alexandre). On appréciera à ce propos, pour l’ensemble des époques, la finesse des analyses relatives à ces délicats sujets, comme les facteurs menant à la conversion au xixe siècle ou l’intéressante distinction entre intégration, acculturation, assimilation, autant de termes qui font débat (Évelyne Oliel-Grausz), ou encore la diversité des manières d’« être juif » après 1945 (Régine Azria). À l’inverse, de nombreuses manifestations d’affirmation identitaire caractérisent certains Juifs, sans que les frontières des comportements soient toujours claires à distinguer : représentatif quoique somme toute atypique apparaît ainsi le cas de Léon Pinsker, qui se tourna vers le sionisme après avoir constaté que l’assimilation ne préservait en rien de l’antisémitisme, preuve administrée à ses yeux par les terribles pogroms assombrissant le territoire russe à la fin du xixe siècle. Cette articulation complexe entre intégration et identité, entre universalisme et particularisme se retrouve d’ailleurs au cœur de l’État d’Israël, dont la nature fait l’objet d’un remarquable développement (Alain Dieckoff).
88Ces aspects se conjuguent cependant à l’aune d’une troisième constante : l’antijudaïsme, devenu plus tard antisémitisme. Rares sont les moments qui en sont exempts, même si certains pays s’y prêtent nettement moins que d’autres. Ses causes et manifestations peuvent différer, allant de l’intimidation à l’extermination, mais l’antisémitisme demeure bien un paramètre avec lequel les Juifs doivent compter. Le judaïsme a d’ailleurs souvent été confiné au stade de religio licita. On aurait cependant apprécié des développements plus nombreux sur le philosémitisme, phénomène d’ailleurs non dépourvu d’ambiguïté parfois.
89Les derniers chapitres closent l’ouvrage sur un bilan : le judaïsme subit une profonde recomposition : alors qu’avant 1939, 60 % des Juifs vivaient en Europe, ils n’y sont plus que 10 % actuellement. Le rôle de la « communauté » change également, de même que la perception de la judéité, dans et hors du judaïsme.
90Ces remarques sont loin d’épuiser la richesse de cette véritable somme, qui ravira le spécialiste comme le curieux. Le propos est toujours clair, pondéré ; jamais les aspérités de l’histoire ne sont gommées. Index, glossaire et chronologie traduisent un évident souci pédagogique. Des cartes d’excellente facture mais trop peu nombreuses viennent accroître la clarté des développements. Tout cela permet de penser que l’ouvrage fera date. Peut-on parler d’histoire totale pour un ouvrage s’attachant au devenir d’une communauté ? C’est en tout cas l’idée qui vient à l’esprit.
91Jérémy Guedj
Philipe Berthier, Stendhal. Vivre, écrire, aimer, Paris, Éditions de Fallois, 2010, 542 p.
92Avec cette nouvelle biographie, Philipe Berthier cherche moins à nous révéler du nouveau sur la vie d’Henri Beyle qu’à se montrer fidèle à l’auteur. Ce qui distingue son ouvrage d’autres biographies de Stendhal, c’est la conception vraiment stendhalienne de son projet – nous faire « aller d’un bon pas à sa rencontre, […] le rêver, […] le lire, bien sûr ; mais aussi le chanter » (p. 12) – et le ton vif, enlevé, plein d’humour et d’enthousiasme de l’ouvrage. Disons-le d’emblée, en conciliant la profonde connaissance qu’il a de son sujet – tout y est, tout se tient – et la relation amicale et légère qu’il entretient avec l’auteur, Berthier a gagné son pari de nous faire faire connaissance personnellement avec cet individu à la fois si humain et si singulier.
93Dans les années 1830, Stendhal s’est demandé si le roman devait avant tout décrire l’aspect physique des gens ou bien peindre leurs caractères et leurs passions (p. 347). Comme lui, Philipe Berthier opte pour un équilibre harmonieux entre les deux dans Stendhal. Vivre, écrire, aimer. Henri Beyle y devient Stendhal lorsqu’il commence à publier sous ce nom et la biographie s’enrichit alors de commentaires pertinents, élégants et concis sur les œuvres et leur réception. Pour mieux « chanter » Stendhal, Berthier place chaque chapitre sous le signe de l’opéra, avec en exergue une citation en italien de Rossini, Crescentini-Zingarelli, Cimarosa, Verdi, Mozart, Puccini, Paisiello, et même une en allemand de Haydn, à la Stendhal, en somme. Les titres des chapitres, et à l’intérieur de ceux-ci des sections, illustrent les thèmes dominants d’une période de la vie d’Henri, période en général de deux ou trois ans, et davantage dans les deux premiers chapitres. Par exemple, couvrant « l’arrièrepays », c’est-à-dire le patrimoine « à la fois Dauphinois et Provençal » d’Henri Beyle, le premier chapitre donne le ton de l’ouvrage en relativisant dès l’abord certains jugements incisifs portés par notre auteur sur sa ville natale de Grenoble (« Haro sur Cularo ») et sur « l’infâme Chérubin », son père. Il a en outre l’avantage d’apporter une réponse à une question que d’autres que l’auteur de ce compte rendu se sont peut-être posée : où Stendhal était-il allé chercher les théories sur les races exposées dans Les Mémoires d’un touriste ? Chez le docteur William Edwards (p. 15 et p. 290).
94Dans les deux chapitres consacrés aux années grenobloises d’Henri, avant et après la mort de sa mère, se dessine le portrait d’un enfant blessé, mais déjà et surtout différent des autres et conscient de l’être. Comment mieux rendre compte de la rébellion formative du petit Beyle, seul républicain de la famille, qu’en nous offrant ce tableau du jeune « insurgé » promenant « en triomphe un petit drapeau tricolore cousu de ses mains » ou couvrant les murs de graffiti patriotiques – « Vivre ou mourir ; il est beau, il est doux de souffrir pour la patrie » (p. 61) ? Comment mieux expliquer sa fidélité d’adulte à cette révolte initiale qu’en évoquant la guillotine portative avec laquelle Stendhal – faire rimer avec « scandale » (p. 11) – continuait de guillotiner son sucre, et donc de provoquer son entourage, presque quarante ans plus tard ! (p. 365.)
95L’amour, on le sait, a occupé la place de choix dans la vie de Stendhal : selon les confessions d’Henry Brulard, celle-ci « pouvait se résumer » à une succession de femmes aimées. Depuis son amour d’adolescent pour l’actrice Virginie Kubly, amour et art (musique, opéra, théâtre) sont étroitement liés dans cette « alchimie fondatrice de l’érotique stendhalienne » où s’unissent « amour et silence, désir et contemplation, […] ferveur et lointain » (p. 85-86). « Beaux mensonges », « merveilleuses impostures », art et amour n’en sont pas moins les seuls moyens d’échapper à la gravité, de transcender la banalité du réel, d’où l’attirance de Stendhal pour l’artiste – cantatrices, peintres, compositeurs – personnage-clé de l’expérience esthétique, cette « surprise impossible à programmer » (p. 245).
96Si « être stendhalien […] ce n’est pas seulement admirer des textes » mais aussi « cultiver une relation élective avec l’idiosyncrasie de l’homme qui les a écrits » (p. 467), mieux connaître Henri Beyle ne veut pas nécessairement dire mieux l’aimer. Le grand mérite de cette biographie est de ne pas chercher à encenser Stendhal, mais de le présenter tout nu, et par là on ne veut pas dire seulement qu’on apprend beaucoup de choses sur sa vie sexuelle, mais aussi qu’on le découvre sous ses mauvais côtés, malheureux pendant l’enfance certes, mais aussi gâté et méchant ; étudiant pauvre et isolé à Paris, mais aussi ingrat envers les Daru, ses protecteurs ; maladroit en amitié, en société (il ne sait pas tenir sa langue) ; faisant du zèle et outrepassant ses fonctions dans ses relations professionnelles et d’ailleurs plus porté sur le plaisir que sur le travail – administratif, s’entend. On savait déjà que le patriote républicain n’aimait le peuple qu’en théorie ; qu’il avait pris à d’autres une partie de la matière de ses premiers livres (p. 225) – mais sous la Restauration est-ce vraiment plagier que d’emprunter des idées ? Berthier semble aussi penser qu’il fut peut-être moins féministe qu’on a pu le croire (p. 449). Bref, avis à ceux et celles qui seraient tentés de faire de Stendhal leur idole : il n’était pas parfait.
97Et pourtant, on ne peut s’empêcher de l’aimer quand même, sans doute parce que sa philosophy of life nous est sympathique dans la mesure où elle privilégie le moi, la vie, et le pleasure principle, et peut-être aussi parce qu’on envie Stendhal d’avoir osé et réussi à vivre ainsi. Berthier définit ce beylisme comme une affirmation de la liberté de l’individu face aux lois du monde ; comme un rejet des comportements et modes de pensée automatiques (p. 54) ; mais aussi comme un refus de fermer les yeux sur les difficultés de la vie ; de se laisser vaincre par elles (p. 222) ; ou de s’attendrir sur soi (p. 233), voire sur les autres (p. 249). Lire, écrire, fréquenter les théâtres et l’opéra sont les moyens les plus sûrs de surmonter les grandes crises – il est prêt à se brûler la cervelle pour Métilde – mais pas toujours. L’épisode le plus émouvant de cette biographie est peut-être celui où est relatée la retraite de Russie telle qu’Henri Beyle l’a vécue (p. 205-213) et l’importance qu’elle a eue sur l’écrivain : « Au fond de la Bérézina, Henri a jeté le gaufrier des “Belles-Lettres” évidemment hors d’usage » (p. 206).
98Bien entendu, l’ouvrage de Philipe Berthier retrace méthodiquement la carrière d’écrivain de Stendhal, de sa vocation d’adolescent à sa venue relativement tardive à l’écriture et « son entrée à cinquante-trois ans […] dans la cour des grands » (p. 454). Les notes renvoient pour la plupart aux œuvres de Stendhal. L’ouvrage comprend en outre une bibliographie critique qui ne se veut pas exhaustive (peu d’autres biographies y sont mentionnées) et plusieurs index : noms, lieux, œuvres de Stendhal, œuvres littéraires citées, peinture et musique. En somme, une biographie érudite et juste, mais spirituelle et fascinante à lire, dont Stendhal sort triomphant comme un être fidèle à ses priorités : vivre, écrire, aimer.
99Marie-Pierre Le Hir
Thomas Le Roux, Le Laboratoire des pollutions industrielles. Paris, 1770-1830, Paris, Albin Michel, coll. « L’évolution de l’humanité », 2011, 552 p.
100Issu d’une thèse dirigée par Denis Woronoff et soutenue en 2007, l’ouvrage traite de la régulation des nuisances industrielles à Paris, en embrassant une période qui va des dernières décennies du xviiie siècle à la fin de la Restauration. Le choix de cette période qui enjambe la Révolution permet à Thomas Le Roux de revisiter la question des relations entre la capitale et l’industrie et de replacer dans une perspective temporelle large le célèbre décret impérial du 15 octobre 1810 sur les manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode.
101Appuyée sur de nombreux exemples, la thèse principale de l’ouvrage met en évidence une transformation profonde du régime de régulation des nuisances industrielles dans la capitale, cette mutation importante s’opérant dans un contexte marqué à la fois par une évolution de la nature même des activités industrielles et des bouleversements politiques majeurs.
102Structuré en trois parties et neuf chapitres, le livre adopte un plan chronologique pour retracer l’histoire de l’arbitrage entre les avantages et les inconvénients de la présence des établissements industriels en ville au tournant des xviie et xixe siècles. Consacrée à la période qui va de 1770 à 1789, la première partie examine les modes traditionnels de régulation des nuisances à Paris sous l’Ancien Régime. Assurer un compromis entre les intérêts d’une part des habitants et d’autre part des industriels ou artisans, autrement dit veiller à la santé publique et faire une place en ville aux activités qui la font vivre est alors principalement l’affaire de la police parisienne, c’est-à-dire de son lieutenant général et des 48 commissaires de quartier, même si de multiples autres institutions ont également leur mot à dire. La régulation des nuisances occasionnées par les activités artisanales et industrielles se fonde alors essentiellement sur un corpus réglementaire que chacune des institutions impliquées alimente et sur la concertation. La jurisprudence progressivement établie s’efforce de prévenir les risques d’accident et les dangers, comme l’incendie ou l’explosion, et de mettre à distance des habitations les activités les plus nuisibles à la salubrité publique. L’attention portée à la qualité des eaux conduit, quant à elle, à imposer des localisations, par exemple en aval de la Seine, aux industries les plus polluantes dont l’installation est soumise à une autorisation préalable. Face à la montée des plaintes et à la mise en évidence des effets nocifs de l’industrie par les physiciens et médecins, le lieutenant général Lenoir tente à partir de 1775 de mettre en œuvre des mesures plus radicales de résorption des nuisances et de constituer un pouvoir administratif fort en charge de ces questions. D’abord soutenues politiquement, les initiatives de Lenoir se soldent en définitive globalement par des échecs. L’expérimentation se heurte notamment aux résistances des structures traditionnelles policières et judiciaires de régulation des nuisances, par ailleurs critiquées par le secteur économique. Au nom de l’encouragement de l’innovation technique, du soutien à la concurrence avec les fabriques étrangères et du libéralisme, des industries nouvelles, comme la fabrication d’acides forts ou de vernis, obtiennent des dérogations à l’ancien ordre de régulation des nuisances et s’installent impunément à Paris.
103La deuxième partie explore la période qui va de la table rase révolutionnaire à 1817, au sein de laquelle Thomas Le Roux distingue trois moments. Placé sous le sceau de l’improvisation, le premier moment, qui va de 1789 à 1795, est celui de la réorganisation, marquée par la disparition des anciennes institutions et la concentration des instances de régulation. Avec le Directoire, s’affirme ensuite nettement la priorité à donner à l’industrialisation de la capitale, qui doit participer de l’effort de guerre. À partir du Consulat, c’est à la toute nouvelle Préfecture de police qu’échoit l’administration de la salubrité dans la capitale. Ses décisions s’appuient sur les avis d’un collège d’experts scientifiques, le Conseil de salubrité, créé en 1802 sous les auspices du chimiste et ministre de l’Intérieur Chaptal. Thomas Le Roux montre qu’il rassemble essentiellement des savants proches des milieux industriels et du pouvoir exécutif. À partir de 1804, la priorité donnée à l’industrialisation de Paris s’affiche dans des textes réglementaires et la logique libérale triomphe. Le blocus continental fait, en outre, du développement de l’industrie un devoir patriotique. En soumettant l’installation des établissements répandant des odeurs insalubres à une demande administrative préalable en 1810 puis en rendant obligatoires, cinq ans plus tard, les enquêtes de commodo et incommodo pour tous les établissements parisiens ou situés dans les communes limitrophes de la capitale, les pouvoirs publics consacrent le poids de l’Administration au détriment de la justice dans la régulation des nuisances industrielles et offrent aux industries des outils qui, en pratique se révèlent être des instruments de légitimation de leur présence pérenne en ville. L’année 1817, au cours de laquelle le préfet de police décide de présider le Conseil de salubrité, clôt cette période de reconfiguration institutionnelle de la gestion des nuisances et de la définition d’une nouvelle doctrine à l’égard des activités polluantes.
104Abordant l’époque de la Restauration, la dernière partie de l’ouvrage de Thomas Le Roux s’attache à analyser la mise en œuvre pratique de cette nouvelle politique. Il y montre comment une pensée hygiéniste confiante dans les progrès des procédés industriels et dans leurs capacités à amoindrir les inconvénients croissants que les fabriques suscitent pour leur environnement constitue un argument puissant en faveur des autorisations d’installations dans la capitale. En incitant à des aménagements des espaces et procédés productifs et en forgeant progressivement un arsenal de préceptes supposés remédier aux effets nocifs pour la santé du fonctionnement des établissements industriels, les hygiénistes permettent de désamorcer les plaintes de voisinage et de faire accepter des activités polluantes ou dangereuses en milieu urbain.
105L’ouvrage met bien en évidence les stratégies des grands industriels, en particulier ceux de l’industrie chimique en plein essor, et la façon dont leur proximité avec le pouvoir politique, mais aussi l’idéologie hygiéniste ou une politique industrialiste leur permettent dans le premier tiers du xixe siècle de faire fonctionner sans trop d’entraves leurs établissements à proximité des habitations parisiennes en dépit de leur cortège de nuisances, ce qui n’aurait vraisemblablement pas été possible sous l’Ancien Régime. Cependant, la place accordée à la contestation, aux plaintes des opposants et aux résistances locales, c’est-à-dire aux perdants de cette histoire, apparaît réduite, même si elle s’explique en grande partie par le peu de traces laissées dans les sources disponibles. La critique de certaines sources abondamment convoquées dans la première partie du livre, en particulier les Mémoires du lieutenant de police Lenoir ou le Journal de Paris qui se révèle être un outil de propagande municipale, aurait, par ailleurs, également pu conduire l’auteur à en faire un usage mieux circonscrit. L’ouvrage de Thomas Le Roux n’en constitue pas moins un livre de référence sur l’histoire de l’industrialisation à Paris et de l’instauration d’une « nouvelle alliance entre l’État, la science et l’industrie » à la charnière des xviiie et xixe siècles.
106Nathalie Montel
Xavier Paulès, Histoire d’une drogue en sursis : l’opium à Canton, 1906-1936, Paris, Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, coll. « En temps et lieux », 334 p.
107« Sans l’opium, l’histoire chinoise aux xixe et xxe siècles aurait été fort différente », écrit Timothy Brook auteur avec Wakabayashi Bob Tadashi d’un recueil d’articles qui inaugure une histoire comparative de cette drogue : Opium Regimes: China, Britain and Japan, 1839-1952 (Berkeley, 2000). On sait en effet que les guerres menées par la Grande-Bretagne rejointe par la France puis par d’autres grandes puissances pour ouvrir par la force le marché chinois entre 1839 et 1860 à leur production manufacturière ont reçu de leurs contemporains l’appellation de « guerres de l’opium ». Par la suite, cette drogue a financé pour une bonne part l’expansionnisme japonais en Chine, les activités des « seigneurs de la guerre » dans les années vingt ainsi que celles du Guomindang sous Tchiang Kaï-chek (Jiang Jieshi en transcription actuelle), voire même, durant la guerre « sino-japonaise » (1937-1945), celles des communistes installés à Yan’an au nord Shaanxi. Ces nouvelles guerres de l’opium concernaient désormais surtout la production chinoise d’opium qui s’était développée au Sichuan entre 1870 et 1880, puis au Yunnan au point d’évincer peu à peu sans jamais la faire totalement disparaître l’importation de l’opium du Bengale et du centre de l’Inde, officiellement interdite par la Grande-Bretagne le 31 mars 1917. Vue sous cet angle, l’histoire de l’opium relève de l’histoire diplomatique, politique, économique, voire militaire. Les chercheurs ont mené des enquêtes sur la fourniture de la drogue, sa production, son transport, ses réseaux de distribution.
108La tendance que l’on observe parmi eux depuis les années 1990, apparue notamment avec l’article retentissant de R. K. Newman paru dans Modern Asian Studies en octobre 1995 « Opium Smoking in Late Imperial China: a Reconsideration » est d’établir que cette vision traditionnelle exagérait les ravages de la drogue présentée comme le fléau majeur explicatif de la crise chinoise des deux siècles derniers. La Chine qui est « l’homme malade » de l’Extrême-Orient était malade de l’opium. Le pouvoir communiste a fait de l’éradication de la drogue un point important dans le bilan de ses succès et confirmé par là même cette présentation. Le livre de Xavier Paulès s’inscrit dans ce courant qui révise quelque peu l’histoire de l’époque républicaine, tout en présentant une triple originalité. Tout d’abord, Xavier Paulès a utilisé des sources chinoises très peu exploitées avant lui comme le périodique Judu uekan (« Mensuel pour la suppression de la drogue ») en 1924, mensuel édité à Shanghai par l’Association nationale chinoise pour l’interdiction de l’opium entre mai 1929 et janvier 1936. La deuxième originalité de son enquête est qu’elle concerne la ville de Canton, alors que le sujet n’avait été traité que pour Shanghai (Brian Martin, The Shanghai Green Gang: Politics and Organized Crime, 1919-1937, Berkeley, University of California Press, 1996) ainsi que pour le Fujian (Madancy Joyce, The Troublesome Legacy of Commissioner Lin: the Opium Trade and Opium Suppression in Fujian Province. 1820s to 1920s, Cambridge-Londres, Harvard University Press, 2003) et le Sichuan (Li Xiaoxiong, Poppies and Politics in China: Sichuan Province, 1840s to 1940s, Newark (de), University of Delaware Press, 2009). Mais c’est surtout la troisième originalité du livre qui doit être soulignée : à la différence de tous ses prédécesseurs, Xavier Paulès ne s’est pas contenté d’étudier l’offre d’opium. Il a cherché aussi à explorer la demande d’opium. Son premier chapitre (« Histoire matérielle et structurelle ») contient une véritable enquête anthropologique sur la préparation de la drogue, puis sur le matériel utilisé dans les fumeries, les modes de consommation et les effets de la drogue. On y insiste sur la nocivité particulière de l’opium à bas prix, le yantiao, fumé dans des bouges par les coolies. Les chapitres 7 (« Radiographie des fumeurs »), 4 (« géographie de la consommation ») et 5 (« la vie des fumeries »), avec notamment une étude du quartier formé par l’île de Honam (Henan) où se concentre l’essentiel des fumeries de l’agglomération, constituent une contribution appréciable à l’histoire urbaine de la Chine de la première moitié du xxe siècle. Xavier Paulès a pu ainsi développer sur une base solide une démonstration que résume le titre de son livre : l’usage de la drogue a connu entre 1906 et 1936, contrairement à ce que l’on avait communément admis, un recul spectaculaire puisque les opiomanes seraient passés de 15 % de la population totale vers 1890 à 4 % à la veille de la guerre sino-japonaise de 1937. La drogue ne serait donc plus qu’en « sursis », ce qui permit aux communistes de totalement éliminer le fléau en 1950 sans grande difficulté. Les dates qui encadrent son étude sont justifiées par Xavier Paulès. Le 20 septembre 1906, le gouvernement Qing lance un plan de dix ans réaliste et efficace d’éradication progressive de la drogue, qu’il met à l’œuvre avec la collaboration de la Grande-Bretagne entre 1907 et 1911 : cette dernière cesse ses exportations d’opium indien dans les dix ans au rythme où la Chine réduit sa propre production d’opium. On enregistre les fumeurs et on leur attribue des bons qui les autorisent à acheter en des officines ayant pignon sur rue une quantité d’opium en baisse d’une année sur l’autre pour aboutir progressivement au sevrage. Cette politique commençait à porter ses fruits. Mais l’effondrement de l’empire Qing entraîna un affaissement de l’État, connu comme la période des « seigneurs de la guerre ». Dès lors, on assista à une politique de l’opium à deux facettes contradictoires. L’opium permettait le financement des forces armées des différents militaristes qui cherchaient localement à instaurer une sorte de monopole de l’opium. L’opium finança aussi pour une bonne part l’« expédition du nord » (1926-1928) par laquelle Jiang Jieshi réunifia sous son autorité toute la Chine. Dans les années trente, le généralissime passa même une sorte d’accord avec les réseaux de contrebande de l’opium gérés dans la vallée du Yangzi par la Bande verte (Qing Bang) pour mettre en place une sorte de ferme de l’opium. Mais le prix politique à payer était lourd. La santé du peuple était gravement affectée. 7,7 % des meilleures terres du pays étaient cultivées en pavot alors que l’on ne produisait pas assez de céréales. Cette collusion avec des gangsters jetait un doute sur la légitimité du régime. Aussi les autorités menèrent-elles une propagande très efficace pour dénoncer les méfaits de la drogue en présentant les opiomanes comme des « hommes crânes » squelettiques, comme le montre le chapitre 6 (« opium et mentalités : le triomphe imparfait de la propagande »). Parallèlement, Tchiang Kaï-chek était parvenu en 1936 – l’autre date limite du livre – à mettre fin aux diverses féodalités locales, comme celle de Chen Jitang à Canton, qui avaient fait de l’opium une recette essentielle à leur maintien au pouvoir. En 1936, Song Sewen (T. V. Soong), à la tête du ministère des Finances, a pu relancer sa politique apparue dès 1925 qui renouait avec celle des Qing en 1906 en renforçant le contrôle de l’État sur les fumeries et en visant à une lente éradication.
109La démonstration est brillante. Cependant, Xavier Paulès va un peu trop loin dans ses conclusions quand il écrit que, vers 1936, l’addiction à la drogue serait devenue « marginale ». Si elle n’affecte que 4 % de la population, il s’agit presque exclusivement de la population active, puisque les femmes et les adolescents ne « fument » pas, donc, en fait, environ 12 % de la population, ce qui n’est pas négligeable. Cette réserve n’enlève rien à l’originalité d’un livre qui nous libère de schémas moralisateurs.
110Alain Roux
Olivier Dard, Gilles Richard (dir.), Les Droites et l’économie en France au xxe siècle, Paris, Riveneuve Éditions, coll. « Actes académiques », 2011, 368 p.
111En histoire comme dans bien d’autres domaines, il est beaucoup plus difficile d’être un pionnier, d’explorer des problématiques neuves que de faire preuve de conformisme, en revenant sans cesse sur des thématiques déjà bien étudiées, bref d’être un artiste plus qu’un artisan. C’est ce que montre le récent ouvrage d’Olivier Dard et de Gilles Richard, Les Droites et l’économie en France au xxe siècle. Il est aussi beaucoup plus certain d’apporter du neuf quand l’on s’appuie sur des sources de première main et que l’on témoigne d’empathie avec son sujet. L’intérêt de l’ouvrage s’impose à l’évidence. Son actualité ne fait aucun doute : l’affaire Woerth-Bettencourt ou les attaques portées contre le président Sarkozy, considéré comme l’homme des conseils d’administration par ses principaux adversaires, en témoignent chaque jour. Il s’ouvre en outre sur une introduction convaincante, qui identifie quatre chantiers principaux :
- comment les droites françaises appréhendent et pensent l’économie, à travers notamment la relation entre libéralisme et conservatisme (sur ce point, voir Alain Madelin (dir.), Aux sources du modèle libéral français, Paris, Perrin, 1997) ;
- les milieux privilégiés à travers lesquels se nouent des relations entre les droites françaises et l’économie : les entreprises et les patrons. Ici déjà apparaît l’une des limites de l’ouvrage : l’assimilation étroite entre organisations professionnelles, entreprises et patronat, laquelle mérite pour le moins discussion ;
- les forces politiques et sociales : même si les gaullistes, le mrp ou l’udf apparaissent très présents dans le livre, ce dernier montre les limites d’une historiographie de la droite vue de gauche ;
- les expériences gouvernementales conduites par la droite ou auxquelles certaines de ses composantes ou de ses figures ont été associées. Loin se limiter au clivage droite-gauche, l’ouvrage se propose, à juste titre, d’explorer l’opposition modernisation-archaïsme.
112Une majorité de contributions privilégient l’approche par les acteurs plutôt que par les idées. Comme le montre l’étude de François Denord (« Les droites parlementaires et le libéralisme économique »), une approche externaliste par les réseaux et par les groupes ne peut se dispenser d’une prise en compte du mouvement des idées, sous peine de s’exposer à des a priori déterministes. Une telle approche conduit ainsi à une surreprésentation du politique. Celle-ci présente bien des inconvénients lorsque l’on s’intéresse à la vision de la droite par la gauche. D’une étude sur la sfio entre les deux guerres l’on aurait attendu l’évocation de l’expérience de guerre et du réformisme (Albert Thomas, voir Dominique Barjot (dir.), Deux guerres totales 1914-1918, 1939-1945. La mobilisation de la nation, Paris, Économica, 2012, 494 p.), celle des débats autour du planisme (la cgt, Belin, H. de Man) et de la naissance du néosocialisme. De façon plus large, l’on aurait au moins attendu un rappel du rôle joué par les socialistes indépendants d’avant-guerre (Millerand) et la force du courant anti-communiste, qui aide à comprendre Jules Moch et le Léon Blum d’après-guerre. Une monographie étroitement centrée sur la vision des syndicalistes de Reconstruction n’apporte rien ou presque sur les problématiques du syndicalisme français : rien sur la fracture de 1947 entre la cgt et fo, presque rien sur les dissensions au sein de la cftc, alors même qu’elles constituent la clé des relations entretenues avec la droite gaulliste ou le centre droit venu pour partie du mrp ou du Parti radical. Étudier le rpr et l’économie entre 1976 et 1981 était tout à fait justifié, même si l’appel qui s’ensuit à des sources secondaires ou à des interviews révèle assez vite ses limites. Si le tournant idéologique du rpr ne fait aucun doute, le papier en épouse trop la vision officielle. Rien ne prouve que le tournant de politique économique de 1978-1979 (libéralisation des prix, relance du marché financier par les sicav, etc.) ait été pris par le gouvernement Barre sous la pression de rpr ; l’inverse peut aussi être soutenu.
113Cette préférence accordée à la logique des acteurs témoigne, chez un certain nombre d’auteurs, en partie d’un a priori idéologique implicite : le rejet de l’individualisme méthodologique au profit d’une approche par les comportements de groupe, dans la droite ligne de Durkheim et Bourdieu. Ce ne serait pas un obstacle si un tel choix était conscient. Cela conduit notamment à deux biais :
- la logique des acteurs étouffe les débats d’idées. En témoigne l’article consacré à l’instrumentalisation des pme par la droite de 1914 à nos jours. L’absence de sources primaires et la non-prise en compte des travaux des économistes conduisent à surestimer le tournant des années 1980. Même si l’on ne doit pas négliger les choix de politique économique, les faits majeurs résident dans la transformation des structures productives (passage à la grande entreprise multidivisionnelle, crise de l’entreprise moyenne et, en partie, du capitalisme familial, développement de la sous-traitance, etc.), dans la montée des charges de personnel (inflation salariale, poids croissant des charges sociales avec le chômage et le vieillissement, aggravation de la concurrence internationale). Certes, il est judicieux de se demander si les politiques agricoles sont de droite ou de gauche, mais le choix d’une trop longue période d’observation conduit à une excessive focalisation sur les questions du protectionnisme et de l’organisation des marchés en passant presque sous silence celle des rapports entre agrariens et industrialistes (pas seulement libéraux). Quant à la communication intitulée « Les hauts fonctionnaires giscardiens, les affaires commerciales extérieures et le libéralisme », elle souligne une idée originale : la focalisation des giscardiens sur le commerce extérieur. Toutefois, elle ne prend pas en compte le fait que les exportations sont aussi des exportations de services, que l’objectif est en fait de parvenir à un équilibre de la balance des comptes courants, afin de préserver la stabilité de la monnaie, dans le contexte du serpent dans le tunnel, puis du sme (voir Dominique Barjot [dir.], Penser et construire l’Europe, Paris, cned-sedes, p. 178, 184-186, 190-191, 211-216) ;
- Une assimilation abusive entre organisations patronales et patronat, laquelle se retrouve déjà dans un ouvrage récent, par ailleurs très riche d’informations et quasiment incontournable (Jean-Claude Daumas et alii (dir.), Dictionnaire historique des patrons français, Paris, Flammarion, 2010). L’on ne peut certes nier le rôle important joué, dans la seconde moitié du xxe siècle, par des institutions comme le Centre de recherche des chefs d’entreprises, devenu plus tard l’Institut de l’entreprise, mais les individus aussi ont contribué à faire « gagner la guerre des idées » (ainsi Francis Bouygues ou Marcel Demonque face à l’establishment de leurs professions respectives, voire du cnpf). Des remarques identiques vaudraient pour l’étude sur le Centre des jeunes patrons, puis Centre des jeunes dirigeants, dont on ne peut nier cependant la pertinence des propos : dans les années 1960, la redécouverte par eux de l’esprit de communauté a-t-elle marqué le retour du corporatisme des années 1930 ? Enfin, il est clair que l’Union des industries métallurgiques et minières (uimm) a pesé d’un poids considérable sur les forces politiques de droite, notamment en finançant les campagnes électorales. Néanmoins, le rôle spécifique des individus a été depuis longtemps souligné, à l’instar de François de Wendel, d’Ernest Mercier ou d’Auguste Detœuf, pour ne citer qu’eux.
114Mentionnons quatre autres communications intéressantes. La première, celle de Romain Huret, traite de « l’invisible résistance fiscale des conservateurs américains des années 1940 aux années 1960 ». En dépit d’une mise en perspective historiographique plutôt limitée, il aborde l’un des thèmes clés des droites dans les pays industrialisés, la résistance à la pression fiscale, thème particulièrement mobilisateur. De son côté, Michel Margairaz offre une synthèse brillante, quoiqu’un peu trop focalisée sur trois thèmes majeurs (la planification, la libéralisation interrompue du système bancaire et la politique industrielle) et ne mettant pas assez en lumière les apports de l’historiographie (André de Lattre, François Caron entre autres). Cédric Perrin s’est, quant à lui, intéressé à un sujet original : « les droites et les artisans de l’entre-deux-guerres aux années 1970 ». Solidement appuyé sur une thèse de doctorat récente, Entre glorification et abandon. L’État et les artisans (1938-1970), Paris, cheff, 2001, l’article propose un survol rapide d’une problématique intéressante. Gilles Richard enfin, s’est attelé à l’examen de « l’expérience Barre » ou l’entrée de la France dans l’ère néolibérale. Il s’agit d’un exposé bien charpenté, aboutissant à des conclusions convaincantes, en dépit d’un survol trop succinct des plans Barre successifs et d’une absence de définition de ce qu’est le néolibéralisme : il aurait été utile de la différencier du néokeynésianisme et du néoclassicisme auxquels puise aussi la pensée barriste.
115En définitive, l’ouvrage laisse l’impression d’un chantier original, mais largement inachevé, autour de trois axes majeurs :
- le jeu des acteurs, à coup sûr le mieux couvert, c’est-à-dire les hommes et forces politiques, les groupes d’intérêt (dont les organisations professionnelles, mais pas seulement), les entrepreneurs et entreprises (peu présents) et les intérêts étrangers (à ne pas négliger) ;
- le mouvement des idées économiques. L’on aurait bien sûr attendu un rappel de la résistance des économistes classiques, de formation juridique à la pénétration des approches néoclassiques (Maurice Allais, Gérard Debreu), du rôle fondamental de Jacques Rueff et de François Perroux, des effets de la révolution keynésienne, de la fracture progressive entre néoet postkeynésiens, du rapprochement entre ceux-ci et les marxistes (d’où l’École de la régulation) et les institutionnalistes américains (d’où l’École des conventions, qui influence largement les approches des auteurs du présent livre), l’arrivée brutale du monétarisme de Milton Friedman et des idées des tenants de l’économie de l’offre (Laffer) et de l’écho des néoschumpétériens (Freeman, Soete, Dosi, etc.)
- les politiques économiques, qu’il s’agisse des politiques conjoncturelles (budgétaires et monétaires, zone de clivage entre la droite et la gauche, mais aussi de débats internes) et structurelles (nationalisations-dénationalisations, politiques agricoles, industrielles et régionales, etc.).
116Dominique Barjot
« Pourquoi Jaurès ? », Cahiers Jaurès, Société d’études jaurésiennes, 200, avril-juin 2011, 194 p.
117Jaurès, pourquoi pas ?, précise Alain Chatriot. Pour son numéro 200, la Société d’études jaurésiennes (sej) propose à ses membres et amis d’interroger leur rapport à Jaurès, soit d’opérer un retour à l’objet même de la société, refondée en 1959 autour d’Ernest Labrousse dans une perspective scientifique, dessein poursuivi par Madeleine Rebérioux. Douze contributeurs se prêtent à l’exercice. La livraison se complète d’une note critique d’Heinz-Gerardt Haupt sur la perspective transnationale comme « nouvelle sensibilité » historiographique, puis de deux poèmes d’Anna de Noailles consacrés à Jaurès. Paradoxalement, ces contributions répondent peu au titre, mais davantage à l’implicite d’un questionnement : comment Jaurès ? Une manière d’être à l’histoire du socialisme s’embrasse là. La stature monumentale de Jaurès cisèle les arrêtes de cette historiographie, en polit simultanément les éclats : avant de se fixer un horizon scientifique, la sej était une société d’amitié, fondée en 1915 dans le registre de la sociabilité socialiste.
118Au plus près de Jaurès, Jean-Jacques Becker, puis Gilles Candar plus longuement, interrogent les conditions de possibilité d’une écriture aujourd’hui de la biographie de Jaurès, après celles de Ch. Rappoport, L. Lévy-Bruhl, J. Rabaut, M. Gallo, J.-P. Rioux. Toutes butèrent sur l’absence d’archives privées. Cet écueil appelle une écriture réflexive sur l’historiographie de la question pour mieux appréhender les « Jaurès », plus que l’illusion du « vrai » Jaurès. Ces « Jaurès », Marion Fontaine en restitue les usages posthumes, de 1915 à 2010, décelant sur la longue durée du xxe siècle un mythe jaurésien, ébauché dès son vivant, entre « icône de l’imaginaire républicain » et « révélateur des contradictions des gauches ». On sait depuis Cl. Lévi-Strauss que la caractéristique du mythe est sa perpétuelle réactualisation, ce qui infirme sans doute une part du propos de Romain Ducoulombier, Sa morale est la nôtre. À l’hypothèse qu’il forge d’un retour à Jaurès par « reflux de l’espérance révolutionnaire », on opposera celle de nouveaux usages de Jaurès qui, dans l’horizon de l’historiographie du communisme, constituent autant de répliques du propos initial de la sej. Au défaut de ses archives privées, Jean Jaurès s’estime donc par ses textes. Emmanuel Jousse soupèse le regard britannique sur le tribun français par la traduction et l’emploi des Études socialistes sur la scène du socialisme britannique ; Christopthe Prochasson questionne L’Histoire socialiste de la révolution par l’œuvre de François Furet. Ici, la sympathie du second inscrit de plain-pied Jean Jaurès dans la généalogie des historiens du xixe siècle. On ne saurait mieux supposer qu’il compose l’une des figures de l’homme de gauche du xixe siècle en deçà de l’illusion communiste. Les usages de ses textes, l’analyse de leurs éditions successives, forment autant de points d’ancrage pour l’interrogation de l’histoire du socialisme, sur le versant des idées, comme sur celui des pratiques sociales, politiques, militantes. Jean-Numa Ducange plaide justement pour une « histoire éditoriale » – à laquelle s’agrège la contribution d’Emmanuel Jousse – qui dépasse le seuil de l’histoire des idées pour s’intéresser à la matérialité et à la circulation des textes de Jaurès. Lequel devient lieu, par sa production textuelle, pour l’interrogation historique. Il permet à Vincent Duclert de penser la République, dans la foulée de son essai La Gauche devant l’histoire (Le Seuil, 2009) ; par L’Armée nouvelle, Jean-François Chanet renouvelle de même l’approche de la Troisième République « entre tradition parlementaire et tradition du coup d’État ». Dans la pratique des historiens rassemblés ici, Jaurès n’est en fait d’aucuns lieux spécifiques, mais son truchement autorise tous les questionnements tramés à partir d’un point de vue. Cette caractéristique augure tout autant de l’article de Bruno Antonini sur le « rendez-vous manqué » de Jaurès et des philosophes, que de la contribution de Philipe Oulmont, traquant contre les reconstructions mémorielles gaullistes, un Félix Éboué jaurésien. Elle autorise enfin Julian Wright à une analyse des réseaux réformistes (jaurésiens donc) au seuil de la Grande Guerre, mobilisés pour la cause de la veuve d’Eugène Fournière, menacée d’indigence.
119Un lecteur peu familier de l’historiographie socialiste suspecterait un vain et brillant exercice de style, hommage des historiens à Raymond Queneau. Ce serait ignorer ce que Jaurès comme lieu représente pour l’historiographie du socialisme. Soit, dès 1959, la possibilité de se décentrer d’une histoire sociale et politique trop étroitement amarrée au fait communiste, la réalisation ensuite d’une histoire culturelle et sociale du mouvement socialiste ouverte aux lieux, milieux, et réseaux. La promesse enfin d’une histoire éditoriale qui concilierait l’histoire des idées, l’histoire sociale et politique. Jaurès est bien là un monument historiographique pour l’histoire du socialisme français. Il dicte pourtant peu les conditions de sa visite et invite les historiens à expérimenter de nouvelles formes de rapport à sa trajectoire, ses textes. Lire cette livraison des Cahiers Jaurès donne à voir la bigarrure de l’historiographie actuelle du socialisme français.
120Vincent Chambarlhac
Laurent Warlouzet, Le Choix de la cee par la France. L’Europe économique en débat de Mendès France à de Gaulle (1955-1969), Paris, Comité pour l’histoire économique et financière de la France, 2011, x-570 p. (avant-propos d’Éric Bussière, préface de Michel Albert).
121On manquait d’une synthèse sur la façon dont la France s’est insérée dans les débuts de la construction communautaire, les débats qu’a suscités celle-ci au sein des équipes dirigeantes, les enjeux qu’elle a comportés pour l’ensemble de la vie nationale. L’ouvrage de Laurent Warlouzet, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2007 devant l’université de Paris-Sorbonne, traite ce sujet pour les années comprises entre la conférence de Messine et la démission du général de Gaulle. Il repose sur une masse impressionnante d’archives, publiques et privées (notamment celles du cnpf, conservées aux Archives nationales du monde du travail, à Roubaix, mais aussi les papiers d’hommes politiques comme Paul Ramadier ou Michel Debré), tant françaises qu’étrangères, en particulier britanniques, auxquelles s’ajoutent, bien entendu, les archives des Communautés européennes à Bruxelles et les fonds déposés à Lausanne auprès de la fondation Jean-Monnet, notamment celui de Robert Marjolin. Il intègre les apports récents de la recherche, ceux des historiens, mais aussi des spécialistes d’autres sciences sociales, notamment des sciences politiques.
122Dominer un tel sujet sur une aussi longue période de temps, étirée sur quinze années, riches en péripéties multiples où les problèmes sont étroitement imbriqués, représentait une véritable gageure. L’ouvrage la relève, témoignant de la singulière ampleur de vues de son auteur. Écrit d’une plume alerte qui en rend la lecture à la fois aisée et passionnante, il présente, en deux grandes parties équilibrées (1955-1958, puis 1959-1969), le ralliement progressif des dirigeants français à la cee. Il souligne l’incompréhension présente chez certains d’entre eux face à la logique du traité de Rome et à ses virtualités, en particulier chez le général de Gaulle qui, même s’il apparaît comme un « père involontaire du succès de la cee », persiste à n’y voir qu’un simple « traité de commerce » aux implications limitées et de durée passagère. Il analyse aussi la composition et les modalités d’action des réseaux qui se forment dans la haute administration et le grand patronat, mais aussi chez les universitaires et le monde judiciaire, chacun possédant sa propre vision de l’Europe et tentant de la faire prévaloir. Il confronte le cas français à celui des autres pays, membres fondateurs de la cee ou demeurés en dehors d’elle pendant la période considérée, notamment le Royaume-Uni, en une démarche comparative saluée par Michel Albert dans sa préface et appelée à se développer à mesure que se multiplient les contacts entre chercheurs auxquels Laurent Warlouzet, cofondateur de l’association richie (Réseau international de jeunes chercheurs en histoire de l’intégration européenne), apporte sa contribution depuis plusieurs années.
123L’un des principaux apports de son ouvrage est de montrer, comme le souligne l’avant-propos de son directeur de thèse, Éric Bussière, que la construction communautaire, durant cette période, loin d’être facilitée par la bonne entente entre les six pays fondateurs, a vu constamment s’affronter plusieurs conceptions de l’Europe, à la fois entre les pays et, dans chacun d’eux, à l’intérieur même des milieux et réseaux auxquels appartiennent les protagonistes. Il souligne l’opposition entre le projet d’une « Europe arbitre », respectueuse du libre jeu du marché, limitant les interventions publiques, et celui d’une « Europe volontariste », organisant et développant des politiques communes. Il montre comment ces projets sous-tendent les prises de position gouvernementales et permettent d’éclairer l’opposition, à l’intérieur même de la Commission européenne, entre Hans von der Groeben, adepte de l’ordo-libéralisme allemand et initiateur de la politique de la concurrence, et Robert Marjolin, partisan d’une « Europe organisée », désireux d’introduire au niveau communautaire une programmation économique à moyen terme et une coordination des politiques conjoncturelles des États membres. Enfin, il montre les conjonctions qui se nouent à ce propos entre les représentants d’États éloignés les uns des autres sur les principales options diplomatiques, mais se rejoignant sur certains dossiers européens. Ainsi, la mise en place de la politique industrielle commune, repoussée par les Allemands et les Néerlandais, est au contraire souhaitée par les Français et les Italiens au temps du mémorandum Colonna de 1967. On se situe ici bien au-delà de la classique opposition entre partisans et adversaires de la supranationalité dont Laurent Warlouzet montre qu’elle correspond plutôt à un choix entre démarche intergouvernementale et communautarisation du processus de décision.
124La démarche adoptée éclaire de façon particulièrement convaincante la conversion progressive des différentes catégories d’acteurs à la construction européenne. Initialement ressentie comme un pis-aller rendu inéluctable par l’ouverture des marchés et la fin de la domination coloniale, elle devient un atout permettant d’obtenir plusieurs séries d’avantages, voire une arme justifiant des mesures impopulaires auprès de l’opinion. Cette prise de conscience s’observe chez les hommes politiques. Michel Debré, par exemple, lors de son passage au ministère de l’Économie et des Finances en 1966-1968, adopte sur les dossiers européens des positions très différentes de celles qui étaient les siennes au début de la Cinquième République. On le constate aussi à l’intérieur du patronat. Le ralliement à l’Europe, encore précaire au temps de Georges Villiers, devenu plus général sous son successeur, Paul Huvelin, incite les grandes entreprises à mettre en œuvre des politiques révélatrices de leur intérêt croissant pour des logiques transnationales à l’échelle des branches et les amène à participer aux rencontres qu’organisent des institutions comme l’unice (Union des industries de la Communauté européenne) ou le cife (Conseil des fédérations industrielles européennes), même si la définition de positions communes sur les principaux dossiers y est toujours difficile.
125Un autre intérêt de l’ouvrage est la mise en évidence des réseaux qui se constituent dans certains milieux, rassemblant des hommes souvent proches par l’âge, la formation et l’expérience acquise sur les dossiers européens, à Paris, mais aussi à Bruxelles. Pleinement conscients des possibilités recelées par l’intégration européenne, ils l’emploient comme « levier de modernisation » de l’économie nationale. C’est notamment le cas dans la seconde moitié des années 1960 lorsque de hauts fonctionnaires, parfois tentés par une carrière politique, comme Jean Dromer, François-Xavier Ortoli, Alain Prate, Michel Albert, Jean Saint-Geours, Lionel Stoléru, forment « une nouvelle génération de modernisateurs ». Parfois déçus par les décisions du pouvoir gaulliste, ils n’hésitent pas à les critiquer, du moins en privé, par exemple lors de la crise de la « chaise vide », de la préférence accordée à la politique agricole commune ou du deuxième refus de la candidature britannique. Peut-être sur ce point, mais c’était sans doute très difficile compte tenu des lacunes des sources dans ce domaine, aurait-il fallu donner davantage d’éléments sur les liens qui existent entre ces réseaux, par exemple ceux de la haute administration et ceux du grand patronat.
126Enfin, en situant son propos dans le long terme et en multipliant les rapprochements, soit avec l’immédiat après-guerre, où l’on voit souvent passer le personnage de Jean Monnet, désormais dépassé par ses propres disciples, soit avec les années 1980-1990, Laurent Warlouzet montre que la portée des choix effectués dépasse largement la période considérée. Si les propositions de Robert Marjolin, par exemple, ne peuvent se comprendre qu’en se référant aux débats sur le planisme et sur l’avenir du capitalisme hérités des années 1930, elles forment en même temps une anticipation sur les problèmes posés pendant la période récente par la coordination des politiques conjoncturelles et la mise en place de la monnaie unique. On l’aura compris : si l’on veut comprendre, dans toute leur complexité, les enjeux que comporte pour la France la construction de l’Europe, il faut avoir lu et médité cet ouvrage dont on peut d’ores et déjà prédire qu’il sera appelé à faire date.
127Jean-François Eck
Marion Trévisi et Philipe Nivet (dir.), Les Femmes et la guerre de l’Antiquité à 1918, Paris, Économica, 2010, 412 p.
128Issu d’un colloque tenu en 2007 à l’université d’Amiens, l’ouvrage dirigé par Marion Trévisi et Philipe Nivet offre un reflet des questionnements historiographiques contemporains sur le rapport des femmes à la guerre. Cette question, et plus généralement celle du rapport des femmes à la violence, légale ou non, constitue en effet un objet fécond, ce dont témoigne la multiplication récente des travaux et manifestations scientifiques en France. Rassemblant vingt contributions, présentées de manière chronologique et équilibrée (cinq sur l’Antiquité, quatre pour le Moyen Âge, cinq pour l’époque moderne et six sur la Première Guerre mondiale), Les Femmes et la guerre de l’Antiquité à 1918 fait ressortir trois axes majeurs, trois espaces distincts de l’expérience de guerre féminine, présentés dans une solide introduction.
129Le premier axe interroge la place, traditionnellement dévolue aux femmes, de victimes directes ou indirectes des guerres. Si les femmes sont – et demeurent – historiquement dans cette position, l’ouvrage souligne que l’expérience de guerre n’est pas pour autant synonyme de passivité de leur part. Les conséquences des conflits armés, tels que les femmes peuvent les vivre spécifiquement, sont mises en perspective sur la longue durée à travers six textes. Le rôle de « butin de guerre » qui leur est imposé à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen Âge, par rapt ou capture (Sylvie Joye) en constitue ainsi une dimension historique fondamentale. Elles peuvent en effet être considérées comme de véritables enjeux de pouvoir dont la possession permet au vainqueur d’asseoir son pouvoir. Dans cette perspective, l’ouvrage souligne les silences des sources – jusqu’à l’époque contemporaine – à l’égard des violences sexuelles dont les femmes sont victimes, dans des formes spécifiques lors des conflits, et les tolérances des autorités militaires à l’égard de ces comportements masculins (Stéphanie Gaudillat Cautela). L’humiliation passe également par l’occupation militaire, illustrée par l’exemple du Nord de la France lors de la Première Guerre mondiale. Le quotidien de ce territoire occupé est ainsi analysé à travers le journal d’une jeune fille (David Bellamy), d’autres témoignages et sources officielles (Philipe Nivet) et permet de saisir l’apparition d’une culture de guerre et d’une culture de résistance aux formes variées. Les conséquences de la Grande Guerre se déclinent également sur les registres familiaux (Manon Pignot) et amoureux (Clémentine Vidal-Naquet), bousculant les normes de la parentalité et du couple, laissant entrevoir les souffrances endurées. L’analyse du monde de l’arrière, à distance de la ligne de front, permet ainsi de saisir des expériences de guerre dont les femmes sont à la fois victimes et actrices.
130L’expérience féminine de la guerre s’inscrit également dans un second espace, aux contours parfois poreux : celui d’une présence active – mais désarmée – à la marge des zones de conflit. Comme le montrent sept contributions, elle se traduit de manière diverse, aussi bien sur le mode de la réprobation que de la reconnaissance. Le cas de l’espionnage et du renseignement illustre le poids des stéréotypes sexués puisque Italiennes du Moyen Âge (Aude Cirier), tout comme Françaises et Belges durant la Première Guerre mondiale (Olivier Forcade) s’appuient sur la moindre méfiance des hommes ennemis à leur égard pour obtenir des informations déterminantes pour les combats militaires. Certaines femmes sont également reconnues pour leurs talents politiques de négociatrices au Moyen Âge, protégeant ainsi leurs intérêts politiques et/ou les populations du territoire sur lequel elles ont autorité (Christelle Balouzat-Loubet, Nicolas Leroux). Dans un autre registre, les soignantes, analysées ici à travers l’exemple des religieuses, s’imposent comme des figures positives, aussi bien à l’époque moderne que contemporaine. Leur courage et leur sens du sacrifice, prolongement de leur engagement religieux, sont particulièrement salués, comme l’illustrent les exemples des sœurs hospitalières du xviie au xixe siècle (Marie-Claude Dinet) et les milliers de religieuses appuyant la Croix-Rouge durant la Grande Guerre, apportant soin et réconfort aux populations civiles et militaires (Nadine-Jouette Chaline). Enfin, dernière catégorie : celle des suiveuses de troupes, assurant un indispensable soutien logistique aux militaires, et pourtant souvent affublées – partiellement à tort – d’une mauvaise réputation sur le plan de la moralité en étant assimilées à des prostituées, aussi bien à l’époque moderne que napoléonienne (Marion Trévisi).
131Dernier espace, bousculant le plus les normes de genre et se heurtant d’autant aux impensés historiques : celui des femmes combattantes, impliquées au premier plan dans les conflits militaires. Sept contributions soulignent et analysent la complexité de la figure de la femme en armes dont la dimension transgressive donne lieu à de multiples ajustements des récits, y compris dans la constitution des sources elles-mêmes, pour maintenir l’ordre des sexes. La femme en armes apparaît ainsi comme une figure qu’il convient de canaliser, voire de mettre à distance. Les Amazones et leur postérité remarquable incarnent à travers les siècles la tension et la hantise de l’inversion sexuelle (Julie Mazaleigue), auxquelles répondent Judith et son sacrifice dans l’Ancien Testament (Marie Houllemare). L’ouvrage met ainsi en évidence les effets de miroirs et de résonance entre figures féminines mythologiques, bibliques, historiques, religieuses ou héroïques. Il souligne également les difficultés à penser la participation active des femmes à la violence armée. Le cas de Jeanne d’Arc est à ce titre saisissant puisque lors du procès de celle qui s’est pourtant illustrée par ses faits d’armes, les juges gomment cette dimension au profit de la sorcellerie (Xavier Hélary). Taire les actes violents de femmes apparaît comme une constante manifeste, également observée dans d’autres cadres que celui de la guerre conventionnelle, et explique en partie les « silences de l’histoire » sur la violence des femmes. L’exemple des femmes ayant combattu dans les armées révolutionnaires en constitue une autre illustration puisqu’elles ne sont pas considérées au même titre que leurs frères d’armes (Dominique Godineau et Amandine Hamon). Ces mises en récits tronquées, qu’elles reposent sur l’ignorance, l’oubli ou la déformation, illustrent la prégnance des normes de genre sur lesquelles butent les femmes en armes, « hors des bornes de leur sexe ». Ces femmes apparaissent cependant dans les sources sur le registre d’une exceptionnalité qui n’est – partiellement – tolérée et relatée que parce qu’elles agissent en raison de leur rang et de manière provisoire. Ce rôle de remplaçantes, s’il peut les viriliser, doit en effet rester une parenthèse, aussi bien dans la Grèce antique avec Artémise, reine d’Halicarnasse (Geneviève Hoffmann) ou les reines et princesses macédoniennes (Nadine Bernard) qu’au cours des hérésies cathares du xiiie siècle au cours desquelles des femmes se posent en chefs de guerre (Gwendoline Hancke). Considérée comme exceptionnelle, cette participation à l’action militaire ne permet pourtant pas de saisir pleinement la dimension transgressive de tels actes.
132Victimes, martyres, soutien mais aussi – plus rarement – reconnues comme combattantes, les femmes connaissent des expériences de guerre multiples. Pointant les ruptures et les permanences historiques, en particulier les souffrances de guerre, l’ouvrage interroge ainsi le rapport des femmes aux conflits militaires et pointe le nœud que constitue la prise d’armes féminine, longtemps demeurée un impensé historique. Soulignant les enjeux de la reconnaissance des multiples formes de participation féminine, il invite à déconstruire la naturalité du rapport à la guerre et à réfléchir à son impact sur l’ordre des sexes, aussi bien symbolique que législatif.
133Fanny Bugnon
Jean-Jacques Becker, Sylvie Brodziak et Caroline Fontaine (dir.), Georges Clemenceau et la Grande Guerre 1906-1929, Paris, Geste Éditions, 2010, 256 p.
134L’ouvrage constitue les actes d’un colloque international organisé en 2009 par la société des Amis de Georges Clemenceau et l’Historial de Péronne. L’ensemble a été coordonné par Jean-Jacques Becker, Sylvie Brodziak et Caroline Fontaine. Il s’agit de faire le point, dans un premier temps, sur l’état de la recherche sur les représentations de l’adversaire et la participation de Clemenceau journaliste à la fabrication d’une opinion publique jusqu’à l’année cruciale de 1917. Deux autres parties sont consacrées à Clemenceau dans la conduite de la guerre puis dans l’organisation de la paix.
135S’appuyant sur une littérature renouvelée et un retour aux archives, les communications nuancent bien des aspects de l’image traditionnelle de Clemenceau. Si 1870 fonde assurément son hostilité à l’égard des « Germains », les postions de l’homme politique sont moins agressives qu’il n’y paraît, notamment lors de la première crise marocaine. Ses raidissements à l’égard de l’Allemagne correspondent davantage à des moments précis : 1886, l’affaire Schnaebele, et surtout, 1911 l’affaire d’Agadir. C’est cette dernière tension qui fixe « l’hostilité » de Clemenceau. On est donc loin de l’image du belliciste impénitent. Cette orientation accompagne l’éloignement d’avec les socialistes de Jaurès, qui est rappelé par Michel Winock. La loi de trois ans de 1913, refusée par le leader socialiste, et acceptée par la force des choses et sans enthousiasme par Clemenceau achève le divorce. Pourtant, là encore pas de rupture brutale mais une progressive séparation au nom d’une vision « réaliste » de la situation internationale.
136Autre point notable, le lieu commun de la « dictature clemenciste » de 1917-1918 est battu en brèche. D’une part, les relations avec Poincaré ne sont pas fondées exclusivement sur une hostilité atavique réciproque, les logiques des rapports entre les deux hommes d’État se combinent avec les nécessités de la guerre et un patriotisme partagé. D’autre part, les rapports de Clemenceau avec les militaires sont à revoir, la marge laissée à l’état-major par le président du Conseil est plus grande que l’on imaginait (chacun est à sa place) même si Clemenceau ne lâche rien sur la suprématie du pouvoir civil sur le pouvoir militaire. Politique, il l’est, en revanche et sans contestation possible, dans la bataille de l’opinion que constituent l’affaire Malvy et l’organisation d’un véritable guêpier médiatico-judicaire par le président du Conseil.
137Enfin vient le temps redoutable de faire la paix. Une brillante synthèse de travaux très récents et souvent non publiés, permet de mieux comprendre les positions de Clemenceau à l’égard des nouveaux États. À la différence de Wilson, le principe d’autodétermination n’a pas constitué un principe impératif chez Clemenceau. L’ouvrage met en lumière les positions médianes du « Tigre » ; arbitrant entre une paix fabriquée sur des rapports de force équilibrés et l’avènement d’États-nations présupposés démocratiques dont la multiplication aurait assuré la paix universelle. Enfin, la communication de Bruno Cabanes, « Clemenceau vu par Keynes » permet une réévaluation du rôle de l’homme politique français dans les conséquences des traités de 1919 et, surtout de pointer du doigt la responsabilité de l’économiste britannique, qui participa aux négociations de Versailles, dans le travail de sape visant à discréditer les traités dès leurs signatures.
138Somme toute, il s’agit d’un ouvrage collectif tout à fait utile, une excellente mise au point qui dépasse la personnalité de Clemenceau et qui touche aussi bien à l’histoire des représentations qu’à l’histoire politique et internationale.
139Pascal Cauchy
Michèle Cointet, Nouvelle Histoire de Vichy, Paris, Fayard, 2011, 799 p.
140C’est un défi qu’a relevé Michèle Cointet en écrivant cette Nouvelle Histoire de Vichy, car la tâche est considérable dans l’effort de documentation, de synthèse, de structuration et d’écriture qu’elle représente. Et elle a très largement réussi dans ces différents domaines. Cette Nouvelle Histoire de Vichy est effectivement nouvelle, non point seulement parce qu’elle est récente, mais parce qu’elle tient compte avec beaucoup de fermeté et de subtilité de tous les apports qui sont venus, au fil des années compléter l’historiographie de Vichy. Contrairement à ce qui a pu se produire pour certains ouvrages parus en 2010, lors des commémorations de 1940, le livre de Michèle Cointet donne un tableau intelligent et à la pointe de la recherche de sujets trop souvent enkystés de lieux communs. À cet égard, ses notes, en fin de volume, sont à recommander particulièrement. Mieux que ses sources, un peu évasives sur les archives, et la bibliographie, forcément longue mais limitée, elles donnent une profusion de références très actuelles et très précises (dont les articles, les études peu connues). Il sera vraiment très utile, pour tous ceux qui souhaitent entreprendre ou approfondir, une recherche de les consulter le crayon à la main.
141En ce qui concerne la structure de l’ouvrage, Michèle Cointet se heurte à une difficulté pratique qui a accablé tous les historiens qui ont écrit sur Vichy : l’extrême densité des premiers mois où se bousculent la mise en place de l’Occupation, l’avènement du nouveau régime, l’apparition de la Révolution nationale, l’annonce de la Collaboration. Ce télescopage d’événements aussi riches qu’essentiels l’oblige à adopter un plan thématique, s’insérant au milieu d’un exposé chronologique qui va de la naissance du régime à sa disparition. L’effet, à défaut d’être heureux, est au moins pratique et demeure suffisamment cohérent. Mais on regrettera – sans doute avec l’auteur elle-même, contrainte à des choix forcément frustrants – que la richesse de ces premiers chapitres jointe aux contraintes matérielles d’un volume déjà très considérable en taille conduisent à n’accorder à la période qui va d’avril 1942 à 1945 qu’une place un peu restreinte (un quart du texte). Ces limites ont obligé Michèle Cointet à procéder, dans ces deux dernières parties, par une série de vignettes qui ont tendance à laisser le lecteur sur sa faim, malgré leurs qualités. On regrettera tout particulièrement, lorsque l’on connaît la part éminente prise par Michèle Cointet dans l’historiographie de la crise de novembre 1943, la place modeste qu’elle lui concède dans cet ouvrage. Au contraire, le dernier chapitre aurait peut-être pu faire l’économie de Sigmaringen et des procès des membres des gouvernements de Vichy dans les détails, afin de donner un peu de champ à l’auteur pour conclure.
142En dépit de ces quelques défauts – ressentis par le lecteur toujours plus avide –, ce livre est évidemment d’une très grande utilité par sa sûreté d’information et d’analyse. Il s’impose comme un indispensable ouvrage de travail dans la bibliothèque de tous les historiens qui s’intéressent à cette période. Ils ne peuvent qu’être reconnaissants à Michèle Cointet d’avoir eu le courage d’écrire cette synthèse probe et actualisée qui ajoute une pierre essentielle à l’édifice des « histoires de Vichy ».
143Bénédicte Vergez-Chaignon
Jean-Pierre Guérend, Cardinal Emmanuel Suhard, archevêque de Paris (1940- 1949). Temps de guerre, temps de paix, passion pour la mission, Paris, Éditions du Cerf, coll. « L’histoire à vif », 2011, 370 p.
144Dans ses Mémoires de guerre, de Gaulle, cité par Émile Poulat dans sa belle et pénétrante préface de l’ouvrage de Jean-Pierre Guérend, disait que, chez le cardinal Suhard, « la pitié et la charité sont à ce point éminentes qu’elles laissent peu de place dans son âme à l’appréciation de ce qui est temporel ». C’était une manière de rappeler que l’archevêque de Paris s’était montré parfois peu clairvoyant dans ses attitudes politiques au cours de la Seconde Guerre mondiale. L’éminent prélat s’était d’ailleurs vu interdire l’accès à la cathédrale de Paris par des résistants pour le Magnificat de la Libération, le 26 août 1944 – de Gaulle aurait cependant reconnu peu après que c’était une « erreur ». Il était notamment reproché à Suhard d’avoir accueilli à Notre-Dame le maréchal Pétain au printemps 1944, puis d’y avoir présidé, certes en silence, le 1er juillet, les obsèques nationales de Philipe Henriot, tué par les résistants. C’est cet opprobre que veut lever le livre de J.-P. Guérend, ancien collaborateur d’un secrétaire du cardinal Suhard, l’abbé Lalande – auquel il a consacré une biographie familiale, Le Moine, le prêtre et le général. Les frères Lalande ou le dépassement de soi (Éd. du Cerf, 2008). Néanmoins, en dépit d’une riche documentation, puisée en particulier aux archives de l’archevêché de Paris, l’ouvrage tend parfois davantage au plaidoyer qu’à la biographie distanciée. Voulant démontrer que « l’affaire du 26 août 1944 » est « une grave erreur », l’auteur affirme qu’elle a contribué « à affaiblir la démocratie chrétienne en France jusqu’à la faire disparaître dans l’agonie de la IVe République » (p. 103) : c’est méconnaître le rôle et l’évolution du mrp, créé quelques semaines après la libération de la capitale. La démonstration mêle par ailleurs des arguments d’ordre théologique à la réflexion historique. Pour justifier l’attitude du cardinal, J.-P. Guérend évoque ainsi « les devoirs respectifs des théologiens et des pasteurs » (p. 128).
145Les apports de l’ouvrage ne sont pour autant pas à négliger. Le plan en rend déjà compte, la première partie, « l’épreuve » esquissant le parcours du futur cardinal, né en Mayenne en 1874, séminariste à Rome et longtemps professeur de séminaire à Laval, où il exerça un grand rayonnement spirituel sur ses élèves, avant son accession à l’épiscopat, à Bayeux d’abord (1928), puis à Reims (1930), avant l’arrivée à Paris en pleine campagne de France, le 15 mai 1940. Un chapitre revient sur la période, politiquement difficile pour l’archevêque contesté, allant de la Libération à la Victoire. Une seconde partie, « l’affrontement », s’attache à réhabiliter son rôle sous l’Occupation. La dernière, enfin, « l’audace », s’intéresse à son action missionnaire en faveur des régions et des populations déchristianisées.
146Le cardinal a-t-il été « faible devant l’Occupant et complaisant avec [Vichy] », comme il en a été accusé par la suite, ainsi que le rappelle Émile Poulat ? Pour l’auteur, au contraire, il a servi ceux qui souffraient, en intervenant auprès des autorités tant vichyssoises qu’allemandes, en intercédant discrètement en faveur de juifs traqués, d’otages ou de résistants prisonniers, en protégeant des militants et des aumôniers d’une joc interdite par les Allemands, dont l’abbé Guérin, caché à l’archevêché après son emprisonnement en 1943. Suhard est également en contact avec le grand rabbin de France, qui le dissuade à l’été 1942 de protester publiquement pour ne pas accroître les persécutions (p. 184). L’ouvrage rappelle utilement nombre de ces actions restées méconnues, y compris après la guerre. Le prélat ne condamne pas non plus les prêtres résistants, qu’il laisse agir – ce qui ne signifie cependant pas nécessairement une caution donnée à leur engagement. On comprend par ailleurs sa prudence et son souhait de ne pas attirer trop l’attention, l’archevêché ayant été perquisitionné par l’occupant dès le mois de juillet 1940. Paris est également sous la coupe directe des Allemands, qui font pression sur Suhard, éloigné de Vichy et de la zone libre. Pourtant, celui-ci reçoit aussi le P. Chaillet, qui lui remet en juin 1942 un rapport sur la situation du gouvernement de Vichy, assimilé à un « Prince-esclave », auquel l’obéissance ne doit pas être automatique. Cela suffit-il à faire de Suhard, comme Mgr Saliège à Toulouse, une grande figure épiscopale, ferme dans son hostilité aux Allemands, son opposition à l’antisémitisme et sa méfiance à l’égard de Vichy, comme le suggère l’ouvrage ? En réalité, c’est un cardinal cherchant à faire au mieux son devoir dans une situation difficile, à la marge de manœuvre étroite, qui apparaît surtout en filigrane. C’est aussi un homme contemporain de la condamnation de l’Action française, mettant en avant la « primauté du spirituel » et récusant toutes les inféodations politiques.
147L’ouvrage revient aussi sur le soutien et l’impulsion du cardinal aux entreprises missionnaires intérieures, comme la création de la Mission de France (1941), puis celle de Paris (1943), ou encore les prêtres ouvriers. Suhard encourage et accompagne une prise de conscience, à travers le rapport qu’il a commandé et qui deviendra un essai au titre percutant, dû à deux aumôniers de la joc, France, pays de mission ? (1943), ou encore avec sa grande lettre pastorale Essor ou déclin de l’Église (1947). C’est l’Église de l’après-guerre à Vatican II qui prend ainsi forme. L’ouvrage pose la question de cette ouverture de Suhard à ces problématiques, alors que ses origines rurales, sa formation religieuse classique et l’essentiel de sa carrière ne l’ont pas préparé à une telle réflexion pastorale. Sans doute était-ce dû à sa capacité d’écoute. Plutôt qu’un fondateur, il a été un « passeur », selon ceux qui l’ont connu.
148L’ouvrage, bien écrit, soucieux de contextualiser le propos, mais parfois parsemé d’erreurs factuelles de détail, se complète d’une chronologie et d’un index.
149Xavier Boniface
François Audigier et Pascal Girard (dir.), Se battre pour ses idées. La violence militante en France des années 1920 aux années 1970, Paris, Riveneuve Éditions, 2011, 244 p.
150Le caractère novateur de l’ouvrage dirigé par François Audigier et Pascal Girard tient à son thème. La violence politique est un sujet qui fut jusqu’ici davantage investi par les politologues et par les chercheurs étrangers, allemands, italiens et anglo-saxons que par les historiens français. Le livre qui est la publication de 13 contributions à une journée d’étude traite de la violence militante, partisane ou « partidaire », c’est-à-dire celle qui relève d’une organisation structurée (parti, syndicat, ligue). Le sujet est moins étroit qu’il n’y paraît, car, comme le soulignent François Audigier et Pascal Girard, si « la violence militante fait partie de la violence politique qui l’englobe elle ne s’y réduit pas, car toute violence politique n’est pas une violence militante ». La notion de violence militante ne va pas toujours de soi comme le montre Olivier Dard ; peut-elle s’appliquer aux nombreux activistes de l’Algérie française qui sont des militaires alors que la notion de militant s’applique à la sphère civile ? Edouard Lynch s’interroge sur la pertinence de la notion de militance appliquée au monde rural qui produit de la violence politique alors qu’il n’existe pas un parti paysan.
151La volonté exprimée par les organisateurs d’inscrire le sujet dans les problématiques de La Civilisation des mœurs de Norbert Elias élargit également sa portée. Ainsi, les années 1920-1970 qui constituent les bornes chronologiques permettent de s’interroger sur la « pacification progressive » de la vie politique française au xxe siècle que Serge Berstein date autour des années 1970 mais qui fait débat. La violence militante est analysée à travers les jeux d’échelles familiers à la démarche historique, jeux d’échelles chronologiques, avant et après la Seconde Guerre mondiale mais aussi jeux d’échelles spatiaux de l’espace local au national avec les exemples de Toulouse (Aude Chamouard), Marseille (Anne-Laure Ollivier) ou Bordeaux (Gilles Morin). Si les villes constituent des territoires privilégiés de la violence militante, le monde rural avec la contribution d’Edouard Lynch n’est pas oublié. La dimension quantitative des analyses qui consiste à répertorier les manifestations de la violence militante n’exclut pas la dimension anthropologique récemment et progressivement investie par les historiens du politique.
152L’importance de ce travail tient à une cohérence certaine par-delà la variété des sujets (partis ou organisations professionnelles) des moments et des lieux où s’exerce la violence militante.
153Cinq contributions portent sur les années vingt et 1930, sept sur l’après-Seconde Guerre mondiale mais les études post-45 ne manquent pas de souligner les héritages de l’entre-deux-guerres. Olivier Dard souligne le poids de l’héritage des droites nationalistes dans la violence activiste en Algérie ; François Audigier montre que les méthodes du Service d’action civique s’apparentent à celle du service d’ordre du rpf ; mais ces héritages n’excluent pas les évolutions comme le souligne la contribution de Jean El Gammal qui traite de la violence verbale distincte de la violence physique pour l’ensemble de la période considérée.
154Les interrogations de la majorité des auteurs sur les singularités constituent un deuxième point commun dans cet ouvrage collectif. Existe-t-il une singularité communiste, comme l’écrit Sylvain Boulouque selon lequel l’utilisation délibérée de la force dans les années vingt et trente représente pour les communistes « un univers culturel, une pratique sociale et une réalité politique » ? On pourrait alors parler d’une violence identitaire ; Pascal Girard, qui étudie la violence militante du pcf à l’apogée de la guerre froide, écrit également qu’elle est « l’un des modes d’expression de la culture politique » ; peut-on dégager une singularité marseillaise comme tendrait à le prouver Anne-Laure Ollivier en soulignant les liens entre les socialistes au pouvoir et la pègre marseillaise ? Y a-t-il une singularité paysanne comme le souligne Edouard Lynch qui insiste sur l’idée d’une violence militante professionnalisée dans les années 1960, ce qui remet en cause, malgré l’action des dorgéristes, l’idée que les violences auraient été plus accentuées dans les années trente ?
155On en déduit que la violence militante peut revêtir des formes différentes selon qu’elles sont l’expression de partis ou d’organisations professionnelles, que leur gestion peut varier en fonction des stratégies de ces organisations, soit qu’elles privilégient une attitude d’opposition violente, soit qu’elles sont en quête de respectabilité et de légalité. La question se pose pour les poujadistes (Nathalie Piste), pour les paysans et on pourrait y ajouter pour les petits commerçants et entrepreneurs de la cgpme qui ne sont pas étudiés ici, c’est-à-dire pour des catégories qui mènent des actions plus corporatistes que partisanes.
156Les questions de la gestion de la violence et de ses finalités sont communes aux contributions. La gestion est canalisée en fonction de stratégies nationales ou internationales comme ce fut le cas pour le pcf qui joue « un rôle modérateur jusqu’en novembre 1947 » (Pascal Girard). La violence militante peut avoir un rôle initiatique auprès des jeunes militants qui doivent faire leur preuve ; elle est une forme d’apprentissage presque obligée de la vie militante. Comme le souligne François Audigier le sac a été plus qu’un service d’ordre : « il incarnait la double culture gaulliste, assurant le lien entre l’officiel et l’officieux, le structurel et l’informel, le monde du parti et celui des réseaux » pour l’unr qui, contrairement au rpf ou au rpr, manquait de militants. Alexis Vrignon souligne le lien entre la gestion de la violence militante anti-nucléaire et la structuration de partis écologistes.
157Ainsi, cet ouvrage a pleinement sa place dans une historiographie récente sur la violence politique. La violence verbale a donné matière à un numéro de la revue Parlement(s) en 2010 sur « Violence des échanges en milieu parlementaire ». François Audigier et Pascal Girard ont élargi le spectre à l’étude de la violence militante des années vingt aux années soixante-dix. Il reste à souhaiter que d’autres recherches viennent compléter cette étude par l’apport d’analyses comparatives au niveau européen comme le reconnaissent eux-mêmes les directeurs de cette publication, apport qu’une seule journée d’étude ne permettait pas d’envisager.
158Sylvie Guillaume
Antoine Prost et Jay Winter, René Cassin et les Droits de l’homme : le projet d’une génération, Paris, Fayard, 2011, 443 p.
159De René Cassin, que connaît le « quidam de la rue » ? Sans trop risquer de se tromper, on peut répondre pas grand-chose. Et le « public averti » ? Peut-être son rôle dans la rédaction de la Déclaration universelle. Sans conteste, l’héritage de René Cassin peut apparaître décalé et diffracté, voire lisse ou flou. Toutefois, la mémoire nationale, ou du moins officielle, celle qui signe un « grand homme », l’a inscrit à son fronton. Est-ce pour cela qu’Antoine Prost et Jay Winter commencent leur analyse, au-delà de sa vie, par la panthéonisation de l’existence de cet acteur pourtant essentiel ? On peut regretter qu’ils n’en étudient pas vraiment les échos et les enjeux, moins pour la connaissance de l’homme que pour celle de notre époque, même s’ils montrent la justesse du rappel de sa trajectoire que le président de la République d’alors, François Mitterrand, en fit. À la vérité, les deux historiens proposent, en l’avouant, non seulement un regard empathique sur leur sujet, bien compréhensible, mais aussi, sans l’admettre véritablement, une approche distanciée, voire critique d’un itinéraire fondamental qu’ils entendent évoquer à nouveau, et plus encore retracer, et qu’il faut, disons-le d’emblée, saluer.
160Construite de manière classique, la démarche des auteurs est chronologique, sauf l’ouverture sur la translation, l’arrêt sur image, qui esquisse un portrait de l’homme tout en finesse, et les pages sur sa judéité ; celle-ci, affirmée non pas dès la découverte de l’antisémitisme en Roumanie par exemple pendant la guerre de 1914, mais avec le nazisme au pouvoir, relève plus d’une identité que d’une religiosité. Reste que ce livre tranche avec les récits antérieurs : Marc Agi, auteur d’une thèse sur sa pensée (René Cassin, prix Nobel de la paix, 1887-1976, père de la « Déclaration universelle des droits de l’homme », Perrin, 1998), avait ainsi largement fondé son approche sur leurs entretiens, et Gérard Israël (René Cassin : 1887-1976, La Guerre hors la loi. Avec de Gaulle. Les Droits de l’homme, Desclée de Brouwer, 1990), son collaborateur à l’Alliance israélite universelle où il fut très investi, livrait davantage un témoignage. Ce nouvel ouvrage, à tous les sens du mot, s’appuie en revanche sur de nombreuses et différentes sources, justement commentées dans l’orientation bibliographique et référencées en bas de page, ce qui permet de suivre la progression rigoureuse du propos.
161En effet, avec le souci constant de mise en contexte, ce parcours souligne, étape après étape, sur quelque soixante-dix ans, l’unité d’un homme engagé à plus d’un titre, pour la tolérance lors de cette conflagration politique que fut l’affaire Dreyfus, pour la paix lors d’un autre conflit, en l’espèce la Grande Guerre – intervention prolongée dans les années vingt et trente au bit et à la sdn –, pour la liberté auprès du général de Gaulle. D’évidence, les deux conflits structurent son système de valeurs et la modernité de son action réside dans les instruments dont il se dote, singulièrement le droit et, partant, les droits. On le voit ainsi défendre ceux des victimes via des associations comme l’Union fédérale des mutilés et anciens combattants, des organismes l’Office national des mutilés et réformés de la guerre, des moments la Conférence internationale des associations de mutilés et anciens combattants.
162Plus encore, ce culte de l’individu, quel qu’il soit, se retrouve quand René Cassin est à Genève où le juriste retravaille les Droits de l’homme dans le cadre d’une souveraineté de l’État à repenser. Délégué à la sdn entre 1924 et 1938, s’adossant à ses réseaux et ses compétences, il est à la fois porte-parole et réformateur. On le voit aussi s’activer à différentes échelles, nationale, transnationale et internationale, et sur divers champs, des droits à l’humanitaire, tandis que le monde passe de l’idéal de la « sécurité collective » à « l’État Léviathan » (p. 118), sans que les biographes s’appuient sur certaines contributions fondamentales, dont celle de Jean-Michel Guieu sur « les apôtres français de “l’esprit de Genève” ». Alors que face aux agressions des États totalitaires la question de l’antifascisme et de ses conséquences sur la paix en Europe sépare les hommes et leurs projets, René Cassin s’inscrit dans le camp de la fermeté, par exemple contre Henri Pichot, et peut-être contre les Méric, Challaye et autres Alexandre, son pacifisme juridique ayant dû se nourrir des textes de Théodore Ruyssen, Gaston Jèze ou Jules Prudhommeaux. À ce stade, on aurait aimé connaître ses analyses sur les régimes totalitaires que certains pacifistes intégraux jugèrent avec indulgence.
163Toujours est-il que ce positionnement le conduit à Londres, sous le Blitz, aux côtés du général de Gaulle ; ses fonctions, notamment au Conseil de défense, et plus encore ses avis le font voyager au-delà de la France libre et de l’Angleterre, au Moyen-Orient, en Afrique et aux États-Unis, et en Europe, parce qu’il est en relation avec les représentants des gouvernements en exil. En l’occurrence, les auteurs démontrent que René Cassin passe d’un discours sur la paix et la justice à une rhétorique des Droits de l’homme face aux crimes du nazisme, et qu’il verse aussi dans le politique en œuvrant pour le rétablissement de la légalité républicaine au sein de l’exécutif de la résistance, mais en résonnance avec 1789.
164Cette articulation de sa vie sur ses principes explique que René Cassin ne soit pas devenu un homme d’État, mais soit resté le grand commis d’une cité universelle. Expert, il a échoué par deux fois face au suffrage universel et s’est trouvé souvent isolé. Mais ce sont ses idées, reprises du complément à la Déclaration française voté au congrès de la Ligue des droits de l’homme, en 1936, portées par d’autres comme Eleanor Roosevelt ou John Humphrey que l’on retrouve au sein des commissions des Droits de l’homme et jusque dans la Déclaration de 1948. Car il faut le redire au passage : René Cassin a adhéré à la ldh en 1921, siégé en 1943 à son comité central provisoire installé à Alger avec la France libre, puis comme élu de 1947 à 1955. Il y avait d’ailleurs côtoyé Boris Mirkine-Guetzevich, un des promoteurs du texte de 1936.
165Sur le tournant de 1948, les pages suggestives des deux historiens insistent sur la confirmation de la place des Droits de l’homme après 1945, dans les pratiques déclaratoires mais pas uniquement, et sur le rôle de savants comme Henri Laugier, ce qui justifie le sous-titre de l’ouvrage, illustrant la prégnance d’une culture politique républicaine. Logiquement, elles retracent un cursus honorum qui mène le juriste à la tête du Conseil d’État et au Conseil constitutionnel, mais aussi à la présidence de la Cour européenne des Droits de l’homme, dont on connaît la jurisprudence importante fondée sur la convention éponyme signée en 1950, mais que la France ne ratifie que deux mois avant sa disparition. Même s’il ne joue pas un rôle central au sein des uns comme de l’autre, les principes chers à René Cassin sont mis en ligne, quitte à ce que l’intéressé les oublie pendant la guerre d’Algérie.
166L’itinéraire (re)dévoilé ne se réduit pas celle d’un homme et d’une génération de « justes » inscrits dans leur temps. Les auteurs nous offrent de surcroît une histoire éthique du dernier siècle qui montre combien les Droits de l’homme ne sont ni intemporels ni prédéfinis, mais par essence politiques, parce qu’ils reflètent les rapports complexes existant entre l’État et l’individu, entre la morale et le contingent, entre le pouvoir et le droit ; des Droits de l’homme qui continuent à faire vivre René Cassin.
167Emmanuel Naquet
Le Fil de l’esprit. Augustin Girard, un parcours entre recherche et action, Paris, Comité d’histoire du ministère de la Culture, 2011, 334 p.
168Augustin Girard fut le fondateur et directeur pendant trente ans du service des Études et Recherches (ser) du ministère des Affaires culturelles, qui devient le département des études et de la prospective (dep) en 1986 puis le département des Études, de la Prospective et des Statistiques (deps) en 2004. Il est à la tête du Comité d’histoire du ministère de la Culture de 1993 à sa mort, survenue en 2009. Un livre lui rend hommage en associant, d’une part, les témoignages d’anciens collaborateurs, administrateurs et responsables politiques en charge de la politique culturelle française, d’autre part, les études de synthèse rédigées par des spécialistes de ces questions, sociologues, politistes, économistes et historiens. À quoi s’ajoutent quelques textes clefs d’Augustin Girard ainsi qu’une série de documents, iconographiques (notamment les couvertures de numéros de revue qui marquèrent durablement l’histoire de la réflexion française et internationale en matière de politique culturelle) et sonores (un cd-rom accompagne le livre, initiative bienvenue qui permet de réentendre la voix d’Augustin Girard intervenant lors de diverses occasions).
169Après une introduction stimulante signée Guy Saez et un premier chapitre retraçant le parcours peu commun de cet agrégé d’anglais devenu le maître d’œuvre d’une part majeure de la socio-économie française de la culture entre les années 1960 et les années 1990, une série de chapitres thématiques rassemble témoignages, études et documents autour de quelques grands thèmes chers à la pensée d’Augustin Girard : le développement culturel, les pratiques et les statistiques culturelles, la décentralisation et l’aménagement culturel du territoire, les industries culturelles et l’économie de la culture, la coopération internationale. Un dernier chapitre porte plus particulièrement sur les rapports entre mémoire et histoire et sur le rôle joué par Augustin Girard à la tête du comité d’histoire que préside aujourd’hui Maryvonne de Saint-Pulgent (laquelle souligne dans son avant-propos l’indépendance de pensée et l’esprit visionnaire qui caractérisaient son prédécesseur).
170L’ensemble permet de retracer non seulement le parcours professionnel et l’élaboration d’une pensée singulière et influente mais, à travers eux, tout un pan de l’histoire intellectuelle récente de la France, caractérisée par l’alliance, pas toujours harmonieuse mais au total extraordinairement féconde, entre la recherche en sciences sociales, d’une part, l’administration et la politique de la culture, d’autre part. Exemple accompli de science de gouvernement, la socio-économie qu’Augustin Girard a encouragée, voire suscitée par le biais de contrats d’étude passés avec tout ce que la France comptait de chercheurs novateurs (de Pierre Bourdieu à Michel Crozier en passant par Michel de Certeau ou Raymonde Moulin) a fourni à l’autorité publique les moyens (qu’elle n’a pas toujours utilisés) d’une action éclairée en matière de politique culturelle en même temps qu’elle l’aiguillonnait, lui fixant finalités et objectifs, détaillant les besoins à couvrir, décrivant les instruments à sa disposition, enfin évaluant l’efficacité de son action. Augustin Girard croyait à l’utilité et même à la nécessité d’un organisme dégagé des tâches de gestion directe pour réfléchir aux grandes orientations de la politique culturelle de l’État ; faute d’un tel organisme en France, hormis l’éphémère Conseil de développement culturel, c’est au ser que revint la tâche d’organiser la réflexion à long terme dans une démarche prospectiviste.
171Cette aventure fut un combat, comme le rappellent de nombreux textes du recueil. Que la culture devienne objet de planification et de prospective, que l’art soit livré aux sciences humaines, à la sociologie, à l’économie, que le miracle de l’inspiration, que la singularité absolue de la création, que l’ineffable de la jouissance esthétique paraissent réduits à l’état de chiffres, de tableaux, de graphiques, cela a choqué, indigné certains bons esprits, au sein du tout jeune ministère comme à l’extérieur. Et ce n’est pas sans mal ni résistance rencontrée sur son chemin que la cellule est devenue service et le service département, capitalisant année après année une rente de confiance, construisant une crédibilité qui l’imposa finalement – mais jamais complètement, l’histoire de ses rattachements et de ses difficultés avec l’Administration centrale le montre – comme l’une des composantes essentielles du ministère français en charge de la Culture.
172Cette crédibilité (et une part importante de son financement), le ser/dep l’obtint d’abord de la collaboration avec certains grands organismes publics d’assistance à la décision politique et de recherche opérationnelle, le Commissariat général au Plan, le ministère de l’Industrie via la Délégation générale pour la recherche scientifique et technique (dgrst), ou des institutions de droit privé, comme l’association Marc-Bloch et la Fondation pour le développement culturel. Mais c’est sur le plan international qu’elle fut confirmée, amplifiée, c’est de l’Europe et, secondairement, de l’Amérique du Nord, qu’elle revint plus solide pour donner au service une assise qui lui faisait encore défaut au sein des structures nationales. Augustin Girard, grâce à ses compétences linguistiques, à son ouverture d’esprit, à sa position institutionnelle aussi, tissa des liens personnels et professionnels avec les centres et instituts, publics, semi-publics, universitaires, gouvernementaux, privés qui, un peu partout dans les pays développés, commençaient à apparaître pour répondre aux besoins d’expertise des administrations chargées de ce domaine nouveau – nouveau pour l’Administration – : la culture.
173Il serait excessif de dire que le ser constitua, au début de la période considérée, le centre d’un réseau informel d’échanges d’informations, mais il est certain que, de même que le ministère des Affaires culturelles de Malraux faisait figure de modèle pour un certain nombre de pays étrangers, le ser constituait une référence dans le petit monde de la recherche appliquée en matière de politique culturelle, prolongeant même dans ce domaine l’aura du modèle français de politique culturelle par ailleurs sérieusement affaiblie à la fin des années 1970. Le service fournit à ses homologues étrangers des méthodes de travail, des concepts opérationnels, des résultats d’enquêtes qui les firent avancer plus vite sur la voie d’une politique culturelle moderne ; il bénéficia en retour de nouveaux concepts et méthodes, d’éclairages étrangers qui mirent en lumière les avantages mais aussi les inconvénients, les retards, les lacunes du système français. La comparaison internationale était, aux yeux d’Augustin Girard, l’un des principaux outils de la réforme de l’État, ce que soulignent de nombreux contributeurs de l’ouvrage.
174Sur la personnalité attachante et exigeante de cet homme toujours en éveil, sur sa vie personnelle, le recueil livre peu de renseignements et c’est peut-être sa seule limite aux yeux d’un historien qui s’intéresse à la biographie des acteurs – limite fréquente, à vrai dire, dans ce type d’ouvrage qui met l’œuvre et la pensée en lumière mais laisse la vie dans l’ombre. C’est le destin des hommes discrets comme le fut Augustin Girard, méconnu du grand public mais dont l’influence sur la façon dont nous concevons la culture et l’action publique dans le domaine culturel n’a pas fini de se faire sentir, en France comme à l’étranger.