Couverture de RHIS_042

Article de revue

Saisir, décrire, déchiffrer : les mises en texte du social sous la monarchie de Juillet

Pages 303 à 331

Notes

  • [1]
    Félix Davin, Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle (1835), dans Honoré de Balzac, La Comédie humaine, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, I, p. 1154.
  • [2]
    Ibid., II, p. 263.
  • [3]
    Louis Chevalier, La Comédie humaine : document d’histoire ?, Revue historique, juillet 1964, p. 27-48.
  • [4]
    Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998, p. 288.
  • [5]
    Dans une analyse transversale des discours produits et publiés en 1889, Marc Angenot suggère que le fait divers, comme l’historiographie, la criminologie ou le discours médical sont informés par des modes de description et de narration propres au roman, défini comme « un type de récit dérivé des catégories du typique et du vraisemblable ». L’ensemble du discours social au XIXe siècle pourrait ainsi se caractériser par une « gnoséologie romanesque » : « Cette hypothèse revient à trouver dans la forme romanesque le modèle fondamental de mise en discours à des fins cognitives pour la France du siècle passé. Je dirais qu’il a dominé une gnoséologie narrative réaliste au siècle passé qui, loin d’être le propre du roman, s’est réalisée dans le roman (avec prestige) comme elle se réalisait aussi dans le réquisitoire de l’avocat général, dans la chronique du publiciste, dans la leçon de clinique du médecin... » (1889, un état du discours, Québec, Le Préambule, 1989, p. 177).
  • [6]
    Dominique Kalifa, Usages du faux. Fais divers et romans criminels au XIXe siècle, Annales, novembre-décembre 1999, p. 1345-1362.
  • [7]
    Comme l’avait proposé Marc Angenot pour la fin du XIXe siècle. Marc Angenot définit le discours social comme « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de la société ; tout ce qui s’imprime, tout ce qui se parle publiquement », op. cit., p. 13.
  • [8]
    Nous empruntons librement le terme à Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991, p. 207-225 en particulier. À partir de la distinction entre ethnographie et ethnologie, J.-C. Passeron distingue les travaux en -graphie, qui n’ont « point d’autre obligation (...) que la “fidélité” du discours descriptif à l’hic et nunc du terrain et du moment » et les analyses en -logie auxquelles « les cheminements allongés de l’interprétation proposent une intelligibilité plus ambitieuse » : à la sociographie l’ « effet d’information », et à la sociologie l’ « effet de connaissance ». En dépit de leurs différences, les textes dont nous parlons ici ont bien tous en commun de prétendre donner une description de la réalité. On pourrait proposer d’utiliser « sociographie » pour désigner tous les textes de description sociale, genres et registres confondus, qui apparaissent en amont de l’institutionnalisation des « sciences » du social : par la suite, le partage entre la connaissance scientifique et ce qui relève d’une description et d’une interprétation rapides, fantaisistes, non contrôlées, comme le « romanesque » par exemple, devient déterminant.
  • [9]
    Fréquemment utilisé par le langage critique de l’époque, le pittoresque désigne le caractère coloré et original soit de certaines descriptions, soit de leur référent. La critique de la monarchie de Juillet, qui qualifie souvent la littérature panoramique de « pittoresque » envisage ainsi tant le choix de ses sujets que le mode de la représentation de la société. Même si l’on admet alors que le pittoresque peut servir un but éducatif, en ornant des descriptions ou des anecdotes instructives (c’est tout le propos du Magasin pittoresque d’Émile de Girardin), le pittoresque s’oppose toujours au sérieux.
  • [10]
    Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours (1993), traduit de l’allemand par Marianne Rocher-Jacquin, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 2001, 630 p.
  • [11]
    Voir, par exemple, P.-A. de La Mésangère, Le Voyageur à Paris. Tableau pittoresque et moral de cette capitale, Chaigneau aîné, 1797, ou J.-B. Puljoux, Paris à la fin du XVIIIe siècle ou Esquisse historique et morale des monuments et des ruines de cette capitale, Brigitte Mahé, an IX-1801. Étienne de Jouy eut, lui aussi, des imitateurs, comme Balisson de Rougemont (Le Rôdeur français ou les mœurs du jour, Rosa, 1816-1827 ; Le Bonhomme, ou nouvelles observations sur les mœurs parisiennes au commencement du XIXe siècle, Pillet, 1818).
  • [12]
    Jules Janin, Introduction, dans Les Français peints par eux-mêmes, Paris, Curmer, 1840, vol. I, p. VII-VIII.
  • [13]
    Sur ce sujet, voir la thèse de René Guise : Le Roman-feuilleton, 1830-1848. La naissance d’un genre, Université de Nancy II, 1975, Lille, ANRT, 1985. En dépit de la chronologie indiquée par le titre, l’auteur s’intéresse essentiellement à la production littéraire des années 1830-1836.
  • [14]
    Au public, le libraire-éditeur, dans Le Livre des Cent-et-un, Paris, Ladvocat, 1831, p. VI-VII.
  • [15]
    Nouveau Tableau de Paris, Paris, Mme Charles Béchet, 1834-1835.
  • [16]
    La Grande ville. Nouveau Tableau de Paris, Paris, Amyot, 18421843, 2 vol.
  • [17]
    Le Diable à Paris, Paris, Hetzel, 1844-1845, 2 vol.
  • [18]
    L’usage non médical du terme « physiologie », pour désigner l’étude de quelque sujet que ce soit, semble dater de la Physiologie des passions d’Alibert (1825) et de la Physiologie du goût de Brillat-Savarin (1826). Balzac, qui publie la Physiologie du mariage en 1829, en avait écrit une première version en 1826, mais semble en avoir le projet dès 1820 (cf. la notice de René Guise sur la Physiologie du mariage dans Balzac, La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 1732-1734). Après la célèbre Physiologie de la Poire de Peytel (1832), quelques physiologies publiées dans La Caricature et le Charivari en 1839-1840 lancent une mode qui culmine les deux années suivantes. Voir Les Physiologies par Andrée Lhéritier, Claude Pichois, Jean Prinet, Antoinette Huon, Dimitri Stremoukhoff, Études de Presse, vol. IX, no 17, 1957.
  • [19]
    Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, , trad. fr., Paris, Éd. du Cerf, 1989, p. 35 et 547 en particulier.
  • [20]
    Frédéric Barbier, Une production multipliée, dans Histoire de l’édition française, sous la direction de Roger Chartier et Henri-Jean Martin, t. III : Le temps des éditeurs. Du Romantisme à la Belle Époque, Paris, Promodis, 1985, rééd. Fayard, 1990, p. 117 en particulier, et Martyn Lyons, Les best-sellers, ibid., p. 417 en particulier. En dépit de tirages moyens assez faibles, les romans gagnent pourtant en visibilité, à la fois par le nombre d’ouvrages nouveaux, par la diffusion que leur assurent les cabinets de lecture et, au cours des années 1830, par l’invention de formules bon marché (roman-feuilleton, format Charpentier, vente en livraisons).
  • [21]
    Cf. Georges May, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle. Étude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), New Haven, Yale University Press, et Paris, PUF, 1963, 295 p.
  • [22]
    Baculard d’Arnaud, Discours sur le roman, préface à Thérésa, histoire italienne (1745-1746), cité par G. May, ibid., p. 147.
  • [23]
    George Sand, Préface d’Indiana (1832), Paris, Éditions Garnier, 1963, p. 6.
  • [24]
    Émile Souvestre, « Du roman », préface de Riche et pauvre, Paris, Librairie Charpentier, 1836, vol. 1, p. XXIV-XXVI.
  • [25]
    Ibid., p. XXXII.
  • [26]
    Voir par exemple Madeleine (Paris, Barba, 1836), où le lecteur est invité à suivre les aventures de deux jeunes gens dans des univers sociaux variés ; à la fin du roman, Madeleine, une fille d’auberge aux manières trop délicates pour sa condition, apprend qu’elle est la fille adultère d’une aristocrate.
  • [27]
    Voir Pierre Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985, p. 255-262.
  • [28]
    Cité par Bernard Lécuyer, Médecins et observateurs sociaux : les Annales d’hygiène publique et de médecine légale (1820-1850), dans Pour une histoire de la statistique, Paris, Economica/INSEE, 2e éd., 1987, p. 454. Sur l’hygiène publique, voir également id., L’hygiène en France avant Pasteur, 1750-1850, dans Claire Salomon-Bayet dir., Pasteur et la révolution pastorienne, Paris, Payot, 1986, p. 67-139.
  • [29]
    Michelle Perrot, Premières mesures des faits sociaux : les débuts de la statistique criminelle en France, dans Pour une histoire de la statistique, op. cit., p. 125-137.
  • [30]
    Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Le Seuil, 1989, p. 235-237.
  • [31]
    Voir Bernard Lécuyer, ibid., p. 445-476.
  • [32]
    Sophie-Anne Leterrier, L’Institution des Sciences morales, Paris, L’Harmattan, 1995, 431 p.
  • [33]
    A. de Villeneuve-Bargemont, Economie politique chrétienne, ou recherche sur la nature et les causes du paupérisme en France et en Europe, et sur les moyens de le soulager et de le prévenir, Paris, Paulin, 1834, t. I, p. 27-28.
  • [34]
    Honoré-Antoine Frégier, Des Classes dangereuses de la population des grandes villes et des moyens de les rendre meilleures, J.-B. Baillère, 1840, 2 vol.
  • [35]
    Eugène Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, Paris, Paulin, 1840, 2 vol. ; Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers des manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, Renouard, 1840, 2 vol.
  • [36]
    Alexandre Parent-Duchâtelet, La Prostitution à Paris au XIXe siècle, introduction et notes d’Alain Corbin, Le Seuil, 1981, 221 p.
  • [37]
    Cité par Sophie-Anne Leterrier, op. cit., p. 268 (nous soulignons).
  • [38]
    Voir Karlheinz Stierle, op. cit.
  • [39]
    Voir Georges May, op. cit.
  • [40]
    Sur la philanthropie et la question sociale, voir Catherine Duprat, Pour l’amour de l’humanité : le temps des philanthropes, la philanthropie parisienne des Lumières à la monarchie de Juillet, Paris, Éd. du CTHS, 1993, 485 p., et Usages de la pauvreté : pauvreté, action sociale et lien social à Paris au cours du premier XIXe siècle, Association pour l’histoire de la Sécurité sociale, 1996-1997, 2 vol., 1 393 p.
  • [41]
    Jean-Luc Chappey, La Société des Observateurs de l’homme, 1799-1804. Genèse, personnel et travaux d’une société savante sous le Consulat, thèse de l’Université de Paris I, 1999.
  • [42]
    Nous nous appuyons ici sur Michelle Perrot, L’Œil du Baron ou le Visiteur du pauvre, Mélanges Max Milner, Paris, José Corti, 1988, t. I, p. 63-71.
  • [43]
    Cité par Michelle Perrot, id., p. 67 (nous soulignons).
  • [44]
    Giovanna Procacci, Gouverner la misère : la question sociale en France, 1789-1848, Paris, Le Seuil, 1993.
  • [45]
    Eugène Buret, op. cit., t. I, p. 129.
  • [46]
    Ibid., p. 260.
  • [47]
    Honoré-Antoine Frégier, op. cit, t. I, p. 36.
  • [48]
    Id., p. 11.
  • [49]
    Philippe Hamon nomme « posture-Asmodée » cette démarche descriptive (Voir la ville, dans Romantisme, no 83, 1994, p. 6).
  • [50]
    Sur les représentations du Paris nocturne dans la littérature pittoresque, voir Simone Delattre, Les Douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 2000, en particulier Prologue, p. 33-77.
  • [51]
    G.-T. Doin et Édouard Charton, Lettres sur Paris (1830), lettre III, p. 15.
  • [52]
    Eugène de Mirecourt, Le Mont-de-Piété, dans La Grande Ville, op. cit., vol. 2, p. 113.
  • [53]
    Sous la plume de Léon Gozlan dans Les Français peints par eux-mêmes, ce dévoilement de la misère se transfigure en exploration dantesque des cercles de l’enfer urbain : « Je sais un enfer aussi noir, plus populeux, plus terrible que celui de Dante : que n’ai-je la main assez forte pour en peindre les profondeurs ! La tête me tournerait. Il est des sujets qui, pour les faibles, sont des tours bâties sur des abîmes. Voyons-le à vol d’oiseau, sans évoquer Virgile de sa tombe. Il est à peine jour : c’est l’hiver ; il vente de la neige dans le brouillard ; le sol est une mare glacée. Ces ombres malheureuses, ce sont dix mille créatures de Dieu, nos égales, vieillies par la misère, amaigries par la faim », etc. (La misère de l’homme du peuple, t. III, p. 281).
  • [54]
    Les Français peints par eux-mêmes, id., vol. III. p. 72
  • [55]
    Introduction par Philarète Chasles aux Romans et contes philosophiques (1831), dans La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 1187-1189.
  • [56]
    Prospectus de la Comédie humaine, op. cit., t. I, p. 1109.
  • [57]
    Félix Davin, Introduction aux « Études philosophiques » (1834), id., t. X, p. 1210.
  • [58]
    Balzac, « Avant-propos » de la Comédie humaine, id., t. I, p. 11.
  • [59]
    Balzac, Préambule d’Eugénie Grandet, idem, t. III, p. 1025.
  • [60]
    Ruth Amossy, Types ou stéréotypes ? Les « Physiologies et la littérature industrielle », Romantisme, no 64, 1989, p. 113.
  • [61]
    À la limite, tout devient typique, comme le suggère un article satirique du Charivari (Types contemporains. Le chercheur de types, 16 août 1839).
  • [62]
    Les relations entre types et personnages chez Balzac sont néanmoins plus complexes, chaque personnage tendant à la fois à incarner, à créer et à dépasser le type. Sur ce point, voir Jacques-David Ebguy, Pour une esthétique du personnage : Balzac et le problème de la représentation dans les « Scènes de la vie privée », thèse de l’Université de Paris IV, 2001, 634 p.
  • [63]
    Frégier, op. cit., p. 99.
  • [64]
    Ibid., p. 64.
  • [65]
    Ibid., p. 63.
  • [66]
    Dans son enquête sur la prostitution parisienne, Parent-Duchâtelet propose une vaste classification de la population des prostituées et des proxénètes, qui utilise plusieurs critères de classement ( « celles qui provoquent publiquement » / « celles qui ne provoquent pas » ; « celles qui se trouvent renfermées dans les maisons publiques » / « celles qui sont libres » ), ainsi qu’une série de subdivisions et de catégories annexes, toutes fondées sur l’expérience (A. Parent-Duchâtelet, op. cit., p. 119-127).
  • [67]
    Balzac, préface d’Une fille d’Ève, op. cit., II, p. 265.
  • [68]
    « M. Parent-Duchâtelet l’a vu, il le raconte, il faut le croire. Et cependant, parce que la chose existe, est-ce donc à dire que le roman et la comédie, le crochet à la main se puissent occuper de ce pandemonium grouillant sur ce tas d’immondices ? (...) Un écrivain n’est pas un chiffonnier, un livre ne se remplit pas comme une hotte. On cache dans les entrailles de la terre les égouts et les sentines ; pourquoi donc voulez-vous les porter dans vos livres, pourquoi donc voudriez-vous faire de la littérature de ce pays un vaste cloaque, où chaque excrément du cœur, où chaque résidu de l’âme humaine serait apporté en triomphe ? », écrit Jules Janin à propos d’Un grand homme de province à Paris de Balzac (Revue de Paris, juillet 1839).
  • [69]
    Voir Marie-Eve Thérenty, Mosaïques. être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Honoré Champion, 2003, 735 p.
  • [70]
    F. de Langevenais, La littérature illustrée, Revue des Deux-Mondes, 1843, t. I, p. 647-648 et 655-656.
  • [71]
    Compilation de documents inédits en librairie, La Statistique de Paris, dans Le Diable à Paris, envisage la répartition des professions, le niveau de richesse, le paupérisme, l’état moral de la population (criminalité, enfants trouvés, caisses d’épargne) et l’instruction, selon un modèle très proche de la statistique de la France dans Les Français peints par eux-mêmes.
  • [72]
    Les prisonniers seront isolés les uns des autres, mais garderont un contact avec ceux qui les surveillent, les nourrissent, les instruisent ou leur donnent du travail. Comme Tocqueville, Moreau-Christophe s’oppose à la vie collective des détenus comme à l’isolement intégral, préconisé par Tocqueville, et défendu, par exemple, par Eugène Sue dans Les Mystères de Paris. Sur la question pénitentiaire, voir Michelle Perrot, « Introduction » à Tocqueville, Écrits sur le système pénitentiaire en France et à l’étranger, Œuvres complètes, t. IV, vol. 1, Paris, Gallimard, 1984, p. 7-44, et Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures. La prison pénale en France 1780-1875, Paris, Fayard, 1990, p. 232.236.
  • [73]
    Op. cit, Province, t. I, p. 257-280.
  • [74]
    Émile de la Bédollière, Les Industriels. Métiers et professions en France, Mme Veuve Louis Janet, 1842, p. I.
  • [75]
    Esquiros s’intéresse successivement au Jardin des Plantes – parce que la civilisation a commencé avec l’humanité sauvage –, aux maisons de fous, aux enfants trouvés et aux sourds-muets : il s’agit de « suivre la marche du genre humain à travers les profondeurs de l’idiotisme, les ténèbres de la folie, le silence de surdi-mutité », de revenir, avec les enfants trouvés, à la promiscuité des sexes au début de l’humanité (Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle, Paris, Au comptoir des imprimeurs réunis, 1847, vol. I, p. 10).
  • [76]
    Esquiros avait été lourdement condamné pour ce livre en 1840. Il publie par ailleurs en 1847 une très apologétique Histoire des Montagnards, V. Lecou, 1847.
  • [77]
    Ibid., p. 13.
  • [78]
    Eugène Buret, op. cit., t. I, p. 313-314.
  • [79]
    Ibid., t. I, p. 366-367.
  • [80]
    Villermé, op. cit., p. 134.
  • [81]
    Les Français peints par eux-mêmes, op. cit., t. III, p. 1.
  • [82]
    Ces propositions sur l’économie discursive des années de la monarchie de Juillet suggèrent deux autres pistes de recherche : elles invitent, d’une part, à engager une réflexion sur le statut de tous ces écrivains, célèbres et anonymes, naviguant souvent entre presse et librairie, qui participèrent à cette production collective ; d’autre part, à s’intéresser à la réception de cette littérature par son public. Sur ce dernier point, nous renvoyons à notre thèse Lectures et usages du roman en France, de 1830 à l’avènement du Second Empire, sous la direction d’Alain Corbin, Université de Paris I, 2002, 3 vol., 750 p.
  • [83]
    Sur la naissance de la sociologie et ses rapports avec la littérature, voir Wolf Lepenies, Les trois cultures, Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, traduit de l’allemand par Henri Plard, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 1990, 408 p.

1La société post-révolutionnaire est à la fois hantée par l’incertitude et fascinée par sa propre complexité : « autrefois tout était en saillie ; aujourd’hui tout est en creux », note Félix Davin dans son introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle de Balzac en 1835 [1]. Balzac reprend ce thème, d’ailleurs largement décliné par ses contemporains, dans la préface d’Une fille d’Ève en 1839 : « Autrefois tout était simplifié par les institutions monarchiques ; les caractères étaient tranchés ; un bourgeois, marchand ou artisan, un noble entièrement libre, un paysan esclave, voilà l’ancienne société de l’Europe (...). Aujourd’hui l’Égalité produit en France des nuances infinies. Jadis, la caste donnait à chacun une physionomie qui dominait l’individu ; aujourd’hui l’individu ne tient sa physiologie que de lui-même. Les sociétés n’ont plus rien de pittoresque ; il n’y a plus ni costumes, ni bannières ; il n’y a plus rien à conquérir, le champ social est à tous. » [2]

2De fait, après 1830, l’éclat des fortunes nouvelles, les désillusions d’une jeunesse bourgeoise pressée de réussir, la perception des conséquences sociales de l’industrialisation et de la croissance urbaine semblent aviver les inquiétudes. On dénonce, dans une obsédante réflexion sur le « siècle », le triomphe de l’individualisme, l’inertie des hiérarchies anciennes, la corruption, la tyrannie de l’argent ou les horreurs de la grande ville. Au cours des décennies 1830 et 1840, l’opacité du monde suscite une production textuelle abondante qui, de la philosophie politique à la morale, de la poésie à l’histoire, contribue à poser la société comme indéchiffrable. Et cette illisibilité suscite de multiples entreprises de « mise en texte » du social, dont de nombreux romans : qu’on pense à La Comédie humaine, mais aussi aux Mémoires du Diable de Frédéric Soulié ou aux Mystères de Paris d’Eugène Sue, deux des plus grands succès romanesques de l’époque, qui proposent une exploration des envers de la vie contemporaine.

3Les réflexions qui suivent voudraient tenter de saisir précisément la place de la littérature dans ce foisonnement discursif. Et ainsi creuser cette intuition mainte fois formulée par les historiens comme par les littéraires, selon laquelle, en ces temps présociologiques, la littérature formerait la matrice même de tout discours sur le social. Évoquons ici les réflexions de Louis Chevalier sur La Comédie humaine, où l’historien finit par s’incliner devant le génie sociologique de Balzac [3] ; les hypothèses de Pierre Rosanvallon sur l’antériorité de la littérature sur la science, au XIXe siècle, dans la recherche de principes d’intelligibilité du social [4] ; ou les travaux de Marc Angenot, qui souligne la « disposition romanesque » de toute la production discursive au XIXe siècle [5].

4Notre propos voudrait par là contribuer à construire une histoire des « économies discursives », qui se déploierait sur le terrain de l’histoire avec les instruments des études littéraires. Soit, pour reprendre les termes de Dominique Kalifa, une histoire qui, envisageant de larges masses discursives dans leur « ordonnancement » et leur « architecture », tenterait d’en repérer les « convergences » afin de saisir la « signification sociale » des discours [6]. Dominique Kalifa rapproche ainsi, à partir de leur dominante inquisitoire, la littérature policière et criminelle, l’enquête sociale et l’écriture journalistique qui se mettent en place entre les années 1840 et les années 1860 : « procédure à la fois exploratrice, intellectuelle et narrative », l’enquête répondrait au « déficit manifeste de lisibilité sociologique » de la société du milieu du XIXe siècle. Dans cette perspective, mais dans un cadre chronologique décalé, notre propos tendrait à mettre en évidence un régime herméneutique propre aux écritures du social sous la monarchie de Juillet, où s’articulent, on le verra, visée panoramique, typisation du social et obsession élucidatoire. Il n’est pas question d’envisager ici l’ensemble du discours social de la période [7]. Notre analyse sera limitée à trois ensemble de textes : tout d’abord, les romans à sujets contemporains publiés sous la monarchie de Juillet, souvent définis alors comme des romans « de mœurs ». Et l’on s’attachera ici plus particulièrement aux œuvres de George Sand, d’Émile Souvestre et de Paul de Kock, aux séries romanesques que le lexique balzacien nomme « Scènes de la vie privée » (1830), « Scènes de la vie de province » et de « la vie parisienne » (1834), « Études de mœurs au XIXe siècle » (1834), ou « Comédie humaine » (1842), ainsi qu’aux romans-feuilletons explorant les « mystères sociaux », aux intrigues indéfiniment emboîtées et aux achèvements aussi improbables que le serait l’épuisement du monde à décrire, comme Les Mémoires du Diable (1837) ou Les Mystères de Paris (1842). Un deuxième ensemble de textes sera formé par la littérature des « tableaux de mœurs », tableaux parisiens dans la majorité des cas, dont l’existence n’est nullement limitée à la période de la monarchie de Juillet, mais qui connaît alors son âge d’or. On s’intéressera enfin aux enquêtes sociales menées par souci d’hygiène publique et de philanthropie qui se focalisent, à partir du milieu des années 1830, sur le paupérisme.

5Tous ces textes inventent ou revendiquent des postures similaires à l’égard de l’objet « société contemporaine ». Certes, il y a loin de la pittoresque Physiologie de la grisette aux enquêtes sur la misère commandées par l’Académie des sciences morales et politiques : tout les éloigne, genre, registre, identité des auteurs, lectorat visé, mode de publication et de diffusion. Pourtant, comme bien des romans de l’époque, comme la littérature sérielle et souvent ironique des Physiologies, des Français peints par eux-mêmes (1839-1841) ou du Diable à Paris (1844-1845), l’enquête sociale entend décrire la société contemporaine, en dresser le tableau exact, rendre signifiant ou lisible ce que l’on voit et rendre visible ce que l’on voit mal. En somme, tous ces textes proposent à leur manière des sociographies du monde contemporain [8]. Et ils adoptent des manières communes de désigner, de décrire, de classer et de déchiffrer le monde. C’est à l’analyse des postures et modes d’écriture propres à ces trois ensembles textuels que seront consacrés les deux premiers moments de notre propos. Nous interrogerons pour finir sur les enjeux de cette proximité du pittoresque [9] et du sérieux, du « littéraire » et du non- « littéraire » dans le discours social des décennies 1830 et 1840.

LA PASSION SOCIOGRAPHIQUE : PETIT PANORAMA DES ÉCRITURES DU SOCIAL

Tableaux

6Evoquons tout d’abord le continent trop peu étudié de la littérature dite « pittoresque » des tableaux de mœurs, dont les années 1830 et 1840 constituent selon Karlheinz Stierle l’ « époque classique » [10]. Littérature à dominante descriptive et souvent satirique, elle s’attache, dans la filiation des Caractères de La Bruyère et du Tableau de Paris de Louis-Sébastien Mercier, à peindre la société contemporaine à travers une galerie de types moraux et sociaux. De Mercier, elle hérite d’une attention très vive pour les mutations des paysages et des modes de vie parisiens : en se penchant sur les « nuances fugitives » des mœurs parisiennes à la fin du XVIIIe siècle, Mercier avait inventé une posture, celle de l’observateur, un objet, le Paris contemporain, et composé un texte susceptible d’une constante actualisation. La série des Hermites d’Étienne de Jouy, publiée à partir de 1811 dans la Gazette de France, reprenait à sa manière le projet de Mercier, après d’autres continuateurs ou concurrents [11]. Les tableaux de mœurs de la monarchie de Juillet s’inscrivent dans cette tradition : on trouve ainsi dans la préface du Nouveau Tableau de Paris, publié en 1834 chez la veuve Béchet, la promesse de rendre « le Paris actuel, le Paris vrai », le « Paris moral ». Mais le temps a passé, la France d’autrefois s’est éloignée, et le contemporain ne peut plus se saisir à partir de déplacements brefs mais dans une comparaison avec un passé reculé : c’est, dans Les Français peints par eux-mêmes, l’ « il y a cent soixante ans » du XVIIe siècle, un monde urbain dont tous les traits distinctifs ont disparu et ce monde de la Cour qui « s’est évanoui dans les révolutions et les tempêtes » [12]. Cette mutation de la conscience historique vient justifier une rénovation profonde du genre, qui investit, au nom même de la complexité du contemporain, deux des grandes nouveautés de la librairie de l’époque, l’écriture collective et l’illustration. L’éditeur Ladvocat lance ainsi en 1831, sur le modèle des recueils de contes alors très en vogue [13], un tableau de Paris collectif intitulé Le Livre des Cent-et-un :

« Quel écrivain pourrait suffire à ce Paris multiplié et multicolore ? qui suffirait à ces petites grâces, à ces vives colères, à ces passions fougueuses ? passions de vieillards, passions de jeunes hommes, passions de femmes, passions de héros. Paris tremble, Paris menace, Paris crie aux armes, Paris veut aller à la frontière, Paris veut rester en repos, Paris éclate de rire, Paris pleure et sanglote, Paris juste-milieu, Paris extrême gauche, Paris extrême droite ; quel écrivain voudrait se charger de ce monstre !
« Eh bien ! donc, renoncez à l’unité pour une peinture multiple, appelez à votre secours toutes les imaginations contemporaines avec leurs coloris si divers : vive ou lente, joyeuse ou triste, bonne ou moqueuse, sceptique ou croyante, quelle que soit l’imagination de nos faiseurs, elle aura sa place dans ce livre, elle prendra un instant le manteau d’Asmodée, elle ira partout, la pauvre fille, partout où peut aller un homme qui n’a peur de rien. » [14]

7Tous les grands succès des années suivantes – le Nouveau Tableau de Paris (1834-1835) [15], Les Français peints par eux-mêmes, La Grande Ville. Nouveau Tableau de Paris (1842-1843) [16], Le Diable à Paris [17] – sont également des tableaux collectifs. Les dessins de Grandville, de Gavarni, de Traviès ou de Daumier, souvent sortis des colonnes du Charivari, viennent s’associer aux textes courts et volontiers ironiques d’un groupe d’écrivains et de journalistes qui reste remarquablement stable d’une entreprise éditoriale à l’autre. Il faut également souligner, dans cette frénésie descriptive, la vogue de petits ouvrages courts et illustrés, lancés par la librairie Aubert en 1840, les Physiologies : chaque opuscule s’attachant à un type social – étudiant, employé ou grisette –, les séries de Physiologies constituent à leur manière de vastes tableaux de mœurs contemporaines [18].

8Tous ces ouvrages promettent de passer en revue la société contemporaine ; Walter Benjamin proposait de les regrouper sous l’appellation de « littérature panoramique », en référence aux spectacles offerts dans les rotondes des Panoramas, qui connaissaient encore un vif succès sous la monarchie de Juillet. La représentation panoramique passe par la division de la société en types, qui constituent pour Benjamin l’équivalent des figures de premier plan peintes sur les toiles des Panoramas circulaires – la société dans son ensemble formant l’ « équivalent » du décor de fond [19]. La réitération d’entreprises éditoriales très similaires entre 1831 et 1845 ainsi que la prolifération des Physiologies entre 1840 et 1842 traduisent l’engouement suscité par cette littérature qui tend un miroir mi-sérieux mi-satirique à la société de son temps.

Romans

9La plupart des romanciers de l’époque contribuèrent aux entreprises panoramiques : qu’on pense à l’ « épicier » de Balzac, premier type des Français peints par eux-mêmes, à La Grande ville dont le premier volume fut entièrement confié à Paul de Kock, au « Coup d’œil général » de George Sand qui ouvre Le Diable à Paris... Mais les affinités entre roman et littérature panoramique vont au-delà de ces collaborations. Elles résident tout d’abord dans l’ambition de description totale qui anime bien des romanciers. Alors que le roman acquiert une place centrale dans la production éditoriale [20], la société contemporaine devient le terrain d’opération privilégié de nombreux auteurs. Ce phénomène peut se saisir à plusieurs niveaux : dans l’évolution des modes de désignation des romans – fait éditorial et auctorial tout à la fois –, dans les programmes énoncés par certaines préfaces, dans les textes romanesques eux-mêmes.

10Examinons un instant le système des titres dans la production balzacienne avant la Comédie humaine, « lancée » en 1840. Lorsqu’en 1834 Balzac réunit un premier ensemble de romans sous le titre Études de mœurs au XIXe siècle, il réalise un renversement significatif : la définition du roman comme « étude » ou « tableau » de mœurs est ancienne, et c’est en endossant cette identité que le roman a conquis au XVIIIe siècle une légitimité contre les reproches d’invraisemblance et de frivolité [21]. Mais, chez Balzac, l’indication générique ne vient pas compléter le titre par une information sur la nature des romans proposés ; devenue sur-titre, elle désigne désormais un projet dont les romans constituent des applications. L’ambition signifiée par cette mutation est confirmée par l’ampleur de la référence temporelle – « au XIXe siècle » –, et par la réunion des romans en sous-ensembles – Scènes de la vie privée, Scènes de la vie de province, Scènes de la vie parisienne –, qui indiquent un quadrillage du monde à étudier. Chaque roman particulier est donné comme un moment de la réalisation d’un projet de connaissance. La construction balzacienne rompt ainsi un système où chaque romancier effectue des études de mœurs particulières, et où l’on concède à la limite que le roman, comme genre ou comme ensemble des romans effectifs, offre le « tableau naturel de la société à la portée de tous les esprits » [22].

11Une ambition similaire peut se saisir dans de nombreuses préfaces de romans de la monarchie de Juillet. Chez Balzac bien sûr, où s’affirme un ample projet de description et de connaissance du siècle, mais aussi dans le glissement « social » du roman sandien et dans la préface programmatique de Riche et Pauvre d’Émile Souvestre en 1836. L’écriture préfacielle de Sand relève en partie de la déclaration d’intention vertueuse – pratique courante à une époque où la condamnation morale demeure la première arme de la critique. Au seuil de la deuxième édition d’Indiana, la romancière réinvestit le couple vérité-moralité qui organise tout le « dilemme » du roman d’Ancien Régime pour introduire un propos réaliste en des termes neufs :

12« Si, dans le cours de sa tâche, il (...) est arrivé [au romancier] d’exprimer des plaintes arrachées à ses personnages par le malaise social dont ils sont atteints ; s’il n’a pas craint de répéter leurs aspirations vers une existence meilleure, qu’on s’en prenne à la société pour ses inégalités, à la destinée pour ses caprices ! L’écrivain n’est qu’un miroir qui les reflète, une machine qui les décalque, et qui n’a rien à se faire pardonner si les empreintes sont exactes, si son reflet est fidèle. » [23]

13La cause est entendue : les personnages sont posés comme réels, et ce souci de vérité autorise tous les sujets. L’originalité de ce passage tient dans la juxtaposition de l’idiome traditionnel de la peinture des passions et des caractères − « qu’on s’en prenne (...) à la destinée pour ses caprices ! » − et de l’évocation du « malaise social » et des « inégalités ». L’objet du roman est déplacé vers un référent nouveau et plus ample : la dimension sociale de la vie humaine. L’adjectif « social » conserve ici une acception purement descriptive mais indique un intérêt pour les « problèmes sociaux » – ici, la condition féminine –, qui nourriront la production ultérieure de la romancière. Dans un glissement comparable à celui que permettait d’observer le système des titres chez Balzac, les préfaces de Sand participent donc à la promotion du « social » en terrain privilégié de l’opération romanesque.

14La préface de Riche et pauvre d’Émile Souvestre, préface-manifeste du roman populaire, dévoile une autre dimension de cette conquête de la société contemporaine par le roman. Signe de son caractère programmatique, le texte est prépublié dans la Revue de Paris en octobre 1835 sous le titre « Du roman ». Au seuil d’une œuvre dont le titre annonce clairement une exploration des contrastes sociaux, et qui, de fait, dénonce l’impossibilité de réussir des jeunes gens éduqués et sans fortune, Souvestre propose un éloge du roman, « livre initiateur ». Jugeant l’évolution du genre et des objets romanesques, il se félicite de l’élargissement du spectre du roman :

« Nous regardons l’introduction des discussions morales et philosophiques dans le roman comme un grand service rendu. On a appelé le plus grand nombre à l’examen des vérités capitales autrefois abandonnées à quelques-uns (...) ; le fait est là, clair, accompli, et toute discussion philosophique se trouve ramenée à une question de jury. » [24]

15Le roman, par sa plasticité, promet ainsi de devenir le genre démocratique par excellence. Souvestre souhaite, pour cette raison, qu’il sache se restreindre à l’ « empire du réel » :

« ... il faut reconnaître qu’il tend chaque jour à se simplifier et à se faire la chambre obscure de la société. Là, en effet, est tout son avenir. Plus il sera fidèle en décalquant le monde, plus il se mêlera à nos passions utiles, à nos désirs, à nos pensées, plus il entrera avant dans nos besoins, plus nous nous abandonnerons à son autorité. » [25]

16Fondés sur l’ « observation sagace » de la société, les romans pourront devenir les « mémoires de tous ».

17À côté de ces réflexions préfacielles, toute une littérature romanesque, en des lieux réputés plus vulgaires de la production imprimée, s’organise quasi exclusivement autour du décryptage des mécanismes sociaux. L’abondante production de Paul de Kock, romancier aussi populaire que méprisé, peut ainsi se lire comme un guide du monde contemporain destiné à un lectorat petit-bourgeois, parisien ou provincial. Dans ses romans, la société présente un visage brouillé par les faux-semblants et les hiérarchies concurrentes de l’argent et de la naissance. Au terme de chaque intrigue, les imposteurs sont démasqués, et chacun trouve la place qui lui convient : le roman-guide parcourt le monde contemporain, identifie les types, décrypte les appartenances, et dessine un ordre social [26].

18La société contemporaine constitue également, mais selon des modalités différentes, l’un des terrains privilégiés du roman-feuilleton autour de 1840. Frédéric Soulié dans Les Mémoires du Diable (1837-1838) et Eugène Sue dans Les Mystères de Paris (1842-1843) – pour s’en tenir à deux grands succès scandaleux – proposent une plongée dans les dessous et dans les envers de la société contemporaine. Le héros des Mémoires du Diable, aidé de la toute-puissance des enfers, pénètre les secrets des femmes qu’il rencontre et permet le dévoilement d’une série de drames inconnus. D’un secret d’alcôve à l’autre se révèle la face cachée de toute une époque. L’alliance avec le Diable constitue le principe d’une exploration effractive des envers de la société contemporaine, qui s’achève, après près d’un an de feuilleton dans La Presse et huit volumes in-octavo, sur la rupture du pacte et la libération du héros. Dans un mouvement similaire, mais plus ample, l’exploration des « mystères » de Paris conduit le lecteur, à la suite de l’improbable, omniscient et omnipotent prince de Gérolstein, à tous les niveaux de l’échelle sociale.

Enquêtes

19Sur un registre tout différent, c’est bien le même objet social, opaque et complexe, qui est au cœur des préoccupations de tous les observateurs qui, au cœur des années 1830, entreprennent de mesurer, de décrire et de soigner les maux de la société contemporaine. Les premières décennies du XIXe siècle ont vu, on le sait, l’intensification d’un souci de connaissance des faits sociaux, hérité des enquêtes administratives initiées sous l’Ancien Régime et motivé par la conviction qu’un gouvernement ne peut agir justement et efficacement qu’à la lumière du savoir [27]. Dans les années 1820, ce savoir social se nourrit du développement de la statistique et de la montée en puissance de l’hygiène publique, définie par les fondateurs des Annales de médecine publique et de médecine légale comme « l’art de conserver la santé aux hommes réunis en société » [28]. Il ne s’agit plus seulement de dénombrer les populations, mais aussi de quantifier les phénomènes sociaux et d’ausculter la société dans ses infirmités et dans ses plaies. S’affirme ainsi une attention croissante pour l’ignorance, le crime et la misère, que la statistique impériale n’avait envisagés que très globalement, tenant ces phénomènes pour des faits de hasard et d’infortune : le Compte général de la justice criminelle, initié en 1827, propose une première appréhension quantifiée du crime, plaie vive du développement urbain [29]. Sous le double regard de cette statistique « morale » et de l’hygiène publique, la perception de la société évolue dans les années 1830. Alors que la statistique départementale de l’Empire pointait la bigarrure des coutumes et des caractères locaux d’une France rurale [30], l’attention se porte sur le peuple toujours plus nombreux des villes et sur les effets de la croissance industrielle. La description statistique se double d’une exigence de connaissance plus qualitative, et l’ « observation sociale » se densifie. Deux institutions, d’ailleurs étroitement liées, orchestrent la production de cette « expertise » sociale à visée descriptive et normative [31] : les Annales d’hygiène publique et de médecine légale et l’Académie des sciences morales et politiques, restaurée en 1832, qui hérite non seulement des préoccupations de l’hygiène publique, représentée ici par le docteur Villermé, mais également des réflexions et des expériences de la mouvance philanthropique [32]. C’est ainsi que l’étude du crime et des classes dangereuses se noue à une réflexion sur le « paupérisme » [33] et que se formule un impératif d’investigation des formes contemporaines de la misère.

20Peu de choses, sinon cet intérêt pour la société, rapprochent apparemment les travaux de ces observateurs des « classes dangereuses » (Frégier [34]) et des classes laborieuses (Villermé, Buret [35]), des romans de Balzac ou de la littérature panoramique. On peut évoquer une prédilection collective pour certains objets, comme la prostitution, ou mentionner l’obsession taxinomique commune à Parent-Duchâtelet, l’explorateur de la prostitution parisiennne [36], et, sur un mode plus ironique, à certaines petites Physiologies ou aux Français peints par eux-mêmes. Faut-il comprendre ces partages en termes d’influences, d’emprunts, de circulation d’idées et de références ? Il est possible qu’Eugène Sue se soit inspiré de la lecture de l’enquête de Frégier sur les « classes dangereuses » de la population des grandes villes pour écrire Les Mystères de Paris, ou que Balzac ait lu Parent-Duchâtelet. Mais la proximité chronologique de la rédaction de tous ces textes, l’antériorité même de l’exploration littéraire des « entrailles » de la société, interdisent de s’en tenir à de tels repérages, qui ignorent les similitudes fondamentales de la « mise en texte » du social dans ces univers discursifs si éloignés. Il faut écarter un instant toute considération de registre et de public pour faire apparaître les convergences de ces écritures, qui ne tiennent pas seulement à la construction ou à l’affirmation de postures similaires à l’égard de leur objet mais procèdent d’un recours à des dispositifs descriptifs et « décryptifs » identiques.

CONVERGENCES

21L’enquêteur social parcourt et explore la société pour constater des faits et recueillir des signes. Pour le concours de 1833, l’Académie des Sciences morales et politiques demande, « d’après l’exacte observation des faits, [quels sont] les éléments dont se compose, à Paris, ou dans toute autre grande ville, cette partie de la population qui forme une classe dangereuse par ses vices, son ignorance et sa misère » ; pour le prix Beaujour en 1834, il s’agit de « déterminer en quoi consiste et par quels signes se manifeste la misère en divers pays » [37]. Villermé parcourt la France laborieuse en voyageur ethnographe, Buret traque les symptômes de la misère à la surface du corps social, Parent-Duchatelet entend « examiner sous toutes ses faces » le cloaque moral de la prostitution, et Frégier engage de longues investigations dans le monde du crime. Observateurs, romanciers et auteurs panoramiques prétendent aussi l’être : qu’on pense au « lutin investigateur » du Diable à Paris, au narrateur balzacien – observateur, archéologue ou naturaliste –, ou aux multiples figures d’observateurs qui peuplent romans et séries panoramiques, comme le Rodolphe des Mystères de Paris ou le « flâneur » d’Auguste de Lacroix dans les Français peints par eux-mêmes. De fait, depuis Mercier, la posture de l’observateur forme l’un des dispositifs fondamentaux de la littérature sur Paris [38] ; et la thématique de l’observation des mœurs ordonne tout le discours sur le roman depuis le XVIIe siècle [39].

22La lisibilité du monde social, tel est l’enjeu majeur des séries panoramiques, des romans de mœurs contemporaines comme des enquêtes sociales : observée par les romanciers et leurs relais fictionnels, examinée et explorée par les enquêteurs de la misère, la société est constituée en énigme à élucider. Cette obsession du décryptage nourrit la narration romanesque, fournit la trame narrative de certains textes panoramiques (comme les « drames inconnus » de Frédéric Soulié dans Le Diable à Paris), et ordonne de nombreux textes d’observation sociale : face à la misère des grandes villes, phénomène mystérieux, diffus et dangereux, l’enquêteur social s’avère la fois philanthrope et voyageur en terre sauvage. Professionnel de la bienfaisance, il entend démêler la vraie de la fausse indigence, la pauvreté respectable de la misère débauchée [40]. Explorateur du continent pauvre, il hérite également des interrogations qui avaient organisé le périple exotique de la fin du XVIIIe siècle. L’influence d’itinéraires comme celui du baron de Gérando semble ici déterminante : membre fondateur de la Société des observateurs de l’homme [41], Gérando avait mis au point en 1800 une méthodologie de l’observation des peuples sauvages ; rejeté par l’échec impérial vers les barbares des sociétés occidentales, il propose en 1820, dans son Visiteur du pauvre, une méthode de reconnaissance de la misère réelle [42]. Scrutant l’intérieur des maisons, qui « exprime l’harmonie ou les désordres » [43] de la vie privée, les habitudes des individus, leurs manières de parler, les pleurs de leurs enfants, l’observateur relève les indices qui trahissent la misère feinte ou débauchée, comme il décryptait les gestes et la langue des sauvages. L’enquête sociale des années 1830 étend la démarche de Gérando à l’échelle de la ville ou du pays tout entier : il s’agit désormais de constituer un savoir sur le paupérisme, phénomène de masse qui ne regarde plus seulement la bienfaisance privée mais également le gouvernement de la société [44].

L’obsession élucidatoire : fouiller les entrailles de la société

23L’obsession du décryptage social n’ordonne pas seulement une posture commune : elle façonne un regard et une écriture, régit un ensemble de dispositifs descriptifs que partagent l’enquête sociale, le roman de mœurs contemporaines et la littérature panoramique. Soit, tout d’abord, la mise en scène d’un coup d’œil herméneutique, d’un regard intrusif. Face à une misère enfouie dans les profondeurs du corps social, Buret, qui se réclame explicitement d’une « physiologie sociale », déploie une vaste problématique indiciaire :

« Si donc, dans les temps ordinaires, la misère se dissimule et se tait, à quels signes pourrons-nous donc reconnaître qu’une société la recèle dans ses entrailles ? » [45]

24Maladie sociale intestine et muette, dont les signes sont invisibles hors des moments de crise, la misère marque des corps souvent dissimulés et affecte secrètement les âmes. En quelque lieu qu’on la cherche, elle risque toujours d’échapper à l’observation. La capitale parisienne apparaît à Buret comme le lieu exemplaire de cette invisibilité de la misère, qui ne se devine qu’à la limite du jour et de l’espace public :

« Où est donc la misère parisienne, où habite donc la pauvreté puisqu’on ne voit nulle part son image ? À peine si, le soir, à l’angle des rues, sous les portes cochères, on aperçoit quelques mains honteuses qui sollicitent furtivement l’aumône des passants. » [46]

25L’appréhension quantitative qu’autorisent les données officielles est doublement insuffisante : celles-ci sous-estiment l’ampleur de la pauvreté et ignorent la dégradation morale qu’elle entraîne. Inaptes à cerner la misère, les chiffres s’avèrent plus incertains encore pour Frégier, observateur du vice et du crime urbains :

« L’administration a essayé plus d’une fois de connaître la force effective de la classe oisive, errante et dépravée [...]. Ses efforts ont toujours été infructueux, c’est-à-dire qu’elle n’a jamais pu atteindre complètement les éléments de la classe mobile et mystérieuse. » [47]

26C’est dire combien les classes vicieuses et dangereuses sont inconnaissables par le chiffre : le monde du crime demeure insaisissable, et ses liens avec le continent mal connu de la misère restent obscurs. L’enquête procède donc d’un dévoilement : entreprendre la description des classes dangereuses, c’est d’abord porter leur existence au jour du savoir, puis en révéler les structures cachées. Il faudra montrer par exemple comment une « classe oisive, errante et vicieuse » désole en secret la société :

« Elle tient par des liens étroits et cachés aux maisons de débauche, donne la main à la partie corrompue des classes ouvrières ; [...] elle travaille secrètement à ravir à celui qui ne possède rien l’estime de soi-même, afin d’en faire un disciple de sa dépravation et plus tard un complice de ses crimes. » [48]

27Cette connaissance effractive du corps social, romans et textes panoramiques la mettent également en scène. Dans la littérature panoramique, l’exposition du visible se double d’une révélation de l’invisible [49]. La mise au jour des contrastes propres à l’espace urbain constitue l’un des ressorts majeurs de ces dévoilements, qui s’attaquent aux mystères du Paris nocturne [50] ou engagent une exploration verticale des demeures parisiennes. Se déploie ainsi toute une gamme d’antithèses, qui joue notamment sur l’opposition de l’opulence et de la misère :

« L’opulence et la misère offrent à Paris des contrastes hideux ; un léger plancher les sépare. Les joies bruyantes des salons troublent et enveniment la morne tristesse des chambres les plus élevées. Le riche le sait et s’y accoutume. Des malheureux ouvriers meurent d’inanition sur un grabat, et à leurs derniers gémissements se mêlent les voix de la salle de festin du premier étage, le choc des porcelaines et le cliquetis de l’argenterie. » [51]

28De cette disposition verticale, on en vient rapidement au dévoilement des envers, quand l’opposition de l’opulence et de la misère, qui s’observe dans la topographie comme dans le paysage sonore de la ville, conduit à la désillusion :

« Paris est la ville des contrastes : le palais touche à la masure, le joie se frotte aux haillons, l’or est voisin de la fange.
« Lorsque l’observateur examine froidement hommes et édifices, il n’y a plus pour lui d’illusion possible. Le grandiose de certains monuments ne fait que mieux ressortir le mesquin de leur entourage. Avec ses riches dorures, le luxe dissimule à peine les tristes réalités qui nous environnent, et le bruit de son char ne recouvre pas toujours la voix du pauvre, lorsqu’elle s’élève à l’ombre de nos carrefours, plaintives et désolées. » [52]

29Le relevé des contrastes parisiens débouche ainsi sur la mise en scène d’une réalité double, dont la face miséreuse veut être ignorée ou dissimulée [53].

30Plus généralement, l’espace parisien de la littérature panoramique se donne comme une épaisseur à traverser, un univers à dévoiler, à retourner, à deviner. Flâneurs et diablotins constituent les opérateurs de ce dévoilement mi-fantaisiste mi-sérieux. La monographie du flâneur, d’Auguste de Lacroix, dans Les Français peints par eux-mêmes peut ainsi s’achever par une réflexion sur la nature « feuilletée » des êtres et du monde social :

« Il y a sous la première enveloppe de chaque chose des rapports inconnus, des aperçus ignorés, tout un monde d’idées, de réflexions et de sentiments qui s’éveillent et jaillissent tout à coup sous le regard exercé de l’observateur (...). L’homme du peuple, nature abrupte dont les caractères distinctifs n’ont pu être effacés par le frottement social ; l’homme policé, énigme vivante, dont chaque action, chaque parole est un mensonge, et souvent, un piège ; la femme, chimère insaisissable qui s’ignore elle-même, qui s’évanouit si on la devine et fait mourir ceux qui ne peuvent l’expliquer ; la société, inextricable labyrinthe (...) : tout existe, vit, se meut et pose pour l’observateur. » [54]

31On trouvera sans doute à ce texte des accents fort balzaciens, car le dévoilement est au cœur de l’écriture balzacienne. Convoquant tout à tour la philosophie, la médecine ou l’histoire, les préfaces balzaciennes déclinent toutes les modalités de la connaissance effractive : le conteur-philosophe des Romans et études philosophiques s’intéresse « au jeu cupide des ressorts sociaux, cachés sous de si beaux dehors », sait voir « la criminalité secrète, le marasme et l’ennui de son époque » et repérer les « ravages du sensualisme analytique », de « cette personnalité qui ronge le cœur et dévore les entrailles de la société où nous sommes » [55]. Ailleurs, Balzac se fait « physiologiste » [56] des « plaies sociales » [57], débusqueur du « sens caché » [58] et des « mystères habilement dissimulés » [59] au fond des provinces, historien des « envers de l’histoire contemporaine ». Et le roman balzacien n’est pas seulement peuplé d’espions ou de génies de l’observation, comme Vautrin. Tout y fait signe, tout y est à lire et à décrypter : la façade d’une maison, le pli d’une robe, la lueur d’un regard comme la forme d’une ride.

La mise en type

32Décryptée, la société doit être ensuite donnée à lire. Enquêtes sociales, romans et textes panoramiques se retrouvent autour d’une seconde configuration descriptive fondamentale : le type.

33La « mise en types » constitue au juste la première des recettes de la « cuisine » panoramique : la complexité du monde social exige de faire apparaître des personnages, des lieux, des situations auxquels tout le visible puisse se trouver aisément réduit pour n’être plus, finalement, que l’objet d’une reconnaissance. Le type, comme personnage en qui l’individuel rejoint le général, articule une position sociale à un ensemble de traits moraux et peut se raconter à partir de situations typiques liées à des lieux non moins typiques : il fonctionne comme une association de traits distincts qui se combinent en un « modèle réduit à travers lequel toute une catégorie humaine se définit » [60]. La complexité des silhouettes et des visages, le grouillement de l’activité parisienne, les rythmes de son calendrier peuvent être ainsi ramenés à des figures simples : la jeune femme croisée sur le trottoir sera grisette, femme comme il faut ou bas-bleu ; cet homme sera avoué, employé, rentier ou poète. Les principes de découpage sont multiples : si l’énumération des occupations fournit une première manière de « typiser » l’univers masculin, l’univers féminin s’aborde davantage à partir des âges de la vie ou des situations conjugales ; le monde des lettres et des théâtres se décline en une infinité de statuts. Et le quadrillage du monde social n’exclut pas les recoupements : se construisent ainsi des types transversaux, comme le floueur, le flâneur, ou le fat ; les types renvoient à d’autres types, et renforcent la cohérence et la finitude du système, tout ce qui déborde du type devenant invisible, comme le monde du dehors devait être oublié dans les panoramas [61]. En adjoignant des types iconographiques aux descriptions ou aux histoires typiques, l’illustration vient renforcer le processus typisant, en apportant aux textes l’évidence de la vision.

34Le roman de la monarchie de Juillet partage avec la littérature panoramique sa disposition typisante et bien des types eux-mêmes : on peut lire la Comédie humaine comme une grande galerie de types ancrés dans l’histoire contemporaine [62] ; les romans de Paul de Kock semblent souvent peuplés bien davantage de types que de personnages (Kock marquant une prédilection certaine pour les grisettes) ; les Mystères de Paris immortalisent la grisette et la portière sous les traits de Rigolette et de Mme Pipelet. Mais la manie typisante traverse également l’enquête sociale, et en particulier l’écriture de Frégier : le texte de son enquête sur les classes dangereuses ne conserve en effet qu’une marque fugitive du travail de terrain. S’il lui arrive d’évoquer sa visite des « retraites hideuses connues sous la dénomination de garnis infâmes » [63], l’exactitude de la référence semble secondaire. L’écriture de Frégier résulte d’une entreprise typologique où toutes les données singulières ou spécifiques sont effacées. Dans la partie de son ouvrage qui traite « des mœurs, des habitudes et du genre de vice des classes vicieuses et dangereuses », alternent ainsi des propos généraux sur le caractère moral de l’ouvrier, des ouvriers ou des ouvrières, et l’évocation de catégories plus restreintes : les ouvriers ivrognes, les jeunes filles pures, ou les chiffonniers. La description est nourrie de cas exemplaires, individuels ou collectifs : dans une séquence relative aux ouvriers ivrognes, se succèdent ainsi l’évocation de « cet ouvrier qui ne consomme pour aliment, durant toute la semaine, qu’une livre de pain, pour donner davantage aux délices funestes du cabaret » et de trois compagnons qui « ont résolu de vendre leurs principaux vêtements et leurs chaussures, et de ne garder qu’une redingote et une paire de bottes pour leur usage commun » [64]. Mais ces cas exemplaires sont toujours développés sur le mode de l’apologue ; les individus évoqués ne sont pas tant des personnes réelles et observées que des silhouettes typiques :

« Voyez cet homme appliqué au travail dans son triste réduit, il porte une veste en lambeaux, et un méchant pantalon qui cache à peine sa nudité. (...) D’où vient que, dans la force de l’âge, et travailleur diligent, il se trouve ainsi dénué des choses de première nécessité ? C’est qu’il a dévoré dans les orgies du cabaret tout le fruit de son travail (...). » [65]

35La description s’attache à des phénomènes et à des groupes sociaux de taille variable : mêlant des considérations générales sur la journée des ouvriers, l’évocation détaillée d’ « un fabricant qui tolère les caquets » de ses ouvrières, ou le portrait du « chiffonnier adulte », elle demeure typique. La construction de ces types permet à Frégier de figurer la complexité du monde de la misère et du crime.

Galeries, panoramas et mosaïques sociales

36Le type semble ainsi constituer un ressort majeur de la mise en texte de la complexité sociale qu’opèrent, sur des registres divers, la littérature panoramique – grand laboratoire des types –, le roman et l’enquête sociale. Il faut enfin souligner que les enquêtes sociales partagent avec le roman et la littérature panoramique leurs moyens de représentation de la totalité sociale. Mentionnons la notion de « tableau » où la métaphore picturale – traditionnelle en littérature – croise la pratique administrative ; évoquons l’obsession taxinomique, commune à un observateur comme Parent-Duchatelet [66], à Balzac ainsi qu’à certaines séries panoramiques. L’ambition totalisante des ouvrages des années 1840 exige de rejeter le désordre énumératif propre, par exemple, au Livre des Cent-et-un, pour recourir à un classement raisonné des types.

37Il faut dire néanmoins que cette volonté classificatoire parvient rarement à organiser la description panoramique, qui finit souvent par se disperser dans l’énumération. Les Français peints-par eux-mêmes, ne trouvent ainsi la régularité encyclopédique promise par leur sous-titre ( « Encyclopédie morale du XIXe siècle » ) que dans les deux derniers volumes consacrés à la province, lorsque la description vient se caler sur le découpage géographique.

38La littérature panoramique ne cesse jamais, au juste, d’être une macédoine, un bazar de types, une accumulation de textes et d’images, de récits et de descriptions, de fictions et de statistiques... Littérature composite, dont le seul véritable principe totalisant réside sans doute dans la figure de la mosaïque chère à Balzac, car « il n’y a rien qui soit d’un seul bloc dans ce monde ; tout est mosaïque » [67].

39On trouvera chez un observateur comme Buret un mode de représentation de la totalité de la misère assez proche de ce kaléidoscope panoramique ou de la mosaïque balzacienne. À la différence du Tableau de Villermé, qui reprend les différentes étapes d’un parcours géographique, le texte de Buret se présente comme une juxtaposition de témoignages dont la réunion permet de figurer la misère contemporaine. Buret compte à la fois sur l’effet d’accumulation de témoignages et sur la micro-analyse de cas à valeur métonymique pour rendre la misère évidente et visible dans sa totalité. Comme dans la littérature panoramique ou dans les séries romanesques, la représentation joue sur l’association de descriptions minutieuses et d’évocations elliptiques, sur des variations de focale, sur la diversité des matériaux invoqués, pour faire voir, in fine, la société dans son ensemble.

LE PITTORESQUE ET LE SéRIEUX : RéFLEXIONS SUR L’ARCHITECTURE DU DISCOURS SOCIAL

40Littérature panoramique et romans et enquêtes sociales de la monarchie de Juillet forment ainsi un voisinage textuel qui brouille les frontières de genres et de registres. L’époque différencie pourtant nettement ces classes de textes : la Bibliographie de la France, grande chambre d’enregistrement des découpages ordinaires, range bien la littérature panoramique et les romans dans la section « Belles Lettres » et les enquêtes sociales dans la rubrique « Économie politique » de la section « Sciences et arts » ; et la critique s’insurge quand les romanciers, tels Balzac ou Eugène Sue, s’aventurent sur les terrains fangeux de la misère populaire et de la prostitution [68].

41Il se peut néanmoins que nous ne soyons pas en mesure de percevoir toute la pertinence alors reconnue, même sur un mode polémique, à la littérature. Les découpages disciplinaires actuels éloignent les historiens des textes littéraires et les littéraires des enquêtes sociales. Et le lecteur contemporain, habitué à distinguer ce qui relève de la littérature, du discours journalistique, et, au-delà d’une frontière parfois peu étanche (et pour cela même plus sévèrement exhibée) des discours « scientifiques » sur le social, frappe de soupçon tout description du social qui aurait un parfum de « littérature ». Dans les années 1830, les valeurs dont est investie l’opposition littérature/non-littérature diffèrent : en amont de l’autonomisation des sciences sociales, à une époque où littérature et journalisme entretiennent une relation symbiotique [69], il ne semble pas exclu que la fiction littéraire puisse dire quelque chose d’immédiat et de sérieux sur le monde contemporain. La similitude des préoccupations, des postures et des solutions descriptives de la littérature panoramique, des romans et des enquêtes sociales, conduit donc à s’interroger sur la place de la littérature dans l’architecture du discours social (et du discours social sur le social en particulier).

42Passons sur les recoupements entre littérature panoramique et production romanesque : communauté des éditeurs, comme Ladvocat ou Hetzel, communauté du personnel littéraire et des illustrateurs, association d’une écriture typico-panoramique et d’une exploration des profondeurs sociales. La critique, pourfendeuse de toutes les formes de « littérature industrielle », condamne d’ailleurs la « solidarité latente entre la littérature des pittoresques et celle des feuilletons » [70].

Du sérieux dans le pittoresque

43A priori évidentes, les frontières entre littérature panoramique et genres « sérieux » sont parfois floues. Et ce, tout d’abord parce que la littérature panoramique, dans sa grande mosaïque des écritures contemporaines, intègre des morceaux « sérieux » : ainsi l’Histoire et la Géographie de Paris de Th. Lavallée qui introduisent chaque tome du Diable à Paris ou les développements statistiques sur la population de la France et de Paris qu’Alfred Legoyt, sous-chef du bureau de la Statistique au ministère de l’Intérieur, livre aux Français puis au Diable à Paris. Les textes de Lavallée appartiennent au genre ancien des histoires monumentales de Paris ; les exposés de Legoyt sur la France sortent tout droit de la Statistique générale de la France [71] et donnent lieu, en 1843, à une publication séparée, et fort sérieuse, chez Curmer, intitulée La France statistique. Moreau-Christophe, ancien inspecteur général des prisons, donne également aux Français un substantiel article sur « les détenus » qui, tout en proposant une typologie des « gens de crime », présente de nombreux chiffres issus de la statistique criminelle et prend position dans le débat sur la réforme pénitentiaire en plaidant pour un isolement cellulaire modéré [72] ; Arnould Frémy, enfin, dans son article sur l’ « enfant de fabrique » pour Les Français peints par eux-mêmes, reprend de larges extraits des travaux de Villermé [73].

44De la littérature panoramique procèdent également des ouvrages à l’identité indécise. Ainsi Les Industriels d’Émile de la Bédollière, somme de physiologies illustrée par Henri Monnier, qui entend bien « peindre les mœurs populaires » mais veut également « initier le public à l’existence d’artisans trop méprisés et trop inconnus », car l’existence de « cette masse laborieuse qu’on appelle le peuple imposera tôt ou tard de remanier pour elle la législation et la société » [74]. L’auteur, proche de Buchez, se situe du côté de ceux que préoccupe la question sociale. Du coup, ses portraits d’artisans relèvent tant du pittoresque que de l’ « investigation ». Autre ouvrage aux marges de l’étude de mœurs : le curieux tableau de Paris qu’Esquiros publie en 1847 sous le titre Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle. Le pittoresque rejoint ici la science et la philosophie puisqu’il ne s’agit rien moins que de raconter toute l’histoire de l’humanité à partir d’une description de Paris [75]. Au seuil du projet, une longue introduction mêle éléments d’histoire monumentale et considérations sur la densité de population, la salubrité publique ou les bureaux de bienfaisance. L’auteur – célèbre pour son Évangile du peuple, où il peignait Jésus comme le premier sans-culotte [76] –, s’inquiète de la condition des classes pauvres, envisage la société dans ses profondeurs, et s’engage du côté de la révolution sociale :

« Nulle part le malaise des classes ouvrières ne se montre dans des couleurs aussi tranchées que dans la capitale du luxe et des plaisirs. C’était un devoir pour nous de fouiller avec calme le volcan de la misère publique. Cette question économique contient, selon la manière d’y pourvoir, des orages ou des avènements ; un grand travail se fait dans les lieux bas de la population. La société est à cette heure un escalier tout le long duquel on entend monter des pas derrière soi : les uns s’effraient de ce bruit mystérieux et sont tout pâles ; d’autres s’en réjouissent et crient à la délivrance. Nous sommes de ceux qui se réjouissent. » [77]

L’art et l’enquête

45Les délimitations entre littérature panoramique et œuvres sérieuses peuvent donc sembler assez fragiles. Face à certains objets constitués comme tels par le discours des experts de la « question sociale » (la statistique morale, le monde des prisons, le travail industriel), Curmer a fait appel aux spécialistes, comme Moreau-Christophe ou Alfred Legoyt. À l’inverse, dans les textes d’observation sociale, se manifeste parfois une forme de désir de littérature. Au-delà même du recours au lexique de la « peinture », envahissant dans tous les textes dès qu’il s’agit de désigner l’acte descriptif, certains observateurs sociaux expriment en effet un intérêt explicite pour la parole littéraire en matière de description du social. Buret développe ainsi une position ambivalente à l’égard de la littérature, opposant tantôt les servitudes de l’écriture de l’observateur aux « effets de l’art » :

« Celui surtout qui écrit à ce triste sujet [la misère], d’après les impressions qu’il a reçues directement de la vue des choses, est obligé de se surveiller avec la plus grande sévérité, s’il veut que l’on ajoute foi à ses paroles ; autrement, s’il s’abandonnait sans réserve à la vivacité de ses souvenirs, s’il avait la prétention de peindre ce qu’il a vu avec des couleurs étudiées, de façon à reproduire, avec les savants effets de l’art, les horreurs vivantes dont il a été témoin, on lui refuserait toute confiance, on ne verrait en lui qu’un artiste en paroles qui a traité la description de la misère comme un thème nouveau d’amplification et de style. » [78]

46Se prenant ailleurs à rêver de l’efficacité descriptive de l’ « art » littéraire :

« Nous avons étudié l’aspect et l’état des habitations de la misère ; il nous resterait maintenant à mettre en scène, sur ce théâtre bien digne de lui, le paupérisme des grandes villes, à le montrer en action, tel qu’il apparaît aux rares visiteurs qui le surprennent dans son véritable domicile. Loin de nous la prétention de vouloir égaler par des descriptions la pittoresque vérité de l’extrême misère ; il faudrait une autre plume que la nôtre pour décrire fidèlement la population qui en subit les dures lois, son mobilier, ses vêtements, son entourage. Les écrivains à qui le ciel a donné le talent de dire, et qui souvent ne savent pas trop que faire de cette faculté, devraient bien entreprendre un voyage pittoresque dans les basses régions de nos sociétés ; ils en rapporteraient des tableaux de la plus belle horreur, et, tout en exerçant leur talent, ils rendraient un signalé service aux nations civilisées, en appelant leur attention sur le vaste camp de Barbarie qui se forme, à leur insu, au milieu d’elles. Mais, puisque les grands écrivains, exclusivement occupés à se recopier les uns les autres, et à dire admirablement des choses inutiles, ont dédaigné de remplir cette besogne, nous essaierons de copier, d’après nature, en citant nos témoins, quelques scènes empruntées au paupérisme des nations riches, et surtout de l’Angleterre, qui est actuellement, selon nous, le musée le plus complet des fléaux sociaux. » [79]

47Tout en se démarquant des « écrivains à qui le ciel a donné le talent de dire », Buret promet une « copie d’après nature » de quelques « scènes empruntées au paupérisme des nations riches ». Le lexique convoqué dirige le lecteur loin de l’investigation, du côté de la littérature de mœurs. Et la désignation métaphorique de l’Angleterre en « musée » des fléaux sociaux a des accents fort panoramiques. Seule la promesse de la citation des témoignages ramène le propos du côté de l’enquête sociale.

48Tout se passe comme si la « littérature » – cet univers discursif désigné par Buret sous les espèces de l’ « art » et du « talent » – offrait des solutions descriptives en face desquelles les observateurs sociaux hésitent. Le recours systématique à l’apologue, chez Frégier, peut être analysé comme un choix descriptif empruntant à la littérature de son époque sa capacité à figurer le crime et la misère. Buret et Villermé hésitent entre une écriture strictement documentaire, associant relevé ethnographique et production de témoignages, et la composition de « scènes » suggestives. Suivons Villermé, dans la célèbre séquence du Tableau sur les cours et les caves de la rue des Etaques à Lille : l’indignation de l’enquêteur face la cohabitation des individus dans les mêmes lits, tous âges et sexes confondus, semble rendre subitement inadéquate l’écriture de l’observation. Aussi, au lieu de pratiquer son habituelle description au plus près des choses et des êtres, Villermé glisse-t-il dans une prétérition :

« Je voudrais ne rien ajouter à ce détail des choses hideuses qui révèlent, au premier coup d’œil, la profonde misère des malheureux habitants. »

49Il suggère, accumulant les litotes, le scandaleux entassement des corps, puis interrompt brusquement la description :

« Je m’arrête... le lecteur achèvera le tableau, mais je le préviens que s’il tient à l’avoir fidèle, son imagination ne doit reculer devant aucun des mystères dégoûtants qui s’accomplissent sur ces couches impures, au sein de l’obscurité et de l’ivresse. » [80]

50Parce que la misère produit des situations suscitant l’horreur et appelant une condamnation morale, l’écriture ethnographique est parfois inapte à en rendre compte. Seule la littérature, parce qu’elle fabrique des descriptions pathétiques, peut écrire la misère jusque dans les aspects moraux qui révulsent l’observateur. Les ellipses de Villermé nous font comprendre pourquoi Buret, toujours à la lisière des horreurs de la misère, rêve de littérature ; et pourquoi Frégier, qui, s’attachant au crime, ne sort jamais du registre de l’indignation, recourt à une écriture dont la plupart des procédés sont visiblement « littéraires » : la description de scènes typiques et exemplaires doit provoquer chez le lecteur l’horreur, ou la pitié.

51Partageant avec la littérature romanesque et panoramique bien des modalités de mise en texte du monde social, les enquêtes sociales louchent donc du côté de la littérature dès qu’il s’agit d’ajouter une dimension morale à la description du monde réel : ce phénomène peut sembler paradoxal, quand toute la critique de l’époque reproche précisément à la littérature, en principe consacrée à l’exaltation du beau et du bien, de trop frayer avec une réalité bien laide. Tout se passe comme si les écrivains, affranchis d’une vision édifiante de la littérature, désiraient embrasser le monde social dans toute son ampleur et sa noirceur, alors que les observateurs, voués à la description des zones d’ombre du monde social, cherchent au contraire à se distancer de leur objet en invoquant une fonction « classique » de la littérature (susciter l’horreur et la pitié). Sur ce terrain où se croisent la construction d’une posture réaliste en littérature et une observation de la misère orientée par un souci de régulation sociale, les délimitations entre littérature et enquête s’estompent, les romanciers semblant parfois plus volontiers ethnographes que les observateurs sociaux.

L’universel bavardage du siècle sur lui-même

52La littérature panoramique elle-même propose une tout autre lecture des frontières de genres et de registres en matière de description sociale. Le choix d’une écriture collective, dans les grandes séries des années 1840, conduit, on l’a vu, à la combinaison dans un même livre de textes de toutes sortes, portraits et récits amusants, dénonciation des injustices du siècle, tableaux statistiques « sérieux », poèmes, etc. Le panorama de la société contemporaine est donc doublé d’un passage en revue des points de vue, d’un panorama des manières dont peut s’écrire le panorama de la société.

53Œuvres composites, les séries panoramiques collectives trouvent leur unité dans leur appareil paratextuel – titres, préfaces, conclusions, tables des matières –, dans un cadre fictionnel, comme dans Le Diable à Paris mais aussi dans la cohérence des séries iconographiques. Or, tous les dispositifs qui assurent l’unité des séries panoramiques affirment la stricte équivalence de tous les discours. Évoquons quelques illustrations des Français peints par eux-mêmes : le premier volume se clôt par un vignette de Pauquet représentant un homme soigné, vêtu d’une redingote, assis sur le bord d’un chemin, recueillant les personnages miniatures qui y passent pour les placer dans un panier – est-ce le botaniste herborisant « parmi les vulgarités parisiennes » évoqué par Balzac dans « La Femme comme il faut » [81] ? À la fin du second volume, Pauquet représente cette fois un artiste, assis sur une mauvaise chaise dans le capharnaüm d’un atelier, qui dessine deux petits personnages posant en face de lui. En frontispice du deuxième volume, Gavarni place un diable écrivain assis sur une pile de livres, dont un volume de La Bruyère ; en tête du troisième volume, on retrouve un artiste, plus chevelu que le précédent, également assis sur une pile de livre et copiant une danseuse miniature posant devant lui, tandis qu’au second plan, d’autres dessinateurs se mêlent à une foule de types miniatures. Artistes, écrivains, diables de fantaisie, botanistes, toutes ces figures représentent également le propos panoramique. L’illustration réalise ici une mise à distance : comme la fiction diabolique qui enserre le Diable à Paris, elle propose une lecture ironique de l’ouvrage panoramique, et annule, de ce fait, toutes les distinctions de genre ou de registre entre les textes. « Regardez comme nous nous regardons » : lancées pour répondre au vif goût apparent du public pour tous les textes qui explicitent le contemporain, les séries panoramiques ne cessent de mettre en scène cette obsession collective. Elles accueillent toutes sortes de textes mais ne semblent les traiter que comme les facettes équivalentes de l’immense bavardage du siècle sur lui-même.

54Les ouvrages panoramiques soulignent ainsi avec ironie l’obsession de description et déchiffrement de leurs contemporains. Juxtaposant sans choisir, refusant de hiérarchiser les registres et les genres, ils invitent leur lecteur à se tenir à distance du foisonnement autoreprésentatif, sans se priver pour autant de s’instruire avec l’histoire, la géographie ou la statistique sociale, de sourire devant les types décrits, racontés ou dessinés, de s’insurger avec George Sand ou Léon Gozlan, de s’apitoyer, de rêver ou de reconnaître son voisin ou un fragment de sa propre histoire au hasard d’un texte.

55La frontière entre littérature sur la société et observation sociale sous la monarchie de Juillet se révèle donc plus incertaine que ne le suggèrent nos propres découpages. Au terme de ce parcours, on aura voulu suggérer combien il est difficile d’affirmer que la littérature a précédé l’enquête sociale dans la recherche de modes d’exposition et d’explication du social, ou de considérer la littérature comme un lieu de conversion ou de vulgarisation d’appréhensions savantes de la société : les tentatives de mises en texte du monde social qui fleurissent dans les années 1830-1840 relèvent d’un même régime descriptif où l’obsession du déchiffrement de l’opacité sociale se combine avec une démarche typico-panoramique. Dans une frénésie sociographique collective, littérature et observation sociale orchestrent un grand passage en revue des « espèces sociales », pour parler comme Balzac, et paraissent chercher comment s’ajuster l’une à l’autre. On peut ainsi définir, autour de 1840, un « moment panoramique » où la littérature de mœurs, romanesque ou descriptive, semble prendre en charge une large part de la production de savoir sur le social [82]. Le souci de figuration de la complexité du monde social l’emporte peut-être alors sur la nécessité de son élucidation : la centralité de la procédure inquisitoire, si fortement suggérée par Dominique Kalifa, serait peut-être plus spécifique aux années 1850-1860, quand se théorise la pratique de l’enquête sociale autour de Le Play, et lorsque l’exploration romanesque et journalistique du social se resserre autour de l’énigme criminelle. De fait, après 1848, le dispositif typico-panoramique ne subsiste plus guère que sous une forme ludique ou parodique, dans les Petits Paris d’Arnould Frémy et de Taxile Delord notamment. Sous le Second Empire, sauf dans un roman-feuilleton coulé dans les normes d’une littérature de divertissement (chez Paul Féval par exemple), les romanciers délaissent les grandes entreprises descriptives, en même temps qu’ils s’éloignent de tout engagement dans la sphère publique. L’ambition d’appréhension littéraire et sérieuse de la totalité sociale ne resurgira qu’avec le projet naturaliste, qui se réclame d’ailleurs de Balzac, mais dans un contexte où la distinction entre science sociale et littérature s’est à la fois déplacée et rigidifiée [83].


Mots-clés éditeurs : représentations, Monarchie de Juillet, société, littérature, enquêtes sociales

Mise en ligne 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/rhis.042.0303

Notes

  • [1]
    Félix Davin, Introduction aux Études de mœurs au XIXe siècle (1835), dans Honoré de Balzac, La Comédie humaine, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, I, p. 1154.
  • [2]
    Ibid., II, p. 263.
  • [3]
    Louis Chevalier, La Comédie humaine : document d’histoire ?, Revue historique, juillet 1964, p. 27-48.
  • [4]
    Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Paris, Gallimard, 1998, p. 288.
  • [5]
    Dans une analyse transversale des discours produits et publiés en 1889, Marc Angenot suggère que le fait divers, comme l’historiographie, la criminologie ou le discours médical sont informés par des modes de description et de narration propres au roman, défini comme « un type de récit dérivé des catégories du typique et du vraisemblable ». L’ensemble du discours social au XIXe siècle pourrait ainsi se caractériser par une « gnoséologie romanesque » : « Cette hypothèse revient à trouver dans la forme romanesque le modèle fondamental de mise en discours à des fins cognitives pour la France du siècle passé. Je dirais qu’il a dominé une gnoséologie narrative réaliste au siècle passé qui, loin d’être le propre du roman, s’est réalisée dans le roman (avec prestige) comme elle se réalisait aussi dans le réquisitoire de l’avocat général, dans la chronique du publiciste, dans la leçon de clinique du médecin... » (1889, un état du discours, Québec, Le Préambule, 1989, p. 177).
  • [6]
    Dominique Kalifa, Usages du faux. Fais divers et romans criminels au XIXe siècle, Annales, novembre-décembre 1999, p. 1345-1362.
  • [7]
    Comme l’avait proposé Marc Angenot pour la fin du XIXe siècle. Marc Angenot définit le discours social comme « tout ce qui se dit et s’écrit dans un état de la société ; tout ce qui s’imprime, tout ce qui se parle publiquement », op. cit., p. 13.
  • [8]
    Nous empruntons librement le terme à Jean-Claude Passeron, Le Raisonnement sociologique, Paris, Nathan, 1991, p. 207-225 en particulier. À partir de la distinction entre ethnographie et ethnologie, J.-C. Passeron distingue les travaux en -graphie, qui n’ont « point d’autre obligation (...) que la “fidélité” du discours descriptif à l’hic et nunc du terrain et du moment » et les analyses en -logie auxquelles « les cheminements allongés de l’interprétation proposent une intelligibilité plus ambitieuse » : à la sociographie l’ « effet d’information », et à la sociologie l’ « effet de connaissance ». En dépit de leurs différences, les textes dont nous parlons ici ont bien tous en commun de prétendre donner une description de la réalité. On pourrait proposer d’utiliser « sociographie » pour désigner tous les textes de description sociale, genres et registres confondus, qui apparaissent en amont de l’institutionnalisation des « sciences » du social : par la suite, le partage entre la connaissance scientifique et ce qui relève d’une description et d’une interprétation rapides, fantaisistes, non contrôlées, comme le « romanesque » par exemple, devient déterminant.
  • [9]
    Fréquemment utilisé par le langage critique de l’époque, le pittoresque désigne le caractère coloré et original soit de certaines descriptions, soit de leur référent. La critique de la monarchie de Juillet, qui qualifie souvent la littérature panoramique de « pittoresque » envisage ainsi tant le choix de ses sujets que le mode de la représentation de la société. Même si l’on admet alors que le pittoresque peut servir un but éducatif, en ornant des descriptions ou des anecdotes instructives (c’est tout le propos du Magasin pittoresque d’Émile de Girardin), le pittoresque s’oppose toujours au sérieux.
  • [10]
    Karlheinz Stierle, La Capitale des signes. Paris et son discours (1993), traduit de l’allemand par Marianne Rocher-Jacquin, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 2001, 630 p.
  • [11]
    Voir, par exemple, P.-A. de La Mésangère, Le Voyageur à Paris. Tableau pittoresque et moral de cette capitale, Chaigneau aîné, 1797, ou J.-B. Puljoux, Paris à la fin du XVIIIe siècle ou Esquisse historique et morale des monuments et des ruines de cette capitale, Brigitte Mahé, an IX-1801. Étienne de Jouy eut, lui aussi, des imitateurs, comme Balisson de Rougemont (Le Rôdeur français ou les mœurs du jour, Rosa, 1816-1827 ; Le Bonhomme, ou nouvelles observations sur les mœurs parisiennes au commencement du XIXe siècle, Pillet, 1818).
  • [12]
    Jules Janin, Introduction, dans Les Français peints par eux-mêmes, Paris, Curmer, 1840, vol. I, p. VII-VIII.
  • [13]
    Sur ce sujet, voir la thèse de René Guise : Le Roman-feuilleton, 1830-1848. La naissance d’un genre, Université de Nancy II, 1975, Lille, ANRT, 1985. En dépit de la chronologie indiquée par le titre, l’auteur s’intéresse essentiellement à la production littéraire des années 1830-1836.
  • [14]
    Au public, le libraire-éditeur, dans Le Livre des Cent-et-un, Paris, Ladvocat, 1831, p. VI-VII.
  • [15]
    Nouveau Tableau de Paris, Paris, Mme Charles Béchet, 1834-1835.
  • [16]
    La Grande ville. Nouveau Tableau de Paris, Paris, Amyot, 18421843, 2 vol.
  • [17]
    Le Diable à Paris, Paris, Hetzel, 1844-1845, 2 vol.
  • [18]
    L’usage non médical du terme « physiologie », pour désigner l’étude de quelque sujet que ce soit, semble dater de la Physiologie des passions d’Alibert (1825) et de la Physiologie du goût de Brillat-Savarin (1826). Balzac, qui publie la Physiologie du mariage en 1829, en avait écrit une première version en 1826, mais semble en avoir le projet dès 1820 (cf. la notice de René Guise sur la Physiologie du mariage dans Balzac, La Comédie humaine, op. cit., t. XI, p. 1732-1734). Après la célèbre Physiologie de la Poire de Peytel (1832), quelques physiologies publiées dans La Caricature et le Charivari en 1839-1840 lancent une mode qui culmine les deux années suivantes. Voir Les Physiologies par Andrée Lhéritier, Claude Pichois, Jean Prinet, Antoinette Huon, Dimitri Stremoukhoff, Études de Presse, vol. IX, no 17, 1957.
  • [19]
    Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle. Le Livre des Passages, , trad. fr., Paris, Éd. du Cerf, 1989, p. 35 et 547 en particulier.
  • [20]
    Frédéric Barbier, Une production multipliée, dans Histoire de l’édition française, sous la direction de Roger Chartier et Henri-Jean Martin, t. III : Le temps des éditeurs. Du Romantisme à la Belle Époque, Paris, Promodis, 1985, rééd. Fayard, 1990, p. 117 en particulier, et Martyn Lyons, Les best-sellers, ibid., p. 417 en particulier. En dépit de tirages moyens assez faibles, les romans gagnent pourtant en visibilité, à la fois par le nombre d’ouvrages nouveaux, par la diffusion que leur assurent les cabinets de lecture et, au cours des années 1830, par l’invention de formules bon marché (roman-feuilleton, format Charpentier, vente en livraisons).
  • [21]
    Cf. Georges May, Le Dilemme du roman au XVIIIe siècle. Étude sur les rapports du roman et de la critique (1715-1761), New Haven, Yale University Press, et Paris, PUF, 1963, 295 p.
  • [22]
    Baculard d’Arnaud, Discours sur le roman, préface à Thérésa, histoire italienne (1745-1746), cité par G. May, ibid., p. 147.
  • [23]
    George Sand, Préface d’Indiana (1832), Paris, Éditions Garnier, 1963, p. 6.
  • [24]
    Émile Souvestre, « Du roman », préface de Riche et pauvre, Paris, Librairie Charpentier, 1836, vol. 1, p. XXIV-XXVI.
  • [25]
    Ibid., p. XXXII.
  • [26]
    Voir par exemple Madeleine (Paris, Barba, 1836), où le lecteur est invité à suivre les aventures de deux jeunes gens dans des univers sociaux variés ; à la fin du roman, Madeleine, une fille d’auberge aux manières trop délicates pour sa condition, apprend qu’elle est la fille adultère d’une aristocrate.
  • [27]
    Voir Pierre Rosanvallon, Le Moment Guizot, Paris, Gallimard, 1985, p. 255-262.
  • [28]
    Cité par Bernard Lécuyer, Médecins et observateurs sociaux : les Annales d’hygiène publique et de médecine légale (1820-1850), dans Pour une histoire de la statistique, Paris, Economica/INSEE, 2e éd., 1987, p. 454. Sur l’hygiène publique, voir également id., L’hygiène en France avant Pasteur, 1750-1850, dans Claire Salomon-Bayet dir., Pasteur et la révolution pastorienne, Paris, Payot, 1986, p. 67-139.
  • [29]
    Michelle Perrot, Premières mesures des faits sociaux : les débuts de la statistique criminelle en France, dans Pour une histoire de la statistique, op. cit., p. 125-137.
  • [30]
    Marie-Noëlle Bourguet, Déchiffrer la France. La statistique départementale à l’époque napoléonienne, Paris, Le Seuil, 1989, p. 235-237.
  • [31]
    Voir Bernard Lécuyer, ibid., p. 445-476.
  • [32]
    Sophie-Anne Leterrier, L’Institution des Sciences morales, Paris, L’Harmattan, 1995, 431 p.
  • [33]
    A. de Villeneuve-Bargemont, Economie politique chrétienne, ou recherche sur la nature et les causes du paupérisme en France et en Europe, et sur les moyens de le soulager et de le prévenir, Paris, Paulin, 1834, t. I, p. 27-28.
  • [34]
    Honoré-Antoine Frégier, Des Classes dangereuses de la population des grandes villes et des moyens de les rendre meilleures, J.-B. Baillère, 1840, 2 vol.
  • [35]
    Eugène Buret, De la misère des classes laborieuses en Angleterre et en France, Paris, Paulin, 1840, 2 vol. ; Louis-René Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers des manufactures de coton, de laine et de soie, Paris, Renouard, 1840, 2 vol.
  • [36]
    Alexandre Parent-Duchâtelet, La Prostitution à Paris au XIXe siècle, introduction et notes d’Alain Corbin, Le Seuil, 1981, 221 p.
  • [37]
    Cité par Sophie-Anne Leterrier, op. cit., p. 268 (nous soulignons).
  • [38]
    Voir Karlheinz Stierle, op. cit.
  • [39]
    Voir Georges May, op. cit.
  • [40]
    Sur la philanthropie et la question sociale, voir Catherine Duprat, Pour l’amour de l’humanité : le temps des philanthropes, la philanthropie parisienne des Lumières à la monarchie de Juillet, Paris, Éd. du CTHS, 1993, 485 p., et Usages de la pauvreté : pauvreté, action sociale et lien social à Paris au cours du premier XIXe siècle, Association pour l’histoire de la Sécurité sociale, 1996-1997, 2 vol., 1 393 p.
  • [41]
    Jean-Luc Chappey, La Société des Observateurs de l’homme, 1799-1804. Genèse, personnel et travaux d’une société savante sous le Consulat, thèse de l’Université de Paris I, 1999.
  • [42]
    Nous nous appuyons ici sur Michelle Perrot, L’Œil du Baron ou le Visiteur du pauvre, Mélanges Max Milner, Paris, José Corti, 1988, t. I, p. 63-71.
  • [43]
    Cité par Michelle Perrot, id., p. 67 (nous soulignons).
  • [44]
    Giovanna Procacci, Gouverner la misère : la question sociale en France, 1789-1848, Paris, Le Seuil, 1993.
  • [45]
    Eugène Buret, op. cit., t. I, p. 129.
  • [46]
    Ibid., p. 260.
  • [47]
    Honoré-Antoine Frégier, op. cit, t. I, p. 36.
  • [48]
    Id., p. 11.
  • [49]
    Philippe Hamon nomme « posture-Asmodée » cette démarche descriptive (Voir la ville, dans Romantisme, no 83, 1994, p. 6).
  • [50]
    Sur les représentations du Paris nocturne dans la littérature pittoresque, voir Simone Delattre, Les Douze heures noires. La nuit à Paris au XIXe siècle, Paris, Albin Michel, 2000, en particulier Prologue, p. 33-77.
  • [51]
    G.-T. Doin et Édouard Charton, Lettres sur Paris (1830), lettre III, p. 15.
  • [52]
    Eugène de Mirecourt, Le Mont-de-Piété, dans La Grande Ville, op. cit., vol. 2, p. 113.
  • [53]
    Sous la plume de Léon Gozlan dans Les Français peints par eux-mêmes, ce dévoilement de la misère se transfigure en exploration dantesque des cercles de l’enfer urbain : « Je sais un enfer aussi noir, plus populeux, plus terrible que celui de Dante : que n’ai-je la main assez forte pour en peindre les profondeurs ! La tête me tournerait. Il est des sujets qui, pour les faibles, sont des tours bâties sur des abîmes. Voyons-le à vol d’oiseau, sans évoquer Virgile de sa tombe. Il est à peine jour : c’est l’hiver ; il vente de la neige dans le brouillard ; le sol est une mare glacée. Ces ombres malheureuses, ce sont dix mille créatures de Dieu, nos égales, vieillies par la misère, amaigries par la faim », etc. (La misère de l’homme du peuple, t. III, p. 281).
  • [54]
    Les Français peints par eux-mêmes, id., vol. III. p. 72
  • [55]
    Introduction par Philarète Chasles aux Romans et contes philosophiques (1831), dans La Comédie humaine, op. cit., t. X, p. 1187-1189.
  • [56]
    Prospectus de la Comédie humaine, op. cit., t. I, p. 1109.
  • [57]
    Félix Davin, Introduction aux « Études philosophiques » (1834), id., t. X, p. 1210.
  • [58]
    Balzac, « Avant-propos » de la Comédie humaine, id., t. I, p. 11.
  • [59]
    Balzac, Préambule d’Eugénie Grandet, idem, t. III, p. 1025.
  • [60]
    Ruth Amossy, Types ou stéréotypes ? Les « Physiologies et la littérature industrielle », Romantisme, no 64, 1989, p. 113.
  • [61]
    À la limite, tout devient typique, comme le suggère un article satirique du Charivari (Types contemporains. Le chercheur de types, 16 août 1839).
  • [62]
    Les relations entre types et personnages chez Balzac sont néanmoins plus complexes, chaque personnage tendant à la fois à incarner, à créer et à dépasser le type. Sur ce point, voir Jacques-David Ebguy, Pour une esthétique du personnage : Balzac et le problème de la représentation dans les « Scènes de la vie privée », thèse de l’Université de Paris IV, 2001, 634 p.
  • [63]
    Frégier, op. cit., p. 99.
  • [64]
    Ibid., p. 64.
  • [65]
    Ibid., p. 63.
  • [66]
    Dans son enquête sur la prostitution parisienne, Parent-Duchâtelet propose une vaste classification de la population des prostituées et des proxénètes, qui utilise plusieurs critères de classement ( « celles qui provoquent publiquement » / « celles qui ne provoquent pas » ; « celles qui se trouvent renfermées dans les maisons publiques » / « celles qui sont libres » ), ainsi qu’une série de subdivisions et de catégories annexes, toutes fondées sur l’expérience (A. Parent-Duchâtelet, op. cit., p. 119-127).
  • [67]
    Balzac, préface d’Une fille d’Ève, op. cit., II, p. 265.
  • [68]
    « M. Parent-Duchâtelet l’a vu, il le raconte, il faut le croire. Et cependant, parce que la chose existe, est-ce donc à dire que le roman et la comédie, le crochet à la main se puissent occuper de ce pandemonium grouillant sur ce tas d’immondices ? (...) Un écrivain n’est pas un chiffonnier, un livre ne se remplit pas comme une hotte. On cache dans les entrailles de la terre les égouts et les sentines ; pourquoi donc voulez-vous les porter dans vos livres, pourquoi donc voudriez-vous faire de la littérature de ce pays un vaste cloaque, où chaque excrément du cœur, où chaque résidu de l’âme humaine serait apporté en triomphe ? », écrit Jules Janin à propos d’Un grand homme de province à Paris de Balzac (Revue de Paris, juillet 1839).
  • [69]
    Voir Marie-Eve Thérenty, Mosaïques. être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Honoré Champion, 2003, 735 p.
  • [70]
    F. de Langevenais, La littérature illustrée, Revue des Deux-Mondes, 1843, t. I, p. 647-648 et 655-656.
  • [71]
    Compilation de documents inédits en librairie, La Statistique de Paris, dans Le Diable à Paris, envisage la répartition des professions, le niveau de richesse, le paupérisme, l’état moral de la population (criminalité, enfants trouvés, caisses d’épargne) et l’instruction, selon un modèle très proche de la statistique de la France dans Les Français peints par eux-mêmes.
  • [72]
    Les prisonniers seront isolés les uns des autres, mais garderont un contact avec ceux qui les surveillent, les nourrissent, les instruisent ou leur donnent du travail. Comme Tocqueville, Moreau-Christophe s’oppose à la vie collective des détenus comme à l’isolement intégral, préconisé par Tocqueville, et défendu, par exemple, par Eugène Sue dans Les Mystères de Paris. Sur la question pénitentiaire, voir Michelle Perrot, « Introduction » à Tocqueville, Écrits sur le système pénitentiaire en France et à l’étranger, Œuvres complètes, t. IV, vol. 1, Paris, Gallimard, 1984, p. 7-44, et Jacques-Guy Petit, Ces peines obscures. La prison pénale en France 1780-1875, Paris, Fayard, 1990, p. 232.236.
  • [73]
    Op. cit, Province, t. I, p. 257-280.
  • [74]
    Émile de la Bédollière, Les Industriels. Métiers et professions en France, Mme Veuve Louis Janet, 1842, p. I.
  • [75]
    Esquiros s’intéresse successivement au Jardin des Plantes – parce que la civilisation a commencé avec l’humanité sauvage –, aux maisons de fous, aux enfants trouvés et aux sourds-muets : il s’agit de « suivre la marche du genre humain à travers les profondeurs de l’idiotisme, les ténèbres de la folie, le silence de surdi-mutité », de revenir, avec les enfants trouvés, à la promiscuité des sexes au début de l’humanité (Paris ou les sciences, les institutions et les mœurs au XIXe siècle, Paris, Au comptoir des imprimeurs réunis, 1847, vol. I, p. 10).
  • [76]
    Esquiros avait été lourdement condamné pour ce livre en 1840. Il publie par ailleurs en 1847 une très apologétique Histoire des Montagnards, V. Lecou, 1847.
  • [77]
    Ibid., p. 13.
  • [78]
    Eugène Buret, op. cit., t. I, p. 313-314.
  • [79]
    Ibid., t. I, p. 366-367.
  • [80]
    Villermé, op. cit., p. 134.
  • [81]
    Les Français peints par eux-mêmes, op. cit., t. III, p. 1.
  • [82]
    Ces propositions sur l’économie discursive des années de la monarchie de Juillet suggèrent deux autres pistes de recherche : elles invitent, d’une part, à engager une réflexion sur le statut de tous ces écrivains, célèbres et anonymes, naviguant souvent entre presse et librairie, qui participèrent à cette production collective ; d’autre part, à s’intéresser à la réception de cette littérature par son public. Sur ce dernier point, nous renvoyons à notre thèse Lectures et usages du roman en France, de 1830 à l’avènement du Second Empire, sous la direction d’Alain Corbin, Université de Paris I, 2002, 3 vol., 750 p.
  • [83]
    Sur la naissance de la sociologie et ses rapports avec la littérature, voir Wolf Lepenies, Les trois cultures, Entre science et littérature, l’avènement de la sociologie, traduit de l’allemand par Henri Plard, Paris, Éditions de la Maison des Sciences de l’homme, 1990, 408 p.
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