Couverture de RHIS_021

Article de revue

Lisibilité des images, propagande et apparat monarchique dans l'Empire romain

Pages 3 à 30

Notes

  • [1]
    Ainsi dans un livre instructif, Iconographie, propagande et légitimation, sous la direction d’Allan Ellenius, Paris, PUF, coll. « Origines de l’État moderne », 2001.
  • [2]
    Œuvre d’Hadrien selon A. Claridge, Hadrian’s Column of Trajan, Journal of Roman Archaeology, 6, 1993, p. 5-22.
  • [3]
    Paul Zanker dans un article pénétrant, Bild-Räume und Betrachter im kaiserzeitlichen Rom, Fragen und Anregungen für Interpreten, dans Klassische Archäologie, eine Einführung (A. H. Borbein, T. Hölscher et P. Zanker, Hrsg.), Berlin, 2000, p. 206-226.
  • [4]
    Paul Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, Munich, Beck, 1987 ; il en existe des traductions italienne et anglaise.
  • [5]
    Selon le mot de Jás Elsner, Frontality in the Column of Marcus Aurelius, dans La colonne Aurélienne, geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome, Bruxelles, Brepols, 2000, p. 263.
  • [6]
    Ronald Syme, The Augustan aristocracy, Oxford, Clarendon, 1986, p. 439.
  • [7]
    Je me permets de renvoyer à ma Société romaine, Paris, Le Seuil, 1991, p. 320-324 (Die römische Gesellschaft, trad. Jatho, Munich, Fink, 1995, p. 310-313).
  • [8]
    Richard Brilliant, Roman art from the Republic to Constantine, Londres, 1974, p. 192 : le spectateur « grasped at all once wherever the view stood ».
  • [9]
    La société romaine, p. 324 (avec la citation de Brilliant, p. 323) : « Les personnes qui scrutent ces reliefs n’y distinguent pas grand-chose, mais sentent que, si l’on était mieux placé, on distinguerait : ce qui est important » ; « on reconnaît en gros des scènes militaires et, de place en place, le profil de Trajan, net et individuel comme un paraphe », de même qu’on a le regard attiré, sur les flancs de la colonne Vendôme à la gloire de Napoléon, par le célèbre petit chapeau du dictateur corse.
  • [10]
    René Cagnat et Victor Chapot, Manuel d’archéologie romaine, Paris, 1916, I, p. 641. Karl Lehmann-Hartleben, Die Trajanssäule, Berlin, 1926, I, p. 1, pense à une mauvaise coordination entre le maître d’œuvre et l’équipe de sculpteurs. Franck Lepper et Sheppard Frere, Trajan’s Column, a new edition of the Cichorius plates, commentary and notes by A. Sutton, Gloucester, 1988, p. 33, y voient un zèle inutile et absurde du sculpteur. Renuccio Bianchi Bandinelli explique le peu de visibilité des reliefs de la colonne par « la liberté de l’artiste qui ne travaille que pour lui-même (Dall’ellenismo al Medio Evo, Rome, 1978, p. 139 : La Colonna Traiana o Della libertà del artista »). Pour Salvatore Settis, op. cit., n. 12 infra, p. 44, l’information redondante de la frise trajanienne montre que le détail de ces images avait un caractère « documentaire, j’irai jusqu’à dire un caractère archivistique ». Il en serait de même de la longue inscription des Res Gestae. Sur cette inscription, Gian Guido Belloni (cité par Settis, n. 15) écrit dans Aevum, 64, 1990, p. 98 : « Auguste avait conscience d’une chose obvie, à savoir que les dalles de l’inscription seraient vues par toute une foule, observées par beaucoup et lues par bien peu : quelques mots par ci par là, l’œil sautant d’un point à un autre. »
  • [11]
    Selon une critique qui m’est faite amicalement dans Autour de la colonne Aurélienne, geste et image sur la colonne de Marc Aurèle, Bibliothèque des sciences religieuses, École des Hautes Études, no 108, Brepols, 2000, p. 10. On a objecté que certaines figures des frises trajanienne et aurélienne auraient un allongement destiné à compenser la perspective oblique (cela me paraît très douteux) ou que les auteurs des frises ont donné à l’empereur une silhouette fixe et reconnaissable. Peut-être, mais, quand cela serait, cela ne changerait rien au fait que, pour détailler cet allongement ou ce stéréotype, il faut une paire de jumelles. En réalité, les artistes de la Trajane n’ont tenu aucun compte des spectateurs ; il suffit de comparer leur travail minutieux à la tête colossale de Constantin à la basilique de Maxence, avec ses simplifications à grands traits qui tiennent compte de la distance. – Un article intitulé La colonne Trajane, lisibilité, structures et idéologie, Pallas, 44, 1996, p. 159-181, est une dissertation naïve.
  • [12]
    Salvatore Settis, La colonne Trajane : l’empereur et son public, conférence donnée à Bruxelles et à Paris et reprise dans la Revue archéologique, 1991, I, p. 186-198 ; Die Trajansäule : der Kaiser und sein Publikum, dans Die Lesbarkeit der Kunst : zur Geistes-Gegenwart der Ikonologie (A. Beyer, Hrsg.), Berlin, 1992, p. 40-52. Publié aussi dans la revue Der Freibeuter.
  • [13]
    Il est très douteux que le spectateur dont parle S. Settis soit bien le spectateur idéal ; ce serait plutôt le spectateur réel : un passant, un curieux qui se trouve, comme dans la réalité, au niveau du sol. Le spectateur idéal, lui, est un être de raison, conforme aux exigences de l’œuvre et au souhait de l’artiste : un personnage aérien, pouvant venir se placer (comme l’avait été le sculpteur pendant son travail) de plain-pied devant chaque relief, jusqu’aux plus hautes spires, assez près pour pouvoir admirer les détails de l’œuvre. Une fois reconnue la différence entre les deux spectateurs, apparaît un problème très réel : de même que la majorité des reliefs sont un message que personne ne reçoit parfaitement, de même le sculpteur travaillait pour un spectateur imaginaire, idéal, ce qui pose un problème de psychologie de la création artistique ; cf. La société romaine, p. 329. Pour la redondance, voir n. 22.
  • [14]
    Cf. n. 8, supra.
  • [15]
    Est pragmatique, dans la communication, tout ce qui n’est pas sémiotique. Le contenu signifiant d’un message (contenu qui peut être aimable) est sémiotique ; le fait de communiquer ce message à un interlocuteur en prenant une attitude hautaine est pragmatique : cela fait partie de la réalité et non de la parole.
  • [16]
    Salvatore Settis, p. 44-45.
  • [17]
    Les reliefs de l’arc des Sévères reproduisent à coup sûr les vastes tableaux qu’après sa campagne parthique Sévère fit exposer à Rome avant son retour, au témoignage d’Hérodien, III, 9, 12 ; Gerhart Rodenwaldt l’a dit plusieurs fois, en particulier dans les Römische Mitteilungen, 36-37, 1921-1922, p. 81-86 ; Luisa Franchini, Ricerche sull’arte di età severiana, Studi Miscellanei, 4, 1960-1961, p. 28-32. La différence est que les reliefs sévériens ont conservé le style populaire de ces peintures, alors que, sur la colonne Trajane, les panneaux correspondants ont été transposés dans un style classique.
  • [18]
    Coutume connue par des textes détaillés, avant tout Josèphe, Guerre juive, VII, 5, 139-147 ; Pline, Hist. Nat., XXXV, 22 et 23 (le triomphateur lui-même, au début, expliquait le tableau au peuple) ; Hérodien, III, 9, 12 et VII, 2, 8 (cf. Histoire Auguste, Maxim. duo, XII, 5-10). D’autres peintures « informatives » étaient exposées sur le Comitium. On pense parfois que ces peintures étaient caractérisées par une perspective à vol d’oiseau. Voir Mario Torelli, Typology and structure of Roman historical reliefs, Ann Arbor, 1982, p. 120-125 ; Gilbert Charles Picard, L’idéologie de la guerre et ses monuments dans l’Empire romain, Revue archéologique, 1992, I, partic. p. 119 et 135. Fausto Zevi, L’art « populaire », dans La peinture de Pompéi, témoignages de l’art romain dans la zone ensevelie par le Vésuve, Paris, Hazan, 1993, I, partic. p. 306-307. La coutume est d’origine hellénistique selon J. J. Pollitt, Art in the Hellenistic age, Cambridge, 1986, p. 45, 155, 284. Je n’ai pu me procurer un article de G. Zinserling, Wissenschap. Zeitschrift der Friedrich-Schiller Universität Jena, 9, 1959-1960, p. 403.
  • [19]
    Cette ressemblance prouve que les reliefs de la colonne sont bien la reproduction des peintures triomphales : ces reliefs sont une chronique des deux guerres daciques, aussi détaillée que l’avait été la série de ces peintures qui avaient raconté les épisodes de la conquête. Les auteurs des reliefs n’ont pas cherché à résumer, à condenser, à choisir, à styliser, ou n’en ont pas été capables. C’est le travail d’une équipe de bons exécutants. Il n’en est pas de même des reliefs de l’arc des Sévères sur le Forum : leurs auteurs, à partir des peintures triomphales dont ils ont conservé le style populaire (imaginons l’Arc de Triomphe de l’Étoile à Paris décoré de reliefs dans le style des images d’Épinal), ont choisi, condensé, réorganisé et ont ainsi décoré chaque façade d’une sorte de tapisserie flamande, selon un mot d’Eugenia Strong.
  • [20]
    Paul Zanker, Bild-Räume, p. 223 : « La non-visibilité des reliefs devenait une expression à sa manière : le monument était fait pour l’éternité, l’immense gloire du souverain était annoncée non seulement aux mortels, mais pour ainsi dire au ciel. » Paul Veyne, Société romaine, p. 321 : la colonne « proclame la gloire de Trajan à la face du ciel et du temps ».
  • [21]
    Dans les mastabas égyptiens sont placés des objets et peintes des fresques qui évoquent la vie quotidienne du riche défunt. On peut y voir une conception égyptienne de l’au-delà : le mort vit dans sa tombe. Mais, quand on lit Wittgenstein et qu’on apprend de lui à distinguer entre les rationalisations doctrinales et les réactions qu’il appelle instinctuelles, on y voit plutôt un désir d’exprimer à jamais, dans l’obscurité du tombeau, ce que furent le défunt, sa richesse et sa vie. Il était riche, il le reste pour l’éternité.
  • [22]
    Il est douteux qu’un sémiologue voie là de la redondance : la partie d’un message qui n’est pas transmise est autre chose que les répétitions que le lecteur néglige dans un message transmis entièrement. Autrement dit, ce qui est transmis avec redondance, c’est le détail de chaque scène : deux guerriers auraient suffi pour la compréhension d’une scène de bataille, là où le sculpteur en a mis trois. Ces détails redondants ne sont pas la même chose que ce dont parle S. Settis, à savoir le sens général de ces scènes de guerre (qui est que Trajan est un grand conquérant). Mais, à considérer l’ensemble de la frise, elle ne présente pas de redondance au sens où Settis prend ce mot : deux batailles différentes ont beau se ressembler un peu, elles ne sont redondantes ni pour l’historien ni pour ceux qui y ont combattu.
  • [23]
    On a vu que Salvatore Settis qualifie d’archivistique le récit militaire si détaillé de la Trajane. Mais que peut bien signifier ce mot ? Des archives sont conservées à l’usage des fonctionnaires et des curieux : mais personne ne pouvait venir consulter ces bas-reliefs muets pour écrire l’histoire des guerres de Trajan ! Par ce mot d’archivistique, Salvatore Settis reconnaît implicitement que ces reliefs n’étaient pas destinés à des lecteurs humains, mais à l’éternité.
  • [24]
    La société romaine, p. 331-334. Sur l’importance qui, pour un historien, est celle de la pragmatique face au message sémantique, voir la critique de Gadamer et de Heidegger par l’historien Egon Flaig, Kinderkrankheiten der Neuen Kulturgeschichte, Rechtshistorisches Journal, 18, 1999, p. 468.
  • [25]
    Robert Parker, Athenien Religion, Oxford, Clarendon, 1996, a surpris plus d’un lecteur et recenseur en affirmant que le message du Parthénon « does no reside in the details of the decoration ».
  • [26]
    Au British Museum, nous voyons la frise « à la manière dont elle apparut jadis aux seuls yeux des exécutants », souligne lui-même Charles Picard, Manuel d’archéologie grecque. La sculpture, II, 1, Paris, 1935, p. 436 ; cf. Paul Zanker, Bild-Räume, p. 222, Abb. 3.
  • [27]
    Recherche du temps perdu, I, p. 638 Clarac-Ferré (Pléiade).
  • [28]
    Voir René Cagnat et Victor Chapot, cités n. 10.
  • [29]
    Les archéologues se montrent plus exigeants : ils photographient en vue verticale les mosaïques de sol et jouent ainsi au spectateur idéal, plutôt que de les photographier telle que les voyait le spectateur réel, à hauteur d’homme, obliquement et en baissant les yeux.
  • [30]
    Peter Brown, Society and the Holy in Late Antiquity, University of California Press, 1982, p. 201 (La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, trad. Rousselle, Le Seuil, « Des Travaux », 1985, p. 151).
  • [31]
    Tonio Hölscher, Staatsdenkmal und Publikum vom Untergang der Republik bis zur Festigung des Kaisertums, Xenia, Heft 9, Université de Constance, 1984, p. 15-16 ; Zanker, Macht der Bilder, p. 24.
  • [32]
    André Bernand, lui aussi, s’est posé la question de la lisibilité des inscriptions : Sorciers grecs, Paris, Fayard, 1991, p. 404-405.
  • [33]
    Josef Engemann, Deutung und Bedeutung frühchristlichen Bilkdwerke, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997, p. 31, cf. p. 130, avec bibliographie : l’affirmation de Grégoire le Grand n’est qu’une apologie des images contre un de leurs détracteurs qui est un des ancêtres de l’iconoclasme. Il faut par ailleurs distinguer « entre le niveau d’émission des promoteurs des images et le niveau de réception des spectateurs contemporains ».
  • [34]
    Oho Pächt, Methodisches zur künstlerischen Praxis : Ausgewahlte Schriften, Munich, Prestel Verlag, 1977 ; trad. Lacoste, Questions de méthode en histoire de l’art, Paris, Macula, 1994, p. 78.
  • [35]
    Roland Recht dans le mensuel L’Histoire, no 249, décembre 2000.
  • [36]
    Paul Zanker, Bildräume und Betrachter, p. 220-221.
  • [37]
    R. Preimersberger dans Propagande et légitimation, op. cit. (n. 1), p. 195, à propos de la Fontaine de Neptune dans la Bologne pontificale : « La beauté et la complexité du monument font naître dans le spectateur de 1560 un sentiment confus de présence représentative. Mais il est possible que la déclaration ésotérique ait été socialement limitée au groupe cible qui, grâce à son éducation classique, pouvait suivre les indications offertes par l’œuvre. »
  • [38]
    Paul Zanker, Bildräume und Betrachter, p. 219.
  • [39]
    Ibid., p. 222.
  • [40]
    Jean-Michel David, Les contiones militaires des colonnes, dans Autour de la colonne Aurélienne, op. cit. (n. 11), p. 213.
  • [41]
    Paul Zanker, Macht der Bilder, p. 273-279.
  • [42]
    Paul Zanker, Bildräume und Betrachter, p. 220.
  • [43]
    Tonio Hölscher, Staatsdenkmal und Publikum, p. 23. Sur ce décor végétal, voir la mise au point récente de Pierre Gros, Revue archéologique, 2000, I, p. 114-115.
  • [44]
    Paul Zanker, Macht der Bilder, p. 184-188.
  • [45]
    En revanche, le « Bas-Empire » devait en partie sa mauvaise réputation à son art peu élégant, expressionniste, non naturaliste, en vertu de notre tendance à prendre l’art pour le visage de la société, pour son expression directe, immédiate.
  • [46]
    Pierre Gros, La « militarisation » de l’urbanisme trajanien à la lumière des recherches récentes sur le Forum Traiani, dans Trajano emperador de Roma (J. Gonzàlez, éd.), Rome, L’Erma di Bretschneider, 2000, p. 247.
  • [47]
    Ovide visita le Forum d’Auguste et en détaille les elogia d’Énée et de Romulus (Fastes, V, 563-566, cité par Paul Zanker, Il Foro di Augusto, Rome, Palombi, 1984, p. 17 et n. 77).
  • [48]
    On le sait depuis la découverte des Tablettes des Sulpicii (Giuseppe Camodeca, Tabulae Pompeianae Sulpiciorum. Edizione critica dell’‘archivio Puteolano dei Sulpicii, Rome, 1999).
  • [49]
    Dans ce regard oblique, on a longtemps cru trouver le « caractère » de Caracalla (de même qu’on « reconnaissait » dans le portrait de Pompée un homme « bouffi de vanité ») ; on a cru y reconnaître la perfidie sournoise d’un tyran, ou plutôt d’un traître de mélodrame, en oubliant que c’était un portrait officiel... En fait, Caracalla monte la garde en sentinelle, comme Diomède montant la garde avec un regard méfiant pendant le rapt du Palladium ; Furtwängler l’avait déjà dit en 1893. Voir Detlef Rössler, Der Stilbegriff und die Porträtkunst des 3. Jahrh., dans Der Stilbegriff in den Altertumswissenschaften, Université de Rostock, 1993, p. 112 ; C. Maderna, Jupiter, Diomedes und Hermes als Vorbilder für röm. Bildnisstatuen, Diss. Heidelberg, 1982 ; Hans Georg Niemeyer, Studien zur statuarischen Darstellung der röm. Kaiser, 1968, p. 62.
  • [50]
    Pour statio (par exemple chez Lucain, I, 45, ou Pline, Panég., LXXXVI, 3), voir Jean Béranger, Recherches sur le principat, p. 184-186. L’expression remonte à Auguste.
  • [51]
    Nous songeons à Hermogène, bête noire de Tertullien : ce peintre chrétien se mêlait de théologie, voulait concilier le matérialisme stoïcien et le dogme chrétien et n’avait pas renoncé à son goût pour les femmes. Nul n’ignorait, du reste, que les artistes couchaient avec leurs modèles (Justin Martyr, Première Apologie, I, 9, 4).
  • [52]
    Horace, Satires, II, 7, 96.
  • [53]
    M. Oppermann, Römische Kaiserreliefs, Leipzig, 1985, p. 79-104.
  • [54]
    Paul Zanker, Bildräume und Betrachter, p. 219-220, allègue deux cas extrêmes : un rhéteur très instruit, tel le Philostrate des Imagines, qui comprend les allusions mythologiques d’une peinture, et les spectateurs ordinaires d’un sarcophage à décor mythologique, qui, « devant le sépulcre, attendent des images une consolation ou une invitation à savourer les joies de la vie, pour dépasser ce moment de deuil ». D’où d’étonnantes erreurs sur les légendes que représentent quelques sarcophages, où la Fable, au prix de contresens, a été adaptée aux attentes du spectateur moyen qui connaissait mal la légende (Paul Zanker, Phädras Trauer und Hippolytos’ Bildung : Zu einem Sarkophag im Thermenmuseum, dans Im Spiegel des Mythos. Bilderwelt und Lebenswelt, Deusches archäol. Institut Rom, 1999, p. 131).
  • [55]
    Paul Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, p. 106.
  • [56]
    Lorsqu’on parle des églises de la Contre-Réforme, on affirme parfois que les fresques de la coupole, où des anges s’envolent vers le ciel dont elle est une image, servaient le dessein propagandiste d’élever les âmes vers Dieu ; mais, bien qu’ayant visité mainte église baroque, je n’ai pas vu beaucoup de fidèles lever les yeux vers la coupole ; seuls le font des touristes qui ont étudié leur guide. En réalité, les peintres ont voulu simplement, par une sorte de calembour visuel, jouer sur l’analogie entre la coupole et la voûte céleste.
  • [57]
    Mais, bien entendu, on le peut dans certains cas ; voir Katherine Dunbabin, Mosaics of the Greek and Roman world, Cambridge, 1999, p. 317-326.
  • [58]
    Les images et légendes des monnaies étaient une expérience si familière à tous qu’on en tirait des comparaisons explicatives. Fronton, Ad Antoninum de oratoribus, 12, blâme l’emploi de mots vieillis, qu’il compare aux vieilles monnaies : or, écrit-il, on préfère les monnaies d’Antonin ou de Marc Aurèle aux monnaies républicaines toutes usées qui portent les noms de monétaires issus de vieilles gentes aujourd’hui éteintes.
  • [59]
    L’Histoire Auguste (Diadum., II, 6) prétend que certaines monnaies de Diaduménien lui donnent le surnom d’Antoninus : or le fait est exact (Mattingly-Sydenham, Roman imperial coinage, IV, 2, p. 13).
  • [60]
    Julien vante « la simplicité de mœurs et la modestie du vêtement que l’on remarque encore sur les portraits » de cet empereur (Éloge de Constance, 5, p. 7 A).
  • [61]
    Vita Constantini, IV, 15 et 73 ; cf. Averil Cameron et Stuart G. Hall, Life of Constantine translated with introduction and commentary, Oxford, 1999, p. 349 ; Sabine G. MacCormack, Art and ceremony in late antiquity, University of California, 1981, p. 107 sq.
  • [62]
    Vita Constantini, III, 3, 1 : Constantin fait exposer devant la porte du palais impérial « une très haute peinture » qui le représentait comme vainqueur d’un dragon en qui on peut reconnaître Licinius ; cf. Andreas Alföldi, The conversion of Constantine and pagan Rome, Oxford, 1948 (1998), p. 84, cf. p. 34. Il s’agit de la porte monumentale ou chalkè du palais de Constantinople selon Gilbert Dagron, Naissance d’une capitale, Constantinople, Paris, 1974, p. 390.
  • [63]
    Vita Constantini, IV, 69, 2, expliquée par A. Alföldi, The conversion of Constantine, p. 117.
  • [64]
    Sur leurs monnaies, qui furent des émissions de début de règne (car leurs règnes furent brefs), Galba, imité par Vespasien, et Nerva ont multiplié des allégories non banales, Aequitas august., Libertas publica, Roma renascens ; nouveaux venus l’un et l’autre dans l’arène politique, à la suite d’une tyrannie et de la chute d’une dynastie, ils affichaient là, non un programme d’avenir, mais le sens de l’événement qu’avait été leur venue au pouvoir, à savoir une libération. Mais, à part ces cas « révolutionnaires », le plus souvent les bienfaits et succès du régime impérial et du présent règne, rappelés au cours de chaque règne, seront à peu près toujours les mêmes : Pax, Felicitas temporum, Aequitas, Spes, Salus... Le monnayage vise si peu une cible déterminée que ce bienfait impérial qu’était l’annone, dont bénéficiait la seule ville de Rome, est célébré constamment par l’atelier monétaire de Rome, mais parfois aussi par ceux de Serdica, en Bulgarie, et de Siscia, en Hongrie.
  • [65]
    Ce que répètent presque tous ces monnayages est que règnent, grâce au prince, la paix, la piété, la concorde, la prospérité. Cette monotonie fait contraste avec certains règnes : les revers de Domitien célèbrent, plus que ses bienfaits, sa relation avec sa protectrice Minerve et sa fonction de censeur perpétuel : son titre de censor perpetuus en gros caractères saute aux yeux sur ses revers mêmes, et pas seulement en exergue au droit, dans la titulature. Un autre original est Hadrien avec la série monétaire des « provinces de l’Empire » : elle célèbre les voyages du prince, mais aussi une conception nouvelle des rapports entre Rome et ses provinces (puisque Antonin, qui ne voyagea pas, a repris cette série). À mon avis, ces séries monétaires sont l’annonce lointaine de l’édit de Caracalla en 212.
  • [66]
    Tacite, Annales, XIII, 4, 2 ; Cassius Dion, LXI, 3, 1 ; Pline, Panég., LXVI, 2, 3.
  • [67]
    Paul Strack, Untersuchungen zur röm. Reichsprägung des zweiten Jahrhunderts, I, Traian, no 1 et p. 48, n. 113.
  • [68]
    Pline, Panégyrique, LVI, 2.
  • [69]
    Selon un lieu commun fréquent, par exemple dans le papyrus Rylands II, 77, ligne 35 (Hunt et Edgar, Select Papyri, Public Documents, coll. Loeb, no 241, p. 155-156).
  • [70]
    Sur ces faits bien connus, Ludwig Mitteis et Ulrich Wilcken, Grundzüge und Chrestomathie der Papyruskunde, I, 1, Historischer Teil, Grundzüge, p. 420 ; Select Papyri par Edgar et Hunt (collection Loeb), 2, Public Documents, nos 222 et 235 ; Tituli Asiae Minoris, III, 1 (Termessos), 5 ; Inscriptiones Graecae, II2 (Athènes), 1077 ; Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, II, p. 719-722 ; Realexicon für Antike und Christentum, VI, p. 1110.
  • [71]
    Les monnaies d’or frappées par des « usurpateurs » ou des empereurs n’ayant régné que peu de temps ne sont pas des raretés : ce que prouvent leurs prix dans les catalogues de vente monétaire. Donc le premier soin d’un candidat au trône était d’émettre des monnaies d’or, sans attendre d’avoir régné un peu plus longtemps.
  • [72]
    Lactance, De mortibus persecutorum, 25 ; Zosime, II, 9, 2.
  • [73]
    Une inscription d’Oinoanda en Lycie (H. Dessau, ILS, no 8870 ; R. Cagnat, IGRRP, III, 481) nous dit que, par une heureuse coïncidence, le jour même où l’on célébrait des venationes pour l’anniversaire du dies imperii (tel nous semble être le sens des mots agein inperion), « fut apportée l’image sacrée de notre maître Valérien, nouvel Auguste » (voir Mommsen, Staatsrecht, II, 2, table des matières, p. X). Donc des courriers à cheval se sont précipités sur toutes les routes, en changeant de chevaux tous les trente kilomètres ; au passage, ils exhibaient dans chaque cité un portrait peint du nouvel Auguste, comme ils l’ont fait à Oinoanda. Un portrait peint, et un seul, car un cavalier du cursus publicus ne pouvait porter plus de trente livres (Code Théod., VIII, 5, 8, etc.) ; il doit s’agir des courriers rapides (dromos takhus, cf. A. H. M. Jones, The Later Roman Empire, Oxford, 1973, p. 1344, n. 14). Or Philostrate (Vie d’Apollonios, V, 8) nous apprend que c’était le dromos takhus qui était chargé d’aller annoncer aux populations les « bonnes nouvelles » impériales (euanggelia).
  • [74]
    Voir le bilan numismatique que dresse H. Lietzmann, Histoire de l’Église ancienne, trad. Jundt, Paris, 1962, III, p. 152-154. Celles des monnaies qui, dès 315, portent un discret symbole chrétien (croix, monogramme sur le casque de Constantin et une seule fois, en 326, le labarum) prouvent quelle était la religion personnelle et avouée de l’empereur : Alföldi l’a bien dit (The conversion of Constantine and pagan Rome, p. 27). Mais Constantin n’en a pas pour autant utilisé systématiquement les émissions monétaires pour publier ou promouvoir sa religion, il ne semble pas avoir fait la campagne de propagande numismatique dont parle Andreas Alföldi. Alors qu’Aurélien, par exemple, célébrait abondamment sur ses monnaies Sol dominus imperi Romani (ou encore, si la doctrine de Strack est vraie, commémorait l’événement qu’était la fondation du temple et du culte de ce dieu). Les faits constantiniens sont surtout négatifs : après 321, les images de dieux païens disparaissent du monnayage constantinien, ainsi que la légende Sol Invictus après 322. À mon avis, les quelques apparitions isolées de symboles chrétiens sont dues à des « excès de zèle » de fonctionnaires monétaires. Claude Lepelley m’en cite un autre exemple : une certaine année, quelques milliaires africains récemment découverts portent un chrisme au-dessus de leur dédicace à Constantin, puis ce signe chrétien disparaît des milliaires ; son apparition momentanée avait été due à l’initiative isolée de quelque haut fonctionnaire.
  • [75]
    Dans l’ancienne Cambridge Ancient History, XII, The imperial crisis and recovery, Cambridge, 1939, p. 716 : « Les Romains étudiaient attentivement leurs monnaies, car ils savaient qu’ils y trouveraient quelque chose qui était digne d’attention. Et peu d’autres choses avaient les mêmes titres à leur attention. »
  • [76]
    C. H. V. Sutherland, The intelligibility of Roman imperial coin types, JRS, 49, 1959.
  • [77]
    On a retrouvé en Pannonie les moules de ces gâteaux, publiés par Andreas Alföldi, Tonmodel und Reliefmedaillons aus den Donauländern, dans Laureae Aquincenses, Mélanges Kuszinsky, Dissert. Pannon., no 10, 1938. Ces gâteaux étaient distribués à la population après les sacrifices publics. Un exemplaire analogue a été retrouvé en Bretagne, à Silchester (Calleva Atrebatum), et publié par G. C. Boon, Antiquaries Journal, 38, 1958, p. 237.
  • [78]
    Épictète, Entretiens, III, 4 : les agriculteurs et les matelots maudissent Zeus dans les tempêtes ; on ne cesse pas non plus de maudire César, qui le sait bien ; mais, si César punissait tous ceux qui disent du mal de lui, il dépeuplerait son empire.
  • [79]
    Paul Zanker, Bildräume, p. 223.
  • [80]
    L’effet des cérémonies pouvait être si profond et si durable qu’une « régression » psychologique momentanée pouvait y ramener. Dans l’ode Exegi monumentum (III, 30, 8), Horace ne parvient à donner la mesure de son exaltation qu’en évoquant une cérémonie de cette religion à laquelle il ne croit guère : en des vers émouvants, il annonce que son œuvre durera aussi longtemps que Rome, « aussi longtemps que le pontife et la vestale silencieuse (virgo tacita) monteront au Capitole ». Ce virgo tacita est une trouvaille de poète : dans le silence des profondeurs, l’apparition d’un couple étrange et pur traverse l’écran de la mémoire.
  • [81]
    Paul Zanker, Macht der Bilder, p. 13.
  • [82]
    J. M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, 1999, p. 127.
  • [83]
    H. D. Lasswell et A. Kaplan, Power and society, a framework for political inquiry, Yale, 1950, p. 111. Cf. p. 104, n. 2 : « It is useful to restrict the term propaganda to symbols deliberately manipulated for certain purposes. »
  • [84]
    Th. K. Rabb dans le Times Literary Supplement du 10 novembre 1995.
  • [85]
    Philon d’Alexandrie, Legatio ad Gaium, 9-11.
  • [86]
    H. D. Lasswell et A. Kaplan, Power and society, p. 104, n. 2 : il faut cesser de répéter qu’ « everything is propaganda ».
  • [87]
    Comme me le suggère Stéphane Benoist, ce sont deux attitudes pragmatiques opposées : pour la rhétorique ou propagande, l’opinion n’est pas (encore) d’accord avec elle et elle lui parle afin de la convaincre ; en revanche, pour l’affectation qui présuppose, les sujets du roi sont présumés être d’accord et elle affecte de les ignorer, afin de leur en imposer.
  • [88]
    Machiavel, Istorie Fiorentine, VII, 4. Inversement, en 165, C. Octavius fut aidé, pour son élection au consulat, par une magnifique maison qu’il s’était fait construire sur le Palatin ; « la dignitas peut être accrue par une maison, mais ne doit pas en parvenir entièrement ; ce n’est pas la maison qui honore le maître, mais l’inverse », écrit Cicéron, De officiis, I, 138-139.
  • [89]
    Jean-Claude Passeron, La forme des preuves dans les sciences historiques, Revue européenne des sciences sociales, 39, 2001, no 120 (partic. p. 34-37 : cynisme, naïveté, conviction menteuse). Du même auteur, L’économie dans la sociologie : Pareto, dans Economia, sociologia e politica nell’opera di Vilfredo Pareto (C. Malandrino et R. Marchionatti, ed.), Fondazione Luigi Einaudi, Studi, 37, Florence, Olschki, 2000.
  • [90]
    H. D. Lasswell, Politics : who gets what, when, how, New York, 1936, p. 31.
  • [91]
    Paul Zanker, Augustus und die Macht der Bilder (cf. n. 4), p. 57, 98-103, 118.
  • [92]
    Ibid., p. 13. Quant à l’aristocratie, elle fut séduite en partie par le rétablissement de la res publica, qui n’eut rien d’une fiction trompeuse (Macht der Bilder, p. 105 ; J. Bleicken, Verfassungs- und Sozialgeschichte des röm. Kaiserreiches, Paderborn, 1983, I, p. 84) ; ce compromis boiteux (Dieter Kienast, Augustus Prinzeps und Monarch, Darmstadt, 1982, p. 78) garantissait au moins, à l’aristocratie sénatoriale, la gestion régulière de ses honores.
  • [93]
    Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, p. 164.
  • [94]
    Ibid., p. 82-83.
  • [95]
    Parvenir à transmettre son pouvoir à son héritier est l’achèvement d’un règne réussi ; il en sera encore ainsi à Byzance (Gilbert Dagron, Empereur et prêtre, étude sur le « césaropapisme » byzantin, Gallimard, 1996, p. 42-43). Et par ailleurs préparer la transmission pacifique de son pouvoir était un des devoirs de tout empereur (R. Syme, Tacitus, I, p. 234).
  • [96]
    Paul Zanker, Macht der Bilder, p. 59-61.
  • [97]
    Jean Béranger, Recherches sur l’aspect idéologique du principat, Bâle, 1953, p. 272.
  • [98]
    Paul Zanker, Macht der Bilder, p. 105-107 et 332.
  • [99]
    Ibid., p. 216.
  • [100]
    Ibid., p. 198.
  • [101]
    Ibid., p. 106.
  • [102]
    Sincérité est trop peu dire : devant cette nouveauté imprévisible que fut le rôle historique d’Auguste au sortir des Guerres Civiles, certains intellectuels vécurent une crise philosophique et religieuse. Nous essaierons de le dire ailleurs, Horace ne croyait pas plus aux dieux qu’un Carnéade, un Cicéron ou un Sextus Empiricus, ou peut-être se demandait-il ce qu’étaient exactement les dieux ; en revanche, il se posait le grand problème des lettrés de son temps : le monde est-il régi par la Fatalité, par la Fortune aveugle ou par une Providence ? Et il avait opté pour la Fortune. Mais le triomphe de la bonne cause avec Auguste lui fit comprendre que cette Fortune était elle-même providentielle. À la manière d’un intellectuel moderne s’interrogeant sur le « sens de l’histoire » à l’issue de grands événements.
  • [103]
    Illustré par les pages connues de Robert Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie, 1913, chap. I, B, 4 ; trad. Jankelevitch, Les partis politiques, préface de René Rémond, Flammarion, 1971, p. 59.
  • [104]
    Fronton, ad Marcum Caesarem, IV, 12 : on voit dans toutes les boutiques des peintures male pictae, œuvres d’une crassa Minerva, qui représentent Marc Aurèle et Faustine. Le rapprochement s’impose avec un tondo égyptien, peinture populaire représentant la famille sévérienne (B. Andreae, Römische Kunst, Friburg, 1973, fig. 539). Dans l’Histoire Auguste, deux anecdotes apocryphes sur les portraits impériaux n’en sont pas moins révélatrices (Tacitus, IX, 5 et Alex. Sev., XIII, 2 : portrait impérial accroché au-dessus du lit conjugal).
  • [105]
    Antiquités judaïques, XIX, 3, 228. Ajouter Tacite, Annales, I, 2 : suspecto senatus populique imperio ob certamina potentium.
  • [106]
    François Furet disait que le milieu de l’année 1789 a vu la France s’enflammer en une politisation soudaine que rien ne laissait prévoir. On a peine à croire que l’impérialisme napoléonien n’ait fait que prolonger la défense de la patrie de la Révolution, comme le disaient les historiens marxisants, et qu’il ne soit pas une innovation, une poussée d’ambition imaginative. Les Impressionnistes (difficilement explicables à partir de la « société de leur temps »...) ont entrevu toute une peinture à créer à partir de Manet, de Boudin, de Corot, de l’art japonais, etc. ; une cause adjuvante a été que les règles de la peinture académique et autres conventions avaient perdu leur pouvoir d’intimidation avec le romantisme et les débuts du relativisme historique. Une amie allemande qui avait partagé, adolescente, l’enthousiasme pour la montée du nazisme m’avait dit ceci : le coup de génie du Monstre (au contraire du démagogue français Le Pen) ne fut pas de prendre pour thème le ressentiment (contre la défaite, le Dolchsto in den Rücken, l’injustice évidente du traité de Versailles, l’inflation, le chômage, les coups de force bolcheviks et autres causes adjuvantes), mais de susciter un enthousiasme positif pour un avenir de puissance et de pureté nationales, ce qui a fouetté le sang de la jeunesse.
  • [107]
    Cette idée de la fréquente créativité de l’action est une des vérités qui ont servi à Niezsche à composer sa mythologie physico-métaphysique de la volonté de puissance. Citons Volonté de puissance, I, 246 (no 82) Bianquis : « Les historiens se trompent parce qu’ils partent des données présentes et regardent en arrière ; la réalité présente est une chose neuve qui ne peut être inférée » de ses causes prétendues. Et surtout I, 240-241 : une force intérieure utilise, exploite les circonstances extérieures, qui ne sont pas des causes. « Contre la théorie du milieu et des causes extérieures : la force interne est infiniment supérieure ; les mêmes milieux peuvent être interprétés et exploités de façon opposée ; il n’y a pas de faits. Un génie ne s’explique pas par de telles conditions de production. »
  • [108]
    Ce que Max Weber appelle la « routinisation du charisme ». Sur la différence entre charisme et amour du roi, citons Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, I : La Gaule romaine, p. 191 : « Si l’empereur était dieu, ce n’était pas par l’effet de cet enthousiasme irréfléchi que certaines générations ont pour leurs grands hommes. Il pouvait être un homme fort médiocre, être même connu pour tel, ne faire illusion à personne et être pourtant honoré comme un être divin... Il n’était pas dieu en vertu de son mérite personnel, il était dieu parce qu’il était empereur. »
  • [109]
    Je remercie le Pr Paul Zanker pour son amabilité bien connue, et Stéphane Benoist, François Lissarrague et Jean-Claude Passeron pour leurs critiques et suggestions. Errors are mine.

1On qualifie aujourd’hui de propagande monarchique [1] les monuments, les décors, les palais qui rehaussaient la figure d’un souverain d’autrefois, on répète que le décor sculpté ou peint des églises médiévales était la Bible des illettrés, on dit que les frises sculptées qui s’enroulent autour des colonnes de Trajan [2] et de Marc Aurèle à Rome, ou de Napoléon sur la place Vendôme à Paris, étaient de la propagande impériale. Or un petit fait paradoxal est que souvent les décors figurés de ce genre sont ainsi placés dans la construction que leurs détails ne sont guère visibles ; en outre, ils étaient difficilement compréhensibles pour l’homme de la rue, lequel, du reste, se souciait fort peu de les regarder. Nous prendrons pour point de départ ce petit fait, reconnu plus d’une fois depuis un siècle et discuté récemment par deux archéologues éminents, Salvatore Settis et Paul Zanker [3].

2La faible « lisibilité » d’une imagerie peu visible ne signifie pas pour autant que l’iconographie est une vaine science qui ne nous apprendrait rien sur une société, ses réalités, ses idées ; au contraire, une image trop savante qui n’émeut guère les passants traduit au moins les idées de ceux qui ont conçu cette image et qui sont souvent proches des autorités politiques ou religieuses ; elle représente une doctrine officielle. Nous ne prétendons pas non plus que Versailles, la colonne Trajane ou le décor des cathédrales n’impressionnaient pas les populations, bien au contraire : la « force des images » dont parle ailleurs Zanker [4] existe et nous en reparlerons ; la colonne, surmontée d’une statue du prince et rehaussée par une débauche de bas-reliefs qui la couvrent de bas en haut, se dressait comme une preuve de l’emprise impériale sur Rome [5], elle occupait l’ « espace public ».

3Mais faut-il pour autant parler de propagande ? Ce mot est trompeur ; loin de faire mieux comprendre les faits antiques en les rapprochant d’une réalité qui nous est plus familière, il méconnaît la mentalité politique d’autrefois. Le palais de Versailles n’était pas de la propagande. C’est d’apparat, de faste monarchique qu’il faut parler : un prince dont la supériorité naturelle s’imposait d’elle-même n’appartient pas au même âge historique qu’un dictateur qui fait le siège des consciences à chaque coin de rue. La propagande, comme la publicité commerciale, vise à convaincre, à « faire croire » ; l’apparat royal, lui, avec ses monuments, ses cérémonies, manifestait la splendeur du souverain, à laquelle ses sujets étaient présumés croire d’avance. Comme la propagande, cet apparat exerçait une action psychologique, mais différente : il était censé émaner naturellement de la grandeur du maître ; il n’en était que plus impressionnant. Ce qu’on attend d’un faste, d’un apparat, est qu’il soit fastueux : il n’est pas nécessaire qu’il soit lisible comme un tract. Voilà pourquoi la visibilité des reliefs de la colonne Trajane n’importait guère ; l’effet global suffisait. Les cieux expriment la gloire de Dieu, mais il est inutile, pour en être impressionné, de déchiffrer les constellations une par une.

4Ces spéculations pouvant sembler trop abstraites, citons le plus concret des historiens : « Le mot de propagande », écrit R. Syme [6], « est souvent employé à l’époque actuelle. Il peut s’appliquer à la période des guerres civiles romaines et des rivalités entre dynastes, mais il convient moins bien aux époques de paix et d’ordre. Il sera nécessaire de faire des distinctions : il existe une propagande à vide d’où est absente la compétition : le public est passif ou déjà conquis ; ce qui est recherché n’est pas la persuasion, mais l’exhibition du pouvoir et des bienfaits ». Les successeurs d’Auguste exhiberont ainsi leur faste monarchique. Quant à Auguste lui-même, au fondateur du régime impérial, on verra que son cas avait été différent : ni propagande proprement dite ni apparat, mais un cas non moins typique, l’exaltation des foules pour le chef bien-aimé qui a pris la tête d’une sorte de croisade. Soit dit en passant, ces trois espèces, propagande, apparat et charisme, correspondent aux trois célèbres idéaltypes du pouvoir chez Max Weber : pouvoir constitutionnel, traditionnel, charismatique.

51 / Notre point de départ sera donc la faible visibilité de certaines imageries. Un exemple parmi d’autres en est la colonne Trajane [7], qui élève à trente mètres son fût autour duquel tourne en hélice, sur 23 spires, une frise sculptée dont les 184 épisodes et les 2 500 figures racontent la conquête de la Dacie par Trajan. Sauf sur les deux ou trois spires inférieures, ces reliefs sont trop haut placés pour être bien visibles ; d’en bas, tout ce qu’on distingue est le sujet d’ensemble de cette frise, à savoir des scènes de guerre et de conquête. R. Brilliant [8] en 1974 et l’auteur de ces lignes [9] en 1990 écrivaient ainsi qu’en distinguant à hauteur d’hommes les spires du bas les spectateurs comprenaient que la frise continuait jusqu’en haut à célébrer les victoires de Trajan. Mais, pour la voir en détail, la dessiner ou la photographier, il a fallu des échafaudages.

6Longtemps les archéologues se sont bornés à signaler d’un mot ce manque incontestable de visibilité, à le regretter ou à en proposer une explication [10] ; « disposition audacieuse, extrêmement originale, qui a cependant le grave défaut d’interdire à l’observateur, où qu’il se place, une vue complète », écrivent par exemple Cagnat et Chapot en 1916. Il y a plus : l’hélice, dont l’étagement place les reliefs trop haut pour la vue, enlève aussi toute envie de les regarder : Qui s’aviserait de tourner pour cela 23 fois autour de la colonne, le nez en l’air, sans distinguer grand-chose ? A-t-on vu beaucoup de Parisiens tourner autour de la colonne Vendôme ? Malheureusement, il y a une vingtaine d’années, ces évidences tranquilles ont été érigées en problème par l’auteur de ces lignes, qui cherchait à remonter vers leur principe (qui est que l’art est expression autant que communication, comme on verra). Cela fit l’effet d’une « provocation » ; pour y parer se sont multipliées les tentatives de nier l’évidence de cette non-visibilité. Il semble, en effet, que des archéologues se soient crus menacés par les conséquences qui (croyaient-ils faussement) découlaient de cette non-visibilité : ils ont craint que l’iconographie ne passe pour une science inutile, ou que les images n’aient plus d’effet sur la société. Pourtant, personne n’avait nié l’utilité des études iconographiques ni n’avait « confondu projet et réalisation » [11].

7Parmi ces tentatives de sauvetage, celle de S. Settis, en 1991, a eu une diffusion internationale [12]. Le savant italien s’est proposé de répondre à ce que j’avais écrit sur le peu de lisibilité et de faire avancer le problème en utilisant la sémiologie de la communication. Il recourt pour cela aux notions de « lecteur idéal » et de « redondance » (telles du moins qu’il croit les comprendre) [13] : le message de la colonne étant redondant comme tout message, écrit-il, il suffit que ce lecteur idéal ait aperçu un petite partie de ces reliefs pour comprendre la signification du tout. Les efforts de Settis aboutissent donc aux mêmes conclusions que R. Brilliant [14] en 1974 et que l’auteur de ces lignes en 1990 : qu’il suffisait aux passants de pouvoir distinguer une petite partie des reliefs pour savoir en gros qu’il s’agissait de la gloire de Trajan. Somme toute, le faste impérial n’en demandait pas davantage et l’éducation civique du public, non plus. Toutefois, ajouterai-je, le passant voyait aussi qu’on ne s’était pas proposé de bien lui faire voir ces reliefs, que le décor de la colonne ne lui était pas destiné et que ce monument officiel, impérial, avait pour destination quelque chose de plus élevé que sa petite personne. Nous reviendrons sur ce second aspect, dit « pragmatique [15] », de la force des images.

8Car nous ne sommes qu’au début de nos peines, mais finissons-en d’abord avec la colonne Trajane. Qu’évoquait aux yeux des Romains cette chronique militaire ? Dans quelle catégorie la rangeaient-ils ? En voyant ce bandeau illustré s’enrouler en spires, pensaient-ils à un livre, à un volumen analogue à ceux que contenait, non loin de là, la bibliothèque du forum de Trajan, comme Settis l’a supposé ingénieusement [16], trop ingénieusement peut-être ? C’est possible, mais ce n’est pas nécessaire ; les spectateurs n’avaient pas besoin de penser à un volumen ni à la bibliothèque voisine pour voir de leurs yeux que la frise s’enroulait autour de la colonne. Et, si une analogie leur venait à l’esprit, c’était une analogie plus appropriée et plus simple : la frise était pour eux la réédition sur le marbre de la longue série de panneaux de bois peint qui, selon une coutume bien connue, avaient été exhibés au public lors du triomphe de Trajan sur la Dacie. Les reliefs de l’arc des Sévères [17] sur le Forum seront aussi la reproduction de pareilles peintures triomphales. Ces peintures montraient aux spectateurs les épisodes successifs de la guerre et, au passage, des orateurs les expliquaient au peuple [18].

9On voit quelles sont la ressemblance [19] et la différence entre ces peintures, destinées à l’information populaire le jour du triomphe, et les bas-reliefs de la colonne, qui sont non moins détaillés, mais sans rien expliquer à des spectateurs : ces reliefs expriment la gloire du prince « à la face du ciel et du temps », pour citer Zanker et me citer moi-même [20]. Bref, il ne va pas de soi qu’une image soit visible, ni qu’elle soit regardée, ni qu’elle soit compréhensible, ni même qu’elle ait été destinée à des yeux humains [21].

102 / Venons-en au problème central. Le fait demeure que la majeure partie des reliefs échappe aux regards du spectateur (et parler, à tort ou à raison, de redondance [22], c’est reconnaître ce fait). Or il semble paradoxal qu’on ait inutilement taillé dans le marbre cet interminable livre d’images sans légendes, scandé par les conquêtes de bourgades barbares dont nul ne savait le nom ni l’emplacement ; un esprit trop rationnel ne peut admettre qu’une imagerie ait été sculptée pour être peu visible et peu compréhensible. La critique de Settis découle de ce rationalisme selon lequel une œuvre d’art a naturellement des spectateurs, puisqu’elle a pour seul but concevable de communiquer, d’informer (ou même, écrit Settis en désespoir de cause, d’ « archiver ») [23]. Si donc nous voulons faire avancer le problème, il faut récuser ce rationalisme et accepter sereinement l’évidence, à savoir la faible visibilité de ces reliefs, leur indifférence pour la visibilité. Cette indifférence s’explique bien simplement : le décor de la colonne est une expression d’apparat impérial et non une information de propagande communiquée au spectateur.

11Car les œuvres d’art sont souvent plus expressives qu’informatives. Le langage nous sert tantôt à communiquer de l’information ( « il est cinq heures » ), tantôt à donner des ordres ( « gardes, qu’on m’obéisse ! » ), tantôt à exprimer, pour nous-mêmes ou pour l’Absolu, ce dont notre cœur déborde ( « quelle paix en mon cœur ! Quelle gloire est la mienne ! » ). Mais, à vrai dire, l’information donnée à autrui contient toujours plus ou moins d’expression de soi-même ou, pour parler un jargon expéditif, de narcissisme ; la propagande la plus cynique recèle une part de ce narcissisme. On ne peut pas tout ramener à de la propagande ni à de la conspicuous consumption selon Veblen ni à de la « distinction » sociale selon Bourdieu ; ce serait du rationalisme un peu court ou du puritanisme satirique.

12Le problème se déplace alors de la sémantique vers une pragmatique [24] : ce qui importe est moins le contenu du message que la relation qu’il établit avec autrui. Et c’est ici que nous retrouvons une force des images qui est aussi puissante que celle de la propagande. Expression de la grandeur monarchique, le décor de la colonne semble ignorer l’existence des spectateurs, mais n’en établit pas moins un rapport de force avec eux, qui se trouvent moins informés qu’impressionnés. L’apparat monarchique est une expression de soi qui est impressionnante pour autrui parce qu’elle semble découler d’une supériorité naturelle qui se suffit.

133 / Mais revenons sur le peu de visibilité qui a surpris comme un paradoxe. Cette surprise est surprenante, car, si l’on a des yeux pour voir, le cas de la Trajane serait plutôt la règle que l’exception. Un autre exemple qui n’a pas moins surpris [25] est le Parthénon : la frise des Panathénées, bien visible au British Museum, où elle est exposée à hauteur d’homme, était indistincte in situ, dans la pénombre de l’étroite peristasis du temple, sous le plafond, à douze mètres de haut [26], comme chacun peut le vérifier sur le bandeau ouest. On aurait plus vite énuméré les édifices où le décor est lisible que ceux où il ne l’est guère ; faudra-t-il inventer pour chacun de ces cas une justification ingénieuse ? Si l’on veut étudier la statuaire de Chartres, l’art du Bernin à Saint-Pierre de Rome ou les mosaïques de la nef de Sainte-Marie-Majeure, il faut utiliser une longue-vue ou recourir à la publication de Wilpert. Sur l’arc de triomphe de l’Étoile à Paris, les frises de la partie haute des piliers, Bataille d’Austerlitz, Passage du pont d’Arcole, ne sont identifiables qu’au moyen de jumelles. Révélé par la photographie vers la fin du XIXe siècle, le célèbre sourire de l’Ange de Reims est indistinct, vu du parvis de la cathédrale. C’est Proust [27] qui parle de « ces sculptures gothiques, dissimulées au revers d’une balustrade à 80 pieds de hauteur, aussi parfaites que les bas-reliefs du grand porche, mais que personne n’a jamais vues ».

14Cette difficulté de lecture, si fréquente, s’explique par le grand nombre de buts et de contraintes architectoniques, esthétiques, fonctionnelles, etc., qui sont difficilement conciliables lors de l’édification d’un monument. Un sanctuaire ou un monument civil ne sont pas des musées, n’exposent pas des œuvres d’art pour la jouissance esthétique des visiteurs. Les souhaits du maître d’œuvre ne sont pas ceux du commanditaire, du sculpteur, du mosaïste ou du fresquiste, dont les motivations ne sont elles-mêmes pas simples ; comme on l’écrivait il y a un siècle [28], l’idée ingénieuse de présenter les reliefs de la Trajane en spirale autour du fût est entrée en conflit avec leur visibilité. Pour l’architecte, un décor figuré n’est guère que décoratif et sert à rehausser l’édifice. Pour un propriétaire privé, un maître de maison, donner aux visiteurs le sentiment d’un décor luxueux suffit généralement à son bonheur [29]. Pour les fidèles d’un sanctuaire, les mosaïques ou fresques de leur église n’étaient guère que la toile de fond d’un théâtre sacré sur lequel se déroulaient de dramatiques cérémonies liturgiques qui contenaient plus de sens que le décor lui-même [30] ; seules importaient la splendeur de l’ensemble et, dans un coin, plus proche des fidèles, une icône particulièrement vénérée. Quand nous étions enfants, dans notre église paroissiale, les grands tableaux mystérieux et indistincts qui étaient accrochés aux murailles ajoutaient à l’autorité solennelle du sanctuaire.

15Aussi la lisibilité des images n’est-elle pas toujours un souci primordial. À la fin de la République, les magistrats monétaires, au revers de leurs émissions, faisaient figurer des symboles et des légendes abrégées qui étaient les blasons et les devises de leurs gentes respectives et qui n’étaient guère déchiffrables que pour eux-mêmes et pour les membres de leur gens [31]. Un cas extrême est celui de la falaise de Behistoûn ; Darius le Grand y a fait graver, à la gloire de son règne, une inscription trilingue au sommet d’un à-pic où seuls les aigles ou des alpinistes au bout de leur corde peuvent la lire [32] ; mais, d’en bas, on entrevoyait que c’était une inscription, ce qui confirmait les passants dans le sentiment de leur petitesse : ce qui était écrit là-haut les ignorait et ne daignait parler qu’à la face du ciel.

164 / Une vexata quaestio va nous servir de prétexte : est-il vrai que le décor peint ou sculpté de nos vieilles églises était la Bible des pauvres et servait à l’instruction des illettrés, comme l’affirme Grégoire le Grand et comme on le dit souvent ? Laissons la parole aux médiévistes. Dans un livre riche d’idées, Josef Engemann le nie radicalement [33]. Pour Otto Pächt, « nombre de sculptures et de vitraux placés dans les parties hautes des cathédrales étaient soustraits aux regards des spectateurs d’en bas ; leurs créateurs pouvaient difficilement nourrir l’illusion que le message parviendrait à ses destinataires, à supposer qu’ils aient voulu en confier un à leurs œuvres. On a l’habitude de dire, dans ces cas-là, que les œuvres en question ont été créées ad majorem Dei gloriam ; n’est-ce pas une façon d’avouer que la communication et l’enseignement ne font pas partie des fonctions essentielles de l’œuvre d’art ? » [34]. On peut supposer aussi que l’artiste avait l’amour de son métier et le désir de faire beau (en Grèce, des statues des frontons ont la partie arrière, qui n’était pas visible, aussi soigneusement élaborée que la partie antérieure) ; l’artiste travaillait à la tâche parcellaire qui était la sienne ; son « spectateur idéal » occupait la même place que lui devant l’œuvre en cours d’élaboration et la voyait fort bien. Pour mon collègue Roland Recht, l’imagerie religieuse avait-elle « une vertu pédagogique ? L’homme du Moyen Âge comprenait-il ce qui était représenté ? Sans doute pas. Certains emplacements décorés sont invisibles pour le plus grand nombre ; à Reims, par exemple, dans les parties supérieures des voussures de la rose du transept, il y a de petites statuettes très intéressantes, avec des têtes expressives uniques dans l’art du XIIIe siècle, mais que personne ne peut voir du sol. Ensuite, rares étaient les gens familiers de l’Écriture sainte, même dans le clergé. Or il faut avoir reçu une formation théologique poussée pour comprendre par exemple les vitraux ou les portails de Chartres » [35].

175 / Nous devrons donc distinguer, avec Zanker [36], la réception des images par des illettrés, d’une part, et, de l’autre, leur conception par les représentants de l’idéologie officielle [37], ainsi que par les artistes. Ces deux derniers groupes constituent celui que Zanker appelle à bon escient der ideale Betrachter, le spectateur idéal, lequel « plane dans l’esprit de l’artiste ou de son conseiller en iconographie » ; en somme, les spectateurs idéaux en cette affaire sont le commanditaire, l’artiste et le conseiller [38]. Que les iconographistes se rassurent : les intentions de ce trio d’initiés restent révélatrices de l’idéologie de leur époque. Les reliefs du Parthénon témoignent de la conception que les Athéniens avaient d’eux-mêmes [39] ; les scènes de contiones militaires sur les colonnes de Trajan et de Marc Aurèle, écrit J.-M. David [40], confirment que le consentement des gouvernés était au cœur de la légitimité impériale.

18Quant au désir d’être compris par l’homme de la rue, il ne s’imposait guère à ces trois personnages. Certaines scènes étaient claires pour tous : batailles, contiones, sacrifices. La signification de certains stéréotypes, de certains symboles, était entrée dans la culture populaire, car l’exemple impérial était imité dans la société ; la couronne civique ou la Victoire tenant le clipeus virtutis augustéen sont entrées dans l’usage privé [41]. L’iconographie de l’Ara Pacis, où l’on est allé chercher des interprétations trop subtiles [42], n’est pas très compliquée, chacun pouvait déchiffrer scènes et allégories (le pieux cortège des grands personnages, Roma en armes, l’Italie au milieu de ses enfants) ; le décor floral présentait un symbolisme aussi immédiat que pour nous le rameau d’olivier de la Paix : la conjonction du laurier d’Apollon et du lierre bachique [43] suggérait un régime conciliant, ami de l’ordre public et de la félicité publique ; le style même de ce décor exubérant, mais maîtrisé et gracieux évoquait le siècle d’or qu’était le nouveau régime [44], sa beauté classique étant rassurante et ordonnée [45]. Ce style était expressif comme la physionomie d’un visage. En revanche, écrit P. Gros, le Forum d’Auguste, avec ses écrans culturels, ses souvenirs historiques et ses citations érudites, délivrait un message qui n’était accessible qu’à une élite de contemporains cultivés [46] ; à Ovide, par exemple [47], qu’on imagine perdu dans la foule des plaideurs venus de toute l’Italie, car le préteur urbain et le préteur pérégrin avaient transporté leur tribunal sur ce forum [48].

19Considérons le portrait célèbre et souvent mal compris de Caracalla jetant de côté un regard oblique et méfiant [49] où l’on a longtemps cru voir le regard fourbe d’un traître de mélodrame. En réalité, l’empereur est en statio, en sentinelle [50], il fait le guet pour veiller au salut de l’Empire. Mais qui pouvait comprendre cette intention, sauf un homme de culture qui connaissait le groupe plastique d’Ulysse dérobant le Palladium sous la protection de Diomède ? Ce qui en dit long sur le milieu artistique. Les artistes gréco-romains n’étaient pas des artisans. Ils étaient très conscients de leur dignité, ils considéraient qu’ils récapitulaient tout l’art du passé, ils étaient aussi sophistiqués que les écrivains et les philosophes. Vers l’an 200, un peintre, converti au christianisme, écrira sur la théologie [51]. De pareils artistes se soucient généralement peu d’être compris du vulgaire.

20Les ensembles figurés qui relataient des biographies impériales demeuraient, eux aussi, peu compréhensibles et peu attirants ; on n’était pas aussi avide de les détailler que l’esclave d’Horace qui, debout sur la pointe des pieds, se régale d’une peinture qui fait voir le combat de deux gladiateurs célèbres [52]. Les panneaux de l’arc de Trajan à Bénévent [53] n’étaient déchiffrables que pour un spectateur connaissant dans le détail la biographie du prince, sa jeunesse espagnole, son cursus honorum et aussi, par les archives municipales, les libéralités qu’il avait faites à la cité de Bénévent ; encore n’est-il pas certain qu’il aurait compris la scène de l’attique où Jupiter tend son foudre à Trajan. Les peintures mythologiques dans les demeures privées étaient non moins lettre close [54], connaître la Fable demeurant le privilège d’une éducation libérale.

21Les auteurs de pareils décors publics ou privés, ainsi que leurs conseillers, ont voulu satisfaire leur conception idéale ; à la différence des publicitaires d’aujourd’hui, ils n’ont guère songé à viser une « cible » [55], une catégorie donnée de destinataires. Les autorités et les doctes parlent comme ayant autorité, disent ce qu’ils ont à dire et se soucient peu du reste ; en outre, par narcissisme, ils se donnent le plaisir de leur propre ingéniosité, comme font les poètes hermétiques, seraient-ils les seuls à comprendre leur œuvre [56]. Il est bon de songer à la psychologie de ces professionnels ; dans une demeure privée, on n’attribuera pas nécessairement le « programme » d’un cycle de mosaïques ou de peintures aux intentions du maître de maison [57].

226 / Ce qui nous amène à faire encore une autre distinction. Quand elle est compréhensible au commun des mortels, l’imagerie a une force didactique, éducative ; l’identité nationale et républicaine des Français se formait autour de quelques symboles simples, répétitifs et compris par tous. Mais une imagerie possède aussi sa force pragmatique, qui agit sur les esprits par la position qu’elle prend par rapport à ses interlocuteurs, auxquels elle s’adresse comme ayant autorité ou même en semblant les ignorer. Cet effet se retrouve partout à quelque degré ; outre son message, une coûteuse campagne de publicité moderne prouve la richesse et la puissance de la firme qui l’a commandée, ce qui lui attire le respect et la confiance de l’acheteur.

23Commençons par la force didactique, informative, et détaillons longuement le problème du monnayage impérial. Pour le peuple comme pour Jésus de Nazareth, l’effigie de César, empreinte au droit des monnaies, était la preuve de sa légitimité. Considérons les revers des monnayages avec leurs figures allégoriques, la Paix, la Piété, la Sécurité, etc. Nous autres n’attachons pas beaucoup d’attention aux pièces de monnaie qui nous passent par les doigts (nous sommes saturés d’images et nous avons les journaux), mais les Romains, eux, les regardaient [58] : la monnaie, qui appartenait au prince, était une expression du prince, dont le public curieux de politique tirait des conclusions.

24Les biographes et les panégyristes scrutaient les monnaies, parfois de très près [59], ainsi que les images impériales ; Julien infère, des portraits de Claude II, que cet empereur avait des goûts modestes [60]. Dans sa Vie de Constantin, Eusèbe écrit que la foi profonde de cet empereur « peut être inférée de ses monnaies d’or, où il est figuré avec les yeux levés vers le ciel, à la manière d’un homme en prière » ; ces monnaies, ajoute-t-il, « circulèrent dans tout l’Empire ». En outre, « dans mainte cité » ses statues le montrèrent dans une attitude de prière, « les yeux vers le ciel et les mains élevées ». Plus loin, Eusèbe essaie de donner une interprétation chrétienne du monnayage qui, au lendemain de la mort de Constantin, le représenta sur un quadrige, selon l’imagerie païenne de la consecratio in numerum deorum ; il n’aurait pas parlé de ces monnaies embarrassantes si elles n’avaient retenu l’attention de l’opinion [61]. Même interpretatio christiana d’une œuvre qui dut frapper les esprits : une de ces immenses toiles peintes que l’on exposait au Comitium ou devant le palais impérial [62] lors d’une victoire ou de la mort d’un empereur ; quand parvint à Rome la nouvelle de la mort de Constantin, le Sénat fit exposer une peinture où l’on voyait le défunt souverain reposant sur la voûte céleste [63].

25Toutefois le monnayage impérial, à mon avis du moins, n’était ni un moyen d’information ni une entreprise de propagande ni l’exposé d’un programme politique [64] : ce sont là des idées trop modernes. Il se réduit le plus souvent à la glorification assez monotone [65] des bienfaits et des victoires de chaque prince.

26Ne parlons pas de programme : un nouvel empereur n’avait pas à exposer de programme au pays, car un chef n’est pas un candidat ; il entend être respecté et obéi d’office. Certes, au début de son règne, chaque empereur adressait un discours au Sénat, par lequel, plutôt que de leur exposer un projet politique, il leur promettait surtout de ne pas les faire mettre à mort tyranniquement [66] : mais le monnayage n’en porte pas trace. Aucune des monnaies de Trajan ne célèbre la liberté ni la sécurité, alors que le panégyrique de Pline porte aux nues la liberté sénatoriale et la sécurité face à la délation. En leurs règnes si brefs qu’ils ne furent guère que des débuts de règne, Claude II et Tacitus exhibent les mêmes allégories des bienfaits impériaux et les mêmes célébrations de l’appui de l’armée : affirmations si banales et si peu programmatiques qu’elles ne permettent même pas d’infirmer ni de confirmer le caractère pro-sénatorial de Tacitus dont parle l’Histoire Auguste.

27Il existe bien une pièce de Trajan qui représente le prince et le Sénat debout côte à côte, mais elle n’expose pas là un programme de future politique pro-sénatoriale, car l’empereur régnait déjà depuis trois ans. Cette monnaie commémore un événement [67], à savoir le discours de Trajan au Sénat du 1er janvier 100, invitant le Sénat à parler librement et à partager avec lui la cura imperii [68]. Il y a donc beaucoup de vrai dans la doctrine de Paul Strack, selon qui les monnaies commémorent les actions qu’un empereur a accomplies, ses bienfaits et ses victoires, et non pas les principes dont il se réclame. Le monnayage de Nerva est particulièrement précis à cet égard : vehiculatione Italiae remissa ou fisci Iudaici calumnia sublata, lit-on sur ses revers. Lorsque, après le meurtre de Domitien, le monnayage de Nerva vanta la providentia senatus, la libertas publica et l’année de la libertas restituta, ce ne fut pas là un beau programme, mais la célébration de ce qui venait de se passer cette année-là. Bref, les monnaies commémorent les victoires et les bienfaits du prince. Ajoutons seulement, à la doctrine de Strack, que les bienfaits en question ne sont pas nécessairement des mesures politiques déterminées : pour être bienfaisant, il suffisait à un prince d’exister et de régner ; il était bienfaisant par essence, si bien que le présent règne faisait vivre automatiquement les peuples dans la liberté et la prospérité [69], qui étaient son œuvre ; elles étaient « impériales » ou « de l’empereur », Pax ou Felicitas augusta ou Augusti. Nous retrouvons la mentalité monarchique dont nous parlions à propos de la différence entre propagande et apparat.

28Le monnayage n’était pas davantage de l’information, il n’était pas destiné à annoncer les nouvelles officielles : au bout de combien d’années une monnaie frappée en 71, avec pour légendes Iudaea capta, ou sous Aurélien, avec restitutor Galliarum, parviendrait-elle dans la main d’un Breton ou d’un Égyptien ? Ceux-ci, du reste, avaient appris au bon moment, par un édit du gouverneur de la province, ces « bonnes nouvelles », ces evangelia impériaux, et avaient reçu l’ordre de les fêter avec toute leur bourgade [70]. Les monnayages ne font qu’éterniser les mérites du prince à la face du ciel, du temps, de la postérité, de l’éternité. Le premier soin d’un prétendant au trône, d’un « usurpateur », était de frapper monnaie et particulièrement de la monnaie d’or [71]. Ce n’était pas pour informer les peuples ni pour se faire de la propagande, car des monnaies frappées en Syrie ou en Bretagne avaient peu de chances de parvenir à temps en Italie ou en Pannonie ; l’usurpateur voulait simplement inscrire à jamais son nom et son profil sur du métal et dans l’histoire. Le monnayage, ce droit régalien, est une pièce de l’apparat monarchique. De même, le premier soin d’un nouvel empereur était, non d’exposer un programme et de faire sa propagande, mais d’annoncer le fait accompli et de faire connaître aux populations les traits de son auguste personne : son portrait était exposé à Rome [72] et des courriers rapides s’élançaient sur toutes les routes, pour aller exhiber un portrait peint du nouveau maître dans chaque cité qu’ils traversaient [73].

29En revanche, un empereur ne se servait pas de ses monnaies pour propager ses convictions. Un exemple probant en est la numismatique de Constantin : le monnayage constantinien est si peu systématiquement chrétien, si discret, si réservé en matière religieuse qu’il prouve l’absence d’une politique concertée de propagande religieuse par la voie monétaire [74].

30Les monnaies avaient-elles alors une influence sur l’opinion ? H. Mattingly [75], A. H. M. Jones et C. H. V. Sutherland en ont discuté [76]. À notre avis, ces monnaies dont les allégories répètent que le prince était le bienfaiteur et le défenseur de ses sujets n’étaient que des morceaux d’apparat. À la différence de nos campagnes de publicité ou de propagande, elles ne faisaient pas grand effet sur les consciences ; leur présence monotone n’apportait rien de neuf, leur absence aurait davantage surpris ; on était aussi fidèle sujet du prince avant qu’après. C’étaient des formules de politesse, décernées automatiquement à tous les empereurs, à peu près dans les mêmes termes ; elles n’étaient ni crues ni non crues : elles étaient dues et personne ne se serait soucié d’y contredire. Elles ne cherchaient pas à forcer la conviction ; elles suggéraient plutôt ce qui était consensuel, ou qui devait l’être. Bref, elles étaient aussi inoffensives que nos timbres-poste. Les exceptions, Auguste le charismatique ou Domitien le censeur, n’en sont que plus significatives.

31Toute une imagerie monarchiste et patriotique était partout présente. Par exemple, sur les gâteaux qui étaient distribués à la population après les sacrifices publics, on voyait l’empereur (ou son Génie, tenant une corne d’abondance) qui offrait un sacrifice devant des enseignes militaires [77]. Cette imagerie monarchiste et patriotique faisait peu d’effet sur la population, pour la simple raison que cette population était convaincue d’avance et en même temps parce que cette même population n’y croyait pas. En effet, les sujets du prince aimaient leur souverain : on sait combien était réel l’amour pour le roi dans les vieilles monarchies ; ce n’était pas là un sentiment d’élection, mais un sentiment induit par la relation de dépendance. Et en même temps les sujets pouvaient maudire leur prince, ne serait-ce qu’à cause du poids des impôts. Ce qu’ils faisaient souvent, en effet [78].

32Pour conclure, le monnayage se voulait plus consensuel que programmatique et propagandiste ; il se gardait généralement d’exposer quelle était la ligne politique particulière à certains empereurs, car une ligne politique est toujours discutable et discutée : mieux valait plonger les populations dans l’incurie que de faire de la propagande. L’idée moderne et pour ainsi dire « démocratique » de propagande suppose qu’il faut politiser les populations ; que seule une action positive du pouvoir met et maintient les peuples dans le sens souhaité et que leur obéissance est une création continuée. C’est oublier que pendant des millénaires la bonne recette de gouvernement a été exactement le contraire : laisser vivre les populations dans l’incurie, ne pas exciter des esprits prompts à l’insubordination. Car quelle catastrophe serait-ce si, aux guerres entre usurpateurs du trône impérial, aux menaces barbares sur le Danube et l’Euphrate et aux progrès de l’athéisme chrétien, venait s’ajouter, comme au temps de Néron, l’excitation incontrôlable d’une plèbe tirée de son sommeil !

337 / Passons à l’autre force des imag es, à cette pragmatique qui agit même lorsqu’une image est incomprise ou qu’elle n’est qu’entrevue. Des millions d’étudiants et des milliers de professeurs sont passés entre la place du Panthéon, à Paris, et la Sorbonne sans avoir jamais regardé les figures de marbre, nues ou en vêtements antiques, qui, aux frontons de ces deux édifices, exaltent la Patrie et la Science : ils ne les ont jamais regardées ; ils ne sauraient pas davantage dire combien le Panthéon a de colonnes en façade. Les psychologues ont montré depuis longtemps qu’on n’a guère conscience du décor quotidien dans lequel on évolue à l’aveuglette, mais à coup sûr.

34Ces décors n’en produisent pas moins leur effet. Comme dit Zanker, « il suffisait d’un regard oblique au passage pour les enregistrer, serait-ce inconsciemment » ; de même, ajoute-t-il, la publicité moderne agit en partie par un effet fugitif sur un spectateur ou auditeur inattentif [79]. Dès leur enfance, les Parisiens avaient senti que les figures des frontons n’étaient pas à la portée du commun ; ces entités incarnaient de hautes conceptions en un langage ésotérique qui les dépassait Elles n’en étaient que plus impressionnantes et impérieuses ; l’effet que produisent les monuments vient d’être peu compréhensibles et de s’imposer. Lorsque, dans un État contemporain, le portrait du dictateur est présent dans toutes les rues, cela prouve que cet homme est partout le maître. Dans les défunts régimes socialistes, des haut-parleurs diffusaient des discours officiels dans les rues ; le contenu sémiotique des discours n’était que « langue de bois » qu’on n’écoutait pas, mais le pouvoir prouvait par le fait, « pragmatiquement », qu’il occupait l’espace public. Un monument public occupe, lui aussi, beaucoup d’espace ; le décor historié de la colonne Trajane jouait un rôle d’appoint, il en rehaussait la splendeur, mais c’était le monument en son ensemble qui donnait la principale leçon.

35La vision populaire recevait cette leçon, car elle savait distinguer les catégories du monumental et de l’utilitaire ou celles du public et du privé ; cette vision n’est pas individualisante, mais elle est catégorielle : elle ignore à quel prince d’autrefois ou à quelle doctrine précise se rapporte un monument, mais elle ne mettait pas les palais du Palatin dans la même catégorie que les horrea Galbana qui occupaient une surface du même ordre de grandeur. Elle sent aussi qu’images ou monuments supposent une collectivité, puisqu’ils ont une signification : ils ne l’ont pas pour moi seul, ce sont des objets sociaux, à la différence d’un chêne ou un rocher.

36On vit ainsi dans un décor urbain rempli de significations qui sont confuses, mais qui n’en sont pas moins collectives, catégorielles et hiérarchisées ; ce décor muet suggère leur identité ethnique et politique aux habitants. Car la socialisation ne se fait pas seulement par voie discursive, par la parole. D’un côté, il y a l’information, la propagande ou l’enseignement, qui sont des entreprises discursives ; de l’autre côté, il y a une socialisation involontaire par imprégnation silencieuse. Nous autres professeurs avons tendance à privilégier ce qui « dit » quelque chose, textes ou iconographie, mais l’existence muette de monuments, de cérémonies [80], de processions, de vêtements d’apparat, de portraits impériaux, contribuait aussi à modeler les esprits [81]. Tout cet étalage fastueux, muet et opaque imprègne plus efficacement les esprits que ne le ferait une prédication intentionnelle et discursive ; il est reçu avec moins de méfiance. À notre époque et du moins en France, l’enseignement par l’école ne peut pas remplacer l’apprentissage, fort différent, des règles sociales ou politiques par l’exemple et par l’emprise du monde familial et social ; d’où l’inefficacité dramatique de l’éducation civique scolaire et du volontarisme en pareille matière [82].

378 / Nous allons retrouver ici la différence entre apparat et propagande. Commençons par une définition : la propagande, comme la publicité, est l’entreprise de conquête d’une opinion encore incertaine ; « propaganda concerns opinion, not consensus ; it relates only to controversial matters, not to those on which disagreement is excluded by the group » [83]. Elle vise à convaincre des gens qui ne sont pas convaincus d’avance ou qui sont sans opinion, elle cherche à conquérir des consommateurs, des électeurs, des partisans. Rome n’ignorait pas la chose ; le conflit entre Octave et Antoine avait vu paraître une littérature de pamphlets ; à toute époque, de « faux » Oracles sibyllins étaient l’instrument favori des propagandes extrémistes, des soulèvements d’esclaves.

38L’apparat, lui, ne vise pas à conquérir les esprits, car les sujets du roi sont déjà convaincus de la légitimité de leur maître ou présumés l’être : on ne suppose pas un instant qu’ils puissent en douter. Un consensus monarchique bien établi n’a pas besoin de propagande. Mieux encore : en déployant du faste, le souverain ne fait qu’être lui-même et ne doit pas savoir qu’il maintiendra ainsi les esprits dans cette conviction. Il règne par un droit évident : il est de plus haute stature que ses sujets, sa haute fonction se confondant avec sa personne. Quels que fussent les fondements idéologique ou juridique du césarisme, une pente psychologique mène au sentiment monarchique et elle avait entraîné les esprits ; Auguste, premier magistrat et champion de la République, fut bientôt imaginé sous les traits d’un monarque.

39On fait de la propagande afin de devenir dictateur ou de le rester, tandis que l’apparat est déployé parce qu’on est le roi. Le faste que déploie le monarque est l’aspect physique de sa grandeur naturelle. Les historiens actuels de l’Ancien Régime, a-t-on écrit, voient dans l’imagerie royale une arme de propagande, mais en fait ce n’est là que « the general truism that magnificence was accepted as an attribut of princes » [84]. Par exemple, un roi se doit d’être l’homme le plus riche de son royaume ; à son avènement, raconte Philon, Caligula était très populaire, car le monde entier était perclus d’admiration devant l’héritier d’un si grand empire, de tant d’objets précieux, de coffres débordant de tant d’or, d’une armée aussi nombreuse [85].

40On ne peut pas qualifier de propagande tout message qui émane du Pouvoir [86]. Les préambules moralisateurs des édits impériaux ne relèvent pas de la propagande, mais de l’art du sermon : l’empereur s’y conforme à son image de censeur des mœurs, plus qu’il ne cherche à agir sur l’opinion ; les hommages que le peuple et le Sénat rendaient au souverain, les éloges emphatiques de l’empereur qui étaient de rigueur dans toute déclaration publique, n’étaient pas non plus de la propagande : c’était un rituel monarchique et patriotique. Propagande et cérémonial font deux. Le culte, l’encens, la « flatterie » qui entouraient Elisabeth d’Angleterre ou Louis XIV célébraient l’office de leur gloire et ne se proposaient pas de les installer sur le trône ; le château de Versailles pourra faire de Louis XIV un roi plus grand que les autres, mais non pas le rendre plus roi : il l’était, si l’on peut dire, « toujours déjà ». La propagande est de la rhétorique, elle cherche à convaincre, aussi peut-on parler d’une propagande mensongère, tandis que parler d’un faste royal mensonger n’aurait guère de sens : il ne peut mentir, puisqu’il ne dit rien ; il se fait voir et n’affirme pas, tandis que la propagande est assertorique. Individu grand par nature, le monarque n’appartient pas au règne des règles et conventions ; nous prenons l’apparat pour de la propagande parce que nous réduisons la monarchie à des institutions et à des effets de pouvoir, en en méconnaissant l’opacité psychique (qui n’est pas due à du « faire croire », mais qui est bel et bien une croyance profonde et spontanée). De nos jours, à Washington ou Brasilia, le faste n’appartient plus qu’à une abstraction, l’État, la nation.

419 / Et pourtant l’apparat est aussi efficace que la propagande, mais il l’est par des voies diamétralement opposées. La propagande, cette rhétorique, cherche à persuader du droit de commander ; l’apparat, lui, en est le symétrique inversé [87] : il affecte de présupposer que tout le monde est persuadé de cette légitimité. Mais, bien qu’il se garde de le savoir (comme on verra), l’apparat n’est pas plus désintéressé que la propagande : c’est une expression impressionnante de soi-même qui maintient les sujets dans leur conviction de la grandeur royale ; ou plus exactement elle n’expose pas cette grandeur à perdre de son évidence : l’apparat est un organe si inséparable d’un monarque qu’il lui procure, non un plus, mais l’absence d’un moins. Une démocratie paisible peut très bien se passer de propagande, une monarchie est impensable sans apparat. Aussi est-il indispensable à tout nouveau maître ; vers 1450, à Florence, Pitti, ayant conquis le pouvoir par la violence, se fit aussitôt construire un palais gigantesque [88]. Un roi règne, non par la volonté du peuple, mais par son droit naturel, parce qu’il s’appelle lion, or il n’est pas de lion sans crinière.

42C’est là une moitié de la vérité, mais l’autre moitié est que l’apparat appartenait à une espèce particulière d’actions qu’un sociologue wébérien définit en ces termes : les actions qui, pour atteindre leur but, doivent ignorer celui-ci [89]. L’apparat, disions-nous énigmatiquement, ne doit pas savoir à quoi il vise ; il a bien des effets politiques, mais il les a sans le savoir et en devant les ignorer. Pour le dire platement, un grand seigneur impressionne parce qu’il a naturellement un air de grandeur ; mais cet air n’est pas une attitude que l’on puisse prendre de propos délibéré et à toutes fins utiles, sinon l’illusion se dissiperait dans le ridicule. On ne peut pas vouloir être naturel. Mieux vaut ne pas être fastueux par calcul, ce calcul serait-il inconscient : la mégalomanie est préférable. Lorsqu’on commence à réfléchir aux manières et moyens de répandre une conviction, c’est que celle-ci est déjà languissante [90]. Aussi les vrais escrocs et les vrais ambitieux sont-ils aux antipodes du cynisme et du machiavélisme : ils sont sincères.

4310 / Le cas d’Auguste lui-même, disions-nous, avait été différent. Avec lui, les monuments, les cérémonies et l’iconographie avaient pris une importance politique toute nouvelle. Dans un livre remarquable, Zanker a analysé cette politique à travers l’architecture, l’iconographie et la stylistique. On vit se multiplier partout des symboles idéologiques très simples, répétitifs, compris de tous, qui montraient à tous qu’une ère nouvelle s’ouvrait, et quel héros l’avait ouverte [91]. L’effet pragmatique fut peut-être encore plus puissant : la Rome d’Auguste est une ville métamorphosée par l’implantation d’un vaste décor architectural et sculptural ; aux yeux les plus distraits et les plus ignorants, elle est devenue un théâtre préparé pour quelque grande action inédite.

44Ce qui ressort du livre de Zanker est un tertium quid : ni propagande ni apparat, mais charisme. Entendons par propagande une entreprise d’organisation de l’opinion par quelque régime fort ; l’apparat royal, en revanche, est un attribut déployé automatiquement autour de tout monarque, comme il l’avait été autour de ses prédécesseurs, comme il le sera autour de ses successeurs et comme le déploieront, en effet, les successeurs d’Auguste. Il en avait été autrement du fondateur lui-même : dans son cas, on ne peut parler de propagande, car une opinion, convaincue plus qu’à demi, est allée d’elle-même au-devant du prince. Les images officielles ne cherchaient pas à conquérir l’opinion, sie warben nicht, écrit Zanker : « C’était à peine utile auprès du peuple », qui était déjà conquis, « et inefficace auprès de l’opposition aristocratique » [92]. Il ne faut pas non plus parler d’apparat, car, au lieu de la vénération qui est due automatiquement à tout monarque, Auguste a été l’objet d’une exaltation sui generis, celle que vouent au chef d’une croisade ceux qui suivent son entreprise avec enthousiasme, celle que désigne le mot de charisme, si souvent employé à tort. Répétons-le, nous retrouvons ici les trois idéaltypes wébériens du pouvoir : le pouvoir institutionnel moderne avec programme et propagande, le pouvoir traditionnel avec apparat et amour du roi, le pouvoir charismatique avec charisme du chef et culte de sa personnalité.

45Un chef charismatique doit éviter de déployer trop d’apparat ; il laisse cela au tout-venant des rois et Auguste n’en déployait guère ; son vêtement était aussi modeste que son logis [93]. Il mit de l’éclat, non sur sa personne ni sur sa couronne, mais sur sa mission et sur sa dynastie. Dès le lendemain de sa victoire commence à s’élever son mausolée familial, monument à demi triomphal qui célébrait Auguste comme celui qui, par sa victoire, a sauvé la République et qui s’est révélé comme le seul champion assez puissant pour la réformer [94] ; et son succès sera assez complet, selon la conception antique [95], pour que son pouvoir passe naturellement à ses descendants. Sa domus, son modeste hôtel particulier, est comme soudée au temple d’Apollon, ce qui fait de lui l’élu du dieu pour cette mission de régénération [96]. Ainsi s’est mise en place ce qui restera l’originalité unique (bien plus que la « couverture idéologique ») du césarisme pendant quatre siècles : le prince est un bon citoyen qui a pu se mettre en avant pour prendre en main les intérêts de ce qui s’appellera jusqu’à la fin la République [97].

46L’autorité d’Auguste fut celui d’un champion de la République qui devait son autorité à son mérite ; il avait été élu par les dieux pour remplir une mission patriotique : régénérer Rome ou du moins lui rendre un visage moral et religieux qui fût digne d’elle (le visage public, officiel de la patrie est ce qui importe le plus à une opinion patriotique dont l’amour-propre s’inquiète des apparences), et ouvrir en espoir, en intention (l’enthousiasme n’en demande pas davantage), un âge de paix et de prospérité. Auguste ne faisait que suggérer tout cela, il n’a pas organisé et contrôlé de campagne, écrit Zanker, il n’a pas eu de ministre de la propagande [98]. Sur le Forum d’Auguste, l’éloge de l’empereur a été confié aux bons soins du Sénat [99] ; même les adversaires du principat ne pouvaient prétendre que l’Ara Pacis exaltait la personne du prince plus que sa mission [100]. Auguste ne s’est pas fait adorer : cités, provinces et ordines rivalisaient à l’exalter, à multiplier ses portraits [101] ; sans parler des poètes et de leur sincérité évidente [102].

47Cette exaltation d’un chef de croisade par ses croisés est de tous les temps ; un exemple surprenant [103] en a été l’idolâtrie pour les chefs bien-aimés qui a eu pour théâtre ce qui pouvait passer pour l’achèvement des Lumières : les partis socialistes ou sociodémocrates dans l’Europe de 1900, qui avaient le culte de leurs chefs bien-aimés. Ce charisme, qui est personnel par définition, est bien différent de l’amour qui entourait jadis chaque souverain, ses prédécesseurs et ses successeurs, cet amour du Roi, aussi machinal que l’apparat et induit par le sentiment de dépendance ; amour dont il faut supposer l’existence dans l’Empire romain. Et, en effet, le peuple portait spontanément dans son cœur l’amour de ses princes. À Rome, des portraits de la famille impériale, images grossières et peu coûteuses, étaient visibles dans chaque boutique ou même étaient accrochés au-dessus du lit conjugal [104].

4811 / Assurément le vainqueur d’Actium était en position de force et a joué sur le mélange ordinaire de ralliements sincères et d’accommodation avec l’ordre établi ; la parole n’était donnée qu’aux écrits et images des partisans. Ceux qui se rallieraient au nouvel ordre établi prospéreraient aux dépens de ceux qui ne le feraient pas. Il y eut aussi le mélange de comédie et de sincérité qui est celui du wishful thinking où l’on croit à la réalité de ce qu’on souhaite. Il faut cesser cependant d’opposer une réalité cynique et une apparence trompeuse : on voulait devenir un peuple régénéré, on en mimait les gestes. Et pour cause : l’opinion s’était convertie à la monarchie, présumée être un gage de paix.

49Un passage de Josèphe [105] nous semble éclairer la conversion de l’opinion. Un tiers de siècle après la mort d’Auguste, lorsque Caligula fut assassiné, le Sénat fut tenté d’abolir le principat ; mais « la plèbe, jalouse du Sénat, voyait dans les empereurs des freins contre les ambitions des sénateurs et des protecteurs pour elle-même » ; elle estimait que l’accession de Claude à l’empire « lui épargnerait une guerre civile, comme au temps de Pompée ». C’est là une sorte d’antiparlementarisme, né de l’expérience des guerres civiles : à la différence d’une tourbe de sénateurs, un monarque ne rabaisse pas la politique à des ambitions et rivalités personnelles ; son gouvernement est désintéressé et patriarcal.

50Une raison encore plus forte est ce que la politique d’Auguste avait d’exceptionnel : elle ne se bornait pas à répondre à des attentes, à panser les maux du passé ; le charisme augustéen promettait un avenir inédit, un âge d’or. Une politique peut convaincre en répondant à des besoins ou à des revendications, elle peut s’imposer par la force, jouer sur des ralliements intéressés et sur la passivité, mais elle peut aussi faire davantage. Un rationalisme étroit nous fait postuler que tout événement s’explique par ce qui le précède, par le passé, le contexte, l’état de la société. On oublie que la Première Croisade, la Révolution de 1789, l’impérialisme napoléonien ou l’Impressionnisme sont dus à une foule ou à un groupe qui s’est enflammé pour un projet, pour quelque entreprise de gloire et de conquête, pour des possibilités artistiques à exploiter, ce qui allait déplacer l’avenir et ne découlait pas du passé [106]. La véritable cause efficiente, la flamme imprévisible, est la représentation de cet avenir ; les causes ordinairement alléguées ne sont qu’adjuvantes, elles sont le matériau inflammable. L’action humaine a des ambitions inventives, elle est « créatrice », elle découvre et exploite des virtualités (ou ne le fait pas) [107]. Cette liberté inventive et mobilisatrice explique qu’Auguste ait pu rester en deçà de la propagande et qu’il ait été suivi au-delà de l’apparat et de l’amour machinal du Roi, qui seront une routine [108] chez ses successeurs [109].


Mots-clés éditeurs : propagande, colonne Trajane, Auguste, apparat monarchique, information, monnayage impérial romain

Date de mise en ligne : 01/02/2008

https://doi.org/10.3917/rhis.021.0003

Notes

  • [1]
    Ainsi dans un livre instructif, Iconographie, propagande et légitimation, sous la direction d’Allan Ellenius, Paris, PUF, coll. « Origines de l’État moderne », 2001.
  • [2]
    Œuvre d’Hadrien selon A. Claridge, Hadrian’s Column of Trajan, Journal of Roman Archaeology, 6, 1993, p. 5-22.
  • [3]
    Paul Zanker dans un article pénétrant, Bild-Räume und Betrachter im kaiserzeitlichen Rom, Fragen und Anregungen für Interpreten, dans Klassische Archäologie, eine Einführung (A. H. Borbein, T. Hölscher et P. Zanker, Hrsg.), Berlin, 2000, p. 206-226.
  • [4]
    Paul Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, Munich, Beck, 1987 ; il en existe des traductions italienne et anglaise.
  • [5]
    Selon le mot de Jás Elsner, Frontality in the Column of Marcus Aurelius, dans La colonne Aurélienne, geste et image sur la colonne de Marc Aurèle à Rome, Bruxelles, Brepols, 2000, p. 263.
  • [6]
    Ronald Syme, The Augustan aristocracy, Oxford, Clarendon, 1986, p. 439.
  • [7]
    Je me permets de renvoyer à ma Société romaine, Paris, Le Seuil, 1991, p. 320-324 (Die römische Gesellschaft, trad. Jatho, Munich, Fink, 1995, p. 310-313).
  • [8]
    Richard Brilliant, Roman art from the Republic to Constantine, Londres, 1974, p. 192 : le spectateur « grasped at all once wherever the view stood ».
  • [9]
    La société romaine, p. 324 (avec la citation de Brilliant, p. 323) : « Les personnes qui scrutent ces reliefs n’y distinguent pas grand-chose, mais sentent que, si l’on était mieux placé, on distinguerait : ce qui est important » ; « on reconnaît en gros des scènes militaires et, de place en place, le profil de Trajan, net et individuel comme un paraphe », de même qu’on a le regard attiré, sur les flancs de la colonne Vendôme à la gloire de Napoléon, par le célèbre petit chapeau du dictateur corse.
  • [10]
    René Cagnat et Victor Chapot, Manuel d’archéologie romaine, Paris, 1916, I, p. 641. Karl Lehmann-Hartleben, Die Trajanssäule, Berlin, 1926, I, p. 1, pense à une mauvaise coordination entre le maître d’œuvre et l’équipe de sculpteurs. Franck Lepper et Sheppard Frere, Trajan’s Column, a new edition of the Cichorius plates, commentary and notes by A. Sutton, Gloucester, 1988, p. 33, y voient un zèle inutile et absurde du sculpteur. Renuccio Bianchi Bandinelli explique le peu de visibilité des reliefs de la colonne par « la liberté de l’artiste qui ne travaille que pour lui-même (Dall’ellenismo al Medio Evo, Rome, 1978, p. 139 : La Colonna Traiana o Della libertà del artista »). Pour Salvatore Settis, op. cit., n. 12 infra, p. 44, l’information redondante de la frise trajanienne montre que le détail de ces images avait un caractère « documentaire, j’irai jusqu’à dire un caractère archivistique ». Il en serait de même de la longue inscription des Res Gestae. Sur cette inscription, Gian Guido Belloni (cité par Settis, n. 15) écrit dans Aevum, 64, 1990, p. 98 : « Auguste avait conscience d’une chose obvie, à savoir que les dalles de l’inscription seraient vues par toute une foule, observées par beaucoup et lues par bien peu : quelques mots par ci par là, l’œil sautant d’un point à un autre. »
  • [11]
    Selon une critique qui m’est faite amicalement dans Autour de la colonne Aurélienne, geste et image sur la colonne de Marc Aurèle, Bibliothèque des sciences religieuses, École des Hautes Études, no 108, Brepols, 2000, p. 10. On a objecté que certaines figures des frises trajanienne et aurélienne auraient un allongement destiné à compenser la perspective oblique (cela me paraît très douteux) ou que les auteurs des frises ont donné à l’empereur une silhouette fixe et reconnaissable. Peut-être, mais, quand cela serait, cela ne changerait rien au fait que, pour détailler cet allongement ou ce stéréotype, il faut une paire de jumelles. En réalité, les artistes de la Trajane n’ont tenu aucun compte des spectateurs ; il suffit de comparer leur travail minutieux à la tête colossale de Constantin à la basilique de Maxence, avec ses simplifications à grands traits qui tiennent compte de la distance. – Un article intitulé La colonne Trajane, lisibilité, structures et idéologie, Pallas, 44, 1996, p. 159-181, est une dissertation naïve.
  • [12]
    Salvatore Settis, La colonne Trajane : l’empereur et son public, conférence donnée à Bruxelles et à Paris et reprise dans la Revue archéologique, 1991, I, p. 186-198 ; Die Trajansäule : der Kaiser und sein Publikum, dans Die Lesbarkeit der Kunst : zur Geistes-Gegenwart der Ikonologie (A. Beyer, Hrsg.), Berlin, 1992, p. 40-52. Publié aussi dans la revue Der Freibeuter.
  • [13]
    Il est très douteux que le spectateur dont parle S. Settis soit bien le spectateur idéal ; ce serait plutôt le spectateur réel : un passant, un curieux qui se trouve, comme dans la réalité, au niveau du sol. Le spectateur idéal, lui, est un être de raison, conforme aux exigences de l’œuvre et au souhait de l’artiste : un personnage aérien, pouvant venir se placer (comme l’avait été le sculpteur pendant son travail) de plain-pied devant chaque relief, jusqu’aux plus hautes spires, assez près pour pouvoir admirer les détails de l’œuvre. Une fois reconnue la différence entre les deux spectateurs, apparaît un problème très réel : de même que la majorité des reliefs sont un message que personne ne reçoit parfaitement, de même le sculpteur travaillait pour un spectateur imaginaire, idéal, ce qui pose un problème de psychologie de la création artistique ; cf. La société romaine, p. 329. Pour la redondance, voir n. 22.
  • [14]
    Cf. n. 8, supra.
  • [15]
    Est pragmatique, dans la communication, tout ce qui n’est pas sémiotique. Le contenu signifiant d’un message (contenu qui peut être aimable) est sémiotique ; le fait de communiquer ce message à un interlocuteur en prenant une attitude hautaine est pragmatique : cela fait partie de la réalité et non de la parole.
  • [16]
    Salvatore Settis, p. 44-45.
  • [17]
    Les reliefs de l’arc des Sévères reproduisent à coup sûr les vastes tableaux qu’après sa campagne parthique Sévère fit exposer à Rome avant son retour, au témoignage d’Hérodien, III, 9, 12 ; Gerhart Rodenwaldt l’a dit plusieurs fois, en particulier dans les Römische Mitteilungen, 36-37, 1921-1922, p. 81-86 ; Luisa Franchini, Ricerche sull’arte di età severiana, Studi Miscellanei, 4, 1960-1961, p. 28-32. La différence est que les reliefs sévériens ont conservé le style populaire de ces peintures, alors que, sur la colonne Trajane, les panneaux correspondants ont été transposés dans un style classique.
  • [18]
    Coutume connue par des textes détaillés, avant tout Josèphe, Guerre juive, VII, 5, 139-147 ; Pline, Hist. Nat., XXXV, 22 et 23 (le triomphateur lui-même, au début, expliquait le tableau au peuple) ; Hérodien, III, 9, 12 et VII, 2, 8 (cf. Histoire Auguste, Maxim. duo, XII, 5-10). D’autres peintures « informatives » étaient exposées sur le Comitium. On pense parfois que ces peintures étaient caractérisées par une perspective à vol d’oiseau. Voir Mario Torelli, Typology and structure of Roman historical reliefs, Ann Arbor, 1982, p. 120-125 ; Gilbert Charles Picard, L’idéologie de la guerre et ses monuments dans l’Empire romain, Revue archéologique, 1992, I, partic. p. 119 et 135. Fausto Zevi, L’art « populaire », dans La peinture de Pompéi, témoignages de l’art romain dans la zone ensevelie par le Vésuve, Paris, Hazan, 1993, I, partic. p. 306-307. La coutume est d’origine hellénistique selon J. J. Pollitt, Art in the Hellenistic age, Cambridge, 1986, p. 45, 155, 284. Je n’ai pu me procurer un article de G. Zinserling, Wissenschap. Zeitschrift der Friedrich-Schiller Universität Jena, 9, 1959-1960, p. 403.
  • [19]
    Cette ressemblance prouve que les reliefs de la colonne sont bien la reproduction des peintures triomphales : ces reliefs sont une chronique des deux guerres daciques, aussi détaillée que l’avait été la série de ces peintures qui avaient raconté les épisodes de la conquête. Les auteurs des reliefs n’ont pas cherché à résumer, à condenser, à choisir, à styliser, ou n’en ont pas été capables. C’est le travail d’une équipe de bons exécutants. Il n’en est pas de même des reliefs de l’arc des Sévères sur le Forum : leurs auteurs, à partir des peintures triomphales dont ils ont conservé le style populaire (imaginons l’Arc de Triomphe de l’Étoile à Paris décoré de reliefs dans le style des images d’Épinal), ont choisi, condensé, réorganisé et ont ainsi décoré chaque façade d’une sorte de tapisserie flamande, selon un mot d’Eugenia Strong.
  • [20]
    Paul Zanker, Bild-Räume, p. 223 : « La non-visibilité des reliefs devenait une expression à sa manière : le monument était fait pour l’éternité, l’immense gloire du souverain était annoncée non seulement aux mortels, mais pour ainsi dire au ciel. » Paul Veyne, Société romaine, p. 321 : la colonne « proclame la gloire de Trajan à la face du ciel et du temps ».
  • [21]
    Dans les mastabas égyptiens sont placés des objets et peintes des fresques qui évoquent la vie quotidienne du riche défunt. On peut y voir une conception égyptienne de l’au-delà : le mort vit dans sa tombe. Mais, quand on lit Wittgenstein et qu’on apprend de lui à distinguer entre les rationalisations doctrinales et les réactions qu’il appelle instinctuelles, on y voit plutôt un désir d’exprimer à jamais, dans l’obscurité du tombeau, ce que furent le défunt, sa richesse et sa vie. Il était riche, il le reste pour l’éternité.
  • [22]
    Il est douteux qu’un sémiologue voie là de la redondance : la partie d’un message qui n’est pas transmise est autre chose que les répétitions que le lecteur néglige dans un message transmis entièrement. Autrement dit, ce qui est transmis avec redondance, c’est le détail de chaque scène : deux guerriers auraient suffi pour la compréhension d’une scène de bataille, là où le sculpteur en a mis trois. Ces détails redondants ne sont pas la même chose que ce dont parle S. Settis, à savoir le sens général de ces scènes de guerre (qui est que Trajan est un grand conquérant). Mais, à considérer l’ensemble de la frise, elle ne présente pas de redondance au sens où Settis prend ce mot : deux batailles différentes ont beau se ressembler un peu, elles ne sont redondantes ni pour l’historien ni pour ceux qui y ont combattu.
  • [23]
    On a vu que Salvatore Settis qualifie d’archivistique le récit militaire si détaillé de la Trajane. Mais que peut bien signifier ce mot ? Des archives sont conservées à l’usage des fonctionnaires et des curieux : mais personne ne pouvait venir consulter ces bas-reliefs muets pour écrire l’histoire des guerres de Trajan ! Par ce mot d’archivistique, Salvatore Settis reconnaît implicitement que ces reliefs n’étaient pas destinés à des lecteurs humains, mais à l’éternité.
  • [24]
    La société romaine, p. 331-334. Sur l’importance qui, pour un historien, est celle de la pragmatique face au message sémantique, voir la critique de Gadamer et de Heidegger par l’historien Egon Flaig, Kinderkrankheiten der Neuen Kulturgeschichte, Rechtshistorisches Journal, 18, 1999, p. 468.
  • [25]
    Robert Parker, Athenien Religion, Oxford, Clarendon, 1996, a surpris plus d’un lecteur et recenseur en affirmant que le message du Parthénon « does no reside in the details of the decoration ».
  • [26]
    Au British Museum, nous voyons la frise « à la manière dont elle apparut jadis aux seuls yeux des exécutants », souligne lui-même Charles Picard, Manuel d’archéologie grecque. La sculpture, II, 1, Paris, 1935, p. 436 ; cf. Paul Zanker, Bild-Räume, p. 222, Abb. 3.
  • [27]
    Recherche du temps perdu, I, p. 638 Clarac-Ferré (Pléiade).
  • [28]
    Voir René Cagnat et Victor Chapot, cités n. 10.
  • [29]
    Les archéologues se montrent plus exigeants : ils photographient en vue verticale les mosaïques de sol et jouent ainsi au spectateur idéal, plutôt que de les photographier telle que les voyait le spectateur réel, à hauteur d’homme, obliquement et en baissant les yeux.
  • [30]
    Peter Brown, Society and the Holy in Late Antiquity, University of California Press, 1982, p. 201 (La société et le sacré dans l’Antiquité tardive, trad. Rousselle, Le Seuil, « Des Travaux », 1985, p. 151).
  • [31]
    Tonio Hölscher, Staatsdenkmal und Publikum vom Untergang der Republik bis zur Festigung des Kaisertums, Xenia, Heft 9, Université de Constance, 1984, p. 15-16 ; Zanker, Macht der Bilder, p. 24.
  • [32]
    André Bernand, lui aussi, s’est posé la question de la lisibilité des inscriptions : Sorciers grecs, Paris, Fayard, 1991, p. 404-405.
  • [33]
    Josef Engemann, Deutung und Bedeutung frühchristlichen Bilkdwerke, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1997, p. 31, cf. p. 130, avec bibliographie : l’affirmation de Grégoire le Grand n’est qu’une apologie des images contre un de leurs détracteurs qui est un des ancêtres de l’iconoclasme. Il faut par ailleurs distinguer « entre le niveau d’émission des promoteurs des images et le niveau de réception des spectateurs contemporains ».
  • [34]
    Oho Pächt, Methodisches zur künstlerischen Praxis : Ausgewahlte Schriften, Munich, Prestel Verlag, 1977 ; trad. Lacoste, Questions de méthode en histoire de l’art, Paris, Macula, 1994, p. 78.
  • [35]
    Roland Recht dans le mensuel L’Histoire, no 249, décembre 2000.
  • [36]
    Paul Zanker, Bildräume und Betrachter, p. 220-221.
  • [37]
    R. Preimersberger dans Propagande et légitimation, op. cit. (n. 1), p. 195, à propos de la Fontaine de Neptune dans la Bologne pontificale : « La beauté et la complexité du monument font naître dans le spectateur de 1560 un sentiment confus de présence représentative. Mais il est possible que la déclaration ésotérique ait été socialement limitée au groupe cible qui, grâce à son éducation classique, pouvait suivre les indications offertes par l’œuvre. »
  • [38]
    Paul Zanker, Bildräume und Betrachter, p. 219.
  • [39]
    Ibid., p. 222.
  • [40]
    Jean-Michel David, Les contiones militaires des colonnes, dans Autour de la colonne Aurélienne, op. cit. (n. 11), p. 213.
  • [41]
    Paul Zanker, Macht der Bilder, p. 273-279.
  • [42]
    Paul Zanker, Bildräume und Betrachter, p. 220.
  • [43]
    Tonio Hölscher, Staatsdenkmal und Publikum, p. 23. Sur ce décor végétal, voir la mise au point récente de Pierre Gros, Revue archéologique, 2000, I, p. 114-115.
  • [44]
    Paul Zanker, Macht der Bilder, p. 184-188.
  • [45]
    En revanche, le « Bas-Empire » devait en partie sa mauvaise réputation à son art peu élégant, expressionniste, non naturaliste, en vertu de notre tendance à prendre l’art pour le visage de la société, pour son expression directe, immédiate.
  • [46]
    Pierre Gros, La « militarisation » de l’urbanisme trajanien à la lumière des recherches récentes sur le Forum Traiani, dans Trajano emperador de Roma (J. Gonzàlez, éd.), Rome, L’Erma di Bretschneider, 2000, p. 247.
  • [47]
    Ovide visita le Forum d’Auguste et en détaille les elogia d’Énée et de Romulus (Fastes, V, 563-566, cité par Paul Zanker, Il Foro di Augusto, Rome, Palombi, 1984, p. 17 et n. 77).
  • [48]
    On le sait depuis la découverte des Tablettes des Sulpicii (Giuseppe Camodeca, Tabulae Pompeianae Sulpiciorum. Edizione critica dell’‘archivio Puteolano dei Sulpicii, Rome, 1999).
  • [49]
    Dans ce regard oblique, on a longtemps cru trouver le « caractère » de Caracalla (de même qu’on « reconnaissait » dans le portrait de Pompée un homme « bouffi de vanité ») ; on a cru y reconnaître la perfidie sournoise d’un tyran, ou plutôt d’un traître de mélodrame, en oubliant que c’était un portrait officiel... En fait, Caracalla monte la garde en sentinelle, comme Diomède montant la garde avec un regard méfiant pendant le rapt du Palladium ; Furtwängler l’avait déjà dit en 1893. Voir Detlef Rössler, Der Stilbegriff und die Porträtkunst des 3. Jahrh., dans Der Stilbegriff in den Altertumswissenschaften, Université de Rostock, 1993, p. 112 ; C. Maderna, Jupiter, Diomedes und Hermes als Vorbilder für röm. Bildnisstatuen, Diss. Heidelberg, 1982 ; Hans Georg Niemeyer, Studien zur statuarischen Darstellung der röm. Kaiser, 1968, p. 62.
  • [50]
    Pour statio (par exemple chez Lucain, I, 45, ou Pline, Panég., LXXXVI, 3), voir Jean Béranger, Recherches sur le principat, p. 184-186. L’expression remonte à Auguste.
  • [51]
    Nous songeons à Hermogène, bête noire de Tertullien : ce peintre chrétien se mêlait de théologie, voulait concilier le matérialisme stoïcien et le dogme chrétien et n’avait pas renoncé à son goût pour les femmes. Nul n’ignorait, du reste, que les artistes couchaient avec leurs modèles (Justin Martyr, Première Apologie, I, 9, 4).
  • [52]
    Horace, Satires, II, 7, 96.
  • [53]
    M. Oppermann, Römische Kaiserreliefs, Leipzig, 1985, p. 79-104.
  • [54]
    Paul Zanker, Bildräume und Betrachter, p. 219-220, allègue deux cas extrêmes : un rhéteur très instruit, tel le Philostrate des Imagines, qui comprend les allusions mythologiques d’une peinture, et les spectateurs ordinaires d’un sarcophage à décor mythologique, qui, « devant le sépulcre, attendent des images une consolation ou une invitation à savourer les joies de la vie, pour dépasser ce moment de deuil ». D’où d’étonnantes erreurs sur les légendes que représentent quelques sarcophages, où la Fable, au prix de contresens, a été adaptée aux attentes du spectateur moyen qui connaissait mal la légende (Paul Zanker, Phädras Trauer und Hippolytos’ Bildung : Zu einem Sarkophag im Thermenmuseum, dans Im Spiegel des Mythos. Bilderwelt und Lebenswelt, Deusches archäol. Institut Rom, 1999, p. 131).
  • [55]
    Paul Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, p. 106.
  • [56]
    Lorsqu’on parle des églises de la Contre-Réforme, on affirme parfois que les fresques de la coupole, où des anges s’envolent vers le ciel dont elle est une image, servaient le dessein propagandiste d’élever les âmes vers Dieu ; mais, bien qu’ayant visité mainte église baroque, je n’ai pas vu beaucoup de fidèles lever les yeux vers la coupole ; seuls le font des touristes qui ont étudié leur guide. En réalité, les peintres ont voulu simplement, par une sorte de calembour visuel, jouer sur l’analogie entre la coupole et la voûte céleste.
  • [57]
    Mais, bien entendu, on le peut dans certains cas ; voir Katherine Dunbabin, Mosaics of the Greek and Roman world, Cambridge, 1999, p. 317-326.
  • [58]
    Les images et légendes des monnaies étaient une expérience si familière à tous qu’on en tirait des comparaisons explicatives. Fronton, Ad Antoninum de oratoribus, 12, blâme l’emploi de mots vieillis, qu’il compare aux vieilles monnaies : or, écrit-il, on préfère les monnaies d’Antonin ou de Marc Aurèle aux monnaies républicaines toutes usées qui portent les noms de monétaires issus de vieilles gentes aujourd’hui éteintes.
  • [59]
    L’Histoire Auguste (Diadum., II, 6) prétend que certaines monnaies de Diaduménien lui donnent le surnom d’Antoninus : or le fait est exact (Mattingly-Sydenham, Roman imperial coinage, IV, 2, p. 13).
  • [60]
    Julien vante « la simplicité de mœurs et la modestie du vêtement que l’on remarque encore sur les portraits » de cet empereur (Éloge de Constance, 5, p. 7 A).
  • [61]
    Vita Constantini, IV, 15 et 73 ; cf. Averil Cameron et Stuart G. Hall, Life of Constantine translated with introduction and commentary, Oxford, 1999, p. 349 ; Sabine G. MacCormack, Art and ceremony in late antiquity, University of California, 1981, p. 107 sq.
  • [62]
    Vita Constantini, III, 3, 1 : Constantin fait exposer devant la porte du palais impérial « une très haute peinture » qui le représentait comme vainqueur d’un dragon en qui on peut reconnaître Licinius ; cf. Andreas Alföldi, The conversion of Constantine and pagan Rome, Oxford, 1948 (1998), p. 84, cf. p. 34. Il s’agit de la porte monumentale ou chalkè du palais de Constantinople selon Gilbert Dagron, Naissance d’une capitale, Constantinople, Paris, 1974, p. 390.
  • [63]
    Vita Constantini, IV, 69, 2, expliquée par A. Alföldi, The conversion of Constantine, p. 117.
  • [64]
    Sur leurs monnaies, qui furent des émissions de début de règne (car leurs règnes furent brefs), Galba, imité par Vespasien, et Nerva ont multiplié des allégories non banales, Aequitas august., Libertas publica, Roma renascens ; nouveaux venus l’un et l’autre dans l’arène politique, à la suite d’une tyrannie et de la chute d’une dynastie, ils affichaient là, non un programme d’avenir, mais le sens de l’événement qu’avait été leur venue au pouvoir, à savoir une libération. Mais, à part ces cas « révolutionnaires », le plus souvent les bienfaits et succès du régime impérial et du présent règne, rappelés au cours de chaque règne, seront à peu près toujours les mêmes : Pax, Felicitas temporum, Aequitas, Spes, Salus... Le monnayage vise si peu une cible déterminée que ce bienfait impérial qu’était l’annone, dont bénéficiait la seule ville de Rome, est célébré constamment par l’atelier monétaire de Rome, mais parfois aussi par ceux de Serdica, en Bulgarie, et de Siscia, en Hongrie.
  • [65]
    Ce que répètent presque tous ces monnayages est que règnent, grâce au prince, la paix, la piété, la concorde, la prospérité. Cette monotonie fait contraste avec certains règnes : les revers de Domitien célèbrent, plus que ses bienfaits, sa relation avec sa protectrice Minerve et sa fonction de censeur perpétuel : son titre de censor perpetuus en gros caractères saute aux yeux sur ses revers mêmes, et pas seulement en exergue au droit, dans la titulature. Un autre original est Hadrien avec la série monétaire des « provinces de l’Empire » : elle célèbre les voyages du prince, mais aussi une conception nouvelle des rapports entre Rome et ses provinces (puisque Antonin, qui ne voyagea pas, a repris cette série). À mon avis, ces séries monétaires sont l’annonce lointaine de l’édit de Caracalla en 212.
  • [66]
    Tacite, Annales, XIII, 4, 2 ; Cassius Dion, LXI, 3, 1 ; Pline, Panég., LXVI, 2, 3.
  • [67]
    Paul Strack, Untersuchungen zur röm. Reichsprägung des zweiten Jahrhunderts, I, Traian, no 1 et p. 48, n. 113.
  • [68]
    Pline, Panégyrique, LVI, 2.
  • [69]
    Selon un lieu commun fréquent, par exemple dans le papyrus Rylands II, 77, ligne 35 (Hunt et Edgar, Select Papyri, Public Documents, coll. Loeb, no 241, p. 155-156).
  • [70]
    Sur ces faits bien connus, Ludwig Mitteis et Ulrich Wilcken, Grundzüge und Chrestomathie der Papyruskunde, I, 1, Historischer Teil, Grundzüge, p. 420 ; Select Papyri par Edgar et Hunt (collection Loeb), 2, Public Documents, nos 222 et 235 ; Tituli Asiae Minoris, III, 1 (Termessos), 5 ; Inscriptiones Graecae, II2 (Athènes), 1077 ; Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, II, p. 719-722 ; Realexicon für Antike und Christentum, VI, p. 1110.
  • [71]
    Les monnaies d’or frappées par des « usurpateurs » ou des empereurs n’ayant régné que peu de temps ne sont pas des raretés : ce que prouvent leurs prix dans les catalogues de vente monétaire. Donc le premier soin d’un candidat au trône était d’émettre des monnaies d’or, sans attendre d’avoir régné un peu plus longtemps.
  • [72]
    Lactance, De mortibus persecutorum, 25 ; Zosime, II, 9, 2.
  • [73]
    Une inscription d’Oinoanda en Lycie (H. Dessau, ILS, no 8870 ; R. Cagnat, IGRRP, III, 481) nous dit que, par une heureuse coïncidence, le jour même où l’on célébrait des venationes pour l’anniversaire du dies imperii (tel nous semble être le sens des mots agein inperion), « fut apportée l’image sacrée de notre maître Valérien, nouvel Auguste » (voir Mommsen, Staatsrecht, II, 2, table des matières, p. X). Donc des courriers à cheval se sont précipités sur toutes les routes, en changeant de chevaux tous les trente kilomètres ; au passage, ils exhibaient dans chaque cité un portrait peint du nouvel Auguste, comme ils l’ont fait à Oinoanda. Un portrait peint, et un seul, car un cavalier du cursus publicus ne pouvait porter plus de trente livres (Code Théod., VIII, 5, 8, etc.) ; il doit s’agir des courriers rapides (dromos takhus, cf. A. H. M. Jones, The Later Roman Empire, Oxford, 1973, p. 1344, n. 14). Or Philostrate (Vie d’Apollonios, V, 8) nous apprend que c’était le dromos takhus qui était chargé d’aller annoncer aux populations les « bonnes nouvelles » impériales (euanggelia).
  • [74]
    Voir le bilan numismatique que dresse H. Lietzmann, Histoire de l’Église ancienne, trad. Jundt, Paris, 1962, III, p. 152-154. Celles des monnaies qui, dès 315, portent un discret symbole chrétien (croix, monogramme sur le casque de Constantin et une seule fois, en 326, le labarum) prouvent quelle était la religion personnelle et avouée de l’empereur : Alföldi l’a bien dit (The conversion of Constantine and pagan Rome, p. 27). Mais Constantin n’en a pas pour autant utilisé systématiquement les émissions monétaires pour publier ou promouvoir sa religion, il ne semble pas avoir fait la campagne de propagande numismatique dont parle Andreas Alföldi. Alors qu’Aurélien, par exemple, célébrait abondamment sur ses monnaies Sol dominus imperi Romani (ou encore, si la doctrine de Strack est vraie, commémorait l’événement qu’était la fondation du temple et du culte de ce dieu). Les faits constantiniens sont surtout négatifs : après 321, les images de dieux païens disparaissent du monnayage constantinien, ainsi que la légende Sol Invictus après 322. À mon avis, les quelques apparitions isolées de symboles chrétiens sont dues à des « excès de zèle » de fonctionnaires monétaires. Claude Lepelley m’en cite un autre exemple : une certaine année, quelques milliaires africains récemment découverts portent un chrisme au-dessus de leur dédicace à Constantin, puis ce signe chrétien disparaît des milliaires ; son apparition momentanée avait été due à l’initiative isolée de quelque haut fonctionnaire.
  • [75]
    Dans l’ancienne Cambridge Ancient History, XII, The imperial crisis and recovery, Cambridge, 1939, p. 716 : « Les Romains étudiaient attentivement leurs monnaies, car ils savaient qu’ils y trouveraient quelque chose qui était digne d’attention. Et peu d’autres choses avaient les mêmes titres à leur attention. »
  • [76]
    C. H. V. Sutherland, The intelligibility of Roman imperial coin types, JRS, 49, 1959.
  • [77]
    On a retrouvé en Pannonie les moules de ces gâteaux, publiés par Andreas Alföldi, Tonmodel und Reliefmedaillons aus den Donauländern, dans Laureae Aquincenses, Mélanges Kuszinsky, Dissert. Pannon., no 10, 1938. Ces gâteaux étaient distribués à la population après les sacrifices publics. Un exemplaire analogue a été retrouvé en Bretagne, à Silchester (Calleva Atrebatum), et publié par G. C. Boon, Antiquaries Journal, 38, 1958, p. 237.
  • [78]
    Épictète, Entretiens, III, 4 : les agriculteurs et les matelots maudissent Zeus dans les tempêtes ; on ne cesse pas non plus de maudire César, qui le sait bien ; mais, si César punissait tous ceux qui disent du mal de lui, il dépeuplerait son empire.
  • [79]
    Paul Zanker, Bildräume, p. 223.
  • [80]
    L’effet des cérémonies pouvait être si profond et si durable qu’une « régression » psychologique momentanée pouvait y ramener. Dans l’ode Exegi monumentum (III, 30, 8), Horace ne parvient à donner la mesure de son exaltation qu’en évoquant une cérémonie de cette religion à laquelle il ne croit guère : en des vers émouvants, il annonce que son œuvre durera aussi longtemps que Rome, « aussi longtemps que le pontife et la vestale silencieuse (virgo tacita) monteront au Capitole ». Ce virgo tacita est une trouvaille de poète : dans le silence des profondeurs, l’apparition d’un couple étrange et pur traverse l’écran de la mémoire.
  • [81]
    Paul Zanker, Macht der Bilder, p. 13.
  • [82]
    J. M. Schaeffer, Pourquoi la fiction ?, Paris, 1999, p. 127.
  • [83]
    H. D. Lasswell et A. Kaplan, Power and society, a framework for political inquiry, Yale, 1950, p. 111. Cf. p. 104, n. 2 : « It is useful to restrict the term propaganda to symbols deliberately manipulated for certain purposes. »
  • [84]
    Th. K. Rabb dans le Times Literary Supplement du 10 novembre 1995.
  • [85]
    Philon d’Alexandrie, Legatio ad Gaium, 9-11.
  • [86]
    H. D. Lasswell et A. Kaplan, Power and society, p. 104, n. 2 : il faut cesser de répéter qu’ « everything is propaganda ».
  • [87]
    Comme me le suggère Stéphane Benoist, ce sont deux attitudes pragmatiques opposées : pour la rhétorique ou propagande, l’opinion n’est pas (encore) d’accord avec elle et elle lui parle afin de la convaincre ; en revanche, pour l’affectation qui présuppose, les sujets du roi sont présumés être d’accord et elle affecte de les ignorer, afin de leur en imposer.
  • [88]
    Machiavel, Istorie Fiorentine, VII, 4. Inversement, en 165, C. Octavius fut aidé, pour son élection au consulat, par une magnifique maison qu’il s’était fait construire sur le Palatin ; « la dignitas peut être accrue par une maison, mais ne doit pas en parvenir entièrement ; ce n’est pas la maison qui honore le maître, mais l’inverse », écrit Cicéron, De officiis, I, 138-139.
  • [89]
    Jean-Claude Passeron, La forme des preuves dans les sciences historiques, Revue européenne des sciences sociales, 39, 2001, no 120 (partic. p. 34-37 : cynisme, naïveté, conviction menteuse). Du même auteur, L’économie dans la sociologie : Pareto, dans Economia, sociologia e politica nell’opera di Vilfredo Pareto (C. Malandrino et R. Marchionatti, ed.), Fondazione Luigi Einaudi, Studi, 37, Florence, Olschki, 2000.
  • [90]
    H. D. Lasswell, Politics : who gets what, when, how, New York, 1936, p. 31.
  • [91]
    Paul Zanker, Augustus und die Macht der Bilder (cf. n. 4), p. 57, 98-103, 118.
  • [92]
    Ibid., p. 13. Quant à l’aristocratie, elle fut séduite en partie par le rétablissement de la res publica, qui n’eut rien d’une fiction trompeuse (Macht der Bilder, p. 105 ; J. Bleicken, Verfassungs- und Sozialgeschichte des röm. Kaiserreiches, Paderborn, 1983, I, p. 84) ; ce compromis boiteux (Dieter Kienast, Augustus Prinzeps und Monarch, Darmstadt, 1982, p. 78) garantissait au moins, à l’aristocratie sénatoriale, la gestion régulière de ses honores.
  • [93]
    Zanker, Augustus und die Macht der Bilder, p. 164.
  • [94]
    Ibid., p. 82-83.
  • [95]
    Parvenir à transmettre son pouvoir à son héritier est l’achèvement d’un règne réussi ; il en sera encore ainsi à Byzance (Gilbert Dagron, Empereur et prêtre, étude sur le « césaropapisme » byzantin, Gallimard, 1996, p. 42-43). Et par ailleurs préparer la transmission pacifique de son pouvoir était un des devoirs de tout empereur (R. Syme, Tacitus, I, p. 234).
  • [96]
    Paul Zanker, Macht der Bilder, p. 59-61.
  • [97]
    Jean Béranger, Recherches sur l’aspect idéologique du principat, Bâle, 1953, p. 272.
  • [98]
    Paul Zanker, Macht der Bilder, p. 105-107 et 332.
  • [99]
    Ibid., p. 216.
  • [100]
    Ibid., p. 198.
  • [101]
    Ibid., p. 106.
  • [102]
    Sincérité est trop peu dire : devant cette nouveauté imprévisible que fut le rôle historique d’Auguste au sortir des Guerres Civiles, certains intellectuels vécurent une crise philosophique et religieuse. Nous essaierons de le dire ailleurs, Horace ne croyait pas plus aux dieux qu’un Carnéade, un Cicéron ou un Sextus Empiricus, ou peut-être se demandait-il ce qu’étaient exactement les dieux ; en revanche, il se posait le grand problème des lettrés de son temps : le monde est-il régi par la Fatalité, par la Fortune aveugle ou par une Providence ? Et il avait opté pour la Fortune. Mais le triomphe de la bonne cause avec Auguste lui fit comprendre que cette Fortune était elle-même providentielle. À la manière d’un intellectuel moderne s’interrogeant sur le « sens de l’histoire » à l’issue de grands événements.
  • [103]
    Illustré par les pages connues de Robert Michels, Zur Soziologie des Parteiwesens in der modernen Demokratie, 1913, chap. I, B, 4 ; trad. Jankelevitch, Les partis politiques, préface de René Rémond, Flammarion, 1971, p. 59.
  • [104]
    Fronton, ad Marcum Caesarem, IV, 12 : on voit dans toutes les boutiques des peintures male pictae, œuvres d’une crassa Minerva, qui représentent Marc Aurèle et Faustine. Le rapprochement s’impose avec un tondo égyptien, peinture populaire représentant la famille sévérienne (B. Andreae, Römische Kunst, Friburg, 1973, fig. 539). Dans l’Histoire Auguste, deux anecdotes apocryphes sur les portraits impériaux n’en sont pas moins révélatrices (Tacitus, IX, 5 et Alex. Sev., XIII, 2 : portrait impérial accroché au-dessus du lit conjugal).
  • [105]
    Antiquités judaïques, XIX, 3, 228. Ajouter Tacite, Annales, I, 2 : suspecto senatus populique imperio ob certamina potentium.
  • [106]
    François Furet disait que le milieu de l’année 1789 a vu la France s’enflammer en une politisation soudaine que rien ne laissait prévoir. On a peine à croire que l’impérialisme napoléonien n’ait fait que prolonger la défense de la patrie de la Révolution, comme le disaient les historiens marxisants, et qu’il ne soit pas une innovation, une poussée d’ambition imaginative. Les Impressionnistes (difficilement explicables à partir de la « société de leur temps »...) ont entrevu toute une peinture à créer à partir de Manet, de Boudin, de Corot, de l’art japonais, etc. ; une cause adjuvante a été que les règles de la peinture académique et autres conventions avaient perdu leur pouvoir d’intimidation avec le romantisme et les débuts du relativisme historique. Une amie allemande qui avait partagé, adolescente, l’enthousiasme pour la montée du nazisme m’avait dit ceci : le coup de génie du Monstre (au contraire du démagogue français Le Pen) ne fut pas de prendre pour thème le ressentiment (contre la défaite, le Dolchsto in den Rücken, l’injustice évidente du traité de Versailles, l’inflation, le chômage, les coups de force bolcheviks et autres causes adjuvantes), mais de susciter un enthousiasme positif pour un avenir de puissance et de pureté nationales, ce qui a fouetté le sang de la jeunesse.
  • [107]
    Cette idée de la fréquente créativité de l’action est une des vérités qui ont servi à Niezsche à composer sa mythologie physico-métaphysique de la volonté de puissance. Citons Volonté de puissance, I, 246 (no 82) Bianquis : « Les historiens se trompent parce qu’ils partent des données présentes et regardent en arrière ; la réalité présente est une chose neuve qui ne peut être inférée » de ses causes prétendues. Et surtout I, 240-241 : une force intérieure utilise, exploite les circonstances extérieures, qui ne sont pas des causes. « Contre la théorie du milieu et des causes extérieures : la force interne est infiniment supérieure ; les mêmes milieux peuvent être interprétés et exploités de façon opposée ; il n’y a pas de faits. Un génie ne s’explique pas par de telles conditions de production. »
  • [108]
    Ce que Max Weber appelle la « routinisation du charisme ». Sur la différence entre charisme et amour du roi, citons Fustel de Coulanges, Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, I : La Gaule romaine, p. 191 : « Si l’empereur était dieu, ce n’était pas par l’effet de cet enthousiasme irréfléchi que certaines générations ont pour leurs grands hommes. Il pouvait être un homme fort médiocre, être même connu pour tel, ne faire illusion à personne et être pourtant honoré comme un être divin... Il n’était pas dieu en vertu de son mérite personnel, il était dieu parce qu’il était empereur. »
  • [109]
    Je remercie le Pr Paul Zanker pour son amabilité bien connue, et Stéphane Benoist, François Lissarrague et Jean-Claude Passeron pour leurs critiques et suggestions. Errors are mine.

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