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Article de revue

Défaut de protection, désaffection et la psyché de l’enfant ?

Ravages d’une invisible maltraitance

Pages 11 à 23

Notes

  • [1]
    Donald Woods WINNICOTT « De la communication et de la non-communication », De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969, p. 160.
  • [2]
    Loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant (codifié en CASF L-112-3).
  • [3]
    Observatoire national de la protection de l’enfance (sous le pilotage d’Anne-Clémence SCHOM), Revue de la littérature. La maltraitance familiale envers les enfants, La Documentation française, 2016.
  • [4]
    Faute d’amour, film réalisé par Andrei ZVIAGUINTSEV, 2017.
  • [5]
    Donald Woods WINNICOTT, La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000, p. 207.
  • [6]
    Dialogue extrait du film Faute d’amour.
  • [7]
    André CAREL, « Le processus d’autorité », Revue Française de Psychanalyse, vol. 66, 2002, pp. 21-40.
  • [8]
    Yolande GOVINDAMA, « Un état des lieux de la maltraitance des jeunes enfants en France. Les enjeux psychiques dans la relation mère-enfant », Devenir, 2014, pp. 261-290.
  • [9]
    Jean GUYOTAT, « Traumatisme et lien de filiation », Dialogue, vol. 2, n° 168, pp. 15-24.
  • [10]
    Donald MELTZER, Martha HARRIS, The educational role of the family. A psychoanalytical model, London Karnac Books, 2013.
  • [11]
    Ibid., p. 56, traduction de l’auteure.
  • [12]
    René KAES, La parole et le lien, Dunod, 2010. En particulier le chapitre 8.
  • [13]
    Le Grand Larousse Illustré, Larousse, 2018.
  • [14]
    Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance à la vie psychique, Dunod, 2001 [1991].
  • [15]
    Terme utilisé par Freud plus spécialement dans Sigmund FREUD, « Esquisse pour une psychologie scientifique », La naissance de la psychanalyse, lettres à W. Fliess, notes et plans 1887-1902, PUF, 1956 [1895].
  • [16]
    Le terme infans est utilisé pour désigner l’enfant d’avant le langage, qui n’utilise pas encore les mots.
  • [17]
    Sigmund FREUD, op.cit.
  • [18]
    Wilfried Ruppert BION, Aux sources de l’expérience, PUF, 1979 [1962].
  • [19]
    Donald Woods WINNICOTT, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Gallimard, 1975 [1971].
  • [20]
    Ibid., p. 181.
  • [21]
    René ROUSSILLON, Agonie, Clivage, Symbolisation, PUF, 1999.
  • [22]
    Claude JANIN, Figures et destin du traumatisme, PUF, 1996.
  • [23]
    L’importance de la réponse de l’objet, notamment dans le champ large du langage, y compris non verbal, est bien mis en évidence par René ROUSSILLON tout particulièrement dans le texte « Le langage et l’objet », Revue Française de Psychanalyse, vol. 5, n° 71, 2007, pp. 1441-1447.
  • [24]
    Hans Christian ANDERSEN, La reine des neiges.
  • [25]
    André GREEN, Le travail du négatif, Minuit, 1993.
  • [26]
    Titre du livre d’Emmanuel CARRÈRE, Il est avantageux d’avoir où aller, POL, 2016. La formulation est issue d’un proverbe chinois venant du Yi-King.
  • [27]
    Le sable magique est un média ayant à la fois la consistance du sable au toucher, et la propriété de malléabilité de la pâte à modeler.
  • [28]
    Donald Woods WINNICOTT, La mère suffisamment bonne, Payot, 2006 [1958].
  • [29]
    Didier ANZIEU et al., Les enveloppes psychiques, Dunod, 2013.
  • [30]
    Voir la citation en exergue plus haut p. 13, extraite d’un dialogue du film Faute d’amour.
  • [31]
    On pourra se référer à la définition du lieu proposée par Nathalie CHAPON-CROUZET, « Une constellation de lieux en accueil familial : L’omniprésence de la question des places », Recherches familiales, n° 2, 2005, pp. 37-46. « Le lieu est l’espace où se situe une chose, où se déroule une action », p. 38.
  • [32]
    « L’espace potentiel entre le bébé et la mère, entre l’enfant et la famille, entre l’individu et la société ou le monde dépend de l’expérience qui conduit à la confiance. On peut le considérer comme sacré pour l’individu dans la mesure où celui-ci fait dans cet espace même l’expérience de la vie créatrice », in Donald Woods WINNICOTT, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Gallimard, 1975 [1971], p. 191.
English version
« Se cacher est un plaisir, mais n’être pas trouvé est une catastrophe. »
D.W. WINNICOTT [1]

1 Dès l’étymologie, la notion de protection renvoie à une perspective double, celle de l’abri et de la défense. Il est donc à la fois question d’un lieu, d’un espace, mais aussi d’une action. Avant d’être en mesure de pouvoir se protéger par lui-même, l’enfant doit être protégé, c’est un droit : « La protection de l’enfance vise à garantir la prise en compte des besoins fondamentaux de l’enfant, à soutenir son développement physique, affectif, intellectuel et social et à préserver sa santé, sa sécurité, sa moralité et son éducation, dans le respect de ses droits. » [2]

2 Comment s’assurer de la protection de l’enfant ? S’il est difficile de définir la maltraitance, tant le concept est complexe et les axes qui permettent son abord sont pluriels [3], il est encore plus difficile d’estimer la valeur de ladite protection. Ce qui est certain, c’est que quelqu’un est en charge de celle-ci, la plupart du temps, il s’agit de la famille, des parents.

3 La réalité de nombre de faits divers bouscule malheureusement trop souvent une évidence, celle qui consisterait à s’appuyer exclusivement sur la fiabilité de tel ou tel indicateur de maltraitance. Dans nombre de situations tragiques en effet, le constat du défaut de protection arrive bien tard. La maltraitance peut, en effet, mener à la mort. Comment n’a-t-on pas vu que l’enfant vivait un enfer depuis si longtemps ? Comment se fait-il que les tiers n’aient pas été plus réactifs ? Les défauts de protection sont la plupart du temps considérés sur la base de signes extérieurs de maltraitance, de négligence, plus ou moins perceptibles. Le signe, comme les traces de coups par exemple, est un signal du danger. À sa suite, un signalement donne l’alerte et engage la mise en place d’une mesure de protection. Alors le dispositif de suppléance vient relayer pour un temps donné, parfois dans l’injonction, la carence familiale. Pour autant, là-encore, comment en assurer la validité en termes de protection de l’enfant ? Aussi, l’enfant lorsqu’il est placé est-il vraiment à l’abri ? Comment faire en sorte que les mesures prises aient une valeur effective ?

4 Qu’en est-il de l’écart entre ce qui se voit et ce qui se vit ? Comment rendre compte de cette souffrance indicible, souvent passée inaperçue ? Comment appréhender les impacts réels d’un défaut de protection pour l’enfant ? À côté des signes flagrants de maltraitance, n’y aurait-il pas lieu de rechercher aussi les probables retentissements psychiques des différentes formes de négligence pouvant infiltrer jour après jour, dans le silence des non-dits, la psyché de l’enfant ?

5 C’est à l’appui du long métrage intitulé Faute d’amour que nous allons ici tenter d’apporter un éclairage à ces différentes interrogations. Ce film russe, sorti en 2017 [4], retrace en effet la spirale infernale d’une destructivité, d’autant plus menaçante qu’elle œuvre à bas bruit. Le spectateur, entraîné dans l’effroi de cette catastrophe, devient le témoin des impasses successives, et des ravages qui surgissent dans la psyché de l’enfant, quand, au sein même du terreau familial, l’attention fait défaut.

6 Dans le cadre de notre analyse, nous nous servirons de ce film comme d’un véritable support clinique, pour aborder la dimension invisible, insidieuse, de la catastrophe consécutive au défaut d’attention. Après avoir donné quelques précisions sur la trame de ce long métrage, nous examinerons à l’appui de la pensée clinique psychanalytique, les conditions de la genèse du drame, sur le plan de l’environnement notamment familial, en essayant de repérer les facteurs d’une telle impasse, avant d’aborder certaines hypothèses du côté de ce qui peut se passer dans la psyché de l’enfant. Enfin, nous mettrons en évidence l’importance de la protection effective pour la croissance de l’enfant en indiquant les conditions d’un dégagement fructueux dans le champ plus large de la protection de l’enfance à partir d’une brève vignette clinique.

Un environnement peu favorable : genèse d’une impasse

7

« L’individu hérite d’un processus de maturation. Ainsi va t-il de l’avant, mais dans la mesure, et seulement dans la mesure où il existe un environnement facilitateur. »[5]

Trame du drame

8 Génia et Boris sont des parents en conflit depuis longtemps. Chacun a débuté une liaison hors mariage, ils sont sur le point de divorcer, circonstances somme toute assez banales. Leur situation de couple a maintenant franchi un point de non-retour. Leurs échanges ont lieu sur le mode de monologues successifs.

9 - « Ben c’est toi la mère !

10 - Ce que tu peux m’emmerder !

11 - Il a besoin de sa mère.

12 - À son âge c’est d’un père dont il a besoin [...].

13 - Ils vont tous nous faire chier.

14 - Qui ça ?

15 - Les affaires familiales, les assistantes sociales, les psy pour enfants, les médiateurs putain !

16 - C’est toi qui fais toujours chier.

17 - Garde-le alors ! Te prend pas la tête, C’est toi qui va morfler c’est toi la mère ! »[6]

18 Chacun des parents a ses raisons pour accuser l’autre, qui devient la cible d’attaques verbales, dans un mouvement de décharge d’une extrême violence. Nous assistons tout au long du film, sans le savoir vraiment, à l’après coup du drame. C’est toute la puissance de cette mise en scène. Ce jeu d’allers-retours présent/passé qu’offre l’enquête amène des interrogations. L’enfant n’avait-il pas en fait déjà disparu dans les psychés respectives de chacun de ses parents ? Depuis combien de temps ?

19 Dès le début, il est question de se débarrasser au plus vite de tout ce qui constituait ce couple, de l’appartement commun, et bien évidemment de l’enfant qui devient cet objet encombrant dont aucun des deux parents ne veut plus assumer la charge. Génia, indiquant qu’à son âge – il a douze ans – c’est d’un père dont il a besoin... Boris quant à lui, déjà engagé par ailleurs, accuse Génia de sa non-présence auprès de l’enfant. Il faut le placer au plus vite dans un internat, c’est-à-dire trouver très rapidement une solution pour faciliter leurs projets à chacun. Non loin de là, dans la pièce d’à côté, Aliocha, c’est son prénom, se cache pour pleurer. Il assiste, sans être vu, derrière une cloison laissant filtrer les échanges, à cette scène au cours de laquelle son sort est en train de se décider. Il est le témoin de ce déballage, durant lequel il est assimilé au gêneur. Au milieu de ce conflit de couple, il est assigné à cette « place », en réalité une non-place. Brutalement, c’est aussi son espace pour rêver qui se trouve anéanti. Toute possibilité d’échappement s’envole, le laissant dans l’impasse la plus totale. Celle-là même qui précède sa disparition.

20 À la suite de la violente altercation entre ses deux parents au cours de laquelle il a la place du rebut, Aliocha disparaît pour de bon. Sans avertir, il part, il déserte l’appartement. Par cette fuite, il montre qu’il a parfaitement entendu le message.

21 Génia étant occupée par sa nouvelle relation amoureuse, s’absente assez souvent du domicile, elle ne s’est pas tout de suite rendu compte de l’absence de son fils. Ce n’est qu’au bout de trente-six heures que l’alerte sera donnée par la mère. Boris, lui non plus, ne s’aperçoit de rien, il est très pris par sa liaison avec une femme très immature vivant avec sa propre mère. Elle attend un bébé, nous comprenons qu’il est le père de cet enfant à naître. Apprenant la disparition de son fils, Boris paraît très gêné des conséquences que cela peut avoir sur son image d’employé modèle dans une grande firme, notamment vis-à-vis de son chef ultra-orthodoxe.

22 Le conflit entre les deux parents s’exacerbe tout au long de cette recherche, sur fond d’accusations réciproques. Cette disparition va entraver les projets de chacun. Dans l’après-coup immédiat de l’alerte, le spectateur suit pas à pas la genèse du drame, sa reconstitution diraient les criminologues. La police, contactée par Génia, est totalement débordée par le nombre de fugues d’adolescents et ne semble pas prendre la mesure de la gravité de la situation, s’en tenant au recueil méthodique des informations. C’est une association de bénévoles qui prendra en charge les recherches. L’arrivée de cette équipe redonne l’espoir dans ces recherches et réconforte pour un temps le spectateur. Les parents sont questionnés sur l’histoire de leur fils. Que faisait-il de ses journées en dehors des temps scolaires ? Quels amis fréquentait-il ? Comment passait-il son temps libre ? Où a-t-il bien pu trouver refuge ? Ainsi, au-delà du surgissement de cet effroi coupable tout autant que stérile, le vide dans la représentation que les parents peuvent avoir de leur fils saute aux yeux. Pris chacun par une nouvelle vie, ne le cherchaient-ils plus depuis déjà un bon moment ?

23 L’échec des premiers temps de ce travail de recherche amène les enquêteurs à se diriger du côté de la famille un peu élargie, la génération au-dessus. L’histoire familiale, celle qui se déroule de génération en génération, se devine, notamment plus précisément à travers ce conflit mère/fille, caractérisé principalement par la haine comme modalité de lien. La grand-mère maternelle pourrait bien avoir surgi directement d’un conte, laissant entrevoir la figure de la marâtre qui anéantit l’image maternelle bienveillante, celle-là même qui semble bien avoir disparu depuis. Nous comprenons alors que Génia a elle-même eu une enfance traumatique, faite de violences et de négligences. En se précipitant sur le premier homme, en l’occurrence le père de son enfant, Boris, elle a sans doute cherché à fuir ce marasme-là, tout en le reproduisant. L’histoire peut fâcheusement se répéter, surtout quand elle n’est pas traitée. Dans la scène où la mère et la fille se retrouvent, les mises en accusation entre elles à valeur d’insultes se déchaînent, comme pour accentuer la dimension de la répétition et l’impossible accès à la différence des générations. Les rôles se renversent, les places restent confuses. Au moment où l’inquiétude sur le sort de l’enfant est grandissante, la poursuite des recherches conduit à un ami, avec qui Aliocha passait du temps, et avec qui il s’aventurait dans des lieux sinistres, ou plus exactement sinistrés. On soupçonne une usine désaffectée, un lieu à la fois hostile et dangereux, un lieu dans lequel la menace d’effondrement est bien présente. Le spectateur est alors saisi par les images de la précarité de ce « refuge », un lieu où l’insécurité est criante. Ce qui renforce inévitablement l’effroi et le danger réel de l’enfant apparaît avec de plus en plus d’acuité.

La spirale de la désolation

• Des parents introuvables à leur tour

24 Il ne s’agit évidemment pas de stigmatiser des fonctions qui seraient dévolues au père ou à la mère, mais plutôt de souligner la nécessaire différenciation des deux axes de la protection pour l’enfant, celle de l’abri, et celle de la défense comme le sens premier du mot le suggère, l’un n’allant pas sans l’autre. En d’autres termes, d’un côté, c’est la fiabilité de l’espace au-dedans qui est visée, de l’autre, l’assurance de l’accès au dehors. Le jeu réciproque de ces axes doit permettre d’organiser la sécurité de l’enfant dans la durée, dans une perspective de mouvement et d’ouverture sur le monde. L’ajustement continu aux besoins de l’enfant, au fur et à mesure de sa croissance, vient garantir les écueils prévisibles d’un abri défaillant, tant du côté du manque que de celui de l’excès. Ces deux axes, l’abri et la défense, représentent en quelque sorte deux pôles de la protection. Généralement la fonction d’abri définit cette fonction maternelle, occupée le plus souvent par la mère. Cependant, cette mission peut être investie par toute personne à qui l’enfant est confié qui, de fait, se doit d’être en mesure de garantir cette assistance. De la même manière, le second axe, généralement plutôt assuré par le père, permet le déploiement de la protection du côté de l’appui sur le tiers, notamment à travers cette fonction d’autorité nécessaire à la croissance [7].

25 Dans la tragédie que propose le film Faute d’amour, chacun des deux parents pour des raisons différentes, est accaparé par un projet très individuel, lui empêchant de s’installer dans une place authentique, bien repérée, auprès de l’enfant. Aliocha se trouve alors placé de fait dans une position tant inconfortable que confuse. La mère, Genia, apparaît très vite comme négligente à l’égard de son fils. Très en difficulté dans son rôle de mère, elle ne peut donner ce qu’elle n’a elle-même pas reçu. Préoccupée par sa nouvelle relation, elle se montre peu disponible. Quand bien-même elle n’affiche pas une violence manifeste à l’égard de son fils, elle lui offre une présence faite d’absence, une présence qui s’inscrit en faux. Cette forme d’indifférence instaure une attention qui sombre dans la négativité. Cette négativité, sans doute empreinte du fantasme infanticide [8], devient d’autant plus nocive qu’elle ne s’affiche pas clairement. Cette posture, témoignant d’une indisponibilité flagrante, que renforce une insécurité grandissante chez cet enfant, ne lui permettant pas de prendre appui pour trouver le réconfort dont il a besoin pour continuer à grandir. L’impossibilité ancienne de cette mère de s’appuyer de façon fiable sur sa propre mère (qui à son tour n’a sans doute pas pu trouver cet appui) existe aussi chez Boris. Il se trouve lui-même pris dans ses propres difficultés et il n’occupe pas non plus sa place de père. De ce fait, il ne peut pas se montrer soutenant pour Génia. Lui aussi semble être comme un enfant perdu, à la recherche d’une mère. Avec son fils, il se montre à son tour très absent, voire fuyant. Boris et Génia sont donc tous les deux en fuite. Cette dérobade concerne non seulement celle vis-à-vis de leur responsabilité de parent, mais surtout celle de leur propre histoire. Lorsque les traumas de l’histoire ne peuvent trouver une forme d’élaboration, il y a de grandes chances pour que la répétition s’installe, c’est-à-dire pour que ces obstacles en se reproduisant, se renforcent. Aliocha, se trouvant pris dans les impasses respectives de chacun de ses parents, ne veut pas manger ; il n’a pas faim ; il pourrait avoir très bien perçu le goût de vacuité de la nourriture affective qui lui est proposée.

• Le groupe familial en souffrance

26 Lorsque l’enfant devient le gêneur, l’empêcheur de tourner en rond, on observe assez régulièrement, comme dans ce film, que la différence des générations s’installe mal. Deux conséquences principales se manifestent, toutes deux impactant les capacités du groupe familial. La première est représentée par cette sorte d’abrasion générationnelle. Dans ce drame, on se rend parfaitement compte des résultats de cette abrasion sur la place de chacun. Dans une telle configuration familiale, la différenciation des places et des rôles de chacun n’ayant pu se mettre en place, l’enfant est alors vécu comme une menace, et les tiers se trouvent à la fois défaillants et/ou disqualifiés d’une façon de plus en plus perceptible. La cellule familiale, représentée par les deux parents et l’enfant, se disloque. Les perspectives personnelles prennent le pas d’une façon exacerbée pour chacun des parents, aux dépens de leur fils à peine considéré, le confinant à cette forme d’isolement, d’exclusion. Ainsi, chacun des protagonistes de l’histoire est en souffrance dans le lien à l’autre. La dimension intersubjective du lien prend l’allure d’un leurre. Par conséquent, les particularités de ce type de lien résident dans le fait qu’il perd sa potentialité de rencontre. L’écart pour l’intersubjectivité ne pouvant s’installer, le jeu, au sens tout premier de mouvement, se trouve en péril. Dans ce contexte, la rupture devenant la seule alternative possible au lien, sans aucun intermède.

27 La seconde répercussion se situe au niveau de la transmission, de l’a-transmission devrait-on dire, c’est-à-dire celle qui concerne la filiation. La transmission, lorsqu’elle ne peut se mettre en place, entraîne blocages et déperdition. Jean Guyotat [9] dans ses travaux sur la filiation montre bien comment l’impact de l’histoire générationnelle peut entraîner ce qu’il appelle une filiation traumatique dans laquelle les effets de la répétition se succèdent. Le trauma traverse alors les générations sans être symbolisé. L’histoire familiale ne peut alors se dérouler autrement que sous les couleurs du trauma.

28 Donald Meltzer et Martha Harris [10], quant à eux, ont mis en évidence le rôle de la famille, des parents en particulier, dans l’éducation de l’enfant et proposent, à l’aide d’une modélisation très détaillée, un examen à la loupe des dysfonctionnements de la famille et leurs conséquences sur l’enfant. Ce qui est intéressant dans ce travail, au-delà des catégories très minutieusement répertoriées, c’est la mise en évidence des impacts d’une dérégulation sur l’emballement de la destructivité, qui peu à peu va s’auto-entretenir renforçant le schéma infernal. « Ce n’est même plus le système familial qui est inadéquat nous dit-il, ce n’est même plus une affaire de mariage en péril, le mal a envahi la situation [...]. »[11] Lorsque l’évolution défavorable est en marche, le processus négatif, se développe pour son propre compte, comme la détresse d’Aliocha, qui un temps est passée inaperçue. De même qu’il ne suffit pas d’enlever l’allumette pour éteindre le feu, se préoccuper seulement de la cause n’a plus beaucoup d’effet quand le processus malin est en marche, c’est-à-dire à partir du moment où les dysfonctionnements évoluent pour leur propre compte. Là-encore, cela explique à la fois ce décalage fréquemment constaté entre les mesures de protection pour l’enfant et leurs effets, d’une part ; et, d’autre part, l’inutilité de cette culpabilité infernale qui pourrait si facilement être présente du côté de la mise en cause des parents.

• Du petit groupe au grand groupe : les résonnances infernales

29 La virtuosité de cette réalisation découle tout autant de cette mise en abîme des précarités successives, des fautes à répétition comme le titre le suggère. La faute s’entendant à la fois du côté du manque et du manquement. Dans la communauté plus élargie, le plus grand groupe, le groupe social, on s’aperçoit finalement que ce qui se passe dans ce trio infernal et confus père-mère-enfant, est en même temps le reflet plutôt fidèle d’un malaise plus global, celui du pays tout entier. Dans cette Russie glaciale et déshumanisée où la solidarité se désagrège, témoignant de l’échec des politiques antérieures, l’individu se trouve de plus en plus isolé face à ses tourments. La propagande prend le pas sur l’information, et l’attention portée à chaque personne s’étiole. Cette toile de fond pourrait bien venir figurer en même temps les impasses et les désillusions de notre monde contemporain dans lequel le sort de l’un et de l’autre ont parfois bien du mal à trouver un point de rencontre, laissant souvent de côté les plus démunis qui, de fait, se retrouvent les plus exposés. L’étayage sur le groupe, sur le petit groupe, familial en l’occurrence, comme sur le grand groupe, la communauté, ne peut s’instaurer. Cet étayage est cependant la condition essentielle pour qu’une transformation soit possible, c’est-à-dire condition de la créativité potentielle comme le propose René Kaes [12], notamment lorsqu’il décrit cette fonction phorique dans les groupes, cette fonction de « portage ». Sans cette qualité d’étayage, le groupe ne peut se présenter comme un appui et risque bien de perdre ses capacités d’enveloppe, de contenant dynamique. C’est alors que restent les seules perspectives de l’immobilisation et/ou la destructivité. Les résonnances petit groupe/grand groupe sont dans cette œuvre cinématographique tout à fait flagrantes, comme autant de précarités qui ne font que se renforcer les unes les autres. La place de l’environnement dans ces contextes est encore une fois confirmée. Nous savons aussi combien la précarité sociale peut venir souligner, voire exacerber, la précarité affective, psychique d’une famille et a fortiori, des enfants qui s’y trouvent.

Aliocha, l’enfant indésirable devenant introuvable

L’enfant en danger, l’impasse de la désaffection

30 L’impasse pour Aliocha se présente d’abord comme le résultat de tous ces échecs successifs. Cette voie sans issue est en fin de compte celle de chacun de ses parents. La différence, c’est que dans l’histoire, c’est lui le plus vulnérable face au danger de cette désaffection. La menace est bien réelle et le danger bien présent. C’est en effet d’abord au niveau de sa sécurité propre que l’impact se fera sentir, comme s’il était laissé là, sans enveloppe. La désaffection se définit [13] par la diminution ou la perte de l’affection, de l’attachement, de l’intérêt que l’on portait à quelqu’un ou à quelque chose. D’une manière plus générale, pour l’enfant, la première conséquence de la désaffection va se situer au niveau des répercussions d’un contenant défaillant, d’un défaut d’enveloppe. L’enfant délaissé est tout d’abord insécurisé. Cet impact fait que l’enfant se retrouve démuni, c’est-à-dire qu’il est ramené brusquement à l’état de néoténie, condition de l’humain qui impose dès les premiers temps pour le nourrisson, l’aide d’un autre en dépit de ses capacités propres.

• Retour sur les premiers temps de la vie

31 Pour comprendre la place centrale de cette autre personne pour la construction psychique, il est utile de revenir aux premiers temps de la vie pour saisir plus facilement les enjeux pour la psyché. Le retour en arrière est donc nécessaire à plus d’un titre. D’une part, du fait de la régression imposée par les états de détresse aigue et, d’autre part, du constat que les épisodes compliqués survenant à l’adolescence sont quelquefois des répliques plus ou moins bruyantes d’un état de détresse précoce, silencieux, parfois passé inaperçu.

32 La naissance psychique exige que l’enfant soit d’abord pensé, porté, dans la psyché d’un autre. La conception ne s’appréhende pas seulement au niveau biologique [14]. La personne secourable, l’être humain proche, la personne bien au courant, Nebenmensch[15], autant de dénominations qui se rapportent à cette personne qui porte attention à l’infans[16]. Cette personne, qui n’est pas forcément la mère, est indispensable. Elle est là pour porter la préoccupation, pour garantir l’attention, pour répondre aux besoins d’une façon ajustée. Elle offre en quelque sorte sa psyché comme un appui sur lequel l’infans va pouvoir se construire. Freud [17] met clairement en évidence comment la construction de la psyché s’étaye dès le début sur la qualité du lien, condition incontournable. C’est dans une perspective voisine que Bion [18] développera plus tard ce concept de fonction alpha, une fonction dévolue la plupart du temps à la psyché maternelle, qui a un rôle de soutien et de transformation, mettant l’infans sur la voie de la transformation, avant qu’il ne puisse de lui-même s’approprier cette fonctionnalité, qui n’est autre que la capacité de rêverie, de pensée. Cela permet de comprendre l’importance pour l’enfant d’être véritablement porté psychiquement tout autant que physiquement.

33 La qualité de cet appui sur la personne secourable – qui dans la réalité n’est pas forcément la mère – réside principalement dans la souplesse des ajustements qui pourront ainsi peu à peu se moduler, en fonction des besoins de l’enfant et de ses capacités grandissantes. C’est un étayage indispensable pour que l’enfant puisse s’individualiser, s’autonomiser, grandir en somme.

• Aspects traumatiques de la carence

34 Que se passe-t-il dans la psyché de l’enfant quand il y a désaffection ? La désaffection avoisine la carence. C’est pour l’enfant une situation de pénurie, de déprivation comme le dit Winnicott [19]. Même plus tard, lorsque l’enfant a grandi, cette conjoncture peut être responsable de régressions. Winnicott, dans ce travail [20], a très bien mis en évidence l’impact, non seulement de la déprivation, mais surtout de sa durée, en montrant que si la situation ne dure qu’un temps, considéré comme supportable, les rémissions sont envisageables, mais lorsque celle-ci se prolonge au-delà d’un certain seuil, la situation peut devenir irréversible, l’enfant n’ayant aucun moyen de traiter, de transformer ce qu’il éprouve. Cet éprouvé impensable, irreprésentable peut parfois s’apparenter aux vécus agonistiques, comme l’a très bien montré René Roussillon [21]. Il est important de considérer que ce n’est pas tant ce qui se passe sur le plan manifeste qui doit être pris en compte mais la façon dont cela se passe, c’est-à-dire l’impact sur la psyché de l’enfant. Ce qui permet de concevoir aisément le délaissement dans sa dimension violente, d’autant plus violente qu’elle est invisible et qu’elle passe inaperçue. C’est donc bien dans le champ du trauma que la désaffection se situe. Cette prise en compte recentre toute la question de l’incidence de la négligence, du délaissement, sur la psyché de l’enfant. On pourra également se référer aux travaux de Claude Janin [22] qui définissent bien l’impact du trauma sur le risque de désorganisation psychique en lien avec cet emballement de la destructivité, quelle qu’en soit l’expression symptomatologique.

• Désaffection, désaffectation

35 La désaffection dont est victime Aliocha est tout à fait radicale. Comme dans nombre de situations d’enfant pris en charge dans le champ de la protection de l’enfance, il est possible qu’elle soit déjà ancienne. On la perçoit aisément, par exemple quand on apprend que ce n’est qu’au bout d’un temps assez long que l’alerte de la disparation sera donnée. On la perçoit très bien également au moment où on mesure combien le souci des parents concernerait peut-être bien plus les changements imposés par ce drame dans les perspectives de chacun. L’inquiétude réelle autour de l’enfant passerait-elle au second plan ? La place laissée pour l’enfant se trouve être presque vide, une place désaffectée. Aliocha ne rencontre que des appuis inertes, c’est-à-dire qu’il a bien pu dans ces conditions se trouver pris au piège du désespoir invisible et insonore de la non-réponse de l’objet [23]. Dans le film, la longue séquence dans ce lieu inhabité, déserté, en dit long sur cette réalité-là. Le vide se confirme au moment où ce lieu inhospitalier est examiné à la loupe. C’est l’hiver, nous sommes plongés dans cette atmosphère froide et humide, ces bâtiments qui ont eu un passé qui est maintenant définitivement révolu. La bâtisse se trouve bien là, sans être pour autant en vie. L’étanchéité dedans/dehors est très mal assurée et l’inondation guette. Les cloisons, tout comme les fondements, menacent de s’effondrer. L’état de dégradation de l’édifice est flagrant. Ce qui a pu passer pendant des mois, voire des années, d’une manière presque inaperçue, se révèle là, ici et maintenant, sous nos yeux. La destructivité avance à bas bruits. Réalité du dehors peut-être, réalité du dedans, de l’espace psychique, sûrement. Cet endroit hostile, délabré, peut se concevoir comme une véritable métaphore de ce qui survient dans la psyché de l’enfant quand la désaffection entraîne une véritable désaffectation psychique. La désaffection, dans un premier temps, Aliocha la subit, puis peu à peu, on peut facilement imaginer qu’elle s’est organisée pour lui, comme une modalité de mise à distance, un processus qui agit dans le silence. Le psychisme devient un lieu déserté, un lieu qui se mue en non lieu, c’est-à-dire un lieu qui n’existe pas vraiment. Un lieu où l’enfant ne peut plus rêver ni jouer, et de ce fait se trouve dans un grand péril. L’enfant victime de la désaffection peut à son tour se désaffecter, désinvestir son psychisme, et par-là même perdre l’intérêt d’être au monde. Le monde interne de l’enfant peut insidieusement se geler, c’est-à-dire perdre sa fonctionnalité, à l’instar de l’enfant pris par le gel dans la Reine des neiges. Dans ce conte d’Andersen [24], on se souvient du miroir qui se casse ; des morceaux ensorcelés se coincent dans l’œil et le cœur de Kay, le rendant dur et indifférent, jusqu’au jour où il disparaît. Gerda, la figure du secours, entreprend de le chercher, jusqu’au château de la Reine des neiges dans le Grand Nord, où sous la coupe de cette figure terrifiante, il est retenu immobile, gelé.

36 Revenant aux premières descriptions proposées par le réalisateur, on pressent effectivement cette dimension du gel, dès le début, notamment quand la caméra s’attarde sur ces paysages immobiles et glacés, dans lesquels l’enfant se promène en sortant de l’école dans une quête paraissant vaine. Il n’y a personne. Le vide s’est installé là. On pourra bien évidemment se référer aux travaux d’André Green [25] qui déterminent les conséquences des ravages du négatif sur le fonctionnement psychique notamment sur le plan des entraves de la pensée. Dans certaines situations, se retirer du lieu psychique, est un mode de protection infaillible face au risque du déferlement d’affects négatifs. Le blanc, le gel, empêche cet éprouvé intolérable qu’est le vécu d’abandon, d’envahir la psyché.

Perspectives de dégagement pour l’enfant en danger

37

« Il est avantageux d’avoir où aller. »[26]

Aleksey et le sable mouvant

38 Dès le début de la séance, Aleksey, 9 ans, m’interpelle : « Tu t’intéresses aux enfants, toi. » Est-ce une affirmation ? Une question ? Ayant été récemment accueilli en MECS, (maison d’enfants à caractère social) après plusieurs échecs de placements en famille d’accueil, il s’agit sans aucun doute d’une entrée en matière on ne peut plus claire et directe sur son histoire traumatique, faite de délaissements et de ruptures successives depuis le plus jeune âge. Aleksey se dirige ensuite vers les playmobils qui se trouvent dans mon bureau et me montre une scène. Je dois rester spectatrice. « Tu vas bien voir ! » Il fait le tri, et choisit parmi les personnages de ne garder pour le jeu, que les enfants. Aleksey met en scène une catastrophe dans laquelle tous ces enfants vont disparaître. Ils sont tous en danger. Ils chutent dans le vide. Je risque un commentaire sur l’inquiétude que l’on pourrait avoir pour tous ces enfants qui disparaissent. Il me dit : « Tu vas voir, il y en a peut-être un qui pourrait s’en sortir. » Malgré cette sorte d’indifférence affichée sur le contenu du scénario qu’il propose, Aleksey semble extrêmement attentif à l’intérêt que je porte à la scène, intérêt que je manifeste par des remarques que je lui communique. Au bout d’un petit moment, il m’invite à y participer. Nous organisons ainsi ensemble un sauvetage. Acceptant mes propositions sur l’aide à organiser pour ces enfants, il suggère que la nourrice intervienne pour l’aide à apporter, notamment pour le bébé, mais immédiatement il précise : « Attention ! Il ne faut pas se fier aux apparences, elle n’a pas l’air comme ça, mais elle veut sûrement lui faire du mal. » Ce qui m’incite à suggérer d’autres interventions. Nous appelons les secours, l’hélicoptère se met en marche, et le bébé, comme ceux qui en ont besoin pourront être amenés à l’hôpital en lieu sûr. Après que ce premier sauvetage a été réalisé, Aleksey utilise le sable magique[27] pour mettre en scène une nouvelle catastrophe. Il va à nouveau faire disparaître les enfants. Ceux-ci se trouvent alors pris dans un autre danger, celui du sable mouvant. Tout en enfonçant les petits personnages dans ce sable, il dit : « C’est foutu ! On ne va jamais les retrouver. » Voyant mon inquiétude, il utilise les ciseaux qui sont sur la table pour opérer à un dégagement, un nouveau sauvetage. Celui-ci s’organise dans le jeu, il retire ce sable avec les ciseaux pour dégager les enfants. J’observe, toujours en commentant, que c’est une expérience à risque. L’instrument utilisé pour les secours, les ciseaux, comme la nourrice du début de la séance, est un appui à double tranchant. L’insécurité quant à la fiabilité de l’appui est ici criante. Quand bien même Aleksey est venu très facilement dans mon bureau pour ce rendez-vous, il me montre par le jeu, que ce n’est peut-être pas si simple pour lui de faire confiance, et met en scène en l’agissant, la terreur d’être lâché.

39 La capacité de jeu d’Aleksey est primordiale. D’une part, cela peut lui permettre la mise en forme de ce qu’il peut éprouver sans pouvoir le penser, ni l’élaborer, notamment dans les moments où il est envahi par l’angoisse. Cette représentation autorise l’approche de ces lieux inaccessibles, par exemple lorsque l’enfant n’est plus présent dans les psychés parentales. D’autre part, grâce au jeu, il sera capable de se risquer à faire l’expérience d’une attention retrouvée, qui pourra avec le temps offrir le dégagement nécessaire.

Organisation prioritaire de la sécurité de l’enfant

40 Nous avons dans cette brève vignette des indications assez précises sur le besoin de sécurité d’Aleksey. Ces indications seront utiles non seulement pour organiser le soin psychique, mais aussi d’une façon plus large, des indications sur le soin tout court, le prendre soin. Winnicott [28] souligne que la qualité du soin de l’enfant est conditionnée par la qualité du holding et du handling. Ces deux termes sont difficiles à traduire car leur francisation est très réductrice. Le holding, c’est la façon dont l’enfant est porté, tenu, accompagné, la façon dont l’enfant se trouve à l’abri du lâchage. Le handling représente plutôt la façon dont on s’occupe de l’enfant, les gestes qui doivent s’accorder avec les besoins. Pour ces deux termes, le présent progressif, difficilement traduisible (en train de) marque une action qui dure, c’est-à-dire la continuité. La sécurité, la fiabilité, doivent s’organiser pour que l’enveloppe se restaure. Sentir la fiabilité au dehors permettra que la sécurité au dedans s’installe. Aleksey doit faire l’expérience de cette fiabilité dans la continuité pour ne pas être sans cesse soumis aux reviviscences de son histoire traumatique. Trouver, ou retrouver l’attention d’une personne secourable, une personne vraiment concernée, participe à cette réhabilitation. Cette restauration de l’enveloppe – des enveloppes [29] – mérite des ajustements. Ne pas être trop près, ni trop loin. Il s’agit avec Aleksey, comme avec beaucoup d’autres enfants, de trouver la bonne distance, celle qui permet de ne pas être dans une répétition infernale des échecs répétés, représentée alternativement par les menaces d’envahissements et/ ou de lâchages, consécutifs à l’histoire traumatique.

• Le rôle du tiers, des tiers

41 Il est important d’organiser la/les prise(s) en charge en s’assurant de pouvoir compter sur le tiers. La place du tiers est en effet tout à fait fondamentale. C’est elle qui permet que cette réorganisation déjoue la répétition du péril infernal, en offrant une issue dans une articulation fructueuse des rôles de chacun. Cette place du tiers, les affaires familiales, les assistantes sociales, les psy pour enfants, les médiateurs[30], celle que Boris, dans le film, refuse, aurait pu être représentée dans cette histoire par ces intervenants sollicités, comme dans toute situation d’enfant en danger. La façon dont l’aide s’organise, la cohérence proposée dans le projet de l’enfant, surtout quand de nombreux intervenants sont présents est le reflet de cette fonction de tiers, et de son efficience plus ou moins perceptible. Plus il y a d’intervenants autour de l’enfant, plus il est important que les places de chacun soient clairement définies, pour que le projet puisse être pensé dans une articulation cohérente à partir des nécessités et des besoins de l’enfant. L’enfant soumis à une mesure de protection peut régulièrement susciter un investissement massif, exclusif. C’est un risque inhérent à toutes les situations de position de suppléance parentale rencontrées dans le champ de la protection de l’enfance. Ce risque est d’autant plus marqué que les parents de l’enfant sont défaillants ou absents. Il est donc indispensable non seulement d’ajuster l’investissement proposé à l’enfant pour qu’il se situe en dehors d’un lien exclusif, mais aussi chaque fois que cela est possible de permettre aux parents de retrouver leur place, grâce à tout ce qui peut venir soutenir la parentalité.

• L’abri doit devenir ressource

42 Mettre l’enfant à l’abri ne garantit en rien que ce refuge ait un effet pour l’enfant. Laisser le temps, c’est permettre à la latence de se réinstaller, elle qui a si souvent été empêchée par l’histoire traumatique se manifestant par autant d’à-coups de l’urgence. Laisser le temps, c’est encore permettre à la consolidation de se faire pas-à-pas, c’est-à-dire d’une façon plus durable, c’est aussi autoriser une distance, un espace pour l’élaboration, et en même temps un espace propre à l’enfant, un espace dans lequel les ingrédients de l’impasse peuvent s’éloigner. Cet espace offre alors la possibilité de déjouer le péril. Le fait d’instaurer une mesure de protection, par exemple en trouvant un lieu [31] pour l’enfant en danger est nécessaire mais non suffisant. Nous avons vu plus haut en effet que lorsque la destructivité (au dehors comme au dedans) a pris ses marques, elle évolue pour son propre compte. Il s’agira donc également de porter attention aux effets de ce qui est mis en place pour l’enfant en termes processuels. Il est donc essentiel de recueillir des indicateurs du bénéfice de la mesure de protection. En rétablissant la qualité de l’attention portée à travers le soin de l’enfant, cela lui permettra de faire l’expérience d’une réponse adéquate, vivante en quelque sorte, dans le soin au sens large, le « prendre soin ». C’est bien la qualité du soin, quelle que soit sa modalité, qui va permettre la transformation. S’assurer de la vertu de relance pour l’enfant de ce qui sera mis en place, c’est en quelque sorte s’appuyer sur l’aspect dynamique, réflexif, des mesures de protection, quelle que soit leur nature. Aliocha, n’ayant pas pu trouver d’appui vivant face à sa détresse, est resté dans l’impasse. Il est possible qu’Aleksey, lui, se dégage de ce péril du sable mouvant, reflet de l’enlisement de sa psyché par l’histoire traumatique, tout autant que des impasses intersubjectives. Pour que cette transformation ait lieu, le sable mouvant devra pouvoir se transformer. Ce média en redevenant le sable magique, une pâte à modeler, retrouvera une fonctionnalité, une malléabilité, qui permettra à l’enfant de (re)trouver sa capacité de créer, de penser, et le plaisir qui s’y associe.

Conclusion

43 Dans Faute d’amour, l’entreprise de sauvetage pour Aliocha a malheureusement eu lieu trop tard. Cependant, la force de la mise en scène offre un accès à cette clinique de la désaffection si souvent invisible, inaperçue, en particulier en ce qui concerne la dimension de cette destructivité qui s’insinue à bas bruits. Cela a pu faciliter la possibilité de se représenter la détresse de cet enfant, et de penser l’organisation de la protection au plus près du besoin de l’enfant en danger d’une façon plus générale. Prendre en compte l’impasse psychique dans laquelle peut se trouver l’enfant en danger, va conditionner d’une façon tout à fait précieuse, l’organisation du secours. Protéger un enfant, c’est bien évidemment faire en sorte qu’il soit porté, mais aussi et surtout, qu’il se sente porté, quelles que soient les modalités de ce portage. Pour Aleksey, le secours est envisageable quand l’abri, le lieu de protection, lui garantit la possibilité d’un accès à un espace potentiel [32] bien vivace, qu’il pourra utiliser à sa guise pour restaurer les dommages de la désaffection, cette désaffectation. Faire la découverte – ou la redécouverte – d’une expérience de confiance dans le lien, pour l’enfant, trouver – ou retrouver – ce lieu de sécurité au dehors, c’est avant tout lui permettre de le découvrir peu à peu au dedans, c’est-à-dire d’installer cet espace dans sa psyché, condition du dégagement effectif. Ainsi, il s’agit peu à peu pour l’enfant de se mettre à l’abri de la destructivité sous toutes ses formes, afin de retrouver le goût de la vie, c’est-à-dire l’envie de grandir. Il est avantageux d’avoir où aller, à condition d’y être attendu.


Mise en ligne 04/04/2019

https://doi.org/10.3917/rf.016.0011

Notes

  • [1]
    Donald Woods WINNICOTT « De la communication et de la non-communication », De la pédiatrie à la psychanalyse, Payot, 1969, p. 160.
  • [2]
    Loi n° 2016-297 du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant (codifié en CASF L-112-3).
  • [3]
    Observatoire national de la protection de l’enfance (sous le pilotage d’Anne-Clémence SCHOM), Revue de la littérature. La maltraitance familiale envers les enfants, La Documentation française, 2016.
  • [4]
    Faute d’amour, film réalisé par Andrei ZVIAGUINTSEV, 2017.
  • [5]
    Donald Woods WINNICOTT, La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Gallimard, 2000, p. 207.
  • [6]
    Dialogue extrait du film Faute d’amour.
  • [7]
    André CAREL, « Le processus d’autorité », Revue Française de Psychanalyse, vol. 66, 2002, pp. 21-40.
  • [8]
    Yolande GOVINDAMA, « Un état des lieux de la maltraitance des jeunes enfants en France. Les enjeux psychiques dans la relation mère-enfant », Devenir, 2014, pp. 261-290.
  • [9]
    Jean GUYOTAT, « Traumatisme et lien de filiation », Dialogue, vol. 2, n° 168, pp. 15-24.
  • [10]
    Donald MELTZER, Martha HARRIS, The educational role of the family. A psychoanalytical model, London Karnac Books, 2013.
  • [11]
    Ibid., p. 56, traduction de l’auteure.
  • [12]
    René KAES, La parole et le lien, Dunod, 2010. En particulier le chapitre 8.
  • [13]
    Le Grand Larousse Illustré, Larousse, 2018.
  • [14]
    Albert CICCONE, Marc LHOPITAL, Naissance à la vie psychique, Dunod, 2001 [1991].
  • [15]
    Terme utilisé par Freud plus spécialement dans Sigmund FREUD, « Esquisse pour une psychologie scientifique », La naissance de la psychanalyse, lettres à W. Fliess, notes et plans 1887-1902, PUF, 1956 [1895].
  • [16]
    Le terme infans est utilisé pour désigner l’enfant d’avant le langage, qui n’utilise pas encore les mots.
  • [17]
    Sigmund FREUD, op.cit.
  • [18]
    Wilfried Ruppert BION, Aux sources de l’expérience, PUF, 1979 [1962].
  • [19]
    Donald Woods WINNICOTT, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Gallimard, 1975 [1971].
  • [20]
    Ibid., p. 181.
  • [21]
    René ROUSSILLON, Agonie, Clivage, Symbolisation, PUF, 1999.
  • [22]
    Claude JANIN, Figures et destin du traumatisme, PUF, 1996.
  • [23]
    L’importance de la réponse de l’objet, notamment dans le champ large du langage, y compris non verbal, est bien mis en évidence par René ROUSSILLON tout particulièrement dans le texte « Le langage et l’objet », Revue Française de Psychanalyse, vol. 5, n° 71, 2007, pp. 1441-1447.
  • [24]
    Hans Christian ANDERSEN, La reine des neiges.
  • [25]
    André GREEN, Le travail du négatif, Minuit, 1993.
  • [26]
    Titre du livre d’Emmanuel CARRÈRE, Il est avantageux d’avoir où aller, POL, 2016. La formulation est issue d’un proverbe chinois venant du Yi-King.
  • [27]
    Le sable magique est un média ayant à la fois la consistance du sable au toucher, et la propriété de malléabilité de la pâte à modeler.
  • [28]
    Donald Woods WINNICOTT, La mère suffisamment bonne, Payot, 2006 [1958].
  • [29]
    Didier ANZIEU et al., Les enveloppes psychiques, Dunod, 2013.
  • [30]
    Voir la citation en exergue plus haut p. 13, extraite d’un dialogue du film Faute d’amour.
  • [31]
    On pourra se référer à la définition du lieu proposée par Nathalie CHAPON-CROUZET, « Une constellation de lieux en accueil familial : L’omniprésence de la question des places », Recherches familiales, n° 2, 2005, pp. 37-46. « Le lieu est l’espace où se situe une chose, où se déroule une action », p. 38.
  • [32]
    « L’espace potentiel entre le bébé et la mère, entre l’enfant et la famille, entre l’individu et la société ou le monde dépend de l’expérience qui conduit à la confiance. On peut le considérer comme sacré pour l’individu dans la mesure où celui-ci fait dans cet espace même l’expérience de la vie créatrice », in Donald Woods WINNICOTT, Jeu et réalité, l’espace potentiel, Gallimard, 1975 [1971], p. 191.
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