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Article de revue

Père, mère, des fonctions incertaines, Gérard Neyrand, Michel Tort, Marie-Dominique Wilpert, Toulouse, érès, 2013, 112 p. Père, mère après séparation. Résidence alternée et coparentalité, Gérard Neyrand, Gérard Poussin, Marie-Dominique Wilpert, Toulouse, érès, 2015, 120 p.

Pages 157 à 161

Notes

  • [1]
    Olivier ADAM, Les Lisières, Flammarion 2012.
  • [2]
    Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage (1953, discours de Rome) » in Écrits, 1966, p. 261.
  • [3]
    Cette étude porte sur 19 pères sur les 90 qui ont fréquenté le free open group que constitue le café des pères : d’une moyenne d’âge de 47 ans, ils ont entre 1 et 4 enfants. La moyenne d’âge des enfants est de 14 ans. Leur situation d’origine est très hétérogène.

1 Déjà avec Père, mère, des fonctions incertaines, Gérard Neyrand avait impulsé une réflexion pluridisciplinaire sur les coordonnées de la parentalité et leurs mutations. Leur inscription dans le champ social et dans le champ intrapsychique y était explorée en croisant les approches sociologique (Gérard Neyrand), éducative et psychosociologique (Marie-Dominique Wilpert) et le champ analytique (Michel Tort).

2 Ces contributions croisées évitaient un mono-référencement et ne faisaient pas l’impasse sur les incertitudes propres à chacun des champs en ce qui concerne le repérage de la logique d’assignation présidant à la répartition des rôles parentaux au milieu du XXe siècle, à partir d’un retour sur leur genèse historique depuis le XVIIIe. En reprenant comment la répartition des rôles et fonctions parentales s’est effectuée sous le poids des questions économiques et comment les professionnels des champs éducatif, psychanalytique et judiciaire ont contribué à les légitimer, l’ouvrage proposait une façon d’interroger les fausses évidences dans le jeu des représentations sociales, y compris pour les professionnels.

3 À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que le statut de « femme au foyer », en ce qui concerne les milieux populaires, a en son temps marqué une évolution et un progrès : quelles que soient les aliénations dont ce statut ait pu par ailleurs être porteur, il cessait d’être réservé aux femmes des familles suffisamment nanties pour se permettre de vivre économiquement avec un seul salaire. Un schéma « mère-femme-au-foyer-se-consacrant à l’éducation des enfants-pendant-que-le-père-travaille-au-dehors » s’est ainsi mis en place.

4 La période suivante va, pour des raisons tenant à l’évolution de la situation économique, remettre en cause ce modus vivendi avec des mesures encourageant et favorisant, le retour des femmes à l’emploi : par la mise en place de dispositifs autour de la petite enfance (modes d’accueil collectifs, mise en place des lieux d’accueil enfant-parents). On pense trop facilement aux racines que ces dispositifs ont dans le champ analytique et dans le regard sur les modalités de la construction subjective de l’enfant, en occultant les racines sociologiques et leur intrication avec les impératifs économiques du moment. Ces différentes évolutions ont ainsi vu les enfants de familles réduites au couple parental être élevés à la maison par une mère-femme au foyer. Elles ont été suivies par la mise en place de dispositifs imposant une séparation précoce (2/3 mois) tant aux enfants qu’aux parents, sommés de s’adapter à ce système dicté par des impératifs économiques pour permettre le retour à l’emploi des femmes qui sont devenues mères.

5 La création des lieux d’accueil enfant-parents s’inscrit sociologiquement sur fond de cette double contrainte pour les enfants et leurs parents, celle d’une séparation précoce « forcée » imposée tant aux enfants qu’aux parents, les deux ayant besoin de trouver des espaces pour s’en remettre et faire avec.

6 Apparaîtront ensuite les « enfants du divorce », puis ceux des familles monoparentales, des familles recomposées, puis des familles homoparentales. Les assises sous-tendant la construction et la représentation des rôles parentaux ont été sérieusement fragilisées et/ou minées. S’orienter devant ces évolutions rapides mettant en porte-à-faux les représentations héritées des générations précédentes n’est pas chose facile. L’exercice de la « coparentalité » qui paraît, sous certaines conditions, une solution adaptée devant ces évolutions, suppose en fait de trouver en soi les ressources pour dépasser les repères inculqués dans la construction psychique de chacun des parents. Dans le même temps, le regard porté sur la petite enfance et sur la construction subjective de l’enfant a aussi sensiblement évolué, modifiant à son tour le regard sur les rôles parentaux. La notion « d’intérêt de l’enfant », qui guide l’esprit des décisions en matière de droit de la famille, doit tenir compte de ces deux axes : des conditions propres à la construction subjective de l’enfant et des mutations intervenant dans le social, dont elle ne peut pas se trouver désindexée. Certains courants de pensée ont eu ainsi tendance à figer les rôles parentaux dans des fonctions genrées et complémentaires supposées répondre aux besoins des enfants. Les premières expériences de résidence alternée, ne prenant pas en considération la réflexion et l’élaboration qu’en faisaient les premiers concernés, ont ainsi été souvent montrées du doigt. Les a priori subsistant, il en va de même pour les parents de même sexe.

7 Ce « petit » ouvrage est donc d’un apport considérable pour sortir des schémas « prêt à penser » qui mènent les professionnels à l’impasse, risquant de se discréditer par des avis trop hâtifs ou marqués d’idéologie sous couvert d’une supposée expertise.

8 Il s’agit de tenir compte de plusieurs complexités, celles des positions subjectives parentales en remaniement – puisque les parents sont confrontés au fait de ne plus pouvoir faire référence à des normes fixées par avance – et celles propres aux enfants. Entre ces deux axes, il s’agit de faire émerger des inventions singulières, sans qu’a priori un mode d’organisation vienne à être prôné ou organisé. Les situations cliniques abordées permettent en effet de percevoir la diversité des situations, le cheminement dans l’après séparation et l’atypisme d’arrangements, ce qui confirme l’existence de formes multiples de coparentalité et la nécessité de cette diversité.

9 Marie-Dominique Wilpert, dans sa contribution, complète les dimensions sociologiques, éducatives et analytiques en introduisant celle du politique. Elle souligne qu’à travers la « demande de résidence » se glisse en fait une demande de reconnaissance et souligne « en quoi la souffrance privée est politique ». L’enjeu est d’écarter les aspects normatifs, injonctifs des représentations des savoirs concernant les évolutions des fonctions respectives de père, mère auprès de leurs enfants. Il s’agit tout autant pour ceux qui vivent ces expériences que pour ceux qui les accompagnent, de redonner du « jeu », en cohérence avec les bouleversements privés et sociétaux qui métissent les manières d’être une mère, un père : « Il s’agit de pouvoir mieux accompagner les parents d’aujourd’hui qui eux aussi se confrontent à de nouvelles manières d’être parents qu’ils l’aient choisi ou non. »

10 L’intérêt du deuxième volet que constitue Père, mère après séparation, résidence alternée et coparentalité est de fournir, deux ans après, des outils pour se repérer dans la « clinique de la séparation » à partir de la distinction entre « aliénation primordiale » et « aliénation sociale » : on y retrouve les plumes de Gérard Neyrand et de Marie-Dominique Wilpert, croisées avec celle de Gérard Poussin.

11 En ce qui concerne l’aliénation que l’on pourrait appeler primordiale, dans le roman d’Olivier Adam, Les Lisières[1], on voit Paul, le héros pris par la nécessité, pour reconstruire ses repères après une séparation, de revisiter les coordonnées de sa propre histoire d’enfant, en réinterrogeant les versions officielles. Il se fait chercheur de vérité pour démasquer un silence de son histoire, à travers un bébé qu’il cherche identifier sur une vieille photo retrouvée. Cette recherche lui permet d’accéder à l’histoire de ce jumeau, mort à la naissance et dont le deuil non fait, ni pour la mère ni pour le père, avait marqué d’un sceau impossible à déchiffrer le paysage de son enfance. Ce silence avait mis sa marque sur sa quête d’être aimé, liant de façon occulte sa position de père à sa position de fils privé d’un accès à la vérité de son origine. Lacan nous avait avertis dès 1953 de ce lien entre inconscient et signifiants par lesquels l’histoire se trouve transmise :

12 « Ce que nous apprenons au sujet à reconnaître comme son inconscient, c’est son histoire. C’est-à-dire que nous l’aidons à parfaire l’historisation actuelle des faits qui ont déterminé déjà dans son existence un certain nombre de “tournants’’ historiques. Mais s’ils ont eu ce rôle, c’est en tant que reconnus dans un certain sens ou censurés dans un certain ordre. »[2]

13 Ce ressort, nous le connaissons les uns et les autres à travers nos expériences personnelles, les analyses que nous menons, les paroles que nous recueillons dans l’exercice de nos différentes fonctions. Mais, même entendu et travaillé, il ne fait pas tout car il y a toute une partie de la parentalité qui se joue dans et à travers le lien social. Travailler sur un registre ne garantit pas que l’on influence l’autre, ni que cela suffise pour changer les choses.

14 Le registre de l’aliénation sociale est paradoxalement plus difficile à repérer, puisque nous y sommes nous-mêmes collectivement soumis ; il nécessite d’autres outils pour être appréhendé dans ses paradoxes. Plusieurs incises vont nous permettre de tenter de l’appréhender.

15 Comme on le voit à travers l’itinéraire de Paul dans le roman d’Olivier Adam, la séparation conjugale, le conflit, la crise, nécessitent de repenser autrement le lien à ses enfants, soit que l’expérience mette des obstacles au maintien des liens, à leur nature ou à leur fréquence, soit que le père lui-même s’interroge sur le comportement à adopter à l’égard des enfants dans cette situation. Les pères qui ont choisi/accepté/subi d’être le « second » parent découvrent que leur place est à construire dans cette nouvelle configuration, place à construire parfois à l’épreuve de leur ex-compagne, place à construire aussi dans leur propre cheminement, comme nous l’enseigne encore Paul.

16 Emmanuel Gratton [3] qui a fait une étude après 2 ans de fonctionnement du premier « Café des Pères », celui de Rennes, prend ici quasiment la plume d’Olivier Adam : « La paternité apparaît sous un nouveau mode, se révèle et réveille des questions qui jusque-là n’avaient pas forcément fait l’objet d’une élaboration personnelle ou d’un échange conjugal. » Ceci se joue autour de ce qui devient un enjeu paradoxal, à savoir le support de la quotidienneté dans la relation aux enfants. Cela se fait sur un double axe : celui de la représentation des rôles auxquels chacun est soumis et le fait que chacun, après une séparation, se trouve pris dans un marasme économique renforcé par les effets socio-économiques du système néolibéral actuel : « Le chômage, le travail précaire, la baisse du niveau de vie, la politique de l’immigration, les inégalités de classe et de genre... ces réalités-là pesant évidemment sur les situations de séparation des couples », précise Marie-Dominique Wilpert.

17 Le risque est que chacun se raccroche à un modèle qui s’avère intenable. D’un côté la mère, souvent dans la douleur de son vécu de femme, se raccroche comme le fait bien sentir la première des paroles citées, à une façon indéfectible d’être mère. « Il ne sait pas s’en occuper de ses enfants, c’est moi qui faisais tout. Alors maintenant, qu’il ne vienne pas réclamer de les avoir davantage... il ne peut pas les enlever. » Ce qui représente une valeur sûre tout autant qu’un piège qui la voue à l’épuisement : assurer seule l’ensemble de la quotidienneté en réduisant le père à un rôle de second plan. « Depuis la naissance de ou des enfants, c’est elle qui s’en occupe, elle qui la plupart du temps est là. Et cette présence constitue indissociablement une lourde tâche, mais aussi un bénéfice affectif, qui moins les enfants sont partagés avec le père avant la séparation et moins cette femme dispose de valorisation socioprofessionnelle, plus ils constitueront une des forces, une des ressources pour supporter la séparation. » En effet, il ne faut pas oublier que le père, quand bien même il paraîtrait critiquable, selon le point de vue de la mère, dans la façon dont il s’occupait des enfants (le fameux « De toute façon, il ne faisait rien, c’est moi qui faisais tout ! »), n’en était pas moins soutenu par un modèle social et culturel implicite, celui du breadwinner, c’est-à-dire le rôle du travailleur extérieur qui pourvoit aux besoins de la famille. Selon ce schéma, celui qui tient le rôle du père voit effectivement peu ses enfants, mais il est soutenu par le fait de suivre un modèle de référence implicite ancré dans les représentations dont son histoire est porteuse : éventuellement ce père, peu présent en temps, se tue à la tâche mais il consacre son énergie et son temps à assurer les conditions matérielles d’existence dans la dynamique d’un don consenti.

18 Ce père, en cas de séparation est en risque de se voir attribuer « un week-end sur deux et la moitié des vacances scolaires » et de tomber sous la coupe de l’obligation (souvent vécue comme une sanction) d’une pension alimentaire. Comme le dit une femme : « Justement, je pars avec les deux enfants. J’ai la loi pour moi ; tu les verras un week-end sur deux, et le mercredi, éventuellement à la sortie de l’école pendant une heure. »

19 En contrepartie, il n’est plus soutenu par rien : c’est dans un studio vide de toute présence qu’il rentre le soir et passe un week-end sur deux : « J’ai l’impression que je ne suis plus qu’un portemonnaie... et je ne peux même plus voir mes enfants quand je veux. » Là où il se soutenait d’un sacrifice consenti, il se trouve destitué et sous le boisseau d’une obligation qui peut avoir un caractère humiliant, alors que souvent il serait prêt à donner librement davantage : « Tu veux que je sois le baby-sitter de mes enfants ? ». Ils deviennent « empêchés du don ».

20 On voit bien comment chacun, mère ou père, est livré à des aspects normatifs, injonctifs, des représentations et des savoirs portant sur les fonctions respectives de pères et de mères auprès de leurs enfants. Il y a donc là en germe une double destitution et un piège dans lequel chacun s’enferme et enferme l’autre, quitte à ce que cela se termine par un « KO par abandon ». C’est sans doute un des ressorts de l’existence d’un « triangle des Bermudes » qui aspire près de 35 % des pères dans les 5 ans qui suivent une séparation. Cela rejoint un des problèmes que l’on connaît bien dans les Caisses d’allocations familiales : celui du recouvrement de la pension alimentaire... « Il me semble qu’un certain ordre genré, encore favorable aux hommes en termes de domination sociale et politique se retourne contre eux en tant que pères ; et ne négligeons pas les profondes souffrances subjectives qu’entraîne ce retournement, que les hommes qui le vivent n’avaient pas forcément vu venir, du fait justement d’une certaine évidence de la légitimité de leur posture masculine et qui leur fait penser que c’est normal qu’ils se consacrent davantage au travail à l’extérieur et qu’ils en récoltent les fruits [...] et qu’en contrepartie c’est normal que les femmes s’occupent davantage de l’intendance et des enfants [...] Ces souffrances subjectives participent à entraîner la désaffection d’un certain nombre de pères auprès de leurs enfants. » (Wilpert, pp. 36-37)

21 Loin des idées reçues et des a priori, on trouve sous la plume de Gérard Poussin, des références à des études portant sur l’estime de soi chez les enfants ; si celle des enfants de familles unies semble supérieure à celle d’enfants de familles où des séparations sont intervenues, ce résultat se nuance en ce qui concerne les enfants vivant en résidence alternée. Il insiste en outre sur les querelles idéologiques qui peuvent altérer l’abord de la clinique. Il ne s’agit ni d’en faire une panacée, ni de la diaboliser. Mais de souligner que la pratique de la résidence alternée, à condition d’être guidée par l’intérêt de l’enfant et non par des enjeux narcissiques au niveau des parents, suppose de trouver les moyens d’instaurer et d’entretenir un dialogue autour de la coparentalité qui est bénéfique à l’enfant dès son jeune âge.

22 Depuis les « fonctions incertaines » de père et mère à leur devenir « après séparation », nous avons avec ces deux ouvrages un « distique » remarquable pour nous orienter dans la clinique contemporaine et faire l’outil à notre main en dehors des idées reçues.


Date de mise en ligne : 19/03/2018

https://doi.org/10.3917/rf.015.0157

Notes

  • [1]
    Olivier ADAM, Les Lisières, Flammarion 2012.
  • [2]
    Jacques LACAN, « Fonction et champ de la parole et du langage (1953, discours de Rome) » in Écrits, 1966, p. 261.
  • [3]
    Cette étude porte sur 19 pères sur les 90 qui ont fréquenté le free open group que constitue le café des pères : d’une moyenne d’âge de 47 ans, ils ont entre 1 et 4 enfants. La moyenne d’âge des enfants est de 14 ans. Leur situation d’origine est très hétérogène.

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