Notes
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[1]
Le chef de sens est une juridiction qui dicte à celles qui dépendent d’elle, à la demande de celles-ci en cas de litige faisant difficulté, dans quel sens il convient de rendre la justice.
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[2]
B. Fajal, Une communauté de potiers normands du XVe au XIXe siècle : statuts et règlements du centre de Ger (Manche), Histoire et société rurales, no 10, 1998, p. 239-263.
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[3]
Voir Joceline Chabot, Le syndicalisme chrétien en France de 1899 à 1944 : pratiques et discours d’une culture féminine, thèse nouveau régime, 1998, Université de Paris VIII.
-
[4]
Sur la Ligue patriotique des Françaises, voir O. Sarti, The Ligue patriotique des Françaises (1901-1933). A Feminine Response to the Secilarization of French Society, Hamden, 1992, Garland et A..M. Sohn, « Les femmes catholiques et la vie publique : l’exemple de la Ligue patriotique des Françaises », Stratégies des femmes, Paris, 1984, Tierce. De même, la thèse d’État d’E. Diébolt fourmille d’informations solides sur les militantes comme Andrée Butillard ou des associations telles l’École normale sociale évoquées par A. Cova ; soutenue en 1993 à l’Université de Paris VII, elle vient d’être publiée sous le titre Les associations dans l’action sanitaire, sociale et culturelles 1901-2001. Les associations face aux institutions, Paris, 2001, Femmes et associations.
-
[5]
S. Pedersen, Family Dependance and the Origins of the Welfare State. Britain and France, 1914-1945, Cambridge, Cambridge UP, 1993.
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[6]
Peter Novick, L’épuration française, 1944-1949, Paris, Balland, 1985, 364 p. (1968 pour l’édition anglaise) ; That Noble Dream. The « Objectivity Question » and the American Historical Profession, Cambridge University Press, 1988, 648 p.
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[7]
Par exemple, Annette Lévy-Willard, « Holocauste toujours. L’historien Peter Novick analyse l’attention, selon lui excessive, portée à la Shoah aux États-Unis, après les silences de la guerre », Libération, 8 novembre 1991.
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[8]
Par exemple, « La citation a été mise à toutes les sauces et utilisée pour toutes les causes, des... à... » pour traduire : « The quotation has been invoked for causes ranging from... to... » (p. 314 édition française et p. 221 édition anglaise) ; ou : « habitants du coin » pour traduire : « local residents » (p. 317 et 223). Au sujet de la traduction, il faut également signaler des sauts de ligne inexpliqués (manquent, par exemple, six lignes p. 81, et une ligne p. 108 de l’édition française).
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[9]
Voir notamment l’intéressant article de Maurice Kriegel, « Trois mémoires de la Shoah. États-Unis, Israël, France. À propos de Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine ”, Le Débat, novembre-décembre 2001, p. 59-72.
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[10]
Denis Lacorne, La crise de l’identité américaine. Du melting pot au multiculturalisme, Paris, Fayard, 1997, p. 318-321.
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[11]
Ronald W. Zweig, German Reparations and the Jewish World. A History of the Claims Conference, Frank Cass, London, Portland, OR, Second Edition, 2001, p. 155-161 ; et Rapport rédigé par Claire Andrieu, avec la collaboration de Cécile Omnès et al., La spoliation financière, Paris, Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, La Documentation française, vol. 1, p. 95-96.
Pierre Cabanes (dir.), Histoire de l’Adriatique, préface de Jacques Le Goff, Paris, Éditions du Seuil, 2001, 672 p.
1Pour traiter de l’Adriatique, grande voie de circulation entre l’Europe centrale et la Méditerranée, ou frontière entre l’Occident et l’Orient, selon les époques entre un monde riche, voire civilisé, et un monde pauvre, barbare, l’Orient au temps de la Grèce puis de Byzance pouvant revendiquer son appartenance au premier, tandis que les sanglants soubresauts récents postcommunistes ont renversé la perspective et placé le Mezzogiorno italien comme le portail d’un éden rêvé par des populations fuyant la guerre, les massacres et la faim, Pierre Cabanes a réuni une petite équipe qui s’est distribué les rôles : il s’est réservé la première partie, l’Antiquité, il a confié à Alain Ducelier un millénaire d’histoire (IVe-XIIIe siècles), à Bernard Doumerc, le demi-millénaire qui suit, à Olivier Chaline, la période qui va des débuts de la guerre de Candie (1645) à 1918 et à l’éclatement des empires austro-hongrois et ottoman, et à Michel Sivignon, géographe, le XXe siècle et une très belle et brève ouverture géographique sur le cadre naturel, Cabanes s’efforçant de tirer des conclusions sur les difficultés actuelles de la péninsule des Balkans. La perspective est donc tracée. Il s’agit bien d’offrir aux lecteurs français les outils d’une réflexion historique pour tenter de comprendre les événements qui, au cours de la dernière décennie, se sont déroulés à « deux heures de vol de Paris ». Et ce n’était pas simple ! L’adhésion à l’Union européenne est considérée par beaucoup sur place comme le seul remède à tous les maux, alors qu’elle provoquerait la destruction d’économies fragiles ; « un cheminement progressif est nécessaire pour conduire ces régions vers une candidature, mais il ne peut se réaliser qu’en dépassant les limites étroites de chacun des États, en facilitant la libre circulation des personnes et des biens au sein d’un ensemble économique » (p. 586). Aux tenants de la voie économique on pourrait rappeler que l’Union européenne est incapable de rétablir la paix entre deux populations chrétiennes vivant dans un coin d’île du Royaume-Uni et opposées par une guerre civile qui a repris depuis quarante ans. Croire que la constitution d’un sous-ensemble économique libéral est possible et acheminera vers la résolution durable des conflits consiste à transposer à la péninsule des Balkans (ce terme géographique n’a rien de péjoratif) ce qui a réussi entre les ennemis d’hier en Europe occidentale, vainqueurs et vaincus, qui, dans le cadre d’États-nations, étaient condamnés à s’entendre car la menace extérieure soviétique et la pression américaine pesaient sur eux. Jacques Le Goff, dans sa préface, souhaite « à ces vieux et valeureux peuples, à ces jeunes nations au riche passé, la paix et la démocratie, gages de prospérité, source de richesse », mais il pense que « ces peuples trouveront dans l’Europe unie la structure qui leur permettra de faire définitivement de l’Adriatique non plus un fossé (et) un front de lutte, mais un trait d’union entre Ouest et Est » (p. 10). Si le titre porte sur l’Adriatique, les initiateurs de l’ouvrage entendaient nous parler de Yougoslavie et d’Albanie et il faut observer que le siège et les bombardements de Dubrovnik par les forces fédérales n’ont pas réussi à fixer les opérations sur la côte dalmate, l’intérieur a été beaucoup plus sévèrement ensanglanté, de Sarajevo à Vukovar, les Albanais de l’UCK n’avaient pas seulement Miloševir et les Serbes pour ennemis, ils affrontèrent ensuite les Macédoniens.
2Au crédit de l’ouvrage, il faut porter un beau cahier dressé avec soin de 25 cartes, une longue chronologie, un glossaire technique, de copieux index et une table des matières détaillée, bref tout ce qu’il faut pour rendre un ouvrage attrayant de consultation aisée. La bibliographie a été inégalement traitée et, pour la fin du Moyen Âge et le XVIe siècle, elle est tout à fait insuffisante et cite exclusivement des ouvrages en langue occidentale (italien, français, anglais) avec quelques oublis très fâcheux (Anselmi, Paci, Bin, ou Mallett et Hale sur l’organisation militaire d’un État de la Renaissance, Venise). Sans doute n’était-il pas facile, quand on ignore la langue, d’aborder l’historiographie serbo-croate : la revue d’histoire maritime Pomorski Zbornik publiée à Zadar était pourtant au cœur du sujet, et sans recourir au travail déjà ancien de Ferdo Šiši8 (Pregled povijesti hrvatskoga naroda, 1re éd., 1916, rééd. 1962) on pouvait signaler Francis Preveden, A History of the Croatian People, New York, 1956, et Stanko Guldescu, History of Medieval Croatia, Mouton & Cie, 1964. Inversement j’observe que l’ouvrage de Praga, Storia della Dalmazia, 1941-1943, paru par conséquent à un moment tragique de l’histoire des rapports italo-slaves, est cité successivement dans les rééditions de Varèse 1981, Pise 1993, enfin Padoue 1954 (p. 638-644), l’auteur étant appelé à devenir le porte-drapeau de l’irrédentisme dalmate replié en Italie. L’estimable ouvrage de Carter sur Dubrovnik (1972) n’est cité que par Chaline pour la période postérieure à 1645, alors qu’il traite largement du Moyen Âge et du XVIe siècle, époque de la splendeur de Raguse. Personne ne semble connaître l’ouvrage du grand historien maritime, Josip Lueti8, Pomorci i jedrenjaci Republike Dubrovacke (Zagreb, 1984), ni le livre coordonné par Pasqua Izzo, Le Marinerie adriatiche tra ’800 e ’900 (Rome, 1989), deux lacunes surprenantes pour un ouvrage qui prétendait placer la mer au centre de ses préoccupations. L’absence des auteurs allemands (et autrichiens) s’explique difficilement. Il aurait fallu distribuer la tâche différemment, non pas chronologiquement, mais spatialement, ce qui n’aurait pas eu de conséquences graves, car la limitation imposée à la bibliographie consultée a pour conséquence, pour cette même période, de privilégier l’espace italien. L’écriture n’incite pas toujours à la compréhension, ainsi à propos de la citoyenneté à Venise : « C’est le cas aussi une vingtaine d’années plus tard après le passage de la terrible épidémie en 1380-1382 immédiatement après les pertes de la guerre de Chioggia, le délai est maintenu autour de huit ans et les nouveaux citoyens peuvent faire venir leur famille au cours d’une période de trois mois » (p. 257), où l’insuffisance de la ponctuation, l’approximation de l’écriture et la redondance des locutions et adverbes de temps déroutent totalement le lecteur. Un ouvrage collectif appelle une organisation collective (Cabanes, Ducellier et Sivignon ont utilisé les notes infrapaginales, en nombre limité, mais l’aide est précieuse) et une direction effective.
3Le livre est par conséquent inégal, et l’on est d’autant plus déçu que d’autres parties sont brillamment traitées. Ducellier a par exemple écrit des chapitres remarquables et parfaitement maîtrisés, équilibrés, sur une période où il était bien nécessaire de jeter quelques lumières et il le fait avec un rare bonheur d’écriture. On saisira mieux la difficulté du sujet à la lecture de notations comme celle-ci : « La tribu des croates, un peuple probablement d’origine iranienne qui venait de migrer vers le nord des Carpates, où apparaît une “Croatie blanche” dont le centre se situe aux environs de l’actuelle Cracovie » (p. 138). Il semble que la mention, objet d’un débat historiographique récurrent, soit ici extraite d’un article de Heger sur les pays croates du VIIe au XIIe siècle (1998) qui, souligne Ducelier, « parmi les Slaves fixés dans la région ne signale pas les Serbes ». Cabanes, sans la faire sienne, mentionne une autre hypothèse : « Ces dernières années, des tentatives ont été faites pour rejeter toute origine slave pour les populations slovènes et croates, certains ont cherché à rattacher les Croates aux Goths pour les distinguer plus sûrement de l’ennemi serbe » (p. 583). Il resterait alors que l’acculturation de ces populations d’origine gothe ou iranienne aurait été le fait des Serbes qui les auraient slavisées. Michel Sivignon dans une belle page où il oppose éleveurs transhumants et nomades signale « les Valaques de langue roumaine qui évoluaient en Albanie », mais des documents ragusains du XIVe siècle localisaient les vlahi en Slavonie et caractérisaient leur genre de vie plus que leur langue. N’y aurait-il pas une confusion entretenue entre vlahi (italien vlachi) et la province roumaine de Valachie ? De même, on pourrait observer que la Bosnie existait avec des structures étatiques de principauté, au XIVe siècle, bien avant de devenir une création administrative de l’empire finissant des Habsbourg. Le poids du passé s’avère décisif, il a fixé pour longtemps la ligne de partage entre les deux empires, celui de la Contre-réforme triomphante et l’empire ottoman grâce auquel « Musulman » désigne une nationalité.
4Il n’empêche, le traitement de l’histoire contemporaine a été confié à un géographe, ce qui n’est pas un paradoxe puisqu’il fallait envisager l’évolution d’un espace centré sur une mer, à quoi, n’en déplaise aux mannes de Braudel, les historiens ont quelque peine à reconnaître un statut épistémologique. Michel Sivignon réussit la gageure de traiter sans passion des difficultés yougoslaves et du sentiment d’insatisfaction réciproque et grandissant de part et d’autre de la Save-Drina, aussi bien chez les Serbes plus nombreux et qui s’estimaient sous-représentés au niveau fédéral que chez les Croates plus riches qui refusaient de payer plus longtemps pour les autres (ces autres étant surtout les Albanais du Kossovo). Ce contraste entre Nord et Sud n’est pas particulier aux Slaves, on le trouve bien présent en Italie dans le programme des leaders de la Padania.
5Finalement le plus grave reproche que l’on puisse adresser à ce livre, c’est d’être resté sur la rive, la mer n’est pas la protagoniste, il a fallu attendre la page 317 – et par conséquent le milieu du XVIIe siècle – pour qu’elle soit présentée, que l’on nous parle des ports, des navires, de naviguer, et de pirates, puis p. 437 du « siècle de Trieste », de course aux armements navals, de modalités de la guerre navale, l’auteur bienvenu de ces pages, nullement prédisposé, avait auparavant publié des ouvrages sur la Bohême. En réalité, l’ouvrage souffre du poids de l’actualité, l’Adriatique n’y a joué que le rôle de passerelle pour aller rapidement d’Italie « sull’altra sponda ».
6Jean-Claude HOCQUET.
Steven H. Rutledge, Imperial Inquisitions. Prosecutors and Informants from Tiberius to Domitian, Londres - New York, Routledge, 2001, 416 p.
7Ce livre, d’un volume raisonnable, est une étude claire et rigoureuse du phénomène particulier que représentent les délateurs au Ier siècle. Il est composé de deux parties, une partie synthétique comprenant une introduction et 7 chapitres, et une prosopographie.
8La méthode d’analyse et les choix sont clairement expliqués dans une introduction d’une grande fermeté. De manière un peu provocatrice, S. H. R. entreprend de mettre en doute l’habituelle présentation des délateurs, essentiellement fondée sur Tacite et très négative ; pour lui, il faut reconnaître une utilité aux délateurs et souvent réévaluer leur action, loin de tout préjugé. Cette déclaration de principe se fait toutefois discrète dans la suite du livre, car la plupart des démonstrations sont fondées principalement sur les récits de Tacite, comme de juste, et S. H. R. lui-même n’a pu éviter d’être parfois victime de la peinture au noir tacitéenne. Cependant, il a su dégager ce qu’il y a de formulaire et d’attendu dans la présentation des délateurs par Tacite, grâce à une mise au point sur l’archétype du délateur, au début de l’ouvrage. On peut toutefois regretter que l’analyse n’utilise pas plus, dans la suite du livre, les outils littéraires, capitaux pour évaluer un historien comme Tacite, et pour comprendre la valeur de son récit.
9Un chapitre est consacré à l’avancement politique et social des délateurs, aux récompenses qu’ils obtiennent et par conséquent au climat politique, dont S. H. R. donne une vision complète et claire. Un chapitre est consacré à l’application de certaines lois : il perd un peu de vue les délateurs pour s’intéresser plus généralement aux procès. On pourrait faire le même reproche aux deux chapitres consacrés à l’opposition sénatoriale, dans lesquels sont abordés chronologiquement – et l’aspect « catalogue » est ici inévitable – les épisodes où apparaissent des délateurs : ces derniers ne sont vite que le prétexte à aborder des questions politiques générales. En ce qui concerne le chapitre consacré aux rapports des délateurs avec la famille impériale, on peut regretter que l’analyse soit souvent un peu rapide ; de même, dans le dernier chapitre, consacré aux « conspirations », il n’y a par exemple pas de différence de traitement entre des conspirations très différentes, menées par des gens de niveau social différent, ayant des buts et des moyens différents. Le terme conspiration regroupe en somme tous les types d’action contre le pouvoir impérial, selon S. H. R. Cette approche peut cependant être justifiée par le biais qu’a choisi S. H. R., qui veut axer son étude sur les délateurs. Mais il semble que l’auteur ait parfois hésité entre une étude des délateurs et une étude de beaucoup plus grande ampleur sur le climat politique du Ier siècle.
10Les qualités de l’ouvrage sont cependant indéniables : l’auteur écrit avec une grande clarté et beaucoup d’élégance ; il guide son lecteur avec soin, par des introductions, des conclusions partielles, et des conclusions globales claires et courageuses à la fin de chaque chapitre. Les notes, en fin de volume, comportent essentiellement des références bibliographiques et peu de discussion d’idées, qui se trouvent être intégrées dans le texte.
11La partie prosopographique de l’ouvrage constitue un instrument utile, qui ne peut être séparé de la synthèse, car S. H. R. a, semble-t-il, cherché à éviter les redites entre les deux parties. S. H. R. fait le point, avec prudence, sur la centaine de délateurs qu’il a individualisés, en utilisant la bibliographie récente. Les références aux sources sont données, mais les textes ne sont pas reproduits : il est vrai que pour ce qui est de Tacite, la plupart des textes ont été cités dans la première partie, dans la traduction de S. H. R. La raison pour laquelle les sources épigraphiques sont signalées après la bibliographie, et non au côté des sources littéraires, ne m’apparaît pas clairement.
12La bibliographie est très sérieuse, mais, majoritairement anglo-saxonne, souffre de l’absence de références à certains ouvrages français et italiens : par exemple, sans donner ici de liste exhaustive, quand S. H. R. consacre quelques pages à la situation sous la République, on s’étonne de ne pas trouver de référence au livre de C. Nicolet ; de même à propos de la situation de la domus julio-claudienne, il manque une référence au livre de F. Hurlet sur les collègues du Prince ; manque le livre tout récent – peut-être trop ? – de F. Rohr Vio : Le voci del dissenso, l’opposizione sotto Augusto, Padova, 2000.
13La présence d’un glossaire final, les notes en fin de volume, la prosopographie séparée, ainsi que la quatrième de couverture au ton provocateur ( « was the Roman Empire a system of evil comparable to nazism or stalinism ? » ), tout cela ne doit pas faire perdre de vue qu’il ne s’agit pas ici d’un livre de vulgarisation, mais d’un livre solide, sérieux, qui a en outre la caractéristique de se lire aisément.
14Isabelle COGITORE.
Le Nouveau Peuple (des origines à 250), t. 1, dirigé par L. Piétri, de l’Histoire du christianisme, publié sous la direction de J.-M. Mayeur, Ch. et L. Piétri, A. Vauchez, M. Venard, Paris, Desclée, 2000, 938 p.
15Dans une histoire du christianisme, le volume consacré aux origines est sans doute le plus délicat à écrire, pour deux raisons. La première est une question de sources : le christianisme des deux premiers siècles est moins documenté que celui des époques ultérieures. La seconde est l’existence de très nombreux problèmes exégétiques et idéologiques : l’appréciation de la nouveauté du message de Jésus de Nazareth, du rôle de Paul de Tarse, des relations entre judéo-chrétiens et pagano-chrétiens, de l’attitude du pouvoir romain face aux chrétiens, de la signification des « hérésies », de la mise en place du pouvoir épiscopal ou de la revendication de la primauté romaine restent des sujets où les a priori liés aux confessions et aux méthodes structurent parfois trop les argumentations. Il faut donc saluer la parution du tome 1 de l’Histoire du christianisme qui nous offre une synthèse évitant les spéculations extrêmes et polémiques, et qui permet à un public cultivé d’avoir accès aux résultats de recherches qui, pour le domaine exégétique néo-testamentaire, sont le plus souvent en langue allemande ou anglaise.
16Jésus de Nazareth n’était pas chrétien, mais juif. Néanmoins, pour comprendre le christianisme, il faut commencer avec lui, et Daniel Marguerat a donc rédigé une introduction, intitulé Jésus de Nazareth. Il rappelle ce qui, dans les sources antiques, peut être accepté, rejeté ou discuté par l’historien, et admet la possibilité de rédiger une biographie de Jésus, malgré les relectures des premiers chrétiens après l’expérience de Pâques. Il présente ensuite les diverses interprétations quant à l’originalité de Jésus par rapport au monde juif, y compris par rapport à Jean le baptiseur, et conclut sur sa réelle marginalité par rapport aux courants dominants du judaïsme de l’époque. Après cette introduction, l’ouvrage se divise en quatre parties.
17Dans la première partie, Naissance du christianisme, Étienne Trocmé étudie Les premières communautés : de Jérusalem à Antioche, où il insiste sur l’influence probable des traditions esséniennes parmi les premiers chrétiens-nazoréens de Jérusalem, sur la diversité des groupes judéo-chrétiens (de Jacques, de Jean, des hellénistes), et sur leur relation particulière aux Écritures, considérées comme accomplies en Jésus. Ensuite, Simon Légasse analyse Paul et l’universalisme chrétien où il développe la conscience paulinienne d’une mission particulière, celle qui doit porter l’évangile à « tous les païens », et Les autres voies de la mission (de l’Orient jusqu’à Rome), où il aborde le problème de la création des premières communautés chrétiennes en Asie mineure, Grèce, Égypte et à Rome. Dans le chapitre IV, Juifs et chrétiens : la séparation, Marguerat montre que dès 50, l’existence des communautés mixtes posait le problème de la définition du christianisme par l’observance de la Torah ou de la foi en Jésus comme Christ. Après 70, la redéfinition du judaïsme amena progressivement les judéo-chrétiens à rejoindre le christianisme paulinien.
18Dans la seconde partie, L’Église souffrante et militante, Claude Lepelley, dans Les chrétiens et l’empire romain, montre comment l’État romain a pu dès 62-64 distinguer les chrétiens des Juifs, et explique les fondements civiques, politiques et religieux de l’attitude des autorités et des populations, qui amenèrent les chrétiens à hésiter entre intransigeance et conciliation envers la société dont ils étaient issus. Alain Le Boulluec, Luigi Cirillo et Madeleine Scopello étudient, dans Hétérodoxie et orthodoxie, les courants définis comme hérétiques après 150, les traditions judéo-chrétiennes et gnostiques qui alimentèrent les débats du IIe siècle en marge de la Grande Église, dont le développement des structures est analysé par Victor Saxer, dans L’organisation des églises héritées des apôtres (70-180) et dans Culte et liturgie. Il insiste en particulier sur le problème de l’apparition du mono-épiscopat, qui ne se généraliserait que dans la seconde moitié du IIe siècle, voire à la fin du IIe siècle dans certaines régions.
19Dans la troisième partie, Les diverses sphères du monde chrétien (fin IIe siècle - début IIIe siècle), Jacques Flamant démêle l’histoire du comput pascal dans Le calendrier chrétien : naissance du comput ecclésiastique, et revient sur la querelle pascale qui fut la première occasion d’affirmer la primauté romaine à la fin du IIe siècle. Une série d’analyses régionales, La diversité de l’Orient chrétien par Pierre Maraval, L’ “ école » d’Alexandrie par Le Boulluec, L’Afrique chrétienne par Saxer, Rome et l’extrême-Occident jusqu’au milieu du IIIe siècle par Michel-Yves Perrin, permet de mettre en valeur la diversité des développements du christianisme à la fin du IIe siècle, et en particulier l’importance du rôle d’Alexandrie et de Carthage à côté de celui de Rome.
20Dans la quatrième partie, La chrétienté dans la première moitié du IIIe siècle, André Paul analyse le développement du corpus chrétien vétéro- et néo-testamentaire dans Genèse et avènement des « Écritures » chrétiennes ; l’ampleur de ce chapitre (le plus long de l’ouvrage) ainsi que les parallèles avec les traditions classique et juive de l’usage du « livre », rouleau ou codex, en font une étude de référence sur un point très important de la culture antique. Bernard Sesboüé étudie ensuite L’histoire des professions de foi (IIe-IIIe siècles). Saxer dans sa troisième contribution, Les progrès de l’organisation ecclésiastique de la fin du IIe siècle au milieu du IIIe siècle (180-250), parachève son étude de la genèse de l’épiscopat monarchique, et rappelle que la primauté romaine affirmée en 254 par Étienne de Rome fut alors rejetée par Cyprien de Carthage et par Firmilien de Cappadoce. Enfin, Bernard Pouderon et Jacques Flamant, avec Les chrétiens et la culture antique, analysent la variété des positions des lettrés chrétiens qui, à la suite des Juifs hellénistiques, ont hésité entre critique et réappropriation de la culture classique. Chaque chapitre se termine par une bibliographie, et l’ouvrage s’achève par une chronologie, une série de cartes et un index.
21L’ensemble de l’ouvrage est excellent, et il n’y a que très peu de choses à discuter. L’existence de datations divergentes selon les auteurs pour l’expulsion de Juifs de Rome par Claude (41 ou 49), ainsi que pour le « concile de Jérusalem » (49 ou 51-52) et pour la persécution de Lyon (167 ou 177), pourra surprendre le lecteur. En réalité, il ne s’agit pas de contradictions, mais d’hypothèses également plausibles au vu de l’état de nos sources. On peut en revanche regretter l’usage anachronique du terme de « Chrétienté » dans le titre de la quatrième partie qu’il aurait mieux valu appeler « L’Église dans la première moitié du IIIe siècle ». Les débuts de l’art chrétien (ou plutôt de la variante chrétienne de l’art antique) auraient mérité mieux que quelques pages (en particulier pour faire le parallèle avec la variante juive de l’art antique). De même, à côté de l’étude des relations entre chrétiens et culture antique, il aurait fallu analyser les traditions pseudépigraphiques, moins prestigieuses, mais dont l’impact sur les consciences chrétiennes fut très grand. Mais tout cela reste cependant secondaire au vu du résultat, car le très grand mérite de cet ouvrage collectif est de parvenir à replacer les débuts du christianisme dans le contexte global de l’époque, juif, grec et romain. On peut, certes, aller plus loin dans cette voie, mais ce volume indique la bonne direction, car il montre que l’histoire du christianisme antique ne peut être comprise seulement comme celle de l’Église, ni même seulement comme celle des chrétiens. On ne peut que remercier les auteurs pour ce très beau travail, qui allie érudition, clarté et intelligence historique.
22Hervé INGLEBERT.
Ordona X. Ricerche archeologiche a Herdonia (1993-1998), a cura di Giuliano Volpe, Bari, Edipuglia, 2000, 579 p.
23Les amateurs d’histoire et d’archéologie de l’Italie méridionale ne pourront que saluer la parution du Xe volume de la série d’Ordona par les soins conjoints de l’Institut historique belge de Rome et du Dipartimento di Studi classici e cristiani de l’Università de Bari. Il faut rappeler, en effet, que l’effort de plus de trente ans mené par le Centre belge de recherches archéologiques en Italie centrale et méridionale, sous l’impulsion de Joseph Mertens, risquait de demeurer inachevé, victime des contraintes budgétaires qui menacent aujourd’hui les institutions de la recherche archéologique européenne en Italie. Après les neuf volumes précédents de la série belge d’Ordona, ce dixième volume italo-belge reprend et renouvelle à la fois le projet d’étude de ce site du nord des Pouilles grâce à la nouvelle dynamique impulsée par G. Volpe, l’éditeur scientifique du volume, et par les 22 membres de l’équipe de fouille qui signent les différents articles qui composent l’ouvrage.
24Le site indigène d’Herdonia, situé à mi-chemin entre les plus célèbres colonies latines de Luceria et Venusia, serait resté à jamais l’obscura Herdonia de Silius Italicus sans l’entreprise multi-décennale de Joseph Mertens et ses collaborateurs : seules les sources géographiques le mentionnent, alors qu’il est pratiquement inconnu par l’historiographie antique, à l’exception de la période de la guerre d’Hannibal, lorsqu’en 210 la ville fut incendiée et sa population déportée sur la côte ionienne. Les fouilles entamées en 1962, régulièrement suivies, année après année, par la publication de comptes rendus des sondages et de synthèses sur les principaux monuments et classes de matériels, ont révélé au public des spécialistes toute la richesse des informations qu’un site exploré de manière exemplaire peut livrer. Certes, les méthodes de fouille archéologique ont évolué depuis le début des années 1960 : avec la trace des restes de tranchées, de sondages de surface limitée, de bermes du carroyage type Wheeler, le site d’Herdonia présente aujourd’hui l’aspect d’un musée vivant des méthodes d’exploration archéologique. Cependant la valeur scientifique de la démarche adoptée dès 1962 reste valable encore aujourd’hui. À l’époque, d’après le témoignage de J. Mertens (Herdonia. Scoperta di una città, a cura di J. Mertens, Bari, Edipuglia, 1995, p. 20), le site avait été choisi comme modèle d’étude des processus d’acculturation d’un centre indigène, au contact avec la civilisation grecque d’abord, romaine ensuite. Par ailleurs, les strates les plus récentes de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge n’avaient pas été non plus négligées, selon une approche d’histoire totale dont les exemples, encore aujourd’hui, sont rares en Italie méridionale. Cela était d’autant plus vrai pendant les années 1960-1970, lorsque le projet d’Herdonia constituait un programme de recherches archéologiques à la fois exemplaire et, hélas, unique. L’ouvrage de synthèse publié en 1995 sous la direction de J. Mertens (Herdonia. Scoperta di una città, cit.) fournit au lecteur pressé, qui n’aurait pas le temps de consulter les neuf volumes de la série, un aperçu utile des résultats obtenus par l’équipe belge après la fouille systématique de 4 ha dans le centre de la ville (quartier du forum) auxquels s’ajoutent 5 000 m2 supplémentaires dans les secteurs périphériques. On peut ainsi parcourir les différentes étapes de l’histoire du site, depuis les premières traces d’occupation néolithique jusqu’à l’habitat médiéval, en passant par le village daunien, la proto-cité de l’époque hellénistique, la ville romaine avec son centre monumental. Les traits marquants de l’habitat urbain sont dessinés, sans négliger cependant ni les nécropoles urbaines, ni la voirie ou l’habitat rural ; en effet, dès le début des années 1970 une villa rustica avait été fouillée (et publiée) par G. De Boe (Villa romana in località Posta Crusta, dans NSA, 24, 1975, p. 516-530) ; plus récemment J. Mertens (Les ponts de la via Traiana dans la traversée du Tavoliere de Foggia, dans Atlante tematico di topografia antica 2, Roma, 1994, p. 7-18) a consacré une étude aux ponts de la voie Trajane qui permettent de franchir les fleuves Cervaro et Carapelle.
25Les résultats des explorations archéologiques qui ont été effectuées par la nouvelle équipe de l’Université de Bari à partir de 1993, et, depuis 1996, par les équipes conjointes des universités de Bari (sous la direction de C. Carletti, puis de G. Volpe) et Louvain (sous la direction de F. Van Wonterghem), viennent compléter et enrichir ce tableau. En effet, dans le volume Ordona X sont présentés tout d’abord, dans la première partie de l’ouvrage (p. 33-214), les rapports de fouille sur les trois secteurs qui ont fait l’objet des plus récentes investigations, la domus A, la domus B et les thermes, les deux premiers situés entre le centre monumental du forum et l’amphithéâtre, le troisième une centaine de mètres au N.-O. du forum, le long du tronçon urbain de la voie Trajane. Aucune des trois structures principales mises à jour ici n’était complètement inédite : les deux maisons romaines et l’établissement des thermes avaient déjà été identifiés par les fouilles belges dans les années 1970 et 1980. Toutefois, par rapport à ces premiers sondages d’étendue limitée, les nouvelles fouilles en « open areas », qui ont intéressé une superficie de 2 000 m2, ont permis de mieux reconstituer les plans d’ensemble des trois bâtiments et, surtout, de mieux comprendre leur évolution au cours de l’Antiquité tardive, puis leur disparition et substitution par d’autres structures archéologiques pendant le Moyen Âge. La lecture des stratigraphies horizontales et verticales de la première partie est complétée, dans une deuxième partie (p. 251-447), par une étude du mobilier qui met plus particulièrement à profit l’analyse quantitative des céramiques. Ici encore ce sont surtout les productions céramiques de la fin de l’Antiquité qui retiennent l’attention, à partir de contextes particulièrement significatifs comme celui de la citerne de la domus B, datable entre le milieu du IVe et le milieu du Ve s. de n. è. La baisse, puis la disparition des importations de céramique africaine, le développement de productions locales peintes qui imitent les formes de la sigillée africaine, la présence d’importations de céramique de cuisine depuis la Campanie, correspondent aux tendances générales de la circulation et de la production des biens déjà mises en évidence par d’autres auteurs dans d’autres régions d’Italie méridionale à la même époque. L’intérêt de les retrouver ici, sur un site relativement éloigné de la côte, consiste à démontrer que, même dans une période de déclin supposé, des sites a priori moins privilégiés ont gardé intact leur potentiel économique.
26Si les spécialistes de l’archéologie vont sans doute apprécier la finesse des analyses et la qualité de la présentation graphique et photographique des données d’Ordona X, les historiens tireront profit de la lecture de la synthèse historique des résultats que G. Volpe fournit dans la troisième partie du volume (p. 507-554), en guise de conclusion. Dans les deux monographies que cet auteur avait déjà consacrées à l’Apulie romano-républicaine et impériale d’abord (La Daunia nell’età della romanizzazione. Paesaggio agrario, produzione, scambi, Bari, Edipuglia, 1990), puis à son évolution pendant la période de l’Antiquité tardive et du haut Moyen Âge (Contadini, pastori e mercanti nell’Apulia tardoantica, Bari, Edipuglia, 1996), apparaissaient déjà toutes les qualités d’une argumentation toujours claire et précise, très souvent convaincante. On les retrouve intactes ici dans le récit de l’histoire d’Herdonia d’après l’intégration des données archéologiques à d’autres sources, littéraires ou épigraphiques. Cette ville, qui compte 7 à 10 000 habitants au haut empire, connaît une évolution économique ininterrompue depuis la fin de l’époque républicaine jusqu’au IIIe s. de n. è. Pendant cette période, la construction de la voie Trajane, qui traverse la ville à la fin du Ier s. de n. è., représente un tournant décisif dans l’accélération du processus de développement économique et commercial. En effet, la voie Trajane va accentuer le rôle d’Herdonia en tant que nœud routier et lieu de stockage pour la commercialisation des produits agricoles de la plaine du Tavoliere. C’est à cette époque que l’on construit la schola, siège d’un collegium (plusieurs associations sont attestées par les inscriptions), et que l’on donne un nouvel aspect monumental au centre urbain grâce à l’aménagement de la place du forum avec les nouveaux portiques, les tabernae, le macellum et le temple A. Un peu plus loin, dans les secteurs de fouille des années 1990, sont bâtis aussi la domus A près de l’amphithéâtre, les thermes et des boutiques de part et d’autre de la voie Trajane.
27Dans cette reconstitution de l’histoire de la ville, c’est surtout l’analyse de l’évolution de l’habitat de l’Antiquité tardive après le tremblement de terre de 349 qui retient l’attention. Alors que les études précédentes mettaient l’accent sur la « crise » inéluctable, prélude à l’abandon définitif des VIe-VIIe s., l’auteur refuse ce cliché et nous donne à la place une interprétation fonctionnelle particulièrement convaincante. Les interprétations précédentes étaient fondées sur les effets du tremblement de terre du milieu du IVe s. sur le centre urbain : ici ni la basilique, ni le macellum, ni l’amphithéâtre ne sont plus reconstruits après cet épisode dramatique. Toutefois, si deux de ces bâtiments, la basilique ou l’amphithéâtre, ne sont pas restaurés, c’est parce que l’on n’en voit plus l’utilité d’usage : à cette époque la justice est surtout rendue dans la nouvelle capitale régionale, Canusium, alors que la diffusion du christianisme devait détourner les foules des spectacles de gladiateurs. En revanche, on ne lésine pas sur les moyens pour la restauration des thermes. C’est là la leçon des fouilles des années 1990 dans le secteur le long de la voie Trajane : si l’établissement balnéaire a été restauré avec soin c’est parce que les thermes jouent encore un rôle important dans la vie quotidienne des hommes de l’Antiquité tardive ; l’établissement offre aussi ses services aux voyageurs de passage : désormais, en effet, le centre névralgique de la ville s’est déplacé depuis la place du forum vers ce grand axe de circulation qu’est la voie Trajane ; en même temps, de l’autre côté de la voie, un quartier de boutiques voit le jour en face des thermes.
28Si au IVe, et encore au début du Ve s., la ville montre toujours les traces d’une relative vitalité économique, à partir de la deuxième moitié du Ve s. s’amorce nettement le processus de « ruralisation » au terme duquel une ancienne cité antique telle qu’Herdonia est devenue une civitas ruralis tout à fait semblable à l’ancienne villa de San Giusto, dans le territoire de Luceria, où une agglomération se développe autour d’un ancien établissement domanial (G. Volpe éd., San Giusto. La villa, le ecclesiae. Primi risultati dagli scavi nel sito rurale di San Giusto (Lucera), 1995-1997, Bari, Edipuglia, 1998). L’une et l’autre sont en réalité des villages, des bourgs ruraux, qui assument toutefois en même temps le rôle de siège épiscopal. À la fin du Ve s., les traces d’abandon se multiplient à Herdonia, jusqu’à arriver à la période des siècles obscurs lorsque, depuis le VIIe jusqu’au IXe s., l’évidence archéologique fait défaut. Il faudra attendre la « re-colonisation » du Tavoliere, à partir du XIe s., pour voir apparaître des traces de vie à Ordona. De façon significative les premières installations sont des silos à grains creusés dans le substrat rocheux (on en a retrouvé 20 sur l’ensemble des secteurs de fouille, avec une capacité totale de stockage de 5 000 q) ; ils sont d’abord placés dans des enclos à ciel ouvert (peut-être à usage collectif, sous le contrôle des autorités locales), ensuite à l’intérieur des habitations. On ne pourrait trouver une meilleure illustration pour les défrichements caractéristiques des XIe-XIIe s. des terres à blé du Tavoliere que J.-M. Martin (La Pouille du VIe au XIIe siècle, Rome, BEFAR, 1993) nous a fait aussi bien connaître grâce à l’analyse des textes médiévaux. Au XIVe-XVe s., les silos à grains, ainsi que les habitations rurales, sont abandonnés : c’est la marque visible de la mise en place du système aragonais de la Dogana delle Pecore où l’élevage transhumant va assumer un rôle de plus en plus prépondérant dans l’exploitation des terres de la plaine apulienne.
29En devant dresser un bilan des apports d’Ordona X à notre connaissance de l’histoire antique et médiévale des Pouilles septentrionales on pourrait estimer, à première vue, que les nouveaux acquis demeurent pour l’instant limités : l’étude des deux domus ne permet pas encore d’envisager une véritable histoire de l’architecture résidentielle à l’époque romaine ; quant à la période médiévale, le « vide » archéologique des VIIe-IXe s., suivi par la reprise agricole des XIe-XIIe s., ne fait que confirmer des connaissances déjà bien établies. De même, la reconstitution de l’histoire économique d’Herdonia et sa région à partir des données des fouilles urbaines et des céramiques demande à être validée par une étude plus approfondie de l’occupation du territoire et de l’évolution de l’environnement. Certes, d’ores et déjà des études ponctuelles – telles que celles de G. De Felice sur la fouille du pont du Carapelle (p. 215-230), de M. Mazzei sur la nécropole extra-urbaine le long de la voie Trajane (p. 231-235), de D. Leone sur les céramiques de la ferme de Posta Crusta (p. 387-432), de M. Leguilloux et O. Simone sur les restes de la faune (p. 477-496 et p. 497-504) – ouvrent des perspectives intéressantes. Il faudra attendre néanmoins la poursuite des opérations sur le terrain, et notamment la mise en place des prospections archéologiques et des analyses palynologiques et paléobotaniques annoncées par l’auteur, pour savoir si le nouveau programme de recherches à Herdonia tiendra toutes ses promesses. Pour notre part, nous faisons confiance à G. Volpe qui a déjà fait preuve de sa capacité à mettre au point des stratégies de recherche adaptées à la solution de problèmes historiques ; sa fine analyse de l’évolution d’Herdonia à la fin de l’Antiquité est là pour le montrer, avec l’exploitation des nouvelles données de fouilles sur les thermes et la mise en perspective de l’indispensable objectif à atteindre pour une véritable compréhension de la période : la découverte de l’église épiscopale d’Herdonia, pivot central de la nouvelle organisation urbaine.
30Quelle que soit l’appréciation du contenu de ce volume, tous, sans exception, ne pourront que savoir gré à la nouvelle équipe italo-belge d’avoir relevé le défi de la reprise des explorations archéologiques à Ordona, en rendant ainsi, selon les mots de la dédicace du livre, un hommage mérité « aux quatre-vingt ans de vie de Joseph Mertens, dont la moitié a été consacrée à Herdonia ».
31Rita COMPATANGELO-SOUSSIGNAN.
A. Haverkamp (éd.), Hildegard von Bingen in ihrem historischen Umfeld, Actes du congrès scientifique international tenu à Bingen du 13 au 19 septembre 1998, Mayence, 2000, 637 p.
32Désormais universellement connue, la figure d’Hildegarde de Bingen ne cesse de susciter vocations et mises au point. Si les aspects visionnaires, prophétiques ou littéraires de son œuvre ont été largement étudiés, sous peine parfois de répétitions, son environnement historique, au sens plein du terme, n’avait encore pas fait l’objet d’une approche d’ensemble et on en restait bien souvent au stade de considérations générales, puisées dans les écrits de la sainte, sans recul critique et mise en perspective. Une fois admise l’authenticité des écrits d’Hildegarde de Bingen (travaux d’A. Führkötter et M. Schrader), le plus dur paraissait réalisé et l’on s’intéressait avant tout à ce que la vie et l’œuvre d’Hildegarde avaient de plus spectaculaire. Les recherches érudites et historiques sur les manuscrits, le contexte politique, économique et social dans lequel l’abbesse avait évolué, étaient peu nombreuses (travaux de L. Van Acker sur la correspondance d’Hildegarde ou de L. Moulinier sur les manuscrits de l’œuvre naturaliste et médicale). Hildegarde demeurait en quelque sorte encore une figure « intouchable », a-historique. Les travaux anglo-saxons, tenants d’une « histoire du genre », accentuaient cette déformation : la femme hors du commun que fut sans conteste Hildegarde de Bingen, devenait l’emblème de l’excellence féminine, voire féministe. C’est dire le mérite du Pr A. Haverkamp de l’Université de Trèves d’avoir organisé ce colloque international à l’occasion du 900e anniversaire de la naissance de l’abbesse, en choisissant délibérément une perspective historique, scientifique, soucieuse de redonner à l’abbesse son authentique dimension. Vingt contributions, organisées autour de cinq thèmes (environnement urbain, cadre bénédictin, représentation et imaginaire, sciences naturelles, postérité de l’œuvre), composent un imposant volume, riche en perspectives et en interprétations nouvelles. L’environnement historique est traité par A. Haverkamp, « Hildegard von Disibodenberg-Bingen. Von der Peripherie zum Zentrum », R. Holbach, « Hildegard von Bingen und die kirchlichen Metropolen Mainz, Köln und Trier », A. Carlevaris, « Sie kamen zu ihr, um sie zu befragen. Hildegard und die Juden », D. von Winterfeld, « Kirchen am Lebensweg der Hildegard von Bingen ». Le cadre bénédictin a été abordé par G. Constable, « Hildegard’s Explanation of the Rule of St Benedict », F. J. Felten, « Zum Problem der sozialen Zusammensetzung von alten Benediktinerklöstern und Konventen der neuen religiösen Bewegung » et C. J. Mews, « Hildegard, the Speculum Virginum and Religious Reform in the Twelfth Century ». Les aspects visionnaires et artistiques ont retenu l’attention de M. Zöller, « Aufschein des Neuen im Alten : Das Buch Scivias der Hildegard von Bingen in geistesgeschichtlichen Kontext des zwölften Jahrhunderts – eine gattungsspezifische Einordnung », P. Dronke, « Hildegard’s Inventions. Aspects of her Language and Imagery », B. McGinn, « Hildegard of Bingen as Visionary and Exegete », J.-Cl. Schmitt, « Hildegard von Bingen oder die Zurückweisung des Traums » et J. Van Engen, « Letters and the Public Persona of Hildegard ». L’œuvre naturaliste est abordée par les deux contributions d’I. Müller, « Die Bedeutung der lateinischen Handschrift Ms. Laur. Ashb. 123 (Florenz, Biblioteca Medicea Laurenziana) für die Rekonstruktion der “Physica” und ihre Lehre von den natürlichen Wirkkräften “et G. Keil,” Hildegard von Bingen deutsch : Das ‘Speyrer Kräuterbuch ». Enfin, l’étude de la postérité de l’œuvre d’Hildegarde a fait l’objet de cinq interventions : A. Derolez, « Neue Beobachtungen zu den Handfesten der visionären Werke Hildegards von Bingen », H.-J. Schmidt, « Geschichte und Prophetie. Rezeption der Texte Hildegards von Bingen im 13. Jahrhundert », L. Moulinier, « Unterhaltungen mit dem Teufel : eine französische Hildegardvita des 15. Jahrhunderts und ihre Quellen », M. Embach, « Johannes Trithemius (1462-1516) als Propagator Hildegards von Bingen », M.-A. Aris, « Die verlorene Hildegard. Lesehemmungen und Lesevorlieben im 19. Jahrhundert ». Il n’est pas possible de donner un aperçu précis de chacune de ces contributions. Nous en avons donc privilégié certaines, de manière arbitraire.
33A. Haverkamp propose une nouvelle lecture de l’ensemble de la vie de l’abbesse, en fonction de l’opposition complémentaire entre les notions de centre et périphérie. Celles-ci ne sont pas introduites de manière arbitraire mais apparaissent grâce au travail de l’historien qui s’attache à démontrer qu’elles n’ont rien d’anachronique mais sont profondément ancrées dans l’esprit d’Hildegarde. Disibodenberg est à la périphérie, Bingen et le Rupertsberg au centre. Cela apparaissait déjà dans les vies de saints écrites par Hildegarde où saint Rupert était dépeint comme un « héros civilisateur », lié en particulier au phénomène de l’urbanisation. Cette mise en exergue du centre commercial du confluent entre Rhin et Nahe dévoile la conscience historique profonde propre à l’abbesse. L’auteur poursuit et montre que le départ de la sainte du Disibodenberg pour Saint-Rupert n’est pas dû qu’à des problèmes personnels. D’une part, Hildegarde cherchait à rompre avec les tendances ascétiques imposées par Jutta de Sponheim (bien mises en valeur dans la Vita de celle-ci, cf. les travaux de F. Staab), d’autre part, elle tenait à rejoindre le « centre » qu’était Bingen, lieu de résidence de l’archevêque de Mayence, ville où se développaient les familles de ministériaux et qui s’était imposée comme une place urbaine d’importance, après Worms ou Spire, cités épiscopales, mais avant Francfort. Hildegarde a donc volontairement élu comme nouveau domicile une position clé au croisement de routes commerciales (p. 50), un marché de première importance (p. 55) (plusieurs très belles cartes économiques, dues à A. Haverkamp et ses élèves, accompagnent l’article). Au passage A. Haverkamp réévalue l’importance des voyages d’Hildegarde de Bingen, dont plusieurs n’ont sans doute pas eu lieu, la Vita ayant eu tendance à parler de déplacements là où n’avaient en fait eu lieu que des relations épistolaires. Il conclut par de nouveaux aperçus sur l’importance de l’oralité dans le phénomène hildegardien, soulignant que dans bien des cas les communications orales, les conversations des envoyés, avaient plus d’importance que les échanges épistolaires et il insiste sur l’enracinement oral de la culture d’Hildegarde (p. 69). Ayant élu domicile dans un lieu central, elle a pu, grâce aux visites et aux conversations, enrichir considérablement sa vision du monde. Marchands, ministériaux, clercs, pouvaient venir à elle et l’informer. En retour, l’abbesse a nourri ces échanges oraux en particulier à travers ses prédications. En définitive cette introduction de la notion de centralité, souvent galvaudée, apparaît ici comme particulièrement efficace et novatrice. Elle inscrit l’œuvre d’Hildegarde dans son contexte historique. A. H. a associé de manière féconde les concepts d’oralité et de centralité (p. 69). Dans cette même perspective, R. Holbach étudie les contacts entre Hildegarde et les trois grandes villes archiépiscopales de Mayence, Cologne et Trèves. Mayence revêt une importance toute particulière, soulignée par les relations de famille qui unissent l’abbesse avec le chapitre cathédral. Il est remarquable de constater que le clergé de cette ville échappe aux critiques de la visionnaire, malgré les fortes turbulences des années 1160, alors que celui de Cologne fait l’objet d’un feu nourri de critiques. Cette correspondance livre une manière de « miroir des évêques », composant le portrait du pasteur idéal alliant douceur et fermeté. On voit apparaître en filigrane les problèmes de la réforme de l’Église et les efforts pour échapper à l’emprise des laïcs. Il est frappant, constate R. Holbach, de voir à quel point la visionnaire s’est engagée dans les domaines de l’hérésie ou de la morale, et combien elle a fait preuve de retenue dans les conflits entre clercs et laïcs, bref dans ce qui relevait du monde de la politique (p. 114). Dans ce monde urbain rhénan, les communautés juives étaient actives et A. Carlevaris a entrepris d’étudier le thème général des relations d’Hildegarde et des Juifs. Malgré le laconisme des sources sur ce point, elle parvient sans peine à montrer que des conversations et des rencontres ont fréquemment eu lieu entre Hildegarde et des Juifs lettrés de Bingen, qui étaient eux aussi des scrutatores verbi Dei (p. 127).
34L’abbesse a vécu dans un cadre bénédictin, qu’elle a illustré et défendu. Les études réunies ici montrent l’extrême influence de la Règle de saint Benoît dans la vie et l’œuvre de l’abbesse. G. Constable montre que le commentaire de cette règle n’est pas si pauvre. Comme toujours, la vie et les écrits de la sainte s’entrecroisent. Son étude minutieuse de l’ensemble du texte lui permet de faire ressortir quelques interprétations propres à Hildegarde, et de souligner son refus de tout ascétisme. Les conclusions de G. C. sont novatrices : au contraire de beaucoup de ses contemporains, Hildegarde ne voit pas l’idéal monastique dans l’Église primitive et les premiers moines mais bien dans la réforme bénédictine qui a orienté la vie monacale dans un sens plus modéré. Elle se situe ainsi dans un « camp conservateur » à une époque où les réformateurs monastiques veulent un retour à des pratiques plus austères.
35Toute aussi novatrice se montre l’approche sociologique de F. Felten. Prenant appui sur le célèbre échange épistolaire opposant Hildegarde à l’abbesse d’Andernach, Tengswich, qui lui reprochait le trop grand faste entourant la vie de ses moniales et, plus encore, l’exclusivité nobiliaire du recrutement de Saint-Rupert, F. F. montre que derrière l’affrontement entre une abbesse issue de la noblesse et une autre sans doute issue d’une famille de ministériaux, se cache toute une opposition sociale religieuse. Les monastères féminins sont-ils réservés aux femmes de la noblesse et leur ouverture sociale daterait-elle uniquement des tendances réformatrices du XIIe siècle, dont Tengswich serait ici le héraut ? F. F. rejette l’idée communément admise de l’exclusivité nobiliaire du recrutement des monastères féminins. Toutes les classes de la société alimentaient ces couvents, ce que montre une attentive exploitation de nombreuses sources. Aussi l’exclusivisme nobiliaire d’Hildegarde ne peut plus désormais apparaître comme un attachement à la tradition mais comme une « réaction moderne en face des changements sociaux contemporains qui s’accomplissent dans l’environnement d’Hildegarde » (p. 197). À travers cet unique exemple, F. F. bouleverse de façon convaincante l’une des idées habituellement répandues au sujet d’Hildegarde. Comme le montrent les passages du Scivias faisant l’éloge de la modération bénédictine, celle-ci est hostile aux comportements novateurs. De la sorte, les ornements dont se parent ses moniales, signe de leurs origines nobles, sont également la marque de leur inscription dans un monachisme bénédictin modéré, qui rejette tout idéal ascétique. F. F. souligne que la « simplicité » et plus encore la « laideur » vers lesquelles tendent les réformateurs du XIIe siècle ne sont pas du goût de la visionnaire. Quant à savoir si Hildegarde a réellement réservé son monastère uniquement à des nobles, c’est une autre affaire, les sources ne permettant pas de conclure de façon définitive. Mais, note F. F., on sait qu’Hildegarde a créé huit prébendes pour des femmes pauvres. Quoi qu’il en soit, le fait qu’elle ait ressenti le besoin de se justifier montre que l’exclusivisme nobiliaire du recrutement n’était pas la règle.
36Le domaine des représentations et de l’inspiration visionnaires de la sainte fait l’objet de cinq études. P. Dronke se livre à une étude de l’inventivité d’Hildegarde, tant à travers sa langue inconnue que ses réalisations iconographiques et rappelle les liens entre l’œuvre musicale, les enluminures et l’ignota lingua. Il me paraît toujours remarquable que cette langue ne soit qu’un glossaire et que l’absence de verbe la rend impropre à tout usage pratique. Cette attention au phénomène visionnaire fait aussi l’objet de la communication de J.-Cl. Schmitt, qui souligne qu’Hildegarde, en décrivant son expérience visionnaire, a mis l’accent sur tout ce qu’elle n’était pas, en particulier, en refusant l’identité avec le phénomène du rêve.
37Reprenant la suite des études de L. Van Acker sur la correspondance d’Hildegarde, qui avait montré combien celle-ci avait été arrangée (volonté d’établir une bijection entre le corpus des lettres envoyées et des lettres reçues), J. v. Engen montre de façon convaincante que l’ensemble des lettres adressées à l’abbesse a forgé une véritable persona, construite autour du mythe de l’authenticité, sur une fama volontairement forgée et entretenue, destinée à mettre en valeur la figure de l’abbesse comme consolatrice, centre des espoirs des malades, prophétesse dévoilant ou cachant certains mystères.
38Dernière section : celle traitant de la postérité de l’œuvre d’Hildegarde. Elle s’ouvre par une récapitulation érudite et convaincante d’A. Derolez sur les différents manuscrits des œuvres visionnaires. Les tableaux comparatifs soulignent que les textes rédigés au Rupertsberg doivent être mis en première place. Écrits vers 1170-1179, sous la direction d’Hildegarde elle-même, ils présentent toute une série de corrections, de retouches qui montrent que ces textes visionnaires ont été copiés, corrigés, soumis à un constant travail de réélaboration de la part de l’abbesse. Le texte final présente ainsi la trace des nombreuses mises au point et l’on est bien en présence d’une œuvre résultant d’un travail, qui a sa propre histoire et qui a fortement dépendu de l’attitude consciente et volontariste de son auteur. Il serait, après l’étude d’A. Derolez, difficile de croire à l’image de la « pauvre petite forme féminine » écrivant sous la dictée du Seigneur et laissant à ses secrétaires le soin de corriger les fautes de grammaire dues à son ignorance ! L. Moulinier nous livre une étude minutieuse d’une version française de la Vita, élaborée au XVe siècle et de ses sources. Sa connaissance exemplaire des manuscrits fournit un dossier complet avec les transcriptions, les variantes et le commentaire (le lecteur a droit en prime à un étonnant dialogue entre un prêtre et le Diable, qui mériterait une étude entière, p. 541-547). Au total, nous avons là un riche ouvrage, scientifique et historique, qui contribue à faire sortir les études hildegardiennes des points de vue trop hagiographiques, tout en les enrichissant et en en soulignant l’intérêt. Le but annoncé par le titre, « Hildegarde dans son environnement historique », a été parfaitement atteint.
39Sylvain GOUGUENHEIM.
Église et culture en France méridionale (XIIe-XIVe siècle), Toulouse, Privat, 2000, 554 p. (« Cahiers de Fanjeaux », 35).
40Certaines petites provocations sont œuvres pies. En choisissant, dans une assez longue « Problématique générale » dont la pratique deviendra, on l’espère, coutumière des Cahiers, de prendre appui sur des sources provençales et d’évoquer une histoire culturelle du Midi « sans troubadours ni cathares » – l’expression est de Jacques Verger (p. 498) –, Jacques Paul a d’emblée posé le thème de ces rencontres de Fanjeaux sur des bases plus saines que celles d’une « civilisation disparue » (p. 24). À partir de sa mise au point et de l’introduction de Jean-Louis Biget, en intégrant les utiles nuances esquissées en conclusion par Jacques Verger à la lumière du parcours accompli, le schéma évolutif qui se dégage est celui d’un alignement, nettement perceptible au cours de la seconde moitié du XIIIe siècle, de la culture du Midi sur celle du Nord. La faible place des « classiques » dans les bibliothèques monastiques témoignerait à sa façon, d’après l’analyse des inventaires médiévaux menée avec précaution par Jean-Loup Lemaitre, sinon d’un certain retard, du moins d’une orientation différente de la culture méridionale avant le XIIIe siècle. Le continuum culturel chrétien instauré ensuite, notamment sous l’impulsion des universités de Toulouse et Montpellier, n’a pas pour autant supprimé toute spécificité méridionale : à la fin du Moyen Âge, la France du Sud est encore terre de droit et de médecine plus que de logique et de théologie dialectique, terre qui prise une culture avant tout pratique et professionnelle plus que spéculative et abstraite. Dit ainsi, évidemment, le raccourci est simplificateur. Les contributions de Jacques Verger sur les statuts universitaires toulousains et d’Olga Weijers sur la pratique de la disputatio à la faculté des Arts, mais aussi la solide et très utile mise au point de Stéphanie Martinaud sur le réseau des studia mendiants, montrent bien que l’espace considéré connut sur bien des plans les réalités institutionnelles et intellectuelles du reste du royaume. Toutefois, l’exégèse thomiste du frère prêcheur Dominique Grima, au début du XIVe siècle, est marquée par ses origines méridionales, comme le montre Martin Morard en éditant la lettre-préface de la Lectura super Bibliam. Dans le contexte de la canonisation de Thomas d’Aquin, mais aussi des critiques des milieux spirituels à l’encontre de l’ecclesia moderna incarnée par le Docteur commun, ce texte à la louange de Jean XXII est, à sa façon, représentatif de la rencontre entre Nord et Midi, qui ne fut pas une simple acculturation passive du second par le premier.
41De ce point de vue, si Michel Hayez aborde l’inévitable Papauté avignonnaise en présentant un rôle de suppliques adressé par le Conseil de Ville d’Avignon à Jean XXII, Étienne Anheim invite à considérer l’importance de la cour pontificale sous un angle plus stimulant, à travers l’étude de la diffusion de la polyphonie mesurée : mis au point en France du Nord dans les années 1320, l’ars nova a gagné le Midi avec les chantres issus du monde canonial d’entre Loire et Rhin, avant de rayonner dans l’Europe entière. Il faut lire les très intéressantes pages consacrées à ces hommes évoluant, avec une « extraordinaire mobilité » (p. 303), entre cours et chapitres : elles sont l’un des grands attraits de ce volume forcément un peu disparate, dont on pourra critiquer la structuration assez artificielle en trois parties, mais qui fait alterner de solides et agréables études de cas – l’attachant Aymeric de Peyrac de Paul Mironneau, la diffusion de la Chronique universelle de Géraud de Frachet reconstituée par Régis Rech, la fine analyse donnée par Geneviève Hasenohr d’un traité de vie contemplative écrit en langue d’oc dans la seconde moitié du XIIIe siècle – avec des enquêtes fondées sur le collectif et la prosopographie. De telles approches font souvent éclater les conceptions trop dichotomiques : entre dispenses pontificales et procédés très pragmatiques suggérés par les canonistes, nombre de clercs, nous rappelle Henri Gilles, ont pu contourner l’interdiction d’étudier le droit romain ; quant aux contributions de Claudie Amado, Geneviève Brunel-Lobrichon, Valérie Galent-Fasseur et Georges Passerat sur le milieu des troubadours ou l’éclosion des jeux floraux toulousains, elles mettent en valeur les liens entre l’Église et les poètes occitans, ainsi que la dimension théologique et spirituelle de certaines de leurs œuvres, tout en entrouvrant parfois la porte pour des analyses sur le thème de l’édition 2002 des rencontres de Fanjeaux, l’anticléricalisme : sujet important, offrant de multiples perspectives, tant ce phénomène, dans ses diverses facettes, fut une donnée majeure de l’histoire des sociétés occidentales de la fin du Moyen Âge. Michel Hébert y voit ainsi, dans sa contribution, une possible raison à la faible place des clercs dans la vie et la culture politiques provençales du XIVe siècle. Bien que se situant à la marge du thème de ces Cahiers, l’analyse, par Patrick Gautier Dalché, des deux traités d’arpentage et de bornage composés par l’arlésien Bertrand Boysset à la charnière des XIVe-XVe siècles, invite également à explorer un jour, dans le cadre de l’une des rencontres, le problème des disciplines et des savoirs non universitaires : domaines de la pratique plus que de la théorie, largement transmis dans certains milieux professionnels spécifiques, notamment par le biais de l’écrit, et dont les clercs furent loin de se désintéresser – on pense en particulier aux arithmétiques marchandes.
42Ludovic VIALLET.
Judith Everard, Michael Jones, The Charters of Duchess Constance of Brittany and her Family, 1171-1221, Woodbridge, The Boydell Press, 1999, 218 p.
43Spécialiste incontesté de l’histoire de la Bretagne médiévale, M. Jones, professeur à l’Université de Nottingham, a publié depuis une vingtaine d’années d’importants recueils de lettres et mandements ducaux dont nous avons plusieurs fois rendu compte dans ces colonnes, tels le Recueil des actes de Jean IV, duc de Bretagne, 2 vol., Paris, Klincksieck, 1981-1983, Supplément, Rennes, SHAB, 2001, ou le Recueil des actes de Charles de Blois et Jeanne de Penthièvre, duc et duchesse de Bretagne (1341-1364), suivi des Actes de Jeanne de Penthièvre (1364-1384), Rennes, PUR, 1996. Auteur d’une thèse soutenue à Cambridge en 1995 sur The Angevins and Brittany, 1166-1186 : An Administrative Study, J. Everard, à qui l’on doit l’essentiel de l’introduction, l’organisation générale du livre et les annexes, était particulièrement bien placée pour l’accompagner dans une collecte d’autant plus précieuse qu’elle éclaire d’un jour nouveau une période charnière de l’histoire du duché, celle où la Bretagne passe de la domination des Plantagenêts à celle des Capétiens.
44Au total, 215 documents se trouvent ici rassemblés, dont la tradition reflète la pénurie documentaire concernant ce temps. Moins du quart (52) en effet ont été conservés en original : ces documents sont déjà connus et ont fait l’objet de publications plus ou moins anciennes, souvent fautives ou partielles, qui justifient leur reprise in extenso. La moitié (100, dont 15 inédits seulement) ne sont accessibles que par le biais de copies médiévales ou modernes, ce qui pose bien entendu le problème de la fidélité à l’original quand ce n’est pas celui de l’existence même d’un original (C44). Enfin, pour les autres, il faut se contenter de mentions ou d’allusions plus ou moins explicites dans la littérature administrative ou narrative contemporaine ou postérieure. La moisson, recueillie dans de nombreux dépôts d’archives en Bretagne (notamment les riches fonds de la bibliothèque abbatiale de Landévennec), dans le grand Ouest, à Paris et en Angleterre, n’est donc pas très riche et sa qualité laisse souvent à désirer, mais l’exploitation minutieuse qui en a été faite, les compléments et les corrections apportés aux textes connus donnent tout son prix à l’ensemble réuni.
45Les auteurs ont choisi de ne pas séparer les actes de Constance de ceux de son entourage, à juste titre, car la duchesse constitue le trait d’union entre les auteurs des textes rassemblés, qui ont tous porté le titre de duc de Bretagne, mais dont aucun n’a laissé assez d’actes pour en autoriser la publication séparée ; de plus, en rapprochant ses lettres de celles de ses trois maris successifs et de celles de ses enfants, il devient possible de mesurer le degré d’implication réel de la princesse dans le gouvernement breton aux divers stades de son existence.
46Après une introduction générale et une riche bibliographie, les documents sont classés par auteur dans un ordre dont la logique n’est pas évidente à trouver. Sont successivement édités : 34 lettres de Geoffroy Plantagenêt, fils d’Henri II, duc de Bretagne et comte de Richemont de 1181 à 1186 ; 77 actes de Constance, qui l’épousa en premières noces (9 d’entre eux, instrumentés conjointement avec ses trois maris, sont repris ailleurs dans l’ouvrage) ; 7 lettres de Marguerite d’Écosse, mère de la duchesse ; 25 de Ranulf de Chester, son deuxième mari, dont les éditeurs auraient pu limiter les actes à la période où il porta effectivement le titre ducal (1188/9-1199) ; 23 d’Arthur Ier, fils de Geoffroy et Constance ; 31 de Guy de Thouars, troisième époux de Constance ; 2 d’Aliénor, sœur d’Arthur ; enfin 25 lettres d’Alix, fille de Guy et de Constance, dont la plupart peuvent prendre place dans un catalogue d’actes de son époux, le Capétien Pierre de Dreux, qui se contenta de l’associer dans les titulatures ou de mentionner son consentement à ses décisions.
47Conformément aux règles d’édition, chaque acte est précédé d’un numéro d’ordre et d’un « chapeau » comportant la date, le résumé et le tableau de la tradition du document. On peut regretter que, contrairement à l’habitude, le choix ait été fait de recommencer la numérotation des textes à chaque personnage en faisant précéder le chiffre de la ou des lettres abrégeant son nom (Ge pour Geoffroy, C pour Constance, Gu pour Guy de Thouars...) ; une numérotation continue aurait simplifié les renvois. Chaque série ainsi constituée est précédée d’une introduction qui comporte une notice biographique de l’auteur et une analyse diplomatique approfondie : cette dernière facilite le repérage des documents faux ou suspects (mentionnés comme tels et publiés à part), elle n’élude pas le difficile problème de la datation des textes et explique la nécessité de se contenter parfois de fourchettes chronologiques assez larges, elle analyse l’apport du corpus à la connaissance des règles de chancellerie. Lorsque la documentation le permet, la notice se termine par un itinéraire du personnage, forcément sommaire étant donné le petit nombre de textes conservés. Un double index onomastique et analytique fort complet termine l’ouvrage, précédé de fiches biographiques rédigées par J. Everard, concernant les principaux personnages ou serviteurs des princes, en Bretagne, dans l’honneur anglais de Richemont ou même dans les territoires angevins ou manceaux temporairement contrôlés par eux au début du XIIIe siècle.
48D’une manière générale les transcriptions, réalisées avec attention et rigueur, sont d’excellente qualité. On rencontre assez peu de coquilles ou de cacographies : coupures de mots ou lettres oubliées (inperpetuum, G2, adipsum, G4, monac his, C5, oratinum pour orationum, A3), erreurs de cas ou de développement des abréviations (hec pour hac, Ge6, constitutis pour constitutus, Gu16, xpistiana pour christiana, par suite d’une mauvaise interprétation du chrisme abréviatif A3, Malo Estactu pour Malo Estractu [Malestroit]), mauvaises lectures (verberetur pour verteretur, Gu23). Certaines de ces erreurs proviennent peut-être des sources, particulièrement des copies tardives, comme dans l’acte Ae10, très fautif, un fait qu’il aurait fallu plus systématiquement signaler. Les négligences les plus gênantes concernent l’abus des capitales parasites, les majuscules étant utilisées de manière anarchique dans les titulatures, les fonctions, les institutions (rex, comes, episcopus, baillivus, prior, monachus, ecclesia, capitulus...), et la ponctuation de certains actes (virgules intempestives ou points parasites, notamment dans Ge4, Ge5, Ge7, Ge22, C19) ; les rares textes publiés en français, empruntés à des analyses, mentions ou traductions tardives, souffrent moins d’erreurs de transcription (p. 5, n. 9 : evena mis pour exerça) que d’une méconnaissance de l’emploi des accents et des apostrophes (C41, C43, C44).
49L’apport du corpus à la connaissance des pratiques diplomatiques bretonnes pendant le demi-siècle de référence est incontestable. La cohérence générale du discours, en dépit d’inévitables exceptions, ne permet pas de douter de l’existence d’une chancellerie ducale organisée, héritière de celle des derniers ducs de la maison de Cornouaille, ne laissant pas aux destinataires le soin d’écrire les lettres qui les concernent. Le service, probablement encore embryonnaire, est dirigé par un chancelier, dont le nom n’apparaît pas toujours, autour duquel gravitent un petit nombre de clercs, trois ou quatre, mentionnés parmi les témoins dans les souscriptions : deux des chanceliers cités sont des évêques de Rennes, Philippe d’abord, puis Pierre de Dinan, titulaire de l’office sous Constance et Arthur ; d’autres ne sont guère connus que par leur nom, tels Maurice de Kaer au temps de Geoffroy, Ranulf et Joscelin à la fin de la période. Précieux pour l’histoire des institutions, les enseignements de la diplomatique – et de la sigillographie, à laquelle le livre accorde toute sa place –, ne le sont pas moins pour la connaissance des mentalités et des réalités politiques : c’est ainsi que Ranulf de Chester, dont aucun acte n’est instrumenté en Bretagne, n’en prend pas moins le titre ducal dans une douzaine d’entre eux, bien qu’aucun ne concerne spécifiquement le duché ; quant à Guy de Thouars, il porte le titre de « duc » de Bretagne et comte de Richemont conformément à l’usage breton tant que vit son épouse Constance, héritière des droits ducaux, mais il se dit seulement « comte » de Bretagne, suivant l’usage français, pendant son veuvage. La mise en tutelle progressive du duché par Philippe Auguste, que traduit ce changement de titulature, ressort aussi de la modification du mode de datation des actes, comme l’avait déjà noté A. Oheix en 1914 : on passe du style de Noël (angevin) ou du 1er janvier (breton) à celui de Pâques, emprunté à la chancellerie française, peut-être dès 1201, certainement à partir du mariage d’Alix et de Pierre Mauclerc (1213).
50Une lecture rapide de l’ouvrage suffit à convaincre que son intérêt ne se limite pas à la diplomatique. L’histoire administrative et politique du duché y trouve son profit, non seulement parce que les auteurs rééditent des textes célèbres comme l’Assise au comte Geoffroy (1185, Ge21) mais aussi parce qu’ils reproduisent la totalité des documents, sans omettre les listes de témoins où figurent les collaborateurs des princes et leurs officiers (sénéchaux, baillis, prévôts). De multiples informations peuvent être glanées sur la société, l’économie, les attitudes religieuses et les comportements. L’analyse des documents montre en effet la domination écrasante des textes concernant l’Église et les clercs (63 % environ), phénomène qui s’explique par le souci des princes de s’assurer à la fois les prières et le soutien politique et matériel des clercs, mais aussi par le fait que ces derniers conservent mieux leurs archives ou qu’ils les font recopier et confirmer par les pouvoirs qui se succèdent. On ne saurait en déduire que les textes intéressent exclusivement les questions ecclésiastiques ou religieuses. Les chartes de fondations d’abbayes (Bonrepos, Ge19, Villeneuve, C53), les donations pieuses, les concessions et confirmations de privilèges renseignent indirectement sur les campagnes ou les villes bretonnes, les défrichements et les forêts, le développement de l’économie monétaire et des activités commerciales (sel, vin, C17, C58, C68), l’essor des marchés (Quimper, C3, C29, Auray, C41, C42, Saint-Malo, C37, Nantes, C40, Pornic, C71), l’extension des fortifications (Ge28, Nantes). Le développement du trafic maritime ressort non seulement de la fréquente mention des ports et des îles (C3, Gu12, C20), mais aussi des références au droit de bris (C26, Belle-Île) et aux « brefs » de Bretagne, sauf-conduits vendus aux marins et aux transporteurs par la chancellerie ducale (le problème que soulève leur mention dans une hypothétique lettre de Constance, aujourd’hui perdue mais confirmée par Jean IV et François II, est discuté dans l’acte C44, où se trouve aussi la publication de la lettre connue mais inédite donnée par François II le 10 juillet 1459).
51Les textes concernant spécifiquement les laïcs sont beaucoup moins nombreux, mais non moins précieux, dans la mesure où ils laissent entrevoir l’affirmation lente du pouvoir princier dans un contexte pourtant difficile. Le fait que des seigneurs, parfois de rang élevé, recherchent la sauvegarde du prince (Gu5, Gu25), s’avisent de soumettre leurs différends à l’arbitrage de ce dernier ou encore de faire confirmer par lui les accords de paix qu’ils passent entre eux, me semble devoir être interprété dans ce sens (C40, C59, Gu7, Gu15, Gu18). Ajoutons que l’intérêt du livre ne se limite pas au duché à proprement parler : non seulement on y rencontre nombre d’actes concernant l’honneur anglais de Richemont, mais, en ces temps de lutte entre Capétiens et Plantagenêts, l’horizon des ducs de Bretagne s’élargit plus d’une fois aux régions voisines, la Normandie, la Touraine et surtout l’Anjou et le Maine, dont Arthur, légitime héritier des Plantagenêts, instrument docile et quelque peu naïf de la politique de Philippe Auguste, revendique la possession, après avoir fait hommage lige au roi, contra omnes qui possunt vivere vel mori (A23).
52En définitive les centres d’intérêt de ce recueil sont multiples, moins en raison de la nouveauté des textes que de leur rapprochement, à la fois pratique et suggestif, qui invite à considérer d’un œil nouveau cette importante période de l’histoire de Bretagne. Le livre comble une lacune de la documentation entre le Recueil des Actes des ducs de Bretagne, 944-1148, d’Hubert Guillotel, dont on attend toujours la publication (thèse soutenue en 1971), et le « Catalogue des actes de Pierre de Dreux », publié par Jacques Levron dans les Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, t. IX, 1930, p. 173-236 : la refonte totale de ce dernier s’impose à l’évidence et pourrait prendre pour modèle la courageuse, savante et précise publication de J. Everard et M. Jones.
53Jean KERHERVé.
Amaury Chauou, L’idéologie Plantagenêt. Royauté arthurienne et monarchie politique dans l’espace Plantagenêt (XIIe-XIIIe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001, 324 p.
54Issu d’un travail de doctorat d’une conception encore assez rare en France, l’ouvrage s’apparente davantage à ce qu’on pourrait appeler « synthèse ambitieuse ». Le sous-titre est comme toujours plus explicite dans la définition de l’objet. L’idéologie royale en Angleterre se révèle en fait plus vaste que la seule référence arthurienne, incluant notamment les résultats de la réflexion théorique (le fameux Policraticus de Jean de Salisbury en est la meilleure illustration) et les retombées paradoxales de l’affaire Thomas Becket, dont la monarchie a su faire un protecteur efficient – éléments dont l’auteur, du reste, est tout à fait conscient et qu’il mentionne dûment au fil des pages. L’attention est focalisée sur un élément important, central peut-être, de la culture politique élaborée au sein de la dynastie : l’accaparement de la figure arthurienne par les Plantagenêts à des fins de légitimation et de « propagande ». Amaury Chauou a senti ce que ce dernier terme avait d’embarrassant pour qualifier des processus plus ou moins conscients et opte pour un usage assez souple du concept, permis sous l’autorité de Jacques Le Goff. L’introduction fixe les enjeux de cette appropriation pour Henri II et ses successeurs. Le nouveau pouvoir a besoin de souder autour de lui une aristocratie remuante et des populations hétéroclites nominalement rassemblées dans cette entité que les historiens ont été tentés de nommer « empire angevin ». La rivalité politique avec les Capétiens rend l’opération de promotion idéologique d’autant plus nécessaire que les monarques français semblent disposer d’une belle avance dans le domaine de l’aura personnelle, conférée par la cérémonie du sacre, par leurs pouvoirs thaumaturgiques, par la prestigieuse ascendance carolingienne, et par le talent de leurs historiographes. Henri II, né d’une lignée modestement comtale, confronté à des barons jaloux de leurs prérogatives, et que le sacre n’a pas transformé en l’Oint du Seigneur, se propose donc de récupérer Arthur pour mieux l’opposer, en guise de héros tutélaire, au Charlemagne de ses voisins.
55La démonstration manifeste d’indiscutables qualités. L’A. surplombe une bibliographie impressionnante – songer au seul contenu de ses deux axes principaux, le monde Plantagenêt et la littérature arthurienne, donne rétrospectivement le vertige. Le lecteur ne se perdra pas en chemin et appréciera tout à la fois un sens avéré du débat historiographique, le respect méthodologique des matériaux utilisés et un louable souci de la définition, même si celle-ci est évolutive dans le cas de la polymorphe « idéologie ». Les conclusions partielles ressaisissent le propos avec fermeté. La gageure d’un aperçu global et stimulant est donc relevée.
56En trois parties et huit chapitres, le corps du texte mène d’Henri II à Édouard Ier, envisageant logiquement la confection de cette mythologie, sa mise en œuvre et ses effets. Arthur en est le point de départ : la cristallisation des traditions historiographiques au XIIe siècle le rend très prometteur dans le cadre d’une opération royale de captation. Chef guerrier, héros britannique, roi conquérant, chaînon essentiel d’une lointaine filiation troyenne, il assurerait à un souverain angevin paré de ses oripeaux un rayonnement bien supérieur. L’œuvre d’assimilation commence du vivant d’Henri II, avec des chroniqueurs et des clerici regis qui produisent sur commande des généalogies et des chroniques savantes souvent serviles, ou des formes littéraires plus composites et originales à l’instar de Gautier Map et Giraud de Barri qui, quoique plus lucides, laissent néanmoins l’admiration pour leur souverain l’emporter. Le chapitre consacré à « la littérature de cour dans l’entourage d’Henri II » aborde les genres très différents du traité politique, du roman antique, ou de la poésie et du roman courtois, élargissant son horizon aux cours princières continentales, où le retentissement de la légende arthurienne amplifie la transposition de la souveraineté idéale que le roi anglais essaie de réaliser à son profit. Les attentes profondes de l’ordre chevaleresque rejoignent sur le symbole polysémique de la Table Ronde les aspirations du courant grégorien ; leur fusion donne naissance à l’idéal courtois, une synthèse maîtrisée par Henri II, qui profite à plein de l’universalisme dont Arthur est porteur. Enfin s’opère le passage du « mythe à la réalité », par la découverte opportune mais longtemps préparée de la double tombe d’Arthur et de Guenièvre, en 1191, selon toute vraisemblance. Les bénéfices sont manifestes pour la communauté monastique de Glastonbury, qui accroît considérablement sa renommée par l’apparition de ces reliques propres à donner à l’abbaye le statut d’un sanctuaire royal quasi officiel. Ils le sont tout autant pour Richard Cœur de Lion, désormais susceptible de contrôler la légende arthurienne et d’en faire un mythe familial. A. C. s’attache ensuite à mesurer l’impact de ce détournement par l’appréciation chiffrée de la diffusion des œuvres clefs et par la mention moins directement évaluable de l’activité des princes Plantagenêts, vecteurs des thèmes arthuriens dans les mariages, les tournois, le mécénat et les amitiés. La dernière section étudie les « retombées politiques » de cette entreprise, essentiellement chez Richard Ier et Édouard Ier, dont le recours à la personne et à la geste d’Arthur assure la pérennité de l’idéologie en cause, jusque dans la réhabilitation contrôlée des tournois et des Tables Rondes, instruments d’une prise directe sur la noblesse du royaume recentré sur ses possessions insulaires.
57Au terme de ce parcours qui oscille subtilement entre représentations et politique concrète, deux nuances peuvent néanmoins être formulées au regard de cette jolie manipulation non moins joliment mise en scène.
581o Le chapitre VI, voué à l’ « invention » – dans tous les sens du terme – de la sépulture arthurienne, conclut peut-être hâtivement à la mort d’un messianisme celtique qui n’a peut-être jamais été, lui aussi, qu’un mythe historiographique. Selon l’A., p. 228, « tuer Arthur, en ouvrant sa sépulture, c’est d’abord, politiquement parlant, mettre un terme à l’ “espoir breton” ». Les auteurs insulaires se gaussaient effectivement à l’idée que les populations galloise ou bretonne, revanchardes, attendaient, pour se libérer de l’emprise anglaise, un hypothétique retour d’Arthur, sorti de sa convalescence magique sur l’île d’Avalon. Aucune indication objective n’étaye cependant ce topos de la dérision amplement diffusé sur le continent par la suite : les Bretons ont sans doute été moins crédules que leurs envahisseurs n’affectaient de le penser. (Voir à ce sujet l’article à paraître de Virginie Greene, dans les Cahiers de civilisation médiévale, « Qui croit au retour d’Arthur ? »)
592o L’enthousiasme bien compréhensible de l’A. pour son beau sujet contribue à effacer le revers de la médaille idéologique. La captation du personnage d’Arthur n’a pas suffi à combler aux yeux des contemporains d’Henri II l’écart patent qui le séparait du monarque idéal. Que le roi de la Table Ronde soit, selon les œuvres, plus féodal, plus proche de son baronnage ou plus prodigue que son imitateur trahit plus qu’une simple « compensation idéologique » (p. 130) : c’est un programme politique en forme de reproche, une subversion potentielle qui prouve le caractère délicat de cette comparaison forcée. Surtout, le dernier chapitre et la conclusion de l’ouvrage magnifient quelque peu la portée de cet effort symbolique. L’A. lui-même reconnaît que l’utilisation du fonds arthurien est aléatoire au XIIIe siècle. Il est symptomatique que seuls les rois chevaleresques et conquérants que sont Richard Cœur de Lion et Édouard Ier aient réactivé ces mythes que les autres (Jean sans Terre, Henri III ou Édouard II), confrontés aux pires difficultés avec leur aristocratie, ont mis sous le boisseau. En ce sens, Arthur n’a pas tenu les engagements qu’Henri II espérait de lui : les rois anglais, collectivement, dynastiquement, ne bénéficient pas d’un charisme comparable à celui de leurs homologues d’outre-Manche ; l’idéologie Plantagenêt ne met pas ses représentants à l’abri de poussées de fièvre qui dépendent en grande partie de l’inégale distribution des compétences politiques dans la famille.
60Ces réserves faites, dont l’auteur de ces lignes reconnaît bien volontiers qu’elles affectent essentiellement l’interprétation et la postérité du phénomène mis en valeur par Amaury Chauou, il faut savoir gré à ce dernier d’une contribution non négligeable au renouveau de l’histoire politique qu’il signale d’emblée.
61Gilles LECUPPRE.
Bernard Andenmatten, Agostino Paravicini Bagliani, Eva Pibiri (éd.), Pierre II de Savoie. « Le Petit Charlemagne » (1268). Colloque international, Lausanne, 30 et 31 mai 1997 (Fondation Humbert II et Marie-José de Savoie, Cahiers lausannois d’histoire médiévale n°27 et Bibliothèque d’études savoisiennes n°7), Lausanne, 2000, 444 p.
62Quatorze des meilleurs spécialistes de l’histoire des « principautés romanes » au Moyen Âge nous livrent ici un riche recueil sur Pierre II de Savoie en son siècle. Car, derrière un titre un petit peu réducteur et ainsi que le précise fort à propos la quatrième de couverture, l’idée des médiévistes lausannois à l’origine de ce projet était bien « d’insérer le destin de Pierre et des autres fils du comte Thomas Ier de Savoie (1233) dans un contexte large ». Démarche salutaire qui permet de confronter les réflexions de chercheurs très féconds (notamment en Suisse et à Chambéry) dans une remarquable harmonie et complémentarité ; démarche qui s’imposait aussi du fait de la brièveté du principat de Pierre II (1263-1268) et de la rareté des sources le concernant personnellement. Lot commun de la plupart des princes du temps, une telle indigence de la documentation incite évidemment à la prudence, une prudence plus grande sans doute que celle dont usèrent les historiens du XIXe siècle – et d’avant –, quand ils s’intéressèrent à ces figures fondatrices, mais une prudence dont font preuve, indéniablement, nos auteurs. Pierre II, « le Petit Charlemagne » ? Le traditionnel surnom que l’on attribue au comte, rappelé en titre, aurait au moins mérité d’être suivi d’un point d’interrogation. Car, finalement, le nœud de la problématique est bien là : le prince de cette époque est-il, peut-il être, un individu d’exception ? La réponse est complexe, partagée entre la nécessaire constatation d’une armature institutionnelle inexistante, conférant au souverain une place exclusive, et le rappel de l’indissoluble lien entre genèse de l’État et genèse de l’individu, donnant à l’image du prince des traits qui lui sont propres. Quoi qu’il en soit, le surnom de Pierre II apparaît, à l’issue de ces travaux, comme plaqué et inadéquat.
63L’ensemble est construit selon un enchaînement fort bien pensé, offrant une lecture suivie très agréable. Patrizia Cancian ouvre le recueil par une étude des Statuts de Pierre II, un texte exceptionnellement précoce dans son principe puisqu’il forge un droit unique et, par ce, intégrateur de l’ensemble des terres du souverain. Ils ne contribuèrent sans doute pas peu à sa renommée chez les historiens ; l’auteur, elle, dépassionne avec raison la question en se livrant d’abord à une exhaustive analyse diplomatique qui sera fort utile aux spécialistes d’histoire du droit. Elle concentre ensuite son propos sur le notariat, lui-même facteur d’intégration pour peu qu’il soit bien tenu par le comte. Pour prolonger cette étude, on attend désormais l’historien qui s’intéressera au poids de l’influence anglaise dans la conception de ces Statuts, une influence évidente si l’on se souvient du temps passé et du rôle joué par Pierre II à la cour de Henri III avant son accession au comté. Une autre illustration de cette influence nous est donnée par Thomas Bardelle concernant le curieux hommage-lige prêté par neuf Juifs au prince en 1254 à Saint-Genix, dont la forme a toutes les chances d’avoir été inspirée par le type d’engagement contracté par les Juifs en Angleterre. Suit une contribution de Guido Castelnuovo et Christian Guilleré sur le thème crucial des finances et de l’administration de la maison de Savoie au XIIIe siècle. Longue d’une centaine de pages, l’étude est d’une richesse remarquable, véritable ouvrage dans l’ouvrage : la genèse des comptes de châtellenies et grâce à eux, finalement, d’une comptabilité centralisée (en 1281), la mise en place d’un réseau administratif rationnel et hiérarchisé, tout ceci est analysé de façon fouillée, assorti d’une irréprochable prosopographie. Une réflexion de grande qualité sur la question de l’agglomération territoriale de la principauté autour d’un centre politique charpente parfaitement ce travail ; elle prolonge, en amont, les apports majeurs de Guido Castelnuovo à la connaissance de l’histoire de la Savoie des XIVe et XVe siècles. Michael Gelting a lui aussi eu recours à la comptabilité châtelaine, dans sa forme plus perfectionnée du XIVe et surtout du début du XVe siècle, pour analyser l’assise patrimoniale des comtes en Maurienne à la génération de Pierre II : sa rigueur dans la mise au point d’une « méthode rétrospective », bien adaptée à ce type de sources, peut être érigée en modèle. Il nous démontre combien la fonction de « portier des Alpes », généralement attribuée au comte de Savoie et notamment en raison de sa position en Maurienne, a en fait peu joué dans le gouvernement quotidien du comté : si la route doit bien être considérée comme la colonne vertébrale de la principauté, ce n’est pas parce qu’elle ouvre cette dernière sur l’extérieur, mais parce qu’elle en est le trait d’union interne, y compris sur le plan commercial.
64Ce sont justement les relations du prince avec le monde extérieur qui sont abordées en une deuxième partie. Franco Morenzoni puis Jean-Daniel Morerod envisagent les relations de Pierre II avec les évêques, le premier de Genève, le second de Lausanne. Cette histoire d’une mainmise progressive et sans doute nécessaire (beaucoup plus rapide pour Lausanne) est, de façon fort appréciable, faite toute en nuance, démontant pièce à pièce l’enchevêtrement des réseaux aristocratiques qui peuplent chapitres, sièges épiscopaux et clientèles vassaliques du prince. J.-D. Morerod conclut sur un point, à mon sens le plus important du colloque, qui anticipe la troisième partie de l’ouvrage : Pierre II ne se prévaut jamais d’aucun titre pour s’imposer, pour la simple et bonne raison que son histoire est d’abord celle d’une « aventure familiale (...), d’une famille inépuisable et omniprésente ». Ernst Tremp puis Bruno Galland et enfin Alain Marchandisse, en s’intéressant aux relations du-des prince(s) avec le monde plus lointain, alémanique, de la papauté ou belge, donnent l’image d’un XIIIe siècle très savoyard, celui d’une affirmation très réussie sur le plan international. Or cette réussite est bien, là encore, celle d’une famille et de ses alliés, non celle d’un simple individu, fut-il le sage Pierre II. Jean-Pierre Chapuisat confirme cette impression dans son étude des relations de Pierre II avec la monarchie anglaise durant trois années cruciales de séjour outre Manche ou en Aquitaine. Pierre II et Henri III s’entendaient spécialement bien, c’est entendu et il est bon de le rappeler ; de la même façon, les leçons de gouvernement que Pierre prit à Westminster, à Londres ou à Bordeaux sont bien connues mais méritent toujours que l’on s’y arrête. Mais au-delà, et de façon plus neuve, on est frappé par la présence en force des Savoyards au Conseil du roi d’Angleterre. Décidément, ces familles prolifiques ont su profiter du mariage provençal très réussi de Béatrice, la sœur de Pierre II qui engendra la future épouse de Henri III, Aliénor.
65La troisième partie se tourne donc, sans solution de continuité, vers le cœur dynastique du pouvoir princier. Bernard Andenmatten s’attelle à l’étude des testaments de Pierre II, dont il donne une précieuse lecture et une fidèle édition, et dont il ouvre surtout l’analyse par des remarques qui achèvent de donner tout son sens historique à l’œuvre de Pierre II (au moins en l’état des connaissances actuelles). Le comte n’est pas un homme d’État et il serait anachronique de le présenter comme tel, il est bien plutôt un cadet intelligent – tout comme son frère Philippe Ier d’ailleurs, qui lui succéda – qui sut bien remplir le rôle que cela lui assignait en ce temps-là. Comme tous les cadets, il se devait d’être un grand militaire, entouré de vaillants et fidèles compagnons à qui il s’attacha plus qu’à tout autre – ses legs le prouvent. Comme tous les cadets, il lui incombait aussi d’être un oncle bienveillant à l’égard des enfants d’un aîné trop tôt disparu : là encore, ses testaments le montrent, il s’estimait gardien de l’intégrité du comté, non pas pour sa fille, qui fut exclue de la succession, mais bien pour ses neveux, les fils de son frère aîné Thomas (II). Laurent Ripart poursuit en approfondissant cette question essentielle par une contribution sur les règles de succession au sein de la famille des comtes de Savoie. L’étude est remarquable, qui articule la mise au jour du caractère très tardif de la naissance de la « coutume », à l’extrême fin du XIIIe siècle seulement, et l’insistance sur le rôle charnière joué par Pierre II et sa génération (deux de ses frères ont aussi été comtes). En ce sens, on doit bien considérer Thomas Ier et ses enfants (d’Amédée IV à Philippe Ier, en passant, entre autres, par Béatrice et Pierre II) comme les véritables fondateurs de la principauté savoyarde, dont l’existence est reconnue par toute l’Europe et surtout par ses propres habitants, mais qui n’a encore rien d’un État, parce qu’elle n’est pas encore parvenue à maturité. Elle est, pour l’heure, l’expression de la primauté d’une famille qui est devenue une dynastie, c’est-à-dire dotée de règles de succession qui sortent du droit commun : c’est un pas absolument essentiel.
66Pour terminer, Gérard Giordanengo et Katharina Koller-Weiss ouvrent le champ de la comparaison avec les deux proches voisins, le Dauphiné pour le premier et le comté de Bourgogne pour la seconde. L’avance prise par la Savoie au XIIIe siècle est indéniable, puisque c’est bien en ces termes de confrontation chronologique que se pose d’abord la question de la comparaison. Et, ainsi que le suggère G. Giordanengo dans son travail, on pointera pour terminer l’importance du rôle de la Provence en cette zone : au temps de Pierre II, le mariage de Béatrice fut un puissant levier pour toute la famille ; dans la première moitié du XIVe siècle, ce sont les dauphins qui sont les alliés privilégiés de la première maison d’Anjou et qui en retirent un très grand bénéfice qui leur permet d’égaler en puissance, voire de dépasser les Savoyards. Et si la mémoire des peuples a finalement fait de Pierre II un « Petit Charlemagne » et d’Humbert II (l’auteur du Transport du Dauphiné à la France en 1349) un prince incapable et raté, c’est bien parce que le premier était membre d’une famille des plus fécondes, tandis que le second était l’ultime rejeton d’une lignée qui s’éteignit totalement avec lui. C’est dire que sans famille, à la fin du Moyen Âge, un prince n’est rien.
67Anne LEMONDE.
Robert Stein (éd.), Powerbrokers in the Late Middle Ages. The Burgundian Low Countries in a European Context. Les courtiers du pouvoir au bas Moyen Âge. Les Pays-Bas bourguignons dans un contexte européen, Burgundica, IV, Turnhout, Brepols Publishers, 2001, 259 p.
68Quatrième d’une série de grande qualité dirigée par J.-M. Cauchies, ce volume de la collection Burgundica ne détonne pas. Rappelons que, consacrée à l’étude du « siècle bourguignon », cette collection rassemble des travaux de première importance illustrant – mais ce n’est pas une nouveauté – le remarquable dynamisme des équipes de recherche d’outre-Quiévrain. Plus que jamais situées au cœur du laboratoire de l’Europe actuelle, ces équipes sont sans doute les plus à même de rendre compte, au cas par cas, des jeux d’influence réciproques qui animèrent principautés et monarchies de la fin du Moyen Âge. Dans ce cadre stimulant, des chercheurs de divers horizons nationaux échangent et comparent de façon suivie et régulière. C’est en soi très positif et évidemment enrichissant. Mais au-delà, en tout cas pour le champ d’étude des pouvoirs à la fin du Moyen Âge, il s’agit là d’une démarche aujourd’hui absolument fondamentale et cela pour deux raisons. D’abord parce qu’ouvrant la voie à l’analyse fouillée des réseaux de serviteurs du prince, cette démarche représente une forme d’aboutissement pour une trentaine d’années d’études prosopographiques. Ensuite parce qu’elle révèle autant qu’elle accélère le grand renouveau historiographique touchant au cadre institutionnel de la principauté, en partant de l’exemplarité du cas bourguignon.
69Ce volume, rassemblant treize contributions attachées à l’étude des « courtiers du pouvoir », vient mieux que conforter ces remarques. Le thème est neuf et, à notre sens, heuristique : il s’agit là, sans doute, d’une direction majeure de la recherche à venir pour les historiens du pouvoir à la fin du Moyen Âge. On regrettera peut-être seulement que soit avalisée sans véritable discussion l’expression, empruntée à la sociologie, de « courtiers du pouvoir ». Même si, in fine, il nous semble qu’elle doive emporter l’adhésion, une réflexion autour de l’articulation entre les notions de courtage, de patronage et de clientèle aurait sans doute permis à la discipline historique de s’approprier la première plus franchement, d’autant plus que les deux autres sont depuis longtemps familières aux historiens. Rappelons qu’un colloque s’est tenu à Aoste en 1997 sur cette question – signe, là encore, de sa vitalité –, et que ses organisateurs, dirigés par G. Chittolini, avaient choisi, quant à eux, de désigner leur objet d’étude par l’expression « d’institutions intermédiaires ». La formulation paraîtra plus traditionnelle dans son esprit, elle peut néanmoins se défendre. Dans la préface (p. VII-IX), Robert Stein ne va finalement guère au-delà quand il nous dit que les courtiers sont ceux qui assurent le lien entre pouvoir central et sujets, reprenant la définition qui en avait été donnée lors du premier colloque sur ce thème, célébré en Hollande en 1995. Toujours est-il que la démarche qu’il annonce dans cette préface est des plus alléchantes. Le volume comporte en fait deux parties. La première consiste en l’édition des contributions à la conférence de Bergen-op-Zoom de mai 1998 sur les Pays-Bas bourguignons. La seconde regroupe les textes des communications prononcées lors de la même conférence et destinées à ouvrir des champs de comparaison. On s’interrogera sur les choix opérés pour comparer, tant il est vrai qu’en la matière, la critique est un peu inévitable. L’idée était de se placer dans le « contexte européen »... Il est dommage que cette Europe soit exclusivement nordique, ignorant, à l’exception de l’Empire ottoman, les mondes méditerranéen et alpin. Quant à la monarchie française, elle est certes très présente en filigrane de la majeure partie des contributions et l’on trouve là confirmation de l’importance de l’élargissement de la zone d’influence française à la suite de l’extension bourguignonne. Mais justement, pourquoi ne pas lui avoir consacré au moins un article, qui aurait montré le rôle des courtiers pour la monarchie et effectué dans la foulée une synthèse sur cette influence française au-delà du royaume ? Ne peut-on considérer en effet que les ducs de Bourgogne, jusqu’à Philippe le Bon, sont eux aussi des courtiers du pouvoir, du pouvoir du roi de France, bien entendu ? Cela aurait conduit l’analyse encore plus loin sur le thème, finalement non abordé ici, de l’emboîtement des pouvoirs, par exemple du roi de France au sommet jusqu’aux villes à la base, en passant par les deux niveaux que l’on retrouve dans presque toutes les principautés – cela mérite d’être souligné –, celui du pouvoir central, ducal et celui du vieux territoire hérité, Hollande ou Brabant par exemple.
70Ces quelques regrets ne retirent rien à la qualité des travaux qui nous sont présentés. Au contraire, elles voudraient seulement témoigner du fait que l’on a affaire ici à un chantier en cours, auquel les contributions ici rassemblées apportent beaucoup, conduisant le lecteur à enrichir grandement sa propre réflexion. La première partie de l’ouvrage est inaugurée par Robert Stein qui, après sa préface, consacre un précieux développement à la mise en place d’une bureaucratie par les Bourguignons aux Pays-Bas, par le biais de la Chambre des comptes essentiellement. L’auteur nous présente de façon très convaincante cette institution primordiale pour l’intégration de la contrée, intégration identitaire et surtout intégration administrative (à l’ensemble bourguignon et en général, par la genèse d’une administration inexistante auparavant), deux thèmes majeurs pour saisir le rôle du courtage dans le perfectionnement du pouvoir. Il nous livre dans la foulée une méthode d’investigation très rigoureuse des sources produites par les auditeurs – les comptes, naturellement –, une méthode qui faisait cruellement défaut jusqu’ici et que de nombreux historiens mettront à profit là où ces fameux comptes ont été conservés. Mario Damen poursuit en évoquant le rôle du Conseil de Hollande dans la levée des aides pendant la période bourguignonne. Ce Conseil est un modèle du genre, à la fois parfait représentant du pouvoir, comme de juste, et complice d’une société civile (le terme n’est pas employé) qu’il achève de faire naître. Dons et contre-dons apparaissent ici comme les moteurs de tous les échanges verticaux, des sujets au duc, et justifient bien que l’on use de cette expression de « courtage ». « Le pouvoir de l’argent » : c’est sous ce titre qu’Yvonne Bos-Rop se livre ensuite à une étude prosopographique des officiers de finances à la fin de la période, en se consacrant notamment à l’analyse des réseaux de parenté tissés par ces individus. Deux cas retiennent particulièrement son attention, celui de Jacques Cruesinc, fameux maître des comptes à la Chambre de Hollande dans la deuxième moitié du XVe siècle, et celui de Willem Eggert, trésorier de Guillaume VI de Hollande. Jan Dumolyn se penche alors sur la prosopographie des conseillers flamands au XVe siècle, analysant avec beaucoup d’acuité l’ambiguïté extrême des liens unissant les villes avec le nouveau Conseil de Flandre : à cette époque, les rôles ne sont pas encore totalement définis et les villes – notamment les « quatre villes » – sont en un sens de véritables institutions, tout autant que le Conseil peut encore apparaître comme un porte-parole de la société civile. Mireille Jean en vient finalement à une conclusion un peu similaire concernant la ville de Lille et la Chambre des Comptes qui y réside. Philippe Godding, enfin, nous donne les grandes lignes d’un ouvrage qu’il a consacré au Conseil de Brabant sous Philippe le Bon. Le récit est ici exemplaire d’une institutionnalisation de l’informel Conseil du prince au début du siècle en une sorte de Parlement fort efficace à partir des années 1440-1450. Les spécialistes d’histoire institutionnelle sont familiers de ce mécanisme de démembrement de la curia principis ; ils remarqueront ici le caractère tardif et en même temps très rapide du phénomène.
71C’est Jean-Philippe Genet qui ouvre la seconde partie, consacrée aux comparaisons, nous l’avons dit. D’une extrême richesse, sa contribution se prête assez mal à un résumé de quelques lignes. Car, par un jeu historique des plus habiles, l’auteur en vient finalement à juxtaposer une remarquable étude prosopographique classique et une analyse de la culture politique du temps. C’est donc un double vide historiographique qui vient en ces pages se combler, et l’on ne peut que s’en féliciter. Contentons-nous de pointer ici quelques aspects saillants de la synthèse réalisée par l’auteur. D’abord concernant la définition du Conseil, dont il nous rappelle qu’il est d’abord une qualité pour les hommes du temps, une qualité diffuse dans l’ensemble de la société politique. Les historiens, quant à eux, voient bien que les élus sont peu nombreux et l’expression façonnée par J.-P. Genet mérite d’être reprise ici, et méditée : ces hommes sont de véritables « hommes d’affaire », fébrilement actifs en d’indistinctes « besoignes » dont nous parlent les sources francophones pour les défrayer. Soulignons pour finir que l’article revient sur le palier que représente l’avènement des souverains yorkistes pour la maturation institutionnelle de la monarchie anglaise, en insistant notamment sur le rôle de l’humanisme et du droit dans une telle évolution. La contribution de Steven Gunn prend fort bien la suite, en évaluant la nouveauté des hommes entourant Henri VII et, par ce, la nouveauté du régime lui-même qu’il aurait promu. Tout en nuance, l’auteur nous montre que, si ces conseillers sont bien des hommes nouveaux et en un sens des techniciens plus ou moins véreux, ils n’en sont pas moins, avant tout et dans la plus grande des traditions, de grands chefs militaires. Concernant l’Allemagne, la synthèse était évidemment beaucoup plus difficile à réaliser. Avec un indéniable succès, Peter Moraw s’y est essayé pourtant, par une étude des conseils princiers au XIVe et XVe siècles. Excellemment replacées dans le contexte politique général de l’Empire à cette époque, les 84 cours princières allemandes forment un ensemble riche d’enseignement. L’auteur y insiste, le processus de formation dynastique des principautés s’inscrit dans le temps long, du XIe au XVIIIe siècle : comment, dans ces conditions, envisager l’existence d’un Conseil princier figé, institué, dès la fin du Moyen Âge ? La remarque, évidente pour l’Allemagne, met en perspective le destin de toutes les autres principautés d’Empire, du Brabant à la Provence : celles-ci ont certes pris pour modèle les grandes monarchies occidentales, mais elles n’en ont jamais eu l’assise historique. D’autre part, en dépit de leur nombre, P. Moraw parvient à établir un modèle de Conseil, valable pour toutes les entités étudiées et au-delà, en fait, pour bon nombre de principautés occidentales. Tous les spécialistes en conviendront, le Conseil « primitif » du prince – Peter Moraw le définit comme « politique » – se compose de trois grands groupes de conseillers : d’abord des conseillers au quotidien – ceux qui travaillent en fait –, ensuite des hommes que l’on convoque en fonction des besoins, experts et/ou cadets de grandes familles nobles, enfin des individus peu nombreux que l’on invite en cas de crise exceptionnelle à rejoindre le prince, en tant que grands dignitaires (nobles ou prélats) de la principauté. Ce schéma est fondamental et renvoie à une pratique de pouvoir « partagé » avec les magnats du pays qui sont absolument libres, sur leurs propres terres, de se comporter comme bon leur semble : courtage ou féodalité ? La question mérite d’être posée. Il n’empêche qu’à une date variable suivant les lieux, le Conseil se mue progressivement en organe administratif, dans le cadre de ce que P. Moraw appelle la « densification de l’Empire ». Finalement, l’évolution du Bourbonnais étudiée avec brio par Olivier Mattéoni sous Louis II ne présente pas de différences notables avec le modèle établi pour la Germanie : d’abord un Conseil politique, peuplé des catégories d’hommes mentionnées plus haut (que l’auteur subdivise à son tour de façon fort pertinente) puis la mutation institutionnelle fondamentale des années 1370-1380, plus précoce qu’en Allemagne donc. Ce qui frappe le plus peut-être ici, c’est l’imprégnation très parisienne de toute la nébuleuse du Conseil. La prosopographie le démontre à l’envi, une bonne part des hommes qui comptent sont passés d’abord à la cour du roi : le duc de Bourbon est bien, lui aussi, un courtier du roi de France par excellence. En Bretagne, en revanche, les choses sont un peu moins tranchées. Jean Kerhervé, dans une étude très neuve sur les chancelleries de Bretagne de 1498 à 1514, nous le montre bien. Là encore, il est difficile de résumer en quelques lignes un travail reposant sur un dépouillement aussi massif, celui des volumineux registres de chancellerie de Bretagne pour la période. Centre nerveux de toute forme de souveraineté, la Chancellerie y apparaît comme un môle de résistance à une intégration totale de la principauté aux cadres institutionnels de la monarchie. Une résistance dans la participation, ce qui peut être une forme de courtage politique, une forme que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres principautés assimilées de la sorte par le royaume (pensons au Dauphiné ou à la Provence, même si leur situation juridique était évidemment différente). Antony Black, pour finir, nous offre une fort intéressante synthèse sur la pensée politique ottomane, un thème pas si éloigné du sujet de l’ouvrage que ne pourrait le laisser croire son titre, cela pour la simple raison qu’il n’existe pas, dans l’Empire ottoman, de pensée politique originale à la fin du Moyen Âge. Dès lors, le plus pur pragmatisme l’emporte, qui fait jouer de façon quasi naturelle la dialectique entre un universalisme nécessaire à l’unité de l’Empire et une adaptation très efficace aux mœurs des indigènes des différentes contrées qu’il recouvre. En fait, le droit semble être le seul ferment intellectuel de cohérence de l’ensemble, ce à quoi un occidental ne peut rester insensible.
72La conclusion de ce riche ouvrage a été confiée à Claude Gauvard qui nous livre ici une réflexion dense sur les mécanismes d’institutionnalisation en Occident, réflexion d’ensemble dont les médiévistes manquaient cruellement jusqu’ici. Elle insiste, entre autre, justement sur le fait que cette institutionnalisation bute toujours, même dans les dernières décennies du XVe siècle, sur l’omniprésence de la personne du prince : c’est par la fidélité, la confiance du prince que l’on accède aux plus grandes responsabilités. Et c’est bien le fait que ce lien personnel reste fondateur qui donne à la notion de courtage toute sa valeur, encore que l’usage de ce terme puisse toujours être discuté. Le powerbroker, nous rappelle Claude Gauvard, opère à la marge de la norme officielle ; or c’est entre ses mains que gît la réalité du pouvoir... Quel sens donner à la norme dans ces conditions ? L’auteur répond à la question en une formule qui conclura notre propos : « Exercer le pouvoir et vivre du pouvoir sont contradictoires, une contradiction largement inhérente à la législation, elle-même liée à la requête qui réclame la réformation, en une spirale infernale... ».
73Anne LEMONDE.
Philippe Godding, Le Conseil de Brabant sous le règne de Philippe le Bon (1430-1467), Louvain-la-Neuve, 1999, 610 p. ( « Académie royale de Belgique. Classe des Lettres et des Sciences morales et politiques » ).
74En créant l’État bourguignon, les ducs de Bourgogne de la Maison de Valois ont doté leurs principautés d’une structure institutionnelle caractérisée, notamment à l’échelon régional, par l’existence de Chambres du conseil qui furent autant des organes de justice que des organes de gouvernement. Parmi elles, le Conseil de Brabant n’avait pas fait l’objet, jusqu’à présent, d’une étude attentive pour le XVe siècle. L’éminent historien du droit Ph. Godding comble donc une vaste lacune bibliographique. Son ouvrage est constitué de quatre parties où sont étudiées successivement l’origine et l’évolution du Conseil jusqu’à l’accession de Philippe le Bon au duché de Brabant en 1430 (p. 19-67), l’organisation de l’institution sous le principat de ce duc (p. 70-169) sa compétence (p. 171-311) et sa procédure (p. 313-464).
75Surmontant les difficultés liées à la rareté des sources, l’auteur reconstitue dans une première partie l’histoire de la justice ducale brabançonne du XIIe au XIVe siècle. Puis il montre comment l’accession de princes d’une branche cadette de la Maison de Bourgogne au duché de Brabant au début du XVe siècle ouvrit une période cruciale pour l’histoire institutionnelle de la principauté. Sous le principat du premier d’entre eux, Antoine de Bourgogne (1406-1415), une tentative fut faite pour créer en Brabant des institutions semblables à celles que Philippe le Hardi, père d’Antoine, avait organisées en Flandre et en Bourgogne. Le duc fit établir à Bruxelles un Conseil qui devait être un organe de gouvernement permanent, mais fut une institution éphémère en raison de l’hostilité des États de Brabant. Sous le principat de Jean IV (1415-1427), fils et successeur d’Antoine, une Chambre du conseil, dotée d’un président et plus spécialement vouée aux questions administratives et judiciaires, exista d’abord de facto avant d’être officialisée en 1420. On peut noter aussi, durant cette période, l’apparition de la fonction de chancelier de Brabant. En recueillant en 1430 l’héritage de son cousin Philippe de Saint-Pol, frère et successeur de Jean IV, le duc de Bourgogne Philippe le Bon consacra, lors de sa « Joyeuse Entrée », l’existence d’un conseil de gouvernement, ayant à sa tête le chancelier, et d’une Chambre du conseil. Après la disparition rapide du conseil de gouvernement, la Chambre du conseil devint une institution essentielle.
76Le chancelier était à la tête du Conseil. Sous Philippe le Bon, le titulaire de la fonction fut toujours un gradué de l’Université. Les conseillers, dont l’effectif passa de quatre à dix entre 1430 et 1463, connurent, en leur sein, un accroissement du nombre des juristes formés au droit savant même si les représentants des élites urbaines y furent toujours prédominants. Ils étaient secondés par un groupe de secrétaires dont l’importance ne cessa de grandir. En revanche, Philippe le Bon, malgré ses efforts, ne parvint pas, en raison de l’hostilité des États, à instituer une charge de procureur général en Brabant (alors qu’il en existait en Flandre, en Hollande et à Namur).
77En principe le Conseil siégeait à Bruxelles. La langue utilisée était essentiellement le thiois. Les décisions étaient fondées sur la tradition, la coutume, le droit du pays (lantrecht) et, dans une moindre mesure, sur la jurisprudence. En effet, malgré la présence de gradués parmi les juges, les sentences ne faisaient jamais référence au droit savant sous quelque appellation que ce soit ; le fait ne doit pas surprendre puisque les parties qui comparaissaient s’attendaient à être jugées selon le lantrecht. La crainte de mécontenter les États contraignait les conseillers à ne pas faire mention, dans leurs sentences, du droit romain et du droit canon, cependant le droit savant a influencé les méthodes, les principes généraux, la procédure, l’argumentation et même le langage des juges et des praticiens.
78La Chambre de Bruxelles, durant le principat de Philippe le Bon, intervint moins en tant que juridiction d’appel qu’en tant que juridiction de première instance. Son activité, et donc sa compétence en matière contentieuse, peuvent être saisies à partir de textes normatifs et de nombreux actes de la pratique qui permettent un traitement statistique des données. Dans l’ensemble, l’impression générale est la diversité, tant en ce qui concerne les catégories de personnes physiques ou morales plaidant devant la Chambre qu’en ce qui concerne les matières abordées. Toutefois, la compétence juridictionnelle avait des limites, ne serait-ce qu’en raison de la puissance des privilèges urbains.
79En tant qu’instance de recours, la Chambre du conseil ne recevait qu’exceptionnellement des appels formés contre les décisions de juridictions inférieures ; en revanche, elle intervint en tant que chef de sens suprême pour un certain nombre d’échevinages chef de sens [1] ; cette compétence ne cessa de s’imposer à des juridictions de plus en plus nombreuses. De façon caractéristique, les sources ne font aucune allusion à des appels au Conseil en dehors du cas où il intervient comme chef de sens. Ce trait est spécifique à l’institution brabançonne alors que dans une principauté bourguignonne voisine comme le comté de Flandre, le Conseil siégeant à Gand joua bien un rôle de juridiction d’appel.
80L’activité du Conseil de Brabant englobait une juridiction gracieuse très sollicitée, mais aussi des tâches législatives : l’institution joua un rôle dans la préparation des ordonnances ducales en donnant un avis ou en procédant à des enquêtes préalables ; par ailleurs, certaines sentences du Conseil avaient valeur normative lorsque la juridiction devait se prononcer sur une norme établie par un privilège ou par la coutume ; enfin, quelques ordonnances ont été prises par le Conseil lui-même pour réglementer des questions domaniales ou procédurales. Les compétences administratives s’expliquaient par le fait que le Conseil secondait le duc dans le gouvernement du duché. Le contrôle juridictionnel établi sur les officiers de justice et les receveurs ducaux se doublait d’un contrôle étroit de l’exercice de leurs fonctions.
81On le voit, l’étude de Ph. Godding dépeint admirablement l’essor d’une institution dont le rôle juridictionnel se doubla d’un rôle politique considérable à l’échelle du duché de Brabant. Par ailleurs, elle montre comment le Conseil de Bruxelles, en principe souverain, fut en réalité subordonné au Grand Conseil et donc clairement intégré à l’édifice institutionnel bourguignon. Mais cette étude met aussi en lumière les limites de la politique centralisatrice du duc Philippe le Bon : en Brabant le Conseil dut toujours compter avec la puissance des États et des villes. D’où certaines spécificités, comme l’absence d’un procureur général ou l’impossibilité d’imposer une compétence en degré d’appel, qui, par comparaison avec le Conseil de Flandre ou le Conseil de Hollande, éclairent la diversité des situations au sein de l’État bourguignon.
82Bertrand SCHNERB.
Thirteenth-century England VIII. Proceedings of the Durham Conference 1999, éd. Michael Prestwich, Richard Britnell et Robin Frame, Woodbridge, The Boydell Press, 2001, XI + 206 p.
83Le dernier volume de la série Thirteenth-century England est un bon témoignage du dynamisme de l’histoire politique, administrative et juridique de l’Angleterre au XIIIe siècle. Sur quinze communications, six portent sur les aspects politiques, quatre sur l’histoire du droit, trois sur l’histoire administrative et la logistique des armées. Cette répartition est toutefois un peu trompeuse, dans la mesure où certains auteurs n’hésitent pas à faire appel à l’interdisciplinarité. C’est le cas de la remarquable étude de David Carpenter sur la reconstruction de l’abbaye de Westminster, laquelle permet de comprendre l’étalement des travaux, la première date retenue pour l’inauguration de la nouvelle église étant la date anniversaire de la première translation d’Édouard le Confesseur, le dimanche 13 octobre 1258. La situation politique étant par trop défavorable, ce fut l’année 1269 qui fut ensuite retenue, la date de Pâques étant la même en 1163, 1258 et 1269. L’analyse du financement des travaux souligne aussi le rôle des barons dans cette reconstruction : en 1259, ils décidèrent d’autoriser la continuation des travaux, quitte à faire figurer leurs armes héraldiques dans le chœur, cette intervention étant sans doute destinée à modifier un programme iconographique jusque-là exclusivement « royal ». La crise politique du milieu du siècle est également au cœur du propos de Peter W. Edbury sur les membres de la famille de Montfort dans l’Orient latin : un passage des Gestes des Chiprois, sans doute dû à un chroniqueur au service de Jean de Montfort, cousin du comte de Leicester, présente un résumé de la situation politique anglaise en 1265 éminemment favorable au parti baronnial. D’autres communications reprennent des thèmes déjà bien connus des historiens, mais en donnent une lecture renouvelée. L’étude de Richard Huscroft sur le gouvernement de l’Angleterre pendant l’absence d’Édouard à la croisade, entre 1270 et 1274, souligne les aspects positifs de l’œuvre du gouvernement au cours de cette période, et propose de considérer les réformes engagées au retour d’Édouard dans la continuité de l’effort de Robert Burnell et de ses associés. Dans son article sur le rôle politique des chevaliers lors de la grande crise qui marqua la fin du règne de Jean sans Terre, Kathryn Faulkner étudie l’activité des chevaliers dans les comtés de Bedford, Cambridge, Huntingdon et Northampton. Elle rappelle l’importance des liens ténuriers et familiaux dans la position politique de cette catégorie, ainsi que le poids de l’intervention du gouvernement royal au niveau local, et conclut à une politisation croissante des chevaliers au début du XIIIe siècle. L’étude de Brendan Smith sur les événements politiques qui ont marqué l’Irlande entre 1220 et 1245 met en valeur la part de l’accident dans les destinées de l’île : si une bonne partie des dirigeants de l’aristocratie coloniale n’avaient pas disparu au début de la décennie 1240, il est probable que la présence anglaise se serait renforcée en Irlande, alors que les événements menèrent à une politique d’absentéisme de la part des magnats d’origine anglaise. La logistique de l’approvisionnement de l’armée royale à la veille de l’expédition gasconne de 1294 (Mark Kennedy Vaughn), le droit de frapper monnaie concédé par la royauté à certains ateliers ecclésiastiques (Martin Allen), la taille des Juifs par le gouvernement royal (Zefira Entin Rokéah) font l’objet d’analyses nouvelles. Cette dernière étude montre en particulier à quel point les documents relatifs à la taille de 1287 confirment l’hypothèse du déclin démographique et financier des communautés juives en Angleterre après l’énorme ponction de 1241.
84Les contributions portant sur l’histoire du droit soulèvent des points importants d’histoire sociale. David Crook étudie l’évolution des concessions de droit de garenne pendant le règne de Henri III, et met en valeur la manière dont cette étape cruciale dans la limitation du droit de chasse contribua à définir un statut particulier pour la noblesse anglaise. Henry Summerson suit l’évolution de l’attitude face à la peine de mort entre 1200 et 1350, démontrant qu’il s’agissait là d’un droit symbolique de leur autorité pour de nombreux seigneurs et villes. Toutefois, l’étude des décisions des jurés montre comment ils pouvaient manipuler la présentation de certaines causes de manière à éviter la peine de mort aux accusés, ce qui souligne l’importance de l’étude de la nature du châtiment comme facteur dans l’exercice de la justice. Dans son étude des cours manoriales sur les domaines de l’évêché de Winchester dans la première moitié du XIIIe siècle, K. J. Stocks propose, entre autres, une discussion particulièrement intéressante des termes utilisés pour désigner la cour de justice du manoir, mettant en valeur le lien entre la salle et la cour. On peut rapprocher de ces trois études celle de Corinne Saunders, qui analyse à la lumière des sources juridiques le thème du rapt et du mariage forcé dans les romans du XIIIe siècle écrits en anglais.
85Plusieurs communications ouvrent quelque peu l’éventail des thèmes choisis pour cette conférence : P. D. A. Harvey propose une analyse des cartes de Palestine dessinées par Mathieu Paris, suggérant que sa carte de la Palestine aujourd’hui conservée à Corpus Christi College, Oxford, qu’on peut voir comme la source d’inspiration pour les nombreuses cartes régionales qui illustrent son œuvre, est peut-être la copie d’une carte qu’un visiteur à l’abbaye de Saint-Albans aurait montré au chroniqueur. Nigel Morgan démontre que les usages liturgiques de Sarum touchèrent presque tous les diocèses relevant de l’archevêché de Cantorbéry dès le début du XIVe siècle. Le paradoxe est que ces usages, créés pour un clergé cathédral, furent imposés à un certain nombre d’églises paroissiales qui n’en avaient pas les moyens. Le résultat fut en tout cas une mise à l’écart de nombreux cultes de saints qui n’avaient pas leur place dans le calendrier de Sarum ni dans celui des églises cathédrales qui avaient adopté ce calendrier. Il faut pour finir souligner le caractère novateur de l’étude de Mark Ormrod : à partir d’une analyse du motif du senex amans dans les textes littéraires, mais aussi à la lumière des traités diplomatiques, il démontre comment plusieurs chroniqueurs justifièrent l’erreur diplomatique et militaire d’Édouard Ier face au roi de France en Gascogne par la passion sénile du roi d’Angleterre pour la demi-sœur de Philippe le Bel, Blanche, alors âgée de douze ans. Si l’histoire politique semble dominer les études de l’Angleterre au XIIIe siècle, il s’agit d’une histoire politique ouverte aux autres disciplines et novatrice dans ses méthodes.
86Frédérique LACHAUD.
The Age of Edward III, éd. James S. Bothwell, Woodbridge, York Medieval Press, 2001, VI + 232 p.
87Les césures traditionnelles de l’histoire politique anglaise expliquent sans doute que, alors que la période correspondant au règne d’Édouard II apparaît aujourd’hui négligée par la recherche, du moins dans le domaine de l’histoire politique, les travaux sur le règne d’Édouard III se sont, ces dernières années, multipliés, sous l’égide d’historiens comme Mark Ormrod ou Chris Given-Wilson. Ainsi, la conférence tenue à York en juillet 1999 sous la direction de James Bothwell et Mark Ormrod permit à onze intervenants de mettre en valeur les facettes du « temps d’Édouard III » : sans remettre en cause les acquis fondamentaux de la recherche, ces contributions viennent considérablement affiner notre perception de la vie politique dans l’Angleterre du XIVe siècle et de l’activité diplomatique et militaire qui marqua ce règne. Cette dernière apparaît primordiale : la question du style royal et celle de la succession au trône de France font ainsi l’objet de plusieurs études, qui toutes démontrent le caractère secondaire des prétentions anglaises dans ce domaine par rapport aux autres buts de guerre d’Édouard III, c’est-à-dire la défense de l’Aquitaine et la liberté de manœuvre en Écosse. Grâce à l’analyse par Craig Taylor d’un dossier utilisé par les diplomates anglais à la conférence de paix d’Avignon de 1344, on voit cependant que ces prétentions firent l’objet d’une présentation particulièrement soignée, destinée à les rendre vraisemblables, et Mark Ormrod montre comment le roi adaptait sa titulature de manière à emporter l’adhésion d’audiences différentes. La contribution à l’histoire diplomatique du règne la plus audacieuse du volume se trouve toutefois dans l’article de Clifford Rogers, qui considère le Traité de Brétigny comme une victoire complète pour Édouard III, dans la mesure où l’on peut observer que ses buts initiaux furent atteints, et cela en dépit du recul que représentait, pour les Anglais, Brétigny en regard des demandes du second traité de Londres. Quant aux succès militaires d’Édouard III, ils furent bien tributaires de la collaboration des élites militaires à l’effort de guerre, et les contributions d’Andrew Ayton sur la carrière de Sir Thomas Ughtred, un chevalier du Yorkshire, et de David Green sur la retenue du Prince Noir mettent en évidence l’importance des liens informels tissés entre voisins et compagnons sous les armes, et permettent de mieux voir quel put être le contexte social et militaire des succès anglais en France. Cette collaboration reposait en partie sur la propagande royale, dont Alison McHardy analyse les moyens : les arts visuels, comme la fameuse « verrière de Crécy » de l’abbaye St Peter de Gloucester – aujourd’hui cathédrale de Gloucester – mais aussi les prières et les sermons, les writs royaux qui ordonnaient des campagnes de prédication fournissant au clergé, selon l’auteur, la matière même des sermons. Le volume reflète une conception de la période où la guerre et la diplomatie dominent, mais deux articles portent sur l’évolution politique interne de l’Angleterre : James Bothwell souligne l’efficacité de la politique d’Édouard III à l’égard de la noblesse, les élévations de 1337 étant perçues par l’auteur comme le moyen de légitimer des redistributions de terres controversées, tandis que l’étude de Caroline Shenton, centrée sur une analyse des comptes de John de Cologne, armurier d’Édouard III, qui supervisa en novembre 1330 la fabrication de plusieurs aketons de luxe destinés à un petit groupe d’hommes proches du roi, autorise une meilleure connaissance de ceux qui aidèrent le jeune roi dans sa prise de pouvoir en octobre de cette année-là. Anthony Musson et Richard Partington apportent une note originale à notre perception de l’importance du règne dans l’histoire de la législation et de l’administration anglaises : le premier propose de réévaluer l’activité d’Édouard III en matière législative, en suggérant que son règne vit des changements importants dans le domaine de la procédure, et que le roi continua à participer directement à l’activité législative. Quant à Richard Partington, il s’attache au groupe peu connu des sergents d’armes du roi, qui constituaient sa garde personnelle, mais dont la fonction évolua de manière à permettre au gouvernement royal d’intervenir de manière rapide et directe dans les localités, parfois contre les grands. Un certain consensus sur le caractère positif de cette période dans l’histoire de l’Angleterre se dégage de l’ouvrage, ce que la belle introduction critique au volume par Chris Given-Wilson et Michael Prestwich semble quelque peu regretter, et les aspects sociaux, économiques et culturels sont négligés, mais on appréciera la finesse des points de vue exposés et les nuances apportées à un tableau déjà bien connu des historiens.
88Frédérique LACHAUD.
Concepts and Patterns of Service in the Later Middle Ages, éd. Anne Curry et Elizabeth Matthew, Woodbridge, The Boydell Press, 2000 (The Fifteenth Century, I), XXIII-195 p.
89Le remarquable volume d’études sur le service au XVe siècle, fruit de la conférence qui a eu lieu à Reading en septembre 1998, renouvelle l’approche de cette notion en proposant des éclairages très différents. Service et récompense pour le service au sein de la noblesse sont considérés par Alexander Grant dans son étude sur le service noble en Écosse. Il contribue notamment à remettre en question les thèses dominantes sur la primauté des liens de patronage établis sur le modèle de la « pseudo-féodalité » (bastard feudalism) dans la société de la fin du Moyen Âge, en proposant de réévaluer de manière positive les liens établis par la concession de tenures en échange du service, entendu de manière large, au moins pour la durée de vie des contractants. La question du lien entre noblesse et service est aussi envisagée par Ralph Griffiths, dans son étude du projet de réforme élaboré dans l’entourage de Marguerite d’Anjou pendant l’exil lancastrien au château de Kœur. Celui-ci comprenait notamment une réflexion sur la manière de restaurer les moyens du patronage royal en rendant les officiers nommés par le roi plus indépendants de l’influence des nobles locaux comme des magnats, et en éliminant les sources d’abus, en particulier le cumul des offices. L’examen de la situation dans les différentes régions dominées par les Lancastre avant la déposition de 1460-1461 permet en effet de constater que les officiers n’y étaient généralement pas assez nombreux, incapables du coup d’assumer convenablement leurs tâches, et que la noblesse locale tendait à mettre la main sur ces offices, ou bien à y faire nommer des hommes à son service. La nostalgie d’un « âge d’or » du service est bien présente dans ce projet : la contribution de David Morgan sur le service dans l’hôtel du roi Lancastre Henri V montre que monuments funéraires et littéraires contribuèrent à transmettre le souvenir de la gloire de ce règne comme à créer le mythe d’un lien organique entre éthique militaire et bien public. Le paradoxe est que l’idée du service comme s’incarnant par excellence dans le service militaire se perpétua sans ce qui en faisait l’essentiel, la retenue de l’hôtel.
90La contribution de Kathleen Daly apporte en contrepoint un certain nombre de réflexions sur la situation des officiers en France, à partir de l’exemple de la Chancellerie, de la Chambre des comptes et des Parlements. L’idéal de service nourri dans ce milieu participait fortement de l’idéal du prince développé dans la littérature des miroirs. La réalité était moins brillante : l’office était un enjeu familial, qui faisait aussi intervenir des réseaux de protection, et la succession aux offices devait impliquer des transactions financières, même si celles-ci ne devinrent avouées qu’au XVIe siècle. L’article de Michael Jones sur les récompenses pour le service dans la Bretagne de la fin du Moyen Âge confirme l’importance des profits financiers que les officiers pouvaient tirer du service du duc. La pauvreté documentaire peut en effet être compensée, dans le cas de la Bretagne, par l’étude des manoirs construits par les hommes au service du duc. À partir de quelques exemples, comme le manoir de l’Etier-en-Béganne, construit par Guyon de Carné, trésorier et receveur-général de Bretagne (1445-1446) et membre du conseil du duc François, ou encore le manoir du Hac-au-Quiou construit par Jean Hingant, chambellan et conseiller des deux ducs, Michael Jones démontre comment les officiers du duc investirent une partie de leurs revenus dans le paraître.
91Il ne faut pas pour autant sous-estimer l’idéal de service. Dans son article sur la préparation au service dans l’Église anglaise à la fin du Moyen Âge, Virginia Davis démontre qu’il était relativement facile d’être ordonné. Mais l’obtention d’un bénéfice était le lot de ceux qui avaient à leur disposition des appuis importants ; ceux qui obtenaient jeunes un premier bénéfice cumulaient ensuite les bénéfices, mais les autres éprouvaient de grandes difficultés à faire carrière sans le soutien de patrons influents. Le paradoxe fut que l’Église séculière continua à attirer les vocations pendant tout le XVe siècle : on peut y voir la conséquence du fait que, en dépit de la difficulté d’obtenir des bénéfices, l’Église continuait à offrir des opportunités de carrière raisonnables, en raison de la demande en messes, en chapelains stipendiés, en prêtres de chapellenies, et que la vocation religieuse comme l’idéal de service demeuraient importants pour de nombreux clercs.
92La notion d’éthique du service est également envisagée par Jeremy Catto, dans son article sur maîtres, patrons et carrières des gradués en Angleterre. Il souligne l’importance du diplôme pour faire carrière au XVe siècle, mais préfère parler de relation contractuelle plutôt que de relation de service pour caractériser les rapports entre les maîtres de l’Université et leurs patrons. Par ailleurs, les relations entre gradués et patrons n’étaient pas les mêmes selon les facultés. Les gradués en droit apparaissent ainsi comme des experts indépendants aux services desquels on pouvait recourir de temps à autre ; les médecins étaient par contre beaucoup plus dépendants de l’appui de la noblesse et de la cour, en particulier lorsqu’ils tentèrent d’établir une profession organisée de manière nationale à partir de 1420. Quant aux théologiens, s’ils pouvaient devenir confesseurs dans les hôtels nobles, leurs carrières se firent avant tout au service de l’État et de l’Église. Pour Jeremy Catto, en Angleterre, c’est bien l’État qui apparaît comme le premier pourvoyeur de carrières pour les gradués, donnant du coup un caractère public à leur tâche, et contribuant à développer l’éthique du service public.
93Deux articles viennent prolonger cette réflexion en étudiant les conditions du service dans des catégories plus modestes de la société. Dans son article sur la définition du serviteur, P. J. P. Goldberg souligne le fait que le service recouvrait une relation dynamique, puisque le serviteur ou la servante espéraient se marier et tenir ensuite leur propre maison, une promotion facilitée par des contrats courts. Le service remplissait aussi une fonction sociale essentielle, permettant la survie des enfants à une période de leur vie où ils risquaient de perdre leurs parents, comme l’intégration dans des réseaux divers, et il n’eut pas, jusqu’à la fin du XVe siècle, de connotation péjorative, ce que confirme la diffusion d’une littérature de bonne conduite, comme le poème How the Goodwife taught her Daughter, au bénéfice des jeunes filles de bonne famille qui entraient au service d’une autre maison, et du culte de sainte Zita, devenue Sitha en Angleterre, dans les classes aisées, voire aristocratiques. Mais la demande accrue en serviteurs, surtout dans les villes, fut un facteur de tensions sociales. Elle contribue à expliquer la naissance d’une législation sur le travail, que suit Chris Given-Wilson à partir de la première ordonnance des travailleurs, datée de juin 1349. Cette législation fut sans cesse adaptée pour faire face à la situation : dans un premier temps, le souci des législateurs fut de contrôler les salaires, une politique qui se fit avec l’appui des localités, en partie parce que celles-ci pouvaient tirer profit des amendes levées pour infraction à la législation sur le travail afin de diminuer leur participation à l’impôt. La législation introduisit ensuite l’obligation de travailler, limita l’apprentissage aux enfants de parents aisés, et tenta de restreindre la mobilité et la flexibilité du marché du travail, le statut de Cambridge de 1388 allant jusqu’à interdire les déplacements non justifiés. On doit aussi considérer cette politique sous ses aspects positifs : elle avait également pour but de limiter les problèmes soulevés par la pauvreté, ce qu’on peut mettre en rapport avec les critiques adressées à l’Église sur la manière dont elle remplissait ses obligations charitables, et les paysans de statut servile purent tirer parti, dans un premier temps, de l’ingérence de la royauté dans les relations qu’ils entretenaient avec leur seigneur. Mais une fois la reprise démographique assurée, les lois en place accordaient à l’autorité publique des pouvoirs très importants qui allaient s’exercer au détriment des travailleurs.
94Frédérique LACHAUD.
Voyages et voyageurs à Byzance et en Occident du VIe au XIe siècle. Actes du Colloque international de Liège 1994, Liège, 1999.
95La publication tardive d’un colloque tenu à l’Université de Liège en 1994 permet aux médiévistes de s’intéresser une fois encore au thème du voyage et aux voyageurs du monde médiéval. Dix sept communications et un relevé de conclusions dû à Jean-Louis Kupper dressent un état des voyages dans le monde occidental et oriental. Les limites géographiques envisagées sont larges ; elles couvrent, en effet, une zone qui s’étend de l’Europe du Nord à la Russie, l’Arménie, l’espace germanique et l’empire byzantin. La chronologie étudiée s’étend des premiers moments du haut Moyen Âge jusqu’au XIIIe siècle même si la période la plus valorisée est celle des VIIIe-XIe siècles. Le volume s’ouvre sur un rappel général de l’image du monde de l’Antiquité au Moyen Âge (Hossam Elkhadem). La richesse documentaire du livre est importante car l’éventail des sources utilisées est très large ; il se fonde d’abord sur les sources narratives le plus souvent hagiographiques ; à celles-ci il faut ajouter les sources archéologiques et iconographiques qui attestent, notamment, l’extrême maîtrise du bois et de la gestion de cette ressource fragile sur les bords de la mer du Nord (M. de Waha).
96Il est possible de dégager trois grands thèmes d’étude dans ce colloque : les espaces, les hommes et les techniques de communications sont tour à tour envisagés. Les espaces sont dilatés, mieux maîtrisés, grâce aux routes dont l’importance varie au cours de la période considérée : le déclin des routes terrestres d’Asie Mineure à partir de la conquête turque du XIe siècle accompagne la montée en puissance de l’itinéraire maritime à partir de Thessalonique (M. Kaplan). Les trois routes possibles entre les provinces occidentales et orientales de l’empire romain perdurent pendant le haut Moyen Âge et Dietrich Claude voit varier les durées des trajets en fonction des descentes et remontées des fleuves.
97Les hommes constituent la trame essentielle du volume : pèlerins, marchands et diplomates forment le gros des troupes qui arpentent le monde connu. Les récits de voyageurs sont précieux d’autant plus qu’ils ne sont guère abondants. Le monde byzantin est à cet égard assez pauvre car, rappelle Nicolas Oikonomidés, la pénurie de textes s’explique à la fois par l’attirance plus forte vers le passé plus que vers l’espace de la part des chroniqueurs byzantins et par la structure commerciale de l’empire qui sépare nettement les pieds poudreux provinciaux qui voyagent effectivement mais n’écrivent pas et le marchand constantinopolitain rivé à sa capitale et qui a les moyens, lui, d’écrire et qui ne le fait pas toujours. Dans les deux espaces, les pèlerins, eux, ont laissé des écrits contrairement à bon nombre de marchands qui n’ont pas éprouvé le besoin ou l’envie de laisser une trace écrite de leurs voyages.
98L’importance des pèlerinages est essentielle aussi bien à l’intérieur du monde oriental où le pèlerinage à Jérusalem est une référence absolue (P. Maraval) que pour les pèlerins occidentaux dont l’étude prosopographique menée par Michael MacCormick souligne l’importance des laïcs dans des pratiques trop souvent assimilées et réduites à un monde essentiellement clérical. Les rapports d’ambassadeurs qu’ils soient issus du monde byzantin (E. Malamut) ou issus du monde germanique comme Liutprand de Crémone (M. Balard) sont beaucoup moins fréquents : beaucoup ont voyagé et peu ont écrit. La question de la réalité de la transmission des ordres entre la capitale impériale et les provinces est une question centrale ; J. Shepard rappelle la vigilance accrue des empereurs pour la surveillance de leurs frontières et des voyageurs dans l’empire : ils chargent le logothète du drome des relations diplomatiques officielles et secrètes seules aptes à dissuader un chef barbare de lancer une attaque sur l’empire. La non-émergence d’un corps d’ambassadeurs ou du moins de personnalités est liée au caractère ponctuel de ces ambassades qui tranche avec les personnages étudiés par Janet L. Nelson : ce sont les voyageurs carolingiens qui construisirent l’Europe carolingienne ; legati, missi, et les femmes jouèrent un rôle central dans la dilatation de l’espace soumis au moins culturellement aux carolingiens.
99Tous les récits mettent en évidence la marginalité du voyageur : marginalité qui s’exprime par les peurs et les humeurs des voyageurs. Cette marginalité est due essentiellement à la rupture des limites, des cloisons qui emprisonnent la société médiévale qu’elle soit occidentale ou orientale. Le monde des voyageurs est un monde décloisonné où seul un groupe peut survivre : l’homme seul ne peut pas affronter le voyage. La solidarité nécessaire se manifeste dans les communautés juives traditionnellement assimilées aux pratiques du grand commerce : pour Jean-Pierre Devroey et Christian Brower, l’équation juif = voyageur relève d’une vision partielle des sources qui focalisent l’attention sur un phénomène dont ils ne nient, cependant, ni l’existence ni l’importance. Pour les deux auteurs, le rôle des juifs dans le grand commerce est lié à trois facteurs ; les juifs occidentaux partagent le sentiment d’appartenance à une même communauté dispersée dans un espace très large, la solidarité des communautés est très forte dans ces espaces et enfin le monde juif étant un monde essentiellement urbain, les activités commerciales ont logiquement été favorisées. Les pistes de travail lancées sont nombreuses car elles font appel à une étude encore balbutiante dans les sources hébraïques et arabes malgré les travaux déjà menés. Ce besoin du voyage ou cette curiosité qui peut pousser sur les routes médiévales suscitent des réprobations et des attitudes ambiguës, particulièrement dans le monde monastique : comment concilier les idéaux du monachisme et ceux de la pérégrination ? Quel modèle peut offrir le saint pérégrinant ou errant ? Pour Jean-Marie Sansterre, le modèle de la peregrinatio ne peut convenir qu’à des âmes d’élites : le but de l’hagiographie de ces errants n’est certes pas d’offrir des modèles à suivre par le commun des moines.
100Les multiples problèmes liés au voyage fournissent le troisième thème d’étude du colloque : quels sont les outils matériels et conceptuels de la communication entre indigènes et voyageurs ? Les organisations marchandes de l’Europe du Nord étudiées par Stéphane Lebecq changent de statut aux alentours du IXe siècle, passant d’une petite entreprise artisanale à un modèle de société pré-capitaliste divisant le capital et le travail. Cette évolution est due aux contacts avec le monde byzantin qui accorde une place particulière aux entreprises communautaires où le capital ou le travail sont divisés. Le deuxième problème technique abordé est celui de la langue : comment communiquer notamment entre Grecs et Russes ? Qui connaissait la langue de l’autre et quelle langue connaissait-on ? Les sceaux grecs qui circulent en Russie encore au XIIe siècle ne doivent pas faire illusion ; si une partie de la population russe connaissait le démotique, ni l’attique ni la koinè n’étaient connus et certains artisans de Novgorod au XIIe siècle ne connaissaient pas l’alphabet grec (Francis J. Thomson). Les voyageurs arméniens, étudiés à travers les sources arméniennes par Robert W. Thomson, sont eux beaucoup plus grécophiles et certains en Arménie se méfient de l’influence trop directe que pourrait jouer Constantinople par l’intermédiaire de ces hellénisés : cela n’empêcha pas les traductions de beaucoup se développer dans un milieu très largement dépendant du grec depuis le IVe siècle. Le problème de la langue peut revêtir un aspect beaucoup plus essentiel lorsqu’il touche à la pratique religieuse : les missions de saint Boniface le mettent en contact avec l’aire germanophone dans laquelle les confrontations langagières sont multiples ; Michel Banniard réexamine les deux dossiers célèbres du « prêtre bavarois qui prononçait mal la formule baptismale, de la mésaventure culturelle du jeune Grégoire, futur abbé de Trèves et enfin de l’affaire du Credo que Boniface dut réciter au pape ». Contrairement aux affirmations trop vite et trop traditionnellement posées, ces trois dossiers sont des marqueurs de l’émergence d’une attention aux langues vernaculaires et aux possibilités d’une acculturation : l’interdialectalité est le phénomène sociolinguistique majeur du haut Moyen Âge, on le sait, mais sa composante horizontale est au moins aussi importante à considérer que la structure verticale qui sépare la Romania du reste de l’Europe. Le compromis langagier fut aussi la voie de la christianisation de l’Europe du Nord.
101Ce colloque a relancé la réflexion sur des thèmes traditionnels mais renouvelés qui tous mettent en avant le maintien de l’activité en Méditerranée malgré les conquêtes arabes et sur les liens entretenus entre l’Europe chrétienne et musulmane. L’étude des voyageurs démontre à la fois le profond dynamisme culturel religieux économique et politique de l’empire carolingien et l’importance de la circulation des hommes, des idées et des produits dans tout l’espace méditerranéen. Il reste à souhaiter que le voyageur médiéval fasse encore l’objet de nouveaux travaux aussi féconds, car le thème est, fort heureusement, loin d’être épuisé.
102Christine BOUSQUET-LABOUéRIE.
L’étranger au Moyen Âge. Actes du congrès de la SHMESP, Paris, Publications de la Sorbonne, 2000, 308 p.
103Traditionnellement le congrès de la société des médiévistes de l’enseignement supérieur public donne lieu, chaque année, à la publication des actes dans un délai très rapide. Ainsi en est-il de ce volume consacré à l’étranger au Moyen Âge reprenant les 19 communications allemandes et françaises prononcées à Göttingen dans le cadre de la Mission historique française qui a reçu les médiévistes des deux pays. À ces 19 communications, s’ajoutent une préface de la présidente d’alors de la SHMES, Claude Gauvard, rappelant les enjeux d’un tel colloque et la conclusion due à la plume d’un collègue étranger, Otto Gehrard Oexle, directeur de l’institut Max-Planck d’histoire, associé au congrès tenu en Allemagne. La question de l’étranger est l’une de celle qui intéresse au plus haut point les médiévistes mais d’abord tout citoyen actuel confronté aux défis permanents d’une société en mutation et ouverte aux autres, parfois à son corps défendant. Les questions que se posait la société médiévale restent étrangement d’actualité : qui est l’étranger ? comment vivre à l’étranger ? quel regard jette-t-on sur l’étranger, sur l’autre que l’on ne connaît guère ou que l’on ne reconnaît pas. Ces questionnements ne sont certes pas nouveaux chez les médiévistes et bon nombre de colloques et de publications ont déjà posé ces questions : la société Jean-Bodin avait, notamment, en son temps, jeté les bases d’une telle réflexion, mais l’ampleur du problème suppose des réponses concrètes locales, à partir d’exemples précis, quotidiens dont les aspects multiformes peuvent donner naissance encore à de multiples travaux. Les réponses apportées par ce volume contribuent à dessiner un portrait de l’étranger : le but de ce livre n’est certes pas d’en figer un visage définitif mais de tracer les contours de celui-ci.
104Les difficultés pour traiter un tel sujet sont nombreuses et les communications en font ressortir trois grands types auxquels sont confrontés les médiévistes ; la première est d’ordre documentaire et tous insistent sur cet aspect du problème : les sources écrites sont souvent lacunaires ou du moins fort peu prolixes sur l’étranger ; elles se contentent le plus souvent de noter l’origine étrangère d’une reine mérovingienne (Ph. Depreux) ou d’un Italien prébendé dans le royaume de France, pour retenir deux des exemples traités (P. Montaubin). Les hautes ou basses périodes sont presque d’ailleurs tout aussi décevantes dans le domaine de la documentation : elles donnent finalement rarement de chair à un homme ou à une catégorie d’hommes qu’il serait alors simple d’étudier.
105La deuxième difficulté est d’ordre méthodologique : quels qualificatifs convient-il d’appliquer pour appréhender l’étranger ? un adjectif de nationalité est-il opérationnel pour qualifier d’étranger un abbé français dirigeant un monastère normand en vue de le rénover (V. Gazeau) ? l’étranger est-il un inconnu dont on ne sait rien quand il est le représentant d’un empereur tel Nicolas de Poplau (Werner Paravicini) ou lorsque, artiste en vogue auprès des princes, il est appelé pour un nouveau destin par un duc de Bourgogne soucieux de voir mis en images son visage de souverain et de mécène (S. Cassagnes-Brouquet) ? La méthodologie qualitative appliquée à l’étude de l’étranger repose essentiellement sur le troisième type de difficultés liées à ce thème précis. Celui-ci est lui d’ordre épistémologique : qui est l’étranger et auprès de qui l’est-il ? Vaste question dont il est impossible de donner une réponse opérationnelle pour tous les ressortissants de cette catégorie quelle que soit la période ou le lieu considéré.
106L’étranger au Moyen Âge est difficile à saisir car il devrait d’abord apparaître – si l’on en croit le titre du volume – comme un homme seul ; pourtant 14 des communications traitent des étrangers qu’ils soient les cathares que l’on exclut et deviennent des étrangers à leur corps défendant (E. Bozoky), des artistes employés de maîtres à la faveur changeante, des mudéjares du Portugal dont le facteur d’étrangeté est presque uniquement le critère religieux (S. Boissellier). La difficulté à identifier et à individualiser un étranger est le premier aspect qui ressort de ce colloque : lorsque cela est possible, son portrait est globalement porteur de méfiance ; il peut, tour à tour, être l’étudiant expatrié faute d’universités satisfaisantes dans sa sphère d’origine géographique, et qui est le plus souvent confronté au problème chronique et récurrent du manque d’argent (E. Mornet et J. Verger), mais aussi le pèlerin, lui aussi un étranger, qui cherche des points de repère pour donner corps à la lecture topographique et chronologique de la Bible : il est celui qui veut à l’instar de Félix Fabri faire de l’étranger son domaine (Ph. Braunstein). Mais il peut aussi revêtir les visages beaucoup plus troubles de l’hérétique, du moins de celui qui, le premier, a transmis l’hérésie ; l’empoisonneur est aussi un exemple de cet étranger à qui il convient de donner un nom et une identité porteuse de la violence la plus xénophobe (F. Collard).
107Les questionnements multiples qui figurent dans ces articles font ressortir une palette de visages que leurs contemporains devaient d’abord définir pour les appréhender. Comment les Européens, de manière générale, ont-ils ressenti ces hommes qualifiés d’étrangers ? Il est frappant de constater qu’ils sont plutôt assez bien acceptés. Les conflits et les reproches qui leur sont faits tiennent surtout à leur absentéisme quand ils occupent des bénéfices ecclésiastiques (P. Montaubin) : la critique porte sur la pratique beaucoup plus que sur leur nationalité qui ne sert qu’à appuyer les revendications d’autres clercs moins chanceux. L’absentéisme n’est pas le monopole des étrangers ! Le deuxième reproche que l’on retrouve est d’être l’homme ou les hommes d’un autre : homme du pape, hommes du roi de France ou du roi d’Angleterre, l’étranger n’est certes pas un inconnu mais un homme dont on connaît l’origine – allemand, sarrasin, italien disent les nouvelles de langue d’oïl (M. Th. Lorcin). Le côté rassurant, connu permet alors la critique : est-elle alors strictement celle de l’étranger ? Cet étranger ne pèche pas ou guère par son étrangeté. Le paradoxe de cet homme venu d’ailleurs, qui est parti pour un voyage aux multiples dangers, peut aussi être en position de force, tel le roi de Navarre (B. Leroy), ou un vainqueur de la guerre ; cet étranger qui devrait être honni est relativement bien supporté dans la mesure où il se rallie à la législation locale dont il reconnaît alors pleinement la supériorité plus grande que celle de la faveur des armes.
108La panoplie des hommes regroupés sous le vocable d’étrangers s’articule non pas seulement autour de notions géographiques ou nationales peu opérationnelles pour une grande partie de la période médiévale, mais autour de couples d’inclusion et d’exclusion : ailleurs et ici, au dehors et au dedans, citoyen non-citoyen et surtout chrétien non-chrétien qui constitue finalement la forme la plus tangible ou la moins contestable d’étranger dans cette société. Le juif, le sarrasin, l’hérétique présentent des visages négatifs même si à l’image de quelques autres, Guillaume de Rubrouck (F. Schmieder) ou le pèlerin Felix Fabri ont des attitudes moins tranchées, eux qui ont vécu au contact quotidien des étrangers.
109Comment ne plus être étranger dans la société médiévale ? La définition juridique de l’étranger et de la manière dont on peut cesser de l’être est une question fondamentale (P. Gili) car elle renvoie à l’image de cet homme qui, finalement, n’est étranger non parce qu’il vient d’ailleurs et parfois même de l’imaginaire du monde médiéval (E. Malamut), mais parce qu’il entend rester étranger à la société qui l’accueille bon gré mal gré : la fracture entre les hommes, décrite par le discours de Lucas de Tuy, s’applique à tout le monde médiéval (P. Henriet).
110Les sentiments de précarité et de mépris peuvent être très forts mais ne sont jamais porteurs de totale exclusion : même la main-d’œuvre servile en Avignon arrive à s’intégrer plus ou moins mais on la voit quitter son statut d’étranger (Ph. Bernardi). Ce statut est surtout lié à la république des lettres dont profitent les étudiants et les enseignants, à l’internationalisation d’une aristocratie dont les genres de vie et les intérêts communs fonctionnent par-delà les étiquettes géographiques.
111La chronologie étudiée s’étire d’un bout à l’autre du Moyen Âge, l’espace géographique considéré est à la mesure de l’Occident médiéval en contact avec la Terre sainte et l’Asie lointaine. La place de l’Allemagne médiévale est particulièrement mise en valeur aussi bien dans la philosophie de l’étranger telle qu’elle s’exprime sous la plume d’E. Schubert mais aussi concrètement à travers la prédication menée par les missionnaires du monde germanique à la rencontre des peuples païens (G. Bührer-Thierry). Les différentes catégories sociales sont tour à tour évoquées avec une surreprésentation des hommes, des jeunes surtout. Mais il existe une catégorie d’étrangers qui a presque totalement échappé à ce colloque : c’est celle du marchand, cet homme qui va et qui vient, qu’il soit pied poudreux ou facteur d’une grande compagnie italienne. Il est étranger, réside à l’étranger, et est cependant un acteur important de l’activité économique. Le deuxième aspect qui lui aussi devrait faire l’objet d’un nouveau volume concerne l’étranger tel qu’il se voit lui-même, tel qu’il se met en scène comme étranger, comment il doit négocier, se protéger, voire se déguiser : les textes des marchands et des pèlerins ne manquent pas de souligner ces aspects ; la pratica della mercatura de Francesco Pegolotti est bien connue, le récit de Maître Thietmar est aussi édifiant à ce propos. La mise en scène de l’étranger commence par la sienne et par le choix qu’il fait de ne pas décrire Jérusalem trop connu pour s’intéresser à autre chose.
112L’absence des sources iconographiques contribue à donner une image raisonnée du statut de l’étranger. Il faudra sûrement dans l’avenir s’intéresser au portrait que les imagiers, porteurs et témoins de la conscience et de l’imagination collective, dressent de la place de cet homme : l’ont-ils marginalisé, dissimulé, intégré, ont-ils durci les relations à entretenir avec lui ou les ont-ils gommées ? Il existe encore de nombreuses questions à poser à l’étranger. La conclusion peut être laissée provisoirement à un absent de ce colloque, Marco Polo, qui n’a cessé d’être un étranger ; parti d’Italie à 15 ans pour vivre en étranger à la cour mongole, et revenir mongol à Venise à 45 ans : il invite ses concitoyens italiens à partir pour être à leur tour des étrangers en leur vantant les bénéfices liés à la condition d’étranger qui permet tous les excès : « Dans cette contrée, nos jeunes gentilshommes de 16 à 24 ans, feraient bien d’aller faire un tour : ils y auraient des filles en veux-tu en voilà et on leur demanderait de les prendre gratis ! »
113Christine BOUSQUET-LABOUéRIE.
L’artisan au village dans l’Europe médiévale et moderne. Actes des XIXe Journées internationales d’Histoire de l’abbaye de Flaran, 5-7 septembre 1997, Mireille Mousnier éd., Toulouse, 2000, 336 p.
114La publication d’un numéro des Cahiers de Flaran est toujours un événement attendu des historiens, en particulier des spécialistes du monde rural. La parution du no 19, reprenant les actes des journées de septembre 1997 est d’autant plus importante que le sujet abordé est original. Effectivement, si l’artisanat urbain a fait l’objet de nombreuses études, il n’en est pas de même pour celui des campagnes. Pourtant, depuis quelques années, des monographies régionales voient le jour, qui prennent appui sur une production ou sur une province. Il convenait donc de faire le point de la recherche sur ce thème malheureusement souvent délaissé par les historiens au profit des seuls archéologues.
115Le propos de ces articles est pluridisciplinaire, synthèses de chercheurs formés à la fois à l’histoire des textes et à l’archéologie de terrain, incluant donc les résultats de fouilles. Pour le thème traité, cette perspective est fondamentale, et l’on peut espérer qu’elle fasse école.
116En dépit de quelques erreurs d’impression, principalement la page 270 qui n’a pas été imprimée (que le lecteur devra demander au libraire), et si l’on peut déplorer l’absence de cartes des lieux pour quelques articles, l’ensemble est très bien documenté. Des 15 communications du colloque, seules 14 ont été publiées. La parution en 1999 de l’ouvrage de D. Cardon sur la draperie européenne permettra de compléter les actes de ces journées de Flaran auxquelles cet auteur avait également participé.
117Le choix chronologique annoncé dans le titre est bien respecté. Ce n’était pas si évident pour les périodes les plus anciennes et l’usage de l’archéologie trouve ici toute sa signification. On doit remarquer la prédominance des études méridionales et même si les rapports permettent de sortir du cadre espagnol, italien et pyrénéen, l’Europe septentrionale est absente à l’exception d’un seul exemple. Il faut donc faire attention à ne pas généraliser hâtivement les études de cas : des appels à la prudence ponctuent d’ailleurs cet ouvrage.
118L’introduction de R. Fossier apporte les définitions nécessaires à cette étude et dépeint les grandes évolutions structurelles du secteur et ses rapports avec les villes. Surtout, il a le mérite de poser les bonnes questions.
119La draperie est ensuite le premier secteur à faire l’objet d’une attention particulière. Les deux articles de F. Brumont et de J.-M. Minovez concernent deux régions pauvres, le nord de l’Espagne et les Pyrénées françaises. Ils montrent combien les circuits de production sont organisés et peuvent s’adapter à la conjoncture, grâce à leur flexibilité et à la mobilité artisanale. Des liens importants existent, dès le XVIe siècle, entre un marché aléatoire et les producteurs de la Rioja. Pour ces artisans, la double activité est une nécessité, mais dans les Pyrénées, à l’époque moderne, la culture d’un lopin devient financièrement très secondaire.
120Le rapport de D. Gasparini tranche par la richesse de son corpus documentaire. Il permet de mettre en relief la forte urbanisation et l’aisance économique d’une Vénétie des XVe et XVIe siècles, bien desservie par des voies de communication. L’artisanat y apparaît moins comme une nécessité pour subsister, que comme une activité lucrative de type capitaliste à laquelle toute la population participe. Ici ce n’est plus la nature qui propose une production, c’est le marché qui impose ses besoins.
121Le volume continue par le secteur de la terre cuite qui fait l’objet de deux articles. Le règlement normand des potiers du Molay-Littry, étudié par A.-M. Flambard-Héricher, est un remarquable document de la fin du Moyen Âge. Il témoigne de l’existence d’organisations communautaires à vocation professionnelle dans le monde rural, alors que bien souvent ces structures ont été attribuées aux seules villes. Il peut être comparé à l’exemple normand de Ger, récemment publié [2], et à ceux connus en Bretagne, Pays de Loire et Bourgogne. Le rapport d’O. et J. Chapelot est de loin la synthèse la plus complète existant à ce jour sur la poterie et la terre cuite architecturale, deux domaines bien distincts l’un de l’autre. Comme dans les contributions sur les productions du verre (D. Foy) et le rapport de M. Arnoux, l’ensemble des aspects internes et externes aux métiers sont répertoriés avec leur lot d’interrogations. Dans tous les artisanats du feu, le rôle de l’archéologie est primordial : il permet d’étudier l’origine de la matière première et de classer les processus de fabrication et les évolutions techniques (les glaçures stannifères, l’apparition d’un nouveau fondant). En parallèle, les conséquences sur la condition des artisans et les facteurs matériels de la production sont mieux saisis. Le statut des artisans est ainsi de plus en plus lié à la réussite économique d’un secteur, seigneurs et marchands ayant vite fait de mettre la main sur les pans les plus fructueux d’un artisanat. Cette appropriation est facilitée par le fait que les élites possèdent le combustible. Cela leur permet aussi de refuser toute avancée technique comme le montre I. Carrión Arregui à partir de l’exemple de la sidérurgie basque. Par deux approches complètement différentes, M.-C. Bailly-Maître et C. Verna illustrent l’éventail des sources à notre disposition. Elles nous livrent ainsi de nouvelles perspectives sur le travail et la condition des diverses catégories de forgerons.
122J. C. Enriquez et A. Blasquez entraînent le lecteur dans les activités non agricoles de la Biscaye moderne. Leur article comme celui d’I. Carrión Arregui permettent d’appréhender une même région par le zoom d’une activité et le grand angle d’une synthèse avec ses lieux communs et ses particularismes. R. Ojeda San Miguel clôt le versant espagnol sur l’échec cantabrique, conséquence de la pauvreté de la région et de ses habitants.
123Pour finir, A. Belmont fait le point sur l’itinérance artisanale et son cortège de difficultés. Les catégories proposées sont parlantes puisqu’elles peuvent être mises en relation avec certaines professions. Les questionnements des conséquences des migrations sur les cadres de vie des sociétés de départ sont passionnants et montrent l’étendue des recherches à effectuer. Ce dernier point semble significatif des préoccupations actuelles des historiens qui, en dépit des obstacles, s’attardent de plus en plus sur l’homme caché derrière chaque artisan et sur ses relations avec son environnement. Certes, cela s’accompagne de recherches sur les techniques, sur le contexte économique et les liens avec le marché, mais l’optique anthropologique est véritablement abordée.
124La masse d’information fournie est telle qu’il est bien délicat de conclure en quelques lignes. Les questions qui surgissent au fil de la lecture sont nombreuses. Ainsi, il faudrait de plus en plus, à l’instar de ce qui se fait pour l’époque moderne, oser mettre en parallèle les différents secteurs de production médiévaux. Ainsi ne pourrait-on pas comparer parallèlement les réglementations des métiers de la terre cuite et de ceux du fer ? La Normandie offre un exceptionnel champ d’investigation croisé. Il conviendrait aussi de chercher à mesurer l’impact des activités artisanales sur l’économie de la seigneurie rurale et donc le rôle moteur ou non suivant les époques et les secteurs de l’aristocratie dans son développement. Il faut aussi attirer l’attention sur le grand absent de ces actes : le bois d’œuvre. Ce n’est pourtant pas faute de tenir une place fondamentale dans l’économie traditionnelle comme matériau de construction. Il n’est plus possible de se satisfaire aujourd’hui de quelques mentions éparses.
125Ces divers points ne constituent pas des critiques, mais sont plutôt la conséquence de la lecture d’un ouvrage très stimulant. Le réservoir de données qu’il constitue, y compris les bibliographies complémentaires, en fait, à n’en pas douter, un des outils indispensables pour tout historien du monde rural et de l’artisanat. Espérons qu’il saura éveiller de nouvelles vocations.
126Alain CHAMPAGNE.
Isabelle Brian, Messieurs de Sainte-Geneviève. Religieux et curés de la Contre-Réforme à la Révolution, préface de Dominique Julia, Paris, Éd. du Cerf, 2001, 552 p.
127La congrégation des chanoines réguliers de Sainte-Geneviève a définitivement disparu à la Révolution. Sans successeurs, ces religieux n’ont pas eu la fortune historiographique des membres des instituts religieux reconstitués au XIXe siècle, comme la compagnie de Jésus. Seul le chanoine Pierre Feret leur consacra, en 1883, un ouvrage érudit mais le savant historien de la faculté de théologie de Paris se plaçait dans une perspective apologétique et manifestait un ultramontanisme militant, peu propre à la compréhension de prêtres dont l’élite fut gallicane et janséniste... J’ai rencontré, pour ma part, les génovéfains au début des années 1960 où Jeanne Ferté venait régulièrement présenter au séminaire d’Alphonse Dupront les chapitres de son édition partielle des Mémoires de Paul Beurrier, curé de Saint-Étienne-du-Mont, si pieusement content de lui. Ce travail fut soutenu en 1962 comme thèse complémentaire. Il s’agissait d’une recherche véritablement scientifique dont on doit souhaiter la publication mais elle est limitée à un homme et centrée sur l’étude des paroisses de Nanterre et Saint-Étienne-du-Mont. Le livre d’Isabelle Brian vient donc combler une lacune. Elle le fait avec bonheur car elle est restée fidèle au programme qu’elle s’était fixé, d’éviter le piège – particulièrement redoutable s’agissant d’une congrégation de savants – d’une Histoire des idées, abstraite, schématique, désincarnée « privilégiant les notions au détriment des hommes qui les véhiculent, les défendent ou les combattent » (p. 11).
128Le plan suivi, naturellement diachronique, est bien équilibré. Une première partie est consacrée à la grande période créative du XVIIe siècle (Le temps des Réformateurs). La seconde partie (Un même esprit et un même corps) s’attache à définir les caractères originaux de cette congrégation si intéressante parce qu’elle est à la fois contemplative, enseignante et impliquée, par l’administration des prieurés-cures, dans le grand effort pastoral du XVIIe siècle. Enfin la troisième partie évoque les problèmes posés aux génovéfains par le jansénisme puis par la philosophie du XVIIIe siècle (La condition du clerc et les nouveautés du siècle).
129La première partie s’articule naturellement sur le remarquable ouvrage de Joseph Bergin consacré, en 1987, au cardinal de La Rochefoucauld (1558-1645) dont il a dégagé la place éminente comme président de la commission de réforme des anciens ordres et congrégations, ses échecs et ses succès. La réforme des chanoines réguliers de Sainte-Geneviève fut assurément un de ceux-ci. La Rochefoucauld vécut assez vieux et sut trouver au conseil royal des amitiés assez efficaces pour voir son œuvre établie dans la durée, grâce à la consolidation du point essentiel de la réforme, l’élection par le chapitre général de l’abbé de Sainte-Geneviève, supérieur de la congrégation. Soutenu en amont par le pouvoir politique, le cardinal n’aurait pu mener à bien son œuvre sans l’existence d’une élite dévouée à la Réforme, dans le « Paris dévot au lendemain de la Ligue ». À cet égard les développements d’Isabelle Brian sur la formation spirituelle du Père Charles Faure, premier supérieur général des génovéfains, sont particulièrement bien venus.
130Dans son étude sur la diffusion de la congrégation de France, elle montre le rôle des abbés commendataires, souvent beaucoup plus positif qu’on ne l’a écrit. Les développements, illustrés d’excellentes cartes, sur l’expansion des génovéfains et sur l’ « espace de la congrégation » montrent la prépondérance du Bassin parisien et l’échec relatif dans la France méridionale. L’étude des rapports entre la réforme de Sainte-Geneviève et le mouvement analogue inspiré par Alain de Solminihac (1593-1659) à partir de l’abbaye périgourdine de Chancelade est éclairante. L’auteur dégage bien les éléments de conflit : heurt de deux personnalités, celle de Solminihac et de Charles Faure et de ses amis que les malveillants qualifiaient de « montagnards » (habitants de la montagne Sainte-Geneviève), de deux volontés de pouvoir au service de leur création religieuse, de conceptions différentes de la congrégation, du caractère plus régional de celle de Chancelade... Au moment (1671) où avortait l’essai d’union des deux instituts, s’effondrait la tentative ambitieuse et assez irréaliste de l’évêque Grillet et du Père Faure de réformer le chapitre cathédral d’Uzès en y introduisant les génovéfains. Cet essai (à noter ici des pistes intéressantes ouvertes sur l’acculturation méridionale des nouveaux venus à Uzès où on raillait leur sérieux un peu pesant) était maladroit. Les prébendes de la cathédrale étaient traditionnellement réservées aux enfants des notables de la région, non à des « étrangers ». Plus habile que Grillet, son voisin l’évêque de Nîmes Anthime Cohon s’appuya sur un génovéfain pour réformer son chapitre mais sans essayer de « faire un monastère d’une cathédrale » en revenant sur la sécularisation (acquise depuis 1539). J’ai naguère étudié dans ma thèse le rôle éminent de Nicolas Hallay (1595-1658), ancien chanoine régulier de Beaulieu près du Mans, devenu prévôt de la cathédrale et vicaire général. Hallay fut non seulement le réformateur du chapitre mais il fut considéré par les génovéfains comme un martyr après sa mort sous les balles protestantes lors d’une de ces « émotions » sanglantes qui marquèrent à Nîmes la mi-XVIIe siècle.
131Malgré les limites de son expansion, la congrégation comptait une centaine de maisons et près de 1 200 religieux. Son importance chez les chanoines réguliers était tout à fait comparable à celle des mauristes chez les bénédictins. On comprend mieux les déboires méridionaux des « montagnards » en lisant les pages consacrées aux finances et, dans la seconde partie, au gouvernement de la congrégation : mis à part Sainte-Geneviève, les revenus des maisons génovéfaines étaient médiocres ; d’où l’intérêt de mettre la main sur des menses capitulaires opulentes (p. 118). D’autre part, dans l’esprit de la Contre-Réforme, le Père Faure mena une politique de centralisation autour de la grande abbaye parisienne. Élu tous les trois ans par le chapitre général, l’abbé de Sainte-Geneviève supérieur général avait une autorité absolue sur la congrégation. La réforme risquait de mettre en cause les privilèges locaux et les pouvoirs épiscopaux.
132Dans cette seconde partie, le petit monde génovéfain, issu des élites urbaines, est étudié selon les méthodes éprouvées de la sociologie religieuse et donne lieu à une série d’excellents graphiques. La stabilité du recrutement au cours du XVIIe siècle – malgré une légère dépression au lendemain de la Fronde – traduit la consolidation de l’institut. L’élévation de l’âge au décès correspond à l’amélioration des conditions matérielles.
133L’auteur ne se limite pas au quantitatif. Elle utilise, avec une nécessaire distance critique, le matériau exceptionnel que constituent les notices biographiques destinées à présenter des modèles de vies saintes et de morts édifiantes. La piété devait être, selon les Pères fondateurs, la préoccupation essentielle du génovéfain mais au cours du XVIIe siècle, les études universitaires et la fonction éducative prirent une place de plus en plus grande. Dès la mi-siècle, Jean Fronteau, chancelier de l’Université de Paris, fut un membre éminent de la « République des Lettres ».
134À la fin du XVIIe siècle, plus de 500 chanoines, près de la moitié des effectifs de la congrégation, desservaient des prieurés-cures dépendant de Sainte-Geneviève, majoritairement situés dans le Bassin parisien. Un chapitre est consacré à la desserte de ces paroisses, activité très importante pour le Père Faure et ses disciples imprégnés de spiritualité bérullienne et bourdoisienne et de leur vision exigeante du devoir du prêtre. Leur pastorale (prédication, catéchèse, développement et contrôle des confréries de dévotion et de charité) était marquée par un net rigorisme qui ressort, par exemple, des Mémoires du Père Beurrier prieur-curé de Nanterre puis de Saint-Étienne-du-Mont. Les génovéfains participèrent à maintes missions ad fideles mais aussi ad haereticos. Après 1685, ils se retrouvent dans les équipes de « missionnaires royaux » envoyés dans les Cévennes. J’ai naguère constaté dans la partie sud de ces montagnes, leur fiasco (encore plus net que celui relevé par J. T. Armogathe pour le diocèse de Mende) qui suscita des appréciations très dures de leurs concurrents capucins.
135Membres d’une congrégation savante, les génovéfains devaient naturellement être intéressés par les « nouveautés du siècle ». Dès l’origine du mouvement ces fils spirituels de saint Augustin furent touchés par le jansénisme. Ainsi, à la mi-XVIIe siècle, Jean Fronteau et François Lefebvre. Par ailleurs, le courant richériste, très important dans le clergé séculier parisien marqua nombre de prieurs-curés. Il n’est donc pas étonnant que l’appel de 1717 ait eu un large écho chez ces chanoines réguliers : 280 d’entre eux – un peu moins du tiers de la congrégation – appelèrent. L’auteur s’interroge sur ce chiffre relativement modeste pour un corps souvent sommairement taxé de jansénisme (lacunes des répertoires ? poids des évêques anticonstitutionnaires ?)... Il est vrai que l’adhésion du Père Polinier prieur de Sainte-Geneviève et des autres « montagnards » a pu masquer l’attitude prudente de nombreuses maisons et prieurs-curés, valant à la congrégation de France la bienveillance des Nouvelles ecclésiastiques. Les aspects populaires, « paniques » du second jansénisme n’ont pas plus épargné les génovéfains que tels autres membres de l’élite intellectuelle et sociale (p. 342 sq.). À la même époque, Jean-Charles de Folard, savant commentateur de Polybe et dévot du diacre Pâris, s’adonnait chez lui à d’extraordinaires et publiques convulsions.
136Isabelle Brian insiste avec raison sur le chapitre général de 1745 où les chapitres provinciaux avaient été contraints par lettres de cachet de n’envoyer que des partisans de la bulle Unigenitus. Pour la première fois, un commissaire royal assista aux débats. À partir de ce « brigandage de Sainte-Geneviève » (ainsi appelé par les Nouvelles ecclésiastiques à l’instar du concile d’Éphèse de 451 qualifié de « brigandage » par le pape Léon Ier, la congrégation privilégia par prudence la théologie morale aux dépens de la théologie dogmatique. Le jansénisme persista discrètement, témoin à la fin de l’Ancien Régime, le Père Charles Bailey, maître des novices à Lyon avant d’être le guide spirituel du futur curé d’Ars.
137L’étude du recrutement au XVIIIe siècle montre une diminution globale des effectifs (1 068 génovéfains en 1790 contre plus de 1 200 en 1700) malgré une remontée des professions au temps de Louis XVI. À la différence du siècle précédent, les élèves des génovéfains n’entrent plus dans la congrégation. D’excellentes cartes montrent un déplacement du recrutement vers le Massif central, notamment le diocèse de Limoges. Cette provincialisation ne signifie nullement démocratisation : comme au XVIIe siècle, les génovéfains sont issus des élites sociales (marchands, officiers, nobles).
138Après le temps des fondations, le XVIIIe siècle est une époque d’établissement et d’investissements matériels. L’entrée dans la congrégation est souvent motivée par l’aspiration aux douceurs de la vie de bénéficiers pour les prieurs-curés. Certains prieurés campagnards – échappant aux rigueurs de la commission de 1768 – apparaissent comme d’agréables gentilhommières. Symbolique du prestige de la congrégation autant que de son lien avec l’État monarchique, la reconstruction de l’église Sainte-Geneviève par Soufflot, financée en grande partie par la royauté.
139Congrégation savante, les génovéfains ont manifesté, au XVIIIe siècle, une évidente ouverture aux Lumières. L’étude de leurs bibliothèques montre – particulièrement importante pour la maison-mère – la présence, pouvant dépasser la moitié du total, d’ouvrages profanes. Certains religieux s’adonnent à l’étude des Sciences ou de l’Histoire, tel Pierre Anquetil. La persistance des influences jansénistes et richéristes, la pénétration de la philosophie du siècle expliquent l’importance des adhésions à la Constitution civile du clergé.
140Cette recension n’a pu qu’évoquer succinctement quelques apports majeurs de la thèse d’Isabelle Brian. Cet ouvrage bien documenté grâce notamment aux riches fonds de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, est dense et bien écrit. Il éclaire tout un pan, jusque-là mal connu, de la Réforme catholique. Me ralliant au vœu exprimé par son préfacier, je souhaite que de nombreux lecteurs entreprennent d’en découvrir les richesses.
141Robert SAUZET.
Christophe Blanquie, Justice et finance sous l’Ancien Régime. La vénalité présidiale, Paris, L’Harmattan, 2001, 335 p. (Collection « Logiques historiques »).
142En dépit des titre et sous-titre, le lecteur ne doit pas s’attendre à une étude socio-économique de la vente des charges présidiales. Nous avons ici une réflexion dense (la compacité de l’édition y contribue), illustrée par de nombreux cas, sur l’articulation dans le système judiciaire monarchique et la province française de l’institution des présidiaux, depuis l’édit de fondation de 1552 jusqu’à la suppression en 1788. En dépit de l’abondance des archives et d’une cinquantaine de références bibliographiques spécifiques, les présidiaux, selon l’auteur, demeurent mal connus. Ces tribunaux de proximité, qui jugeaient au civil et au criminel, souverainement ou avec possibilité d’appel en parlement selon l’importance du litige, avaient comme ressort celui du bailliage où le siège était installé, sauf en Bretagne où, en matière civile, le ressort s’étendait sur plusieurs sénéchaussées. Après instruction, l’affaire pouvait être réglée immédiatement en audience ; sinon elle était « appointée », i.e. jugée par écrit après avoir été confiée au lieutenant général (qui jouissait du privilège du préciput) ou à un conseiller, en chambre du conseil et en délibération collective. La multitude des conflits de juridiction encouragea la prolixité des arrêtistes (Descorbiac, Henrys, Jousse), auteurs de recueils de règlements qui s’efforçaient d’opérer la transmutation de conjonctures passagères contextualisées en la fixité de principes où il ne faut pas chercher à découvrir un système conceptuel cohérent. De fait, c’est la diversité réglementaire qui ressort de la comparaison des présidiaux dans la France des bailliages et des sénéchaussées, comme le prouve les cas précisément étudiés de Toulouse et du Mans. En dépit de la réforme de 1667 qui voulut donner un coup d’arrêt au pouvoir du lieutenant général de juger seul, ce dernier, à Toulouse, conserva ses attributions, alors qu’au Mans, elles furent rognées au profit d’une compagnie présidiale qui émergea comme protagoniste véritable. Le chapitre V sur les fonctions des officiers sera particulièrement utile au lecteur qui voudra se retrouver dans le dédale des fonctions et des attributions : le bailli ou sénéchal d’abord, avec les honneurs qui lui sont dus, puis les magistrats du siège faisant corps : le lieutenant général, chef effectif, le lieutenant criminel, le président du présidial qui dut conquérir sa place et n’obtint la robe rouge qu’en 1708, le lieutenant particulier, l’assesseur criminel, créé en 1586, le premier conseiller du présidial, i.e. l’assesseur criminel de la maréchaussée, les simples conseillers, enfin le parquet : le procureur du roi, l’avocat du roi, le substitut du procureur. Ajoutons aux marges du corps, les commissaires-examinateurs, les adjoints aux enquêtes et le prévôt, en perpétuelle concurrence avec le présidial et le lieutenant général.
143L’office est « dignité avec fonction publique » (Charles Loyseau). La défense de la dignité et de l’honneur de la fonction emplit des pages et des pages de règlements. La situation est particulièrement compliquée et subtile puisque nous avons dans tous les cas juxtaposition de deux juridictions, la sénéchale et la présidiale, composées des mêmes officiers qui, selon qu’ils siègent dans l’une ou l’autre instance, n’ont pas les mêmes préséances. Le protocole et le cérémonial, la place dans les cortèges, les relations avec les autres corps (la municipalité) induisent toute une addition de gestes et de signes pour toutes les circonstances de la vie professionnelle et extra-professionnelle. Qu’un intrus arrive, tel les prévôts des maréchaux, et tout était bouleversé. Le dédoublement de l’office de président du présidial en 1633 entraîna des conflits d’honneur entre l’ancien et le nouveau titulaire ; en 1638, moyennant finance, les anciens présidents purent assurer leur préséance ; dans nombre de cas, le cumul des fonctions ou les stratégies familiales évitèrent la concurrence. Devant les protestations des anciens, le roi transforma souvent un second office de président en un office de second président. La vénalité des offices qui permettait le renforcement du contrôle du souverain sur le royaume tout en satisfaisant les élites sociales, pouvait donc introduire une certaine insécurité dans les relations entre le souverain et ses officiers ; plus la propriété de l’office était reconnue, plus elle était menacée dans sa rentabilité par les modifications des conditions d’exercice. La dignité de l’officier qui supposait la correspondance entre les origines sociales, le titre, la qualité du titulaire et sa fonction, fut aussi mise en danger par l’institution des chevaliers d’honneur, « exemple de tératologie officière » (p. 295), où les honneurs étaient vendus sans la fonction, disjoignant donc le capital social du capital juridictionnel. Cette érosion des offices présidiaux se traduisit, à la fin de l’Ancien Régime, par la revendication de la noblesse, l’office n’emportant plus assez d’honneur par lui-même, par la demande de suppression des prévôtés concurrentielles, par un règlement interne uniforme, alors que l’adaptation au ressort faisait jusqu’alors que rien n’était jamais pareil dans cette France des bailliages et des sénéchaussées.
144Après la noblesse moyenne, voici que se précisent dans le champ historique le profil des officiers moyens provinciaux, leurs fonctions, leurs combats quotidiens, leurs valeurs. L’ouvrage, qui est d’une lecture austère – il ne faut pas craindre de se plonger dans la surabondance de la réglementation et de la jurisprudence – nous fait pénétrer au cœur de ce dense tissu des officiers de justice qui assuraient une bonne part de l’armature de la société d’Ancien Régime. Il reste à souhaiter qu’une étude sociale (prosopographique) des titulaires de ces offices présidiaux vienne apporter un peu de chair à une analyse qui se situe volontairement sur un plan institutionnel.
145Claude MICHAUD.
Charlotte de Castelnau-L’Estoile, Les ouvriers d’une vigne stérile. Les Jésuites et la conversion des Indiens, 1580-1620, Paris-Lisbonne, Centre culturel Calouste-Gulbenkian - Commission nationale pour les commémorations des découvertes portugaises, 2000, 557 p.
146L’image de la vigne stérile qui, dans le vocabulaire jésuite du XVIe siècle, renvoyait à une idée d’échec dans le travail apostolique, apparaît en filigrane tout au long de ce volume de Charlotte de Castelnau. L’auteur nous présente une étude très bien construite sur l’activité d’évangélisation menée par les jésuites au Brésil entre 1580 et 1620. L’objectif principal du travail n’est pourtant pas les résultats obtenus dans l’entreprise de conversion des Indiens, mais l’analyse du projet missionnaire jésuite, ainsi que les reformulations dont il a été objet tout au long de la période concernée. En effet, les difficultés rencontrées dans cette entreprise, les changements dans les rapports de force à l’intérieur de la société coloniale et les transformations qui se sont produites au sein de l’ordre jésuite depuis 1580, eurent des conséquences sur la façon d’envisager le travail de conversion des Indiens.
147L’approche de l’auteur est, d’une part, celle de l’anthropologie religieuse, permettant une compréhension de la mission telle qu’elle était conçue par les jésuites du XVIe siècle, c’est-à-dire une réflexion à partir des catégories qu’ils utilisaient pour penser l’activité missionnaire. D’autre part, l’étude s’inscrit dans le domaine de l’histoire coloniale, où, partant des travaux sur l’Amérique espagnole de Nathan Wachtel et de Serge Gruzinski, on essaie de comprendre comment un projet religieux est exporté et adapté à une société nouvelle, née de la conquête et de la confrontation de deux mondes. À ce propos, le cas du Brésil pose, selon Castelnau, des questions nouvelles et différentes de celles posées par la colonisation espagnole. Ces questions méritent de plus d’être étudiées depuis la perspective de l’histoire jésuite, étant donné que celle-ci n’a pas suscité l’intérêt des historiens brésiliens depuis l’œuvre de Serafim Leite, publiée entre 1938 et 1950.
148Faisant preuve d’une excellente capacité de critique des sources, qui sont placées dans leur contexte de production et d’utilisation, l’auteur a employé essentiellement deux types de documents qui s’avèrent complémentaires pour la compréhension de la mission jésuite au Brésil : d’une part, les documents administratifs de l’ordre (correspondance, instructions de visite, catalogues, congrégations provinciales). Ceux-ci ont permis à Castelnau d’approcher les pratiques missionnaires, les difficultés que cette mission devait affronter et les rapports établis entre le centre (les supérieurs de l’ordre à Rome) et la périphérie (la province jésuite du Brésil). D’autre part, il est également fait recours aux sources littéraires, c’est-à-dire à des descriptions, des récits de missions et des textes hagiographiques, qui circulaient à l’intérieur de la Compagnie de Jésus. Ces écrits permettent, en effet, de montrer les enjeux spirituels, politiques et historiographiques de l’entreprise de conversion des Indiens au Brésil.
149Les différents types de documents utilisés servent à articuler les cinq parties de l’étude. Ainsi, la visite du Père Cristóvão de Gouveia en 1583 permet à l’auteur de faire le portrait de cette province jésuite après les trente premières années de présence de la Compagnie de Jésus dans cette partie de l’Amérique (27-75). La présentation de données « objectives » qui sont fournies par un rapport administratif élaboré à l’issue de cette visite (effectifs et établissements jésuites, stratégies par rapport au monde indien et au monde colonial), amène ensuite à une réflexion méthodologique sur le statut de ce document administratif. Cette réflexion met en relief l’organisation de ce que l’auteur appelle une « bureaucratie missionnaire », c’est-à-dire la structuration des rapports de pouvoir à l’intérieur de l’ordre religieux à travers le document écrit, voire à travers la production et l’échange systématique d’informations et d’instructions entre Rome et le Brésil. En effet, cette organisation bureaucratique du pouvoir trouve dans l’échange épistolaire régulier l’instrument fondamental de diffusion des modèles d’action, d’information et de contrôle des sujets et des pratiques au sein de l’ordre religieux. Dans cette « bureaucratie missionnaire », la visite constitue donc un dispositif extraordinaire de gouvernement qui, comme l’affirme Castelnau, était utilisé en cas de dysfonctionnement du système ordinaire d’échange d’informations et qui s’impose progressivement au fur et à mesure de l’extension de la Compagnie de Jésus dans le monde. Malgré la pertinence de ces réflexions, un regard sur d’autres réalités bureaucratiques de l’époque aurait pu intégrer la visite jésuite dans la culture administrative et les pratiques de pouvoir menées par l’ensemble des institutions ecclésiastiques et séculières de cette période.
150La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’analyse du travail normatif réalisé par Gouveia en tant que visiteur. À ce propos, l’auteur souligne le souci du représentant de Rome de concilier l’idéal missionnaire de la Compagnie de Jésus, tel qu’il était exprimé dans les Constitutions de l’ordre, avec la réalité trouvée sur le terrain. À partir de cette perspective de négociation, Castelnau étudie, dans un premier chapitre, la question des aldeias, c’est-à-dire des villages indiens sous le contrôle des jésuites (81-140), pour traiter ensuite les problèmes que suscitait l’apprentissage des langues indigènes (141-169). L’analyse montre bien les transformations que les aldeias ont imposées au projet originel d’évangélisation de l’ordre jésuite, les enjeux qui se trouvent à la base de ce système de regroupement des Indiens au Brésil, et les efforts de Gouveia pour adapter ce système à l’esprit de la Compagnie. Cet effort s’est matérialisé dans l’élaboration d’un règlement où, en accord avec la vocation jésuite, on envisage autant le salut du missionnaire que le salut des populations indigènes, à travers toute une série de « techniques de soi », adressées aux religieux, et de « techniques de domination » qui essaient de contrôler le corps et l’esprit de l’Indien. La perspective adoptée permet d’illustrer l’originalité des solutions apportées par les jésuites du Brésil aux difficultés que posait le travail de conversion. Toutefois, les réflexions de l’auteur auraient pu être plus attentives aux démarches adoptées dans la deuxième moitié du XVIe siècle par d’autres ordres religieux et dans d’autres régions américaines, où l’on se posait probablement des questions similaires en ce qui concerne l’évangélisation. À ce propos, le problème de la communication a généralement constitué une barrière supplémentaire dans l’action missionnaire, poussant les religieux à acquérir la maîtrise de langues indigènes. Dans le cadre du Brésil, après avoir montré le rôle tenu par les premiers jésuites dans la « normalisation » de la langue du Brésil, Castelnau met en relief le problème de l’apprentissage du tupi pour souligner la façon dont l’idéal missionnaire se construit progressivement. En effet, la maîtrise des langues indigènes, après avoir été envisagée par les supérieurs de la Compagnie comme un instrument utile dans l’évangélisation, en vient à être considérée comme une vertu faisant partie de l’identité missionnaire. Pourtant, l’obligation d’apprendre le tupi, imposée à la fin du XVIe siècle par Rome à tous les membres de l’ordre au Brésil, a rencontré de sérieuses résistances qui sont analysées par l’auteur. En effet, les jésuites de la province se montrent progressivement moins intéressés par un travail de conversion, qui demeure finalement la tâche d’un petit groupe de spécialistes.
151Cette réflexion à propos de la langue amène l’auteur à s’interroger sur la place occupée par les missionnaires jésuites à l’intérieur de la province brésilienne. La question est abordée dans la troisième partie du volume, élaborée à partir d’une autre source administrative : les catalogues du personnel et, notamment, celui de 1598. Ces listes du personnel jésuite constituent une source extraordinaire pour mesurer le poids de l’activité missionnaire à l’intérieur de la province et pour dessiner le profil du religieux spécialiste dans la conversion d’Indiens. Après une description de cette source et de ses fonctions. Charlotte de Castelnau fournit quelques données générales sur les jésuites du Brésil et essaie de repérer ceux qui étaient impliqués dans des activités auprès des Indiens (en fonction de leur lieu de résidence, de leur connaissance de la langue indigène et des tâches qu’ils remplissent). Cette analyse met en relief le fait que le phénomène missionnaire ne concerne même pas la moitié des pères d’une province considérée, elle-même, comme missionnaire. Ces pères réunissent, en général, des qualités spécifiques, voire un « talent » particulier pour exercer le travail de conversion. De ce fait, l’étude des catalogues à partir de cette notion de « talent » permet à Castelnau de souligner la place marginale occupée par les missionnaires, voire leur position subordonnée au sein de la province. Appelés padres línguas, ces religieux sont des hommes relativement âgés, qui ont une longue expérience et une bonne connaissance du tupi. Néanmoins, de part la faiblesse de leur formation, ils sont considérés, dans la plupart des cas, n’ayant pas les qualités requises pour exercer d’autres fonctions à l’intérieur de l’ordre et, notamment, celles de gouvernement. Castelnau montre ensuite comment le nombre réduit des padres línguas et leur vieillissement à la fin du XVIe siècle ont posé des problèmes aux supérieurs de la province, lesquels essaient de renouveler le personnel missionnaire. En même temps, ils doivent mener (parfois contre l’avis de Rome) une politique très soigneuse de distribution dans l’espace, de contrôle et de consolation spirituelle de ces hommes, isolés généralement dans un monde (l’aldeia) perçu comme étant un lieu dangereux pour la préservation de la discipline et la perfection religieuses du jésuite.
152Si Rome et les supérieurs provinciaux partageaient cette vision négative de l’aldeia, leurs positions face à la politique qu’on devait mener vis-à-vis les villages indiens étaient pourtant différentes, provoquant des débats intenses entre la province et les supérieurs de l’ordre au début du XVIIe siècle. C’est cette polémique autour des aldeias qui est analysée dans la quatrième partie du volume (255-339), où l’auteur est également sensible à un autre débat, suscité dans le milieu colonial de l’époque, à propos du contrôle exercé par les jésuites sur les populations indigènes. Si, à travers la première des polémiques, on montre des façons diverses de concevoir la mission dans une période de crise spirituelle au sein de la Compagnie de Jésus, à travers la deuxième, on essaie de repérer la position des jésuites dans une société coloniale qui, au début du XVIIe siècle, est devenue plus complexe.
153Ainsi, la législation royale à propos du statut des Indiens du Brésil et les documents élaborés à l’occasion de la visite du Père Manuel de Lima en 1607-1610 sont utilisés par Castelnau pour saisir les logiques qui ont animé ces deux polémiques, étroitement liées l’une l’autre. La position de Rome à propos de l’administration des aldeias et de la discipline missionnaire s’inscrivait donc dans une volonté d’adapter aux réalités brésiliennes l’esprit de repli spirituel caractérisant la politique du général Aquaviva depuis le début du siècle. La défense des villages indiens par les supérieurs provinciaux obéissait, par contre, à une logique coloniale qui s’impose progressivement dans la négociation avec Rome et qui montre, selon l’auteur, un processus d’autonomisation de la province vis-à-vis les autorités centrales de l’ordre jésuite. La conversion des Indiens à travers les aldeias était la raison qui justifiait la présence des jésuites au Brésil et celle qui leur permettait d’avoir une position politique et économique avantageuse au sein de la société coloniale. En effet, malgré l’opposition que suscite, au début du XVIIe siècle, le contrôle des villages indiens par les pères de la Compagnie, ceux-ci s’avèrent finalement les seuls intermédiaires possibles auprès des Indiens.
154L’évolution des pratiques missionnaires, présentée au long de ces quatre premières parties de l’ouvrage, est complétée par l’analyse de la dimension littéraire que connaît l’activité de conversion au Brésil. Cette « mise en écriture de la mission » s’est matérialisée dans une large variété de textes (lettres, récits de voyage, vies dévotes, etc.) qui circulaient au sein de la Compagnie, textes qui avaient une fonction édifiante et requéraient un travail soigneux d’écriture. Trois types de documents constituent la base des réflexions à propos de cette dimension littéraire de la mission : les descriptions du Brésil (347-398), les relations d’expéditions dans le sertão (399-447) et les écrits « hagiographiques » sur José de Anchieta (449-476). Si l’analyse réalisée met surtout en relief les difficultés d’écrire sur une mission qui était considérée comme peu fructueuse, l’étude des stratégies littéraires adoptées montre aussi un souci savant, c’est-à-dire une volonté d’exposer les connaissances acquises sur les Indiens et les terres du Brésil. Certes, cette stratégie a permis l’accumulation d’un savoir favorisant le propre prestige intellectuel de la Compagnie de Jésus en Europe, mais, en même temps, cet intérêt pour les terres et les hommes brésiliens jouait, selon Castelnau, un rôle spirituel très important. C’était autant un moyen pour le missionnaire de connaître l’autre et de faciliter ainsi sa conversion, qu’une façon de souligner les difficultés de la mission et, par une logique de renversement, de nuancer précisément la stérilité de cette vigne. Ce caractère spirituel des textes analysés occupe, en effet, une bonne partie des réflexions de l’auteur, qui met l’accent sur deux catégories faisant partie du vocabulaire jésuite de l’époque : la consolation et l’édification. Outre la « curiosité savante », ces deux catégories structurent aussi ces écrits missionnaires, s’adressant principalement à un public jésuite qu’on essaie, par ce moyen, d’édifier. À ce propos, la mission brésilienne trouve sa façon la plus parfaite d’être racontée dans les vies de José de Anchieta, rédigées après sa mort en 1597. Le modèle de vertus missionnaires qu’il représente à travers ces écrits légitime en quelque sorte le travail de conversion des Indiens dans le cadre spécifique du Brésil.
155Si « l’image de la “vigne stérile” a laissé place à celle du “fruit recueilli” dans les greniers de l’Église » (476), le triomphe de la mission brésilienne devient spectacle dans les fêtes organisées à Bahia en 1622, commémorant la canonisation d’Ignace de Loyola et de François Xavier (477-493). À travers l’analyse de cette mise en scène de la mission, Castelnau achève son travail sur la présence jésuite au Brésil. Malgré les manques ponctuels de perspectives plus larges vis-à-vis des autres réalités missionnaires, ce volume constitue sans doute un apport exceptionnel et très important, que ce soit pour la connaissance de la Compagnie de Jésus et de ses formes d’organisation et d’exercice du pouvoir dans des régions éloignées des centres européens, ou que ce soit pour la compréhension de la façon dont la mission a été conçue, mise en œuvre et écrite par les hommes du XVIe et du XVIIe siècle.
156Federico PALOMO.
Stanley Chojnacki, Women and Men in Renaissance Venice : Twelve Essays on Patrician Society, Baltimore-Londres, The Johns Hopkins University Press, 2000, 370 p.
157L’ouvrage de Stanley Chojnacki est un recueil de 12 articles rédigés entre les années 1970 et 1990, période au cours de laquelle les spécialistes de l’Italie se sont de plus en plus intéressés à l’histoire de la femme et de la sexualité. Ce livre permet de suivre le parcours d’un chercheur, novateur et brillant, sur plus de vingt ans, préoccupé par la place détenue par les femmes du patriciat à Venise entre le milieu du XIVe et le début du XVIe siècles.
158À l’origine, Stanley Chojnacki souhaitait donner une explication, de nature sociale, à l’exceptionnelle stabilité de la République de Venise, à la fameuse cohésion et à la discipline qui étaient attribuées à sa classe dirigeante. Lorsque l’auteur chercha à reconstruire et à reconstituer le modèle des relations familiales par l’étude du « clan » Morosini, le nombre de femmes élevé figurant dans les sources relatives à cette puissante famille lui parut, d’abord, comme un sujet secondaire. Mais la participation de cette « communauté » féminine dans la gestion des rapports sociaux, de la vie familiale et des lignages vénitiens l’a vite persuadé qu’elle ne pouvait pas être ignorée : le rôle de la femme au sein du patriciat vénitien est ainsi devenu le centre d’intérêt principal de S. Chojnacki. Les deux articles les plus anciens de ce recueil, publiés en 1974 et en 1975 (chap. 5-6), s’inscrivent dans une période qui ne portait pas une attention très grande à l’histoire des femmes et de la sexualité en Italie. Toutefois, dès la seconde moitié des années 1970, les historiens se sont interrogés davantage sur le rôle de la femme dans la société et opposés sur la place à lui attribuer, de Lauro Martines (1974), qui lui reconnaît une importance réelle à Florence à l’époque de la Renaissance, à Lawrence Stone (1977), qui insiste en revanche sur le renforcement du système patriarcal aux dépens de la femme. Une image négative caractérise le statut de la femme dans l’historiographie italienne qui voit le nombre de travaux sur le sujet augmenter dans les années 1980.
159L’interaction de la structure et de la pratique du patriarcat est, d’après S. Chojnacki, le terrain privilégié sur lequel les familles traitent avec l’État et sur lequel les hommes et les femmes se trouvent confrontés. Cette dynamique est analysée dans la première partie, qui est la plus pointue, consacrée à l’État, aux institutions et à la sexualité (chap. 1-4, 1998-1999 ; chap. 8, 1991), centre d’intérêt important et renouvelé ces dernières années en Italie, contribuant à donner à l’histoire des femmes un éclairage nouveau : l’objectif consiste à cerner les modifications qui affectent les fondements institutionnels de la vie sociale et qui sont perçues comme des réponses à des situations politiques précises et aux pressions exercées par la société elle-même (individu, famille, État). Le mariage et, ce qui le rend opérant pour les deux familles concernées, la dot forment la clef de voûte de l’ouvrage de S. Chojnacki.
160La dot constitue un indicateur de la place détenue par la famille dans un contexte politique et social précis. En 1420, une loi réduit le montant de la dot, ce qui inquiète certains pères qui croient perdre ainsi un futur beau-fils influent. Cette situation nouvelle crée un clivage sérieux entre les membres du patriciat favorables à la limitation de la dot et ceux qui interprètent cette mesure comme étant une entrave à la formation d’alliances prestigieuses et utiles (chap. 1-2). La dot traduit les niveaux de richesse, de même que les clivages, au sein du patriciat, des familles et des enfants. Les Vénitiens ont résolu le problème constitué par la dot, en restreignant le nombre de filles à marier, les exclues étant ainsi contraintes à entrer dans un couvent. Une telle pratique était réalisée également pour les hommes, qui ne pouvaient pas toujours fonder une famille. Ces solutions sont souvent dictées par des situations économiques défavorables ou le calcul d’une stratégie familiale (chap. 12, 1994). Forcés au célibat permanent, les patriciens avaient pourtant la possibilité, refusée aux femmes, d’avoir des solutions de rechange (rapports sexuels illégitimes), créant des difficultés importantes à la classe dirigeante confrontée à la demande des pères, désireux que leurs enfants naturels soient reconnus par l’État et obtiennent le statut de patricien. Il est évident que la vie monacale ou le célibat masculin pouvait aussi provenir d’un choix fixé librement.
161Que le principal objectif des patriciens ait été celui de sceller une alliance avantageuse avec un beau-fils ou un beau-frère et sa maison, ou de promouvoir l’honneur de leur famille, en arrangeant des mariages convenables pour leurs filles, il apparaît en tout cas que les besoins familiaux comptent davantage que les inclinations de la jeune promise. Même si certaines mères offrent à leurs filles le choix de décider, d’autres veulent qu’elles disposent très tôt de leurs dots, concluent un mariage ou entrent dans les ordres, sans prendre en compte leurs sentiments. Le mariage heureux est loin d’être la norme, même à Venise. S. Chojnacki maintient néanmoins que le bien-être des filles a sa place dans les stratégies matrimoniales. Ainsi les mères, les pères, les frères, la parenté fixent des préférences, expriment des sentiments qui dépassent les considérations purement matérielles.
162Christiane Klapisch-Zuber a pourtant montré que la femme de la haute société florentine n’appartient ni à sa famille d’origine, ni à celle créée par le mariage, mais Stanley Chojnacki insiste au contraire sur les sentiments de la jeune mariée de Venise qui reste fidèle aux liens du sang, joue le rôle de médiatrice, entretient des liens avec la famille de son époux, est chargée d’exécuter les clauses testamentaires et lance ses fils dans la vie adulte (chap. 9, 10). C’est donc un système de réciprocité qui existe au sein du patriciat vénitien. Les motifs incitant la femme mariée à entretenir des liens bilatéraux, avec la parenté de son époux, lui permettent de conserver des réseaux féminins caractérisés par une loyauté et une générosité mutuelles. Les mères se préoccupent du sort de leurs fils, mais elles ne manquent pas d’envisager, grâce à l’existence de la dot, la conclusion de mariages censés être prometteurs pour leurs filles. La dot est un instrument pour élargir la sphère sociale de leurs progénitures et modeler leurs vies d’adulte (chap. 8, 10). La participation des mères dans le mariage de leurs filles crée un lien affectif qui renforce la loyauté familiale. Les réseaux féminins s’étendent aux grands-mères maternelles qui contribuent également, parfois de façon substantielle, à la formation de la dot, et élargissent la communauté des promises aux femmes de la famille qui l’intègre.
163L’environnement social de la mariée se trouve reconstitué pendant les années de mariage, période marquée par des décès dans sa famille d’origine et par les naissances dans celle de son conjoint. Les liens au sein du couple s’expliquent par la préoccupation partagée pour les enfants, les intérêts matériels et les ressources économiques de la famille. Toutefois, le temps, souligne l’auteur, donne aux conjoints l’opportunité d’établir des relations fondées sur la confiance et l’amour, ou, alors, de faire sombrer le mariage dans l’hostilité et des désaccords profonds. Ces cas de figure si nombreux et divers rendent dès lors assez difficile toute tentative de généralisation sur les effets du patriarcat sur les couples du patriciat. Au « degré zéro » des rapports entre les femmes et les hommes, les conséquences des privilèges masculins résultent incertaines, susceptibles de changer selon le contexte économique et affectif et, dans le cas du mariage, selon l’intimité familiale et sexuelle. L’importance des droits reconnus à l’homme provoque des tensions parfois très durables au sein du couple : l’État, les lois, la politique, l’Église restent une affaire d’hommes. Même sur le plan domestique, le pouvoir du père et de l’époux demeurent incontestables et inaltérables. Cependant, S. Chojnacki découvre que les patriciennes font face aux intérêts de l’autorité masculine, parviennent à créer un espace pour agir librement, constituent un réseau d’alliés dans la sphère privée et dans les cercles de décisions vénitiens. Singulièrement, c’est grâce à la dot, si décriée, qu’elles réussissent à être, en quelque sorte, épargnées par la cupidité éventuelle des maris, qui sont freinés dans leurs exigences par les pères et les frères intervenant directement dans les conseils citadins, afin de défendre leurs propres intérêts.
164Les mères, tout comme les pères, interviennent également pour leurs fils, en particulier lors de la cérémonie de la « Balla d’Oro » (ou « Barbarella »), véritable rituel de passage pour les jeunes gens âgés de 18 ans qui, une fois acceptés, peuvent siéger au Grand Conseil, obtenir, dès l’accomplissement de leur vingtième année (au lieu des 25 requis par la loi), un poste modeste au sein de l’État vénitien et envisager une carrière politique (troisième partie intitulée « Varieties of Masculinity », chap. 9-12, 1985-1994). Les liens familiaux durent, de toute façon, au-delà de cette période d’apprentissage décisive. On y décèle la présence d’oncles et des grands-parents maternels dans les activités des jeunes gens. De telles relations, complétées par les oncles et les cousins paternels, bouleversent l’image traditionnelle, selon laquelle l’orientation sociale des hommes serait exclusivement patrilinéaire. Une division très marquée qui consisterait à reléguer les hommes dans un réseau de parenté par agnation serait réductrice et sous-estimerait la persistante collaboration entre les membres de la parenté, dans un sens large, et l’influence des épouses sur leurs maris. En dépit de la structure patrilinéaire, patrimoniale et patriarcale du patriciat, qui définit l’histoire des femmes et des hommes, et réserve le pouvoir politique à ses propres membres, il faut sans cesse créer des alliances ou des patronages, afin d’assurer aux adolescents une structure de soutien, en particulier dans les conseils où les votes comptent toujours. Jusqu’à l’âge de 20 ans, les jeunes gens entretiennent des amitiés utiles pour l’avenir, font des expériences et se forgent un esprit de groupe. Un homme né dans le patriciat est orienté dans une vie ponctuée d’étapes, de niveaux successifs d’autorité et de dignité, le conduisant à se conformer à des normes de comportement qui doivent servir les intérêts collectifs. Toutefois, la réalité montre que des dissensions politiques, des cas de corruption lors des élections dans les conseils et une attitude sexuelle anticonformiste étaient fréquents et détruisent le mythe d’une unanimité politique et sociale à Venise. Selon l’auteur, les patriciens voient leur bien-être individuel assuré grâce aux liens procurés par la famille, le lignage et le mariage.
165Stanley Chojnacki insiste sur la réciprocité des influences provenant de la classe dirigeante et des familles sur le mariage. Ainsi, au milieu des intérêts divers de l’État et du patriciat, les femmes et les hommes devaient réussir à se faire une place dans la société vénitienne aux XIVe et XVe siècles.
166Lucien FAGGION.
Coniugi nemici. La separazione in Italia dal XII al XVIII secolo. A cura di Silvana Seidel Menchi e Diego Quaglioni, Bologna, Il Mulino, 2000, 570 p.
167En 1996, l’Instituto storico italo-germanico de Trente a, sous l’impulsion de Silvana Seidel Menchi, spécialiste de la Réforme, et de Diego Quaglioni, historien du droit, rassemblé des chercheurs travaillant sur les procès matrimoniaux dans les archives ecclésiastiques italiennes. Cet ouvrage est le résultat des premières journées d’études tenues à Trente en 1997 et 1998, et à Florence en 1999. Leur ambitieux programme, qui explore un patrimoine documentaire largement sous-estimé, vient combler une lacune de l’historiographie de la péninsule, très en retard par rapport à ce qui se fait en France, en Angleterre ou en Allemagne. Des facteurs multiples expliquent qu’il soit désormais possible d’interroger ces fonds : l’absence d’inventaire est peu à peu comblé grâce aux efforts continus des archivistes, la recherche transalpine s’est tournée, à la suite de la microstoria, vers l’expression individuelle, les comportements et les mentalités, enfin, l’intérêt porté à l’histoire des femmes valorise les sources qui les font s’exprimer ou agir.
168Ce volume, premier d’une série de quatre consacrée à l’histoire du mariage à travers l’étude de procès, traite de la séparation des couples. Le second traitera des noces clandestines et des ruptures de fiançailles, le troisième du concubinage, de l’adultère et de la bigamie, et le dernier prévoit une approche comparatiste à l’échelle européenne. Selon les vœux des concepteurs du projet, l’ouvrage est conçu autour d’études de cas exemplaires dont les comptes rendus des procès sont retranscrits fidèlement. Certains sont complets, d’autres lacunaires, parce qu’il n’a pas été possible de retrouver les conclusions du tribunal et que de nombreuses pièces ont disparu. Il n’en demeure pas moins que ces documents, édités ici pour la première fois, permettent de comprendre la procédure suivie, la manière dont sont conduits les interrogatoires des parties et des témoins (en langue vulgaire alors que les juges, eux, s’expriment en latin) ainsi que les motivations des plaignants qui se présentent aux fins de séparation. Ce premier volume ne concerne pratiquement que la période moderne, avec pour le XVe siècle le procès de Bartolomea di Matteo contre Simone di Iacopo à Lucca en 1424, pour le XVIe siècle quelques pièces dispersées de trois procès tenus à Rome, pour le XVIIIe siècle celui de Caterina Marescotti contre Giando Sansedoni à Sienne en 1629, d’Orsetta Targhetta contre Annibale Basso à Venise en 1634 et de Guilia Linarolo contre Matthias Stelzhammer à Trente en 1664-1666 ; le XVIIIe siècle est représenté par le long procès qui opposa Maria Falcini et Andrea Lotti à Florence de 1773 à 1777. À travers ces quelques exemples, on est frappé par le large éventail géographique couvert.
169L’équipe de recherche s’est, en effet, étoffée au fur et à mesure que le projet prenait corps, si bien que l’ensemble de l’Italie est concernée, ce qui en rehausse, si besoin en était, l’intérêt. Par conséquent, ce travail pose le problème de l’identité nationale italienne dont les premiers jalons seraient jetés par le droit canon. Dans une première partie introductive, Silvana Seidel Menchi rappelle que les procès matrimoniaux représentent un fond majeur pour l’histoire sociale et culturelle, et suggère quelques problématiques stimulantes auxquelles il faudra apporter des réponses. Quelles dynamiques et stratégies familiales sont mises en œuvre lors des procès ? Comment fonctionnent les tribunaux ecclésiastiques et comment rivalisent-ils avec les tribunaux civils (à Venise par exemple, les Guidici del Procurator connaissaient les causes de séparation) ? Quels rapports l’Église entretient-elle avec ses fidèles ? Diego Quaglioni, pour sa part, revient plus classiquement sur le vocabulaire en s’inspirant largement des études de Jean Gaudemet (Le mariage en Occident, Paris, 1987) et d’Adhémar Esmein (Le mariage en droit canonique, Paris, 1881) : le divortium ou separatio quoad thorum et mensa (séparation jusqu’au lit et à la table) se distingue du divortium quoad vinculum (divorce jusqu’au lien). Le premier type de divorce n’est qu’une séparation de vie qui n’obère en rien la validité du sacrement. Le second revient à prononcer la nullité du mariage et à déclarer qu’il n’a jamais existé. C’est au premier type de séparation que le livre est consacré. Lors de sa session sur le mariage en 1563, le concile de Trente affirme solennellement l’indissolubilité du lien matrimonial. Le canon 5 interdit absolument le divorce même en cas d’hérésie, de mésentente grave ou de désertion. Le canon 7 précise que l’adultère d’un conjoint n’autorise pas davantage la rupture. L’Église prohibe donc le divorce mais, tout en respectant le principe d’indissolubilité, permet de libérer les époux d’une vie commune devenue intolérable. À cet égard, le concile de Trente introduit une rupture fondamentale dans les habitudes en stipulant que seule l’Église a le droit de se prononcer sur les séparations de corps, puisque « si quis dixerit, ecclesiam errare, cum ob multas causas separationem inter coniuges quoad thorum, seu quoad cohabitationem, ad certum incertumve tempus, fieri posse decernit : anathema sit » (si quelqu’un dit que l’Église se trompe lorsqu’elle décide qu’il peut y avoir, pour de multiples causes, des séparations de lit ou de vie entre époux pour un temps donné ou incertain : qu’il soit anathème).
170Concrètement, le nombre de procès pour séparation augmente tandis que celui pour nullité diminue considérablement. Par exemple à Venise, de 1420 à 1500, on trouve 106 requêtes en séparation contre 118 en annulation, alors que trois siècles plus tard, entre 1771 et 1775, on repère 327 procédures de séparation pour 22 de nullité, et entre 1777 et 1782, 293 séparations contre 16 en nullité. À Bologne, entre 1544 et 1563, la série « Mariage » recense 23 requêtes en annulation contre 18 en séparation, et de 1564 à 1595, 17 en séparation contre 4 en nullité, ce qui montre l’impact quasi immédiat du concile de Trente. Au cours du XVIIIe siècle, le mot « divorce » tend à changer de sens pour les laïcs en raison de l’évolution des mentalités qui affecte d’abord l’élite influencée par les philosophes, dont Montesquieu qui écrit dès 1721 dans les Lettres persanes que « dans une action si libre, et où le cœur doit avoir tant de part, on mit la gêne, la nécessité, la fatalité du destin même. On compta pour rien les dégoûts, les caprices et l’insociabilité des humeurs ; on voulut fixer le cœur, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus variable et de plus inconstant dans la nature ; on attacha sans retour et sans espérance des gens accablés l’un de l’autre et presque toujours mal assortis ; et l’on fit comme ces tyrans, qui faisaient lier des hommes vivants à des corps morts. Rien ne contribuerait plus à l’attachement mutuel que la faculté du divorce : un mari et une femme étaient portés à soutenir patiemment les peines domestiques, sachant qu’ils étaient maîtres de les faire finir, par cette seule considération qu’ils étaient libres de le faire. Il n’en est pas de même des chrétiens, que leurs peines présentes désespèrent pour l’avenir ». Mais à examiner les procédures qui font l’objet de la seconde partie (procès et documents), de la troisième (reconstruction de procès) et de la dernière partie conclusive, il convient de s’interroger sur leur interprétation. Doit-on croire absolument les raisons avancées par les femmes pour réclamer la séparation ? Car, en Italie comme dans les autres pays européens, les demandes proviennent en majorité des épouses qui se disent victimes de sévices graves de la part de leur mari. Les plaidoiries des avocats, comme les interrogatoires des témoins, laissent parfois planer des doutes. Quel que soit leur milieu social, bon nombre d’entre elles déploient des trésors d’énergie et d’astuce pour protéger leurs biens, récupérer leur dot et préserver l’héritage de leurs enfants. Si l’influence de leur famille d’origine sur leur stratégie ne peut être niée, il se peut aussi que, sans l’avouer pour ne pas indisposer les juges ecclésiastiques, quelques-unes ne réclament pas simplement une séparation pour incompatibilité d’humeur. Ces quelques questions montrent déjà l’intérêt que ce volume et ceux qui suivront ne manqueront pas de susciter.
171Agnès WALCH.
Heinz Duchhardt, Patrice Veit (dir.), Krieg und Frieden im Übergang vom Mittelalter zur Neuzeit. Theorie-Praxis-Bilder. Guerre et paix du Moyen Âge aux temps modernes. Théories-pratiques-représentations, Mainz, Philipp von Zabern, 2000, VIII-328 p., 32 ill. (« Veröffentlichungen des Instituts für europäische Geschichte Mainz ; Abteilung für Universalgeschichte », Beiheft 52).
172Organisé à l’occasion du 350e anniversaire des traités de Westphalie, le colloque franco-allemand tenu à Mayence du 30 septembre au 3 octobre 1998 dont ce livre constitue les actes s’affranchit d’emblée de l’historiographie commémorative commerciale. L’objectif de cette rencontre est en effet de mettre en perspective la paix de Westphalie au sein des changements intervenus dans les pratiques et les représentations de la guerre et de la paix des deux derniers siècles du Moyen Âge jusqu’au milieu du XVIIe siècle, d’en donner une interprétation sociale et de qualifier les évolutions notées sur quatre siècles. Plutôt que de suivre l’ordonnancement chronologique du livre, on peut regrouper les résultats acquis et les questions lancées par les participants autour de trois pôles, développant et précisant les directions indiquées par Gérald Chaix dans ses belles conclusions.
173L’ouvrage, d’abord, met en perspective la paix de Westphalie. Ce faisant, il rompt avec le schéma traditionnel des historiographies française et allemande, qui voit dans l’année 1648 le double début des agressions louisquatorziennes et du déclin supposé du Saint-Empire jusqu’en 1806 ; dans sa communication sur les possibilités de protestation contre la guerre en France et en Allemagne au milieu du XVIIe siècle, Markus Meumann rappelle les enjeux scientifiques et idéologiques de cette césure présumée (opposant le Grand Siècle français à la période sombre de la guerre de Trente ans en Allemagne) et expose les perspectives d’une histoire comparée franco-allemande ; dans le long processus de la formation de l’État moderne, il existe des continuités de part et d’autre de 1648 tant en France que dans l’Empire. En vue de mettre en question la rupture de 1648, le recueil mobilise plusieurs disciplines : l’histoire, la philologie ; le droit et l’histoire de l’art.
174Le regard porté sur le long terme permet d’abord de saisir l’importance des héritages. Les traditions antiques – les déesses grecque de l’eirene et latine de la concordia, de la pax et Janus ainsi que leurs représentations iconographiques – sont dégagées par Klaus Arnold. L’héritage cicéronien et l’imaginaire néo-platonicien en particulier jouent un rôle majeur dans la pensée de certains individus, comme Michel de l’Hospital présenté par Denis Crouzet, mais aussi dans les représentations de certains groupes liés à la Couronne tels les négociateurs royaux en France durant les guerres de religion exposés dans le bel article de Nicolas Le Roux, jusqu’aux consuls de petites villes françaises évoqués par Olivier Christin. Le christianisme s’articule à cette tradition, sans rupture comme en témoigne le De civitate de saint Augustin et les réinterprétations médiévales de la Pax et de la Justitia. Il ajoute une mise en œuvre liturgique, qui s’exprime d’abord par des rituels. Ainsi, Klaus Arnold, toujours dans sa riche contribution sur les allégories et les appels picturaux à la paix à la fin du Moyen Âge et à l’époque moderne, montre comment le baiser de paix, qui suivait la prière Pax domini, devient à l’époque de Grégoire le Grand un substitut de la communion, avant de susciter une longue tradition iconographique ; de même, les murs du Palazzo Publico de Sienne portent la marque de la prédication de Bernardin de Sienne sur le bon gouvernement, la paix et l’unité. Le christianisme ajoute ensuite à l’héritage antique une aspiration à la concorde qui s’observe encore au plus fort des guerres de religion. Olivier Christin étudie les pactes interconfessionnels conclus dans quelques villes françaises dotées de riches traditions communales. À travers ces pactes, les consuls expriment une idée du gouvernement urbain idéal, centrée sur deux notions, l’amitié qui souligne la réciprocité des engagements, et la citoyenneté qui tend à désigner le libre accès à toutes les charges. Mais la période médiévale oppose à la tradition chrétienne une profonde remise en cause : Norbert Ohler rappelle l’organisation de la chrétienté et du pouvoir pontifical ainsi que le projet de paix générale et de réforme de l’Église en Europe de Pierre Dubois en 1306 ; tandis que les États-nations s’affirment progressivement, les monarques et les organes de représentations se développent dans chaque pays.
175Ces héritages sont constamment actualisés et renouvelés. L’humanisme est l’une des clés de la réception de Cicéron au XVIe siècle ; c’est lui qui explique en particulier que Catherine de Médicis choisisse ses agents diplomatiques en fonction de leurs compétences et de leur expérience, mais aussi de leur éloquence (Nicolas Le Roux). On relève aussi tout au long du Moyen Âge et de l’époque moderne un processus de codification juridique (Verrechtlichung) de la guerre et de la paix, dont l’un des aboutissements est la clause d’amnistie contenue dans les traités de Westphalie, expliquée par Heinhard Steiger. La réflexion sur l’État, sur la guerre et sur la raison d’État se développe parallèlement. Dans ces renouvellements, les continuités s’allient parfois à des ruptures. Ainsi, dans une belle communication sur le soldat poltron, Paulette Choné montre comment le motif iconographique consacré du militaire saisi d’effroi, issue du récit biblique des soldats gardant le tombeau du Christ, épouvantés par la présence du Ressuscité, se développe après le sac de Rome ; actualiser des scènes de la Passion en montrant les soldats en costume de lansquenet, c’est dévaluer une figure populaire exaltée par la littérature de la deuxième moitié du XVIe siècle et par les gravures d’Albrecht Dürer et d’Urs Graf. Les changements de la guerre et le problème du recrutement de soldats vaillants provoquent un intense débat sur la validité de la physiognomie et la dialectique de l’être et de l’apparaître, dans lequel toutes les autorités, des Anciens aux stratèges et aux moralistes, sont convoquées.
176La deuxième série de résultats s’articule autour de l’étude sociale des acteurs et des pratiques de la paix. L’analyse de la conclusion de la paix est d’abord déclinée à différentes échelles. Les négociations sont certes le fait des États, et, dans le cas du Saint-Empire, de toute l’armature institutionnelle, y compris les cercles, responsables de la fin des faides médiévales étudiées par Rolf Sprandel. Mais le colloque développe aussi la diplomatie intérieure et les pratiques de la conciliation dans les périodes de guerres civiles, comme la France des années 1560-1580 étudiée par Nicolas Le Roux. À travers une analyse très fine de l’action de deux agents du pouvoir royal, Laurent Bourquin explique pourquoi Angers, une ville que tout inclinait à rejoindre la Ligue – un environnement ligueur, une perception très vive des menaces pesant sur les privilèges de la ville, une sensibilité religieuse très catholique, la frustration des familles exclues de l’échevinage depuis 1475 et la méfiance vis-à-vis d’un gouvernement déconsidéré –, devient une vitrine de l’ordre monarchique ; en vue de faire de la ville un bastion de la puissance royale, tous les moyens, militaires, coercitifs, mais aussi visuels (par la participation à des cérémonies de la collaboration) et religieux (à l’aide d’une attitude d’équilibre confessionnel) sont mobilisés. Au-delà des relations entre la ville et le souverain, Pierre Monnet développe dans une riche communication les échanges entre les villes elles-mêmes dans le Saint-Empire à la fin du Moyen Âge. Il montre comment l’étude de la diplomatie conduite au niveau urbain s’intègre dans une analyse des représentations de l’espace, des rituels, du cérémoniel politique, de la mobilité, des frontières, de la construction d’une identité et de la naissance des sentiments nationaux. L’exemple de Francfort révèle une dynamique du succès et de l’efficacité, entreprise au moyen d’un large éventail de moyens de communication et de signes symboliques ; c’est ainsi que la diplomatie contribue à accentuer la hiérarchie urbaine naissante.
177Outre les individus, deux types d’acteurs sont présentés. Les négociateurs peuvent être des bourgeois des villes libres d’Empire ou des nobles de la cour de France. Dans ce dernier cas, Nicolas Le Roux discerne une progressive professionnalisation. Au départ, les négociations relèvent des pratiques infrajudiciaires et des méthodes de conciliation destinées à obtenir un accommodement, sans qu’il y ait une véritable spécialisation. Les guerres civiles obligent la noblesse à réexaminer sa place dans la société à partir du concept de service du public ; une sorte de service civil de la couronne se développe alors. Le deuxième type d’acteur envisagé est le soldat. Bernhard R. Kroener étudie la discordance entre les sources normatives relatives aux échanges de prisonniers (qui suggèrent une grande stabilité des principes) et les faits ; dans ces pratiques, les soldats ne sont pas des victimes passives : la compagnie joue aussi un rôle protecteur.
178Le troisième volet de résultats s’ordonne autour des grandes inflexions. Outre les évolutions déjà notées, il convient de mettre en lumière la théorisation de la guerre. Philippe Contamine note des exemples de cartographie militaire, de représentations de l’espace et de réflexion stratégique dès la fin du Moyen Âge. Les historiographes de la guerre et de la paix sont d’abord des diplomates enclins aux lettres, tels Saavedra Fajardo, un diplomate-pamphlétaire au service de Philippe IV présent au congrès de Münster, présenté par Christian Bouzy ; pour lui, l’historiographie est une arme diplomatique. L’écriture de la guerre et de la paix est ensuite le fait des chroniqueurs urbains. De même que de nombreux messagers sont des auteurs d’éloges urbains au XVe siècle, note Pierre Monnet, les chroniques urbaines se nourrissent des correspondances conservées dans les archives des Conseils et intègrent l’impact de la guerre et de la paix sur la cité dans le processus de mémoire qu’elles mettent en place. C’est aussi sur l’importance des problèmes liés à l’oubli et aux mémoires collectives, et sur les nouvelles perspectives qu’ils dégagent, que Bernd Roeck achève son tour d’horizon historiographique de la guerre de Trente ans, et qu’Étienne François développe sa propre contribution sur les lieux de mémoire de la guerre et de la paix.
179Cet ouvrage contribue à souligner l’ampleur du champ couvert par l’étude de la guerre et de la paix, bien au-delà de la pure diplomatie et même des relations internationales stricto sensu. À l’issue de ce volume aussi, la paix de Westphalie n’apparaît plus comme un « mythe fondateur » ni du (pseudo-)déclin du Saint-Empire ni d’une hégémonie française triomphante. À la faveur de cette rencontre franco-allemande, l’événement a été replacé dans la longue durée, restitué dans son caractère imprévisible (dans son déroulement) et dans sa dimension mémoriale (dans sa survie).
180Claire GANTET.
Bernard Peschot, La chouannerie en Anjou, de la Révolution à l’Empire, Montpellier, Université Paul-Valéry, préface de F. Lebrun, 2000, 312 p.
181La chouannerie attendait son historien militaire, disait-on. L’auteur de ce livre a voulu relever le défi en prenant ce point de vue et en envisageant la chouannerie comme « une petite guerre » progressivement politisée et organisée. L’intérêt de ce livre consacré à la partie angevine de la chouannerie est de proposer une lecture synthétique des multiples petits faits qui découragent l’attention. Bon connaisseur de la bibliographie considérable sur le sujet, l’Auteur prend ses distances avec les courants historiographiques engagés, pour insister sur les manœuvres militaires des chouans, adeptes involontaires de la « petite guerre » (appelée plus tard guérilla). L’ouvrage confirme les périodisations bien connues : soulèvements en 1793, mais chouannerie véritable en 1794 pratiquée par de petits groupes et la clandestinité, puis après l’été 1794 les groupes se renforcent et malgré une paix fragile tiennent la contrée, enfin une dernière transformation a lieu avec l’arrivée des nobles qui militarisent la chouannerie après 1796, ceci débouchant sur le mouvement organisé de l’été 1799 ; après la pacification musclée imposée par Bonaparte ne durent que des réseaux encore influents et dangereux.
182Le temps de la chouannerie proprement dite est incarnée par Coquereau, qui mène « sa guerre » selon des méthodes brutales aux desseins incertains – ses hommes étant eux-mêmes soumis à une grande violence – dans un petit territoire qui lui appartient littéralement. Ce sont les chefs d’Andigné, Tercier, La Frégeolière qui incarnent les temps suivants, encadrant les chouans, essayant de les discipliner pour faire la « grande guerre ». Ces efforts échouent en définitive lorsque les troupes chouannes ne peuvent pas s’imposer dans des manœuvres organisées et sont même écrasées en 1799 lorsqu’elles s’affrontent aux républicains. Pourtant ceux-ci se sont heurtés au bocage, faute de vouloir adopter des mesures pratiques (préconisées par Bonaparte fort de son expérience en Italie) et faute de contrôler les campagnes qui affament les villes. Les réactions des troupes républicaines sont disproportionnées et inefficaces face aux paysans, vus souvent sans discrimination comme des adversaires à abattre. Il n’y avait pas cependant de fatalité pour les bleus, pris davantage entre les contraintes de leur état-major et la réalité de la guerre, ceci explique que certains s’affranchissent, comme Hoche qui fait changer la tactique républicaine et conduit ses troupes au succès. Le jeune général a expérimenté la petite guerre lui-même et se souvient de cet apprentissage, en le liant à un esprit pragmatique et voltairien, dans le seul objectif de garder le pouvoir. Plus tard les observations de Le Mière de Corvey, ou de Jomini percent les habitudes de guérilla, qui entre-temps sera restée cependant victorieuse à Saint-Domingue comme en Espagne.
183Dans l’immédiat, la compréhension de la tactique chouanne par les républicains et la militarisation et la politisation des chouans par leurs chefs nobles, conduisent à un arrangement en Anjou au moment de Brumaire, qui permet la liberté religieuse. Si bien qu’en 1800 la coopération entre chouans et troupes régulières est réelle même dans les opérations de police ! Les conflits politiques opposent dans un jeu triangulaire les anciens dirigeants jacobins, les tenants du nouveau régime et les anciens chouans, les deux derniers groupes ayant dorénavant un intérêt commun. L’auteur montre ici la nécessité qu’il y a de ne pas prendre au pied de la lettre les descriptions que les préfets donnent des Mauges après 1800, noircissant le tableau pour mieux peindre le nouveau régime en réparateur des errements passés. Cependant c’est avec ces hommes que l’État encadre à nouveau les populations, tout en veillant avec soin sur les anciens chouans qui jouissent toujours d’une grande notabilité. Cette situation explique la dégénérescence de la chouannerie en brigandage, celle-ci revenant d’une certaine façon à son état initial, sans vrai but politique, mobilisant des jeunes gens mal intégrés dans la société. Les explications de l’époque invoquent largement la théorie du complot pour expliquer ces mouvements, pourtant ce mouvement doit être compris, à juste titre, comme l’expression de la résistance d’une communauté face à l’État en constitution. L’auteur montre comment l’administration elle-même cesse progressivement d’employer le mot chouan pour qualifier les misérables bandes qu’elle traque en 1806, autant pour se conformer à la réalité que pour couper court aux risques de ressusciter les guerres. La guerre véritable est une « guerre sociale larvée ». Dans une perspective comparatiste, l’auteur montre comment les chouans se distinguent des guérilleros modernes, pour se rapprocher davantage des soulèvements « telluriques » qui n’ont été subversifs qu’inconsciemment, impliqués dans une dimension politique qui les a à jamais dépassés.
184Ce livre fait donc un point méthodologique sur une partie de la chouannerie, donnant des clés de compréhension qui mériteraient d’être étendues à l’ensemble de la chouannerie, bretonne et normande, évoquées mais pas traitées. La présentation des acteurs principaux est très utile et les références aux auteurs classiques de l’historiographie, comme aux penseurs de la tactique guerrière sont d’une grande utilité. D’une lecture aisée, on regrettera cependant que le fil de l’ouvrage soit parfois rompu par des présentations de chefs ou de faits qui ne sont pas toujours inscrits fermement dans la démonstration, et que l’approche militaire légitime ne fasse pas pourtant plus de place à la présentation précise des mouvements, des combats et des alliances (on demeure sur sa faim à propos des calculs d’état-major et des rapports entre groupes chouans, notamment entre 1795 et 1797 ou en 1799 autour de Bourmont). On regrettera aussi que la discussion de la nature du mouvement chouan apparaisse aussi tard sans se confronter aux explications sociales qui avaient prévalu il y a une vingtaine d’années et qui avaient eu le mérite d’expliquer des raisons de mobilisation. La connaissance de la chouannerie a certainement progressé, le domaine n’est pas entièrement connu pour autant.
185Jean-Clément MARTIN.
Simon Burrows, French Exile Journalism and European Politics, 1792-1814, The Royal Historical Society, The Boydell Press, 2000, 272 p.
186Simon Burrows, enseignant à l’Université de Leeds, amplifie dans cette étude le sujet de sa thèse soutenue à Oxford en 1992 et portant sur la presse française éditée à Londres de 1789 à 1814. Son ouvrage porte sur les 13 organes de presse qui, créés à Londres de 1776 (Courrier de Londres) à 1805 (Courrier d’Angleterre), ont connu une publication plus ou moins éphémère sous la Révolution et l’Empire. C’est dire si, à la suite des travaux d’Hélène Maspéro-Clerc notamment, il élargit le champ de nos connaissances sur les journaux et les journalistes français émigrés en Angleterre. Ses recherches minutieuses dans les archives anglaises, françaises, américaines, suédoises ou suisses lui permettent tout d’abord de révéler le succès des entreprises de presse montées par les royalistes français dans la capitale britannique. Le succès est réel, encore faut-il dire que le nombre total des lecteurs évalué à partir des abonnés tourne autour des 20 000 à 30 000 lors des meilleures périodes de vente.
187Les abonnements sont tels que les budgets des entreprises sont équilibrés (500 pour le Courrier de Londres) ou dégagent des bénéfices (2 500 et plus pour le Mercure britannique). Le comité des princes fournit à l’occasion des subventions. C’est surtout le gouvernement britannique qui, à partir de 1804, procure des subsides réguliers sans exercer toujours un contrôle contraignant sur les rédacteurs. Les périodiques diffusés à partir de Londres ou parfois à partir du continent où on les réimprime sont lus non seulement par les Français, émigrés ou non, mais aussi par toute l’élite mondiale. Des Provinces-Unies à la Russie, de la Suède à l’Italie, de l’Espagne à l’Amérique du Nord et du Sud, ils offrent aussi bien aux hommes politiques qu’aux marchands ou aux personnes privées tout à la fois les informations provenant d’un vaste réseau de correspondants implantés en Europe et les thèmes de propagande contre-révolutionnaire des émigrés ou des états en lutte contre la Grande Nation.
188Le succès est d’abord dû à la plume habile et expérimentée de nobles, de prêtres ou de roturiers qui, journalistes avant ou en 1789, transplantent en Angleterre les formats et le système rubrical jadis employé en France. Dans un monde où il s’agit tout autant de convaincre que de vaincre, les journalistes français en exil continuent l’action menée en France de 1789 à 1792 aux côtés de leurs confrères « amis du roi » pour ravir l’opinion publique aux jacobins. La guerre de propagande ainsi faite devient si vive et si efficace que le gouvernement du Premier consul emploie tous les moyens (y compris celui offert durant la paix par les tribunaux anglais) pour faire taire les journalistes de l’émigration. Ces derniers construisent bien avant 1815 la légende noire de Bonaparte, s’emparant, par exemple, de la mort du duc d’Enghien pour dénoncer la folie meurtrière d’un homme qu’ils comparent à Robespierre. Ils utilisent aussi les faits divers – pratique déjà mise en œuvre en 1789 – pour souligner la permanence de l’immoralité qu’ils disent née de la Révolution. Faut-il suivre Burrows lorsqu’il regarde la guerre de plume comme l’une des causes de la rupture de la paix d’Amiens et comme un obstacle à la réconciliation franco-anglaise ?
189Réétudiant en particulier la trajectoire idéologique de l’abbé de Calonne, de Peltier, de Mallet du Pan et de Montlosier, Burrows suggère que les oppositions entre le comité des Princes, les monarchistes et les monarchiens furent, jusqu’en 1800, moins virulentes qu’on ne le soutient généralement. Les journalistes royalistes restent certes divisés quant aux causes de la Révolution, les uns adhérant toujours à la thèse théologique associée à celle du complot maçonnique mise en place dès 1789, les autres, avec Mallet du Pan, se montrant plus sensibles « à la force des circonstances ». Leurs lectures des événements révolutionnaires divergent elles aussi. Pour Peltier, il n’y a nul changement de 1789 à 1799 : des factions tout aussi sanguinaires se succèdent et, en définitive, des « philosophes bouchers » remplacent des « bouchers philosophes ». Pour Montlosier dont Burrows analyse finement la thèse des révolutions multiples, comme pour Mallet du Pan, la violence, à laquelle ils se sont d’abord ralliés contre une République portant atteinte aux propriétés, doit laisser place à la recherche d’un compromis et d’une prise de pouvoir légale. Mais les monarchistes rejoignent parfois les analyses des monarchiens : c’est le cas de l’abbé Jacques Ladislas de Calonne qui, en 1796, dans le Courrier de Londres, reconnaît la nécessité d’une constitution fixant les droits du roi lors de la restauration monarchique.
190Le coup d’État du 18 brumaire marque pour Burrows la coupure véritable entre les deux familles politiques royalistes qui, jusqu’alors, se fréquentaient, échangeaient des idées et étaient tactiquement alliés. Les monarchistes vite déçus par un Bonaparte qui se refuse à jouer les Monk poursuivent le combat contre « l’usurpateur », restent « la voix » des princes et deviennent de plus en plus « la voix » du gouvernement britannique. Les monarchiens, Montlosier tout le premier, se rapprochent du Premier consul et finissent par se rallier à lui. Ils sont séduits par le retour à l’ordre, par la défense de la propriété et par l’accord religieux trouvé par l’héritier « de la révolution sage ». Ils se convertissent avec tant d’enthousiasme à la construction étatique de Bonaparte que Burrows se demande s’il ne faut pas mettre en doute leur anglophilie si souvent soulignée par les historiens.
191L’ouvrage de Burrows suscitera la réflexion et, sans doute, la polémique. Il enrichit notre connaissance de la Contre-révolution de 1789 à 1815, renseignant en particulier sur l’impact que l’idéologie des émigrés français à Londres eut sur l’opinion publique et sur la politique européenne. On regrettera la place trop souvent limitée faite à l’historiographie française des dernières années et « les retours en arrière » qui, à l’intérieur des chapitres, désorientent parfois le lecteur.
192Jean-Paul BERTAUD.
Annie Jourdan, L’empire de Napoléon, Paris, Flammarion, « Champs-Université », 2000, 351 p.
193Contrairement aux apparences, ce n’est pas un manuel de plus sur l’Empire que propose ici Annie Jourdan, mais une réflexion novatrice sur les années napoléoniennes. D’entrée de jeu, l’auteur annonce avec juste raison qu’il serait vain de vouloir revenir sur les débats classiques consacrés à Napoléon, assassin ou sauveur de la Révolution, héros ou charlatan, belliciste ou pacifiste. Le but de l’ouvrage est bien davantage de comprendre comment un homme acquiert puis perd si vite le pouvoir suprême, ce qui invite notamment à réintroduire dans l’histoire une existence et une singularité, dans la lignée d’une histoire qui restitue aujourd’hui sa place au politique et au rôle de l’acteur individuel, sans brosser pour autant de Napoléon le portrait d’un deus ex machina, car le grand homme n’est tout de même pas seul à gouverner.
194L’ouvrage s’ouvre sur une réflexion historiographique, qui souligne les successives significations du règne dans les contextes politiques du XIXe puis du XXe siècle, mais ce n’est pas sur ce terrain-là que l’on peut attendre du neuf de cet ouvrage aux dimensions réduites par les impératifs éditoriaux. On retiendra toutefois l’examen des thèses de Bainville ou de Furet invoquant la nécessité de la guerre pour le maintien de Napoléon au pouvoir : Annie Jourdan suggère qu’il vaudrait peut-être mieux parler de choix ou de responsabilité. De même, elle rappelle avec raison, à son tour, que l’idée selon laquelle la dictature était nécessaire au moment de Brumaire, idée que l’on retrouve chez Jean Tulard ou chez Thierry Lentz, est à remettre en question à la lumière des recherches récentes sur le Directoire.
195Après ce préambule historiographique, une première partie est consacrée à la vie de Napoléon. Ici encore, Annie Jourdan fait preuve d’une belle aptitude à prendre du recul par rapport à toutes les biographies minutieusement événementielles si nombreuses sur le sujet. On apprécie son sens de la synthèse, sa façon par exemple de souligner que Napoléon a eu le talent d’épouser les préoccupations de son temps et d’en comprendre les aspirations (p. 25). On la suit aisément aussi quand elle souligne que la vie privée de Napoléon a peu d’intérêt pour l’historien. L’examen rapide qu’elle propose des années de jeunesse a donc surtout pour but d’éclairer la personnalité de Napoléon et de remarquer que son apprentissage a été tout autant politique que militaire, y compris en Italie. Apprentissage qui se révèle fort bien achevé lorsqu’en Brumaire Bonaparte parvient à sortir vainqueur du jeu complexe de révision constitutionnelle dans lequel il est engagé aux côtés de Sieyès. Son aptitude à se concilier idéologues et membres de la commission législative a sans doute été déterminante. Mais la France des lendemains de Brumaire n’est pas pour autant unanime à soutenir le nouveau pouvoir. Annie Jourdan suggère alors qu’il convient de lire la vie de l’empereur comme l’histoire d’une ambition née au lendemain de Lodi. Il importe à Napoléon de séduire, tant l’opinion que les militaires ou les républicains, et de multiplier les mesures allant dans le sens d’un affermissement du pouvoir, animé qu’il serait de « la jalousie du pouvoir et de l’impatience de l’accroître » (p. 60). Par étapes, du Consulat au Consulat à vie puis à l’Empire, Napoléon tourne finalement résolument le dos aux théories novatrices des Necker, Constant, Sieyès ou Daunou, qui avaient proposé de nouvelles règles de légitimité, pour imposer un pouvoir qui n’a plus grand chose à voir avec les expériences démocratiques des temps révolutionnaires, Directoire compris. On apprécie en parallèle les utiles mises au point sur les persistances d’une opposition.
196La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à l’étude de l’œuvre impériale, au sujet de laquelle Annie Jourdan rappelle qu’elle est en partie achèvement de l’œuvre révolutionnaire. Il en est ainsi pour le Code civil, mais aussi pour les préfets, la justice, les finances, la fiscalité ou la conscription. L’auteur n’oublie pas cependant d’analyser la portée et la signification des changements introduits dans les textes antérieurs. Elle met également avec raison l’accent sur les failles de la centralisation. Néanmoins, observons que les lenteurs nées de la paperasserie et des tracasseries administratives ne sont pas nées de l’Empire. Les pages sur la politique sociale, sur la politique religieuse ou sur l’économique sont cependant trop courtes pour apporter les nuances nécessaires, ainsi, sur la noblesse impériale, on peut regretter de retrouver certains clichés, notamment sur le temps qui a manqué à Napoléon alors que la vie des anoblis ne s’est pas arrêtée en 1815. Concernant la politique européenne, Annie Jourdan tranche en faveur d’une expansion dont la cause réside avant tout dans l’ambition de Napoléon, sans négliger l’héritage des guerres révolutionnaires. L’ambition aurait été celle d’une francisation de l’Europe au profit de laquelle Napoléon tente d’anéantir, hors de France, tout sentiment national. Pour le reste, en matière de politique extérieure, l’ouvrage souligne que la France n’était pas si détestée que cela en Europe, qu’elle pouvait jouer le rôle essentiel de garantie de l’équilibre européen face à l’Angleterre. Mais si Napoléon n’a pas souhaité toutes les guerres qui l’ont accablé, il n’a pas su résister au plaisir de profiter de ses victoires.
197Une troisième partie envisage le thème essentiel de l’héritage, en posant notamment la question du bonapartisme, de la légende et du culte napoléonien, montrant à la fois les imbrications et les différences entre ces trois données de la vie du XIXe siècle qui ont souvent été confondues l’une avec l’autre. Et sans doute peut-on retenir avec l’auteur qu’il y eut bonapartisme à partir du moment où Louis-Napoléon a doublé la légende d’une doctrine cohérente. Quant aux legs napoléoniens en matière administrative, ils semblent indéniables, ce qui contredit quelque peu les rappels antérieurs sur le fait que l’œuvre de Napoléon n’était guère que continuité de la Révolution, mais la conclusion (p. 186) souligne à juste titre que la Restauration a été contrainte de tenir compte d’un héritage provenant tout à la fois de la Révolution et de l’Empire. Enfin, on suivra avec plaisir l’auteur lorsqu’elle justifie finalement son titre en suggérant que l’empire que Napoléon a exercé sur le XIXe siècle est d’importance. Et puisque la signification de ce titre est là, dans cette absence, en fait, de majuscule à « empire », on peut pardonner que l’ouvrage n’évoque pas les aspects économiques, encore que l’empire exercé par Napoléon a pu se lire aussi en ce domaine.
198L’ouvrage est complété par une quatrième partie formée d’un glossaire critique. 40 entrées permettent d’aborder « Mots et thèmes », puis « Acteurs et institutions », et enfin les « lieux ». Une telle politique éditoriale impose des choix, et l’on peut alors se demander pourquoi évoquer le Conseil d’État mais pas le Sénat ou le Corps législatif, l’Espagne et Vienne mais ni la Pologne ni Moscou. Laissons à l’éditeur la responsabilité de la conception de cette collection et reconnaissons que pour ce qui est des articles présentés, les synthèses sont solides. Il y a là en définitive un ouvrage extrêmement intelligent, une réflexion stimulante sur des années à propos desquelles les auteurs se contentent habituellement de reprendre le contenu de pages d’histoire déjà écrites. Par ce côté novateur, ce livre n’est donc en aucune façon un manuel et il convient de ne pas laisser les étudiants aborder par là cette période en fait si mal connue. Il faut en revanche recommander la lecture de ce livre à toute personne qui a déjà acquis quelques solides connaissances sur le sujet : le recul avec lequel Annie Jourdan nous invite à considérer l’Empire de Napoléon est des plus salutaires pour une pratique raisonnée de l’histoire.
199Natalie PETITEAU.
Sheryl Kroen, Politics and Theater. The Crisis of Legitimacy in Restoration France, 1815-1830, University of California Press, 2000, 394 p.
200Véritable manifeste pour une relecture historiographique de la Restauration, l’ouvrage de l’historienne américaine Sheryl Kroen s’empare de cette période par le biais fécond de la métaphore théâtrale, source de pistes multiples qu’elle tente avec un inégal bonheur, mais avec une inaltérable audace, d’explorer et d’articuler. Celle de la représentation commande toutes les autres, car là est l’enjeu crucial pour la monarchie restaurée : offrir d’elle-même une image cohérente dans le temps de l’après-Révolution, se repenser et se représenter encore, par-delà sa radicale désacralisation, par-delà son irrépressible délégitimation. Suivant toutes les implications d’un terme déjà riche d’explorations depuis l’analyse inaugurale de Louis Marin, Sheryl Kroen s’attache donc à cette « crise de représentation » qui est à la fois l’enjeu et la blessure de la Restauration – monarchie qui, peinant à se définir, souffrit d’un fatal déficit d’image. La piste est neuve qui confronte toutes les modalités par lesquelles la monarchie se donne à voir aux représentations véhiculées par le spectacle des missions et à celles traversant l’opinion. Mettant à nu l’antagonisme violent de ces figures du pouvoir, elle dévide résolument l’écheveau métaphorique qui court des représentations au théâtre, espace de subversion politique où se joue cette confrontation symbolique. Le parcours est donc riche et ambitieux, qui vise à comprendre cette monarchie à la fois impossible, car impuissante à résoudre la crise de légitimité ouverte par la Révolution française, et paradoxale, qui consolide à son insu le legs libéral et laïque de cette Révolution.
201Au service de cet objet immense, aux linéaments innombrables et aux contours flous, une farouche résolution et des convictions affichées : la nécessité d’explorer ce continent trop négligé de la culture politique et religieuse de la Restauration et l’importance de la prendre en compte dans l’émergence d’une tradition démocratique. S’érigeant résolument contre la relégation de ces quinze années hors des facteurs de modernisation du politique, elle clame au contraire avec raison la nécessité de penser révolution et contre-révolution conjointement, dans leur confrontation symbolique, rituelle et stratégique. Ce faisant, elle contribue avec profit à l’exploration récente des pratiques politiques informelles, de ces multiples débordements et épanchements diffus suscités par les monarchies censitaires.
202Sheryl Kroen invite ainsi salutairement à reconsidérer la Restauration à l’aune de son rôle dans la transformation et la consolidation de nombre d’héritages révolutionnaires, à l’aune aussi de la virulence du débat national autour de la double question de la légitimité et de la nature du pouvoir. Il s’agit donc, et rien moins, que de revoir cette période comme le creuset idéologique qui a laissé un legs tangible de pratiques et d’idéaux constituant la culture politique du XIXe siècle.
203Pour ce faire, elle construit une analyse en deux temps, reposant sur un renversement ( « Politics as Theater » / « Theater as Politics » ) qui, pour être séduisant, n’en est pas moins souvent spécieux et fragile. Dans sa première partie, elle montre comment l’État et l’Église mobilisent des représentations antagonistes du pouvoir au travers de mises en scène concurrentes et de gestions discordantes du passé révolutionnaire. À rebours de la vision réductrice d’une indéfectible alliance du trône et de l’autel, elle entreprend donc de montrer comment, tout au contraire, s’opposent ici deux visions inconciliables de la monarchie. Du côté du « pouvoir » (sans précision diachronique, ni distinction entre les différents acteurs), elle lit volonté impérieuse d’amnésie et aspiration à l’effacement de toute trace du passé révolutionnaire. Des mesures d’épuration symbolique de l’automne 1815 aux commémorations hésitantes du 21 janvier et du 16 octobre, en passant par les velléités inaccomplies de construction de monuments expiatoires, la Restauration s’avérerait ainsi plus soucieuse de « dé-révolution » que de « contre-révolution » : pour rendre sa légitimité exclusive à la monarchie, le pouvoir aurait rêvé de mener à bien une entreprise radicale d’expurgation de la mémoire collective. Toute différente est la stratégie des missions, chefs d’orchestre d’une édifiante entreprise d’expiation au service d’une « resacralisation » intransigeante de la monarchie. Dans ce second chapitre, reprenant presque exclusivement les conclusions d’Ernest Sevrin (et omettant l’ouvrage essentiel de Guy Bordet sur la grande mission de Besançon), elle montre comment sermons, rituels et symboles mobilisés en appellent à une expiation à la fois individuelle – visant tel acquéreur de biens nationaux ou tel autre ayant accepté le sacrement d’un prêtre « illégitime » – et collective – visant la France, nation pécheresse, nation coupable. Revenant finalement (chap. 3) sur l’antagonisme radical des représentations émanant de l’État et de l’Église, elle souligne surtout les contradictions et les brouillages de l’image que la monarchie donne d’elle-même, en particulier à travers l’incohérence d’un pouvoir qui tend à la fois à contrôler les missions, à défendre – selon elle – à travers son arsenal juridique, une vision « sécularisée » de la monarchie et à réactiver des pratiques cérémonielles héritées de l’Ancien Régime.
204Dans sa deuxième partie, renversant le point de vue, Sheryl Kroen explore l’instrumentalisation politique du théâtre, réponse à la théâtralisation du politique. Son premier volet (chap. 4) – dont on peut regretter l’imprécision, la rapidité et le lien contestable au reste de l’ouvrage – explore les pratiques politiques informelles par lesquelles le peuple, privé de suffrage, s’arroge néanmoins un espace d’expression. Recensant toutes ces pratiques alternatives dans leur calendrier (cumulant la tradition, le folklore et le rituel politique), leurs lieux (cafés, cabarets, places de marché, théâtre), leurs formes (placards, cris, chansons, périodiques, littérature pamphlétaire, objets) et leurs acteurs, elle omet cependant de préciser le seuil de sédition – pourtant rigoureusement fixé par le cadre juridique de la Restauration – et, surtout, de distinguer des gestes fort différents : contre-célébrations (en l’honneur du 14 juillet ou de la saint Napoléon), par exemple, et simples pratiques de défections ; placards ou cris séditieux et presse. De la même façon, elle balaie un spectre d’acteurs à la fois flou et discutable, allant du colporteur au maire peu coopératif. Ce chapitre souffre au demeurant davantage d’un double manque : l’absence de toute tentative d’évaluation quantitative des phénomènes ; l’absence d’étude du contenu même de ces gestes et du message véhiculé. Le point est d’autant plus regrettable qu’elle voit en eux une sédition symbolique qui défie la politique d’oubli du régime ainsi que l’expression manifeste du rejet d’une monarchie de droit divin.
205Le plaçant au rang de ces pratiques populaires de contestation, elle s’intéresse ensuite à l’anticléricalisme (chap. 5), dont elle fait la dernière étape du transfert de sacralité mis au jour par Mona Ozouf. Distinguant, à fort juste titre, mais bien insuffisamment, un anticléricalisme d’opposition au néocatholicisme intransigeant et virulent des missions, elle passe vite à un anticléricalisme politisé – sans faire réellement le départ entre des phénomènes qu’elle n’étudie pas assez précisément. Aussi est-il souvent difficile de la suivre quand elle voit en lui, radicalement, un vaste mouvement populaire de défense des valeurs libérales et laïques héritées de la Révolution. S’attachant au retournement de l’anticléricalisme contre le régime, elle explore alors la figure du roi en jésuite, paroxysme critique de la thèse du complot clérical qui en vient à alimenter les représentations d’un Charles X – évêque, manipulé par les « fils de Loyola ». La crise est patente de la réalité monarchique et le propos de l’auteur glisse alors de la représentation théâtrale au jeu de dupes et de masques, quand le pouvoir se fait trouble, hypocrite, entaché du soupçon de duplicité. D’où cette idée que le théâtre – en particulier autour des représentations de Tartuffe (chap. 6) – serait le lieu idéal de réponse à cette monarchie trompeuse, l’espace où se déploierait une réplique carnavalesque de la politique devenue pur théâtre. Si l’on peut regretter qu’elle ne montre malheureusement pas vraiment comment s’opère la récupération politique de la pièce de Molière ni, d’ailleurs, l’instrumentalisation de l’anticléricalisme contre la monarchie, elle revient cependant judicieusement souligner l’intérêt – après Alain Corbin en particulier – de l’analyse des formes et des modalités d’investissement politique du théâtre : lieu où s’opère une récupération subvertie de vers, lieu où s’expriment, dans l’agitation, protestations, demandes et représentations concurrentes. Ouvrant une ultime piste, sans l’explorer malheureusement, Sheryl Kroen fait ainsi du théâtre l’espace où se manifeste un rejet de la théâtralisation du politique en même temps que l’espace d’un apprentissage politique, qui conduirait le peuple à accepter finalement cette théâtralité inhérente à la culture politique postrévolutionnaire. Dans cette crise de représentation fatale à la monarchie restaurée qui n’a pas su la résoudre, se joue donc, pour elle, l’essentiel de ce qui permit à terme sa résolution : la politisation du théâtre serait le terreau permettant la démocratisation de l’ordre politique.
206En refermant cet ouvrage, reste indéniablement l’impression d’un foisonnement exceptionnel de pistes d’analyse, fort judicieuses, autour d’une période dont les enjeux sont souvent finement saisis. Impression exaltante, malheureusement tempérée par la déception et le désappointement devant une entreprise dont l’ambition trop immense alimente sans doute les faiblesses : analyses rapides, négligences bibliographiques, articulations incertaines et schématisme téléologique... la liste peut être longue mais ne doit pas faire oublier la contribution de Sheryl Kroen à l’édifice historiographique de la Restauration, ne fut-ce que parce que, à soi seul, chacun de ses chapitres mérite un livre.
207Corinne LEGOY.
William L. Barney (dir.), A Companion to 19th Century America, Malden et Oxford, Blackwell, 2001, X-414 p.
208Durant de longues années, les recueils historiographiques américains ont été assez rares et, de ce fait, vite dépassés. Cet état de choses a changé et, de nos jours, tous les grands éditeurs universitaires publient divers ouvrages qui viennent combler ce vide ; certains le font sous la forme d’un seul gros volume, d’autres sous celle de tomes différenciés par période. C’est le cas du présent ouvrage, qui est le second sur une liste qui en comportera dix, mêlant des volumes chronologiques avec d’autres thématiques ; celui-ci est consacré au XIXe siècle. Il se compose d’une courte introduction et de 24 chapitres, d’une quinzaine de pages chacun, rédigés par certains des meilleurs spécialistes de la période. Chacune de ces contributions fait le point sur les recherches récentes et sur les nouvelles problématiques et comporte une bibliographie qui, nullement exhaustive, permet de poursuivre l’enquête.
209Une première partie, composée de six chapitres, traite de la vie politique et des grands moments du siècle : esclavage, guerre de Sécession, domination républicaine. Une deuxième traite en deux chapitres des relations internationales. La suivante s’occupe des questions économiques et sociales avec cinq chapitres : entrepreneurs, urbanisation, formation des classes... Une quatrième aborde les questions rituelles aux États-Unis de race, de genre et d’ethnicité, en quatre chapitres. La cinquième s’ouvre en quatre entrées à l’histoire régionale. La dernière est consacrée, en quatre nouveaux chapitres, aux problèmes culturels.
210Une bibliographie de près de 40 pages denses complète le volume, elle est organisée en suivant le plan de ce dernier.
211La valeur d’un chapitre dépend de la nouveauté de la réflexion et de la réussite de la synthèse que chacun demande. Dans l’ensemble, ils sont tous parfaitement au fait des dernières querelles historiographiques, ainsi que des publications récentes. L’auteur fournit généralement un survol des données les plus anciennes, les mieux connues, puis expose les différentes explications ou les recherches nouvelles. Dans certains cas, il conclut par sa propre interprétation. Pour les grandes questions, des bouleversements historiographiques ont eu lieu à partir des années 1960, qui ont remis en cause les explications existantes en même temps qu’un élargissement des domaines recherchés. Cette évolution générale s’applique au XIXe siècle, que ce soit au sujet des débuts de la République, que du grand traumatisme de la guerre de Sécession et de ses suites, ou que des mouvements de réforme de la fin du siècle.
212Une telle variété de chapitres implique que, tout en respectant une méthode similaire, chaque auteur ait sa propre façon de faire. Certains, comme au sujet de l’expansion américaine avant 1867, se contentent d’une vision synthétique sans accorder beaucoup de place au débat historiographique, mais la plupart construisent leur travail en fonction de ce dernier. Des chapitres comme ceux sur les Africains-Américains ou sur l’immigration donnent bien la mesure de l’évolution des recherches. De plus en plus, les historiens américains ont donné la parole à la base : la « conquête » de l’Ouest est désormais vue à travers les recherches anthropohistoriques sur les Indiens ; la période de l’esclavage est mieux perçue grâce aux travaux sur les Noirs eux-mêmes. Ces diverses approches montrent, presque toutes, l’importance qu’ont pris les recherches sur le genre, la race et l’origine ethnique. Les principaux domaines ont été renouvelés par les travaux issus de ce questionnement, bien qu’il s’apparente parfois à une grille d’analyse sèche et systématique. De plus, l’histoire culturelle a connu également un grand développement, aussi bien par l’étude interne des phénomènes culturels, que par l’insistance sur la dimension culturelle de nombreuses questions, qu’il s’agisse de la définition de la race ou de celle de l’ethnicité, voire de l’expansion vers l’Ouest.
213Un tel volume, qui varie approches chronologiques et thématiques, qui introduit des données nouvelles sur l’histoire de la justice ou sur la dimension régionale, est très précieux pour le chercheur ou l’enseignant qui serait intéressé par le XIXe siècle américain. En effet, il existe en France de bons recueils historiographiques sur les États-Unis, mais qui ne permettent qu’une approche assez générale ; l’étape suivante consiste à se plonger dans la vaste documentation du présent titre.
214Jacques PORTES.
Anne Cova, « Au service de l’Église, de la patrie et de la famille ». Femmes catholiques et maternité sous la IIIe République, Paris, L’Harmattan, 2000, 278 p.
215Dans ce nouveau livre, Anne Cova approfondit la question de la maternité qu’elle avait déjà étudiée au travers de la protection sociale, en l’observant du point de vue des femmes catholiques.
216L’Église, en effet, inscrit le sujet dans le thème plus large de la question sociale. De Rerum Novarum à Quadragesimo anno, sans oublier l’encyclique Castii connubii qui assigne au couple et à l’épouse surtout un devoir de procréation illimitée, elle plaide pour la « mission maternelle » qui voue la femme au foyer et à l’éducation des enfants cependant que le mari doit par un « juste salaire » subvenir aux besoins de sa famille. Les catholiques français ont dès lors, et surtout dans l’entre-deux-guerres, inlassablement plaidé pour une politique fondée sur la protection des mères, les allocations familiales, voire le vote familial réservé au « chef de famille ».
217L’affaire se complique toutefois par la concurrence d’un fort courant nataliste dont les prémisses remontent à la défaite de 1870 et dont le porte-parole le plus puissant est l’Alliance nationale pour l’accroissement de la population fondée en 1896 par Jacques Bertillon. Or, ce mouvement récuse les options familialistes défendues principalement par les catholiques. De plus, malgré une neutralité politique proclamée, il compte dans ses rangs de nombreux parlementaires républicains. La collaboration avec les catholiques sociaux reste ainsi au point mort jusqu’en 1914. Dès la Guerre, cependant, la participation des catholiques à l’Union sacrée puis la reconfiguration du paysage politique avec le Bloc national permettent des contacts entre les deux camps. L’heure n’est plus à l’anathème, du moins sur les sujets jugés « nationaux » comme la natalité. Ainsi la Ligue pour la vie, fondée en 1916, comprend des Républicains comme Jules Siegfried mais aussi des hommes proches du catholicisme social comme Paul Bureau, un ami de Marc Sangnier, et Georges Rossignol. Quatre ans plus tard, de même, le Conseil supérieur de la population mêle francs républicains, natalistes et catholiques. Ces derniers ont dès lors la possibilité de peser sur la politique familiale « républicaine ». Un seul exemple fera mesurer la portée du changement, l’allocation « pour le maintien de la mère au foyer », votée en 1938 mais dont la première proposition de loi émane en 1935 des députés Jean Lerolle et Louis Duval-Arnould.
218Et les femmes dans tout cela, dira-t-on ? Elles ont toujours valorisé la figure de la mère, à la fois éducatrice, propagatrice de la foi et pilier de la France chrétienne. Elles appuient la démarche des catholiques sociaux, la popularisent, voire proposent des dispositions législatives. Dans les années 1930, elles développent une campagne massive en faveur de la mère au foyer. Cette propagande doit sans doute beaucoup à la crise et à la montée du chômage, trop rapidement effleurées dans l’ouvrage alors qu’elles suscitent, entre autres, à la CFTC une bataille entre militants favorables à l’instar du secrétaire Gaston Tessier à l’interdiction du travail des mères de famille, et militantes qui, telles Madeleine Tribolati, se sont battues avec succès pour le droit des femmes au travail [3]. L’Union féminine civique sociale, fondée en 1925, est à la pointe du combat. Elle multiplie les enquêtes auprès des mères ouvrières pour souligner leur désir de rentrer à la maison et fustige le travail salarié comme un « esclavage moderne » opprimant les femmes mariées. Elle organise en 1933 et 1937 deux congrès internationaux centrés sur ce thème. Elle propose, par ailleurs des solutions. Dès 1933, elle se rallie à une allocation en faveur de la mère au foyer. Elle fait défendre ses propositions au Conseil de la population par J. Lerolle et L. Duval-Arnould qui siègent, par ailleurs, dans son comité de patronage aux côtés de G. Tessier. L’appui du pape et des évêques tels Mgr Pacelli et le cardinal Verdier en fait aussi un bras féminin et séculier du lobby familialiste catholique.
219Si l’entre-deux-guerres semble la période la plus faste à l’action des femmes catholiques en faveur de la maternité et surtout de la mère au foyer, Anne Cova a fait néanmoins le choix du temps long, la IIIe République, pour analyser le passage de la dame patronnesse aux organisations de masse catholiques qui, pour une part, avaient déjà été étudiées [4]. La France est, en effet, à partir de 1901 un pays doté de très puissantes associations féminines. La création en 1901 de la Ligue des femmes françaises et de la Ligue patriotique des Françaises s’inscrit dans un climat politique tendu, à l’aube de l’ère combiste. Ce sont donc des mouvements de combat dont la lutte est alors plus politique que sociale. Le slogan de la Ligue patriotique des Françaises – « tout restaurer dans le Christ » – sa défense des libertés religieuses et ses liens étroits avec l’Action libérale populaire en sont la preuve. Dans ce contexte, la maternité est un sujet marginal. De même, le féminisme chrétien apparaît comme une organisation plus antidreyfusarde et antisémite que maternaliste. C’est, du reste, un reproche que l’on peut adresser d’une façon générale à l’auteur : le choix de monographies et de développements qui s’éloignent du thème annoncé. Certes, il convenait sans doute d’opposer la maternité des féministes laïques et la « mission maternelle » des catholiques mais de nombreux passages sur le CNFF ou l’école des surintendantes d’usines semblent superflus alors que le lecteur aurait voulu en savoir plus sur les femmes catholiques. On regrette en particulier que les très belles archives de l’Association catholique générale féminine, citées en notes, n’aient pas été plus exploitées. De même, on aurait souhaité que les travaux énumérés dans l’abondante bibliographie soient utilisés pour nuancer certaines affirmations. Ainsi, pour se limiter à un exemple, l’ouvrage de Suzanne Pedersen sur les caisses de compensation dans le textile du Nord et les industries métallurgiques parisiennes aurait permis de relativiser les débats idéologiques comme l’apport catholique en montrant ce que les allocations familiales doivent à une politique patronale centrée sur la réduction des coûts salariaux et la prévention des grèves [5].
220Au bout du compte, cet ouvrage apporte plus à l’histoire des associations féminines catholiques qu’à l’histoire des relations entre femmes catholiques et maternité. Certes, il ne pouvait faire l’impasse sur leur genèse et leur expansion. Mais il aurait pu en écourtant l’institutionnel se concentrer sur le cœur du sujet.
221Anne-Marie SOHN.
Avner Ben-Amos, Funerals, Politics and Memory in Modern France. 1789-1996, Oxford, Oxford University Press, 2000, 425 p.
222Toutes les cultures pratiquent, à des degrés divers, un usage politique des morts. La référence à Antigone, à l’orée du livre, et les funérailles de François Mitterrand, en point d’orgue, en soulignent les résonances possibles. Mais Avner Ben-Amos ne s’est pas risqué, en dehors d’un épilogue audacieux, à une histoire comparée des funérailles politiques. Il montre, plus subtilement, le rôle des morts dans la construction de la nation et de la République en France, depuis la Révolution. Au centre de ce bel ouvrage, le lent cheminement des funérailles d’État, codifiées – en partie seulement – sous la IIIe République, âge d’or incontestable des cortèges funèbres patriotiques. Entre 1877 et 1940, 82 funérailles d’État, « nationales », « aux frais de l’État » ou « officielles », furent célébrées par le régime. Elles forment le cœur de l’enquête. Les autres périodes, en amont comme en aval, sont abordées par la synthèse de travaux existants.
223Avner Ben-Amos se propose de montrer l’engagement de l’État dans un rite de passage individuel, et l’imbrication du privé et du public qui en résultent. À travers le prisme des funérailles d’État, l’auteur lit sur la moyenne durée les métamorphoses des politiques symboliques et le façonnement d’une mémoire nationale plus ou moins homogène. La place remarquable des funérailles dans la culture politique française s’explique selon lui par le prix accordé au culte des grands hommes depuis le siècle des Lumières, qui confère aux deuils nationaux une dimension festive, commémorative et pédagogique. L’historien israélien, s’inspirant des travaux anglo-saxons, montre toutefois la « solidarité sans consensus » qui émerge de ces rituels. Performatifs, les enterrements officiels disent une adhésion rêvée au régime, mais laissent une place, discrète, à l’expression de contestations. A. Ben-Amos conjugue habilement une approche historique classique, en quête de « généalogie », et une ambition anthropologique inspirée, dans sa découpe séquentielle, de Van Gennep. Son ouvrage est ordonné en trois volets : « généalogie », « politique » et « culture ».
224La première partie rappelle surtout l’influence considérable des expériences funèbres de la Révolution sur la IIIe République : visées pédagogiques, goût de l’allégorie et croyances sensualistes, institution tâtonnante du Panthéon... L’auteur souligne la double tentation de l’intégration et de l’exclusion à l’œuvre dans les funérailles révolutionnaires, rendue visible par le statut du corps défunt. L’exhibition des blessures incarne l’appel à la vengeance, la dissimulation du cadavre l’unité du corps national. La panthéonisation de Voltaire et Mirabeau, les funérailles terroristes de Le Pelletier et de Marat, et les funérailles thermidoriennes, sont successivement abordées. S’opposant aux interprétations durkheimiennes de la fête, l’auteur montre que l’intégration et l’exclusion participent de tout rituel politique, et que la IIIe République elle-même ne parvint qu’imparfaitement à faire coïncider la nation, la patrie et le régime.
225L’étude des politiques funèbres de 1800 à 1870 est brièvement traitée. Les spécialistes de la période resteront donc nécessairement sur leur faim. L’ampleur chronologique choisie par l’auteur l’empêche d’affiner ses analyses sur cette période très complexe, et décisive dans la mise en place de répertoires modernes d’action politique. Il évoque la succession des funérailles militaires sous l’Empire, dynastiques sous les monarchies censitaires, officielles sous le Second Empire, et les logiques contradictoires qui les régissent. Il montre aussi, en contrepoint, l’émergence des enterrements « subversifs », nouveaux rites politiques de contestation, entre la mort de l’étudiant Lallemand sous la Restauration et celle du journaliste Victor Noir en 1870. On peut légitimement s’interroger sur certaines interprétations proposées. Participer aux cortèges libéraux et républicains entre 1820 et 1848 signifie-t-il toujours « voter avec ses pieds » (p. 88) ? Le culte funèbre de Napoléon, par ailleurs, n’est pas assez analysé dans ses dimensions souterraines, avant qu’il ne soit officialisé par le retour des Cendres. Les innovations, avortées ou non, introduites par la monarchie de Juillet en matière de politique funéraire sont peu étudiées.
226Déséquilibre de traitement imposé par la perspective, quasi téléologique, de l’ouvrage : la IIIe République marquerait l’avènement d’un véritable cérémonial funèbre consacré aux grands hommes, qui condenserait et approfondirait les expériences antérieures. Avènement qui ne s’opère pas sans tiraillements. Les funérailles civiles, pendant les années 1870, esquissent l’une des voies conflictuelles de républicanisation des cortèges : l’imposition d’un appareil symbolique subversif, en opposition au rituel catholique imposé par l’Ordre moral. Enracinés dans une culture anticléricale de longue durée, les enterrements civils, choisis et non plus imposés par le clergé, devinrent des manifestations républicaines de masse, à forte composante ouvrière. Ledru-Rollin, Quinet, Michelet, Raspail, symboles de la culture de 1848, eurent droit entre 1874 et 1878 à des honneurs funèbres où la foule se substituait à la pompe religieuse. Dans la décennie suivante, la République des républicains pratiqua des funérailles nationales qui ne furent pas toujours civiles. L’enjeu religieux n’en demeura pas moins aigu, dans les derniers moments des grands hommes prédisposés aux honneurs de la nation. La bataille autour du corps mourant de Hugo était connue, les dissensions entre le Père catholique de Gambetta et le pouvoir l’étaient moins. Dans ce dernier cas, Avner Ben-Amos montre finement comment la démultiplication des lieux – un enterrement civil à Paris, une inhumation religieuse privée à Nice – permit au gouvernement de donner à la cérémonie officielle parisienne un caractère ouvertement anticlérical, sans nier les volontés de la famille.
227Prolongement de toutes ces expériences, les funérailles d’État de la IIIe République servirent une pédagogie civique, incarnèrent un régime – la référence au Deux corps du roi de Kantorowicz est peut-être un peu forcée –, s’inspirèrent du culte positiviste des grands hommes et des morts. L’éclectisme, en matière funèbre, l’emporte sur la seule filiation à la Révolution.
228La deuxième partie – « Politique » – soumet au crible de la chronologie les funérailles d’État célébrées par la IIIe République. Son premier apport concerne la sociologie des personnalités célébrées, qui révèle un affaissement du culte de la République des Lettres. 52 défunts sur 82 étaient des hommes politiques (30) ou des soldats (22), contre 9 écrivains et 8 savants. L’étude diachronique permet de croiser les rites de passages étudiés et la conjoncture politique du moment. Il en ressort un primat, parfois paradoxal, du présent sur le passé. Les funérailles de Thiers, dans le contexte de la crise du 16 mai 1877, prirent des allures de combat électoral républicain, où le passé de boucher de la rue Transnonain en 1834 et de la Commune en mai 1871 était comme effacé. Dans des pages passionnantes, l’auteur montre l’instrumentalisation du cadavre, partagé entre la veuve, l’élite républicaine et Mac-Mahon, ce dernier tentant en vain d’imposer des funérailles nationales orchestrées à sa guise. L’enterrement se fait, en certaines circonstances, occasion, lieu de tous les possibles. Ici encore, l’ombre du premier XIXe siècle est omniprésente. Le dépassement des funérailles par l’insurrection est né en juin 1832, à la faveur du cortège du général Lamarque, et fut bien intégré par la mémoire républicaine. Déroulède, au demeurant étranger à cette culture de gauche, s’en souvint lorsqu’il tenta son coup d’État d’opérette le jour des funérailles de Félix Faure, en 1899. Reprenant les analyses de l’anthropologue Victor Turner, A. Ben-Amos présente les funérailles nationales, en particulier avant la Première Guerre mondiale, comme des « drames sociaux », où s’insinuent les conflits, les tensions, voire les scandales.
229À la suite des travaux de Reinhart Koselleck, l’auteur montre aussi les nouvelles modalités de la mémoire funèbre que firent éclore les guerres de 1870 et 1914. Démocratisation de la mort et importance des initiatives locales émergent après la défaite de Sedan, par l’érection, encore modeste, de monuments aux morts au village. L’idée d’un culte du Soldat inconnu, née dès 1916, est aussi à relier à la brutalisation des combats et à l’impossible deuil des familles en l’absence d’un corps à pleurer. Le transfert des cendres du soldat inconnu, le 11 novembre 1820, s’accompagna le même jour d’une panthéonisation du cœur de Gambetta, la République imprimant par là même sa marque sur un deuil militaire et national.
230La troisième partie – « culture » –, est, à notre sens, à placer au sommet du livre, et en fait une référence indispensable pour tous les historiens des politiques symboliques. L’empreinte anthropologique y est décisive, autorisée par une connaissance véritable des travaux anciens ou récents en la matière, de Marcel Mauss à Victor Turner et à toute l’école américaine de l’anthropologie politique. L’auteur envisage les funérailles d’État comme des rites de passage à la fois individuels et collectifs, qu’il décompose classiquement en une phase de séparation – les derniers instants et l’exposition du corps –, une phase de transition – le cortège sillonnant la ville –, et une phase d’incorporation – adieux, oraison funèbre et inhumation.
231La séparation est le moment du relais, parfois chaotique, des pouvoirs publics sur la famille. Les derniers instants du défunt sont mis en scène et en discours, bénéficiant des développements d’une culture de masse, que symbolisent notamment les invraisemblables objets-souvenirs. La visite de la chambre mortuaire, puis du corps exposé, en un lieu public, s’apparente à un pèlerinage politique, où la signature du registre funéraire s’impose comme un instant magique.
232Le cortège, toujours par analogie religieuse, relève de la logique des processions, où l’espace et le temps traversés sont sacralisés. Itinéraires des cortèges, choix des décors éphémères, place des drapeaux, nature du char funèbre, ordre des participants officiels sont successivement analysés. L’auteur tente de décrypter à travers la foule des spectateurs, considérable en cet âge des masses politiques, les divisions sociales et les formes de participation, théâtrale ou « réellement » politique. L’auteur a ici conscience de se heurter à de réels obstacles épistémologiques.
233La séquence d’incorporation au monde des morts est brièvement analysée à travers les discours – oraisons et éloges funèbres – et les représentations qui succèdent aux événements – « résonances » à travers la presse notamment. Les effets d’unification du corps social tendent alors à s’estomper, la politique classique retrouvant ses droits et ses clivages.
234Si l’apport de l’anthropologie à l’histoire politique, depuis les Rois thaumaturges de Marc Bloch, n’est pas vraiment neuf, la grande force de cet ouvrage est de n’avoir pas délaissé l’événement dans l’histoire d’un rite, d’avoir abandonné les lectures uniquement intégratrices d’un rituel patriotique et d’avoir affiné la lecture d’une République à la fois abstraite et incarnée, parfois malgré elle. L’histoire de la mort, croisée avec celle de la politique, trouve là une de ses justifications les plus éclatantes.
235Emmanuel FUREIX.
236Peter Zinoman, The Colonial Bastille. A History of Imprisonment in Vietnam, 1862-1940, Berkeley, University of California Press, 2001, 351 p.
Nicola Cooper, France in Indochina. Colonial Encounters, Oxford, Berg, 2001, 240 p.
237Il nous manquait une étude sur le monde carcéral de l’Indochine sous domination française. L’historien américain Zinoman comble cette lacune de façon heureuse avec cette histoire sociale et politique des prisons, en fait celles du Vietnam.
238L’auteur décrit et analyse les prisons coloniales en soutenant la thèse qu’elles furent destinées à protéger la société contre la criminalité mais aussi (faut-il dire surtout ?) le régime colonial contre ses opposants, et qu’elles aboutirent à l’inverse du but recherché. Le chapitre 2 est intitulé avec à-propos « The system : Fragmented order and integrative dynamics ». Zinoman développe deux idées pour justifier son propos : d’abord le régime pénitentiaire instauré par les Français transcendait les divisions locales (villages, provinces) et régionales et constituait un creuset où le sentiment et la conscience d’appartenir à une même nation du nord au sud naquirent et se fortifièrent. La mutinerie de Thai Nguyen (Tonkin, 1917) est une illustration parfaite de cette idée. Le chapitre 6 (p. 158-199), à la fois dense et éclairant, est un modèle de discussion critique des interprétations de la révolte où soldats de la Garde indigène (force de gendarmerie), gardiens de la prison et prisonniers se retrouvent au coude à coude pour « libérer le pays » du joug français. Zinoman analyse les événements de façon convaincante et démontre qu’ils furent le fruit des rencontres, de l’amalgame et de l’alliance de catégories sociales en principe antagonistes.
239La deuxième idée de Zinoman est que les prisons et les bagnes furent aussi les écoles où le parti communiste indochinois recrutait et formait ses militants à partir de 1930, au point que la qualité de prisonnier ou de bagnard devint un critère de sélection des dirigeants du PCI lorsqu’ils accédèrent au pouvoir en 1945. Le critère était si déterminant qu’il fut invoqué par le Politburo vietnamien pour mettre à l’écart le général Vo Nguyen Giap lorsque Ho Chi Minh décéda.
240Ce livre est une analyse complète de l’univers pénitentiaire colonial décrit comme mal organisé, surpeuplé et particulièrement meurtrier autant par les conditions climatiques, sanitaires, le travail forcé exténuant que par les mauvais traitements de la part des geôliers. L’auteur s’attache à pénétrer plus avant dans le monde des prisons – c’est là que réside l’intérêt principal de l’ouvrage – pour examiner les relations dialectiques qui s’établissent entre les diverses catégories sociales, ethniques et politiques de détenus et entre ces derniers et leurs geôliers. Zinoman est ainsi conduit à relever un clivage – qui n’est pas nécessairement apparent – entre les indigènes, prisonniers et gardiens, et l’encadrement français.
241L’étude déborde les limites des prisons et aborde les relations entre l’espace d’enfermement et le monde extérieur, l’Indochine et la France. La répression et l’emprisonnement mettent en lumière l’ambiguïté du régime colonial et de la IIIe République. L’auteur infirme, en passant, le slogan « La France a construit plus de prisons que d’écoles » (p. 43-44) qui dut sa fortune à un pamphlet de Nguyen Ai Quoc / Ho Chi Minh et il consacre le chapitre 8 à la montée du mouvement anticolonialiste en « métropole » et en Indochine qui dénonce le système judiciaire et les conditions d’emprisonnement. Cette poussée anticolonialiste culmine lorsque le gouvernement de Front populaire s’installe en France. Ce dernier renforce la dynamique des rapports dialectiques entre les bagnards libérés et la société globale en amnistiant de nombreux prisonniers politiques (chap. 9). On sait gré à Peter Zinoman de ne pas donner dans « l’anticolonialisme à quatre sous » contrairement à certains auteurs américains.
242Il reste maintenant à prolonger ce livre par un autre qui mettrait en parallèle le système carcéral postcolonial au Sud et au Nord-Vietnam comme l’auteur le suggère dans son Épilogue. En attendant, le livre de Zinoman, fruit d’un traitement critique des sources primaires abondantes en français et en quoc ngu (documents officiels, témoignages individuels ou collectifs) est désormais un ouvrage de référence.
243On ne peut en dire autant de France in Indochina (Colonial Encarntess). L’auteur s’intéresse au discours colonial(iste) et aux représentations françaises de la colonie dont il est porteur et il en conclut à la prégnance ou à la résurgence du mythe colonial indochinois dans la période actuelle.
244Dans la première partie « Constructing Indochina », Nicola Cooper disserte sur la rhétorique coloniale puis il en aborde le contrepoint dans « Disturbing the Colonial Order », enfin, dans « End of the Empire ? », il s’interroge sur l’après-colonie : la réception de la défaite de Dien Bien Phu par l’opinion française, l’émigration indochinoise en France et la nostalgie coloniale chez les Français.
245L’auteur conduit son analyse avec des matériaux qui relèvent presque exclusivement de l’imaginaire et de l’idéel. Or, ce genre d’exercice est toujours risqué car il n’est souvent qu’un discours sur le discours et dérive vers des interprétations très discutables, parfois saugrenues. Nicola Cooper n’évite pas toujours les écueils en versant dans des interprétations abusives, par exemple : « “La plus grande France” est une redéfinition de l’identité nationale qui étend le patriotisme aux territoires colonisés » (p. 59-60). En outre, le livre contient beaucoup de faux-sens ou de contresens qui témoignent d’une connaissance superficielle du sujet.
246Dans sa démonstration, l’auteur utilise une notion qui lui paraît une clé pour comprendre l’idéologie, voire le subconscient colonial : celle de Mère-patrie. C’est ainsi qu’à travers des analyses, d’ailleurs intéressantes (p. 121-123), des œuvres de Marguerite Duras (Barrage contre le Pacifique, Eden Cinéma), la mère de la romancière devient l’incarnation de la Mère-patrie. Mieux, l’auteur, emporté par son élan interprétatif et discursif nous livre sa vision de Geneviève Galard, infirmière rescapée du siège de Dien Bien Phu, en ces termes : « Her name recalled Geneviève, the patron saint of Paris and protector of the capital. De Galard can, perhaps more convincingly be viewed as a Marianne, the embodiement of the protective Motherland but also a symbolic substitute for the emasculated Republic... » (p. 190). Mais encore, en voulant sans doute prouver ses connaissances linguistiques, l’auteur commet une énorme bourde en confondant me (la mère) et me (amoureux) utilisé dans le néologisme me Tây qui désigne la concubine d’un Européen (p. 169), sous la plume de Nicola Cooper cette expression devient logiquement « la mère-patrie française ». À quoi servent les dictionnaires ?
247Ce livre ouvre une piste nouvelle et intéressante mais l’essai est raté faute de rigueur et de finesse.
248Pierre BROCHEUX.
Christian Hottin, Quand la Sorbonne était peinte, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001, 303 p.
249Ce livre, solide synthèse de travaux scientifiques antérieurs – une thèse d’École des Chartes et un DEA de l’École pratique des Hautes Études, dirigés par le Pr Jean-Michel Leniaud – prolonge avec bonheur le catalogue d’une exposition originale que Christian Hottin avait dirigé en 1999 pour le compte de l’Action artistique de la ville de Paris, et constitue une brillante exploration de l’imaginaire républicain, exemplaire à plus d’un titre.
250D’abord par son ambitieux projet, qui ne se réduit nullement à l’étude en dilettante de quelques chefs-d’œuvre de maîtres académiques aujourd’hui réhabilités, mais représente une approche pionnière, menée de main de maître, à travers l’examen attentif des décors sculptés et peints des grands établissements universitaires parisiens, de l’histoire des institutions de l’enseignement supérieur en France.
251Par sa méthode ensuite : Christian Hottin ne s’intéresse pas ici à une sélection d’œuvres, arbitrairement choisies, mais à toutes les formes de décoration, depuis les plus humbles jusqu’aux plus exubérantes. Son enquête manifeste également le souci de replacer l’histoire de ces programmes iconographiques dans une perspective de très longue durée, qui s’étend de l’époque moderne à nos jours, même s’il privilégie naturellement la période contemporaine, qui va de la fondation de l’Université napoléonienne au déménagement de grandes écoles hors les murs de Paris : il y dégage des temps faibles, la Monarchie constitutionnelle, et des temps forts : les années 1880-1920, qui correspondent en particulier à la reconstruction de la Sorbonne, coordonné conjointement par le recteur Octave Gréard et l’architecte Nénot de 1886 à 1914. Par son ampleur, ce chantier est probablement pour la République ce que furent la transformation du château de Versailles en musée pour la monarchie de Juillet et la restauration de la cité de Carcassonne pour le Second Empire.
252Son travail est surtout remarquable par sa capacité à proposer des interprétations à caractère anthropologique neuves et pertinentes – parfois discutables, mais toujours originales et stimulantes pour l’esprit – des décors qui couvrent les murs des amphithéâtres, des couloirs, des galeries, des cages d’escaliers, des laboratoires et des vestibules des établissements d’enseignement supérieur parisiens. De plus, ses explications tiennent toujours compte des contraintes politiques et matérielles qui conditionnent l’ensemble des projets : intentions des commanditaires, moyens de financement – commandes et subventions de l’État, dons et souscriptions privées, actions de mécénat, etc. – incontournable diversité administrative et scientifique des institutions concernées, sans oublier les transformations et les bouleversements ultérieurs de l’Université, notamment dans la seconde moitié du XXe siècle, qui obscurcissent aujourd’hui la lecture d’œuvres qui ne sont plus visibles dans leur environnement originel.
253Pour comprendre les significations profondes dont ces différents programmes décoratifs sont investis, il avance une hypothèse qui me semble un système d’interprétation judicieux : appréhender ces images comme les représentations idéalisées qu’une communauté humaine et scientifique – Polytechnique, l’École normale supérieure, l’École centrale, l’Institut national agronomique entre autres – élabore, par le truchement des artistes, à la fois pour affirmer son identité propre et se distinguer des autres collectivités universitaires. Maniant de manière convaincante, dans un même mouvement, l’analyse des allégories peintes ou sculptées et le commentaire des textes que ces décors ont inspirés à l’occasion de cérémonies fondatrices pour les différentes institutions – commémorations d’anniversaires symboliques (centenaires notamment), inauguration de monuments aux morts après 1918, réception de personnalités politiques ou scientifiques de premier plan, etc. – Christian Hottin ne se contente pas de valoriser la sacralisation omniprésente de la Science et du Progrès, qui s’exprime sans complexe avec le triomphe de la République positiviste, notamment entre 1880 et 1914, et dont la Sorbonne serait symboliquement la cathédrale laïque. Il montre de manière subtile comment ces grandes machines – fresques et surtout toiles marouflées – renvoient à une véritable conception du destin de l’humanité, qui laïcise l’idée chrétienne de marche de la créature vers sa rédemption. Dans ces nouveaux temples élevés à la gloire de l’idée scientifique, on montre avec optimisme comment on est passé de l’homme primitif et sauvage à l’homme moderne, transformé, civilisé par le progrès scientifique sous toutes ses formes. Toutefois, des infléchissements très nets de ce credo scientiste vers le doute, voire la remise en cause de ces idéaux, sont perceptibles dans les œuvres d’art, en particulier dans les monuments aux morts, réalisées après les hécatombes de la Grande Guerre : la croyance absolue en l’avenir radieux de la science n’inspire plus la même confiance !
254Grâce aux travaux de Maurice Agulhon sur le « folklore républicain », on ne voit plus aujourd’hui les monuments érigés en place publique, et en particulier les effigies de Marianne, avec la même désinvolture qu’il y a un quart de siècle environ. De même, grâce aux recherches de Christian Hottin, on ne jettera plus un regard indifférent ou méprisant aux décors pompeux, dont la signification ne se révèle pas spontanément au visiteur pressé d’aujourd’hui, qui ornent les institutions chargées de transmettre le savoir : en les observant à la lumière des enjeux politiques, culturels et religieux contemporains, il les a fait accéder au statut d’objet d’étude à part entière, voire à celui de Lieu de mémoire fragile, méritant de la part de la communauté scientifique et nationale attention, protection et rénovation. Qu’il soit ici vivement remercié de nous avoir ainsi offert un superbe livre d’histoire des mentalités.
255Christian AMALVI.
Xavier Boniface, L’Aumônerie militaire française (1914-1962), Paris, Cerf, 2001, 596 p. (coll. « Histoire religieuse de la France »).
256Cette étude est novatrice car elle fait connaître la lente maturation d’un organe religieux au sein de l’Armée d’une République qui, depuis 1880, se veut laïque au sens le plus étroit du terme. Toutefois l’auteur rappelle à juste titre que la situation de l’aumônerie militaire sous les régimes antérieurs n’était pas idéale.
257Il est fait la place qui convient à l’étude de la loi du 8 juillet 1880 qui servit de cadre à l’aumônerie militaire jusqu’en 1905. Comme elle ne fut jamais abrogée, elle sert de fondement légal à l’actuel diocèse aux Armées. L’interprétation de ce texte législatif a varié selon les régimes. En 1880, elle visait à restreindre au maximum l’influence des Églises sur les recrues. Après la Séparation qui met un terme aux aumôneries et aux avantages consentis aux clergés en raison de leur état particulier, il n’est prévu par le décret de 1913 qu’une aumônerie militaire pour le temps de guerre. Celle-ci n’était pas correctement mise en place le 2 août 1914. Ce fut dans la plus grande improvisation que les aumôniers assurèrent leurs fonctions dans les tranchées avec un courage qui força l’admiration des « Poilus ». La guerre achevée, pour des raisons relevant de la politique extérieure française, l’aumônerie militaire française ne fut maintenue qu’auprès de l’Armée du Rhin. De celle-ci dépendirent les aumôniers servant dans les troupes du Maroc pendant la guerre du Rif. Le décret de 1935 rénove l’aumônerie pour le temps de guerre en apportant une nouveauté : les aumôniers ne dépendent plus des formations sanitaires mais des divisions. C’est un petit pas de fait pour leur intégration dans l’appareil militaire, rapprochant ainsi la situation de l’aumônier français de celle de ses homologues des armées alliées. L’auteur est très clair à ce sujet : jusqu’à la défaite de 1940, il n’existe pas réellement une aumônerie militaire française mais une aumônerie pour les militaires français. Cette dernière fonctionna fort mal pendant la campagne de France de 1940.
258Le régime de Vichy maintient une aumônerie militaire en temps de paix et lui octroie un statut en 1941. Dans l’idée des conservateurs qui composent le personnel politique de la première période de l’État français, les religions révélées étaient un moyen de faire obstacle à l’idéologie nazie, hormis la religion juive en raison de la loi du 3 octobre 1940. C’est la raison pour laquelle les Chantiers de la Jeunesse française, ce succédané de service militaire, furent aussi dotés d’une aumônerie. Les Forces françaises libres créèrent leur aumônerie avec Thierry d’Argenlieu et René de Naurois. Cet organe se fonde sur le décret de 1935. À la Libération, les cadres légaux de l’aumônerie militaire sont multiples et variés. Cela conduit à une réorganisation qui l’inclut au cœur même de l’Armée. La guerre froide justifie cette mobilisation des forces spirituelles au service du « monde libre ». La IVe République sut contourner tous les obstacles anticléricaux placés sur le chemin de cette création de l’aumônerie militaire par le député SFIO du Tarn, Maurice Deixonne.
259L’évolution de l’attitude de la hiérarchie ecclésiastique à l’égard de l’aumônerie militaire est étudiée de façon concomitante. Si elle comprend la nécessité d’un soutien spirituel pour les soldats qui montent au front, elle met de longues années à comprendre la nécessité d’une aumônerie militaire du temps de paix. La baisse du recrutement sacerdotal peut expliquer les raisons pour lesquelles l’ordinaire a tendance à désigner comme aumôniers militaires des prêtres ayant des relations conflictuelles avec leur hiérarchie, l’alcool ou les femmes pour reprendre une plaisanterie de mess des officiers. Sous l’impulsion de l’abbé Badré qui la dirigea de 1946 à 1964, le recrutement fut amélioré, une véritable pastorale spécifique au milieu militaire fut élaborée. Dans le contexte de la guerre froide et des guerres de décolonisation, une réflexion nouvelle sur le droit dans la guerre et la guerre juste fut reprise sous l’autorité du père Alfred de Soras S. J.
260Il eût été passionnant d’étudier les réactions des cercles d’officiers catholiques à ces questions essentielles pour un militaire, la façon dont les aumôniers militaires ont transmis ce message théologique à leurs ouailles compte tenu de l’attitude du général Paris de La Bollardière après 1957. L’image de l’aumônier militaire dans les romans « algériens » de Jean Lartéguy Les Centurions et Les Prétoriens est moins bonne que dans le roman anticlérical de Clément Vautel paru en 1923 Mon Curé chez les Riches. L’étendu de la période étudiée par l’auteur, l’invention des archives de cette institution négligée ne permettaient pas d’entrer dans une étude détaillée de ces questions d’histoire culturelle. Or cette synthèse demeure malgré tout pionnière pour la description de la genèse d’une méthode pastorale et pour la mise en valeur d’un aspect méconnu des relations entre l’Église et l’État.
261Jean-Louis CLéMENT.
Ernst Jünger, Politische Publizistik, 1919 bis 1933, herausgegeben, kommentiert und mit einem Nachwort von Sven Olaf Berggötz, Klett-Cotta, Stuttgart, 2001, 898 p.
262Il est bien curieux de constater que des deux côtés du Rhin Ernst Jünger n’est pas apprécié de la même façon. En effet, les Allemands ont plutôt tendance à vilipender leur compatriote pour avoir frayé le chemin au régime national-socialiste, tandis que les Français semblent être séduits par les qualités littéraires de l’écrivain. Que la réception en France soit traditionnellement bonne, ne devrait pas pour autant surprendre, car Jünger était en quelque sorte l’incarnation du bon officier allemand. Pendant l’Occupation, il ne ménagea pas ses efforts pour sauver le patrimoine français et entretint, en outre, des contacts avec la Résistance. Son attachement à la culture du pays des Rimbaud, Baudelaire et Barrès était bien connu des intellectuels français. André Gide en particulier tenait à recommander les livres de Jünger, dont les excellentes traductions rencontrent jusqu’à ce jour un grand succès auprès du public français, notamment Les Falaises de marbre, un roman esthétique écrit à la fin des années 1930. Dans ces conditions il était bien naturel que la critique française se penche sur l’œuvre littéraire de Jünger.
263En Allemagne, par contre, la discussion sur Jünger se concentre bien plus sur ses prises de position contre la République de Weimar. Pourtant, les nombreux articles politiques qu’il a écrits, à cette époque, pour un bon nombre de journaux obscurs furent longtemps dispersés et difficilement accessibles. Jünger lui-même avait su éviter, de son vivant, leur publication dans ses œuvres complètes. Maintenant, après sa mort, l’édition de ses textes a finalement été entreprise, encore que dans un volume à part. M. Berggötz, qui a rassemblé tous les articles des années 1919 à 1933, prétend un peu trop modestement ne pas avoir fait une édition critique. En fait, c’est un travail très solide avec un commentaire de 160 pages, soigneusement établi. Une postface donne, sans polémique inutile ou parti pris, une vue d’ensemble et les éclaircissements nécessaires sur les résultats de la recherche.
264Les deux grands débats autour des idées politiques de Jünger y sont repris et clairement exposés : celui sur son attitude à l’égard du parti national-socialiste et celui sur son antisémitisme. Il en ressort que Jünger avait, au début des années 1920, de l’admiration pour le mouvement de Hitler. Dans un article publié en 1923 par le journal du parti national-socialiste, Jünger exprimait son espoir que Hitler réalise cette révolution qu’il souhaitait de tout son cœur. Celle-ci devait, comme il le concevait, déboucher sur un régime de caractère national, social et autoritaire. Mais à la fin des années 1920, la rupture survint. Non que Jünger se fût départi de ses convictions d’extrême droite. Il dénonçait, tout au contraire, la stratégie du parti national-socialiste, qui attachait, à ses yeux, trop d’importance à la question de la légalité et à l’utilisation des structures parlementaires dans la conquête du pouvoir. En conséquence, il commença à mépriser les Nazis auxquels il reprochait d’avoir trahi leurs idéaux, afin de convaincre la masse et de prendre le pouvoir. Aussi prenait-il ses distances avec l’antisémitisme des Nazis dont il dénonçait le caractère obsédé et raciste. Néanmoins, comme M. Berggötz le démontre, Jünger lui-même affichait une attitude antijuive, non sur le plan racial bien entendu, mais sur le plan culturel. Apparemment, il considérait les Juifs comme représentants de la démocratie et du libéralisme économique, un courant de pensée qu’il détestait profondément. Voilà pourquoi il n’est pas surprenant que les historiens allemands relèvent dans la pensée politique de Jünger son aspect antidémocratique et y décèlent aussi une tendance fasciste.
265Ce ne serait sûrement pas une mauvaise idée de comparer les conceptions politiques de Jünger, en tant que partisan d’une révolution conservatrice en Allemagne, avec celles des groupements non conformistes dans la France des années 1930. Comme eux, Jünger luttait ardemment contre le communisme et la démocratie parlementaire, contre la bourgeoisie et le matérialisme, tout en plaidant avec conviction pour une révolution spirituelle. Mais les différences, elles aussi, ne tarderaient certainement pas à apparaître. C’est en effet la notion de guerre qui se trouve au centre de la pensée de Jünger, mais pas pour la jeune génération de l’ « Esprit » et de l’ « Ordre nouveau ». Pour osée qu’elle soit, cette comparaison pourrait sans doute contribuer à éclairer les thèses si contestées de Zeev Sternhell qui parle volontiers, à propos des non-conformistes, d’un « fascisme spiritualiste ».
266Quoi qu’il en soit, l’édition de M. Berggötz a le mérite de rendre accessible les textes politiques d’Ernst Jünger. Au surplus, une traduction éventuelle de ce volume, venant après celles de « La Mobilisation totale » et « Le cœur aventureux », enrichirait sans aucun doute la perception française de l’écrivain allemand. Dès maintenant, l’ouvrage facilite les efforts, en Allemagne et en France, de ceux qui veulent parvenir à une image plus vraie de Jünger, englobant ses deux faces, littéraire et politique.
267Markus BODLER.
Jens Ulff-Møller, Hollywood’s Film Wars with France. Film Trade Diplomacy and the Emergence of the French Film Quota Policy, Rochester and Woodbridge, University of Rochester Press, 2001, 202 p.
268Cet ouvrage d’un universitaire danois apporte une contribution très intéressante à l’étude de la diffusion du cinéma américain en France. Le propos du livre, réalisé à partir d’archives inédites américaines et françaises, est en effet de montrer comment l’industrie cinématographique américaine a conquis une place dominante sur le marché français au cours de l’entre-deux-guerres. Cette montée en puissance s’explique par trois raisons essentielles. La première réside dans les différences structurelles entre les deux industries : face à des compagnies américaines intégrées verticalement et dont la position d’oligopole sur le marché américain n’a curieusement jamais été frappée par la législation fédérale antitrust, l’industrie française est restée dispersée et n’a pas réalisé l’unité entre les fonctions de production et de distribution qui lui aurait permis de lutter à armes égales. La deuxième raison tient à la nature de la législation du cinéma dans les deux pays : activité très libre aux États-Unis, le cinéma a été longtemps, en France, sous la surveillance tatillonne de pouvoirs publics prompts à manier la censure pour protéger la morale publique et taxant lourdement les spectacles. La troisième raison, dont l’étude constitue le cœur du livre et occupe sa plus grande partie, est le soutien sans failles apporté par le gouvernement américain à son industrie cinématographique : dès la fin de la Première Guerre mondiale, les États-Unis mettent en place une politique commerciale active, dont le support législatif est le Webb Pomerene Export Trade Association Act voté par le Congrès en 1918. Face à la cohésion et à l’agressivité du camp américain, la France est handicapée par les intérêts divergents des producteurs et des distributeurs, et le gouvernement opte dès le début des années 1920 pour une attitude défensive qui se concrétise par la politique des quotas instituée par le décret Herriot de 1928, dont la quatrième partie du livre nous relate avec précision la genèse. C’est ici que se situe le principal apport de l’ouvrage, notamment par la description de l’activisme du Département d’État, à la fois pour appuyer les revendications des industriels américains avec lesquels il est en contact permanent ; mais aussi pour leur fournir, grâce à son réseau d’informateurs, des renseignements de toutes sortes sur le marché du cinéma français. Ce coup de projecteur sur la connivence active entre l’État américain et ses entrepreneurs cinématographiques nationaux permet de mieux comprendre pourquoi on assiste après la Première Guerre mondiale à un renversement d’hégémonie mondiale sur le marché du cinéma en faveur des États-Unis. Au total, la politique des quotas, conclut l’auteur, a été largement inefficace, non seulement parce qu’en raison de pressions incessantes, les Américains ont rapidement obtenu son assouplissement, mais aussi parce qu’au fond, le gouvernement français ne s’est guère préoccupé de défendre son cinéma avant 1945. C’est ce qui, pour finir, amène Møller à critiquer le principe des quotas qui est, encore aujourd’hui, à la base de la politique européenne en matière d’audiovisuel, une politique tout aussi inefficace puisque actuellement, les États-Unis possèdent 80 à 90 % des parts de marché du cinéma en Europe, contre 0,25 % aux films européens sur le marché américain.
269On aurait aimé que ce lien avec l’actualité soit complété par quelques éléments de réflexion supplémentaires. L’auteur en avait pourtant l’occasion à plusieurs reprises, notamment lorsqu’il évoque les débats vifs qui opposent les États-Unis et l’Europe à l’occasion des conférences consacrées à l’abaissement des tarifs douaniers à Genève en 1927 et 1928, débats qui présentent à ses yeux une ressemblance frappante avec ceux qui ont marqué la fin des négociations de l’Uruguay Round et la naissance de l’Organisation mondiale du Commerce (1987-1994). De ce point de vue, l’auteur se limite à un rappel rhétorique ( « déjà en 1928... » ) qui laisse le lecteur sur sa faim. L’autre défaut du livre tient à son étude centrée exclusivement sur les acteurs institutionnels et les grands dirigeants du cinéma. Quid de ce débat sur l’exception culturelle avant la lettre dans l’ensemble de la profession cinématographique et surtout après du public ? Enfin, si la thèse de l’ouvrage est convaincante, elle ne permet pas de comprendre pourquoi les images, les histoires, voire les mythes, proposés par les films américains, ont eu tant de succès auprès du public français, une question à laquelle le jeu des forces économiques, la logique monopolistique et les pressions diplomatiques ne permettent pas de répondre, et qui reste un pan encore largement inexploré de l’histoire du cinéma américain en France.
270Ludovic TOURNèS.
Joshua A. Fogel (dir.), The Nanjing Massacre in History and Historiography, Berkeley, University of California Press, 2000, XVI + 248 p.
271Le 13 décembre 1937, après quatre mois de bombardements aériens, l’armée japonaise s’emparait de Nanjing et, pendant plus d’un mois, se livra délibérément au massacre et au pillage dans la ville et ses environs. Ce « viol de Nanjing » aurait causé, selon les estimations des tribunaux institués à Nankin et Tokyo en 1946 pour juger des crimes de guerre japonais, entre 200 000 et 300 000 morts chinois. Des historiens japonais négationnistes en ont contesté l’existence, alors que les historiens chinois s’emploient, à l’inverse, à traquer les indices qui permettraient d’augmenter le nombre des victimes. L’ouvrage dirigé par J. Fogel fait le point sur ces controverses historiographiques et leur arrière-plan politique, en Chine et au Japon.
272Alors que, pour les historiens chinois, tous les documents sont bons pourvu qu’ils incriminent les Japonais, les négationnistes nippons, à l’instar de leurs homologues européens, ont recours à l’hypercriticisme. Ils peuvent faire fonds sur le caractère lacunaire des sources. Par exemple, 30 % seulement des journaux de marche des unités japonaises qui participaient à la bataille de Nanjing ont été retrouvés, et le colonel soupçonné d’avoir donné l’ordre de tuer tous les prisonniers chinois n’a laissé aucune trace écrite. Néanmoins, les négationnistes manquent de logique : ainsi, du fait que tous les Occidentaux présents à Nanjing durant les atrocités n’ont pas mentionné celles-ci dans leur correspondance, ils veulent conclure que ceux qui en ont fait état sont des faussaires ! Ils écartent en outre les témoignages gênants, comme celui de l’adjoint du commandant en chef japonais à Nanjing, lequel, au milieu des années 1980, divulgua spontanément, dans un journal d’anciens combattants, que son armée avait effectivement reçu l’ordre d’effectuer des meurtres de masse. L’apport du négationnisme à la connaissance historique paraît donc extrêmement faible. Son audience peut s’expliquer par la présence quasi ininterrompue, à la tête de l’État japonais, d’un Parti libéral démocrate resté très nationaliste, et dont les ministres de l’Éducation imposent l’emploi d’euphémismes pour évoquer l’impérialisme nippon dans les manuels d’histoire.
273En Chine Populaire, comme dans tous les pays occupés jusqu’en 1945, la population est souvent restée très méfiante envers le Japon, dont elle aurait souhaité qu’il acquittât des indemnités de guerre. Mais le gouvernement chinois apprécie les investissements japonais, et renonça à réclamer des réparations dès l’établissement des relations diplomatiques en 1972. Cette contradiction fut l’une des causes du mouvement contestataire de 1989 : les étudiants de la place Tian’anmen reprochaient à Li Peng son obséquiosité envers la « seconde invasion » japonaise – celle des capitaux. Dans ce contexte, le rappel du « viol de Nanjing » et l’insistance sur l’estimation haute de 300 000 victimes permettent au gouvernement chinois d’offrir des satisfactions psychologiques à ses administrés, tout en disposant d’un élément de chantage moral dans ses rapports avec le Japon. C’est ainsi qu’en 1995, s’adressant en public à des hommes d’affaires japonais, Li Peng excipait des atrocités de guerre nippones pour leur réclamer des conditions avantageuses. De telles pratiques peuvent rendre compte de l’audience des négationnistes, non seulement auprès des hommes politiques de droite, mais aussi dans les milieux économiques japonais.
274Clairement rédigé, et pourvu d’une bibliographie très à jour, le recueil dirigé par J. Fogel offre un utile instrument de travail sur un exemple particulièrement cru d’exploitation de la « mémoire collective » par les États.
275Laurent CESARI.
Maurice Agulhon, Les métamorphoses de Marianne. L’imagerie et la symbolique républicaines de 1914 à nos jours, Paris, Flammarion, 2001, 320 p.
276Publiées en 2001, Les Métamorphoses de Marianne de Maurice Agulhon font suite à Marianne au combat (1979) et à Marianne au pouvoir (1989). Historien de la République et de la France contemporaine, Maurice Agulhon s’est donné pour objet d’études « l’histoire de la République en ses représentations figurées ». Son corpus rassemble l’ensemble des représentations officielles et non officielles de la République depuis 1792 jusqu’à nos jours, qu’elles émanent de l’État ou qu’elles soient le fait d’initiatives publiques ou privées. Dans une grande leçon d’histoire, Maurice Agulhon démontre, images à l’appui, le rapport qui existe entre les représentations visuelles et les représentations mentales ou intellectuelles. Il souligne à quel point l’histoire symbolique et l’ « histoire tout court » s’éclairent l’une par l’autre. L’histoire telle que la pratique Maurice Agulhon est à la fois histoire politique, culturelle, histoire de l’art et du goût. Lui-même la définit comme une « histoire au second degré ».
277La trilogie des « Marianne » établit une périodisation dans l’histoire des représentations de la République qui prend sens pour l’histoire de la République et de la France. À travers chaque période, Maurice Agulhon montre comment le symbole de la République se transforme, en même temps que les représentations figurées peuvent être polysémiques. Cette complexité donne aux ouvrages de Maurice Agulhon leur densité.
278Dans Marianne I (Marianne au combat, 1979), Maurice Agulhon s’intéressait à la période d’établissement de la République, entre 1792 et 1870 ; il montrait comment la France changeant fréquemment de régime, modifiait avec brutalité ses références de principe, ses constitutions, ses symboles. Dans son principe la République est an-iconique. Pourtant, au point de départ de la représentation de la République en Marianne, se situe la décision des Conventionnels en août et septembre 1792 selon laquelle le sceau de l’État devenu Républicain porterait une « figure de la Liberté ». La République est couramment représentée par une femme coiffée du bonnet phrygien sans qu’il y ait une définition légale de cette représentation. Le plus ancien emploi attesté du prénom « Marianne » au sens de « la France en République » se trouve dans la chanson en langue d’oc du chansonnier de Puylaurens Guillaume Lavabre « la Garisou de Marianno » (La guérison de Marianne, 1792). Devenu synonyme de radicalité, le bonnet phrygien tend à être un enjeu dans la République. Les Républicains libéraux et modérés inventent donc vers 1848 une République sans bonnet phrygien. Ainsi la statue de la Liberté du sculpteur Bartholdi (1878) porteuse d’une vision optimiste du monde, ne revêt pas le bonnet phrygien, mais elle est décorée du soleil de la République universelle ; Bartholdi appartient au camp de la République raisonnable et contribue par là à dissocier l’idée de la Liberté et le port du bonnet phrygien.
279Marianne II (Marianne au pouvoir, 1989) portait sur la période de la consolidation républicaine de 1880 à 1914. La première partie des Métamorphoses de Marianne (Marianne III) en reprend les principaux acquis tout en prolongeant la portée de la période jusqu’en 1940. Le symbole du bonnet phrygien est réapprivoisé ; après 1875, il change quelquefois de sens : dès avant 1914, quand on veut représenter la France et non plus seulement la République, on peut choisir la femme, coiffée du bonnet phrygien. La guerre de 1914 accélère le processus ; les dessinateurs multiplient les figures féminines de Marianne en combattantes, mères, épouses de poilus. Sur les monuments aux morts de l’après-guerre de 1914, la Patrie peut être coiffée de différentes manières, porter ou non le bonnet. Parmi les 427 petits monuments provinciaux recensés par Maurice Agulhon, 231 datent de l’avant 1914 : la statuaire nationale recouvre, absorbe, réemploie la statuaire républicaine d’avant guerre. Dans les compositions monumentales à caractère international, le bonnet tend à devenir un attribut essentiel de la France d’après guerre de 1914. L’entre-deux-guerres conserve sur les symboles officiels de l’État (sceau de l’état, médailles présidentielles) l’image d’une République installée, sage et solennelle. La République assise, couronnée de soleil figure sur le sceau de l’État ; sur les timbres-postes la Semeuse qui avait été créée en 1895 continue d’être présente, portant le bonnet, image dont la grâce contribue au succès. Les bustes de mairies, Maurice Agulhon le souligne, ne sont pas une représentation officielle de la République. Leur production permet aux différentes conceptions de la République de s’exprimer, et révèle des sensibilités esthétiques diverses. À partir des années 1920 et 1930, Marianne se fait familière dans les dessins de presse, les chansons, les fêtes... Le port du bonnet n’est plus signe de radicalité mais davantage signe d’identité. Marianne participe aux fêtes du 14 juillet dans les départements républicains où l’on « sort la Marianne », inventant par là une tradition qui évoque comme par analogie les rites religieux catholiques.
280L’époque du Front populaire connaît un rajeunissement de la symbolique républicaine ; symbolique républicaine et symbolique ouvrière composent l’une avec l’autre suscitant des figurations inédites. Vichy interrompt ce renouveau, abolit la République, ouvrant une nouvelle période dont les effets se prolongent jusqu’en 1958. Le portrait du chef de l’État chasse Marianne des rôles de représentations officielles. Le régime n’interdit pas les bustes de mairie mais les relègue. Il contribue à l’éviction de plusieurs monuments à la République et rencontre quelquefois les préoccupations esthétiques contemporaines. Mais la situation de la période d’occupation n’est pas totalement claire. L’image de Marianne représente tantôt la patrie, tantôt la France, tantôt la République. Celle-ci peut être prise en bonne ou en mauvaise part. Dans ce cas, couverte du bonnet phrygien, elle se fait mégère détestable véhiculant l’ensemble des haines et rancœurs d’une droite extrémiste. De son côté la France libre revendique avec ferveur l’image de Marianne et connaît par elle un regain de vitalité qui se poursuit dans la France de la Libération. Cet élan retrouvé ne tarde pas à s’estomper dès les premières manifestations de la guerre froide. La IVe république retrouve les façons de penser, de figurer de la IIIe : la femme à bonnet phrygien peut être soit la France, soit la République en version de droite ou de gauche. Marianne revient dans le décor symbolique officiel mais la tendance est à remplacer le bonnet par un feuillage, à privilégier la Croix de Lorraine comme représentation de la France. Nous avons l’expression d’une politique à travers un langage symbolique.
281La troisième partie des Métamorphoses de Marianne est consacrée à notre époque (1958-2000). Celle-ci s’ouvre en 1958, avec le retour au pouvoir du général de Gaulle. À partir de 1958, les présidents de la Ve République abandonnent la symbolique républicaine du médailler présidentiel. Chaque nouveau chef d’État de la Ve se dote d’un nouveau symbole visuel : de Gaulle choisit la Croix de Lorraine, ses successeurs optent pour des symboles visuels nouveaux. S’ouvre ainsi une période de renforcement du pouvoir personnel qui s’accompagne d’une démariannisation officielle. La République en images est dévalorisée, gentiment infantilisée comme en attestent les dessins de Faizant ou de Plantu décrits avec minutie et humour par Maurice Agulhon. Des tendances de longue durée s’affirment. Si la représentation officielle de Marianne tend à décliner, l’époque connaît une « euphorie municipale » qui s’apparente à une « mariannolâtrie ». Alors que le président de la Ve est solennel, la République se fait de plus en plus familière. Après 1969, des stars comme Brigitte Bardot servent de modèles pour bustes de mairie. Maurice Agulhon diagnostique là une « révolution morale sous la Ve » qui aboutit à une dévalorisation croissante de la symbolique républicaine : ces Mariannes vivantes (Bardot, Mathieu, Deneuve) sont censées « symboliser la République ». Marianne devient l’affaire de maires qui votent pour choisir la figure populaire la plus typique. Cette évolution concerne la droite et la gauche et il faut ici rappeler que le bicentenaire officiel a été peu « mariannesque », que le port du bonnet apparaît de plus en plus aux yeux d’une gauche et d’une extrême gauche comme une symbolique conformiste.
282Les Métamorphoses s’achèvent sur un état des questions résolues ou posées comme de celles qui demeurent sur le métier de l’historien. En particulier, l’examen maintes fois évoqué du rapport entre l’image féminine et l’histoire des femmes devra être entrepris. Ayant démontré le caractère polysémique et la mutabilité des symboles dans le domaine politique, Maurice Agulhon souligne l’importance de l’analyse des choix esthétiques et sensibles dans l’histoire des représentations visuelles. À partir d’une analyse visuelle et méthodique d’un corpus de représentations figurées et mentales, Maurice Agulhon livre un diagnostic de l’évolution de deux siècles d’histoire de la République.
283Évelyne COHEN.
François Vallotton, L’Édition romande et ses acteurs, 1850-1920, Préface de Jean-Yves Mollier, Genève, Slatkine, 2001, 477 p.
284Avec ce fort volume de 376 pages de texte suivies d’intéressantes annexes et d’une riche bibliographie, François Vallotton livre une très solide étude de l’édition en Suisse romande dans la seconde moitié du XIXe siècle, c’est-à-dire au moment où celle-ci entre dans sa phase de modernisation. C’est en effet à partir des années 1850 que l’on peut suivre la construction d’un champ éditorial suisse francophone, symbolisé par la fondation le 21 juillet 1866 de la Société des libraires et éditeurs de Suisse romande (SLESR). Cette période cruciale met fin à un relatif déclin de l’édition suisse romande après la période faste du XVIIIe siècle (avec notamment la fameuse Société typographique de Neuchâtel, la STN étudiée par Robert Darnton dans ses travaux sur l’Encyclopédie) et précède le nouvel épanouissement des années 1920-1930, symbolisé par l’entreprise d’Albert Skira ou les éditions de la Baconnière. L’entre-deux qui intéresse François Vallotton est donc caractérisé par une recomposition des structures et des pratiques professionnelles analysées dans le détail et avec une grande rigueur scientifique : comme en France, l’innovation de produit, les techniques de marketing, etc. traduisent la modernisation des structures éditoriales et l’émergence de la figure de l’éditeur comme acteur majeur du champ culturel. Les analyses monographiques, à partir d’études de cas comme ceux d’Attinger et de Payot permettent d’alterner avec des analyses par ailleurs globalisantes, et notamment l’étude bibliométrique qui montre l’importante croissance de la production éditoriale régionale.
285François Vallotton, en s’appuyant sur les perspectives récentes de l’historiographie pratique une histoire culturelle large, replaçant, autant que faire se peut, ses analyses dans l’évolution globale de la société suisse : l’alphabétisation, la scolarisation, l’émergence des nouveaux publics (femmes, enfants), dans la lignée des travaux de Martyn Lyons, de même que les liens entre entreprises éditoriales et pouvoirs publics, notamment à propos des manuels scolaires, sont étudiés de manière convaincante. Il apparaît ainsi clairement qu’en se modernisant du champ éditorial suisse romand se dégage progressivement de l’emprise du religieux et qu’ici comme ailleurs, modernisation et laïcisation de la société avancent ensemble, même si, dans le détail, les analyses de notre collègue suisse, apportent toutes les nuances nécessaires.
286La spécificité éditoriale suisse apparaît aussi clairement dans la tension qui se structure autour de la double attraction exercée par le modèle allemand et la polarité parisienne. Cependant, le lecteur aurait sans doute été mieux éclairé par une comparaison plus explicite entre l’édition suisse allémanique et son homologue romande. En effet, si l’on comprend bien que l’une des clefs de l’évolution éditoriale (et littéraire) suisse romande soit l’autonomisation relative vis-à-vis du centre parisien, avec l’émergence de produits éditoriaux spécifiques, le lecteur demeure un peu sur sa faim quant à l’étude des relations entre éditeurs romands et allémaniques.
287Enfin, la dernière partie de l’ouvrage plus centrée sur la seconde partie de son titre, les acteurs, intitulée « Représentations », apporte certes beaucoup, mais contraste les deux précédentes ( « Hôtel des Alpes », « Des livres et des hommes » ) nettement plus denses. Malgré la difficulté des analyses prosopographiques, l’on aperçoit bien l’amplitude sociale acquise par certains éditeurs au tournant du siècle : ici encore les figures de Samuel Payot ou Victor Attinger apparaissent clairement dans le monde des notables et plus généralement l’entrée des éditeurs dans la moyenne ou bonne bourgeoisie. Le modèle générationnel élaboré par François Vallotton (pionniers, héritiers) et ses « logiques dynastiques » est du reste fort convaincant. Pourtant, l’analyse est plus rapide et moins dense. C’est la même remarque que l’on peut faire sur l’étude des relations auteurs-éditeurs qui clôt cette troisième partie : la domination croissante des seconds sur les premiers est claire, comme dans le cas français, mais l’analyse est là encore rapide : peu d’indications par exemple sur les rémunérations des écrivains, etc.
288Ces petits regrets n’enlèvent rien aux qualités de ce livre, et dont la première réside dans l’ampleur du regard historien qui fonde et structure l’étude. L’histoire de l’édition montre ici encore son dynamisme qui loin de s’épuiser continue de susciter interrogations et recherches, ce dont on peut se réjouir. Les historiens français du livre et de l’édition trouveront dans l’ouvrage de François Vallotton, outre le plaisir de lire un texte synthétique bien construit et celui de manier un beau livre, d’importants points de comparaison et donc de quoi enrichir leurs propres analyses.
289Thomas LOUé.
Charles d’Aragon, La résistance sans héroïsme, texte présenté par Guillaume Piketty, Genève, Éditions du Tricorne, 2001, 258 p.
290On ne peut que se réjouir de la réédition de ce texte devenu introuvable. Il s’agit en effet de l’un des plus intéressants témoignages sur la Résistance vue du côté de ces catholiques antinazis qui ont été, avec d’autres, à son origine, particulièrement en zone sud. Lorsque ce témoignage paraît pour la première fois, en 1977, au Seuil, le nom de Charles d’Aragon n’évoquait pourtant pas grand-chose, bien qu’il ait donné par anticipation certaines « bonnes feuilles » à la revue Esprit. Il n’avait pas été au premier plan des chefs de la Résistance. Son passé de parlementaire non conformiste, en rupture de MRP, était loin. La famille de résistants à laquelle il appartenait ne faisait plus guère parler d’elle, même si se préparaient les grands colloques sur les églises et les chrétiens pendant la Seconde Guerre mondiale qui allaient contribuer à une réévaluation de son rôle. Le témoignage était assez court. Il venait après ceux de Vistei, de Frenay, de Bourdet, de Closon, de Paillole, de Guingouin, etc. Pourtant il acquiert aussitôt sa place dans cette cohorte en train de se reconstituer des souvenirs de résistants non communistes. Il est vrai qu’il s’agissait d’une reconstruction réfléchie d’un engagement et d’un itinéraire en clandestinité et que, comme peu d’autres ouvrages parus dans la même période – mis a part celui de Claude Bourdet, mais dans un registre plus politique –, il ouvrait la voie aux analyses qu’une nouvelle génération d’historiens n’allait pas tarder à faire. Il y avait, en outre, un ton, un style, le sens des formules et une ironie sans méchanceté dont l’auteur partageait équitablement les frais avec ceux qu’il prenait pour cible : les « hussards noirs » dont le catholique s’amusait à rappeler le zèle maréchaliste, les radicaux du Sud-Ouest et La Dépèche qui n’avaient pas été en reste, ses amis démocrates-chrétiens qui n’étaient pas les derniers à se placer dans la perspective du pouvoir à prendre une fois le pays libéré, les régionalistes qui peignaient aux couleurs occitanes une Résistance toute tricolore. Il y avait quelques rappels salutaires sur la France rurale d’alors qui n’était pas sortie du XIXe siècle, sur l’apprentissage difficile de la clandestinité et sur la diversité d’une résistance « point de rencontre de... réactions individuelles et de... déterminations solitaires », sur le peu d’importance du contenu des textes diffusés quand comptait d’abord l’acte, celui de les diffuser. Il y avait aussi un éclairage crû sur l’atmosphère du « royaume du Maréchal », sur la naissance de la résistance dans une zone chloroformée, sur la constitution et la croissance des mouvements, sur les jeux entre tendances. Le regard était donc décapant et le témoignage si habile qu’il ne paraissait pas concéder grand-chose, mais sans cette amertume dont il voyait bien, Charles d’Aragon, que tant de ses camarades étaient frappés en vieillissant « mal », alors que, comme il l’écrivait, la Résistance, auréolée d’une nouvelle légende, qui s’ajoutait à d’autres mais que tissait la génération des soixante-huitards, vieillissait, elle, « bien ». D’Aragon était de ceux qui, sans illusion sur les légendes, lui accordait trop d’importance pour ne pas vouloir qu’il en soit ainsi et, sans doute, préférait-il cette nouvelle version du mythe à celles que, jusqu’ici, le gaullisme ou que le communisme avaient livrées sans grand partage.
291Les onze chapitres qu’il a publiés il y a trente-cinq ans (pourquoi sont-ils reproduits sans table des matières ?) sont présentés longuement et excellemment par Guillaume Piketty qui, non seulement retrace le parcours de celui que l’on surnommait non sans exagération « le marquis rouge », mais qui, en plus, resitue ce témoignage dans l’historiographie de la Résistance. Surtout, il peut le confronter au journal de Charles d’Aragon auquel il a eu accès. Ainsi, grâce à lui, ce que l’on pouvait croire sorti d’une plume facile et séductrice prend un poids humain, avec sa part de tragique, et, ce qui n’est pas le moins, toute sa part de vérité. On pouvait penser, à tort, qu’il avait été, comme d’autres de son courant de pensée, attiré un moment par une « révolution nationale » séduisante pour ceux qui rêvaient de refaire le pays. Ses « articles de contrebande » dans la presse autorisée et ses ouvrages célébrant le paysan et ses vertus laissaient croire, à tort, à quelque compromission. Replié dans son château du Tarn, le journaliste d’avant-guerre devenu exploitant agricole rongeait son frein. Liberté, puis Combat et les MUR lui donneront l’occasion d’agir, d’abord sans grade dans le système très hiérarchisé de la Résistance, puis prenant au fil du temps des responsabilités à Lyon, en Suisse, à Paris, avant de retourner dans le Tarn pour y participer, comme chef militaire FFI puis comme président du CDL, à la Libération. Ainsi celui qui avoue, non sans sourire, qu’il signait ses articles « Saint-Just » se retrouvait en charge du retour à l’ordre. Mais cette tension était partagée par tous ceux qui avaient, comme lui, à faire face à ce que, dans ses beaux débuts, le MRP appela la « révolution par la loi », idéal auquel D’Aragon resta fidèle. Aussi, lui, peut-il écrire que « 1944 fut l’année des prix de vertus ; 1958 fut celle des prix de persévérance. Avec le temps, aux mérites du courage s’ajoutaient ceux de l’habileté ». Sans doute aura-t-on intérêt à lire cette partie de l’introduction après le texte lui-même dont elle est un irremplaçable complément, en attendant, avec impatience, la publication du journal lui-même que Guillaume Piketty annonce pour bientôt chez le même éditeur.
292Jean-Marie GUILLON.
Alice Kaplan, Intelligence avec l’ennemi. Le procès Brasillach, Paris, Gallimard, 2001, 306 p.
293Robert Brasillach, écrivain fasciste, rédacteur en chef du périodique antisémite Je suis partout d’avril 1941 à août 1943, fut condamné à mort à la Libération et exécuté le 6 février 1945. Le livre consacré par Alice Kaplan au destin juridique de celui qui fut l’une des plumes les plus outrageusement antisémites de la collaboration intellectuelle rappelle à quel point, dans le cadre de la justice de l’épuration, le procès de Brasillach fut un événement singulier. Inculpé d’ « intelligence avec l’ennemi », c’est-à-dire au titre de l’article 75 du Code pénal qui sanctionne la trahison en temps de guerre, Brasillach ne sera pas principalement jugé pour ce dont il demeure inexcusable : son ultra-antisémitisme. Robert Brasillach ou « je dénonce tout le temps » les officiers juifs aux autorités du camp de prisonniers afin de leur interdire d’organiser des conférences ; les enfants juifs au gouvernement Laval en vue d’assurer la déportation des Juifs « en bloc », mais aussi les « traîtres » gaullistes et communistes. Or, lors de son réquisitoire, le Commissaire du gouvernement, Marcel Reboul va constituer le crime de « trahison », non pas autour de la « dénonciation », mais en citant longuement un article de Brasillach, contenant une phrase devenue célèbre : « Les Français de quelque réflexion, durant ces quelques années, auront plus ou moins couché avec l’Allemagne, non sans querelles, et le souvenir leur en restera doux. » Ce n’est donc ni l’antisémitisme forcené, ni la dénonciation permanente que retient à charge le ministère public, mais l’homosexualité supposée de l’accusé. Comme le note Alice Kaplan : « On ne trouve dans aucun autre procès de l’époque autant d’allusions à l’homosexualité à portée rhétorique. » Ce constat-là est un constat neuf.
294S’il n’est pas exempt d’erreurs historiques – l’indignité nationale est bien un « crime », le général de Gaulle ne déclare pas « Vichy illégal » en novembre 1944, mais « rétablit la légalité républicaine » trois mois plus tôt –, le livre d’Alice Kaplan, professeur de littérature à Duke University, se lit comme un roman, et compense ces quelques erreurs par une originalité. Le chapitre consacré aux jurés est, de ce point de vue, particulièrement réussi. Quatre hommes, un imprimeur résistant, un employé, un ingénieur d’une société de travaux publics, un technicien communiste, voteront la mort de Brasillach. Ces acteurs essentiels n’apparaissent pratiquement jamais dans les récits historiques de l’épuration. On ne peut qu’être reconnaissant à Alice Kaplan d’avoir reconstitué leurs trajectoires biographiques, remettant ainsi en question le stéréotype d’un jury populaire aux mains des communistes – stéréotype qui autorise la remise en question de l’ensemble des verdicts de l’épuration à cause de leur partialité politique présumée.
295Fallait-il condamner Brasillach à mort ? « Brasillach était-il coupable ? Oui. Aurait-il dû être fusillé ? Non. [...] Aujourd’hui, le mythe d’un Brasillach martyr innocent vient nourrir le discours d’extrême droite » selon Alice Kaplan. Un Brasillach ayant survécu à l’épuration eût-il été un « mythe » moins fort pour l’extrême droite ? Il me semble qu’il s’agit là d’un enjeu de mémoire indécidable, qui relève davantage de l’intime conviction du juge que du métier d’historien.
296Anne SIMONIN.
Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine, traduit de l’anglais par Pierre-Emmanuel Dauzat, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des histoires », 2001, 434 p. Édition originale : The Holocaust in American Life, Houghton Mifflin Company, Boston, New York, 1999, 373 p.
297Voici un livre très intéressant qui retrace pour les États-Unis l’histoire de la mémoire du génocide des Juifs d’Europe. Fourmillant d’informations, l’ouvrage combine l’histoire des représentations et l’histoire politique générale. Il décrit l’interaction entre les paramètres d’une conscience communautaire et les évolutions de la conjoncture intérieure et extérieure, et montre comment cette construction dialectique de la mémoire finit par influencer la politique interne et internationale de l’État fédéral et des États. Les filtres successifs apposés par le présent sur le passé et le rôle de ces épurations dans la conception de l’action publique, tel est le sujet ambitieux dont s’empare l’auteur, à travers un cas exemplaire d’instrumentalisation de l’histoire.
298Actuellement professeur à l’Université de Chicago, Peter Novick n’est pas un inconnu pour les historiens français. Il a produit un livre qui reste très utile sur l’épuration française de 1944-1949, et l’on dispose aussi de lui, quoique non traduit, d’une intéressante analyse sur la question de l’objectivité dans la profession historienne américaine [6]. Écartant dans ce dernier livre la révérence et l’esprit de corps, il y fait déjà preuve de la capacité critique qu’il déploie dans L’Holocauste dans la vie américaine. On retrouve en 2001 le ton libre de l’auteur, son humour et parfois ses colères. Sur le sujet qu’il traite, il faut une force peu commune, surtout aux États-Unis, pour repousser la chape du discours convenu et moralisateur de la commémoration. On peut cependant regretter le caractère parfois journalistique du style, qui n’ajoute pas à la démonstration et peut être ressenti comme provocateur. Les réactions négatives à cet ouvrage en ont certainement été avivées [7]. Or la traduction française aggrave le phénomène en accentuant, par endroits, la familiarité du langage [8]. Le livre français présente, en revanche, une grande qualité que n’a pas la version originale : les notes sont placées en bas de page, ce qui accroît considérablement la lisibilité et l’intelligibilité de l’ensemble.
299La question que pose Peter Novick est la suivante : « Pourquoi, dans l’Amérique des années 1990 – cinquante ans après les faits et à des milliers de kilomètres du théâtre des événements – l’Holocauste a pris une telle place dans notre culture. » Au prix d’un important travail de dépouillement de la presse en général, et des archives des organisations juives, il met à jour les étapes de la construction de cette mémoire particulière. Sur ce point, son analyse ne paraît pas contestable, mises à part les nuances que chaque spécialiste apportera [9]. C’est plutôt sur l’interprétation de ces transformations successives qu’il y a matière à discussion. Compte tenu du caractère sensible du sujet et de l’écriture cursive de l’ouvrage, il paraît utile de commencer par en résumer l’apport.
300Novick a divisé son livre en périodes. Il distingue les années de guerre, l’après-guerre, les « années de transition » (des années 1960 aux années 1980), la décennie 1990, et l’avenir. Pour les années de guerre, il revisite le thème de « l’abandon des Juifs » tel que différents ouvrages l’ont développé dans les années 1970. À l’origine, le terme voulait qualifier la politique de Roosevelt pendant la Seconde Guerre mondiale. Le tableau que l’auteur brosse de ces années est plus subtil. Il n’existait pas de « communauté juive » aux États-Unis. La plupart des Juifs présents sur le territoire avaient immigré avant 1914 et s’étaient fondus autant que possible dans le « melting-pot ». Ils étaient Américains d’abord, et Juifs ensuite. Un certain antisémitisme demeurait dans la société américaine : Novick cite ce surnom de Jew Deal donné au New Deal par ceux qui trouvaient qu’il y avait trop de Juifs dans l’entourage de Roosevelt. On pourrait également noter la discrimination antisémite à l’entrée dans les grandes universités de la côte est, qui perdura jusqu’au milieu des années 1960 dans le cas de Yale [10]. Parler d’un lobby juif pour cette période, dans le sens positif que lui donne la culture américaine, serait un anachronisme. Novick montre que les organisations juives n’ont pas dénoncé publiquement l’Holocauste au moment des faits, en raison de leurs liens avec un gouvernement démocrate qui ne voulait pas paraître mener une « guerre juive », mais aussi parce qu’elles ne voyaient pas que faire. Au sein de l’administration Roosevelt, la question a bien été posée de bombarder Auschwitz, mais quel en aurait été le résultat ? Le soutien apporté par le Congrès américain, pendant la guerre, à la création d’un État juif de Palestine, constitua une action de substitution. Le sionisme en ressortit renforcé. Telle fut la première instrumentalisation de l’Holocauste : discrétion du discours public sur les faits, et dérivation de l’émotion vers le soutien à une solution de rechange pour l’avenir.
301Ce premier contexte, a-communautaire, universaliste et coïncidant avec un antisémitisme persistant, ressemble assez à la situation française d’avant-guerre. Les immédiats après-guerre n’ont pas été très différents non plus. Aux États-Unis comme en Europe, la spécificité de la déportation juive n’a pas été soulignée, ni par les victimes ni par les États. Elle s’exprimait pourtant de manière spectaculaire dans les taux de mortalité des déportés. Si l’on prend les déportés de France, 3 % seulement des 76 000 Juifs déportés sont revenus, contre la moitié environ des 80 000 déportés de la Résistance ou de la simple répression allemande. Mais, sur les deux continents, l’idéologie du melting-pot ou l’assimilationnisme républicain, et la crainte de réveiller un antisémitisme toujours présent conduisirent à un discours globalisant sur les victimes du nazisme. Dans les reportages publiés sur la libération des camps de concentration par les troupes américaines, les Juifs étaient présentés comme des victimes parmi d’autres. Dans les camps libérés par les Américains, ils étaient en effet minoritaires et représentaient environ un cinquième des prisonniers. À l’époque, en avril 1945, les camps d’extermination de l’Est avaient déjà été fermés par les nazis ou avaient été libérés par les troupes soviétiques. Il n’y eut pas, pour l’Europe de l’Ouest, de photo-choc de l’extermination immédiate. Il est curieux de noter que la situation actuelle est inverse : les camps de Buchenwald, Dachau, Mauthausen et Ravensbrück figurent maintenant dans les musées de l’Holocauste au même titre qu’Auschwitz, Treblinka, Sobibor et Maïdanek. Deux annexions symétriquement inverses, deux instrumentalisations du passé. Dans l’après-guerre, en Amérique, les organisations juives cherchèrent à aider les « Personnes Déplacées » juives à sortir des camps où elles vivaient en Allemagne de l’Ouest. Elles représentaient 25 % des « DPS ». Une loi permettant de contourner les quotas d’immigration fut péniblement votée en 1948 et amendée en 1950. Elle autorisa l’entrée aux États-Unis de 400 000 personnes, de façon à atteindre le montant de 100 000 Juifs. En conformité avec l’esprit de l’époque, la motivation principale de la loi – faciliter l’immigration juive – ne transparut pas dans le texte. Ironie de l’histoire, la loi facilita l’immigration aux États-Unis d’anciens collaborateurs des nazis qui fuyaient les pays passés sous la coupe des soviétiques.
302Les fifties américaines offrent un schéma original. Le développement de la guerre froide plaça les organisations juives dans un dilemme : limiter leur discours sur la culpabilité allemande, ou accepter de paraître se rapprocher du camp soviétique. Le maccarthysme vint aggraver la situation en réveillant la vieille équation conservatrice qui assimilait Juifs et bolchéviks. Dans les faits, d’après le FBI, 50 à 60 % des communistes américains étaient des Juifs. Le Parti communiste américain fut alors la seule organisation à rappeler avec insistance le souvenir de l’Holocauste, pour dénoncer l’appui du camp occidental au redressement et au réarmement allemands. Par contrecoup, une surenchère patriotique se développa parmi les organisations juives, dont certaines proposèrent d’ouvrir leurs dossiers à la Commission des activités anti-américaines instituée à la Chambre des représentants. Là, l’image de l’Holocauste servit à dénoncer l’antisémitisme de Staline plutôt que celui de Hitler. Nouveau recyclage des faits, nouveau visage de l’instrumentalisation.
303C’est également dans cette décennie 1950 que le Journal d’Anne Frank fut publié pour la première fois (1952). Adapté à la scène, à Broadway en 1955, puis à l’écran en 1959, il connut un succès considérable. Tous les critiques saluèrent l’universalisme d’Anne Frank, son optimisme philosophique. Le passage où Anne appelait de ses vœux « le jour où nous serons de nouveau des hommes, et pas seulement des Juifs » était encore en phase avec l’opinion juive majoritaire, pour ne pas parler des Américains en général. Les adaptations scéniques avaient légèrement accentué cet humanisme. À partir des années 1970, au contraire, le défaut de judaïsme d’Anne devint un objet de réprobation. En 1997, il se trouva une journaliste du New Yorker pour souhaiter que le Journal fût brûlé : il « déjudaïsait » l’Holocauste. Renversement de perspective.
304Les « années de transition » commencent par le procès Eichmann (1961). Aux États-Unis, l’effet principal du procès fut de faire ressortir l’Holocauste comme un événement à part, distinct de la barbarie nazie en général. Le mot même d’Holocauste commença d’être employé : il venait d’Israël, où il constituait la traduction du terme officiel hébreu « shoah ». Contrairement à ce qui lui sera reproché par la suite, il n’avait pas de connotation religieuse particulière. Il ne portait pas, dans ces années 1960, de majuscule. L’autre effet du procès Eichmann, fut de déclencher une polémique virulente à l’égard des analyses de Hannah Arendt, qui publia en 1963 son Eichmann à Jérusalem, Rapport sur la banalité du mal. Quoi qu’on puisse penser de la validité du jugement d’Arendt sur le cas particulier d’Eichmann, son livre choquait pour deux raisons. D’abord parce qu’elle détachait le mal accompli de la personnalité des acteurs : la monstruosité des faits n’impliquait pas celle de leurs auteurs. Dans une optique morale et intentionnaliste, ce découplage était intolérable. Par ailleurs, elle reprochait aux victimes non seulement leur passivité mais leur collaboration avec les bourreaux. En un mot, elle dé-diabolisait les bourreaux et dé-héroïsait les victimes. C’est peut-être ce dernier point qui a le plus choqué. Jusque dans les années 1980 en effet, l’Holocauste était commémoré à travers la résistance juive qu’il avait suscitée. Les combattants de l’insurrection du ghetto de Varsovie constituaient le symbole et le porte-drapeau des millions de victimes. Pour notre sujet, ces années 1961-1963 constituent bien un tournant. Pour la première fois un large débat public s’instaurait autour de l’Holocauste proprement dit.
305Aux États-Unis comme en Europe, la succession de la guerre des Six-Jours et de celle du Kippour cristallisa de nouveau, la mémoire de l’Holocauste. La victoire de 1967 apporta la conviction qu’une ère nouvelle commençait qui mettait un terme aux mauvais jours du peuple juif. Il devenait possible de parler du passé, maintenant qu’il était clos. Et l’État d’Israël était le vecteur de cette nouvelle identité. La guerre de 1973, également victorieuse mais après de graves revers, consolida la catalyse en la modifiant : Israël était bien le socle de l’identité juive, mais il restait vulnérable, parce qu’isolé au Proche-Orient. Invoquer l’Holocauste et soutenir Israël devinrent les deux faces d’une même démarche : un processus de construction identitaire s’est enclenché, estompant la perspective intégrationniste des décennies précédentes.
306Jusqu’aux années 1970 incluses, si l’on met à part l’épisode maccarthyste aux États-Unis, l’évolution de la perception du génocide commis en 1941-1945 se déroule donc de manière relativement parallèle de part et d’autre de l’Atlantique. Jusqu’à la fin des années 1960, le discours dominant est universaliste et situe l’Holocauste dans l’ensemble des crimes nazis. Ensuite, dans les années 1970, la perspective particulariste prend son essor sur les deux continents. Mais elle s’accentue plus vite aux États-Unis, au point de déboucher sur des politiques publiques dix à quinze ans avant que la France, par exemple, n’entreprenne des actions comparables. Le fait n’est pas étonnant et nous paraît relever de deux phénomènes. D’une part, le « melting-pot » américain n’a jamais eu l’ampleur et l’efficacité de l’assimilationnisme républicain en France. Même si l’adjectif « multiculturel », en américain, ne date que des années 1940, le mode de constitution de la nation américaine par l’immigration laissait de longue date s’épanouir les identités particulières. L’essor général de « l’ethnicisme » à partir des années 1970 a favorisé la recréation d’une identité juive plus marquée aux États-Unis. En outre, le souvenir de l’Holocauste dans ce pays n’a pas de coût politique : il n’implique pas la mise en cause de la nation ou d’une partie de celle-ci, puisque le crime n’a pas eu lieu sur son territoire. La voie est libre pour le développement de la mémoire d’un passé dont les responsabilités sont situées ailleurs. Son institutionnalisation peut même devenir un argument de type nationaliste pour la nation hôte.
307Novick montre l’essor rapide de la mémoire de l’Holocauste aux États-Unis. À la date de 1978, une estimation donne déjà 700 cours professés sur le sujet dans les collèges universitaires. L’engagement des pouvoirs publics dans cette évolution accéléra le processus. On peut comparer, par exemple, la promotion du film Holocaust en 1978 sur la chaîne de télévision NBC, et celle du film de Spielberg, La liste de Schindler, en 1993. Dans le premier cas, ce sont les organisations juives qui ont contribué à la promotion, alors que le second a bénéficié du soutien de l’État fédéral ; 1978 est également l’année où le président Carter a lancé, pour des raisons politiques et dans le contexte des accords de Camp David, la création du futur United States Holocaust Memorial Museum. Ce bâtiment monumental a été inauguré sur le Mall, au cœur même du Washington politique, en 1993. Dans la même période, d’autres mémoriaux ont été construits dans les grandes villes, à New York, Los Angeles, Boston, Cincinnati et Philadelphie notamment. Enfin, à partir de 1995, la nouvelle mémoire a étayé les pressions américaines, relayant elles-mêmes l’initiative d’organisations juives et de congressmen, en faveur d’une reprise en Europe de la politique des réparations envers les victimes juives du nazisme.
308Foisonnant de notations illustratives, le livre de Novick présente cependant plusieurs défauts, pour le lecteur profane en particulier. Il manque un tableau du poids respectif des organisations juives dont les archives sont abondamment citées, de même qu’il eût fallu donner la mesure de la représentativité des publicistes mentionnés. En outre, les périodes distinguées se chevauchent, notamment entre les « années de transition » et les « années récentes ». Une approche plus pédagogique, dans laquelle les sources eussent été plus clairement hiérarchisées, eût été plus probante. En annexe, des tableaux donnant, par exemple, la chronologie des créations de musées de l’Holocauste ou celle de l’ouverture des cours obligatoires portant sur l’Holocauste dans les lycées, auraient donné des indicateurs fiables de la diffusion de la nouvelle mémoire. Au lieu de fournir des aperçus sur l’appui croissant des États-Unis à l’État d’Israël à partir des années 1980, il eût été utile d’en présenter une analyse globale prenant en compte l’ensemble des facteurs.
309L’idée générale du livre – une mémoire est une construction continue qui peut connaître des phases de stabilité ou de transformation – paraît juste, mais la part de l’offre et de la demande dans ce domaine n’est pas toujours établie avec précision. L’auteur semble hésiter entre une explication fondée sur la manipulation de l’opinion par les organisations juives, et une interprétation plus sociétale. Constatant l’assimilation croissante des Juifs dans la société américaine et la disparition progressive des dernières traces de discrimination antisémite dans les années 1960, des organisations juives auraient délibérément exploité la mémoire de l’Holocauste et manié l’épouvantail d’un antisémitisme persistant pour conserver leur clientèle en lui donnant une identité. Inversement, l’auteur souligne que le succès rencontré par les cours dispensés dans les universités sur l’Holocauste dépasse largement le seul public juif et que le développement du communautarisme n’est pas propre au monde juif. Il note, en outre, que la « culture de la victimisation » qui s’est répandue à la fin du XXe siècle a constitué un terreau fertile pour le renouveau d’une identité juive fondée sur l’Holocauste. À ce sujet, il donne l’exemple frappant du projet de mémorial conçu à New York après la guerre : à trois reprises, en 1946, 1947 et 1948, la réunion des principales organisations juives en a rejeté l’idée parce que le bâtiment aurait conduit les Américains à considérer les Juifs comme des victimes. C’eût été « un monument perpétuel élevé à la faiblesse et à l’impuissance du peuple juif ». On mesure à combien d’années-lumière notre univers s’est maintenant déplacé. Ce mouvement n’est pas parti de rien, naturellement. La mémoire n’est pas une création ex nihilo. Des organismes comme YIVO à New York, le CDJC à Paris ou Yad Vashem à Jérusalem ont dès le lendemain de la guerre rassemblé les traces de la persécution et de l’Holocauste et milité pour la diffusion de sa mémoire. Mais, en France et aux États-Unis du moins, ils vivaient dans un certain isolement, même au sein des organisations juives [11]. Un autre précurseur de la mémoire actuelle peut être cherché dans le discours privé, par opposition au discours public sur l’Holocauste. L’auteur revient souvent sur cette distinction qui constitue peut-être l’une des clés de la métamorphose de la mémoire. Ce qui se disait « autour de la table de la cuisine » entre les seuls survivants et leur famille, se dit maintenant en public. Mais en devenant officiel et commun, en s’insérant dans le jeu des compétitions politiques et sociales, le langage s’est transformé. La question est alors : que dit-on, maintenant, autour de la table de la cuisine, et que dira-t-on en public dans une vingtaine d’années ?
310Dans l’ensemble, il faut saluer l’entreprise de Peter Novick. Sa distance et son scepticisme sont salutaires et d’autant plus méritoires que le sujet traité fait l’objet d’une sacralisation. Les doutes qu’il émet sur le caractère réel d’une mémoire qui, aux États-Unis, ne s’ancre pas dans l’histoire nationale, ses interrogations sur la valeur de professions gratuites de bons sentiments, sur l’idée que le témoignage est nécessairement une thérapie, sur la notion même de « leçons de l’histoire » et sur bien d’autres sujets, viennent à point pour mettre en question les lieux communs de notre temps.
311Claire ANDRIEU.
Marie-Claude Blanc-Chaléard, Les Italiens dans l’Est parisien. Une histoire d’intégration (1880-1960), École française de Rome, 2000, 803 p.
312Résultat d’un long et minutieux travail de recherche pour une thèse de doctorat présentée à l’IEP de Paris sous la direction de Pierre Milza, l’ouvrage de Marie-Claude Blanc-Chaléard est une somme indispensable pour toute personne s’intéressant à l’histoire de l’immigration en France. Mais également pour les passionnés d’histoire urbaine et tous ceux qui, en général, s’intéresse à l’histoire sociale de la France contemporaine.
313À partir du traitement d’une multitude de sources très diverses (listes nominatives de recensement, archives de la préfecture de police, archives départementales, registres matricules d’écoles primaires, archives de l’Archevêché de Paris, Casellario politico centrale, fichier d’opposants établi par l’État fasciste italien, etc.) et de plus d’une cinquantaine d’entretiens oraux avec, surtout, des membres de la deuxième génération, elle a réussi à faire revivre près de cent ans de présence italienne dans l’Est parisien. Après avoir établi une carte de la présence italienne à Paris, elle s’est attachée aux quartiers où la présence italienne était la plus ancienne et la plus forte, à savoir le XIe arrondissement des artisans du meuble (Charonne, faubourg Saint-Antoine, quartier Sainte-Marguerite) puis, elle a élargi son travail aux communes proches de Montreuil-sous-Bois et de Neuilly-sur-Marne, dont François Cavanna avait dépeint avec verve la colonie italienne dans son roman autobiographique Les Ritals. La partie consacrée à Neuilly donna d’ailleurs lieu à un excellent ouvrage, en collaboration avec Pierre Milza, dans la collection « Français d’ailleurs, peuple d’ici » chez Autrement, en 1995.
314Marie-Claude Blanc-Chaléard possède la qualité rare d’allier une rigueur scientifique exemplaire, problématisant chaque aspect de sa démarche, et une écriture fluide, ce qui conduit le lecteur à « dévorer » son gros ouvrage comme il le ferait d’un roman. L’index exhaustif en fin de volume permet par ailleurs une lecture thématique, à partir des lieux de départ en Italie, des communes de résidence en France ou des noms des témoins interviewés. L’ouvrage est illustré par seize planches de photographies inédites en pages centrales, qui sont autant de petits bijoux qui donnent vie à l’ensemble. On y découvre les ébénistes du faubourg Saint-Antoine et les maçons de Nogent, les petits lotissements italiens en autoconstruction du haut-Montreuil, les dimanches en famille au bois de Vincennes, une « goguette communiste » organisée par des Italiens antifascistes, etc. De très nombreux plans et cartes ainsi que des graphiques et tableaux parcourent tout l’ouvrage, permettant d’appréhender de manière synthétique les aspects démographiques et quantitatifs, notamment en matière d’accès à l’emploi et au logement.
315À travers le croisement de l’ensemble des sources utilisées, l’auteur a montré comment si, dans les dernières décennies du XIXe siècle et jusqu’aux années 1950, les immigrants italiens n’étaient pas forcément bien perçus par la société d’accueil, leurs enfants sont petit à petit devenus Français, parisiens ou banlieusards, à travers l’école, l’usine, l’atelier ou le chantier (la promotion sociale à travers les métiers du bâtiment ressort comme une des caractéristiques majeures de l’immigration italienne, à Nogent notamment).
316Un seul regret, M.-Cl. Blanc-Chaléard n’a pas beaucoup traité des lieux de départ en Italie (essentiellement l’Émilie Romagne) et notamment du devenir de ceux qui, après un passage plus ou moins long par la France, ont choisi de retourner y vivre. Mais son ouvrage est déjà tellement dense et riche que ce n’est qu’un bémol.
317Outre cet imposant volume, paru depuis déjà deux ans, l’auteur vient de publier aux éditions La Découverte (coll. « Repères »), un excellent petit ouvrage sur l’histoire de l’immigration, qui fait le point sur l’état de la recherche dans ce domaine et s’avère très maniable et utile – Histoire de l’immigration, Paris, La Découverte, « Repères », 2001, 126 p.
318Natacha LILLO.
Serge Berstein, Histoire du gaullisme, Paris, Perrin, 2001, 568 p.
319Ses derniers travaux ont porté sur les cultures politiques françaises et c’est sous cet angle exclusif que Serge Berstein a entrepris une histoire du gaullisme en posant la question : « Le gaullisme peut-il figurer parmi les grandes cultures politiques de la France contemporaine ? » Il fournit d’emblée une réponse réservée puisqu’à ses yeux, la fonction historique du gaullisme « a été d’acclimater dans une France majoritairement attachée aux principes républicains tels que les a établis la IIIe République les conceptions d’un nationalisme jugé “antirépublicain” par les défenseurs du régime fondé à la fin du XIXe siècle ». Une telle lecture sous l’angle de la culture politique est intéressante parce qu’elle n’avait jamais été entreprise pour l’histoire d’un demi-siècle du gaullisme et qu’elle fournit des clés nouvelles pour approcher une famille politique qu’il n’est pas facile de définir. Elle a pour inconvénient principal d’envisager le gaullisme essentiellement par comparaison avec le modèle tertio-républicain et notamment avec la République radicale, comme si Herriot, Mendès ou Monnerville jugeaient la Ve République...
320La démarche de Serge Berstein est strictement chronologique et conduit en huit chapitres de « De Gaulle avant le gaullisme » au « Retour au pouvoir des gaullistes et le crépuscule du gaullisme » à partir de 1986. Il faut saluer l’ampleur de l’étude qui couvre toute l’histoire du gaullisme jusqu’aux temps les plus immédiats, ce qui constitue d’autant plus une première que l’ouvrage s’appuie sur les travaux les plus récents des historiens et sur l’excellente connaissance qu’a Serge Berstein de la vie politique française, de la IIIe à la Ve République. Avant 1940, de Gaulle est présenté comme « un militaire en marge de la République » et à l’appui de la démonstration sont évoqués sa famille, son nationalisme et ses écrits des années 1930. Serge Berstein met en avant tout ce qui sépare de Gaulle de « la république radicale accouchée de l’affaire Dreyfus », de la république parlementaire et plus largement du modèle républicain de la IIIe République. Faut-il aller jusqu’à se demander si les Lettres, notes et carnets des années 1930 n’ont pas été « préalablement expurgés de tout ce qui pourrait classer de Gaulle dans les rangs d’une droite hostile au régime » ? C’est durant la guerre que s’esquisse « la synthèse entre nationalisme et démocratie », par étapes, de la Déclaration aux mouvements de résistance à l’exercice du pouvoir à Alger en passant par le CNR.
321Si de Gaulle n’a pas été suivi dans son projet institutionnel en 1946, c’est, selon Serge Berstein, parce qu’il n’a pas pu convaincre les Français d’abandonner le vieux modèle républicain qui constitue le fond de la culture politique de la majorité des Français : « Ce que propose la Constitution de Bayeux, c’est bien une révolution copernicienne du système institutionnel républicain... » et « discours que nul aujourd’hui ne saurait juger scandaleux après plusieurs décennies d’une Ve République, bâtie selon le modèle de Bayeux, dont la force est de constater qu’elle n’a aboli ni la République ni la démocratie. Mais discours effectivement scandaleux pour les Français de 1946, pétris de tradition républicaine... ». Le temps est alors venu de l’opposition, celui du gaullisme du Rassemblement du peuple français, qualifié, à juste titre par l’auteur de « machine de guerre contre la IVe République ». Après de beaux succès en 1947, le RPF ne parvient pas, notamment aux élections législatives de 1951 à ébranler le régime et il s’installe dans le « gaullisme parlementaire » selon la formule de Soustelle. L’auteur affirme qu’après le 6 mai 1953, il devient malaisé de savoir quelle réalité recouvre le gaullisme politique et évoque « le degré zéro du gaullisme politique » en 1955-1956. Il est difficile de le suivre cependant quand il écrit (p. 188) : « Ne subsiste plus de l’expérience du RPF en 1958 qu’une sorte d’Amicale des fidèles du Général à laquelle on a attribué, en fonction de la suite des événements, une importance qu’elle n’avait sans doute pas. » De nombreux travaux, locaux ou nationaux, ont montré le rôle de vivier constitué par le RPF et son utilité pour le gaullisme en 1958. Pour traiter du gaullisme lors du 13 mai 1958, Serge Berstein parle de « divine surprise ». L’emploi de la formule utilisée en 1941 par Maurras est-elle opportune ici ? Selon l’auteur, c’est « une prise de pouvoir par la crainte du coup de force selon le modèle de la marche sur Rome » car si « l’émeute d’Alger ne doit rien aux gaullistes... L’opération Résurrection se prépare, en revanche, au su de l’ entourage gaulliste et du Général lui-même. L’abdication de la IVe République se produira assez tôt pour que le putsch militaire ait servi de simple moyen de pression mais il s’en est fallu de peu pour que la Ve République naisse d’un coup de force militaire ».
322Dès son retour au pouvoir, de Gaulle, explique Serge Berstein, s’apprête à « mettre en œuvre une véritable révolution copernicienne de la culture politique des Français ». À propos du régime de la Ve République, l’auteur attire l’attention sur le référendum du 28 octobre 1962, « date essentielle de l’histoire politique de la France contemporaine... Un 16 mai à rebours... Les Français ont tourné la page de la République parlementaire née à la fin du XIXe siècle, ont mis fin à une culture politique moribonde pour lui substituer une nouvelle culture politique qui admet la coexistence entre la République et un exécutif fort ». Dans l’étude des années 1960, il explique que dans la victoire du gaullisme, l’équation personnelle du général de Gaulle joue un rôle fondamental mais aussi que le gaullisme s’appuie sur un nationalisme diffus dans l’opinion française. Il dresse ainsi le bilan de onze ans de présidence de Gaulle pour le gaullisme : « Jusque-là, le gaullisme était apparu comme la reprise des thèmes traditionnels du nationalisme français... à partir de 1958, les choses changent du tout au tout » car le gaullisme répond « aux attentes d’une population avide d’ordre et de stabilité, flattée par le prestige international du personnage historique qui la gouvernait et profitant d’une croissance génératrice d’une amélioration générale des conditions de vie, même si elle reproche au pouvoir son déficit de politique sociale... ».
323L’histoire du gaullisme au temps de Georges Pompidou est d’abord celle de la pérennisation du gaullisme ou d’un « néo-gaullisme » qui infléchit notablement la nature du gaullisme car le successeur du général « choisit de ranger le gaullisme à droite ». Si l’auteur estime que « les procès en hérésie gaulliste intentés par ceux qui s’estiment les dépositaires de la vraie Croix de Lorraine au successeur du général de Gaulle apparaissent comme peu fondés », il n’en dresse pas moins en 1974 le tableau d’un gaullisme amoindri et divisé. Dans le tableau qu’il dresse des diverses manières d’être gaulliste (p. 370), Serge Berstein paraît cependant injuste envers les « gaullistes de gauche » qu’il range dans la catégorie des « gaullistes par commodité », c’est-à-dire qui se servent « des moyens qu’il procure pour faire triompher leurs propres conceptions ». Une seconde étape du néo-gaullisme s’ouvre à la mort de Pompidou, celle d’un « néo-gaullisme chiraquien » : « Les événements d’avril-mai 1974 constituent, écrit Serge Berstein, un tournant décisif dans l’histoire du gaullisme. » L’analyse du « néo-gaullisme » à partir de 1974 est extrêmement convaincante, une des plus réussies de l’ouvrage, à une réserve près cependant : plus que jamais dans l’histoire du gaullisme, « le » parti gaulliste – ici le RPR – n’a rassemblé tous les gaullistes. Il aurait fallu faire un peu de place à ceux qui n’ont pas accepté les dérives du « néo-gaullisme » – les « intégristes » mais le mot n’est pas satisfaisant car il conduit à assimiler le gaullisme à une pensée immuable –, même s’ils sont peu ou mal organisés, peu efficaces. La stratégie de Jacques Chirac entre 1976 et 1981 éloigne le gaullisme de deux de ses principes originels : « Le RPR est bien plus que le RPF un parti politique ; le RPR s’attaque à la primauté du président dans les institutions. » Serge Berstein met bien en évidence les autres changements essentiels du gaullisme du RPR dans les années 1980 : « la prise de distance par rapport au général de Gaulle » ; « l’adoption du libéralisme » et « la conversion à la construction européenne », changements expliqués, à ses yeux, par la nécessaire entente avec l’UDF pour une reconquête du pouvoir. Et il en conclut qu’en 1986 « le RPR est devenu un parti de droite qui se différencie assez peu des autres sauf peut-être par ses structures autoritaires et le pouvoir absolu que revendique sur lui son président. En ce qui concerne ses objectifs, il a, en tout état de cause, de moins en moins de rapport avec ce qu’avait été le gaullisme des origines ».
324À compter de 1986, commence une période de l’histoire du gaullisme dont Serge Berstein considère qu’elle est placée sous le « signe du paradoxe ». Certes, ces années voient un retour partiel au pouvoir (1986-1988 et 1993-1995) mais le RPR ne s’éloigne-t-il pas encore plus du gaullisme en acceptant le traité de Maastricht ? Au soir de la victoire de Jacques Chirac, en 1995, il est rappelé que plusieurs lignes politiques étaient possibles (Philippe Séguin, Alain Madelin, Alain Juppé). Le choix effectué conduit à l’impopularité immédiate du gouvernement et Serge Berstein observe que « jamais équipe au pouvoir n’a été désavouée avec une telle rapidité sous la Ve République ». Le succès de l’opposition aux élections provoquées par la dissolution de 1997 a pour conséquence une nouvelle cohabitation, acceptée par le président Chirac qui tourne, écrit l’auteur, « ainsi le dos à la conception du Général selon laquelle le président, appuyé sur la confiance directe du peuple, constitue la clé de voûte des institutions ». Les dernières années sont marquées par une crise du RPR, illustrée par son échec aux européennes de 1999 et la scission de Charles Pasqua qui fonde un nouveau RPF (Rassemblement pour la France). Cette situation s’expliquerait par une crise d’identité due à l’abandon des fondements même du gaullisme par le RPR.
325En conclusion, l’auteur pose la question : « Faut-il considérer que le gaullisme s’est achevé avec le siècle qui l’a vu naître, parvenir au pouvoir et s’enraciner dans la société française ? » et répond : « Force est de constater que s’il existe une force politique solidement structurée, celle-ci ne se réclame plus guère de ce qui avait été la culture politique du gaullisme. Le gaullisme appartient désormais à l’histoire et le parti qui en constitue le dernier avatar n’est rien d’autre qu’une fraction de la droite française au sein de laquelle il est sans doute appelé à se fondre. »
326L’actualité politique de l’année 2001-2002 donne en grande partie raison au diagnostic final de Serge Berstein : la réalisation progressive, à droite, de l’Union en mouvement dans laquelle le RPR se dissoudrait et l’absence de référence au gaullisme dans le programme du président Chirac le confirment. Mais les positions d’un certain nombre – et pas des moindres – de gaullistes « historiques » en faveur de Jean-Pierre Chevènement et la place qu’occupent quelques grandes idées gaullistes dans le discours de ce candidat ne prouvent-elles pas que le gaullisme ne se limite plus aujourd’hui qu’hier à la seule droite ? À moins qu’il ne s’agisse d’un ultime baroud d’honneur de vieux « compagnons » ?
327Bernard LACHAISE.
Bruno Valat, Histoire de la Sécurité sociale (1945-1967). L’État, l’institution et la santé, Paris, Economica, 2001, 544 p., préface d’André Gueslin.
328L’ouvrage de Bruno Valat est issu d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris VII et dirigée par le préfacier André Gueslin. Il s’agit d’un travail important et indispensable pour appréhender les transformations considérables intervenues dans le champ de la protection sociale depuis la Seconde Guerre mondiale. L’approche est principalement centrée sur la gestion de la Sécurité sociale, ce qui donne parfois quelques passages arides mais nécessaires.
329L’auteur s’est attaché à resituer la genèse de la Sécurité sociale en l’inscrivant dans les modifications du contexte social et politique de l’après-guerre. Certes des développements plus conséquents étaient possibles notamment sur l’attitude évolutive des syndicats mais, tel qu’il se présente, l’ouvrage constitue assurément une base solide pour connaître le fonctionnement par le haut d’une institution dont le rôle s’est fortement affirmé dans la société française du second XXe siècle.
330L’ouvrage, bien écrit, est organisé selon un plan en trois parties. Celles-ci permettent de suivre l’histoire de la Sécurité sociale, en fait essentiellement celle du régime général, depuis sa création en 1945 jusqu’à la réforme Jeanneney de 1967.
331La première partie qui est consacrée à la genèse de l’institution porte sur la période 1944-1951. Elle souligne l’importance de l’héritage des assurances sociales de l’entre-deux-guerres tout en précisant les effets du nouveau contexte social et politique issu du second conflit mondial. Bruno Valat met en évidence la modestie de la place représentée par la Sécurité sociale dans le programme de la gauche à la Libération ainsi que le rôle central joué par Pierre Laroque, secondé par Francis Netter, dans la mise en place de la nouvelle institution. L’influence du rapport Béveridge est évoquée mais l’originalité française paraît indéniable. Elle se traduit notamment par la priorité donnée à la couverture médico-sociale des salariés même si, à terme, l’extension à l’ensemble de la population est envisagée. On note aussi un rejet des solutions étatiques avec une attention particulière accordée à l’esprit d’entraide mutualiste.
332Compte tenu de ces héritages, la Sécurité sociale veut pourtant participer à la construction d’un ordre social nouveau que symbolise la gestion de l’institution par les assurés ou du moins leurs représentants. On note aussi la volonté de développer un régime conventionnel dans les relations avec les médecins mais sans remise en cause du libre choix du praticien par l’assuré. La question de la couverture médicale de la population devient en effet déterminante dans la mesure où la période de genèse de la nouvelle institution coïncide avec l’affirmation d’une forte demande de soins. Sans doute ce processus est-il antérieur à l’époque de la Libération. On peut en effet le faire remonter très haut dans le temps, au moins depuis la fin du XVIIIe siècle. Cependant Bruno Valat montre bien comment cette évolution était mal appréhendée au moment de la mise en place de la Sécurité sociale. De ce point de vue les développements qu’il consacre aux bouleversements du secteur sanitaire à la Libération avec en particulier l’essor de l’utilisation des antibiotiques et des hospitalisations paraissent très justes. Plus généralement, c’est la notion d’ « abus » en matière de consommation médicale qui est remise en cause par l’accélération de la demande de soins.
333La seconde partie intitulée « La dynamique du modèle (1946-1967) » est principalement consacrée aux acteurs de la Sécurité sociale avec leurs positionnements respectifs à l’intérieur du système. Le trait dominant est l’abondance des intervenants et la décentralisation des responsabilités. A priori l’État se présente comme le principal dépositaire du pouvoir mais c’est un acteur aux motivations contradictoires. Tout en veillant au fonctionnement régulier de la Sécurité sociale et en particulier au respect du principe d’obligation, il doit tenir compte des objections formulées par la société et de l’existence de groupes de pression influents. D’autre part, la politique de Sécurité sociale s’inscrit dans le cadre d’une politique générale, définie par le gouvernement, mais où chaque ministère concerné peut avoir ses propres priorités. Ainsi la tutelle du ministère du Travail, longtemps dominante, peut s’exercer dans un sens différent de celle du ministère de la Santé plus sensible aux exigences des médecins et aux nécessités de la modernisation hospitalière. Quant à la tutelle des Finances elle devient, avec le temps, de plus en plus pesante, d’autant plus que la période de reconstruction a été marquée par de fortes contraintes financières. Il convient aussi de tenir compte du rôle des personnalités politiques ou administratives qui ont eu en charge le fonctionnement de la Sécurité sociale.
334La multiplicité des caisses au sein du régime général a posé, dès l’origine, la question de la nécessité d’un élément unificateur. La création en 1946 de la FNOSS (Fédération nationale des organismes de Sécurité sociale) devait répondre à cet objectif. Cependant celle-ci a rapidement cherché à dépasser sa fonction technique pour développer une politique spécifique où entrait en ligne de compte l’engagement parfois contradictoire des différents syndicats. La FNOSS a ainsi favorisé la création des URSSAF pour faciliter le recouvrement des cotisations et mis au point une politique de formation qui devait être prolongée par la création en 1960 par l’État du CNESSS (Centre national d’études supérieures de la Sécurité sociale). Elle a aussi joué durant plusieurs années un rôle central dans les discussions avec les médecins et son importance dans la définition des orientations de la politique sanitaire du pays rendait d’autant plus sensible les enjeux de pouvoir pour son contrôle. Celui-ci a évolué en fonction des rapports de force syndicaux marqués principalement par la fragilisation avec le temps du rôle de la CGT et la diversification des influences syndicales au profit notamment de FO et de la CFTC avant que n’intervienne la scission de 1964 avec la CFDT. Il faut cependant noter l’existence d’une situation particulière pour les Caisses d’allocations familiales regroupées dans une organisation distincte, l’UNCAF créée en 1947.
335Au total l’organisation interne du régime général a fait émerger deux légitimités, plus souvent rivales que complémentaires : celle des caisses gérées par les représentants des assurés et des employeurs, à laquelle s’opposait le pouvoir réglementaire de la puissance publique. Progressivement le rôle des pouvoirs publics semble l’avoir emporté. La décentralisation excessive des caisses a en effet contribué à fragiliser la tradition mutualiste face à une culture centralisatrice et jacobine très prégnante dans les rouages administratifs.
336La troisième partie de l’étude cherche à rendre compte de l’évolution de la Sécurité sociale en période de croissance, entre 1951 et 1967. Durant cette vingtaine d’années les pouvoirs publics tentent de limiter le coût des biens et services de santé plus que la consommation des assurés perçue comme une nécessité sociale. Cette politique de l’offre s’inscrit dans la France des « Trente-Glorieuses », celle de l’amélioration des conditions d’existence et de l’allongement de l’espérance de vie mais aussi de l’ouverture du pays vers l’extérieur. Ces évolutions ont contribué à poser la question de la pertinence et de l’efficacité des politiques menées dans le domaine de la protection sociale.
337Le fait majeur de la période en matière de Sécurité sociale est l’augmentation rapide des dépenses d’assurance maladie, en particulier des frais pharmaceutiques et hospitaliers. En phase d’essor de la consommation, la demande de soins stimule les progrès thérapeutiques et favorise la médicalisation de la société. En même temps elle entraîne une forte croissance des dépenses du régime général. Le versement des prestations familiales soutenu par le dynamisme de la fécondité et le consensus politique autour de la famille concoure également à cette évolution. En revanche, à l’époque l’assurance vieillesse ne représente qu’une part modeste des dépenses, à peine plus de 16 % en 1958.
338Globalement cette évolution a rendu délicate la maîtrise des dépenses de santé, surtout en période d’inflation. Celle-ci a d’ailleurs contribué au déclin relatif des prestations familiales dont le montant n’a pu suivre la hausse du coût de la vie. Quant à la situation des « vieux », malgré une légère amélioration, elle n’a pas donné lieu à la définition d’une véritable politique de la vieillesse. Le poids des dépenses de santé rendait donc d’autant plus urgente la mise sur pied du conventionnement avec le corps médical. De ce point de vue, on note un certain succès des dispositions adoptées à partir de 1960 en dépit de l’opposition irréductible de certains praticiens. Pour la première fois depuis la création en 1930 d’une assurance maladie obligatoire, le remboursement à 80 % des dépenses médicales a pu devenir une réalité pour une majorité d’assurés sociaux, au prix, il est vrai, d’une politique de tarifs élevés... Toutefois, la fin de la période est marquée par le retour des déséquilibres financiers. Se pose alors la question de la mise en cohérence de l’essor des dépenses de santé avec les contraintes économiques ainsi que celle de la satisfaction de nouveaux besoins sociaux quelque peu délaissés jusque-là.
339Ces préoccupations ont notamment inspiré la réforme de 1967 sur laquelle se clôt l’ouvrage. Le choix de la procédure des ordonnances effectué par le gouvernement de Georges Pompidou a été vivement contesté, y compris par le ministre des Affaires sociales, Jean-Marcel Jeanneney. Il avait cependant l’avantage de la rapidité et de l’efficacité pour vaincre les résistances vis-à-vis d’une réforme qui a fait éclater la caisse nationale de Sécurité sociale et abouti à une nouvelle composition du conseil d’administration des organismes. Trois caisses sont créées (assurance-maladie, vieillesse, allocations familiales) et des cotisations distinctes sont prévues. Cependant l’Agence centrale des organismes de Sécurité sociale est chargée d’assurer la gestion commune de la trésorerie des différents risques. L’introduction du paritarisme entre patronat et syndicats ouvriers, dont les représentants ne sont plus élus mais désignés, constitue l’autre grand point de la réforme. De fait cela conduisait à modifier considérablement les rapports de force au sein des conseils d’administration. D’autre part, le renforcement du contrôle de l’État s’affirmait avec le transfert du Parlement vers le gouvernement du pouvoir de modifier la valeur et les applications du ticket modérateur.
340L’objectif poursuivi était de créer les conditions d’une maîtrise effective des dépenses en confiant de véritables responsabilités aux gestionnaires. Bruno Valat souligne aussi l’existence de continuités avec les textes fondateurs comme l’accent mis sur la séparation des risques ou la volonté de développer une autonomie de gestion. Toutefois l’introduction du paritarisme ne s’accorde pas avec le contexte de la Libération. De manière générale la situation sociale et politique de la fin des années 1960 rendait délicate l’acceptation d’une réforme que l’auteur juge courageuse mais péchant par manque de réalisme. In fine il montre aussi certaines ambiguïtés des positions du gouvernement favorable à la responsabilisation des partenaires sociaux mais en même temps prompt à utiliser ses nouveaux pouvoirs en ce qui concerne la fixation du ticket modérateur. Plus généralement, il aurait sans doute été utile de préciser davantage les implications politiques et sociales de la réforme de 1967. L’interprétation proposée semble parfois accorder une importance trop exclusive à l’approche gestionnaire. On peut aussi regretter quelques maladresses comme les conversions en francs de 1997 au moment du passage à l’euro... Mais il ne s’agit là que de remarques ponctuelles qui n’enlèvent rien à la richesse et à l’intérêt d’un ouvrage indispensable qui porte sur une institution majeure de la France contemporaine.
341Yannick MAREC.
Anne-Marie Sohn, Âge tendre et tête de bois. Histoire des jeunes des années 1960, Paris, Hachette, « Littératures », 2001, 429 p.
342Spécialiste de l’histoire des femmes et de la féminité (voir notamment le livre Chrysalides. Femmes dans la vie privée. XIXe-XXe siècles), et de l’histoire de la sexualité (avec un bel ouvrage intitulé Du premier baiser à l’alcôve. La sexualité des Français au quotidien, 1850-1950), Anne-Marie Sohn a choisi de porter son regard sur une période plus proche de la nôtre, et de centrer son attention sur la jeunesse.
343Pour ce faire, l’auteur s’est penchée sur des archives originales, qui permettent de saisir au plus près le discours de ces jeunes : d’une part, une enquête lancée en 1966 par le secrétaire d’État à la Jeunesse et aux Sports François Misoffe, successeur de Maurice Herzog à ce poste – soit un corpus de quelque 830 dossiers ; d’autre part, des lettres (près de 900) adressées par de jeunes auditeurs de RTL à Menie Grégoire, qui animait alors une émission quotidienne reposant sur les confidences de ses interlocuteurs. Cette dernière source en particulier est assez insolite, et son choix, judicieux : c’est ainsi la parole des jeunes qui est saisie sur le vif. Elle permet notamment de comprendre comment une émission ainsi fondée sur le dialogue transforme certains problèmes présentés comme individuels en faits de société. À ces sources, précieuses, se sont ajoutés quelques enquêtes et sondages réalisés à l’époque. Les discours de ces jeunes tissent ainsi la trame du livre, et en constituent l’étoffe essentielle.
344La période couverte par cette recherche, les années 1960, est une époque au cours de laquelle « la jeunesse » occupe une place privilégiée sur la scène médiatique et publique française ; les jeunes, par-delà la diversité de leurs appartenances sociales, font parler d’eux, s’affirment en tant que tels et s’inventent une culture propre – même si une part de ce processus avait déjà pris forme au cours de la période précédente. Devenant des consommateurs, ils représentent également un marché considérable. Anne-Marie Sohn a retenu la tranche d’âge 14-20 ans, l’âge de l’adolescence, qui bénéficie le plus des fruits de la croissance dans une France profondément renouvelée.
345L’auteur articule son propos selon plusieurs thématiques essentielles : l’institution scolaire, l’amour et le bonheur, le monde du travail, les loisirs, enfin les conflits de générations et notamment les rapports familiaux. En revanche, le politique et les engagements des jeunes ne sont pas abordés, selon une règle que s’est fixée l’auteur : ne pas entrer dans le champ du politique, domaine considéré encore comme trop subjectif pour une période dont l’historien a été le témoin. On peut toutefois regretter cette décision, prise par souci de rigueur, car une approche historique de la jeunesse en politique – mais aussi des politiques de la jeunesse – aurait constitué une étude appréciable sur les modalités de la politisation des jeunes, et un prolongement historiographique aux travaux de sociologues ou de politologues spécialistes de cette question, telles Annick Percheron ou Anne Muxel.
346Anne-Marie Sohn commence par observer la promotion sociale que représente pour les jeunes l’accession à un statut nouveau pour la plupart : celui de lycéen ou d’étudiant, et montre les effets pervers de cette massification scolaire, notamment ce qu’elle nomme le « mirage du baccalauréat ». Elle n’oublie pas cependant que, en 1966 encore, environ 39 % des jeunes de 16 ans sont salariés, et consacre ainsi un chapitre intéressant au travail des jeunes, alors même que ces jeunes actifs apparaissent quelque peu oubliés dans les représentations que la société française se fait de sa jeunesse, comme le souligne l’auteur avec force. Anne-Marie Sohn décrit ainsi la difficile professionnalisation de bon nombre de jeunes, le décalage entre les qualifications acquises et le placement finalement décevant, la hantise du déclassement professionnel ; elle évoque aussi l’exploitation que les jeunes subissent (bas salaires induits par les abattements d’âge, horaires très lourds...) et surtout le paradoxe de la crainte du chômage chez ces jeunes travailleurs dans une société d’apparence prospère.
347Mais, soucieuse de distinguer ce qu’elle appelle les « signes extérieurs de jeunesse », Anne-Marie Sohn recherche également les points de rencontre entre jeunes de statuts sociaux divers : elle les trouve notamment dans la mode, vestimentaire, mais aussi musicale, et consacre de belles pages à cette nouvelle visibilité des jeunes et à leur sociabilité, qu’elle étudie grâce aux supports des pochettes de disques ou des magazines ad hoc florissants à l’époque. Toutefois, l’historienne s’attache à repérer des décalages temporels dans la diffusion de ces modes selon les milieux sociaux et les espaces géographiques, et leur déclinaison d’après ces mêmes critères (il y a ainsi, par exemple, différents types de jeans et de minijupes suivant les classes sociales... De même, si 47 % des jeunes du milieu ouvrier, ou encore 49 % des enfants d’artisans et de commerçants, écoutent Salut les copains, son audience ne rassemble cependant que 31 % des enfants de cadres ou de membres des professions libérales).
348L’une des difficultés rencontrées par l’auteur est celle de traiter à la fois filles et garçons selon une approche équilibrée, car les sources sont, quant à elles, inégales en ce domaine : les lettres adressées à Menie Grégoire sont essentiellement féminines ; en revanche, dans les sources plus « savantes » – enquêtes sociologiques notamment –, les jeunes filles apparaissent à l’auteur souvent oubliées : cela montre toute la difficulté de réaliser une histoire réellement bisexuée. Néanmoins, l’une des préoccupations d’Anne-Marie Sohn est de s’interroger sur la construction des identités masculines et féminines dans la jeunesse.
349Ainsi, au travers d’une histoire du « flirt » et des « voies sexuées du bonheur », filles et garçons se retrouvent-ils dans l’étude des stratégies amoureuses, plus ou moins nouvelles, plus ou moins éternelles (modalités de la conquête, infidélités et ruptures). La sexualité, quant à elle, est un domaine particulièrement malaisé à aborder pour l’historien : seules les archives judiciaires des époques plus anciennes donnent à voir les gestes de la sexualité, par l’élaboration de normes négatives et de condamnations. Les correspondances sont muettes à ce sujet. Or, les interlocuteurs de Menie Grégoire, même s’ils peuvent se faire parfois plus hardis, demeurent pourtant souvent circonspects. C’est pourquoi il semblerait imprudent de proposer en la matière des assertions définitives. Anne-Marie Sohn, d’ailleurs, préfère avancer des hypothèses : selon elle, en effet, les années 1960 consacreraient la fin de la virginité comme valeur et l’avènement d’une sexualité prénuptiale obligatoire pour les jeunes filles. Ceux, peu nombreux selon l’auteur, qui s’y refuseraient, ne seraient que des « effrayés de la liberté ». Il semble toutefois que cette proposition doive être nuancée : serait-il possible de distinguer, à une échelle plus fine, les différences de comportement selon les appartenances sociales et les revendications culturelles et religieuses ? De différencier le début et la fin de la décennie 1960 ? En outre, les correspondants de Menie Grégoire, précisément parce qu’ils choisissent de s’exprimer sur ce thème, peuvent peut-être paraître déjà plus entreprenants, voire plus ambitieux, que la moyenne des jeunes Français de l’époque.
350Il faut donc insister sur cet « effet de source » qui vient parfois biaiser la réflexion : même si elle est absolument essentielle et sans doute première dans une étude sur la jeunesse, la parole des jeunes ne saurait se suffire à elle-même, car elle risque trop d’être tenue pour argent comptant. Or, y compris lorsqu’elle aborde les réalités les plus quotidiennes, comme la description de l’école, du travail ou des relations amoureuses, elle demeure discours, c’est-à-dire représentation, reconstitution d’une réalité que l’on peut également cerner selon d’autres voies. On aurait donc aimé voir se confronter davantage de types d’archives permettant de soutenir certaines hypothèses par ailleurs séduisantes. Citons quelques exemples. En ce qui concerne la question scolaire, Anne-Marie Sohn présente l’idée selon laquelle la massification aurait « accentué les inégalités scolaires », ou encore fait la supposition, intéressante en elle-même, d’une « collusion cynique entre Éducation nationale et patronat » pour maintenir des études périmées pour les jeunes filles, afin de les sous-payer : cela est parfaitement plausible, mais il faudrait, semble-t-il, davantage étayer ces hypothèses afin qu’elles prennent plus de vigueur encore. Autre exemple, dans le domaine de la musique et de la chanson : au-delà de la réception par les jeunes, une brève étude des mécanismes économiques constituant le soubassement de cette nouvelle culture juvénile permettrait d’indiquer à quel point les jeunes sont désormais au cœur d’un marché – ce dont souvent ils ne sont pas dupes ; on pourrait citer ainsi les contrats passés entre certains chanteurs et des groupes industriels : les « Chaussettes noires » voient le jour grâce à la Lainière de Roubaix, les « Pirates » signent un contrat avec l’industrie laitière et transforment la chanson de Jerry Lee Lewis, Let’s talk about us, en un alléchant « Je bois du lait »... Il serait fort intéressant de suivre également, de ce point de vue, le développement de l’entreprise « Salut les copains » et ses rouages économiques, définissant en partie sa stratégie à l’adresse de la jeunesse.
351Enfin, on peut se demander si une interrogation reposant sur la notion de génération n’aurait pas apporté encore plus de force à la réflexion sur cette jeunesse : Est-elle opératoire pour cette période ? Sans doute, car elle permettrait notamment de comprendre ce qui, du point de vue des pratiques culturelles du moins, constitue un ferment d’homogénéisation au sein d’une jeunesse fondamentalement disparate socialement – ce qu’une approche plus sociologique aurait mieux mis en lumière. Peut-être aussi une prise en compte plus importante de la diversité de la période aurait-elle permis de discerner des évolutions au sein même des années 1960, considérées bien souvent ici comme une entité temporelle homogène.
352L’ouvrage d’Anne-Marie Sohn a ceci de particulièrement utile qu’il tente de s’approcher au plus près de la parole des jeunes et d’expériences « vécues », qu’il s’agisse de représentations fantasmées ou de perceptions plus réelles de leur travail, de leur vie familiale ou de leurs amours. C’est là une approche intéressante, qui permet de mieux saisir un phénomène important du second XXe siècle : l’entrée en scène des jeunes comme acteurs culturels déterminants dans la société française.
353Ludivine BANTIGNY.
Jean-Noël Jeanneney, L’Histoire va-t-elle plus vite ? Variation sur un vertige, Paris, Gallimard/Le Débat, 2001, 168 p.
354Dans son dernier ouvrage, Jean-Noël Jeanneney s’interroge sur un thème ancien popularisé par Daniel Halévy en 1948, l’accélération de l’Histoire. S’il est de bon ton aujourd’hui d’abonder dans l’idée d’un « vertige » de la vitesse de l’évolution de l’humanité, Jean-Noël Jeanneney se veut méfiant face à une idée qui lui apparaît trop simple et en appelle dans cet essai à une plus large réflexion sur le sujet. Historien, il interroge ses contemporains par un regard vers le passé et, multipliant les exemples puisés dans différentes périodes de l’Histoire, relativise tout au long de l’ouvrage ce qu’il considère comme une évidence, si on se contente de ne saisir que quelques domaines précis qu’il évoque dans un premier chapitre court : le progrès médical, la dégradation de l’environnement, etc. L’ensemble de l’essai cherche ensuite, non à s’opposer au vertige, mais plutôt à le nuancer, et surtout à en révéler les simplifications. L’idée n’est pas neuve, et l’auteur la retrouve déjà chez Thucydide. Elle est même transformée par le thème de la décadence, où de la non-maîtrise du temps qui court de plus en plus vite... bref, l’accélération de l’histoire a toujours inquiété les hommes de leur temps.
355La thèse de Jean-Noël Jeanneney trouve sa force dans le métier de l’historien lui-même, puisqu’il argumente sa nuance en s’appuyant sur la subtilité du déroulement du temps. Il évoque les rythmes superposés et imbriqués de l’histoire, et cite Fernand Braudel, un peu vite oublié pour ses apports aujourd’hui. Pour lui, « les évolutions ne se produisent ni sur un rythme unique, ni régulier » (p. 71), ce qui lui permet de dénoncer la « futurologie » des économistes, ou l’idée d’une fin de l’histoire qu’il réprouve. Avec force de conviction, et sur un ton démonstratif enrichi de riches exemples divers, il montre cette complexité des rythmes et s’interroge sur la place des États – en insistant sur les perceptions antagonistes entre Américains et Européens – sur le rythme des guerres, ou encore sur l’attitude des démocraties face au vertige. Sa conclusion est un appel pour « dominer ce vertige ». S’il accepte « l’accélération fantastique des connaissances scientifiques » et ses conséquences, il nie farouchement l’idée de « l’accélération d’un mouvement général de l’humanité dans toutes ses composantes » (p. 137). Pour lui, « relativiser les manifestations de l’histoire », chercher les rythmes qui s’entrechoquent, « s’imposer une distanciation scientifique »... sont nécessaires : « une double discipline s’impose donc en face des tourbillons de l’instant : celle du recul, pour l’analyse et celle du surplomb pour la politique » (p. 140). L’essai de Jean-Noël Jeanneney, au-delà de la réflexion sur le sujet qu’il s’est brillamment imposé de traiter est aussi une vraie leçon de méthodologie pour les historiens afin d’éviter toutes les simplifications et visions réductrices du passé, mais aussi du présent. L’ouvrage, dépassant son apport au débat intellectuel est, pour l’historien, notamment pour les jeunes chercheurs, une vraie leçon sur l’Histoire.
356Laurent JALABERT.
Notes
-
[1]
Le chef de sens est une juridiction qui dicte à celles qui dépendent d’elle, à la demande de celles-ci en cas de litige faisant difficulté, dans quel sens il convient de rendre la justice.
-
[2]
B. Fajal, Une communauté de potiers normands du XVe au XIXe siècle : statuts et règlements du centre de Ger (Manche), Histoire et société rurales, no 10, 1998, p. 239-263.
-
[3]
Voir Joceline Chabot, Le syndicalisme chrétien en France de 1899 à 1944 : pratiques et discours d’une culture féminine, thèse nouveau régime, 1998, Université de Paris VIII.
-
[4]
Sur la Ligue patriotique des Françaises, voir O. Sarti, The Ligue patriotique des Françaises (1901-1933). A Feminine Response to the Secilarization of French Society, Hamden, 1992, Garland et A..M. Sohn, « Les femmes catholiques et la vie publique : l’exemple de la Ligue patriotique des Françaises », Stratégies des femmes, Paris, 1984, Tierce. De même, la thèse d’État d’E. Diébolt fourmille d’informations solides sur les militantes comme Andrée Butillard ou des associations telles l’École normale sociale évoquées par A. Cova ; soutenue en 1993 à l’Université de Paris VII, elle vient d’être publiée sous le titre Les associations dans l’action sanitaire, sociale et culturelles 1901-2001. Les associations face aux institutions, Paris, 2001, Femmes et associations.
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[5]
S. Pedersen, Family Dependance and the Origins of the Welfare State. Britain and France, 1914-1945, Cambridge, Cambridge UP, 1993.
-
[6]
Peter Novick, L’épuration française, 1944-1949, Paris, Balland, 1985, 364 p. (1968 pour l’édition anglaise) ; That Noble Dream. The « Objectivity Question » and the American Historical Profession, Cambridge University Press, 1988, 648 p.
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[7]
Par exemple, Annette Lévy-Willard, « Holocauste toujours. L’historien Peter Novick analyse l’attention, selon lui excessive, portée à la Shoah aux États-Unis, après les silences de la guerre », Libération, 8 novembre 1991.
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[8]
Par exemple, « La citation a été mise à toutes les sauces et utilisée pour toutes les causes, des... à... » pour traduire : « The quotation has been invoked for causes ranging from... to... » (p. 314 édition française et p. 221 édition anglaise) ; ou : « habitants du coin » pour traduire : « local residents » (p. 317 et 223). Au sujet de la traduction, il faut également signaler des sauts de ligne inexpliqués (manquent, par exemple, six lignes p. 81, et une ligne p. 108 de l’édition française).
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[9]
Voir notamment l’intéressant article de Maurice Kriegel, « Trois mémoires de la Shoah. États-Unis, Israël, France. À propos de Peter Novick, L’Holocauste dans la vie américaine ”, Le Débat, novembre-décembre 2001, p. 59-72.
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[10]
Denis Lacorne, La crise de l’identité américaine. Du melting pot au multiculturalisme, Paris, Fayard, 1997, p. 318-321.
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[11]
Ronald W. Zweig, German Reparations and the Jewish World. A History of the Claims Conference, Frank Cass, London, Portland, OR, Second Edition, 2001, p. 155-161 ; et Rapport rédigé par Claire Andrieu, avec la collaboration de Cécile Omnès et al., La spoliation financière, Paris, Mission d’étude sur la spoliation des Juifs de France, La Documentation française, vol. 1, p. 95-96.