Notes
-
[1]
Voir, sur ces questions : Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme-auteur, Paris, Le Seuil, 1989 ; Paul Aron (dir.), Misérable et glorieuse, la femme du XIXe siècle, Paris, Fayard, 1980 ; et Gabrielle Houbre, La discipline de l’amour. L’éducation sentimentale des filles et des garçons à l’âge du romantisme, Paris, Plon, 1997.
-
[2]
Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain., 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Librairie José Corti, 1985.
-
[3]
Elias Regnault, L’éditeur. Les Français peints par eux-mêmes (1838-1842), rééd. Paris, Omnibus, 2004, t. 2, p. 952.
-
[4]
Balzac, Illusions perdues, Paris, 1841.
-
[5]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette (1800-1864). Le fondateur d’un empire, Paris, Fayard, 1999, chap. VI ; Pascal Durand et Anthony Glinoer, Naissance de l’éditeur. L’édition à l’âge romantique, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2005.
-
[6]
Jean-Yves Mollier, Baudelaire et les frères Lévy : auteur et éditeur, Études baudelairiennes, XII, Neuchâtel, La Baconnière, 1987, p. 131-225.
-
[7]
Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, Paris, Fayard, 1988, p. 436-438 pour les références au Journal de Léon Bloy.
-
[8]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne (1836-1891), Paris, Calmann-Lévy, 1984, p. 263-265.
9. Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), p. 411-412. -
[9]
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992.
-
[10]
Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), chap. XV, et Claire Lesage, « Des avant-gardes en travail, Revue des sciences humaines, no 219/3, 1990, p. 85-105.
-
[11]
Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau. L’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Librairie Séguier, 1991.
-
[12]
Voir le dossier « Multiple histoire littéraire » réuni dans le no 3/2003 de la Revue d’histoire littéraire de la France et notre article « Histoire culturelle et histoire littéraire », aux pages 597-612.
-
[13]
Pierre Abraham et Roland Desné (dir.), Histoire littéraire de la France, Paris, Libre Club Diderot, 1978-1982, 12 vol.
-
[14]
Henri-Jean Martin et Lucien Febvre, L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958.
-
[15]
Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, Paris, Promodis-Cercle de la Librairie, 1983-1986, 4 vol.
-
[16]
Jean-Yves Mollier, op. cit. (n. 7).
-
[17]
Jean-Yves Mollier et Patricia Sorel, L’histoire de l’édition, du livre et de la lecture en France aux XIXe et XXe siècles, Actes de la recherche en sciences sociales, no 126-127, mars 1999, p. 39-59.
-
[18]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), p. 388-389.
-
[19]
Lettres inédites d’Ernest Renan à ses éditeurs Michel et Calmann Lévy, annotées par J.-Y. Mollier, Paris, Calmann-Lévy, 1986, pour le détail des sommes perçues.
-
[20]
Jean-Claude Yon, Eugène Scribe. La fortune et la gloire, Saint-Genouph, Librairie Nizet, 2000.
-
[21]
Jean-Yves Mollier, Ernest Renan et ses éditeurs. Études renaniennes, no 65, 1986, p. 7-23.
-
[22]
Bernard Grasset, Évangile de l’édition selon Péguy, Paris, André Bonne, 1955.
-
[23]
Passeurs culturels dans le monde des médias et de l’édition en Europe (XIXe et XXe siècles), dir. Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier et Ahmed Silem, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2005.
-
[24]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), p. 381-386, et L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), p. 213-218.
-
[25]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 399-403, et Écrivain éditeur : un face à face déroutant, Travaux de littérature, no XV, 2002, p. 18-39.
-
[26]
Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), p. 453-456.
-
[27]
Franck Lhomeau et Alain Coelho, Marcel Proust à la recherche d’un éditeur, Paris, Olivier Orban, 1988, et Correspondance de Marcel Proust avec Gaston Gallimard, éd. Pascal Fouché, Paris, Gallimard, 1989.
-
[28]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), p. 430-432.
-
[29]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 280-286.
-
[30]
Suzanne Tucoo-Chala, Charles-Joseph Panckoucke et la librairie française, 1736-1798, Pau-Paris, Marrinpouey Jeune - Jean Touzot, 1977, p. 211.
-
[31]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), p. 357-367, et « Naissance de la figure de l’éditeur », Bertrand Legendre et Christian Robin (dir.), dans Figures de l’éditeur, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2005, p. 13-24.
-
[32]
Ibid., p. 383-385.
-
[33]
Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), p. 472-474.
-
[34]
Ibid.
-
[35]
Raymond Trousson, Romans de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1996, et Ellen Constans, Parlez-moi d’amour. Le roman sentimental. Des romans grecs aux collections de l’an 2000, Limoges, PULIM, 1999.
-
[36]
Roland Chollet, Balzac journaliste. Le tournant de 1830, Paris, Klincksieck, 1983.
-
[37]
Martine Reid, Signer Sand. L’œuvre et le nom, Paris, Belin, 2003.
-
[38]
Ces formules figurent dans tous les « traités » ou contrats de l’époque et George Sand s’y soumet comme les autres.
-
[39]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 148 et 168.
-
[40]
Ibid., p. 271-272.
-
[41]
Voir la Correspondance de George Sand (éd. Georges Lubin, Paris, Garnier, 1964-1995, 25 vol.) sur ce point.
-
[42]
Jean-Yves Mollier, op. cit. (n. 8), p. 416-421.
-
[43]
Ibid., p. 401-403.
-
[44]
Ibid., p. 418-419.
-
[45]
Ibid., p. 343 ; les Goncourt font de Michel Lévy la « sangsue » des Lettres (cf. Journal. Mémoires de la vie littéraire, rééd. Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1991, 3 vol., t. 2, p. 33).
-
[46]
Jean-Yves Mollier, Éditer la comtesse de Ségur ou les ruses de la raison policière, Cahiers Robinson, no 9, 2001, p. 7-22.
-
[47]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), p. 384-386.
-
[48]
Comtesse de Ségur, Œuvres, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990, 3 vol., t. 1 pour la correspondance annotée par Claudine Beaussant.
-
[49]
Stéphanie Gil-Charreaux, Les auteurs français de livres pour la jeunesse. 1870-1914, mémoire de l’ENSSIB, 1999, dir. Jean-Yves Mollier, p. 51.
-
[50]
Registres de contrats de la Librairie Hachette, t. 1 : 1826-1857 ; t. 2 : 1857-1864 ; IMEC : archives Hachette.
-
[51]
Ibid., traité du 2 mai 1859.
-
[52]
Ibid., traités du 15 mai 1859 dans le 1er cas et du 28 juillet 1858 dans le second.
-
[53]
Ibid., traités du 4 mars 1853.
-
[54]
Ibid., lettre-traité du 9 octobre 1854.
-
[55]
Ibid., lettre du 20 mai 1859.
-
[56]
Ibid., traités des 16 août 1858 et 29 août 1858.
-
[57]
Ibid., traités des 27 et 28 mars 1864.
-
[58]
Ibid., traité du 31 août 1864.
-
[59]
Comtesse de Ségur, op. cit. (n. 49), t. 1, p. LXVI, lettre du 16 mars 1858.
-
[60]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), chap. XIII.
-
[61]
Claude Savart, Les catholiques en France au XIXe siècle. Le témoignage du livre religieux, Paris, Beauchesne, 1985.
-
[62]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 77.
-
[63]
Ibid.
-
[64]
Ibid., p. 371.
-
[65]
Ibid.
-
[66]
Archives Calmann-Lévy, contrats de la comtesse Dash, et Jean-Yves Mollier, op. cit.
-
[67]
Ibid.
-
[68]
Ibid., p. 364-365.
-
[69]
Pierre Michel et Jean-François Nivet, op. cit. (n. 12).
-
[70]
Cet éditeur a lancé voilà quelques années une collection de romans « reformatés » en fonction des besoins d’un lecteur pressé.
-
[71]
Jean-Yves Mollier, Les éditeurs français à l’assaut du marché de masse, dans Histoire des industries culturelles en France, XIXe-XXe siècles, dir. Jacques Marseille et Patrick Eveno, Paris, ADHE, 2002, p. 89-102.
-
[72]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 439.
-
[73]
Robert Darnton, L’aventure de l’Encyclopédie, trad. franç., Paris, Librairie académique Perrin, 1982.
-
[74]
Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), pour une vue d’ensemble.
-
[75]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 76-77.
-
[76]
Louis Reybaud, César Falempin, Paris, Michel Lévy frères, 1845, 2 vol., t. I, p. 237.
-
[77]
L’article anonyme de la Revue anecdotique (no 24, 2e quinzaine de décembre 1861, p. 268) qui dénonce cette vente a sans doute été inspiré par Baudelaire ; cf. Jean-Yves Mollier, Baudelaire et les frères Lévy : auteur et éditeur, art. cité, p. 160, no 70.
1Existe-t-il, au XIXe siècle, un statut de la femme-écrivain, pour ne pas dire de l’auteure ou de l’écrivaine, termes évidemment anachroniques à une époque où, pour se faire connaître et reconnaître, tant d’entre elles utilisent des pseudonymes masculins ? De George Sand à André Léo, des années 1830 à la Belle Époque, la position de la femme de lettres dans la société est-elle radicalement différente de celle de son homologue du sexe opposé ? À lire le Journal des Goncourt ou tant de diatribes répandues un peu partout, la réponse est évidente. Concurrente déloyale pour les uns, bas-bleu pour les autres, la femme qui entend vivre de sa plume provoque des réactions caractéristiques d’un refus ou d’un rejet massif. Malgré l’attitude d’un Flaubert considérant George Sand comme sa camarade ou d’un Hugo encourageant celles qui s’adressent à lui à persévérer dans leur volonté de produire une œuvre, le siècle vit mal l’arrivée massive d’un nouveau contingent d’écrivains dans l’arène littéraire. La Société des Gens de lettres et celle des Auteurs dramatiques sont prêtes à admettre quelques consœurs dans leur sein mais à condition qu’un numerus clausus implicite en limite singulièrement le nombre.
2Ce constat, maintes fois dressé [1], mérite cependant d’être retouché en déplaçant la perspective habituelle – le regard de l’homme de lettres sur sa voisine de travail – et en interrogeant celui qui apparaît souvent dans leurs correspondances, aux unes et aux autres, comme le véritable maître du jeu, l’éditeur. Alors que les années 1750-1830 avaient pu apparaître à certains comme correspondant au sacre de l’écrivain [2], le règne du nouveau maître laïque de la société fut de courte durée si l’on en croit les historiens. Elias Regnault a pu ainsi qualifier l’éditeur de « haut baron de la féodalité industrielle » [3] au début des années 1840 et Balzac l’y avait, par avance, incité en campant Dauriat, libraire au Palais-Royal, et substitut de Camille Ladvocat, dans une posture de satrape oriental devant qui tous les participants à la chaîne des métiers du livre tremblaient [4]. Même si certains de ces intermédiaires culturels d’un nouveau style – l’éditeur au sens plein du terme naît aux environs de 1830 [5] – échappent à la critique pour leur générosité, leur charisme, ou leur encouragement aux lettres, trop de missives d’écrivains contiennent des accusations graves pour qu’on ne retienne pas l’idée que l’époque fut dure aux créateurs. Baudelaire en témoigna longuement [6], Léon Bloy en termes plus féroces encore [7], et, pour introduire le point de vue de George Sand, il n’est besoin que de rappeler sa méfiance viscérale envers le « Juif » Michel Lévy [8] au début de leurs relations pour se convaincre que le romantisme littéraire fut tout sauf le contemporain de l’idylle amoureuse en matière de relations auteur-éditeur.
3En même temps, cet éclairage permet peut-être de nuancer et de relativiser la singularité du statut de la femme de lettres, puisque la comtesse Dash, Louise Colet et leurs petites sœurs auraient bien pu être les victimes d’un système plutôt que les martyres d’un sacrifice mêlant au titre des bourreaux les écrivains et leurs éditeurs. Après tout, lorsque George Sand tente d’organiser la profession mieux que ne l’avait fait jusque-là la Société des Gens de lettres, c’est à un homme, Émile Aucante, son ancien secrétaire, qu’elle s’adresse. Elle le pousse en effet à ouvrir, à Paris, une agence littéraire qui aurait pour mission de servir d’intermédiaire entre l’écrivain et son éditeur [9]. Ce système, qui débuta vers 1850 en Angleterre et s’imposa ensuite aux États-Unis, échoua en France mais, pour ce qui nous concerne, il eût réuni dans un groupe soudé et compact les auteurs et les auteures, sans distinction de sexe, afin de résister à la rapacité – c’est ainsi que s’exprime George Sand – des éditeurs. D’une certaine manière, c’était reconnaître à demi-mot qu’une loi d’airain, implacable mais égalitaire ou niveleuse, accablait l’écrivain(e) en lui imposant des conditions de négociation de son travail absolument inacceptables. Si Flaubert avait touché 400 F pour chacun des deux tomes de Madame Bovary, c’est parce que Michel Lévy lui assurait le même (mauvais) traitement que Louis Hachette à la comtesse de Ségur dont il payait 500 F – et à forfait – le volume de contes.
4C’est donc d’abord en revenant sur le siècle de la grande dépendance – « aliénation » est le terme du moment – de l’homme de lettres que l’on tentera de répondre aux questions posées initialement. Plutôt qu’un champ de foire où l’homme aurait guetté sa proie – la femme – pour la dissuader d’y pénétrer, le champ littéraire déjà très nettement autonomisé au mitan du siècle [10] fut le lieu dans lequel les « mercantis » s’imposèrent très vite. Ce terme leur sera péjorativement accolé par les avant-gardes en rupture de ban des années 1890 [11] et il a le mérite de mettre au centre des polémiques la cause principale des affrontements, l’argent et non la relation entre les sexes. Les exemples contemporains de George Sand, éditée chez Michel Lévy, et de la comtesse de Ségur, publiée par Louis Hachette, permettront ensuite d’observer si la personnalité, l’éducation, les croyances et les opinions d’un libraire-éditeur de premier plan jouaient un rôle prépondérant ou s’ils étaient seconds par rapport au traitement ordinaire de l’écrivain(e). Une ultime lueur jetée sur une esclave des Lettres, la comtesse Dash, aujourd’hui tombée dans l’oubli, évitera de consacrer trop de temps aux gloires de l’époque, peut-être atypiques par rapport aux relations auteur-éditeur, et d’examiner plus attentivement le sort du « prolétaire des lettres » comme aimait à se nommer Octave Mirbeau à ses débuts [12]. C’est au terme de ce parcours que l’on reviendra à l’interrogation liminaire : l’éditeur adopta-t-il la conduite de l’auteur masculin quand il traita avec des femmes lui soumettant leur prose ou leur réserva-t-il le sort qui lui paraissait devoir être octroyé à « la canaille écrivante », comme l’on disait au temps des pamphlets – masculins – contre l’Autrichienne, la Marie-Antoinette des années 1780-1790 ?
LE SIÈCLE DE LA GRANDE DÉPENDANCE DES ÉCRIVAINS
5Il est deux manières d’écrire l’histoire de la littérature française au siècle d’or des romanciers, celle des manuels d’enseignement qui, de Lanson à Lagarde et Michard, participèrent à la panthéonisation des « grands » écrivains et contribuèrent à établir le « canon », ou celle, plus modeste mais plus rigoureuse, qui part d’une analyse de la société et y réinsère les hommes de lettres [13]. L’Histoire littéraire de la France tenta cette gageure, dans les années 1978-1980 [14], mais avec des fortunes diverses, et c’est surtout le courant initié par Lucien Febvre, autour de la revue Les Annales, en 1952, qui donna la touche initiale à une série de travaux prometteurs. L’apparition du livre en 1958 [15], l’Histoire de l’édition française en 1983-1986 [16] et L’argent et les lettres, sous-titré Histoire du capitalisme d’édition [17], ont poursuivi dans cette voie et accepté d’étudier non l’œuvre dans ce qu’elle a de plus sacré, mais ses conditions de production, l’état des forces en présence et les motivations et stratégies des acteurs du champ. L’ample bibliographie publiée en 1999 dans la revue de Pierre Bourdieu, Actes de la recherche en sciences sociales, montre la richesse de la moisson et la variété des études qui ont résulté de cette impulsion initiale [18].
6Longtemps, la trop grande focalisation des observations sur les phares du XIXe siècle, les mages et prophètes romantiques, avait contribué à obscurcir la question des rapports auteur-éditeur. On se plaisait à évoquer Victor Hugo refusant les 150 000 F proposés par Louis Hachette pour la publication des Misérables et la vente, avec abandon limité à dix ans, de la propriété littéraire pour 240 000 F, soit 1,3 million d’euros d’aujourd’hui [19], en 1862 ou, plus précoces, les négociations qui enrichirent considérablement Adolphe Thiers, Alphonse de Lamartine et Chateaubriand. L’Histoire de la Révolution française, puis celle du Consulat et de l’Empire dans le premier cas, l’Histoire des Girondins dans le second et les Mémoires d’outre-tombe dans le troisième furent effectivement payés à des prix que ne renieraient ni Françoise Sagan ni Mary Higgins Clark aujourd’hui. À ces vedettes ou stars de l’affiche en matière de défense du droit patrimonial, on pourrait encore joindre Balzac, même s’il mourut endetté, Ernest Renan, grâce au succès de la Vie de Jésus [20], Émile Zola et quelques autres dont plusieurs auteurs dramatiques, le cas d’Eugène Scribe étudié par Jean-Claude Yon étant exemplaire des potentialités offertes par le théâtre de ce point de vue [21].
7S’engouffrant dans la voie ouverte par Renan dans ses Souvenirs d’enfance et de jeunesse où il célébrait l’hymne au grand éditeur courageux, infatigable dénicheur de talents [22], ce qui lui évitait d’évoquer ses tractations pour être augmenté en 1864, Bernard Grasset devait fixer dans le marbre l’opinion du directeur des Cahiers de la Quinzaine en publiant, peu de temps avant sa mort, un Évangile de l’édition selon Péguy [23] qui mettait la dernière touche à ce portrait hagiographique du médiateur culturel au temps où le livre était roi. Ni Barnum de théâtre ni impresario de chanteurs de music-hall, l’éditeur avait exercé un véritable sacerdoce, avait lutté pour faire connaître les auteurs en qui il croyait, et il méritait qu’une parcelle de la gloire entourant les écrivains consacrés retombât sur lui [24]. Diderot avait eu beau pester contre le misérable Le Breton qui émasculait son Encyclopédie, Pierre Larousse se faire auteur-éditeur-imprimeur pour éviter les mêmes mésaventures et Baudelaire éprouver les pires difficultés pour convaincre Poulet-Malassis d’éditer Les Fleurs du Mal dans un format et une typographie recherchés, rien n’y faisait : l’éditeur demeurait un astre brillant au firmament auquel on songeait avec nostalgie à l’époque de Péguy, autour de 1900, et encore davantage à celle de Bernard Grasset, après 1950.
8L’ouverture d’abord timide puis plus sereine des archives éditoriales après 1980 a amené les historiens à produire une masse de textes qui assombrissent les paysages peints antérieurement. Le même Albert Lacroix qui payait Hugo en empruntant la somme à la banque Oppenheim de Bruxelles ne versait pas un centime à Zola pour l’édition des Contes à Ninon deux ans plus tard, l’obligeait à assurer seul les frais de lancement du volume dans la presse et à rechercher les articles les plus louangeurs en jouant sur sa fonction officielle de chef de la publicité chez Hachette [25]. Michel Lévy, qui avait « découvert » Renan en allant le chercher dans sa « mansarde », était traité de « juif » et de « rosse » par Flaubert après l’échec de L’Éducation sentimentale26, et Alphonse Lemerre, l’idole des Parnassiens à leurs débuts, se voyait traîné devant les tribunaux quand les poètes fin-de-siècle découvraient en lui l’homme d’argent qu’ils n’avaient jamais soupçonné [26]. Quant aux successeurs de cette prestigieuse lignée d’éditeurs, les Bernard Grasset, Robert Denoël et Gaston Gallimard des années 1930, il suffit de parcourir les correspondances échangées avec leurs auteurs ou, mieux encore, les confidences de ceux-ci envers leurs proches, pour découvrir que, de Céline à Montherlant en passant par Giono, ils maudirent un jour ou l’autre leur homme d’affaires. Tout le monde ne possédait pas la fortune ni l’exquise urbanité de Marcel Proust pour considérer comme normal de payer cher l’édition à compte d’auteur du premier volume de La Recherche du temps perdu [27], et les trompettes de la (mauvaise) renommée étaient désormais bien embouchées.
9En fait, ni le tableau gravé à l’acide sulfurique ni son exact opposé, le médaillon doré, ne conviennent pour rendre compte de l’état de l’édition au XIXe siècle. Selon les circonstances, le même éditeur pouvait se montrer très compréhensif ou, au contraire, très exigeant envers un auteur, et les deux attitudes se retrouvent abondamment éclairées par leurs archives et leurs papiers personnels. Louis Hachette accorda un crédit illimité à Émile Littré et le rémunéra pendant près de vingt-cinq ans avant de mettre en vente le premier fascicule de son Dictionnaire de la langue française [28] et Michel Lévy réussit à débrouiller les affaires ô combien emmêlées d’Alexandre Dumas père avant de relancer la commercialisation de ses œuvres [29]. L’important n’est donc pas d’accumuler les preuves de la grandeur d’âme ou de la noirceur des éditeurs du passé mais de comprendre la tendance lourde qui régit ce domaine de l’économie nationale et oblige par conséquent tous ceux qui en vivent à en respecter les règles, sauf à vouloir courir le risque de la faillite ou à se laisser déposséder de son entreprise, mésaventure qui survint à Pierre-Victor Stock ou à Pierre Bordas au XXe siècle, comme elle était advenue à Auguste Poulet-Malassis ou aux gérants de la Librairie nouvelle au milieu du Second Empire.
10Nous l’avons dit en préambule, ce siècle fut celui de la grande dépendance des écrivains, parce que, dans leur majorité, ceux-ci ne possédaient plus les moyens de subsister qui, antérieurement, plaçaient un Voltaire dans une zone où son libraire ne pouvait prétendre le suivre. Avec l’éditeur de D’Alembert et de Diderot, Charles-Joseph Panckoucke, les choses avaient commencé à changer, et c’est dans son hôtel particulier et à sa table que ce ministre officieux de l’Information [30] recevait désormais son écurie d’auteurs. Considéré par certains comme un exploiteur du prolétariat industriel avant la lettre, il annonce bien les Dauriat et autres Ladvocat, Charpentier, Hachette ou Dentu des années 1830 et les Michel Lévy frères et autres frères Garnier des années 1850. Désormais l’heure est à la gestion méthodique, rationnelle d’une entreprise de livres, et si le vocabulaire courant continue à la désigner sous le terme chaleureux et convivial de « maison d’édition », elle n’est plus ouverte à toute heure ni à tous. Dès les années 1848-1855 sont apparus les premiers directeurs de collection chez L. Hachette et Cie, un peu plus tard chez les concurrents, et le service du personnel s’est mis à gérer avec un sens aigu de la discipline et de l’ordre une armée de commis moins indisciplinés qu’autrefois [31].
11Le résultat le plus certain de cette évolution, mais le plus difficile à admettre pour quiconque nourrit une certaine idée de la littérature, c’est la fixation d’un prix d’équilibre du manuscrit d’un débutant dans la carrière ou d’un nouvel arrivé dans le champ. Si Michel Lévy paie Flaubert 800 F, en 1857, pour la propriété pleine, entière et définitive de Madame Bovary, ce n’est pas par excès d’égoïsme ni crise soudaine d’avarice aiguë. Parce qu’il vient, fin 1855, d’être acculé à baisser lui aussi le prix de ses collections de volumes grand public en les faisant passer de 2 F à 1 F, il doit en augmenter le tirage et réduire au maximum les coûts de production pour dégager une marge de bénéfice suffisante. À 400 F le volume – ou 800 F pour deux tomes –, il pense pouvoir équilibrer ses comptes, même s’il s’agit d’un débutant dont le succès n’est pas assuré. Les mêmes calculs de rentabilité venaient de conduire Louis Hachette et son gendre Émile Templier, chargé de superviser les séries littéraires, à estimer qu’il fallait payer l’auteur novice entre 300 et 500 F, soit, en moyenne, à 400 F. La comtesse de Ségur reçut 500 F par volume à ses débuts [32], non parce qu’elle était femme ou aristocrate, mais parce que la loi d’airain du capital – pour parler comme Marx et Lassalle – ou la logique économique – pour suivre Adam Smith et ses épigones – aboutissait, dans chaque secteur de l’économie, à la fixation d’un prix moyen ou d’équilibre de chaque produit.
12Trivialisé à ce point, l’examen d’une œuvre de l’esprit peut révolter le lecteur, mais se priver de cette analyse conduit à rechercher idéellement de bons et de méchants éditeurs quand ils furent tous – en tout cas, les vainqueurs de la compétition économique – amenés un jour ou l’autre à adopter les mêmes critères de gestion et de calcul des coûts et des profits. Ce qui est en cause, ce n’est par conséquent ni leurs origines, ni leur religion, ni leur éducation, ni leurs opinions, mais leur plus ou moins grande intégration à l’économie de leur temps. Michel Lévy était fils de colporteur juif et n’avait pas fait d’études, alors que Louis Hachette, catholique, sortait de l’École normale (supérieure). Le premier était orléaniste comme le second mais celui-ci évolua vers la République quand son confrère demeura proche du duc d’Aumale et des princes exilés. Ils se retrouvaient tous les deux au Cercle de la Librairie, leur club professionnel, possédaient terres, châteaux et hôtels particuliers, et ils administraient leur entreprise comme ils l’auraient fait d’une usine ou d’un grand magasin, ne se souciant apparemment pas d’infliger aux femmes présentes dans leurs catalogues un sort plus douloureux qu’à leurs homologues masculins. Un dernier exemple achèvera la démonstration : quand Julien Viaud débutera en littérature sous le nom de Pierre Loti en 1878, il percevra 500 F pour les droits d’Aziyadé et le roman sera nettement retouché pour en gommer l’homosexualité latente [33]. Que l’auteur ait été un homme ou une femme, les contraintes de la gestion saine d’une grande maison d’édition lui avaient été appliquées et aucun autre sentiment n’avait traversé l’esprit d’Émile Aucante quand il avait guidé la main du débutant pour réécrire son récit [34].
GEORGE SAND, UNE FEMME-AUTEUR OU UN ÉCRIVAIN LÉGITIME ?
13L’entrée de George Sand en littérature, dans le sillage de François Buloz à la Revue des Deux Mondes, puis sa carrière auprès d’Hetzel et de Michel Lévy présentent un certain nombre d’enseignements. Les femmes s’étaient en effet faites plus nombreuses en littérature depuis un siècle et la vague européenne de la fiction au XVIIIe siècle les avait incitées à écrire. Raymond Trousson a recensé 261 romans rédigés par 105 femmes, entre 1735 et 1825, avec une accélération du processus après 1750 et 1800 [35]. La gloire entourait Germaine de Staël, et Napoléon lui-même dut le reconnaître en essayant d’obtenir son appui dans son entreprise de conquête des esprits. Pour autant, quand on n’était pas fille du ministre Necker ou que l’on ne possédait pas un nom éminent, il n’était pas si aisé de trouver un éditeur et encore moins de lui imposer autre chose que des romans de cabinet de lecture. Balzac en sut quelque chose qui déserta le métier des lettres en 1830 quand il considéra que le marché était saturé [36]. George Sand emprunta un prénom masculin à l’Angleterre pour être « fashionable » et son patronyme à son compagnon du moment, Jules Sandeau [37], et elle dut se soumettre aux lois, c’est-à-dire se faire « autoriser à cet effet par son mari » pour pouvoir « traiter en son nom » avec son éditeur [38]. Celui-ci ne pouvait en effet disposer librement d’une propriété littéraire féminine s’il ne possédait pas cet accord écrit, mais c’est la législation – le Code civil – qui en était responsable, non la corporation des libraires-éditeurs.
14Devenue rapidement célèbre, suivie dans ses déplacements par tous ceux qu’intéressaient le succès et les frasques de cette femme hors normes, George Sand obtint tout ce qu’un écrivain mâle pouvait espérer. En étudiant le comportement du jeune professionnel Michel Lévy envers elle et envers Honoré de Balzac à la fin des années 1840, on s’aperçoit qu’il est rigoureusement identique. De même qu’il avait harcelé le romancier pour obtenir la faveur d’éditer une de ses pièces de théâtre et qu’il l’avait suivi jusqu’au péristyle d’un théâtre parisien pour y parvenir, Michel Lévy se déplaça à Nohant en 1849 pour arracher La Mare au diable à la femme de lettres [39]. Qu’un jeune homme aussi audacieux et ambitieux que l’était cet éditeur exprime la même admiration et la même gratitude envers Balzac et George Sand montre qu’à cet égard au moins il ne faisait aucune différence entre l’auteur et sa consœur. L’important à ses yeux était de faire entrer ces vedettes dans ses catalogues et, ultérieurement, d’essayer de les y fixer en leur proposant un contrat d’exclusivité. Michel Lévy fut en effet un des premiers à développer une authentique politique d’auteurs et à mettre en place ce que la législation actuelle nomme le « droit de préférence » qui permet à un éditeur de conserver longtemps un romancier dans son écurie. Il y parvint avec les auteurs dramatiques dès les années 1845-1850 et un peu plus tard avec leurs confrères de la Société des Gens de lettres.
15Il mettra beaucoup d’acharnement et de constance lors de l’exil bruxellois de Pierre-Jules Hetzel pour devenir l’éditeur exclusif de la femme de lettres. Celle-ci ne l’appréciait cependant qu’à moitié et se méfiait de ce « Juif » qui lui paraissait trop exigeant en affaires lorsqu’il tenta de la faire entrer dans sa collection la plus populaire [40]. Quand elle comprit, grâce à Hetzel, que son avenir serait bien assuré dans la maison de la rue Vivienne, elle s’y résolut et n’eut jamais à le regretter. Non seulement Michel Lévy assura la publicité de son œuvre mais il lui procura les moyens matériels d’une vie consacrée à l’écriture. En la salariant et en la mensualisant, il la délivra, comme elle se plut à le reconnaître, de tous les soucis quotidiens qui l’assaillaient auparavant [41]. Leurs comptes étaient apurés une fois par an et George Sand n’eut jamais à s’en plaindre. Persuadé d’avoir attaché à sa maison un des meilleurs écrivains du siècle, Michel Lévy puis son frère Calmann entourèrent George Sand, s’occupèrent de ses proches et consentirent à éditer aussi bien son fils, Maurice Sand, que ses protégées, Thérèse Blanc, en 1866, ou Mme de Voisins l’année suivante. Ils le faisaient pour elle uniquement et, à la fin de sa vie, une de ses plus grandes joies lui fut procurée par son éditeur quand il lui proposa de publier ses œuvres complètes revues et corrigées avec le plus grand soin. La mort de Michel Lévy enterra ce beau projet, d’autant que la femme de lettres ne lui survécut qu’une année et que les tractations avec son successeur s’étaient éternisées, mais la joie de la romancière avait été immense et elle témoigne de l’évolution positive de leurs relations depuis quinze ans [42].
16Quand on compare les rapports de Flaubert et de George Sand avec leur éditeur commun, on constate que c’est la femme de lettres qui a conquis non seulement l’estime mais l’admiration la plus débordante de l’éditeur. Il n’eut de cesse que de devenir son ami et il y parvint alors qu’il ne fit rien pour retenir Gustave Flaubert quand celui-ci, laissant exploser son antisémitisme le plus virulent, voulut le quitter et passer chez Georges Charpentier [43]. Manifestement l’éditeur ne le regretta pas, même s’il avait conscience de perdre un auteur important, car il lui appliquait en quelque sorte le jugement du public. Puisque le succès de Salammbô en 1862 et celui de L’Éducation sentimentale en 1869 n’avaient pas été à la hauteur de ses espérances, c’est que le romancier était incapable de retrouver les ressorts qui avaient permis à Madame Bovary de s’imposer en 1857. Soumettant Flaubert à une sorte d’audimat avant la lettre, Michel Lévy manifestait sa conviction intime que le public ne pouvait se tromper. Cela le confortait dans l’idée que George Sand était supérieure à son confrère et qu’il avait eu raison de se battre pour en faire un de ses auteurs phares. Flaubert appartenait d’ailleurs à la vieille école de la pluri-édition et vendait ses œuvres une par une, alors que la femme de lettres avait consenti à la mono-édition – la vente de ses droits à un seul éditeur – et ne s’en était jamais repentie.
17Écrivain légitime et non simple femme-auteur aux yeux de ses éditeurs, tant Hetzel que Lévy, George Sand entretint des relations de plus en plus chaleureuses avec eux. Son œuvre ne souffrit jamais la moindre altération et, en 1875, ce fut elle qui refusa d’incorporer les articles des Bulletins de la République rédigés en 1848, non son éditeur qui, lui, avait proposé de les y insérer. En l’occurrence, elle reniait son passé socialiste alors que l’orléaniste Michel Lévy n’éprouvait aucune gêne à republier une prose incendiaire typique de la IIe République [44]. La soumission inconditionnelle de l’éditeur aux volontés de son auteur fétiche prouve que la question du sexe de l’auteur ne jouait aucun rôle et que seule comptait l’aura dont jouissait George Sand auprès de ses lecteurs. Puisque celle-ci était grande, la romancière bénéficiait des meilleures conditions de publication, de l’attention particulière du directeur littéraire, Noël Parfait, et des relectures les plus attentives de tout le personnel. Ces faveurs lui étaient enviées, et les Goncourt, par exemple, auraient donné cher pour être aussi bien traités par ceux qu’ils dénommaient « les vampires des lettres » [45] et qu’ils accusaient d’être les responsables de la dégradation des mœurs.
SOPHIE DE SéGUR ET LA « LITTéRATURE POUR GOUVERNANTES » OU LA NéGATION DU STATUT D’éCRIVAIN LéGITIME AUX AUTEURS POUR LA JEUNESSE
18L’acharnement d’Émile Templier à refuser d’accorder à la comtesse de Ségur le traitement qu’il consentait aux femmes publiées dans d’autres collections pose un certain nombre de problèmes. On pourrait y voir une simple volonté d’augmenter les bénéfices de l’entreprise en achetant tous les manuscrits de l’auteur à forfait, et il serait alors facile de calculer le bénéfice exorbitant de la Librairie Hachette puisque celle-ci a vendu plusieurs dizaines de millions de volumes et cet aspect ne peut être négligé. En effet, si on peut comprendre que le romancier débutant – Flaubert chez Michel Lévy, Sophie de Ségur chez Louis Hachette – ait alors été astreint à payer une sorte de droit d’entrée dans le champ littéraire – le dol de sa propriété littéraire et de la rémunération au pourcentage des livres vendus –, on saisit mal pourquoi l’un bénéficia de ces avantages dès le second roman tandis que l’autre se les vit obstinément refuser [46]. Il faut en effet rappeler que Salammbô rapporta 10 000 F à Flaubert, alors que la comtesse de Ségur n’obtint au maximum que 3 000 F pour la vente d’un de ses récits – Les Deux Nigauds à Paris, L’Ange gardien et le Général Dourakine – en l’occurrence [47] –, mais qu’elle ne fut jamais rémunérée au pourcentage et en fonction de l’écoulement de ses volumes, ce qui était pourtant devenu la norme dans les années 1850-1860.
19Malgré ses nombreuses lettres sur ce sujet et les demandes qui faillirent aboutir à la rupture avec la Librairie Hachette, Émile Templier refusa de céder [48]. Il n’était et ne fut jamais question pour lui de considérer Sophie de Ségur autrement que comme un écrivain pour la jeunesse, c’est-à-dire quelqu’un dont le statut n’avait rien à voir avec celui des romanciers ou romancières de son temps. La ligne de démarcation entre les uns et les autres était si nette que la collection pour la jeunesse intégrée au départ à la « Bibliothèque des chemins de fer », même si sa couverture rose la distinguait des six autres séries, en fut rapidement séparée pour donner naissance à la « Bibliothèque rose illustrée ». Comme la grand-mère du général de Gaulle chez Lefort à Lille ou leurs homologues des Éditions Mame à Tours et Mégard à Rouen ou encore Casterman à Tournai et Paris, Sophie de Ségur était victime de ce préjugé qui amenait Hetzel à baptiser avec mépris « littérature pour gouvernantes » [49] la plupart des œuvres spécifiquement écrites pour les enfants. C’est d’ailleurs pour proposer une autre littérature à la jeunesse qu’il se décidera à lancer son propre journal, Le Magasin d’éducation et de récréation, en mars 1864, dans lequel paraîtront les romans de Jules Verne et ceux d’Erckmann et Chatrian, ainsi que d’autres récits moins lénifiants.
20On trouve trace, dans les registres de contrats de la société L. Hachette et Cie, de cette hiérarchisation explicite des femmes-auteurs, qui sont traitées différemment selon qu’elles écrivent des manuels scolaires, des romans pour les adultes ou des fictions pour les enfants [50]. Ainsi Mme Pape-Carpentier, inspectrice des écoles, ou encore Mme Ulliac-Trémadeure, directrice du respecté et au demeurant respectable Journal des Demoiselles, percevaient-elles en règle générale des droits proportionnels à la vente de leurs volumes. Pour l’édition d’un livre intitulé La Maîtresse de maison, qui reprenait les articles parus dans son magazine, celle-ci se voyait par exemple attribuer 500 F par tirage de 3 000 exemplaires en mai 1859 [51]. De même Léonie d’Aunet, femme de lettres un temps chère à Victor Hugo, percevait-elle 0,15 F par exemplaire tiré de ses Historiettes en 1859 parce qu’elle ne destinait pas ses contes à des enfants. Quant à Louise Colet, elle négocia 300 F chaque édition à 3 000 exemplaires de sa Physionomie de la Hollande en juillet 1858 parce qu’il s’agissait d’un ouvrage expressément destiné aux voyageurs et non à leurs rejetons [52]. Manifestement, une frontière séparait bien l’auteur de romans pour la jeunesse, dénué de toute légitimité ou de tout capital symbolique, et l’écrivain ordinaire qui, même sans grande notoriété, se voyait reconnaître un statut supérieur au précédent.
21Pour s’en convaincre définitivement, on peut relire les contrats signés par l’amie de Balzac, Zulma Carraud, dénommée, conformément à la loi, « Mme Touranger, épouse Carraud » dans les registres de la société Hachette. Appartenant aux deux univers, elle touchait un droit proportionnel quand elle vendait ses livres de morale destinés aux écoles – Jeanne ou le devoir, par exemple – et un droit fixe quand il s’agissait de récits destinés à la « Bibliothèque rose ». Ainsi Maurice ou le travail, relevant du premier domaine, lui était-il payé 500 F par édition de 5 000 volumes mais ses Historiettes pour les enfants étaient péniblement vendues 300 F à forfait [53]. Dans la lettre qu’il lui adressait, le 9 octobre 1854, Émile Templier était encore plus explicite, puisqu’il parlait de simple « indemnité » à propos du second volume des Nouvelles Historiettes qu’il achetait 150 F et, au contraire, de véritables « droits d’auteur » en ce qui concernait les Lettres de famille [54], œuvre qui ne relevait ni de la « littérature pour gouvernantes » ni d’un autre genre décrié ou sans grande légitimité. Si l’on revient alors à la malheureuse Sophie de Ségur – que son mari ne condescendit à autoriser à traiter directement avec les Éditions Hachette qu’en mai 1859 [55] ! –, on peut alors considérer qu’elle n’était pas plus martyrisée que ses consœurs et même qu’elle parvint, dans les conditions de l’époque s’entend, à se voir reconnaître une position sans rapport avec celle de ses concurrentes.
22Nous avons déjà évoqué la fixation du prix d’équilibre des volumes de la « Bibliothèque rose illustrée » à 400 F et dit que la comtesse de Ségur vendit ses œuvres entre 500 et 3 000 F, soit nettement plus que les autres femmes-auteurs à partir de 1859. Pour mieux saisir la différence qui s’établit entre elle et les autres, il suffit d’indiquer que Mathilde de Coninck, auteur appréciée, négociait à 300 F Les Enfants d’aujourd’hui en août 1858 et au même prix les Nouvelles Histoires pour les enfants trois semaines plus tard [56]. Il en était de même pour bon nombre de ces femmes qui, sous prétexte qu’elles avaient déjà perçu une rémunération pour la prépublication de leurs fictions dans La Semaine des Enfants, n’avaient même pas la chance d’obtenir le prix moyen d’achat des manuscrits à forfait, ce qui les privait ainsi de quelques louis si difficilement gagnés par ailleurs. Certes la lecture en continu des contrats montre une évolution et l’année de la mort de Louis Hachette – 1864 – traduit un début de changement. Zulma Carraud obtient en effet des droits proportionnels pour ses Historiettes véritables – 250 F par tirage de 5 000 exemplaires et autant pour les Métamorphoses d’une goutte d’eau destinés à la « Bibliothèque rose illustrée » [57]. Quant à Julie Gouraud, également connue sous son pseudonyme de Louise d’Aulnay, qui fonda et dirigea le Journal des jeunes personnes, elle se vit octroyer, dès son premier contrat chez Hachette, un droit de 0,10 F par exemplaire tiré [58], ce qui la faisait en quelque sorte basculer du côté des écrivains légitimes.
23Outre le faible niveau de leur rémunération et l’aliénation à jamais de leur propriété littéraire, les écrivains pour la jeunesse se voyaient contester ce que les tribunaux appellent aujourd’hui le droit moral du créateur. Sophie de Ségur le dit vertement à Émile Templier quand elle lui reproche d’avoir inventé « le droit de retranchement sans consentement d’Auteur » [59], qui consistait tout simplement à mutiler l’œuvre pour des raisons morales, idéologiques, politiques ou esthétiques. Certes le régime y était pour beaucoup avec sa censure draconienne et les compagnies ferroviaires également avec leur morale absurde [60], mais les récits de la comtesse de Ségur n’étaient pas si sulfureux qu’il faille absolument les édulcorer pour les rendre inoffensifs. En fait, la standardisation des collections chez Hachette et ses principaux concurrents avait entraîné ce nivellement par le bas qu’on reprochera plus tard aux produits de la sérialisation. Pour être sûr de complaire au lecteur moyen, on s’orientait vers la recherche d’une écriture elle aussi moyenne et l’on faisait la chasse à toutes les aspérités. À la décharge des éditeurs, on peut rappeler que l’Église catholique exerçait une forte pression avec ses journaux de prescription et son Index librorum prohibitorum où on recense en 1864 les deux Dumas, Feydeau, Soulié, Sue mais aussi Balzac, Stendhal et George Sand, ce qui n’était guère encourageant pour leurs éditeurs [61].
LA COMTESSE DASH ET LA SOUFFRANCE DU NÈGRE SANS VISAGE
24Gabrielle Anne de Cisterne, vicomtesse de Saint-Mars, était née dans une famille de la petite noblesse angevine. Mariée à un officier de cavalerie qui sans doute montait bien à cheval et portait beau mais ne possédait pas, à ses yeux, d’autres qualités, elle s’en sépara rapidement pour vivre à Paris une existence de journaliste et de femme de lettres. Au Mousquetaire fondé par Dumas père en 1854, elle fréquenta Adèle Esquiros, Théodore de Banville, Roger de Beauvoir, Philibert Audebrand, Aurélien Scholl et bien d’autres fines plumes du Second Empire. Avant d’entrer chez Michel Lévy frères où 39 de ses romans, soit 48 volumes, figureront au catalogue de 1868, elle avait connu l’errance d’un éditeur à un autre et dû accepter les conditions les plus éprouvantes que l’on puisse imaginer. S’il était bien connu, depuis la publication par Eugène de Mirecourt du pamphlet Fabrique de romans. Maison Alexandre Dumas et Cie en 1845 [62], que l’ogre-romancier, l’inventeur du « feuilleton à la vapeur » [63], était le général d’une armée de nègres littéraires, la comtesse Dash fut mieux placée que quiconque pour le vérifier. Selon les traités repris par Michel Lévy ultérieurement, elle avait vendu à Gabriel Roux les manuscrits des Deux Reines et de Mademoiselle de Luynes ainsi que La Comtesse de Verrue que Dumas publia sous son seul nom dans Le Constitutionnel puis en librairie [64]. Quand Jules Rouquette, successeur de Roux, céda ses droits à Michel Lévy en 1863, il lui précisa qu’en fait c’était le texte d’abord intitulé La Comtesse de Verrue qui avait été publié sous le titre Mémoires de Mademoiselle de Luynes et Michel Lévy en fit La Dame aux voluptés afin d’habiller de neuf les habits un peu défraîchis de Dumas père [65].
25La comtesse Dash avait consenti à toutes ces supercheries parce qu’elle était sans cesse à court d’argent et que sa prose lui rapportait peu. Ainsi percevait-elle en moyenne, entre 1856 et 1860, 300 F par volume confié à Roux ou à Rouquette et destiné à paraître dans une collection à bas prix [66]. La Princesse de Monaco, les Mémoires de Mme du Deffand disent son goût pour le roman historique et l’influence de Dumas. Après la reprise de la Librairie nouvelle par Michel Lévy, elle lui abandonna treize romans pour 2 500 F, ce qui ne faisait pas cher du volume, et l’autorisa à en republier sous un autre pseudonyme, Jacques Reynaud, avec des titres modifiés. La même année 1863, elle abandonnait encore six autres fictions pour 1 000 F puis trois en 1865 pour 500 F et trois autres pour 1 000 F, deux pour 800 F en 1866 et quatorze pour 2 500 F en 1868 [67], ce qui donne un prix moyen du volume de 200 F, la moitié de ce qu’était censé entraîner l’obéissance par les éditeurs aux règles de l’économie libérale. Si l’on effectue le calcul pour les 53 œuvres cédées à Michel Lévy, la moyenne s’élève à 232 F, ce qui est encore bien loin des 400 F de Flaubert ou des 500 F de la comtesse de Ségur à leurs débuts. Ainsi se vérifie l’impression selon laquelle, si les auteurs de littérature pour la jeunesse étaient victimes d’un procès en délégitimation, les écrivains pour adultes qui publiaient dans les séries les plus populaires n’étaient pas pour autant mieux traités au strict point de vue matériel. Considérés comme les feuilletonistes mais sans jouir des salaires consentis aux auteurs par les grands journaux, ils étaient méprisés par les éditeurs et, en conséquence, très mal payés, et leurs contrats alourdis de clauses qui nous paraissent aujourd’hui scandaleuses.
26Amenés à autoriser les éditeurs à modifier leurs textes selon leur bon plaisir – même Ernest Feydeau, pourtant célèbre, y consentit [68] –, à y effectuer des coupures ou à les faire réécrire, à changer les titres et, dans le cas de la comtesse Dash, à attribuer la paternité de certains romans à un écrivain plus connu, donc susceptible de ventes plus importantes, ils étaient ces prolétaires des lettres que plaignait Mirbeau. Lui-même avait connu la servitude de la plume après 1870 et il n’hésita pas à vendre – mais assez cher – certains manuscrits à des notables qui voulaient épater leur entourage en étant publiés dans la capitale [69]. Moins chanceuse, la comtesse Dash vendait à un prix très bas – mais c’était celui du marché, n’en doutons pas ! – ses œuvres ou les récits auxquels elle décidait de ne pas attacher son nom. Plus respectée, la comtesse de Ségur ne passait pas par ses extrémités mais on a vu qu’elle était contrainte de concéder ces « retranchements sans consentement d’auteur » qui ouvraient la porte à tous les abus, et même aux pires, puisque, aujourd’hui, on colorise des films en noir et blanc ou que l’éditeur Bernard Fixot décide souverainement de ce qu’il convient de conserver dans un roman du XIXe siècle [70]. Incontestablement la modernité économique dans le domaine de la littérature est née au milieu du XIXe siècle, et, d’une certaine façon, c’est la France qui a inventé non pas tant la « littérature industrielle » dénoncée par Sainte-Beuve en 1839, que l’industrie du divertissement, qu’on croit, à tort, contemporaine du cinéma et des grands studios d’Hollywood [71].
27Les archives de la maison Calmann-Lévy et celles de la Librairie Hachette contiennent d’autres dossiers qui éclairent les dessous de la vie littéraire sous le Second Empire et les débuts de la IIIe République. Le cas de Clémence Robert, romancière prolifique, est très voisin de celui de la comtesse Dash. Elle aussi autorisait ses éditeurs à changer les titres de ses œuvres, à faire du vieux avec du neuf et à tromper le public. Ainsi Les Mystères de la Bastille, d’abord publiés rue Auber, furent-ils rétrocédés plus tard au patron de L’Éclipse, Georges Decaux, qui les remit au goût du jour en les intitulant Latude ou les Mystères de la Bastille, ce qui n’était pas trop éloigné de la version initiale [72]. Pour aller plus avant dans cette analyse, il faudrait disposer des archives et papiers personnels des éditeurs populaires, les plus fragiles économiquement, et les plus contraints à pressurer leurs auteurs. Un sondage dans les dossiers Havard, Bry et Boisgard des années 1848-1850 ou Ferenczi, Decaux, Rouff, Tallandier et consorts de la fin du siècle confirmerait vraisemblablement cette dégradation des mœurs et cette aggravation des conditions de publication des écrivains et écrivaines de la Belle Époque.
LES FEMMES AU MIROIR DE L’ÉDITION
28Le XIXe siècle fut, de toute évidence, le siècle d’or de l’édition européenne. Nés avec la révolution industrielle, le chemin de fer et le journal, les éditeurs, ces médiateurs culturels d’un type particulier, avaient commencé à apparaître avec la publication de l’Encyclopédie – 24 000 collections répandues sur le continent [73] – mais ils jaillirent en rangs serrés dans l’espace public entre 1830 et 1850. Bénéficiant, comme les capitaines d’industrie leurs contemporains, de conditions d’expansion exceptionnelles, ils bâtirent, pour certains, des fortunes et des empires prodigieux [74]. Un taux annuel de 15 % de rentabilité était considéré comme le minimum à atteindre et, pour y parvenir, les écrivains et les auteurs furent de plus en plus régis en fonction de normes qui se rapprochaient de celles en vigueur dans les usines ou les grands magasins. Un homme avait vu clair sur l’avenir de l’industrie du divertissement, Louis Reybaud, un spécialiste de l’économie sociale. Dans l’un de ses romans-feuilletons publié en 1845, César Falempin, il imagina le personnage de l’industriel Granpré, l’inventeur du « feuilleton à la vapeur ». Pour procurer aux lecteurs leur pitance quotidienne, il enfermait dans ses usines des écrivains spécialistes de chacun des composants du feuilleton. Ainsi se trouvait porté à son comble le principe de rationalité cher à Adam Smith et anticipé avec talent – et humour – le destin des studios de sitcoms actuels [75]. « Chacun traite ce qu’il sait le mieux faire, affirmait le chef d’industrie, et, comme le dit Adam Smith, le feuilleton arrive ainsi à son plus haut degré de perfectionnement. » [76]
29Ce cadre général dans lequel évolue l’édition française n’exclut ni des comportements atypiques ni des exceptions brillantes. Poulet-Malassis en fut une en poésie, Hetzel une autre par son acharnement à promouvoir une vraie littérature de jeunesse. Louis Hachette crut à la réforme de l’instruction universelle et milita pour qu’elle se réalise dès 1826, sept ans avant le vote de la loi Guizot. Michel Lévy crut, lui, à l’avènement d’une société dans laquelle le besoin de lecture serait aussi fort que celui de boisson ou de nourriture. Aucune vision simpliste, caricaturale ou schématique ne saurait donc rendre compte de cet essor sans précédent de la lecture de masse. Il entraîna la standardisation des collections, la rationalisation des méthodes et, partant, une certaine déshumanisation des rapports entre les auteurs et leurs éditeurs, leurs directeurs littéraires de plus en plus d’ailleurs. Les Goncourt s’indignèrent de cette évolution – une descente aux enfers pour eux –, Baudelaire s’émut en songeant, en 1861, que la vente de la Librairie nouvelle à Michel Lévy entraînait celle des auteurs avec le mobilier et les stocks [77]. Telle était la loi de l’économie libérale qui avait transformé en profondeur les rapports unissant un écrivain à son marchand, lequel n’avait plus ni à être son mécène ni à exiger, en échange, une préface pour lui rendre gloire.
30Les femmes, entrées plus tard que les hommes dans la carrière, éprouvèrent les pires difficultés pour se faire accepter et vivre correctement de leur métier. Toutefois rien ne prouve qu’elles aient été regardées différemment que les hommes par leurs employeurs. La consultation de plusieurs centaines de dossiers individuels, chez Hachette, Michel Lévy frères et Calmann-Lévy, ne permet en aucun cas de justifier une approche distincte de l’écrivain et de l’écrivaine. Peut-être parce que le prix d’achat ou prix d’équilibre de l’acquisition d’un manuscrit était tombé à un niveau très bas, un traitement différencié des deux sexes ne s’imposait-il pas. En revanche, dans le domaine où elles étaient majoritaires – l’édition pour la jeunesse –, les femmes furent victimes du préjugé de déclassement qui entourait cette littérature. Délégitimée, méprisée et interdite d’accès au panthéon des grands auteurs, à de rares exceptions près, la littérature pour les enfants fut l’occasion pour les femmes de vérifier l’inégalité des rapports sociaux de sexe. Plus nombreux dans ce secteur, les hommes eussent probablement réagi plus vigoureusement et exigé, au moins, d’être convenablement rémunérés. Les femmes-auteurs n’y parvinrent pas, ce qui explique que la comtesse de Ségur n’ait jamais obtenu ce qu’elle demandait, un droit proportionnel à la vente de ses volumes. Morte en 1874, elle aurait dû léguer en testament sa propriété littéraire à ses héritiers, et ce pour cinquante-sept ans, soit jusqu’en 1931 ou 1932. Il n’en fut rien et, s’il n’entra nul sexisme dans l’attitude d’Émile Templier à son égard sur cette question, on peut admettre que, inconsciemment et socialement, la féminisation de la profession d’écrivains pour la jeunesse avait joué un rôle certain dans cette dégradation des conditions qui leur étaient faites.
Mots-clés éditeurs : femmes, XIXe siècle, Copyright, Key Works : XIXth Century, droit d'auteur, édition, Publishing, France, Women
Mise en ligne 01/12/2007
https://doi.org/10.3917/rhis.062.0313Notes
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[1]
Voir, sur ces questions : Christine Planté, La Petite Sœur de Balzac. Essai sur la femme-auteur, Paris, Le Seuil, 1989 ; Paul Aron (dir.), Misérable et glorieuse, la femme du XIXe siècle, Paris, Fayard, 1980 ; et Gabrielle Houbre, La discipline de l’amour. L’éducation sentimentale des filles et des garçons à l’âge du romantisme, Paris, Plon, 1997.
-
[2]
Paul Bénichou, Le sacre de l’écrivain., 1750-1830. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, Paris, Librairie José Corti, 1985.
-
[3]
Elias Regnault, L’éditeur. Les Français peints par eux-mêmes (1838-1842), rééd. Paris, Omnibus, 2004, t. 2, p. 952.
-
[4]
Balzac, Illusions perdues, Paris, 1841.
-
[5]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette (1800-1864). Le fondateur d’un empire, Paris, Fayard, 1999, chap. VI ; Pascal Durand et Anthony Glinoer, Naissance de l’éditeur. L’édition à l’âge romantique, Bruxelles, Les Impressions nouvelles, 2005.
-
[6]
Jean-Yves Mollier, Baudelaire et les frères Lévy : auteur et éditeur, Études baudelairiennes, XII, Neuchâtel, La Baconnière, 1987, p. 131-225.
-
[7]
Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres. Histoire du capitalisme d’édition, 1880-1920, Paris, Fayard, 1988, p. 436-438 pour les références au Journal de Léon Bloy.
-
[8]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne (1836-1891), Paris, Calmann-Lévy, 1984, p. 263-265.
9. Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), p. 411-412. -
[9]
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Le Seuil, 1992.
-
[10]
Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), chap. XV, et Claire Lesage, « Des avant-gardes en travail, Revue des sciences humaines, no 219/3, 1990, p. 85-105.
-
[11]
Pierre Michel et Jean-François Nivet, Octave Mirbeau. L’imprécateur au cœur fidèle, Paris, Librairie Séguier, 1991.
-
[12]
Voir le dossier « Multiple histoire littéraire » réuni dans le no 3/2003 de la Revue d’histoire littéraire de la France et notre article « Histoire culturelle et histoire littéraire », aux pages 597-612.
-
[13]
Pierre Abraham et Roland Desné (dir.), Histoire littéraire de la France, Paris, Libre Club Diderot, 1978-1982, 12 vol.
-
[14]
Henri-Jean Martin et Lucien Febvre, L’apparition du livre, Paris, Albin Michel, 1958.
-
[15]
Roger Chartier et Henri-Jean Martin (dir.), Histoire de l’édition française, Paris, Promodis-Cercle de la Librairie, 1983-1986, 4 vol.
-
[16]
Jean-Yves Mollier, op. cit. (n. 7).
-
[17]
Jean-Yves Mollier et Patricia Sorel, L’histoire de l’édition, du livre et de la lecture en France aux XIXe et XXe siècles, Actes de la recherche en sciences sociales, no 126-127, mars 1999, p. 39-59.
-
[18]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), p. 388-389.
-
[19]
Lettres inédites d’Ernest Renan à ses éditeurs Michel et Calmann Lévy, annotées par J.-Y. Mollier, Paris, Calmann-Lévy, 1986, pour le détail des sommes perçues.
-
[20]
Jean-Claude Yon, Eugène Scribe. La fortune et la gloire, Saint-Genouph, Librairie Nizet, 2000.
-
[21]
Jean-Yves Mollier, Ernest Renan et ses éditeurs. Études renaniennes, no 65, 1986, p. 7-23.
-
[22]
Bernard Grasset, Évangile de l’édition selon Péguy, Paris, André Bonne, 1955.
-
[23]
Passeurs culturels dans le monde des médias et de l’édition en Europe (XIXe et XXe siècles), dir. Diana Cooper-Richet, Jean-Yves Mollier et Ahmed Silem, Villeurbanne, Presses de l’ENSSIB, 2005.
-
[24]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), p. 381-386, et L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), p. 213-218.
-
[25]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 399-403, et Écrivain éditeur : un face à face déroutant, Travaux de littérature, no XV, 2002, p. 18-39.
-
[26]
Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), p. 453-456.
-
[27]
Franck Lhomeau et Alain Coelho, Marcel Proust à la recherche d’un éditeur, Paris, Olivier Orban, 1988, et Correspondance de Marcel Proust avec Gaston Gallimard, éd. Pascal Fouché, Paris, Gallimard, 1989.
-
[28]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), p. 430-432.
-
[29]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 280-286.
-
[30]
Suzanne Tucoo-Chala, Charles-Joseph Panckoucke et la librairie française, 1736-1798, Pau-Paris, Marrinpouey Jeune - Jean Touzot, 1977, p. 211.
-
[31]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), p. 357-367, et « Naissance de la figure de l’éditeur », Bertrand Legendre et Christian Robin (dir.), dans Figures de l’éditeur, Paris, Nouveau Monde Éditions, 2005, p. 13-24.
-
[32]
Ibid., p. 383-385.
-
[33]
Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), p. 472-474.
-
[34]
Ibid.
-
[35]
Raymond Trousson, Romans de femmes du XVIIIe siècle, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1996, et Ellen Constans, Parlez-moi d’amour. Le roman sentimental. Des romans grecs aux collections de l’an 2000, Limoges, PULIM, 1999.
-
[36]
Roland Chollet, Balzac journaliste. Le tournant de 1830, Paris, Klincksieck, 1983.
-
[37]
Martine Reid, Signer Sand. L’œuvre et le nom, Paris, Belin, 2003.
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[38]
Ces formules figurent dans tous les « traités » ou contrats de l’époque et George Sand s’y soumet comme les autres.
-
[39]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 148 et 168.
-
[40]
Ibid., p. 271-272.
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[41]
Voir la Correspondance de George Sand (éd. Georges Lubin, Paris, Garnier, 1964-1995, 25 vol.) sur ce point.
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[42]
Jean-Yves Mollier, op. cit. (n. 8), p. 416-421.
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[43]
Ibid., p. 401-403.
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[44]
Ibid., p. 418-419.
-
[45]
Ibid., p. 343 ; les Goncourt font de Michel Lévy la « sangsue » des Lettres (cf. Journal. Mémoires de la vie littéraire, rééd. Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1991, 3 vol., t. 2, p. 33).
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[46]
Jean-Yves Mollier, Éditer la comtesse de Ségur ou les ruses de la raison policière, Cahiers Robinson, no 9, 2001, p. 7-22.
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[47]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), p. 384-386.
-
[48]
Comtesse de Ségur, Œuvres, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1990, 3 vol., t. 1 pour la correspondance annotée par Claudine Beaussant.
-
[49]
Stéphanie Gil-Charreaux, Les auteurs français de livres pour la jeunesse. 1870-1914, mémoire de l’ENSSIB, 1999, dir. Jean-Yves Mollier, p. 51.
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[50]
Registres de contrats de la Librairie Hachette, t. 1 : 1826-1857 ; t. 2 : 1857-1864 ; IMEC : archives Hachette.
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[51]
Ibid., traité du 2 mai 1859.
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[52]
Ibid., traités du 15 mai 1859 dans le 1er cas et du 28 juillet 1858 dans le second.
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[53]
Ibid., traités du 4 mars 1853.
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[54]
Ibid., lettre-traité du 9 octobre 1854.
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[55]
Ibid., lettre du 20 mai 1859.
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[56]
Ibid., traités des 16 août 1858 et 29 août 1858.
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[57]
Ibid., traités des 27 et 28 mars 1864.
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[58]
Ibid., traité du 31 août 1864.
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[59]
Comtesse de Ségur, op. cit. (n. 49), t. 1, p. LXVI, lettre du 16 mars 1858.
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[60]
Jean-Yves Mollier, Louis Hachette..., op. cit. (n. 5), chap. XIII.
-
[61]
Claude Savart, Les catholiques en France au XIXe siècle. Le témoignage du livre religieux, Paris, Beauchesne, 1985.
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[62]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 77.
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[63]
Ibid.
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[64]
Ibid., p. 371.
-
[65]
Ibid.
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[66]
Archives Calmann-Lévy, contrats de la comtesse Dash, et Jean-Yves Mollier, op. cit.
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[67]
Ibid.
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[68]
Ibid., p. 364-365.
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[69]
Pierre Michel et Jean-François Nivet, op. cit. (n. 12).
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[70]
Cet éditeur a lancé voilà quelques années une collection de romans « reformatés » en fonction des besoins d’un lecteur pressé.
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[71]
Jean-Yves Mollier, Les éditeurs français à l’assaut du marché de masse, dans Histoire des industries culturelles en France, XIXe-XXe siècles, dir. Jacques Marseille et Patrick Eveno, Paris, ADHE, 2002, p. 89-102.
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[72]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 439.
-
[73]
Robert Darnton, L’aventure de l’Encyclopédie, trad. franç., Paris, Librairie académique Perrin, 1982.
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[74]
Jean-Yves Mollier, L’argent et les lettres..., op. cit. (n. 7), pour une vue d’ensemble.
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[75]
Jean-Yves Mollier, Michel et Calmann Lévy..., op. cit. (n. 8), p. 76-77.
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[76]
Louis Reybaud, César Falempin, Paris, Michel Lévy frères, 1845, 2 vol., t. I, p. 237.
-
[77]
L’article anonyme de la Revue anecdotique (no 24, 2e quinzaine de décembre 1861, p. 268) qui dénonce cette vente a sans doute été inspiré par Baudelaire ; cf. Jean-Yves Mollier, Baudelaire et les frères Lévy : auteur et éditeur, art. cité, p. 160, no 70.